Le 29
octobre 1840 commence la seconde période du règne de Louis-Philippe : dès
lors l'élément libéral est complètement exclu des conseils du roi et refoulé
dans l'opposition. Dufaure et Passy, sollicités d'entrer dans la nouvelle
administration ne se montrèrent pas disposés à sacrifier les libertés
intérieures. Guizot,
qui se reportait à1815, qui croyait la France incapable de faire face à une
nouvelle coalition, voulait la paix à tout prix. Ses collègues pensaient
comme lui. Le premier acte du nouveau ministre de la guerre, Soult, fut un
ordre du jour à l'armée ; il lui recommandait l'obéissance passive quand elle
rêvait une revanche de Waterloo. Le cabinet du 29 octobre, que l'on appela le
Ministère de l'étranger, était ainsi composé : Soult, président du conseil ;
Martin du Nord, justice et cultes ; Guizot, affaires étrangères ; Duperré,
marine ; Duchâtel, intérieur ; Humann, finances ; Teste, travaux publics ;
Cunin-Gridaine, commerce ; Villemain, instruction publique. Louis-Philippe,
qui n'aimait pas Guizot, avait fait céder ses répugnances personnelles à la
nécessité d'avoir un orateur dans le cabinet. C'est ma bouche, disait-il du
nouveau ministre des affaires étrangères. La
session s'ouvrit le 5 novembre ; Sauzet fut élu président par 220 voix contre
154 à Odilon Barrot ; dans la discussion de l'adresse, devant la Chambre des
pairs, Guizot vanta la paix quand même, la paix « partout et toujours » ;
devant les députés il préconisa un système de paix armée pour donner
satisfaction aux susceptibilités patriotiques de la Chambre. Personne ne s'y
méprît et Thiers trouva le mot de la situation : « Le discours de la Couronne
a dit que l'on espérait la paix, il n'a pas dit assez : on est certain de la
paix. » Guizot répondit avec vivacité et se justifia, non sans embarras,
d'avoir été à Gand au nom des royalistes constitutionnels. Après huit jours
de discussion l'adresse fut adoptée par 247 voix contre 161. La
politique intérieure du nouveau cabinet avait été aussi nettement formulée
que sa politique étrangère : il ne faut pas se mettre avec la révolution
contre l'Europe, dit Guizot, mais avec l'Europe contre la révolution. Cette
franchise hautaine et non sans grandeur, annonçait une lutte implacable entre
la royauté et la nation : l'enjeu était le trône de Louis-Philippe. La
Chambre réglementa ensuite le travail des enfants dans les manufactures et
força les fabricants et manufacturiers à envoyer dans les écoles primaires
les enfants de huit à douze ans. C'est
sous le ministère de la paix à tout prix qu'eut lieu la glorification
posthume de l'homme qui avait vécu par la guerre et pour la guerre. La
translation des cendres aux Invalides s'accomplit le 15 décembre. Cette
année si remplie s'acheva sans autres événements que la nomination de Bugeaud
au poste de gouverneur général de l'Algérie et la condamnation de Lamennais a
un an de prison et 2000 francs d'amende pour sa brochure sur le Pays et le
Gouvernement. Le nouveau ministre de la justice, Martin du Nord, avait
adressé dès le 6 novembre une circulaire aux procureurs généraux pour leur
recommander l'exécution rigoureuse des lois contre la presse. Le National fut
saisi le 8 novembre et le 16 décembre la Revue démocratique fut frappée
sévèrement. Le 10
janvier 1841, Thiers monte à la tribune pour y lire un remarquable rapport
sur les fortifications de Paris. Au vote, tous les partis se divisèrent, sauf
les légitimistes qui furent unanimes 'pour repousser la loi ; elle n'en fut
pas moins adoptée à une grande majorité. Elle passa de même au Sénat malgré
l'opposition de Molé (147 voix contre 91). Les
fonds secrets furent votés le 27 février par 235 voix contre 145 ; la même
majorité repoussa deux propositions de la gauche sur les incompatibilités et
les fonctionnaires députés. On pouvait tout attendre de la docilité d'une
Chambre qui avait soutenu successivement trois ministères d'origines diverses
et de tendances fort opposées. Des améliorations furent apportées à la loi
d'expropriation pour cause d'utilité publique votée en 1835 ; on rendit la
procédure plus expéditive et on facilita ainsi l'établissement de nouvelles
lignes de chemins de fer. Le
procès de la France et de M. de Montour, prévenu d'avoir publié dans ce
journal trois lettres qu'il attribuait à Louis-Philippe, aboutit à un
acquittement (24 avril). La sentence du jury, qui frappait directement le
roi, produisit à Paris une agitation inexprimable. Dans la séance législative
du 27 mai, Guizot repoussa par quelques mots dédaigneux ce qu'il appelait des
faussetés et des calomnies. Le vote de la Chambre laissa subsister touf3 les
doutes. Si les lettres ne furent pas écrites, des instructions conformes à
leur texte furent adressées par Louis-Philippe à Talleyrand en 1851 et 1832.
Or c'était ce texte que le procureur général Partarieu-Lafosse avait
publiquement flétri dans son réquisitoire contre M. de Montour. Les
assertions du ministre ne supprimaient ni les commentaires du parquet, ni le
verdict du jury, ni le coup porté au roi. Le trône en fut profondément
ébranlé. Le
ministère du 29 octobre profita du vote sur les dépenses extraordinaires de
1840 pour laisser diriger de violentes critiques, même des attaques
calomnieuses, contre le cabinet du lei mars. Thiers dut se défendre
personnellement d'avoir pris part à des tripotages de Bourse. La vérité c'est
que, par défaut de surveillance sinon par malversation, l'avenir était engagé
: le découvert pour 1840 était de 170.195.780 fr. ; pour 1841, de 242.603.688
francs, et pour 1842, de 114.956.598 francs. Il semblait que l'on dût
contracter un emprunt, mais le ministre des finances, Humann, se fit fort de
trouver des ressources en faisant rendre à l'impôt tout ce qu'il pouvait
donner, et par son ordre on commença un recensement général des propriétés. A cette
discussion du budget manquèrent les critiques autorisées, la parole ardente
et courtoise à la fois de Garnier-Pagès ; il succomba le 25 juin à 'une
maladie de poitrine, dans tout l'éclat de son talent il n'avait que 39 ans.
Membre de la Société Aide-toi avant 1830, député depuis cette époque, il
avait tenu une grande place dans le parti républicain. Il laissait un frère
qui suivit la même ligne politique avec moins d'éclat, mais avec autant de
conviction et de fermeté. Plus de 20.000 personnes escortèrent le convoi de
Garnier-Pagès. Son
siège, à la Chambre, fut occupé par Ledru-Rollin, que les électeurs du Mans
avaient nommé à l'unanimité moins 4 voix, après un discours très avancé ; du
premier coup Ledru-Rollin se posa en tribun, sans aucun des ménagements que
son prédécesseur avait su garder. Appuyé
sur une majorité solide à l'intérieur, le ministère n'avait plus rien à
redouter au dehors. La France venait de rentrer dans le concert européen en
apposant sa signature au traité des Détroits, 15 juillet 1841. Le sultan
pouvait fermer le Bosphore et les Dardanelles aux vaisseaux de guerre de
toutes les nations. Le pacha d'Égypte avait 'restitué la flotte ottomane et
conservé la souveraineté de l'Égypte. Le chiffre du tribut qu'il payait à la
Turquie fut réduit à 6 millions. Pendant
les complications de la question d'Orient, on avait perdu de vue les affaires
d'Espagne. La reine Christine avait été forcée d'abandonner Madrid et
Espartero avait été nommé régent du royaume ; c'était le triomphe des
constitutionnels et de l'influence anglaise. Le
recensement opéré par ordre de Humann ne s'accomplit pas sans difficultés ;
partout il y eut de graves conflits entre les agents de l'administration et
les conseillers municipaux. Des émeutes eurent lieu, plusieurs communes
chassèrent les agents du fisc ou les empêchèrent d'opérer. A Toulouse, le
conseil municipal protesta énergiquement, tous les habitants fermèrent leur
porte et le préfet dut faire suspendre les opérations. Le gouvernement le
révoque. Son successeur dissout le conseil municipal et ordonne la reprise
des opérations ; la ville se couvre de barricades et le préfet est forcé de
prendre la fuite, 15 juillet. Le lendemain, c'est le tour du procureur
général Plougoulm. Préfet et procureur sont révoqués pour avoir abandonné
leur poste, le général partage leur sort pour avoir manqué de fermeté. Un
pair de France, le baron Duval est envoyé comme commissaire extraordinaire du
gouvernement à Toulouse, des régiments sont dirigés sur la ville, une
commission municipale est installée au Capitole à la place du conseil, la
garde nationale est dissoute et le recensement est repris par les agents des
contributions escortés de soldats. Bordeaux, Lille, Montpellier, Clermont
eurent aussi leurs troubles. A Lyon et à Paris on évita prudemment de
procéder au recensement et il fallut recourir à un emprunt de 150 millions,
malgré les promesses de Humann. Ces
désordres n'étaient pas faits pour ramener le calme dans les esprits et la
tranquillité dans les rues. Au mois de septembre on vit à Paris de nouveaux
rassemblements, on entendit chanter la Marseillaise et crier vive
la république, à bas Louis-Philippe, à bas Guizot ! Uri attentat commis
sur le duc d'Aumale, qui rentrait à Paris à la tête du 17e léger, fut un
nouveau témoignage de cette agitation. L'assassin appartenait à une société
secrète, les Nouvelles saisons, qui s'était formée depuis l'avènement du
cabinet du 29 octobre et qui rivalisait de violence et de cynisme avec les Sections
égalitaires ; il se nommait Quenisset et se faisait appeler Papard. Il
n'avait pas de complices, mais Guizot qui semblait avoir juré de venir à bout
de la presse à force de procès, fit comprendre dans la poursuite le rédacteur
du Journal du peuple, Dupoy, pour complicité morale : la cour des
pairs le condamna à cinq années de détention. Les rédacteurs de seize
journaux de Paris et les délégués de la presse départementale protestèrent
contre cette monstrueuse sentence et s'engagèrent à ne plus rendre compte des
débats de la Chambre des pairs. Les procès intentés à Ledru-Rollin pour son discours
électoral au Mans, et à l'ancienne administration municipale de Toulouse,
aboutirent également à des condamnations ; mais tous les habitants de
Toulouse, accusés de participation aux troubles et renvoyés devant la Cour
d'assises de Perpignan, furent acquittés par le jury. Les
conventions de 1831 et 1833 avaient déjà réglé le droit de visite qui devait
susciter de si graves embarras au gouvernement. Le 20 décembre 1841 le
cabinet signa avec l'Angleterre un nouveau traité qui étendait les zones
soumises à la surveillance ; l'émotion fut générale quand on connut les
clauses du traité et tout l'intérêt de la session 1841-1842, ouverte le 27
décembre 1841, porta sur la discussion du droit de visite. Billault, Dupin
s'élevèrent énergiquement contre l'atteinte portée à l'honneur de notre
pavillon, et le gouvernement, pour éviter un échec certain, dut déclarer que
si la décision de la Chambre lui était contraire, il ne s'engageait pas à en
tenir compte. Cette précaution n'était pas inutile : l'amendement Jacques
Lefebvre fut adopté à la presque unanimité ; il sauvegardait les intérêts de
notre commerce et l'indépendance de notre pavillon. L'adresse
fut votée après quelques observations d'Odilon Barrot sur le rappel de notre
ambassadeur à Madrid, de Salvandy, qui avait refusé de remettre ses lettres
de créance à Espartero. Le gouvernement français épousait ainsi tous les
griefs de Marie-Christine. Un vote de blâme, proposé par Lestiboudois contre
Humann, fut repoussé. C'est dans cette discussion que Martin du Nord, accusé
de composer arbitrairement les listes du jury, parla de jurés probes et
libres. La phrase devint proverbiale pour désigner la servilité et les lâches
complaisances. A la
Chambre des pairs, de Montalembert, l'ancien collaborateur de Lamennais,
devenu le chef des ultramontains, critiqua avec amertume l'enseignement
universitaire qu'il accusa d'impiété et d'immoralité. Villemain défendit
mollement l'Université. On
adopta enfin en 1842 une loi sur les grandes lignes de chemins de fer, au
moment même où se produisait sur le chemin de fer de Versailles, rive gauche
(8 mai), l'épouvantable catastrophe qui coûta la vie à Dumont d'Urville ; 350
voyageurs sur 700 furent tués ou blessés. La loi
dite du réseau des chemins de fer fut adoptée le 1.8 mai par 255 voix contre
83. Elle établissait neuf grandes lignes : six partaient de Paris et se
dirigeaient sur la Belgique, la Manche, l'Allemagne, la Méditerranée,
l'Espagne et l'Océan (Nantes). Une septième ligne devait gagner le centre de la France par Bourges
; une autre devait unir la Méditerranée au Rhin ; une dernière la
Méditerranée à l'Océan. Pour l'exécution on combina l'action de l'État, celle
des Compagnies et des départements traversés. 120 millions furent accordés
pour les premiers travaux. Le
budget voté avec un déficit de 37 millions, la session fut close le 10 juin ;
quelques jours après on apprit que le ministère avait obtenu une ordonnance
de dissolution ; il n'avait pas pleine confiance dans une majorité souvent
douteuse et qui l'avait quelquefois abandonné. Dans le scrutin sur la
proposition Ganneron les votes des ministres avaient seuls fait l'appoint de
la majorité. Les
élections eurent lieu en juin, la corruption y joua un grand rôle ; le
ministère acheta les consciences à bureau ouvert avec des croix, des places,
des concessions de chemins de fer. Malgré cette pression beau coup de
collèges renvoyèrent les députés de l'opposition ; Paris nomma 10 opposants
sur 12, et parmi eux deux républicains, Carnot et Marie. On parlait déjà de
remaniement ministériel quand' l'affreux accident du 13 juillet 1842, où le
duc d'Orléans trouva la mort, vint à la fois affaiblir la dynastie et
fortifier le cabinet. Le duc d'Orléans était une grande force pour
Louis-Philippe ; adoré de l'armée, il était populaire dans la nation ; son
libéralisme était incontestable ; cette phrase de son testament suffirait à
le prouver : Qu'il soit avant tout, disait-il en parlant de son fils, un
homme de son temps et de la nation, qu'il soit catholique et serviteur
passionné, exclusif, de la France et de la Révolution. Les
Chambres furent convoquées extraordinairement pour voter une loi de régence
qui fut adoptée par 510 voix contre 94, grâce au concours du tiers-parti.
L'article 1er portait que le roi était majeur à 18 ans ; l'article 2, qu'en
cas de minorité le prince le plus proche du trône était investi de la régence
à l'âge de 21 ans. Le duc
de Nemours était impopulaire : Lamartine avait proposé, sans succès, de
déférer la régence à la duchesse d'Orléans ; Duclerc, organe des
républicains, soutint que la nation seule était compétente pour prononcer sur
une question de régence. Après ce vote les Chambres furent prorogées au 9
janvier. La nouvelle Chambre vota avec entrain l'adresse et les fonds
secrets. L'éclat de Lamartine, qui se sépara des conservateurs bornes passa
presque inaperçu. La session fut close le 22 juillet, aucun inci dent ne
l'avait signalée. L'année 1843, une des plus calmes du règne, fut remplie par
de grands travau7 d'utilité générale et des travaux de chemins de fer qui
donnèrent l'essor à la prospérité industrielle et à la fortune publique. Un
traité de commerce avec l'Angleterre ne put aboutir, mais on signa un
règlement concernant les pêcheries, une convention postale et une convention
d'extradition. Les bonnes relations entre les deux pays, rétablies par la
chute de Palmerston, furent confirmées par le voyage de la reine Victoria à
Eu. En
Algérie, un succès important fut obtenu le 16 mai. Abdel-Kader avait perdu la
plus grande partie de son infanterie régulière ; sa cavalerie encore
nombreuse refusait toujours le combat, les tribus soumises à son autorité
étaient épuisées. Malgré cet affaiblissement il restait encore assez puissant
pour détruire, pour promener partout l'assassinat et l'incendie. Il fallut
lui faire une guerre d'escarmouche et 80.000 hommes y furent employés. Les
environs d'Alger furent parcourus par d'innombrables patrouilles ; tous les
Arabes non pourvus d'un signe distinctif, indiquant qu'ils s'étaient soumis,
furent faits prisonniers. Bugeaud, Changarnier et Lamoricière parvinrent à
force de courage, de patience et de ruse, à ravitailler Milianah (1841), à battre Abd-el-Kader chez les
Beni Zug-zug, au milieu desquels il avait établi son camp ; à détruire la
ceinture de postes fortifiés qu'il avait élevés sur la limite du désert et à
surprendre Tedgempt, le siège de ses opérations militaires, Boghar, le centre
de ses approvisionnements, Thasa, une ville élevée par lui. La prise de la
Smala, cette cité flottante de l'émir, couronna ces opérations. Elle fut
enlevée aux sources du Tanguin par le duc d'Aumale et le colonel Yousouf. Ce
succès fit une vive impression sur l'esprit superstitieux des indigènes et
plusieurs tribus apportèrent leur soumission au gouverneur général. Pendant
les derniers jours de 1843, les journaux légitimistes avaient annoncé à leurs
lecteurs que le comte de Chambord, en résidence à Londres, recevrait dans son
hôtel de Belgrave-Square tous les Français restés fidèles au malheur et au
véritable culte monarchique. Les légitimistes encore pleins d'illusions
crurent faire un coup de maître ; une dame.de haute noblesse, Mme de
Crèvecœur parlait d'envoyer douze ouvriers de Paris à Belgrave-Square pour y
prendre l'amour du roi et le rapporter au peuple. Deux ou trois mille
personnes et parmi elles Châteaubriand, Fitz-James, Larochejacquelen, Berryer
accomplirent ce pèlerinage, auquel Louis-Philippe accorda plus d'importance
qu'il n'en méritait. Il serait passé à peu près inaperçu si le clergé
français n'avait trouvé l'occasion bonne pour réclamer, avec plus
d'insistance que jamais, une loi sur la liberté d'enseignement. L'abbé
Vedrine, curé de Lubersac, et le chanoine Desgarets lancèrent les plus
ignobles pamphlets contre l'Université ; celle-ci violemment attaquée riposta
par les plumes acérées de deux éloquents professeurs, Michelet et Quinet ; le
Constitutionnel recommença la campagne contre les Jésuites et divulgua le
nombre de leurs établissements qui s'était élevé de 12 à 47 en treize ans.
Régulier ou séculier le clergé, de la base au sommet, devenait chaque jour
plus agressif, plus entreprenant, plus porté au prosélytisme, plus éloigné
des vieilles doctrines gallicanes. Le gouvernement avait laissé grandir ce
mouvement et, au début de la session de 1844, il fut forcé de préparer un
projet de loi sur l'enseignement secondaire. Ce projet supprimait
l'autorisation discrétionnaire donnée par l'État et exigeait des candidats un
grade, un brevet spécial d'aptitude et une déclaration conforme au droit
public du pays. De même
que les doctrines catholiques, les idées républicaines et socialistes
faisaient du chemin et arrivaient au public par deux journaux fondés à cette
époque. Flocon, Beaune, Godefroy Cavaignac, Ledru-Rollin figurèrent parmi les
inspirateurs ou les rédacteurs de la Réforme ; Victor Considérant fut le
rédacteur en chef de la Démocratie pacifique ; Cabet, un communiste peu
dangereux, fit paraître son Icarie qui reproduisait à peu de chose près
l'utopie de Thomas Morus et les idées de Mably ; Proudhon, écrivain brutal,
logique, éloquent, publia sa fameuse brochure : La propriété c'est le vol,
qui lui valut quelques mois de prison. Durant
la session de 1844 les lois sur les brevets d'invention, sur les patentes et
sur la chasse furent modifiées. L'adresse, à la Chambre des pairs, avait été
votée sans grande discussion malgré une phrase de blâme contre les
démonstrations des factions vaincues. A la Chambre des députés le blâme était
une flétrissure. « La conscience publique, disait l'adresse, flétrit de
coupables manifestations. » On sait quelles scènes tumultueuses provoqua
cette phrase. Guizot resta plus d'une heure à la tribune, calme en apparence,
au milieu des huées des légitimistes, des cris de la gauche qui lui jetait au
visage son voyage à Gand et termina sa justification par ces paroles restées
célèbres : « Quant aux injures, aux calomnies et aux colères intérieures
et extérieures, on peut les multiplier, on peut les entasser tant qu'on
voudra, on ne les élèvera jamais au-dessus de mon dédain. » L'adresse
fut adoptée et les députés ministériels firent graver en l'honneur de Guizot
une médaille qui portait ces mots : « On pourra épuiser mes forces, on
n'épuisera pas mon courage. » Le 22
février Villemain déposa son projet de loi sur l'enseignement secondaire ;
les petits séminaires, érigés en écoles à la fois privées et publiques,
étaient dispensés des dispositions communes ; les directeurs et professeurs
étaient dispensés des brevets de capacité, de la surveillance de l'État et de
toutes charges financières ; 20.000 élèves pouvaient être admis dans ces
établissements. Ce projet mécontenta également les universitaires et les
cléricaux. Ceux-ci recommencèrent leurs attaques contre l'Université. Cousin
surtout fut pris à partie avec une violence inouïe ; Damiron, Jouffroy furent
égarement mis en cause. Le projet de loi, au milieu d'innombrables critiques,
subit une discussion qui dura plus de deux mois devant la Chambre des pairs.
Cousin en supporta tout le poids et se montra le champion ardent, infatigable
et éloquent de l'Université et de la philosophie, sans réussir à empêcher
l'introduction d'amendements funestes à l'indépendance et à la souveraineté
de l'État. Devant la Chambre des députés, Thiers, nommé rapporteur de la
Commission, modifia profondément la loi et la discussion en fut ajournée. Le 26
décembre 1843, le cabinet du 29 octobre déjà modifié par la nomination de
Lacave-Laplagne aux finances, et par celles de Roussin puis de Machu à la
marine, le fut encore une fois ; Teste, accusé de honteux trafics, fut
remplacé par Dumont à la justice et aux cultes. Le 1er
mai 1844, jour de la fête du roi, s'ouvrit l'exposition quinquennale de
l'industrie-et des beaux-arts ; elle se prolongea jusqu'à la fin de juillet. L'un
des fondateurs de la monarchie de juillet, Jacques Laffitte, expira le 26 mai
1844. Ses dernières paroles politiques méritent d'être recueillies. Le 30
décembre 1843, présidant la Chambre, comme doyen d'âge, il s'exprimait en ces
termes : « J'ai
rappelé à la Chambre sa responsabilité en face des périls qui nous menacent,
de la corruption qui nous avilit. La Chambre n'a pas voulu le comprendre.
Quant à moi, Messieurs, je suis plus près de la tombe qu'aucun de vous de son
berceau ; mais jusqu'à la fin je ferai mon devoir, et mon cœur, je VOUS le
jure, ne cessera jamais de battre pour la liberté et l'honneur de la France.
» Le
ministère, dans la discussion de l'adresse, avait insisté sur l'entente
cordiale entre la France et l'Angleterre. Les faits ne tardèrent pas à
démentir ces assertions optimistes. En
1841, la France s'était emparée de Nossi-Bé ; l'année suivante, elle avait
imposé au roi de Mayotte le protectorat français ; elle songeait à créer un
établissement dans la Nouvelle-Zélande : l'Angleterre la devança ; elle alla
chercher ailleurs une compensation, et le contre-amiral Dupetit-Thouars
signa, avec la reine. Pomaré, le traité de Tahiti (septembre
1842) qui plaçait
les îles de la Société sous notre protectorat Ces îles étaient habitées par
plusieurs prédicants anglais à la fois marchands et missionnaires ; ils
engagèrent la reine à enlever, de son palais, le pavillon tricolore : cet
outrage décida Dupetit-Thouars à consommer l'occupation de Tahiti au nom de
la France (5 novembre 1845). Le roi
et le ministère résolurent de désavouer Dupetit-Thouars, pour éviter une
affaire avec l'Angleterre. Ce désaveu excita une indignation profonde. Une
interpellation eut lieu à la Chambre des députés le 29 février Billault
justifia le commandant français, et démontra que la reine Pomaré n'avait agi
qu'à l'instigation de Pritchard ; Dufaure approuva Billault et Guizot inquiet
dut demander le renvoi du vote au lendemain : il sut profiter de ce sursis et
obtint un ordre du jour de confiance, voté par 235 voix contre 187. Quelques
mois après le gouvernement français exprimait au gouvernement britannique son
regret et son improbation de l'emprisonnement de Pritchard et faisait offrir
au missionnaire une équitable indemnité (septembre). Ce
n'était pas seulement en Océanie que l'Angleterre combattait notre influence
; nos succès en Afrique ne l'inquiétaient pas moins. Après ses échecs de
1843, Abd-el-Kader s'était réfugié dans le Maroc, où il sut réunir et
discipliner une petite armée. A sa tête il faisait de fréquentes incursions
sur le territoire français ; le 30 mai 1844, les Marocains eux-mêmes prirent
part à ces incursions que l'empereur ne pouvait ou ne voulait pas réprimer.
Lamoricière les repoussa victorieusement. Bugeaud survenant quelques jours
après remporta un nouveau succès, entra dans Ouchdé et rencontra toute
l'armée marocaine au confluent de l'Isly et de la Monnilah. Avec 12.000
hommes, il bat les 40.000 Marocains placés sous le commandement de Mouley
Mohamet (12
août), pendant que
le prince de Joinville, à la tête de la flotte, bombarde Tanger et Mogador.
L'empereur Abder-Rhaman dut signer la paix (15 septembre). Abd-el-Kader était mis hors la
loi dans toute l'étendue du Maroc. L'émir sommé de quitter le pays fit une
réponse évasive, réussit à gagner du temps et se prépara pour une nouvelle
lutte. Quant à Bugeaud, qui avait signé le traité de Tanger, avec une
déplorable légèreté et sans prendre aucune garantie pour l'avenir, il fut
fait duc d'Isly. C'est à l'occasion de ce traité que le Journal des Débats
écrivit la phrase célèbre : « la France est assez riche pour payer sa
gloire. » Comme
pour proclamer que ces incidents n'avaient pas ébranlé l'entente cordiale,
Louis-Philippe rendit à la reine Victoria la visite qu'il avait reçue à Eu.
Il fut accueilli avec honneur et décoré en grande pompe de l'ordre de la
Jarretière. La reine et le prince Albert présidèrent à la cérémonie qui eut
lieu à Windsor et fut suivie d'un splendide banquet. De
retour à Paris, le roi apposa sa signature à un important traité de commerce
et d'amitié entre la France et la Chine. Les chrétiens étaient autorisés à
professer publiquement leur religion ; les peines portées contre eux étaient
révoquées (15 octobre 1844). La
session de 1845 s'ouvrit le 26 octobre 1844. Sauzet ne fut élu président qu'à
une faible majorité, et la position du ministère sembla menacée ; à la
Chambre des pairs, Molé, rompant un silence de quatre années, attaqua
vigoureusement le cabinet : il critiqua surtout son désir immodéré de la
paix, et l'extension donnée au droit de visite ; « vous faites, dit-il au
ministre, une politique partout et toujours à outrance, même dans les
faiblesses. » Guizot dut s'engager à recourir à d'autres moyens pour réprimer
la traite. Aux attaques personnelles de Molé il répondit en accusant son
adversaire de diviser le parti conservateur et 114 voix contre 58 assurèrent
son triomphe. A la Chambre des députés, le ministre des affaires étrangères
eut à lutter contre un adversaire plus redoutable : Thiers se montra, une
fois de plus, un admirable orateur d'opposition ; il prouva que l'affaire du
Maroc se liait à l'affaire de Tahiti ; il déclara que l'indemnité non exigée
d'Abder-Rhaman, devait s'ajouter au compte de Pritchard. Guizot répondit par
des arguments captieux, niant la relation entre l'affaire du Maroc et celle
de Tahiti et esquivant les difficultés à force de rhétorique. Billault
renouvela ses éloquentes apostrophes qui répondaient au sentiment général du
pays. Un amendement de Malleville, hostile au ministère, ne fut écarté, par
assis et levé, qu'après une épreuve douteuse. L'amendement Billault, qui
tendait à refuser l'indemnité Pritchard, ne fut repoussé qu'à 8 voix de
majorité, 213 contre 205 : neuf ministres avaient pris part au scrutin. Après
ce vote, Guizot voulait se retirer ; il ne céda qu'aux instances du roi et de
Duchâtel, acceptant et couvrant ainsi une nouvelle atteinte aux prérogatives
parlementaires. Le nom de Pritchardistes demeura comme une flétrissure
attachée à tous ceux qui avaient voté pour le cabinet. Le vote
des fonds secrets raffermit médiocrement le cabinet ; il n'obtint que 229
voix contre 205, et dut faire quelques concessions à l'opinion. La loi sur
l'enseignement secondaire fut ajournée, des négociations entamées avec la
cour de Rome aboutirent à la soumission apparente des Jésuites ; un projet de
loi sur les prisons fut retiré ; le scrutin public par division fut admis sur
la demande de Duvergier de Hauranne, mais les propositions de réforme
électorale et parlementaire n'eurent pas plus de succès que les années
précédentes. Au
milieu de ces incidents de la politique parlementaire, l'industrie et la
science poursuivaient leur marche, signalée chaque jour par de nouveaux
pro-gras. Le 2 avril eut lieu sur la ligne ferrée de Paris à Rouen, une
expérience décisive de télégraphie électrique. La question des fortifications
ramena l'attention à la politique : beaucoup de gens s'obstinaient à voir
dans les forts, surtout dans celui de Vincennes, de véritables menaces à la
la liberté ; les pétitions se multipliaient, et quand Soult demanda
17.000.000 pour le matériel de guerre l'inquiétude devint générale. La
Chambre n'accorda que 14 millions et avec cette réserve que le matériel de
guerre serait transporté à Bourges. Une loi sur le régime colonial qui posait
en principe l'émancipation des noirs fut adoptée sans difficulté et la
session fut close. On ne parlait partout que de la dissolution de la Chambre,
déconsidérée depuis l'affaire Pritchard et incapable d'atteindre le terme de
son existence légale. Signalons
encore le remplacement de Villemain paie Salvandy, qui fut une des
conséquences indirectes de la lutte entreprise par le clergé contre l'État et
ses représentants. L'interpellation de Thiers (2 mai) fut suivie de
l'adoption d'un ordre du jour ainsi conçu : « La Chambre, se reposant sur le
Gouvernement de faire exécuter les lois de l'État, passe à l'ordre du jour. »
C'est après ce vote que le pape, sollicité par le gouvernement français,
obtint des Jésuites qu'ils se sépareraient. Ils fermèrent avec éclat
quelques-unes de leurs maisons, mais sans abandonner ni leurs projets ni leur
clientèle. L'opinion, même parmi les catholiques, malgré les menaces de
Montalembert et les mandements épiscopaux, accueillit cette solution sans
protester. La mort
de Godefroy Cavaignac, emporté à quarante-cinq ans par une maladie de
poitrine, le 5 mai, attira l'attention sur son frère, Eugène Cavaignac, l'un
des plus brillants officiers de l'armée d'Afrique, qui devint l'espoir chi
parti républicain. C'est pendant les vacances qui suivirent la clôture de
cette session (21 juillet)
que Guizot adressa à ses électeurs de Saint-Pierre-sur-Dives et de Mézidon un
discours resté célèbre : il y divulguait tout son système électoral, et après
une énumération des églises réparées, des presbytères construits, des écoles
élevées, des faveurs accordées, terminait par cette apostrophe naïve : « Vous
sentez-vous des hommes corrompus ? » Le
ministre de l'instruction publique, de Salvandy, alimenta aussi la polémique
de l'opposition, par l'ordonnance qui enlevait l'inamovibilité aux membres du
Conseil supérieur et par une censure du cours de Quinet, qui força l'éminent
professeur à donner sa démission. Les victoires
de 1844 n'avaient pas mis fin à la guerre d'Afrique ; Abd-el-Kader continuait
de séjourner au Maroc, et de toute l'Algérie on se rendait en pèlerinage
auprès de l'émir. Ce concours de visiteurs lui rendit le désir et la force de
reprendre la lutte ; il prêcha la guerre sainte par ses émissaires qu'il
envoya fomenter la révolte jusqu'en Kabylie. Bugeaud lance de tous côtés des
colonnes expéditionnaires ; l'une d'elles, sous le commandement de Pélissier,
opérait sur le bas Chéliff : elle pénétra au cœur de la tribu des
Ouled-Rhias, qui se réfugia, en grande partie, dans une de ces grottes
profondes dont l'accès était impossible à la cavalerie. Sommés de se rendre,
les Ouled-Rhias déclarent qu'ils le feront si les assiégeants s'éloignent. Le
colonel Pélissier fait accumuler des fascines à l'entrée de la gorge, on met
le feu ; flammes et fumée, alimentées par un vent violent, pénétraient
jusqu'au cœur de la grotte ; au bout de deux jours les Français purent y
entrer : ils y trouvèrent plus de 800 cadavres. A la
nouvelle de cette odieuse répression les tribus frappées d'épouvante se
soumirent en grand nombre. Le
général Cavaignac, chargé de défendre le cercle de Tlemcen contre
Abd-el-Kader, vengeait l'échec du lieutenant-colonel Montagnac, arrêtait
l'émir sur la Tafna, avec l'aide de Lamoricière, et le forçait à se replier
vers le Sud. La
France combattit encore dans des parages éloignés pendant l'année 1845 ; de
concert avec le capitaine anglais Fierock, Romain-Desfossés battit les Hovas
de Madagascar qui voulaient chasser tous les blancs de Tamatava. A Buenos-Aires
et dans l'Uruguay, d'autres coin-bats furent livrés par les deux marines
coalisées. Mais ces expéditions lointaines et à peu près stériles, ces grands
moyens, pour arriver à des résultats médiocres, laissaient l'opinion assez
indifférente. La question des mariages espagnols provoqua un tout autre
intérêt. Louis-Philippe rêvait d'unir le duc de Montpensier à la sœur de la
reine Isabelle, dona Luisa. Il fit part de ce projet à la reine Victoria,
pendant son deuxième voyage à Eu, et Lord Aberdeen, qui avait accompagné sa
souveraine, donna son adhésion à ce mariage, à la condition qu'il ne
s'effectuerait qu'après celui d'Isabelle. La négociation, commencée à Eu,
devait se poursuivre plus tard et amener sinon une rupture au moins un
refroidissement sensible entre les deux cours alors si unies. L'adresse
de 1846 fut votée sans autre opposition que les plaintes formulées par
Lherbette et Gauthier de Rumilly contre les abus de l'agiotage et l'immixtion
des fonctionnaires publics dans les compagnies de chemins de fer. Depuis la
dernière session quatre-vingts compagnies s'étaient constituées au capital de
9 milliards 51 millions et avaient demandé au public un premier versement de
près d'un milliard. L'opposition ne réussit pas à introduire dans l'adresse
un amendement qui blâmait ces exagérations. La gauche ne fut pas plus
heureuse dans ses attaques contre les innovations de Salvandy. La
France s'émut encore une fois à la nouvelle des massacres de la Galicie et de
l'insurrection des provinces polonaises soulevées contre l'Autriche et la
Prusse. Des souscriptions s'ouvrirent, des comités se formèrent ; la chute de
Cracovie refroidit cet enthousiasme. Cracovie restée indépendante depuis
1815, perdit définitivement sa nationalité malgré les timides réserves de
Guizot et les énergiques objurgations de Palmerston. Le
traité de commerce conclu avec la Belgique, le 13 décembre 1845, et sur
lequel le cabinet fournit des explications aux Chambres, dans la session de
1846, était un premier pas dans la voie du libre-échange. La
question des incompatibilités se représenta de nouveau, portée à la tribune
par Rémusat ; la Chambre de 1846 comptait 184 fonctionnaires ; parmi eux, 144
votaient avec le ministère ; si l'on retranche ce chiffre des 232 voix qui repoussèrent
la proposition Thiers-Rémusat, on constate que la majorité ministérielle, se
réduit à une centaine de voix indépendantes, était en réalité une minorité ;
le régime parlementaire était absolument faussé. Après
le vote, à la presque unanimité, de plusieurs projets de lois sur les canaux,
les chemins de fer, le matériel de la flotte auquel on alloua 93 millions, la
session fut close le 3 juillet ; les nouvelles élections furent fixées au 1
er août et les Chambres convoquées pour le 19 du même mois. L'année
1846 eut son contingent d'attentats aux jours du roi : le 16 avril, à
Fontainebleau, un ancien garde des eaux et forêts, récemment destitué,
Lecomte, tira deux coups de fusil sur la voiture royale sans atteindre
personne ; il fut exécuté le 8 juin. Le 29 juillet, Joseph Henri tira deux
coups de pistolet sur le roi qui paraissait au balcon des Tuileries pour
entendre le concert donné dans le jardin ; Henri ne fut condamné qu'aux
travaux forcés. On éprouvait des doutes sur son état mental. Citons
encore un incident qui passa à peu près inaperçu : le 25 mai le prince
Louis-Napoléon parvint à s'évader du fort de Ham. On a
prétendu que le roi avait favorisé sa fuite. Il n'en est rien. « Vous
plaidez bien chaleureusement la cause de ce fou, disait Louis-Philippe à
Odilon Barrot, qui sollicitait sa mise en liberté ; son oncle a traité bien
plus cruellement mon cousin, le duc d'Enghien, qui était bien loin d'être
aussi coupable. Quelles raisons avez-vous donc de vous intéresser autant à
lui ? — Pas d'autre, sire, que l'intérêt qu e je porte à l'honneur de votre
règne ; l'occasion se présente d'écraser ce prétendant sous votre générosité
; il me paraît bon de la saisir. » — Louis-Philippe avait raison contre
son ancien préfet. Le prétendant s'est chargé de justifier les défiances du.
roi. Les
élections de 1.846 furent un triomphe, pour le Gouvernement : l'opposition,
qui n'allait pourtant pas au-delà des revendications du tiers-parti, perdit
cinquante-cinq sièges ; les conservateurs-bornes revinrent plus puissants et
plus nombreux. Guizot
enivré de ce succès prononça son discours de Lisieux qui déclarait la
politique conservatrice seule capable d'assurer l'ordre et la paix, mais qui
promettait le progrès sans secousse et les satisfactions légitimes. Si
quelques-uns se laissèrent prendre à ces promesses, ils ne tardèrent pas à
reconnaître que Guizot restait le chef des conservateurs égoïstes et
poltrons. À la
rentrée des Chambres l'adresse fut rédigée et votée sans qu'aucune question
politique fut abordée ; faute d'aliment le public se jeta avidement sur la
question industrielle. Une association libre-échangiste venait de se fonder à
Paris : Adolphe Blanqui, Michel Chevalier, Wolowslii, Bastiat étaient ses
principaux membres ; comme Cobden ils voulaient faire triompher la doctrine
du laissez faire, laissez passer, ils voulaient détruire ou transformer notre
régime douanier et ils affichaient cette prétention en face d'un gouvernement
qui n'avait d'autre politique que le statu quo. Bordeaux comme Paris se
prononça énergiquement pour le libre-échange. Ces manifestations amenèrent la
formation d'une Société pour la protection du travail national qui provoqua des
manifestations contraires en faveur de hi protection. Les Conseils généraux
témoignèrent les plus vives appréhensions ; le gouvernement s'abstint
prudemment et le mouvement libre-échangiste tomba peu à peu. Le voyage de
Cobden en France fut impuissant à triompher de la routine et des intérêts
alarmés par la perspective de la concurrence. Pendant
que la France restait l'esclave des préjugés, l'Angleterre s'engageait plus
avant dans les voies du libéralisme, et depuis la chute de Robert Peel, le
cabinet de Russell, Grey et Palmerston se posait en Europe comme le
représentant des idées nouvelles. Louis-Philippe voyant chanceler l'entente
cordiale en était réduit à se rapprocher de l'Autriche et de la Russie, au
grand détriment de sa popularité. La situation de l'Europe était alors fort
critique. En Italie Grégoire XVI hostile à toute réforme venait de mourir.
Les États Romains n'avaient pas attendu cet événement pour demander à être
soustraits à une théocratie tour-à-tour tracassière et violente. Le cardinal
Ferreti, évêque d'Imola, fut élu après deux jours de conclave, 17 juin 1846 ;
il prit le nom de Pie IX. Son premier acte fut l'octroi d'une large amnistie
qui semblait annoncer un meilleur avenir aux États Romains. La,
Suisse n'était pas moins agitée que l'Italie. Une alliance défensive s'y
était formée entre les cantons catholiques, sous le nom de Sonderbund ; le
canton de Thurgovie, uni aux sept cantons qui formaient le Concordat de
sûreté, réclama la dissolution du Sonderbund, et des corps francs
s'organisèrent pour lutter contre les cantons catholiques, mais ces forces
mal disciplinées furent aisément dispersées. Mêmes
luttes sur plusieurs points de l'Allemagne et nouvelle révolution dans le
Portugal où les constitutionnels furent écrasés par les conservateurs. C'est
dans ces conditions, qui créaient à son gouvernement de véritables
difficultés, que Louis-Philippe se jeta dans l'intrigue des mariages
espagnols. Après de longues hésitations et l'échec du prince de Cobourg,
appuyé par Palmerston, il fut décidé qu'Isabelle épouserait le duc de Cadix
et l'infante sa sœur le duc de Montpensier. Le 10 octobre les deux mariages
furent célébrés et Palmerston dénonça cette double union comme une violation
flagrante du traité d'Utrecht. L'entente cordiale n'existait plus. Pendant
que la situation s'assombrissait à l'extérieur, elle devenait inopinément
très grave à l'intérieur par suite d'une récolte insuffisante et d'une
maladie de la pomme de terre. Ce double fléau dont on signala les débuts en
1845, ne fit que s'aggraver en• 1846 ; une terrible inondation de la Loire
augmenta encore la misère. Le gouvernement dut interdire l'exportation des
céréales, admettre les importations en franchise et faire des achats
considérables à l'étranger. Les Conseils municipaux durent suspendre les
droits d'octroi sur les farines. Dès le mois d'octobre, la cherté des
subsistances et le manque de travail provoquèrent des rassemblements
tumultueux dans le faubourg Saint-Antoine. L'année
1846 s'achevait au milieu de ces angoisses et de l'émotion produite en France
par la nouvelle qu'Abd-el-Kader avait fait massacrer trois cents prisonniers
français. Au début de l'année suivante, le 15 janvier, à Buzançais, les
paysans affamés pillaient plusieurs maisons et assassinaient un propriétaire.
Mêmes scènes k Belabre et dans les départements d'Indre-et-Loire,
d'Ille-et-Vilaine, de la Mayenne, de la Meurthe et de la Sarthe. Il fallut
mettre sur pied des colonnes mobiles pour protéger les convois sur les
grandes routes et opérer d'innombrables arrestations. C'est au milieu de
cette misère, de la hausse continue des blés et d'une crise monétaire des
plus graves, que s'ouvrait la session parlementaire. Le gouvernement se
trouvait en présence de la Chambre la plus dévouée qu'il eût jamais
rencontrée. Il lui eût été facile d'entrer dans la voie du progrès sage et
modéré : Guizot infatué n'y songea pas un instant. Dans la discussion de
l'adresse, Thiers critiqua les mariages espagnols qui nous avaient aliéné
l'Angleterre sans compensation sérieuse et reprocha à Guizot de favoriser les
Jésuites en Suisse, Metternich en Italie. La rédaction adoptée par le
gouvernement n'en fut pas moins votée par 248 voix contre 84. Le gouvernement,
pour conjurer la crise financière, vendit au cours moyen du 11 mars, 115 fr.
75, 50 millions de rente en numéraire à l'empereur de Russie et emprunta 250
millions 5 p. 1.00 à 75 fr. 55. Les
accusés de Buzançais, cités devant la cour d'assises de Loir-et-Cher, furent
sévèrement châtiés ; cinq furent condamnés à la peine capitale et exécutés,
beaucoup d'autres aux travaux forcés. La question de réforme électorale soulevée par une brochure de Duvergier de Hauranne se posa devant la Chambre, le lendemain du jour où les députés venaient d'élever à la vice-présidence, de Malleville, élu par 178 voix contre 175 au candidat de Guizot. De Malleville remplaçait Hébert nommé ministre de la justice après la mort de Martin du Nord. Ce résultat n'avait été obtenu que parce qu'un certain nombre de conservateurs progressistes commençaient à se séparer des conservateurs-bornes. Quant à la proposition Duvergier vint en discussion, Guizot traita ces déserteurs avec un dédain suprême et obtint encore une majorité de 90 voix sur 400 votants. La proposition Rémusat, sur les fonctionnaires publics, ne réunit que 170 voix contre 219. Dans le vote des fonds secrets un conservateur sincère, Desmousseaux de Givré, reprocha au gouvernement de répondre à toute demande de réforme par le mot fatal : rien, rien, rien, dont l'opposition s'empara et que Girardin choisit comme épigraphe du journal la Presse. L'ondoyant polémiste marchait alors avec l'opposition contre le ministère. |