Malgré
le sévère jugement que l'histoire a porté sur Louis-Philippe, son règne n'a
pas été stérile ; il serait injuste de ne pas en indiquer les principaux
résultats. Nous empruntons les éléments de cette statistique à l'un des
hommes qui, après avoir servi le plus fidèlement le roi régnant, se sont
ralliés le plus franchement à la troisième république. « Rien, dix-huit
années de gouvernement parlementaire », tel est le titre de l'ouvrage de
M. de Montalivet. Il y a réfuté les assertions d'un ministre du second empire
qui avait accusé le gouvernement de Juillet de n'avoir rien produit. L'idée
de fortifier Paris fut conçue dès le commencement du règne et réalisée en
1840 ; si elle n'appartenait pas en propre à Louis-Philippe, elle eut
toujours en lui un défenseur convaincu. Le duc d'Orléans, son aide de camp
Chabaud-Latour, le chef de bataillon Niel et surtout Thiers, alors président
du conseil, triomphèrent des défiances injustes, s'élevèrent contre les
querelles de système et démontrèrent la patriotique utilité de l'entreprise.
La campagne de 1870 les a trop justifiés. Les travaux furent dirigés par le
général Dode de la Brunerie, les généraux Vaillant, Noizet et cent officiers
du génie sous leurs ordres. La dépense prévue était de 140 millions ; elle ne
fut pas dépassée. D'autres
grands travaux de fortification furent exécutés à Lyon, Langres, Grenoble, Béfort, Besançon et dans presque tous les ports. A
Cherbourg seulement, on dépensa près de 40 millions. En
Algérie, malgré bien des tâtonnements et des hésitations, dix-huit années de
lutte et de colonisation avaient porté leurs fruits. On comptait sur la terre
d'Afrique 120.000 colons européens, 3 millions de sujets arabes, une capitale
digne de la métropole, 17 villes anciennes relevées de leurs ruines, 12 ports
animés par un commerce déjà important, 44 centres de populations agricoles et
un territoire supérieur en étendue à la moitié de la France. La
guerre en Algérie fut une excellente école pour l'armée et pour la marine.
Nous avons indiqué l'adoption par les Chambres d'un crédit de 95 millions
destinés à la transformation de notre flotte. Les usines du Creusot, du
Havre, de Paris, reçurent des commandes importantes, et la marine à vapeur,
forte seulement de 1500 chevaux en 1830, s'élevait à 26.000 en 1847. Comme
créations nouvelles il faut citer : l'infanterie de marine, la gendarmerie
maritime, les écoles d'artillerie flottante et les écoles de mousses. La
question des navires cuirassés, celle des navires à éperon étaient posées et
presque résolues avant 1848. Une
ordonnance royale de 1846 fixa l'effectif de nos forces navales, sur le pied
de paix, à 328 bâtiments de guerre. L'armée, augmentée de 100.000 hommes, fut
fortifiée par la création de corps spéciaux : les zouaves et les chasseurs à
pied. À
l'intérieur, améliorations et progrès ne sont pas moins notables : la peine
de mort portée contre le simple complot par le Code de 1810 est abolie ; la
mutilation de la main, reste d'une législation barbare, est supprimée, ainsi
que le carcan et la marque pour les condamnés aux travaux forcés. L'admission
des circonstances atténuantes permet au jury, neuf fois sur dix, de tourner
la peine de mort qui elle-même est rayée onze fois de notre législation. Le
principe de la constitution des majorats disparaît aussi du Code Napoléon ;
le domicile, la correspondance et la personne des citoyens sont entourés de
garanties efficaces par le Code pénal de 1852. Les cinq articles du Code de
1810 qui imposaient la révélation des confidences reçues dans l'intimité, qui
punissaient la non révélation aussi sévèrement que le crime lui-même, furent
supprimés. La juridiction du Conseil d'État, sans être étendue, fut placée
dans de meilleures conditions de libre discussion, de contrôle et de
publicité. Louis-Philippe
proclama que le recours en grâce était de droit naturel, qui n'a jamais
autorisé une exécution capitale pour crime politique, n'a signé que contraint
et forcé les condamnations à mort et seulement quand l'unanimité du conseil
s'est prononcée poux une expiation nécessaire. De
Tocqueville et Élie de Beaumont, chargés d'aller étudier aux États-Unis le
système pénitentiaire, rapportèrent en France l'idée des réformes qui
transformèrent le régime des prisons. La chaîne des forçats fut supprimée,
les voitures cellulaires furent instituées. La séparation absolue des
prévenus, celle des diverses catégories de prisonniers, la règle du silence,
la suppression des cantines, la création de dix-huit maisons cellulaires et
l'amélioration des prisons départementales datent de cette époque. Les frères
de la doctrine chrétienne sont établis comme surveillants dans un certain
nombre de maisons centrales. Des quartiers distincts sont assignés aux femmes
à Fontevrault, Beaulieu, Clairvaux, Limoges, Loos et les maisons de Clermont,
Haguenau, Cadillac, Montpellier et Vannes.ne s'ouvrent que pour elles. Toutes
ces prisons sont dirigées par les sœurs pénitentiaires de Marie-Joseph, sous
la haute surveillance d'une inspectrice générale, Mme Lechevalier. Outre
le pénitencier cellulaire de la Roquette, de nombreux établissements
agricoles ou industriels furent fondés pour les jeunes détenus à Marseille, à
Rouen, à Bordeaux, à Lyon, à Ostwald, à Petit-Bourg et à Mettray. Parmi
les principaux crédits accordés par les Chambres pour favoriser le commerce
et fournir du travail aux classes ouvrières, nous citerons un crédit de 55
millions voté dans les derniers mois de 1830 ; le crédit de 14 millions
destiné à couvrir de routes stratégiques la Bretagne et la Vendée ; le vote
de 500 millions pour la construction des canaux de la Marne au Rhin, de la
Garonne, de l'Aisne à la Marne, de la Haute-Saône et pour l'amélioration de
toutes nos rivières ; celui de 156 millions consacrés à 1500 kilomètres de
routes nouvelles et à 17.000 de routes anciennes ; de 470 millions pour les
services de l'armée et de 310 pour ceux de la marine. 856 millions de
subvention et 252 millions de prêt furent consacrés aux chemins de fer. Le
gouvernement de Juillet éleva la colonne de la Bastille, l'obélisque de
Louqsor, le tombeau de Napoléon, l'École normale de la rue d'Ulm, compléta le
Luxembourg, acheva la Madeleine, le Panthéon, l'École des Beaux-Arts, le
palais Bourbon, celui du quai d'Orsay, l'Arc de l'Étoile et la colonne de
Boulogne. L'hospice de Charenton, l'établissement des Sourds-Muets et
l'Institution des Jeunes Aveugles reçurent de notables accroissements. Paris
dût à M. de Rambuteau la restauration de l'Hôtel de Ville, la création de 14
rues nouvelles, l'élargissement de 62 rues et places. En 18 ans, le nombre
des becs de gaz s'éleva de 63 à 9600. Au lieu de 16 kilomètres de trottoirs
en 1830, on en comptait 195 en 1848. Il
n'est que juste de constater que Louis-Philippe, malgré l'amour de l'or qu'on
lui a souvent reproché, préleva sur sa liste civile 30 millions pour
l'entretien ou les embellissements des châteaux de Versailles, Fontainebleau,
Pau et pour l'érection d'une chapelle à Carthage, sur les lieux où mourut
saint Louis. Parmi
les lois les plus importantes, votées après des discussions aussi brillantes
qu'approfondies et qui resteront l'honneur du régime parlementaire, rappelons
la loi du recrutement, la loi de l'état des officiers, la loi d'organisation
communale et départementale, la loi de 1842 sur les chemins de fer. Avant
1842 la France n'avait que 467 kilomètres de chemins de fer en exploitation ;
de 1842 à 1848 on en compta 1592 en exploitation et 2144 en construction. L'enseignement
supérieur et en particulier les études historiques reçurent une puissante
impulsion. Sur tous les points du territoire les vieux monuments furent
recherchés et restaurés, les archives livrèrent leurs manuscrits chaque
département eut un inspecteur spécial des monuments historiques. La
Collection des documents inédits de l'histoire de France, qui remonte à 1855,
eut pour premiers collaborateurs : Augustin Thierry, Mignet, Fauriel,
Guérard, Cousin, Auguste Leprévost et le général Pelet. La loi
du 28 juin 1833, qui suffirait pour illustrer le ministre qui y a attaché son
nom, a véritablement inauguré l'enseignement primaire en France. Avant Guizot
cet enseignement tenait tout entier en trois mots : lire, écrire, compter ;
après lui l'instruction morale et religieuse, la lecture, l'écriture, les
premières notions de la langue française et du calcul, le système légal des
poids et mesures furent obligatoires dans les écoles élémentaires. L'enseignement
primaire supérieur, créé pour les jeunes gens qui voulaient s'élever
au-dessus de l'enseignement du premier degré, comprenait les applications
usuelles des éléments de la géométrie, des notions de sciences physiques et
naturelles, le dessin linéaire, l'arpentage, le dessin des machines et le
chant. Il y avait 527 écoles de ce genre en 1848. Mais c'est surtout dans
l'enseignement primaire que les progrès furent sensibles : en 1850 on ne
comptait que 27.565 écoles avec 969.340 élèves ; en 1848, 43.614 écoles
avaient 2.176.079 élèves. Sur ces 43.000 écoles, 33.933 étaient communales. Ces
chiffres ne s'appliquent qu'aux écoles de garçons. Ce n'est qu'en 1.836
qu'une ordonnance royale appliqua aux écoles de filles la plupart des
dispositions de la loi de 1.853 ; le nombre de ces écoles qui n'était que
d'un millier en 1852, s'élevait à 19.414 en 1848, dont 7.926 communales, qui
recevaient ensemble 1.354.056 élèves. Ajoutons
à ces créations celles des cours d'adultes et des salles d'asile. Les cours
d'adultes, au nombre de 6.877 en 1848, dispensaient l'instruction à 115.164
jeunes gens ou hommes faits. Les salles d'asile, placées sous la double
surveillance des mères de famille et des délégations instituées par la loi de
1853, s'élevèrent en onze années (1857-1848), de 261 à 1861, et le chiffre
des enfants monta de 29.214 à 124.287. Enfin
ce système d'enseignement, qui s'appliquait à tous les âges, de 2 à 15 ans,
fut complété par la création des écoles d'apprentis et des ouvroirs destinés
aux garçons et aux tilles de 12 à 15 ans, trop vieux pour les écoles
primaires, trop jeunes ou trop peu instruits pour les écoles primaires
supérieures. Il y avait, en 1848, 36 écoles d'apprentis recevant 2.011
enfants et 588 ouvroirs fréquentés par 15.200 jeunes filles. Les écoles
régimentaires étaient inscrites au budget pour une somme annuelle de 150.000
francs ; il n'était guère de régiment qui n'eût la sienne. En
résumé, avant 1859, les écoles réunissaient à peine un million d'élèves ; les
chiffres que nous avons cités plus haut donnent, pour l'année 1848, un total
de 3.784.797, sur lesquels près d'un tiers était admis gratuitement. Toutes
les écoles furent placées dans chaque département sous la surveillance d'un
inspecteur départemental, et dans 104 arrondissements sous celle d'un
sous-inspecteur. Un article de la loi de 1855 prescrivait à chaque
département d'entretenir une école normale primaire, soit par lui-même, soit
en se réunissant à un ou plusieurs départements voisins. Il n'y
avait que 15 écoles normales en 1850 ; on en comptait 76 en 1848, pour 5.147
élèves. Pour
les filles, il n'y avait au 1er janvier 1848 que 10 écoles normales et 26
cours normaux. Le
gouvernement de Louis-Philippe fit beaucoup moins pour l'enseignement
secondaire ou professionnel ; nous avons vu que la loi qui l'organisait ne
put aboutir. Citons cependant la création de 14 nouveaux collèges royaux, de
plusieurs écoles spéciales et la reconstitution de l'École normale
supérieure. Au nombre des encouragements accordés à l'enseignement supérieur,
il faut ajouter le rétablissement de l'Académie des sciences morales et
politiques, la fondation de l'École française d'Athènes, de 10 facultés
nouvelles — 7 de lettres et 3 des sciences — et de 39 chaires dans les
anciennes facultés. Après
les lois importantes que nous avons étudiées avec le détail qu'elles
méritaient, énumérons celles qui ont eu pour objet : les chemins vicinaux,
les aliénés, les caisses d'épargne, l'interdiction des loteries, le travail
des enfants dans les manufactures, les irrigations, la police de la chasse,
l'expropriation pour cause d'utilité publique, celle des chemins de fer, les
poids et mesures, les écoles de pharmacie, la contrainte par corps, les
brevets d'invention, les justices de paix et l'extension de la juridiction de
la Cour des comptes aux magasins de l'État. Les
sommes déposées dans les caisses d'épargne à la fin de 1847 atteignaient 400
millions : c'était à peu de chose près le chiffre de l'argent dévoré chaque
année (393
millions) par la
loterie et les maisons de jeu supprimées en 1856. En
dix-huit ans les progrès de l'aisance amenèrent dans les revenus publics une
plus-value annuelle de 500 millions ; le commerce général qui n'était
représenté, en 1831, que par une valeur de 1.131 millions atteignait, en
1846, 2.437 millions ; les 800 millions absorbés par l'Algérie furent imputés
sur les budgets ordinaires et ces résultats furent obtenus sans grever
l'avenir. Dans le chiffre total de notre dette, le gouvernement de 1850 ne
figure que pour 622 millions. Ce chiffre est bien modeste à côté des
milliards que nous ont coûté dix-huit années d'un autre gouvernement. Quelques chiffres donneront une idée des progrès de l'industrie : on comptait, en 1847, 2.450 machines à vapeur représentant 60.630 chevaux vapeur. La production du fer s'éleva de 2 millions de quintaux en 1830, à 4 millions et demi en 1847. La fabrication du sucre de betterave monta de 6 millions à 54 millions. Ces progrès eussent été encore plus rapides si Blanqui, Michel Chevalier, Wolowski et Bastiat avaient été écoutés, mais la plupart des producteurs français pensaient comme Bugeaud qu'une invasion de bestiaux étrangers serait plus dangereuse qu'une invasion de Cosaques. L'heure du libre-échange n'était pas venue. L'initiative de cette réforme était réservée à l'Empire, qui par tant d'autres côtés resta inférieur à la monarchie de Juillet, qui ne connut ni les grandes discussions parlementaires, ni la tribune libre, ni cette pratique du Self government, honneur et sauvegarde des souverains aussi bien que des peuples. |