Les
doctrines socialistes faisaient de rapides progrès malgré les lois
restrictives, peut-être à cause de ces lois. La Société des saisons qui
s'était constituée après la dissolution de la Société des familles, excitait
le prolétariat contre « les exploiteurs qui s'engraissaient aux dépens du
peuple », engageait ses membres à se munir d'armes et de munitions et les
exaltait par des prédications révolutionnaires. On
publia même quelques feuilles clandestines : l'Homme libre, le Moniteur
républicain qui faisait l'éloge d'Alibaud et prêchait le régicide. La
police mit la main sur quelques membres de la Société qui fabriquaient des
cartouches, mais ne prit pas d'autres mesures pour prévenir une insurrection
imminente. Le 12
mai, des groupes se formèrent dans les quartiers Saint-Martin et Saint-Denis
; Blanqui, Barbès et Martin Bernard se mettent à leur tête : le magasin de
l'armurier Lepage est dévalisé ; une colonne conduite par Barbés se dirige
vers le poste du Palais de Justice : le chef du poste, Drouineau, un sergent
et trois soldats sont mortellement blessés par les insurgés, les autres sont
désarmés, et la colonne marche sur la Préfecture de police. Quelques coups de
feu tirés par la garde municipale suffisent à la disperser ; mais Barbès
rallie ses hommes, court à l'Hôtel de Ville, en prend possession, sans
effusion de sang, et proclame un gouvernement provisoire-dont il fait partie
avec Blanqui, Martin Bernard, Guignot, Meillard et Nettré. De
l'Hôtel de Ville, Barbès marche contre le poste de la place Saint-Jean qui
est occupé, après que sept hommes de garde sur douze ont été frappés par les
balles des insurgés. En même
temps une barricade s'élevait rue Grenéta, d'autres rue Bourg-l'Abbé ; rue
aux Ours, rue Mauconseil, à la pointe Saint-Eustache : la garde municipale
les enleva facilement. L'arrivée de deux brigades, sous le commandement de
Bugeaud, ôta tout espoir aux insurgés ; ils continuèrent pourtant à tirailler
sur la garde municipale et la Pigne. A dix heures du soir le feu avait cessé.
L'ordre rétabli fut à peine troublé le lendemain par une attaque contre la
caserne des Minimes qui fut vigoureusement repoussée, et par la construction
d'une barricade rue Saint-Denis. Barbés fut arrêté dès le\12 mai, Martin
Bernard et Blanqui quelques jours après. Ce soulèvement n'avait rencontré
aucun appui dans la population ; partout elle resta neutre ou hostile. Cette
prise d'armes hâta la solution de la crise ministérielle. Le Moniteur du 15
mai annonça la combinaison suivante : Soult, président du Conseil et ministre
des affaires étrangères ; Teste, de la justice ; le général Schneider, de la
guerre ; l'amiral Duperré, de la marine ; Duchâtel, de l'intérieur ;
Cunin-Gridaine, du commerce ; Dufaure, des travaux publics ; Passy, des
finances ; Villemain, de l'instruction publique. Passy fut remplacé, comme
président de la Chambre, par Sauzet qui obtint 213 voix contre 206 à Thiers. Soult
déclara aux deux Chambres que le nouveau cabinet, qualifié de Ministère du
dévouement, était solidaire, responsable, partisan de la paix et, de
l'ordre. Il sollicita un crédit extraordinaire de 1.200.000 fr. pour dépenses
secrètes, qu'il obtînt à la majorité de 262 voix contre 71. En 1859
eut lieu une nouvelle exposition quinquennale où l'on admira surtout les
aciers de Jackson, les pianos d'Érard et les chronomètres de Bréguet. 3.381
exposants avaient pris part au concours, 805 furent récompensés. Les
développements pris par l'industrie nécessitaient l'extension des voies de
communication. La concession des lignes de chemins de fer à des Compagnies
n'avait pas donné les résultats attendus ; l'État dut venir en aide aux
chemins de fer de Paris à Orléans, de Paris à Rouen et assurer une garantie
de 3 pour 100 d'intérêt. Un prêt de 5 millions fut voté au chemin de fer de
Paris à Versailles et un crédit de 12 millions pour l'achèvement des canaux.
La Chambre eut enfin à voter des crédits supplémentaires pour armer les ports
de la Méditerranée et mettre notre flotte sur un pied redoutable. La rivalité
du vice-roi d'Égypte, Méhémet-Ali et du sultan Mahmoud donnait une gravité
exceptionnelle à la question d'Orient. La paix, si péniblement maintenue dans
l'Europe occidentale, était rompue en Asie, et les intérêts de la France dans
ces contrées, sa politique séculaire, son influence menacée, semblaient
nécessiter une action rapide et décisive. Méhémet-Ali,
né à la Cavale, en Roumélie (1769), avait bravement 'combattu les Français pendant l'expédition
d'Égypte ; après leur retraite il aida les pachas turcs à contenir les
Mamelucks et, en 1806, il parvint lui-même au gouvernement de l'Égypte et à
la dignité de pacha. Menacé par les Mamelucks, instruments des Anglais, il
les détruisit par des moyens perfides ou féroces. Il étendit ensuite ses
possessions en Syrie, soutint le sultan dans sa lutte contre les Grecs et,
comme prix de ses secours, réclama l'hérédité pour le gouvernement d'Égypte
et celui de Syrie. La Porte accueillit sa demande pour l'Égypte, mais la
repoussa pour la Syrie. La guerre éclata. Les deux armées se rencontrèrent
dans la plaine de Nezib : les Turcs furent battus ; Ibrahim-Pacha, fils de
Méhémet-Ali, remporta le 24 juin 1839 une victoire décisive. Les injonctions
du gouvernement français l'empêchèrent de recueillir les fruits de ce succès
; la question orientale était devenue une question européenne. Les cinq
grandes puissances avaient prescrit.au sultan de ne faire aucune concession
sans leur assentiment. Mahmoud était mort le 50 juin avant d'apprendre le
résultat de la bataille de Nezib. Son fils, Abdul-Medjid, lui succéda : il
avait seize ans. Le premier événement de ce règne fut la trahison de l'amiral
Achmet-Pacha qui livra la flotte ottomane à Méhémet-Mi. Dans cette situation
l'Angleterre, traînant à sa remorque l'Autriche, la Prusse et même la Russie
qui dissimulait ses projets contre la Turquie, ne songeait qu'à humilier la
France en portant un coup décisif à son allié le vice-roi d'Égypte. Tel était
l'état de la question quand la session fut close le 6 août, après le vote de
44 millions pour réparations ou travaux urgents dans nos ports. La
Chambre des pairs, avant de se séparer, avait ii juger les accusés des 12 et
15 mai. Le 27 juin, parut devant elle une première catégorie d'insurgés
comprenant Barbès, Martin Bernard et plusieurs jeunes gens de 18 à 23 ans.
Barbès et Martin Bernard refusèrent le débat contradictoire ; les autres
prévenus discutèrent sans violence les charges qui pesaient sur eux. Le 15
juillet Barbès fut condamné à mort, Martin Bernard à la déportation, l'un des
accusés aux travaux forcés, deux autres à 15 ans de détention, le reste à des
peines moindres. Barbès
n'avait cessé de protester contre l'accusation d'avoir assassiné le
lieutenant Drouineau ; sa condamnation produisit une vive impression.
L'opinion se prononça pour une commutation que Louis-Philippe accorda le 17
juillet. Le 2
août eut lieu l'inauguration solennelle du chemin de fer de Paris à
Versailles, sous la présidence du duc d'Orléans ; le trajet fut effectué en
29 minutes. Quelques jours plus tard, le 19 août, Arago exposait à l'Académie
des sciences la célèbre découverte de Niepce et Daguerre. En
dehors de ces grands événements scientifiques la fin de l'année 1859 s'écoula
paisiblement à l'intérieur. En Algérie la lutte continuait. Au mois de mai on
planta le drapeau français sur les murs de Djelli, et, l'automne venu, le duc
d'Orléans et le maréchal Valée firent la fameuse expédition des Portes de
fer (Ouad-Biban), et revinrent le 2 novembre à
Alger. Pendant cette expédition Abd-el-Kader prêchait la guerre sainte à
l'ouest de notre colonie, faisait envahir et saccager la Metidja, forçait nos
troupes à chercher un refuge dans Alger et détruisait tous nos établissements
agricoles : le traité de la Tafna donnait ses fruits. Le Gouvernement, à
cette nouvelle, porte 'armée d'Afrique à 60.000 hommes ; les Arabes sont
battus et dispersés sous les murs de Blidah, dans les combats des 14 et 15
décembre ; le poste de Mazagran repousse victorieusement une attaque de 3000
Arabes, et le 31 décembre l'infanterie d'Abd-el-Kader, unie aux soldats des
califats de Médéah et de Miliana, était mise en pleine déroute sur la Chiffa. Le
ministère du 12 mai, absorbé par des intérêts secondaires, avait négligé de
mettre à exécution les principaux articles du programme de la coalition : la
réforme électorale, la modification des lois de septembre et la réduction de
la rente. Les coalisés déçus n'attendaient qu'une occasion pour émettre un
vote hostile. La
discussion de l'adresse ne souleva pas de violents débats : Carnier Pagès et
Odilon Barrot réclamèrent la réforme électorale : Dufaure la promit, mais
pour un avenir indéterminé. Thiers prononça sur la question d'Orient un
discours-ministre qui fut réfuté par Duchâtel, et l'adresse passa à 213 voix
contre 45. L'opinion s'occupait moins de la Chambre, à cette époque, que du
comité réformiste formé le 5 octobre 1839 par Laffitte, Dupont de l'Eure,
Arago, Martin de Strasbourg, qui voulaient faire accepter un projet de loi
ainsi conçu : tout citoyen ayant le droit de faire partie de la garde
nationale est électeur ; tout électeur doit être éligible. C'était presque le
suffrage universel ; avec une loi ainsi formulée, le chiffre des électeurs
eût atteint 5 millions. Odilon Barrot et la gauche dynastique, sans aller
aussi loin, voulaient que l'on ajoutât à la liste électorale tous les
officiers de la garde nationale et tous les conseillers municipaux, ce qui
eût donné près de 600.000 électeurs au lieu de 200.000. Des
banquets réformistes s'organisèrent : le premier eut lieu à La Châtre
(Indre), et Michel de Bourges y prononça un discours qui eut un immense
retentissement. Le 12 janvier, 300 gardes nationaux, conduits par leurs
officiers, se rendirent chez les fondateurs du comité réformiste de Paris
pour les remercier du zèle avec lequel ils avaient embrassé la cause de la
réforme électorale. La presse ne restait pas en arrière : légitimistes ou
républicains, les journaux étaient d'accord pour demander l'extension du
suffrage restreint. La Cour
des pairs achevait à peine de juger la seconde catégorie des accusés du 15
mai qu'on apprenait une nouvelle insurrection ; le chef-lieu de l'Ariège,
Foix, en était le théâtre ; la perception d'un nouveau tarif en était la
cause ; douze personnes tuées, sans compter les blessés, en étaient les
victimes. La cour de Toulouse, faute de charges contre les inculpés, déclara
qu'il n'y avait pas lieu à poursuivre, et le gouvernement révoqua le préfet
du département. L'héroïque défense de Mazagran, par le capitaine Lelièvre et
ses 125 soldats, vint faire diversion à l'émotion provoquée par la sanglante répression
de Foix. Durant quatre jours, la petite garnison d'un fortin tint tête à
12.000 Arabes, brûla 40.000 cartouches, repoussa quatre assauts, et tua 600
hommes aux assiégeants. A peine délivrée elle réclamait du biscuit, des
cartouches et l'ennemi. Avant
d'aborder la politique, à laquelle la conviait la proposition Gauguier, la
Chambre vota la proposition de Tracy en faveur de l'émancipation des esclaves
aux Antilles, fixa l'organisation et la compétence des tribunaux de commerce
et accorda une somme de 500.000 francs pour l'érection d'un monument à Molière.
Gauguier voulait que les fonctionnaires publics, élus députés, cessassent de
recevoir un traitement d'activité pendant les sessions législatives ; les
ministres étaient exceptés de cette disposition. Le ministère, comme la
majorité de la Chambre, admettait bien qu'il y avait quelque chose à faire ;
mais il fit rejeter la proposition en insinuant que son adoption
nécessiterait de nouvelles élections. L'Assemblée comptait, en effet, plus de
160 fonctionnaires publics. Le
ministère avait soumis à la Chambre une nouvelle loi de famille. On vit se
renouveler les protestations, les critiques, les pamphlets qui avaient
accueilli les projets de loi sur la liste civile et l'apanage (25 janvier
1840). Le cabinet
ne demandait qu'une dotation de 500.000 francs : le rapporteur de la
commission, Amilhau, en offrait 200.000. Vingt membres ayant demandé le
scrutin secret sur la question de savoir si l'on passerait à la discussion
des articles, la loi fut rejetée sans discussion, par 226 voix contre 200. Le
ministère se retira, et Thiers, appelé par le roi, constitua un nouveau
cabinet : Il prit les affaires étrangères et la présidence du Conseil, confia
l'intérieur à Rémusat, la justice et les cultes à Vivien, la guerre à Despans-Cubières,
les finances à Pelet de la Lozère, la marine au vice-amiral Roussin, les
travaux publics au comte Jaubert, le commerce à Gouin et l'instruction
publique à Cousin. Après
la défaite des républicains, les 12 et 13 mai, on n'avait plus à redouter
d'émeutes dans la rue ; les légitimistes n'étaient pas dangereux si on les
contenait avec un peu de fermeté ; les circonstances étaient donc favorables
pour le ministère centre gauche formé le ter mars : il avait pour mission de
dominer le trône et d'appliquer dans toute sa rigueur le système
parlementaire. Louis-Philippe ne s'y trompa pas ; il avait considéré le rejet
de la loi de dotation comme une insulte personnelle. Il accueillit les
nouveaux ministres par ces paroles : « Eh bien ! Messieurs, je suis
contraint de vous subir, de subir mon déshonneur... Vous mettez mes enfants
sur la paille... Enfin je suis un roi constitutionnel, il faut en passer par
là. » Le
président du conseil, en présentant à la Chambre une demande d'un million de
fonds secrets, indiqua son programme en quelques mots : étudier la réforme
parlementaire, ajourner la réforme électorale, réviser la portion des lois de
septembre relative à la définition de l'attentat. Les fonds secrets furent
-accordés, par 246 voix contre 160, malgré l'opposition des conservateurs
ultra, comme Desmousseaux de Givré ; des radicaux, comme Garnier-Pagès ; des
légitimistes, comme Berryer, ou des irréguliers, comme Lamartine, qui releva
avec une virulente éloquence ce mot du président du Conseil : Je suis un
enfant de la révolution. Odilon Barrot dut venir au secours du cabinet
ébranlé dès le début. On vota ensuite des lois d'affaires : le monopole de la
Banque de France, qui venait d'expirer, fut maintenu par une loi nouvelle ;
la réduction de la rente, adoptée encore une fois, fut repoussée par la
Chambre des pairs ; une loi sur les sucres permit aux fabricants français de
soutenir la concurrence étrangère ; des subventions, onéreuses pour l'État,
furent accordées à plusieurs lignes de chemins de fer ; enfin, le budget des
dépenses fut arrêté à la somme de 1.115.000.000 de francs. Le 24 avril
s'ouvrit la discussion d'une proposition sur les incompatibilités (proposition
Remilly) :
combattue par Thiers, prise en considération par la Chambre, elle ne reçut
aucune suite. Quand il fallut se prononcer sur la réforme parlementaire, le
ministère éluda le débat. Thiers ne comprit pas l'urgence de cette réforme
qui pouvait prévenir une révolution ; il montra aussi peu de perspicacité
quand il demanda à l'Angleterre l'autorisation de ramener, de Sainte-Hélène
en France, les restes de Napoléon Ier. L'opinion fut aussi aveugle que le
gouvernement : seuls, Glais-Bizoin et Lamartine virent la gravité de cet acte
et en prévirent les conséquences. Le
cabinet Thiers-Rémusat avait déjà quatre mois d'existence et rien n'annonçait
qu'il dût faire plus que le cabinet Soult-Dufaure. Nous jouons le même air,
disait Thiers, mais nous le jouons mieux. Cette habileté d'exécution ne
suffisait pas. La gauche dynastique jusqu'alors expectante et bienveillante
n'allait pas tarder à reconnaître qu'elle avait été jouée. La
session de 1840 se terminait le 15 juillet en pleine paix ; le même jour
s'accomplissait à Londres une trahison diplomatique qui pouvait amener une
guerre générale. L'Angleterre
et la Russie, par des motifs différents, étaient d'accord pour s'opposer aux
agrandissements poursuivis par Méhémet Ali ; la Prusse et l'Autriche étaient
toujours sous l'influence des idées qui avaient déterminé la Sainte-Alliance
: les quatre puissances s'entendirent pour signer la Convention de Londres
(15
juillet), qui
imposait à Méhémet Ali l'ultimatum suivant : Administration héréditaire du
pachalik d'Égypte et viagère du pachalik d'Acre ; commandement de Saint-Jean
d'Acre et de la partie méridionale de la Syrie ; retrait des troupes
égyptiennes de l'Arabie, des villes saintes et de Candie. Faute d'une réponse
dans les vingt jours, Méhémet devait perdre le pachalik d'Acre, et dans les
trente jours, l'Égypte elle-même. Cet arrangement fut conclu à l'insu de
Guizot, notre ambassadeur à Londres ; il ne l'apprit que deux jours après de
la bouche de lord Palmerston, et l'annonça immédiatement à son gouvernement.
A cette nouvelle, Louis-Philippe manifesta une violente colère, s'emporta
contre « les insensés qui voulaient lui faire mettre le bonnet rouge ».
Le cabinet était aussi indigné que le roi ; dès le 29 juillet, trois
ordonnances parurent au Moniteur : l'une ouvrait un crédit de 8.120.000
francs pour porter de 130 à 194 bâtiments l'effectif de la flotte ; l'autre,
rappelait à l'activité les soldats disponibles sur la deuxième portion du
contingent de 1836 ; la troisième, appelait sous les drapeaux tous les
soldats disponibles de la classe de 1839. Ces mesures excitèrent un vif
enthousiasme dans toute la nation. Paris se porta en foule à l'inauguration
du monument élevé sur la place de la Bastille aux victimes de juillet. Quelques
jours après, Louis-Philippe quittait Paris, après avoir assisté au sacre du
nouvel archevêque Mgr Affre, se rendait à Eu, y recevait Soult et Guizot et
décidait avec eux le renversement du ministère Thiers comme unique moyen de
sauvegarder la paix (6 août). Le jour
même où le roi avait quitté la capitale, la ville de Boulogne avait vu une
seconde édition du coup de main de Strasbourg. Depuis qu'il avait quitté la
Suisse, le prince Louis-Napoléon vivait à Londres, d'où il entretenait de
nombreuses relations avec la France, d'où il inspirait plusieurs journaux. Le
vote de la loi sur la translation des cendres de l'empereur, l'enthousiasme
irréfléchi soulevé par cette mesure, le décidèrent à une nouvelle tentative
sur la France. Le 5 août, il s'embarqua sur un vapeur de commerce, le Château
d'Édimbourg, avec une soixantaine de partisans le lendemain, il débarquait à
Wimereux, marchait sur Boulogne, pénétrait dans la ville, essayai t vainement
d'enlever un poste de la rue d'Allou et se dirigeait sur la caserne. Les
conjurés veulent séduire le capitaine Col-Puygelier ; on le presse, on
l'entoure, quelques sous-officiers viennent à son aide et le dégagent ; il
revient vers le prince pour l'adjurer de renoncer à son entreprise :
Louis-Napoléon riposte par un coup de pistolet qui atteint un grenadier à la
figure. Renonçant à détourner les soldats de leur devoir, les conjurés
veulent marcher sur la haute ville : les portes en étaient fermées. Il n'y
avait plus qu'à fuir ; on se précipite vers le rivage, des gardes nationaux
accourent et tous les conjurés sont faits prisonniers. Ils sont conduits à
Ham, puis à Paris, et le 28 septembre, Louis-Napoléon comparaît devant la
Chambre des Pairs : défendu par Berryer et Ferdinand Barrot, il fut condamné
à l'emprisonnement perpétuel ; ses complices à la détention pour cinq, dix ou
vingt ans. L'année
1840 vit les banquets réformistes, alors tolérés par l'autorité, et les
coalitions ouvrières, prendre une grande extension : c'est à cette époque que
paraissent les Classes dangereuses, de Frégier ; l'Organisation du
travail, de Louis Blanc ; Le pays et son gouvernement, de
Lamennais. Des écrits des réformateurs les problèmes sociaux faisaient
rapidement leur chemin dans le domaine politique. Pourtant le pays légal
était loin de soupçonner leur gravité. Dans la séance du 9 mai, à propos
d'une loi sur les sucres, Gauguier avait fait mention des ouvriers. Sa voix fut
étouffée sous une clameur formidable. « Vous ne voulez pas, dit-il,
qu'on vous parle des ouvriers, eh bien ! chargez-vous de leur donner de
l'ouvrage. Nous sommes chargés, répliqua le président Sauzet, de faire des
lois et non pas de donner de l'ouvrage aux ouvriers. » La
question des fortifications de Paris abandonnée depuis 1855 et reprise en
1840 par voie d'ordonnance, souleva les mêmes objections que précédemment et
les mêmes craintes à l'étranger. On croyait la guerre inévitable. Méhémet Ali
avait repoussé l'ultimatum des quatre puissances. Un conseil, tenu à
Constantinople le 5 septembre, déclara que la Syrie ne lui appartenait plus.
Le 12, l'amiral Napier vint bombarder Beyrouth ; le 4 novembre, Saint-Jean
d'Acre capitula. Ibrahim Pacha n'avait rien fait pour arrêter ces succès. A Paris, on croyait le gouvernement prêt à agir ; les ministres voulaient montrer une grande énergie ; le roi contrecarra leurs desseins, et Thiers qui s'était montré très ferme dans son mémorandum du 2 octobre, adressa, le S octobre, à Guizot, une note diplomatique très adoucie, dans laquelle il se plaçait sur le même terrain que les signataires du traité de Londres. Dès lors sa chute était certaine : l'attentat de Darmès (15 octobre) la précipita. Le 22 octobre, le ministère repoussa, à l'unanimité, le projet (le discours du trône, et offrit sa démission qui fut acceptée : un nouveau cabinet fut immédiatement constitué. Le ministère du ter mars, qui s'était formé malgré la royauté abaissée, qui avait vécu malgré la gauche dynastique amoindrie et humiliée, n'avait plus un seul point d'appui ; l'opinion publique, douloureusement blessée en apprenant le rappel de la flotte française, ne lui accorda pas un regret. |