Marie-Joseph-Louis-Adolphe
Thiers naquit à Marseille, le 18 avril 1797. Il était le fils naturel de
Marie-Madeleine Amie et de Pierre-Louis-Marie Thiers, marié en premières
noces à Marie-Claudine Fougasse. Celle-ci était morte cinq semaines avant la
naissance d'Adolphe. Pierre-Louis-Marie, absent au moment de la naissance,
revint bientôt à Marseille, épousa la mère, reconnut l'enfant, par acte du 13
mai 1797, et disparut, peu de temps après, avec les 55.000 livres qu'il avait
hérités de son père. Il ne devait se réclamer de sa paternité que 33 ans plus
tard, quand son fils fut secrétaire général de Laffitte, au ministère des
Finances. En
l'absence de ce triste personnage, c'est l'oncle maternel, M. Amie, c'est la
mère Marie-Madeleine et la grand'mère maternelle qui se chargèrent de la
première éducation d'Adolphe Thiers. Les Amie étaient une bonne famille
bourgeoise de Marseille. M. Amie avait épousé une jeune Grecque, Mlle Santi
Lomaïca, sœur de Madame de Chénier, la femme du consul général de France à
Constantinople, la mère des deux poètes André et Marie-Joseph de Chénier.
Enrichi par le commerce, M. Amie vit sa fortune compromise par la Révolution
: il mourut en laissant dans une situation précaire sa femme, sa fille
Marie-Madeleine et son fils, qui dut aller s'établir à l'Ile de France. On a
publié quelques-unes des lettres que ce fils, l'oncle d'Adolphe, écrivait en
France. Il y parle fréquemment de son neveu dont il fut le vrai père. En 1818
il l'appelle « un génie précoce », mais il redoute « son extrême ambition » ;
en 1823 il craint que le séjour à Paris n'ait perverti son cœur ; mais, un an
après, il lui rend pleine justice : il reconnaît qu'il remplit « d'une
manière admirable les devoirs de la piété filiale envers sa mère et sa
grand'mère » ; « que son caractère est noble, ferme, incorruptible ».
Ajoutons, pour détruire certaines calomnies, que Thiers avait pris en 1826, «
pour assurer en cas de son décès le bien-être de sa mère », des mesures
dont M. Amie se déclarait fort satisfait, au mois de janvier 1827. Thiers dut
donc presque tout à sa famille maternelle. Il fut à coup sûr moins redevable
à son père, un Provençal hâbleur, vantard, à l'intarissable faconde, au sens
moral rudirnentaire, qui gaspilla dans des entreprises hasardeuses et dans le
désordre la fortune amassée par Charles Thiers. Avocat au Parlement d'Aix,
Charles Thiers avait été nommé, le 16 septembre 1770, garde des archives de
Marseille, par lettres patentes de Louis XV. A cette époque, un garde des
archives n'était pas seulement le gardien des actes officiels, mais le
contrôleur des dépenses, le directeur des constructions municipales, et, en
réalité, l'administrateur de la cité. Charles Thiers sut embellir et assainir
Marseille, comme son petit-fils, devenu ministre du commerce et des travaux
publics, saura embellir et assainir Paris. Il y a dans les familles, dit
Sainte-Beuve, de ces hérédités morales et intellectuelles. Les Thiers, comme
les Amie, appartenaient à cette bourgeoisie aisée qui applaudit aux premiers
actes de la Révolution, qui s'inquiéta quand les violences commencèrent, se
désintéressa momentanément des affaires publiques et n'y reprit goût que
lorsque l'ordre fut rétabli. Il
l'était quand l'influence de Joseph de Chénier et celle du comte Thibaudeau,
préfet de Marseille, firent obtenir au jeune Thiers une bourse au lycée de
cette ville. On était, en 1809, à l'apogée de l'Empire. Le régime du lycée
était tout militaire ; les études pratiques, utilitaires, comme nous dirions
aujourd'hui, et plutôt scientifiques que littéraires, convenaient bien à de
futurs administrateurs ou à de futurs soldats. Les lettres, surtout les
lettres latines, ne retrouvaient leur emploi que lorsqu'il fallait célébrer,
en vers, Austerlitz ou Iéna. «
J'étais élevé alors dans les lycées impériaux, a dit M. Thiers, et à toutes
les distributions de prix nous avons fait des vers latins pour le héros qui
nous gouvernait. Moi j'en ai fait. Ce héros devait être éternel, et l'on
pouvait être tenté de le croire. » Les
lycéens de 1809 apprenaient à gagner des batailles plus encore qu'à les
célébrer. Mathématiques, topographie, géographie, histoire furent, avec le
latin, les principales études de Thiers. Il reçut une éducation sévère, une
instruction aux horizons prudemment limités ; éducation et instruction faites
pour préparer les serviteurs d'un régime « de soumission silencieuse » plutôt
que les citoyens d'un gouvernement « de liberté éloquente ». Thiers
passa six ans au lycée de Marseille, de 1809 à 1815. Ecolier médiocre pendant
les deux années de grammaire et les deux années d'humanités, il devint, à la
fin de 1813, lorsqu'il entra en rhétorique, un fort bon élève ; et son
professeur, Louis Brunet, lui délivrait, le 31 août 1814, un certificat ainsi
conçu : « Je
soussigné, professeur de rhétorique au lycée de Marseille, certifie que
l'élève Adolphe Thiers a suivi arec exactitude mon cours de deux années et
qu'il s'y est distingué par son application, sa bonne conduite et les succès
les plus brillants. » Le 28
octobre 1815, Arnaud Denans, aumônier et professeur de philosophie,
confirmait cette appréciation : « Je
soussigné, écrivait-il, professeur de philosophie au collège royal de
Marseille, certifie que M. Thiers, élève du gouvernement audit collège, a
suivi exactement mon cours et s'est rendu également recommandable par sa
bonne conduite, son application et ses progrès. » Ces
certificats, surtout le dernier, n'indiquent pas que les maîtres du jeune
Thiers aient prévu sa future illustration, ni relevé chez lui des aptitudes
exceptionnelles. Seul un observateur très perspicace aurait pu constater que
cet esprit naturellement indiscipliné s'était plié avec une merveilleuse
souplesse au régime rigoureux des lycées d'alors, et que, presque subitement,
au sortir de la deuxième année d'humanités (seconde), il s'était révélé à la fois
comme un sérieux et brillant élève. Il voyait dès lors au-delà de la classe, au-delà
du lycée ; il avait jeté sur le monde, sur la vie, un regard vif et sûr, et
peut-être pressenti confusément ses futures destinées. Les
années passées au lycée, il les a souvent évoquées et toujours avec plaisir ;
il aimait, quand il venait à Marseille, à retourner dans l'ancien couvent des
Bernardines, où s'était écoulée sa jeunesse, à indiquer la place qu'il
occupait en étude, en classe. Il y revint pour la dernière fois en 1874,
l'année qui suivit le 24 mai. Le 3
septembre 1876, juste un an, jour pour jour, avant sa mort, il écrivait de
Genève à M. Mignet : « Il
me vient souvent l'idée de descendre en Provence pour voir Aix, Marseille,
les Aygalades encore une fois. Tu sais quel attrait puissant me ramène vers
le temps de mon enfance, et il est possible que j'y cède. » Il y
avait quelque mérite à poursuivre ses études en 1814 et en 1815, sans se
laisser distraire par les événements du dehors, par les bruits lointains de
l'Empire qui s'écroulait à deux reprises, par les bruits plus rapprochés qui
emplissaient la cité phocéenne. Marseille
était alors le théâtre de scènes lamentables : la grande cité commerçante,
frappée dans ses intérêts matériels par le blocus continental, avait applaudi
à la chute de l'empereur. Quand Napoléon, quittant Fontainebleau pour l'île
d'Elbe, traversa la Provence, il fut insulté dans toutes les villes où il
s'arrêta, d'Avignon à Fréjus, et courut même de sérieux dangers. Bien
accueilli à Fréjus, il dit au maire de cette ville : « Je regrette que Fréjus
soit en Provence. » Un an
après, le 25 juin 1815, la nouvelle du désastre de Waterloo se répandit à
Marseille. Dès que la petite garnison du général Verdier eut évacué Marseille
pour Toulon, les volontaires royaux, organisés par le duc d'Angoulême,
accoururent de la banlieue, et, mêlés à quelques bandes de pillards, mirent à
sac les maisons de tous les habitants qui passaient pour bonapartistes.
Quelques propriétaires furent tués, et la colonie de mamelucks que Napoléon
avait ramenée d'Egypte fut massacrée, hommes, femmes et enfants. Pendant 24
heures le sang coula. L'ordre ne fut rétabli que par la bourgeoisie qui
courut sus aux pillards. Le lundi 26 juin, la ville avait repris son aspect
accoutumé. Le 25
juin était un dimanche ; si le jeune lycéen sortit ce jour-là, il put
assister à quelques-unes de ces scènes odieuses. Quelques mois après, ses
classes étaient terminées. Forcé de renoncer à la carrière militaire, il
songea au barreau. Aix avait une Faculté de Droit ; son grand-père paternel
avait été avocat au Parlement d'Aix : il fut décidé qu'il y commencerait son
droit. Au mois
de novembre 1815, il arrivait dans la ville où il devait passer six années.
Quel contraste avec Marseille ! Aix, en 1815, avec ses 24.000 habitants,
ressemblait beaucoup à l'Aix de nos jours, avec ses 30.000 âmes. C'est à
peine si quelques industries, trop à l'étroit à Marseille ou dans la
banlieue, sont venues modifier un peu l'aspect de la vieille cité romaine.
Ses habitants étaient alors et sont encore des propriétaires fonciers, des
magistrats ou des professeurs. Le long séjour d'une noblesse, autrefois
brillante, et la présence d'un barreau, jadis célèbre, ont répandu beaucoup
d'élégance dans les manières et de culture dans les esprits. A côté des
Marseillais, si pétulants, les Aixois se distinguent par leur réserve ; comme
leurs voisins ils ont la finesse et la causticité ; on pouvait, en 1815, leur
reprocher un peu de parcimonie et de petitesse : ces défauts ont disparu, et,
avec des ressources infiniment plus petites que celles de Marseille, Aix a
réussi à conserver son renom de ville savante et sa physionomie propre. M.
Prévost-Paradol et M. Weiss, quand ils arrivèrent à Aix, en 1855 et en 1856,
trouvèrent la ville telle que l'avaient connue MM. Thiers et Mignet en 1815.
Sous ses apparences de cité engourdie, derrière ses hautes et vastes maisons
parlementaires, elle a su garder, avec le culte de ses vieux souvenirs, le
goût des choses intellectuelles. Nul milieu n'était plus propre que ce
séminaire du droit et des lettres à compléter ou à rectifier l'éducation un
peu trop scientifique et militaire qu'avaient donnée les lycées de l'Empire. Des
relations de famille avec un magistrat lettré et libéral, M. d'Arlatan de
Lauris, avec le docteur Arnaud, père de Madame Charles Reybaud, qui lui
ouvrirent plusieurs salons, permirent au jeune étudiant en droit de mener de
front l'étude et les plaisirs mondains. Ces
plaisirs, M. Thiers, jeune et Marseillais, n'eut garde de les dédaigner.
Quelle erreur ce serait de se le représenter, à cette époque, comme un
étudiant un peu inculte, plongé dans les Institutes ou les Pandectes, et
s'interdisant toute honnête distraction ! Les habitudes matinales et sobres
qu'il a conservées jusqu'au soir de sa vie et sa prodigieuse facilité
d'assimilation doublaient pour lui la durée du temps. Nous nous le figurons,
pendant ces six années, occupé de droit, dès le lever du jour, de droit
romain ou de droit français, retrouvant, dans le premier, le peuple qui avait
conquis le monde antique ; dans le second, admirant, à travers le code
Napoléon, l'auteur de notre puissante centralisation. Nous le voyons, au
milieu du jour, parcourant les musées, les galeries particulières où il était
admis, et faisant de longues stations dans la bibliothèque où il revivait
surtout les événements des trente dernières années. Nous le suivons enfin, le
soir venu, dans le monde parlementaire et, libéral de la ville d'Aix,
écoutant un peu, causant beaucoup, et frappant déjà les observateurs
attentifs par les saillies d'un esprit facile et abondant. Il avait, comme
tous ses compatriotes, l'œil ardent, les mouvements vifs, presque brusques,
la parole rapide et le geste fréquent, expressif, dessinant les objets. Le
causeur sémillant qu'il deviendra plus tard devait se révéler dès la 20e
année et séduire par le charme de l'esprit uni aux grâces de la jeunesse. Il
n'est pas jusqu'à sa petite taille qui ne dût attirer l'attention que sa
conversation avait tôt fait de retenir et de fixer. Ceux
qui ont entendu quelques-unes de ces conversations ont dit l'impression
qu'ils en avaient emportée. Elles se tenaient partout, mais plus fréquemment
et plus librement dans l'atelier d'un maître serrurier, Jean-Alexis Mignet,
le père de François Mignet, en présence des Giraud, des Floret, des Mottet,
des Heisse, des Senti, des Bertrand de Novion, des Aude, des Boitieu, des
Rouchon-Guigues, en présence aussi de moindres auditeurs, les ouvriers
serruriers, si émerveillés de l'ardente parole du jeune méridional « que les
marteaux restaient en l'air et que le fer refroidissait ». Que de
malédictions l'atelier de la rue de Bellegarde a dû entendre contre la
Restauration, contre la Terreur blanche ! que de piquantes railleries contre
le gouvernement des Bourbons ! que de beaux récits des grandes scènes de la
Révolution ou des campagnes de la République et de l'Empire ! Que de projets
d'avenir aussi ! que de rêves, non pas seulement d'ambition, mais de lutte
pour le triomphe des idées libérales, pour le relèvement de la France ! Entre
temps, au sortir de ces bruyantes et vivantes séances, de ces discussions qui
arrachèrent un jour à Thiers cette exclamation naïve : « Nous verrons bien
quand nous serons ministres », les amis, redevenus étudiants,
parcouraient les environs d'Aix, ils allaient à la montagne Sainte-Victoire,
au Tholonet, sur les bords de l'Arc ; il leur arriva certainement de franchir
à pied les huit ou dix lieues qui séparent la vieille ville parlementaire de
la grande cité industrielle ; des hauteurs de Septêmes, la région désolée,
que l'industrie a enrichie sans lui enlever ses sordides vêtements, ils ont
dû admirer plus d'une fois le merveilleux panorama qu'offre Marseille, son
golfe, ses îles au voyageur venant du nord. M. Thiers a décrit, avec toute la
vivacité d'une impression récente et d'une impression de jeunesse, ce
magnifique tableau, son étendue, son éblouissante clarté ; son sol alors
aride, aujourd'hui fertilisé par les eaux de la Durance, ses pâles oliviers
et ses flots azurés. M.
Thiers fut licencié en droit et avocat en 1818, la même année que M. Mignet.
Tous deux eurent à plaider, d'office sans doute, pour un homme accusé
d'incendie et d'assassinat. Thiers le fit acquitter du chef d'incendie,
Mignet le fit condamner du chef d'assassinat. Le jugement rendu, on s'aperçut
que le condamné, coupable de l'incendie, était innocent de l'assassinat. La
froide raison de Mignet n'avait pu faire éclater son innocence ; les grâces
séduisantes de Thiers avaient charmé les juges et masqué sa culpabilité. Les
plaidoiries, et les études juridiques, les distractions qu'offraient les
salons d'Aix, les projets de réforme gouvernementale n'empêchaient pas M.
Thiers de répandre dans tous les sens sa prodigieuse activité intellectuelle.
En 1817, il avait composé un traité de trigonométrie sphérique où se
trouvaient, paraît-il, des démonstrations entièrement nouvelles ; les
mathématiques, la philosophie, la littérature, l'occupaient autant que le
droit ; il composa, outre un Essai sur l’éloquence judiciaire, un discours
sur les caractères de la littérature romantique pour les Jeux Floraux de Toulouse.
L'histoire, où il devait montrer une si éclatante supériorité, ne le tenta
que plus tard ; elle absorbait déjà tout le temps de François Mignet., qu'il
avait trouvé à Aix en 1815, qu'il devait suivre à Paris et auquel il resta
uni jusqu'au dernier jour par la plus longue, la plus constante, la plus
désintéressée des affect ions. Lorsque M. Thiers, président de la République
et grand cordon de la Légion d'honneur, accorda la croix de grand officier à
M. Mignet, les deux amis comptaient plus de cinquante années de glorieux
services ; ils comptaient aussi, ce qui est plus rare, plus de cinquante
années d'une union que rien n'altéra jamais. La première fois que Thiers vit
M. de Rémusat, chez Laffitte, à Maisons, il lui aurait dit : « Sachez bien
qu'à partir d'aujourd'hui je ne ferai jamais rien sans vous proposer d'en
être ». Si Thiers n'a pas tenu le même langage à Mignet, il n'a jamais agi ni
parlé, jamais pris une détermination grave, sans penser à l'homme qui fut
comme sa conscience. Le grand homme d'Etat et le grand historien restèrent
l'un pour l'autre, jusqu'à la tombe, les deux étudiants de 1815. Ils font
penser aux plus célèbres amitiés de l'antiquité. Quel contraste, dès cette
époque, entre les deux amis, entre les deux « frères provençaux » ! L'un,
dira quelques mois plus tard le duc de Bénévent au duc de La
Rochefoucauld-Liancourt, qui lui demandait un secrétaire, est grand, beau,
d'une distinction rare, avec une intelligence élevée et un regard plein de
lumière ; l'autre petit, d'aspect moins séduisant, mais pétillant d'esprit. Tous
deux obtinrent presque en même temps leur première couronne académique.
Mignet eut, coup sur coup, un prix de l'académie de Nîmes pour son Eloge
de Charles VII, un prix de l'académie des Inscriptions et Belles-Lettres
pour la Féodalité et les Institutions de saint Louis ; pendant que
Thiers remportait à la fois le prix et l'accessit pour un double Eloge de
Vauvenargues présenté à l'académie d'Aix. L'espiègle étudiant avait appris
que le premier mémoire remis par lui n'aurait qu'un accessit, parce que les
juges, tous royalistes, soupçonnaient qu'il en était l'auteur. Il composa en
toute hâte un second mémoire qu'il fit envoyer secrètement de Paris et que
les juges s'empressèrent de couronner. On avait voulu lui refuser une
couronne : il en eut deux. M.
Thiers, dans le Constitutionnel du 30 novembre 1821, a publié des
extraits de l'Eloge de Vauvenargues ; nous donnerons quelques-uns de ces
extraits, en renvoyant nos lecteurs à l'appréciation qu'en a présenté un des
maîtres de la critique. Dans le tome IV de ses Portraits contemporains,
Sainte-Beuve a consacré une remarquable étude à M. Thiers. Il l'étudie surtout
de 1821 à 1830, et il insiste sur l'Eloge de Vauvenargues qui fut la
première œuvre du précoce écrivain. On est frappé, comme l'a été Sainte-Beuve,
de voir quelle langue simple et aisée parle déjà ce jeune étudiant de 23 ans.
Ses deux portraits de Montaigne et de La Bruyère, deux prédécesseurs de
Vauvenargues moraliste, s'ils ne sont pas très profonds, abondent en
réflexions heureuses, en observations fines et bien personnelles. «
Montaigne, élevé dans un siècle d'érudition et de disputes, accablé de tout
ce qu'il avait lu, et n'y trouvant aucune solution positive, préfère le doute
comme plus facile, peut-être aussi comme plus humain, dans un temps où l'on
s'égorgeait par conviction. Aimant tout ce qu'aimait Horace et, comme lui,
placé dans un siècle où il n'y avait pas mieux à faire, il célèbre le
plaisir, le repos et se fait une voluptueuse sagesse. Parlant de lui-même
naturellement et volontiers, écrivant avant le règne des bienséances, il est
naïf, original, un peu cynique, il fatigue par son érudition qui est de trop
dans son livre comme dans sa tête ; il doit beaucoup au tour piquant de son
esprit, mais beaucoup à sa langue ; il instruit, mais plus souvent il fournit
pour les vérités usuelles des expressions inimitables. Tout homme qui aime
une heureuse oisiveté, qui, au milieu des guerres civiles, ne sait où est la
patrie, au milieu des disputes, où est la vérité ; qui est prudent, réservé,
franc toutefois parce qu'il s'estime, cet homme sera Montaigne, c'est-à-dire
un indifférent que Solon eût condamné, mais dont nous aimons, nous, la
douceur, la grâce et la prudence. » N'est-on
pas frappé de l'aimable légèreté avec laquelle ce débutant juge le moraliste
du XVIe siècle ? Sans doute, le portrait n'est pas fouillé ; sans doute, une
étude plus creusée eût permis à M. Thiers de trouver du plaisir à cette
érudition de Montaigne qui l'a fatigué et qui nous charme ; mais quelle
aisance dans la - touche et quelle ressemblance, en quelques coups de pinceau
! M. Thiers a compris Montaigne mieux que La Bruyère, mieux même que
Vauvenargues, son compatriote : c'est que Montaigne était plus facile à
pénétrer ; c'est que, dans son entourage de magistrats et de professeurs,
Thiers a rencontré bien des admirateurs et aussi des imitateurs de Montaigne,
las comme lui des troubles civils ou des aventures militaires, cherchant et
trouvant dans l'étude un remède ou une consolation aux douleurs patriotiques
; y cherchant et y trouvant aussi, non pas la solution des problèmes de
l'Ecole ou la vérité absolue, mais cette paix de l'âme un peu sceptique, un
peu désabusée, dédaigneuse des vaines agitations ou des spéculations
stériles, et qui est le meilleur fruit de la vieillesse. « La
Bruyère avait un génie élevé et véhément, une âme forte et profonde. Logé à
la cour, sans y vivre, et placé là comme en observation, on le voit rire
amèrement et quelquefois s'indigner d'un spectacle qui se passe sous ses
yeux. Il observe ceux qui se succèdent et les dépeint à grands traits,
souvent les apostrophe vivement, court à eux, les dépouille de leurs
déguisements et va droit à l'homme qu'il montre nu, petit, hideux et
dégénéré. On voit dans Tacite la douleur de la vertu, dans La Bruyère son impatience.
L'auteur des Caractères n'est pas ou indifférent comme Montaigne, ou
froidement détracteur comme La Rochefoucauld ; c'est l'homme, son frère,
qu'il trouve ainsi avili, et duquel il dit, avec un regret douloureux : « Il
devait être meilleur. » Le
portrait est superficiel, d'une observation un peu banale, mais d'une langue
facile, et que M. Thiers, en possession de sa pleine maturité, ne dépassera
ni en clarté ni en agrément. M. de
Rémusat, dans la monographie qu'il a consacrée à M. Thiers, constate que, dès
l'Eloge de Vauvenargues, son talent est déjà tout formé. Et, en effet,
par le tour de la phrase, comme par la pensée, il vaut tout ce qu'il vaudra
plus tard. L'historien de 1860 ne sera pas, en tant qu'écrivain, supérieur au
publiciste de 1820. M. Thiers n'est pas le seul qui ait eu le privilège de «
ces matins triomphants » de la jeunesse, dont parle le poète. Dans
Vauvenargues, ce n'est ni le moraliste aimable, ni le philosophe consolé et
consolant, ni le malade résigné, qu'admire M. Thiers : c'est l'homme qui ne
désespère pas, l'homme qui jette un regard pénétrant sur l'univers, puis sur soi-même,
et que cette double contemplation ne conduit pas au pessimisme. Aimer la vie,
en sentant que cette vie va nous échapper, aimer l'humanité, après avoir
constaté toutes ses misères, aimer la nature, sans comprendre toutes ses
lois, ce n'est pas un mince mérite : M. Thiers l'attribue à Vauvenargues, et
Vauvenargues l'a eu, en effet. De plus, il a su réagir contre la souffrance
qui l'étreignait et trouver, dans le travail, un refuge contre le désespoir ;
immobilisé par la douleur, il a su agir ; car c'est agir que de saluer la
vertu et de flétrir le vice, c'est agir que de donner au monde ce grand
exemple du mal noblement supporté. Cette appréciation si originale de
Vauvenargues, M. Thiers la formule en ces termes : « Qu'apprit-il
durant ces cruelles épreuves ? Que l'homme est malheureux et méchant, que le
génie est un don nuisible et Dieu une puissance malfaisante ?... Certes
beaucoup de philosophes, sans souffrir, ont avancé pire, et Vauvenargues, qui
souffrait cruellement, n'imagina rien de pareil. Le monde lui parut un vaste
ensemble, où chacun tient sa place, et l'homme, un agent puissant dont le but
est de s'exercer ; il lui semble que puisque l'homme est ici-bas pour agir,
plus il agit, plus il remplit son but. « Vauvenargues
comprit alors les ennuis de l'oisiveté, les charmes du travail et même du
travail douloureux : il conçut un mépris profond pour l'oisiveté, une estime
extrême pour les actions fortes. Dans le vice même il distingue la force de
la faiblesse, et, entre Sénécion, vil courtisan de Néron, et Catilina,
monstrueux ennemi de sa patrie, il préférait pourtant le dernier, parce qu'il
avait agi. » « Le
monde, suivant Vauvenargues, est ce qu'il doit être, c'est-à-dire fertile en
obstacles ; car, pour que l'action ait lieu, il faut des difficultés à
vaincre, et Je mal est ainsi expliqué. La vie enfin est une action et, quel
qu'en soit le prix, l'exercice de notre énergie suffit pour nous satisfaire,
parce qu'il est l'accomplissement des lois de notre être. Telle est, en
substance, la doctrine de Vauvenargues. On le nomme un génie aimable, un
philosophe consolant ; il n'y a qu'un mot à dire : il avait compris l’univers,
et l'univers bien compris n'est point désespérant, mais offre, au contraire,
de sublimes perspectives. » Non
certes ! « l'univers bien compris n'est point désespérant », et ce
mauvais vers devient une très belle, une très haute pensée, qui peut servir
de règle morale et aussi de règle de conduite. Cette action, qu'il définissait si bien, M. Thiers allait l'exercer lui-même, sur le dramatique théâtre de la politique ; il allait quitter l'existence facile de l'étudiant pour la vie agitée du journaliste et de l'homme d'Etat. L'action, c'est-à-dire la lutte, va commencer pour lui ; et cette lutte durera presque autant que le siècle. Sa vie, de 1821 à 1877, mêlée à tous les grands événements politiques, est l'histoire même de la France au XIXe siècle. De 1821 à 1877, son rôle grandira d'année en année, parce qu'il sera, dans les bons comme dans les mauvais jours, aux époques de prospérité et de paix comme aux époques de crise et de ruine, l'incarnation même de la patrie. Nul ne la personnifiera, ne la représentera mieux que lui, et sa fin, en plein 16 Mai, sera comme un deuil national. |