HISTOIRE DE LOUIS-PHILIPPE

 

CHAPITRE IX. — GUIZOT PRESIDENT DU CONSEIL. - CHUTE DE LOUIS-PHILIPPE.

 

 

En septembre 1847 Soult se retira par lassitude et le roi lui accorda le titre de maréchal-général qui n'avait été porté jusqu'alors que par Turenne, Villars et le maréchal de Saxe. En pleine session, 8 mai, le cabinet avait subi une autre modification : Lacave-Laplagne qui blâmait les prodigalités de ses collègues, Mollines de Saint-Yon, peu capable, et de Mackau, trop soumis aux influences princières, furent remplacés par Jayr, Trezel et de Montebello, choisis en dehors du Parlement, et qui n'apportaient aucune force nouvelle au ministère. Guizot avait remplacé le maréchal comme président du conseil. Le prestige du gouvernement allait toujours s'affaiblissant au milieu de l'effroyable corruption attestée par des scandales publics et des procès retentissants. Au commencement de 1846 cinq employés de la marine, de Rochefort, furent condamnés pour malversations. A la manutention de Paris se commettaient impunément des fraudes aussi criminelles. Joinville et Boissy d'Anglas, intendants militaires, furent compromis dans cette affaire avec un sieur Régnier. Un député de Quimperlé, Brouillard, un conseiller général de la Creuse, Boutmy, furent accusés d'avoir acheté les suffrages auxquels ils devaient leur élection. Enfin, Émile de Girardin fournit la preuve de faits de corruption qui impliquait la complicité du ministère. Un journal à scandale, l'Époque, avait été créé par le cabinet pour défendre la politique du 29 octobre ; quand cette feuille devint compromettante, on supprima sa subvention ; Girardin l'acheta et trouva dans ses archives des faits accablants pour le ministère. 11 divulgua que le privilège du troisième théâtre lyrique avait été accordé à un candidat de l'Époque moyennant 100.000 francs ; que Granier de Cassagnac, directeur de ce journal, s'était fait fort, moyennant 4 '200.000 francs, de faire déposer par le ministre de l'intérieur un projet de loi favorable aux maîtres de poste ; qu'on avait traité d'un siège à la Chambre des pairs moyennant 80.000 francs, etc., etc. Le ministère ne répondant rien à ces révélations, Girardin se fit citer à la barre de la pairie, sur la demande d'un de ses amis, Lestiboudois. Quand la Chambre des députés eut à se prononcer sur la citation lancée contre un de ses membres, Guizot au lieu de se justifier ne chercha qu'à accabler son adversaire ; celui-ci avait fait en 1838 ce qu'il reprochait au gouvernement, il avait cessé son opposition contre promesse de la pairie pour le général Ernest de Girardin. La Chambre accorda l'autorisation demandée : Girardin comparut le 22 juin devant les Pairs et ceux-ci prononcèrent un verdict d'acquittement. Quand il sollicita de la Chambre des députés une enquête contradictoire, la majorité, sur la proposition de de Morny, refusa par 225 voix de faire la lumière. Peu de temps après deux anciens ministres, Teste et Despans-Cubières étaient directement compromis dans l'affaire des mines de sel gemme de Gouhenans. Le conseil des ministres fut forcé d'ordonner des poursuites judiciaires. La Chambre des pairs se prononça le 17 juillet. Despans-Cubières, acquitté sur le fait d'escroquerie, fut condamné pour corruption d'un fonctionnaire public à la dégradation civique et à 10.000 francs d'amende Teste à 94.000 francs d'amende, à 3 ans de prison et à la dégradation civique.

L'émotion produite par cette condamnation était à peine calmée, qu'on apprenait l'assassinat de la duchesse de Praslin, fille de Sébastiani, par son mari le duc de Choiseul Praslin, pair de France depuis 1845. L'assassin échappa à une condamnation capitale par un suicide.

À quelques jours de là, le comte de Bresson, ambassadeur de France à Naples, se coupait la gorge avec un rasoir.

En présence de ces scandales, l'opposition, convaincue qu'il n'y avait rien à attendre du cabinet, chercha ses appuis dans l'opinion et entama en faveur de la réforme électorale une croisade restée célèbre.

La gauche dynastique rédigea une pétition qui demandait la révision de la loi de 1851 et organisa un grand banquet réformiste. Il eut lieu le 10 juillet, au Château-Rouge : de Lasteyrie, qui le présidait, l'ouvrit par un toast à la souveraineté nationale ; Recurt, Duvergier de Hauranne y prirent la parole et firent des vœux pour une réforme pacifique. D'autres banquets eurent lieu à Colmar, Pontoise, Reims, Strasbourg, Saint-Quentin. Le mouvement se généralisant, on assista à une agitation légale rappelant celle qui avait précédé l'élection aux États-Généraux de 89 ; partout on rapprochait cette date de celle de 1850 et on réclamait une application plus libérale de la charte. A Mâcon, Lamartine se prononça en faveur du suffrage universel, et fit appel « à la révolution de la conscience publique, à la révolution du mépris ». A Lille, Ledru-Rollin réclama également le suffrage universel. A Dijon, le banquet fut présidé par Étienne Arago. A Lyon, on put voir s'accuser la dissidence entre les constitutionnels qui voulaient transiger en abaissant le cens à 100 francs et les radicaux qui réclamaient le suffrage universel.

Pendant que la campagne réformiste prenait ces proportions inquiétantes, l'armée française remportait en Afrique des succès qui jetaient une dernière gloire sur le règne de Louis-Philippe. Le 19 avril, le schérif Bou-Maza fit sa soumission. Après une expédition heureuse dans la petite Kabylie, Bugeaud quitta l'Algérie entièrement pacifiée. Sous l'administration du duc d'Aumale, qui le remplaça comme gouverneur, Lamoricière reçut au marabout de Sidi-Ibrahim la soumission d'Ab-el-Nader lui-même. On viola les engagements pris par Lamoricière envers l'émir, et au lieu de le diriger sur Alexandrie, on le conduisit à Toulon où on l'enferma.

L'année se termina par un douloureux événement : la princesse Adélaïde d'Orléans, mariée secrètement au général Athalin, expira le 31 décembre. On a dit qu'en la perdant Louis-Philippe avait perdu son bon génie.

Le 28 décembre 1847 Louis-Philippe en ouvrant la dernière session de son règne prononçait ces paroles : « Au milieu de l'agitation que fomentent les passions ennemies ou aveugles une conviction m'anime et me soutient : c'est que nous possédons dans la monarchie constitutionnelle, dans l'union des grands pouvoirs de l'État, les moyens les plus assurés de surmonter tous ces obstacles et de satisfaire à tous les intérêts moraux et matériels de notre chère patrie. » Ces déclarations maladroites, presque menaçantes, furent accueillies avec une froideur glaciale, que de rares applaudissements rendirent encore plus sensible.

Tout l'intérêt de la discussion de l'adresse se concentra, dans la Chambre des députés, sur le paragraphe qui devait répondre à cette phrase. Duvergier de Hauranne affirma du haut de la tribune que les banquets étaient légaux et qu'il désobéirait aux arrêtés de police qui tendraient à les interdire ; de Malleville se prononça également en faveur du droit de réunion ; Crémieux protesta contre les mots aveugles et ennemis du discours du trône. Duchâtel répondit, au nom du ministère, que l'interdiction des banquets était légale. Odilon Barrot riposta qu'en les interdisant on aboutirait à une révolution ou à un coup d'État. Malgré l'intervention de Ledru-Rollin et de Lamartine, l'adresse fut votée par 244 voix ; l'opposition s'abstint.

Les réformistes du XIIe arrondissement avaient préparé un banquet pour le 19 janvier et averti le préfet de police de leur intention. Ce magistrat répondit aux commissaires qu'il n'autorisait pas le banquet. On lui répliqua qu'on regardait sa sommation comme un acte de pur arbitraire et de nul effet. L'opposition décida qu'elle assisterait au banquet. Les Écoles vivement émues de la suppression des cours de Quinet, Mildevictz et Michelet, firent cause commune avec les réformistes.

La garde nationale, de tout temps hostile au ministère du 29 octobre, ne resta pas en arrière. Les commissaires du banquet annoncèrent qu'il aurait lieu le 22 février, dans la rue du Chemin de Versailles, aux Champs-Élysées. Pendant ces préparatifs, le Gouvernement dirigeait des régiments sur Paris et faisait étudier par les officiers des emplacements de combat. La presse ministérielle poussait à la résistance à outrance. Le roi s'applaudissait et plaisantait gaiement à la pensée que l'opposition serait forcée de reculer. Ce n'était pas les députés qui l'approchaient, ce n'était pas les satisfaits qui pouvaient l'éclairer.

La direction du mouvement pouvait rester aux mains du parti constitutionnel : un accord tardif entre Vitet et de Morny pour le ministère, Odilon Barrot et Duvergier de Hauranne pour l'opposition, rendait possible une solution pacifique. Une nouvelle proclamation du préfet de police vint tout compromettre en interdisant formellement le banquet ; dès lors, ce n'est plus l'opposition dynastique, c'est l'opposition radicale et extra-parlementaire qui va tenir tête au Gouvernement.

Le 22 février au matin, par un ciel sombre, une foule pressée suivait les boulevards, la rue Saint-Honoré et les quais ; elle se dirigeait vers la place de la Concorde. Les étudiants, réunis sur la place du Panthéon, traversaient tout Paris en chantant la Marseillaise et débouchaient par la rue Duphot, sur la place de la Madeleine ; de là, ils marchent vers la Chambre des députés un peloton de municipaux qui barrait le pont laisse passer la colonne ; la grille du Palais-Bourbon est franchie, les couloirs sont envahis. Un escadron de dragons sort de la caserne du quai d'Orsay ; il est accueilli aux cris de : Vivent les dragons ! Un bataillon de ligne le rejoint, deux pièces d'artillerie sont placées rue de Bourgogne ; les deux extrémités du pont de la Concorde sont solidement occupées. Les députés peuvent entrer en séance et discuter au milieu de préoccupations croissantes un projet de loi sur la banque de Bordeaux. La foule sans cesse refoulée par des patrouilles de municipaux, revenait sans cesse plus nombreuse sur la place de la Concorde, dans la rue Royale et les Champs-Élysées. La place fut enfin dégagée. A la Chambre, Odilon Barrot dépose sur le bureau du président Sauzet un acte d'accusation contre le ministère ; en ce moment la porte des Champs-Élysées était attaquée à coups de pierres, les grilles du ministère de la marine et de l'église de l'Assomption étaient arrachées, des barricades s'élevaient aux Champs-Élysées, dans les rues Saint-Honoré et Rivoli, des boutiques d'armuriers étaient défoncées et un formidable mouvement se préparait dans le quartier Saint-Martin. Le soir venu tout paraissait tranquille ; quais, places, carrefours étaient occupés par la troupe ; l'insurrection semblait vaincue sans combat.

Pendant la nuit, le pâté de maisons formé par les rues Beaubourg et Transnonain, du cloître Saint-Méry devint le centre d'action des insurgés, pendant que le Carrousel et les Tuileries étaient transformés en une véritable citadelle.

Le mercredi, la foule, au lieu de s'attaquer aux grosses masses armées, enlève les petits postes, enfonce les boutiques d'armuriers, harcèle la troupe, lui fait une guerre d'escarmouches ; partout se dressent des barricades ; démolies par le canon, elles sont aussitôt relevées.

Dans la journée du mardi, la garde nationale qui voulait la réforme et la chute du ministère Guizot, mais sans moyens violents, avait essayé de maintenir l'ordre dans les rues. Le lendemain, elle se pose comme médiatrice entre le peuple et le Gouvernement, arrête les fourgons d'artillerie, empêche les escadrons de cuirassiers de charger ; partout elle est accueillie aux cris de : « Vive la réforme ! A bas Guizot ! » Dans l'armée, laissée debout au milieu de Paris, depuis vingt-quatre heures, peu à peu la colère s'émoussait, la discipline se relâchait, on fraternisait avec le peuple.

L'attitude de la garde nationale désarmait le ministère : il offrit sa démission. A la Chambre, Guizot interpellé par Vavin refuse le débat ; l'opposition éclate en murmures : « Le roi, reprend le ministre, en vertu de sa prérogative, vient de faire appeler M. le comte Molé, pour le charger de former un nouveau cabinet. » Les bravos éclatent aux deux extrémités de la salle ; les centres accusent le ministre de lâcheté et de trahison. Le Corps législatif se vide en un clin d'œil et tout Paris apprend que le cabinet du 29 octobre a vécu.

Dans une première entrevue avec le roi, Molé ne parvint pas à lui arracher la moindre concession. Louis-Philippe consentait à changer les hommes ; le système devait rester immuable. Le roi et son entourage se faisaient encore les plus étranges illusions. La veille, dans les couloirs de la Chambre, Bugeaud interpellait insolemment les membres de l'opposition : « Ah ! Messieurs les libéraux vous voulez engager 1'action, eh bien commencez et nous vous donnerons une bonne leçon ! » — « C'est une tempête dans un verre d'eau », disait Louis-Philippe, et il répéta plusieurs fois : « pour faire une révolution, il leur manque un duc d'Orléans. »

Le soir, Paris tout entier illuminait et la foule encombrait les rues, les boulevards, comme aux grands -jours de fête publique. A. dix heures, une colonne d'hommes du peuple en blouse, les bras nus, portant des torches, des piques ou des fusils et précédée du drapeau rouge[1], débouche par la rue Saint-Martin, suit la ligne des boulevards et s'arrête à la hauteur de l'hôtel des affaires étrangères, devant un bataillon d'infanterie formé en carré qui occupe toute la largeur du boulevard des Capucines. Le porteur du drapeau s'approche du commandant et sollicite le passage pour sa troupe : le commandant refuse ; à ce moment, dit-on, un coup de pistolet est tiré, le commandant rentre dans le carré et ordonne le feu. La fusillade est meurtrière au milieu d'une foule compacte ; les cadavres couvrent le pavé rouge de sang ; le rassemblement se dissipe en un instant en criant : « Aux armes ! A la trahison ! » Les victimes, placées sur un tombereau, sont dirigées vers la Bastille ; la foule exaspérée suit ce funèbre corbillard en demandant vengeance.

La catastrophe du boulevard des Capucines supprimait tout espoir de conciliation ; il ne s'agit plus de réforme, ni de changement de cabinet, c'est le trône qui est menacé. Dans la nuit du 23 au 24 la garde nationale achève ses préparatifs de combat ; les ouvriers arrachent les arbres, soulèvent les pavés et construisent partout d'énormes barricades ; les grilles des églises et des hôtels sont arrachées, leurs barreaux aiguisés font des piques, les couverts d'étain fondus font des balles. A trois heures du matin le tocsin retentit à Saint-Méry ; à l'aurore, les hostilités recommencent partout à la fois.

En apprenant la catastrophe du boulevard, le roi avait nommé Bugeaud commandant de toutes les forces de la capitale et fait appeler Thiers, accepté, après une longue résistance, les noms d'Odilon Barrot, de Duvergier de Hauranne, de de Malleville pour former

n nouveau cabinet et consenti à la réforme. Thiers demande au roi s'il admet la dissolution de la Chambre : il refuse de prendre aucun engagement. Duvergier de Hauranne déclare qu'il est impossible de gouverner avec une majorité qui a traité l'opposition d'aveugle et d'ennemie. « Quoi, réplique le roi, avec un ton de sarcasme, vous avez votre réforme, monsieur Duvergier et vous n'êtes pas content ? » Thiers et Duvergier de Hauranne insistant pour la dissolution, le roi répond encore une fois : non ! non ! et va rejoindre Guizot dans son cabinet de travail.

Le nouveau ministère, avant de se constituer, exigeait la suspension du feu et la nomination de Lamoricière comme commandant de la garde nationale. Bugeaud avait déjà dirigé trois fortes colonnes sur l'Hôtel de ville, la Bastille et le Panthéon ; il fait cesser le feu, à la demande de Thiers. Pendant cette suspension d'armes, Odilon Barrot se rendait de barricade en barricade pour prêcher la concorde et annoncer qu'il faisait partie du nouveau cabinet : ses paroles ne trouvent pas le moindre écho. La proclamation annonçant sa nomination comme ministre est déchirée. « Nous te connaissons, Barrot, dit un des insurgés, au nouveau ministre, tu es un brave et honnête citoyen, tu as toujours défendu le peuple, tu nous assures que la réforme a triomphé : on te trompe comme on t'a trompé en 1830. » Il était difficile de répondre à cet argument, les dénégations n'y faisaient rien. « On se moque de nous », disaient partout les ouvriers. Louis-Philippe apprenant que la troupe livre ses armes, nomme Odilon Barrot président du Conseil ; ce nouveau sacrifice est inutile. Les soldats sont entourés, cernés par des rassemblements, les postes sont pris, les casernes envahies ; seule, la garde municipale continue à résister ; elle ne peut empêcher l'insurrection de resserrer les Tuileries de minute en minute. L'armée ne tient plus qu'au Château-d’Eau, sur la place du Palais-Royal, où a lieu un combat très vif. Pendant que les coups de feu retentissaient sur la place, Louis-Philippe était sur le point de se mettre à table avec toute la famille royale. Rémusat et Duvergier de Hauranne lui révèlent la gravité de la situation ; Thiers lui conseille de se retirer à Vincennes ; la reine et la duchesse d'Orléans protestent énergiquement et adressent à Thiers les plus vifs reproches. Le roi monte à cheval et passe la revue de son état-major ; les vivats retentissent, mais la garde nationale est menaçante et son accueil fait cesser les dernières hésitations du roi. Autour de lui on ne parle que d'abdication. Girardin lui apporte une feuille de papier portant ces mots : abdication du roi ; régence de la duchesse d'Orléans ; dissolution de la Chambre ; amnistie générale ; les insurgés apparaissaient de plus en plus nombreux sur la place du Carrousel. « L'abdication est nécessaire, » dit le duc de Montpensier ; Louis-Philippe se résigne et rédige lentement un acte ainsi conçu : « J'abdique cette couronne que je tenais du vœu de la nation et que je n'avais acceptée que pour amener la paix et la concorde parmi les Français. Me trouvant dans l'impossibilité d'accomplir cette tâche, je la lègue à mon petit-fils le comte de Paris. Puisse-t-il être plus heureux que moi. »

Le roi se tourne alors vers la duchesse d'Orléans :

« Hélène, votre fils est roides Français, soyez sa gardienne éclairée et fidèle. » Il quitte alors les Tuileries avec la reine et les princesses, monte en voiture sur la place de la Concorde et s'éloigne rapidement sous la protection d'un détachement de cuirassiers. De Versailles, il se dirigea sur Dreux, où il fut rejoint par le duc de Montpensier, puis il gagna Eu. Le 2 mars, il s'embarquait à Honfleur, sur le navire anglais l'Express, et le lendemain, il prenait terre à Newhaven.

Après le départ du roi, la duchesse d'Orléans était restée isolée aux Tuileries. Dupin vint la chercher pour la conduire à la Chambre ; le duc de Nemours les accompagna avec l'intention de résilier, en faveur de la duchesse, ses pouvoirs de Régent. A peine avaient-ils quitté les Tuileries, que les insurgés y pénétraient, procédaient à une dévastation réfléchie et écrivaient sur un des piliers du palais ces mots : Hospice des invalides civils. Quelques vols furent commis, mais les coupables découverts furent passés par les armes. Le trône royal, transporté sur la place de la Bastille, fut brûlé au pied de la colonne de Juillet.

On a remarqué que pas un meuble ne fut dérangé dans les appartements du duc d'Orléans, comme si les ouvriers avaient voulu acquitter leur dette de reconnaissance envers celui qui avait songé à eux dans son testament. Le portrait du prince de Joinville fut également respecté.

A la Chambre, la duchesse d'Orléans, le comte de Paris et le duc de Chartres furent introduits par Dupin ; accueillis par de vives acclamations, la duchesse, ses enfants et le duc de Nemours prennent place sur des sièges disposés au pied de la tribune. Dupin, demande la parole : il se prononce en faveur de la régence de la duchesse ; Marie lui succède à la tribune : le bruit l'empêche de se faire entendre, et sur la demande de Lamartine, la séance est suspendue.

Pendant la suspension, la duchesse monte aux derniers bancs du centre gauche ; le nombre des gardes nationaux et des personnes étrangères à la Chambre emplit peu à peu l'enceinte ; Odilon Barrot entre dans la salle. Marie, reparaît à la tribune et demande la formation d'un gouvernement provisoire ; cette proposition est appuyée par Crémieux. De Genoude, chef des légitimistes nationaux, en haine de la famille d'Orléans, déclare que la nation doit être convoquée, qu'il n'y a rien sans le consentement du peuple, que tous les malheurs proviennent de ce qu'il n'a pas été consulté en 1830. Odilon Barrot défend la cause de la duchesse d'Orléans et du comte de Paris. Larochejacquelen réclame à son tour la convocation du peuple ; à ce moment, la foule armée force les portes en criant : « La déchéance, la déchéance ! Vive la république ! » Le tumulte est à son comble ; Ledru-Rollin évoque le souvenir des abdications de 1815, de 1830, aux applaudissements de la foule ; il propose l'établissement d'un gouvernement provisoire nommé par le peuple, et réclame une convention. Lamartine, après quelques paroles respectueuses pour la duchesse d'Orléans, se rallie à cette proposition. Un nouveau flot de gardes nationaux et d'hommes du peuple fait irruption dans une tribune en criant : « A bas la Chambre ! A. bas les députés ! » Ceux-ci se retirent au milieu des menaces ou des railleries ; la duchesse se réfugie aux Invalides et de là au château de Lagny, d'où elle gagna le Mecklembourg. Après son départ, Lamartine et Dupont de l'Eure, au milieu d'une agitation indescriptible, proclament les noms des membres du gouvernement provisoire : François Arago, Carnot, Lamartine, Ledru-Rollin, Dupont de l'Eure, Marie., Garnier-Pagès, Crémieux. Le nouveau gouvernement se constitua immédiatement à l'Hôtel de ville : son autorité acceptée par toute la France, ne fut pas même contestée par l'Algérie que gouvernait le duc d'Aumale.

Retiré à Claremont, dans une propriété du roi des Belges, Louis-Philippe y expira le 26 août 1850, entouré de tous ses enfants. Sa vie privée resta toujours grave et digne ; il donna à tous l'exemple des bonnes mœurs, et sa digne compagne peut servir de modèle à toutes les femmes.

Malheureusement le roi ne valut pas l'homme ; il n'eut pas l'intelligence des besoins de son temps. Charles X avait prétendu ouvertement à la toute-puissance ; Louis-Philippe voulut y arriver par des voies détournées ; appuyé sur le pays légal, il ne vit pas cet autre pays ardent et nombreux, tout dévoué à sa personne au lendemain de juillet 1850, qui ne demandait qu'à soutenir un gouvernement sagement libéral et progressif, à marcher d'accord avec les Lafayette, les Laffite, les Dupont, de l'Eure, ces amis de la première heure, ces familiers du duc d'Orléans qui ne 'tardèrent pas à devenir les juges sévères et désabusés de Louis-Philippe.

Porté au pouvoir par une insurrection, appelé à régner en vertu du principe de la souveraineté nationale, il commit une première faute en refusant de consulter la nation. Interrogé par lui, il est certain que le suffrage- universel en 1850 lui eût répondu oui. Malgré cet oubli, Louis-Philippe ne renia pas du premier coup son origine, il n'insultait pas encore la Révolution, il lie l'appelait pas une catastrophe, il la glorifiait au contraire, il lui ouvrait le Panthéon, il lui dressait la colonne de la Bastille, il célébrait chaque année son anniversaire, il chantait volontiers la Marseillaise. Il n'avait du reste aucune illusion sur les sentiments monarchiques de la France. En 1824, pendant le ministère de Villèle, recevant Sismondi au Palais-Royal, il lui disait : « Le pouvoir n'appartient plus à l'hérédité, il appartient désormais à l'élection. » Une monarchie sans hérédité ne diffère guère d'une république ; le duc d'Orléans le voyait en 1824, mais l'intérêt personnel l'aveuglait en 1850.

Louis-Philippe était un partisan déclaré de la paix ; il estimait qu'un peuple a plus d'intérêt à produire qu'à détruire ; il refusait de suivre ceux qui voulaient quand même une revanche de Waterloo. Peut-être dans la situation de l'Europe, au lendemain de 1850, cette revanche était-elle possible. Le roi eut le mérite de résister aux sollicitations belliqueuses, et s'il sacrifia trop à l'amour de la paix, il faut reconnaître qu'il n'alla pas combattre au dehors le principe de la Révolution. Il couvrit la Belgique, il assiégea Anvers, il tendit la main au Portugal, il arrêta l'Autriche à Ancône ; il n'eut qu'une seule défaillance, le jour où il appuya l'insurrection du Sonderbund contre la Suisse libérale.

Dans ses relations avec le clergé, son indifférence en matière de religion le servit bien ; il ne laissa jamais le cléricalisme s'asseoir dans ses conseils ; en politique son scepticisme lui fut funeste, il eut la tentation de rayer l'article de la Charte qui voulait que nul ne fut distrait de ses juges naturels, de livrer les citoyens à la juridiction militaire. ll braqua contre la presse la législation de septembre, il inventa la complicité morale, il abusa des moyens de gouvernement en achetant les consciences les jours d'élections, en provoquant les apostasies à force de promesses, de places, de canaux, de chemins de fer et de croix, et dans une heure de colère, il fit présenter une loi de déportation aux Chambres. Trompé par son entourage, il ignorait l'état de l'esprit public ; il se vantait d'avoir terrassé l'émeute, désarmé l'Europe, discipliné la majorité, et un matin, surpris à table par la révolution, vaincu sans combat, il quitte les Tuileries en fugitif. Le prince qui répétait souvent que Louis XVI de concession en concession était monté sur l'échafaud, tut vaincu parce qu'il n'avait voulu faire aucune concession, parce qu'il avait répondu aux plus modestes demandes de l'opposition par une résistance inflexible, parce qu'il avait réagi contre la liberté qui l'avait porté au pouvoir. À l'heure de la crise tout lui manqua : l'armée rendit ses armes, la garde nationale cria : vive la réforme, Molé, Thiers, Odilon Barrot furent usés avant d'avoir servi. Louis-Philippe n'eut pas même la liberté, comme Charles X, de disposer de sa personne : pendant qu'il signait son abdication on réclamait sa déchéance. La république était faite avant qu'il eût quitté la France.

 

 

 



[1] D'un drapeau tricolore suivant quelques historiens.