XII Discours de M. Ricard à la Chambre des députés (Séance du 9 Avril 1893.)
M. RICARD, Garde des Sceaux, Ministre
de la Justice et des Cultes. — Messieurs, le Gouvernement est fermement
décidé à ne pas tolérer les manifestations de la nature de celle qui vient
d'être faite par l'évoque de Mende. (Applaudissements répétés à gauche et
au centre. — Exclamations à droite.) Je n'ai
pas encore entre les mains le texte officiel du mandement qui a été adressé
par M. l'évêque de Mende aux prêtres de son diocèse et qui a paru hier en
dernières nouvelles dans un journal du soir, en même temps qu'il était publié
dans la Lozère. Mais j'ai immédiatement télégraphié au préfet pour lui
demander de m'envoyer ce document. Dès qu'il me sera parvenu, je le déférerai
au Conseil d'État. (Applaudissements ironiques à droite.) M. LE PROVOST DE LAUNAY. — Ou il sera jugé par M.
Herbette — de Fouilleuse —. (Rires à droite.) M. LE GARDE DES SCEAUX. — Peut-être, mes chers
collègues, ne soulignerez-vous pas mes déclarations des mêmes
applaudissements, quand vous m'aurez laissé achever ma pensée. Je formerai un
recours pour abus contre t'évoque de Mende, ainsi que je viens de le dire, et
en même temps j'userai vis-à-vis de ce prélat des pouvoirs disciplinaires
dont le Gouvernement dispose, en supprimant son traitement. (Nouveaux
applaudissements ironiques à droite. — Vive approbation à gauche.) M. LE BARON DE MACKAU. — C'est tout ce que nous
demandons. M. JUMEL. — C'est l'insurrection
cléricale ! M. GUSTAVE RIVET. — Il fallait interdire la
lecture du document dans les églises ! (Bruit.) M. PAUL DE CASSAGNAC. — J'ouvrirai une souscription
ce soir. (Très &6 ?t et rt ?'M a t/r0/<6.) M. LE GARDE DES SCEAUX. — Vous pouvez vous réjouir de
cette mesure. M. LE BARON DE MACKAU. Vous pensiez que nous
n'applaudirions pas vous devez être satisfait. M. LE GARDE DES SCEAUX — Je suis heureux de vos
applaudissements, vous devez comprendre pourquoi. M. LE PRÉSIDENT. Laissez M. le Ministre
s'expliquer. M. LE GARDE DES SCEAUX, à droite. — Vous ne me
troublerez pas par vos interruptions. Le
Gouvernement pense — et le pays, j'en ai la conviction, pensera comme lui
qu'il n'est pas possible de recourir aux sanctions dont je viens de parler
contre de simples desservants qui ne font que suivre des instructions... Exclamations
ironiques à droite.) M. LOUIS JOURDAN. — La responsabilité est plus
haut, en effet. M. LE GARDE DES SCEAUX. — ... sans atteindre ceux-là
même de qui ces instructions émanent. (Très bien ! très
bien ! à gauche.) L'évêque
de Mende a, en quelque sorte, déchaîné la guerre dans son diocèse. M. LOUIS JOURDAN. — Et depuis longtemps. M. LE GARDE DES SCEAUX. — Quelques-uns de nos
collègues appartenant à la députation de la Lozère ont protesté contre les
paroles prononcées tout à l'heure par l'honorable M. Jourdan. M. DE COLOMBET. — Et je proteste encore,
Monsieur le Ministre. M. JOURDAN. — Je proteste, moi, que j'ai
dit la vérité et rien que la vérité ; je le maintiens très énergiquement. Je
suis même resté au-dessous de la vérité. M. LE GARDE DES SCEAUX. — Je tiens sur ce point à
éclairer complètement la Chambre. J'ai entre les mains un document qui justifie
d'une façon éclatante les paroles de M. Jourdan. Voici deux brochures qui ont
été publiées dans le diocèse de Mende par les soins de l'évoque.
Permettez-moi, tout d'abord, de vous lire quelques lignes de la première. M. PAUL DE CASSAGNAC. — Cela nous fera plaisir. M. LE GARDE DES SCEAUX. — Cela fera également plaisir
à la Chambre, et je suis convaincu que cette lecture instruira le pays qui se
demandera s'il est admissible qu'un gouvernement vraiment digne de ce nom (Applaudissements
à gauche et au centre. — Exclamations ironiques à droite) puisse tolérer de semblables
révoltes contre les lois. (Nouveaux applaudissements.) M. PAUL DE CASSAGKAC. — Si vous aviez traité
Béhanzin comme cela ! M. LE GARDE DES SCEAUX. — Mon cher collègue, il ne
m'appartient pas de vous répondre sur les affaires coloniales. Je n'ai à
m'expliquer que sur les incidents qui se sont passés dans le département de
la Lozère et qui intéressent l'administration des Cultes. C'est parce que
j'ai sur ces incidents quelques renseignements utiles a. fournir à la Chambre
que je suis monté à cette tribune. Voici
ce qui a été publié, avec « l'imprimatur » de l'évêque de Mende, à
la date du 24 Octobre 1891 : « Les
écoles neutres. — But de ce travail. — Notre intention n'est pas d'envisager,
sous tous leurs aspects, les lois scolaires du 28 Mars 1882, qu'on a si bien
nommées lois scélérates, lois de malheur. » (Très bien ! très
bien ! à droite. — Protestations à gauche.) « D'autres
ont montré comment elles sont l'œuvre de la franc-maçonnerie qui, par ce
moyen, veut déchristianiser la France. » A DROITE. — C'est vrai ! M. LE GARDE DES SCEAUX. — « Ils ont fait voir que
ces lois sont un outrage contre Dieu, une violation des droits de l'Eglise,
un attentat contre la liberté des pères de famille... » (Très
bien ! très bien ! à droite.) M. DE LA ROCHEFOUCAULD, DUC DE DOUDEAUVILLE. — Nous pensons absolument
comme cela. M. LE GARDE DES SCEAUX. — « Une conspiration
contre l'âme des enfants, une honte nationale. » (Applaudissements
à droite.) M. DE COLOMBET. — C'est l'avis de tous les
catholiques. M. PAUL DE CASSAGNAC. — Vous pouvez mettre au bas de
ce document la signature de toute la Droite. M. LE GARDE DES SCEAUX, s'adressant à la Droite.
— Vous avez le droit de monter à cette tribune et de demander qu'on abroge
les lois que vous désapprouvez. Tous les citoyens peuvent, eux aussi,
critiquer cette législation mais... UN MEMBRE DE LA DROITE. — Mais pas les évêques. M. LE GARDE DES SCEAUX. — Mais les évêques, qui sont
des fonctionnaires publics. (Vifs applaudissements à gauche et au
centre. — Dénégations à droite), qui reçoivent un traitement de l'État. (Nouvelles dénégations
à droite.) M. ETCHEVERRY. — La Cour de Cassation a dit
le contraire. M. BIGOT. — Ce sont des indemnités, ce
ne sont pas des traitements qu'ils touchent. A GAUCHE. — Qu'ils y renoncent alors ! M. LE COMTE DE LANJUINAIS. — Ce ne sont pas des
traitements qu'on leur sert, c'est la restitution partielle des biens qu'on
leur a pris ! M. LE GARDE DES SCEAUX. — Sur les fonds du budget. M. DE BENOIT. — Ils touchent comme
créanciers de l'État ! M. LE GARDE DES SCEAUX. — Et qui ne paraissent pas
disposés à renoncer aux avantages que leur assure la situation actuelle, ne
sauraient avoir les mêmes droits. (Très bien ! très bien ! à
gauche.) M. LE COMTE DE LANJUINAIS. — Est-ce que vous demandez aux
porteurs de titres de rentes de renoncer aux arrérages qui leur sont dus ? M. MAURICE FAURE. — Toute la Droite s'est
prononcée contre la séparation de l'Eglise et de l'État. M. LE GARDE DES SCEAUX. — Et je n'hésite, pas à
déclarer que tout ecclésiastique qui, dans l'exercice de son ministère,
prononcera les discours contenant de semblables critiques sera poursuivi
devant les tribunaux compétents. (Vifs applaudissements à gauche et au
centre. — Approbation ironique à droite. — Bruit.) M. DE LA ROCHEFOUCAULD, DUC DE DOUDEAUVILLE. — Ferez-vous comme vos
ancêtres ? Leur couperez-vous la tête ? (Bruit.) M. LE PROVOST DE LAUNAY. — Ceux qui ont monté le Panama et autres
entreprises du même genre ne seront pas poursuivis ! M. LE PRÉSIDENT. — Monsieur Le Provost de
Launay, je vous prie de cesser d'interrompre. M. LE GARDE DES SCEAUX, s’adressant à M.de la
Rochefoucauld. — Tout ce que j'ai à vous répondre, mon cher collègue,
c'est que le Gouvernement entend faire appliquer ta loi à tout le monde. (Très bien !
très bien ! à gauche et au centre.) La loi
est faite pour tous les citoyens, pour vous comme pour moi, comme aussi pour
les ministres du Culte. M. ENGERAND. — Et pour ceux qui cassent les
chaises ! M. LE GARDE DES SCEAUX. — Les articles 201 et suivants
du Code pénal défendent, vous le savez, aux ministres du Culte de critiquer
et de censurer dans un discours public le Gouvernement, les lois, les décrets
ou tout autre acte de l'autorité publique ; ils leur défendent également de
provoquer à la désobéissance aux lois-ut aux autres actes de l'autorité
publique. Telle
est la loi, Messieurs, et tant que vous ne l'aurez pas modifiée, elle ne
saurait être lettre morte. (Très bien ! très
bien ! au centre et à gauche.) Elle doit être appliquée à tous ceux qui se
rendent coupables de ces censures et de ces provocations. (Nouvelle
approbation sur les mêmes bancs.) Et je n'ai pas besoin d'ajouter, Messieurs, que le
Gouvernement n'entend pas tolérer davantage que l'ordre soit troublé dans les
églises où l'on se borne à l'exercice normal du Culte... (Interruptions
à droite.) M. LE COMTE ALBERT DE MUN. — Qu'est-ce que c'est que l'exercice normal
du Culte ? M. LE GARDE DES SCEAUX. — Je ne suis pas chargé de
vous l'expliquer à cette tribune. M. LE COMTE ALBERT DE MUN. — Je vous demande pardon, quand le Garde
des Sceaux, ministre des Cultes, parle de l'exercice normal du Culte, il doit
savoir ce qu'il entend exactement par là. M. JUMEL. — C'est le distinguo cela ne
doit pas vous étonner, Monsieur le Ministre. M. LE PRÉSIDENT. — Monsieur de Mun, quand il
conviendra à M. le Ministre de s'expliquer, il le fera ; mais vous n'avez pas
à lui poser de question pendant qu'il est à la tribune. M. LE GARDE DES SCEAUX. — Je n'ai qu'une chose à dire
vous savez fort bien, Monsieur de Mun, qu'à côté des dispositions dont je
viens de parler, figure ; dans notre Code pénal, un autre texte c'est
l'article 261, qui punit les atteintes apportées au libre exercice du Culte,
atteintes dont le Gouvernement est fermement résolu à assurer la répression. Vous
n'avez pas, je suppose, la prétention de continuer cette lutte commencée dans
une intention facile à découvrir. (Assentiment à gauche.) Nous ne sommes pas loin des
élections du 1er Mai, et vous voudriez faire croire aux populations
françaises qu'il y a, comme on l'a écrit dans certains journaux, des
sectaires assis sur ces bancs. (Oui ! c’est la
vérité ! à droite. — Exclamations à gauche et au centre.) M. BIGOT. — Il suffit de vous entendre
pour en avoir la certitude. M. JUMEL, s'adressant à la Droite.
— Ils sont de votre côté, les sectaires. M. LE GARDE DES SCEAUX. — N'ayant qu'une
préoccupation, celle de persécuter la religion. Vous
savez très bien que cela n'est pas exact ; vous savez très bien que nous
sommes profondément respectueux de la liberté de conscience. (Exclamations
ironiques à droite.) Je ne
vous demande pas votre approbation je vous prie seulement d'écouter les
observations que je fournis à cette tribune. Vous pourrez tout à l'heure,
puisque vous êtes en présence d'une interpellation, présenter un ordre du
jour de blâme pour le Gouvernement ; mais laissez-moi au moins
m'expliquer d'une façon complète, afin que la Chambre et le pays puissent
nous juger en parfaite connaissance de cause. (Très bien !
très bien ! à gauche et au centre.) A DROITE. — Vous avez dit le mot :
vous êtes des sectaires. (Bruit.) M. LE PRÉSIDENT, se tournant vers la Droite.
— Messieurs, ne parlez pas de sectaires, je vous prie ; car on peut voir
ou est le fanatisme dans cette discussion. (Protestations à droite.) Depuis
que M. le Ministre est à la tribune, vous ne cessez de l'interrompre de la
façon la plus violente. (Applaudissements à gauche.) M. LE GARDE DES SCEAUX. — Je me permettrai seulement
de faire observer aux collègues qui m'interrompent qu'ils peuvent me rendre
cette justice, c'est que, personnellement, je n'interromps jamais. (C'est vrai.) Ne
croyez pas cependant que je n'aie pas parfois envie de protester contre les
affirmations de certains orateurs, et lorsque M. d'Hulst, par exemple, disait
tout à l'heure que c'est à la seule sagesse des curés des paroisses de Paris,
sans aucune autre intervention, que les conférences sur des sujets de
polémique courante, avaient cessé dans les églises, je n'ai rien dit, et
cependant M. d'Hulst n'ignore pas (Applaudissements à gauche), qu'à la date du 30 Mars, j'ai
adressé à le cardinal-archevêque de Paris une lettre, dans laquelle j'ai
appelé son attention sur les dangers des conférences dialoguées qui se
faisaient dans les églises de Paris et sur les désordres qui en étaient
résultés. (Vifs applaudissements à gauche et au centre.) M. LE PROVOST DE LAUNAY. — C'est au préfet de Police
que vous auriez dit vous adresser. M. LE GARDE DES SCEAUX. — Je lui ai fait observer très
respectueusement. (Exclamations à droite et à l’extrême gauche.) Parfaitement, messieurs, car
j'estime qu'on doit traiter tout le monde avec déférence, et spécialement
ceux qui, par le caractère des fonctions dont ils sont investis, s'imposent à
notre respect. M. LE COMTE DE DEAUVILLE-MAILLEFEU. — Eux ne le font pas ! M. LE GARDE DES SCEAUX. — J'ai fait observer à M.
l'archevêque de Paris que s'il n'usait pas de la haute autorité qui lui
appartient pour empêcher le retour des scènes tumultueuses qui s'étaient
produites dans les églises, il encourrait une grave responsabilité. Je lui
ai rappelé qu'il existait dans nos lois les deux catégories de dispositions
dont je viens de parler, et qu'à côté de l'article protégeant l'exercice du
Culte, il y avait les articles 201 et 303 que j'étais non moins résolu à
faire observer. (Très bien ! très bien !) C'est
après l'envoi de cette lettre que, mu par un sentiment que nous devons tous
comprendre et approuver, l'archevêque de Paris a fait cesser définitivement
ces conférences. M. LE COMTE DE LANJUINAIS. — Mais les désordres ont
continué ! M. LE GARDE DES SCEAUX. — Je crois donc que M. d'Hulst
était dans l'erreur lorsque, il n'y a qu'un instant, il déclarait que c'était
uniquement à la bonne volonté des prêtres de Paris qu'était du ce résultat. (Très
bien ! très bien !) M. JUMËL. — C'était un petit « distinguo ». M. D'HULST. — Je vous répondrai. M. LE COMTE DE DEAUVILLE-MAILLEFEU. C'est le « distinguo »
toujours. M. LE GARDE DES SCEAUX. — Messieurs, je ne voudrais
pas descendre de cette tribune, sans revenir sur les incidents du diocèse.do
Mende et sans vous donner lecture d'un passage du document auquel M. Jourdan
fait allusion et dont l'existence a été niée par un autre de nos collègues. M.
Jourdan disait que dans la Lozère, on refusait les sacrements aux parents qui
envoyaient leurs enfants dans les écoles laïques. Voici le document qui est
de nature à vous édifier sur ce point. M. LOUIS JOURDAN. — J'aurais pu le lue ; je suis
heureux que vous le lisiez vous-même. M. LE GARDE DES SCEAUX. — Ecoutez, Messieurs, ces
indications sont véritablement très utiles, je le crois, pour montrer en
quels termes quelques-uns de ceux qui devraient être des pacificateurs entre
tous, qui devraient avoir pour mission d'apporter toujours et en toutes
circonstances des paroles de paix, peuvent passionner et troubler toute une
région. (Très bien ! très bien ! à gauche.) « Les
confesseurs ont le devoir de refuser l'absolution aux parents qui ne
tiendraient pas compte de cette défense et confieraient leurs enfants à ces
écoles de perdition réprouvées par l'Eglise. » (Exclamations et rumeurs à
gauche et au centre.) M. JULES DELAHAYE. — Prétendriez-vous rendre
l'absolution obligatoire ? M. LOUIS JOURDAN. — C'est ce que contestait tout
à l'heure M. de Colombet et ces instructions sont appliquées tous les jours. M. JUMEL. — Voilà l'apaisement clérical
! M. LE GARDE DES SCEAUX. — Enfin, pour couronner cette
œuvre, appréciant le caractère des lois qui ont été votées par le Parlement
français, qui sont des lois d'État que tout le monde doit respecter. (Très
bien ! très bien ! à gauche. Vives dénégations à droite.) M. PAUL DE CASSAGNAC. — Les respecter, non !
C'est déjà bien assez de les subir. M. MAURICE FAURE. — Ces lois ont été
sanctionnées par le suffrage universel. M. LE GARDE DES SCEAUX. — Appréciant, dis-je, le
caractère de ces lois et les effets qu'elles doivent produire, savez-vous
comment M. l'Evêque de Mende termine cette brochure ? Vous
sentiriez mieux à quelle inspiration, a quelle idée maitresse elle répond,
quand je vous dirai qu'elle a été distribuée à HO 000 exemplaires dans le
département de la Lozère. A DROITE. — Ce n'est pas assez ! M. LE GARDE DES SCEAUX. — « Tous, amis et ennemis,
sont forcés de reconnaître que là ou l'école neutre a fonctionné, l'impiété,
la corruption, le scandale, l'insubordination et la révolte contre les
parents et les maitres sont devenus choses communes parmi les enfants. « La
candeur, l'innocence ne brillent plus comme jadis sur ces jeunes fronts,
hélas ! trop tôt flétris par le souffle empoisonné de l'école « sans Dieu ».
(Exclamations
à gauche. — Très bien ! très bien ! à droite.) « On
dirait que l'instinct du crime est entré dans ces cœurs d'où la pureté est
bannie. Il n'est plus rare aujourd'hui que des enfants de dix, de quinze ans
se rendent coupables d'assassinat ou mettent fin à leur vie par le suicide. »
(Exclamations
à gauche. — C’est vrai ! à droite.) Je pose
à la Chambre cette question : Est-il tolérable que dans notre pays on
puisse qualifier ainsi les lois qui émanent de ses représentants ? M. LE COMTE DE MAILLE. Nous vivons sous l'oppression
des sectaires ! (Exclamations à gauche.) M. LE GARDE DES SCEAUX. — Laissez-moi achever j'ai
fini. Je répète, et c'est ma conviction profonde ; que la loi doit être respectée
par tous. M. LE HARON DE MACKAU. Obéie, oui, mais pas
respectée. M. LE GARDE DES SCEAUX. — Elle doit être respectée
surtout par ceux qui, à un titre quelconque, représentent la puissance
publique. (Très bien ! très bien ! à gauche.) Et, dans cet ordre d'idées, je
vous demande la permission de vous lire un document qui sera de nature à
édifier la Chambre. (Très bien ! et applaudissements
à gauche.) Il faut
que l'on sache enfin si véritablement le système dans lequel on parait entrer
est celui qui devait et doit être suivi. Je vous ai déjà parlé du Concordat,
dont nous désirons l'application loyale. Dans quel esprit a-t-il été fait ?
Je ne veux pas instituer une discussion sur la valeur du Concordat et des
Articles organiques. Mais il y a quelque chose du moins que vous respecterez,
je l'espère, c'est l'opinion du Pape. (Exclamations en sens divers.) M. JUMEL. Ils obéissent, mais ils ne
respectent pas ! Ils viennent de le dire. (Bruit.) M. LE GARDE DES SCEAUX. — Vous n'êtes donc pas plus
disposés à respecter l'autorité du Saint-Siège que la loi civile. ? M. LE BARON DE MACKAU. — Je vous demande bien pardon ! M. LE GARDE DES SCEAUX. — Je suis heureux d'entendre
cette protestation, mais peut-être ne serez-vous plus de mon avis, lorsque je
rapprocherai de vos actes et de vos prétentions les paroles du Souverain
Pontife, inscrites dans la bul !e portant ratification du Concordat, qui régit
encore aujourd'hui les rapports de l'Église avec les pouvoirs civils. Voulez-vous
me permettre de vous lire quelques lignes de cette bulle. (Lisez ! lisez !) M. JUMEL. — Nous avons bien reculé
depuis cette époque. M. LE GARDE DES SCEAUX. — ... insérée au Bulletin
des Lois ? M. LE BARON DE MACKAU. Nous la connaissons bien ! M. LE GARDE DES SCEAUX. — Vous la connaissez, mais
vous ne la pratiquez pas. M. LE BARON DE MACKAU. Cota dépend je ne suis pas de
votre avis. M. THELLIER DE PONCHEVILLE. Lisez la dernière encyclique,
Monsieur le Ministre. M. LE GARDE DES SCEAUX. — Laissez-moi donc continuer,
je ne puis pas tout lire à la fois : « ...
Quoiqu'on ne puisse douter des sentiments et des intentions des évoques,
puisque sans l'obligation d'aucun serment l'Évangile suffit pour les
astreindre à l'obéissance due aux Gouvernements, néanmoins pour que les chefs
du Gouvernement soient plus assurés de leur fidélité et de leur soumission,
notre intention est que tous les évoques, avant d'entrer dans l'exercice de
leurs fonctions, prêtent, entre les mains du Premier Consul, le serment de
fidélité qui était en usage par rapport à eux, avant le changement de
Gouvernement. » A DROITE. — Rendez-nous le Premier
Consul ! M. MAURICE FAURE. — Il faisait enlever le Pape
et le séquestrait à Fontainebleau, le Premier Consul devenu Empereur ! (Très
bien ! à gauche. — Bruit à droite.) M. LE GARDE DES SCEAUX. — Je comprends que ces
souvenirs ne vous soient pas très agréables, parce qu'ils montrent dans quel
état d'insurrection vous êtes contre les principes qui ont été posés par
l'Eglise elle-même. M. LE BARON DE MACKAU. — En aucune façon. M. LE GARDE DES SCEAUX. — -Voici maintenant la formule
du serment. Vous allez voir si l'Evêque de Mende a pris soin d'y conformer et
ses actes et son langage « Je jure et promets à Dieu, sur les saints
Évangiles, de garder obéissance et fidélité au Gouvernement établi par la
Constitution de la République française... M. PAUL DE CASSAGNAC. — Ce n'était pas ta vôtre M. LE GARDE DES SCEAUX. — « Je promets aussi de
n'avoir aucune intelligence, de n'assister à aucun conseil, de n'entretenir
aucune ligue, soit au dedans, soit au dehors, qui soit contraire à la
tranquillité publique ; et si, dans mon diocèse ou ailleurs, j'apprends qu'il
se trame quelque chose au préjudice de l'Etat, je le ferai savoir au
Gouvernement. » (Exclamations t rires à gauche. — Bruit à droite.) Messieurs,
nous sommes loin de cette époque. Mais, j'ai cru nécessaire de faire ces
citations et de vous rappeler cette formule de serment pour bien caractériser
l'esprit qui a présidé à la rédaction du Concordat. (Très bien !
à gauche.) En ce
qui nous concerne, — et ce sera mon dernier mot, — nous poursuivrons avec une
grande prudence, mais en même temps avec la plus grande fermeté l'exécution
des lois, de toutes les lois. Applaudissements
vifs et répétés à gauche et au centre. — L'orateur en retournant à son banc,
reçoit de nombreuses félicitations. XIII Extraits du discours de M Challemel-Lacour le 22 Septembre 1892.
Oui,
nous voudrions que cette fête ouvrît, une ère de rapprochement patriotique.
Mais comment ne pas relever dans les agitations d'un des siècles les plus
tourmentés de l'histoire, et pour l'instruction de tous, le fait qui en
ressort avec le plus d'éclat ? C'est que tous les Gouvernements qui se sont
succédé, qu'ils fussent fondés sur le génie d'un grand homme, ou entourés des
prestiges du passé, ou distingués par le nombre et la variété des talents,
ont été convaincus l'un après l'autre d'être des utopies éphémères. Viciés
dans leur origine et rongés, dès le premier jour, par quelque contradiction
intime qui était un germe de mort, quelques-uns se sont abîmés bientôt dans le
gouffre qu'ils avaient eux-mêmes ouvert les autres ont été emportés, en peu
d'instants, après une existence inquiète ; par quelque incident en apparence
futile à l'étonnement de ceux qui les avaient fondés et qui, la veille
encore, les soutenaient avec orgueil. Ils sont tombés et la République a
reparu, non pas comme une crise intermittente, comme un expédient d'un jour,
comme un abri fragile et précieux pendant la durée d'un orage, mais comme le
destin de la France. Nous
voyons, Messieurs, depuis quelque temps, se produire, dans les rangs des
adversaires de la République, une sorte de mystérieux ébranlement plusieurs
parmi les plus sincères semblent tentés de renoncer enfin à une hostilité
stérile, à une opposition sans prétexte sérieux, sans espérance et désormais
sans honneur. Est-ce la République seule qui les subjugue enfin par son
ascendant ? Est-ce l'œuvre qu'elle peut se vanter déjà d'avoir accomplie la
fortune du pays reconstruite, la France redevenue puissante et prospère,
replacée a son rang, calme dans sa force et entourée de la considération
universelle est-ce cette œuvre qui, après avoir forcé le respect du monde,
les désarme a leur tour ? Peu importe ! Il n'est pas un esprit sérieux qui ne
suive ce mouvement avec intérêt. Nous le saluons pour notre part avec
satisfaction et avec confiance. Qu'est-ce qui pourrait empêcher des hommes, à
qui ne manque pas plus la pénétration que le patriotisme, de rompre avec la
mort pour rentrer dans la vie ? Ils n'ont pas à hum Nier leur raison devant
une doctrine récente et particulière, dont on pourrait donner la date et
nommer les parrains ; ils n'ont pas à rendre les armes à un parti qu'ils ont
longtemps dédaigne et qu'ils se souviennent d'avoir traité sans ménagement ;
ce n'est même pas devant la volonté du pays qu'ils capitulent, quoique
pareille capitulation n'ait rien pu coûter à leur fierté ! Ils s'inclinent
devant l'autorité d'une longue suite de faits, où nul ne peut méconnaitre la
marque souveraine de ce qui s'appelle, dans le langage habituel au plus grand
nombre d'entre eux, un décret providentiel. Nous ne
sommes pas de ceux que ce mouvement inquiète et nous ne craignons pas qu'il
soit une simple manœuvre ; une telle-stratégie ne tromperait que ceux qui
t'auraient conçue. Qu'ils se rallient, encore une fois, sans arrière-pensée,
sans chercher à distinguer subtilement entre la République et les principes
qui la constituent ou, pour mieux dire, qui résument le génie de la
Révolution française et celui de la France nouvelle liberté de la conscience
et de la pensée, liberté individuelle, liberté du travail, égalité pour tous
des charges et des garanties. Au lieu d'en' contester inutilement quelque
application spéciale, qu'ils s'y attachent au contraire avec énergie dans les
secousses qui ont ébranlé tant de choses, ces principes sont restés intacts,
ils ont conservé leur vérité, ils n'ont rien perdu de leur vertu ils sont
l'ancre de la civilisation. Voici
qu'une Révolution nouvelle s'annonce par bien des signes' ; plusieurs la
croient déjà commencée et en train de s'accomplir insensiblement autour de
nous. Cette Révolution, dans laquelle la volonté de l'homme a moins de part
encore que dans les autres, quoiqu'elle ait été amenée par les découvertes du
génie et qu'elle soit fille de la science, peut et doit s'achever
pacifiquement. Mais elle impose aux pouvoirs publics un redoublement, de
vigilance et des obligations sérieuses ; elle exige de tous, et surtout des
plus éclairés, un concours de bonne foi elle risquerait de réveiller par de
rudes surprises ceux qui, effrayés par les premières difficultés ou déjà las
avant d'avoir mis la main à la tâche, se feraient de l'indifférence un asile
et s'endormiraient dans une nonchalante inertie. Pour résoudre ces
difficultés, pour maintenir contre des prétentions peu réfléchies et contre
des rêveries menaçantes la raison et le droit, t, nous n'avons qu'une force,
mais invincible, ce sont les principes de la Révolution. Ceux qui les ont
proclamés et donnés pour fondement a la République ont bâti sur un roc. Qu'ils
soient glorifiés, non seulement -pour avoir fait faire un grand pas à la
justice sociale, mais pour avoir préparé, au prix de tant d'efforts, cette
forteresse et cette lumière ! XIV Discours de M. Loubet à la Chambre le 17 Novembre 1892.
M. ËMILE LOUBET, président du Conseil, ministre
de l’Intérieur. — A M. Ernest Roche, je réponds Vous calomniez votre
pays, en soulevant à cette tribune le débat que vous y avez apporté. Voyez
donc ce qu'on dit de la France en Europe, dans le monde entier Interrogez,
consultez et produisez ici de sérieux éléments de comparaison, qui
établissent notre infériorité, au point de vue du bien-être général et de
l'état social, à l'égard des autres pays de l'Europe et du monde. Dites-nous
dans quelle contrée d'Europe les salaires se sont aussi rapidement élevés au
niveau qu'ils ont atteint en France Il y a quelques années, des statistiques
comparatives ont été faites sur les chiffres respectifs des salaires, en
Angleterre, en Belgique, en Suisse et en France. Vous
avez reçu, par les soins du précédent Gouvernement, des rapports émanés de
nos agents consulaires ou diplomatiques à l'étranger ; c'était au moment de
la discussion de cette loi économique qui, j'en demande pardon à M. Aynard,
fera l'honneur de cette Assemblée et qui assurera à la classe ouvrière les
salaires auxquels elle a légitimement droit. Vous
avez pu constater dans ces rapports, dont les affirmations n'ont jamais été
contestées et ne pouvaient pas l'être, que les salaires en France étaient
plus élevés que dans aucun autre pays d'Europe. Est-ce
là la preuve que la société française s'est désintéressée des besoins de la
classe ouvrière, de cette classe qui veut si ardemment travailler ? La
situation de la classe ouvrière est une honte pour nous, dites-vous. On ne
lui a rien donné, après lui avoir tout promis. Le parti républicain, pendant
vingt-deux ans, a laissé protester les promesses qu'il avait faites. Ceux, du
moins, que vous qualifiez de bourgeois, ont prodigué, pour fonder, pour
fortifier la République, des promesses fallacieuses qu'ils ne tiendront pas,
puisqu'ils en ajournent toujours la réalisation. Les
paroles que vous venez de prononcer ici et que vous semez à tous les coins de
la France, M. Ernest Roche, sont-elles des paroles françaises ?
Contiennent-elles au moins une parcelle de vérité ? Oui,
vous calomniez votre pays — et je ne parle pas seulement du parti républicain
— vous calomniez la France, qui toujours et tout entière, est restée attachée
à la solution de tous les problèmes intéressant le bien-être et la postérité
des masses laborieuses ? Et quoi
nous n'avons rien fait ? N'est-ce donc rien d'avoir développé les
institutions de bienfaisance à tous les degrés ? Dans quel autre pays
ont-elles atteint un égal degré de puissance et d'efficacité ? N'est-ce
rien que d'avoir réglementé le travail dans les manufactures ? N'est-ce rien
je cite les lois qui me viennent en ce moment à l'esprit- n'est-ce rien que
la loi Roussel, votée en 1874, sur la protection de l'enfance abandonnée ? Ne
savez-vous pas qu'à l'heure actuelle, alors même que les départements n'y
étaient pas obligatoirement tenus, deux seulement ont refusé d'inscrire les
crédits nécessaires pour mettre en œuvre cette loi ? N'est-ce
rien que tous ces projets, dont vous êtes saisis, qui organisent l'assistance
médicale et l'hospitalisation dans tous les départements et dans toutes les
communes de France ? M. GRANET. — Et la loi sur les Syndicats
professionnels ? M. LE PRÉSIDENT BU CONSEIL. — J'estime que notre parti, qui est responsable
devant la nation et devant l'histoire de là-gestion des affaires publiques
depuis quinze ans, a le droit de se montrer fier du chemin parcouru. Je
n'ajoute pas que ce pays, grâce à lui, jouit de la liberté la plus complète
qui ait jamais existé, à aucune autre époque et chez aucun peuple. Et
qu'on ne vienne plus nous parler de ces prétendues divisions de la société en
classes, en catégories, dont les unes n'auraient d'autre rôle que d'exploiter
odieusement le plus grand nombre Avouez donc plutôt qu'il existe chez ce
peuple, plus que chez aucun autre, un sentiment profond de solidarité, qui
lie les plus pauvres aux plus riches, qui fait battre les cœurs à l'unisson
qui, malheureusement parfois, et comme par accident, peut s'éclipser une
heure, mais qu'on verra apparaître demain, si quelque danger ou la nécessité
de l'union viennent à éclater aux yeux des Français. M.MAUJAN. — Le parti républicain a
refait la patrie. Vous pouvez le dire hautement. M. LE PRÉSIDENT BU CONSEIL. — J'allais terminer par-là, M. Maujan. Oui, le
relèvement, la reconstruction de la patrie, c'est l'œuvre capitale du
Gouvernement républicain, une œuvre qui demeurera. son honneur, quoi qu'il arrive. XV Discours de M. Godefroy Cavaignac à la Chambre.
M. GODEFROY CAVAIGNAC. — Messieurs, nous aurions
voulu faire, cette fois encore, ce que nous avons fait souvent apporter
purement et simplement, silencieusement notre vote, à la clôture de cette
interpellation mais nous pensons que tout ce qu'il y avait à dire n'a pas été
dit et je suis amené à demander à la Chambre quelques minutes de son
attention. (Parlez ! parlez !) Je ne
reviendrai pas sur ce qu'a dit M. le Garde des Sceaux, ni sur ce que disait
si éloquemment, l'autre jour, mon ami M. Deschanel, des promoteurs de la
campagne politique qui s'est greffée sur l'affaire de Panama ils se sont
présentés comme les défenseurs de l'honnêteté publique, et bientôt leurs
réticences calculées ont indiqué qu'ils cachaient d'autres desseins. (Très
bien ! très bien ! à Gauche.) La ligue du bien public est devenue la
conspiration du silence. (Très bien ! très bien !) Mais ce
n'est pas de cela qu'il s'agit aujourd'hui. Je demande à examiner devant la
Chambre la question politique qui est au fond de ce débat je le ferai sans
toucher en quoi que ce soit aux questions de personnes. Quelle
est donc la question politique que pose, devant la Chambre et devant le pays,
la crise qui se déroule depuis deux mois ? Deux
ordres de faits out été établis. Il y a les faits de corruption d'abord il y
a ce fait d'un ministre qui a reçu de l'argent, au moment du dépôt d'un
projet de loi. Il y a
des faits d'un autre ordre. Nous avons appris que les Sociétés financières,
que les agents financiers internationaux jouaient dans la politique française
un rote, y exerçaient une influence que nous ne soupçonnions pas. (Applaudissements.) Eh
bien, Messieurs, il est nécessaire que nous donnions au pays, que nous
donnions au suffrage universel, non seulement la certitude mais la garantie
que de pareils faits ne peuvent pas se renouveler. (Applaudissements
sur un grand nombre de bancs.) M. PAUL DËROULÈDE. — Voilà le langage d'un
honnête homme ! M. GODEFROY CAVAIGNAC. — Messieurs, le pays n'a pas
songé un seul instant à rendre le régime républicain responsable de ce qui
s'est passé. (Applaudissements
à gauche.) C'est
peut-être la plus grande preuve de vitalité que la République ait donnée
depuis vingt ans dans ce pays, que personne n'ait songé à faire peser sur le
régime ce qui était la faute des individus. (Très
bien ! très bien !) M. ARMAND DESPRÉS. — Aucune Monarchie n'y aurait
résisté. M. GODEFROY CAVAIGNAC. — Mais cela nous impose le
devoir d'autant plus étroit d'apporter à la démocratie française cette
garantie dont je parlais tout à l'heure, la garantie d'un changement de
système. (Applaudissements.) Quel
est donc le bilan de la situation actuelle ? Nous
avons vu, d'une part, des sommes considérables versées, sous prétexte de
rétribuer des publicités illusoires. (Vifs applaudissements sur un grand
nombre de bancs.) Nous
avons vu cacher, sous l'aspect d'opérations commerciales, je ne sais quel
trafic interlope. Et,
tandis qu'on nous représente ici la publicité, chaque fois qu'on propose d'y
apporter quelques restrictions, comme la garantie des libertés publiques, on
la porte ailleurs comme je ne sais quelle marchandise souillée, qui se prête
à tous les trafics. (Nouveaux applaudissements répétés et prolongés.) M. PAUL
DESCHANEL. — Il était temps que cela fut dit ! M. GODEFROY CAVAIGNAC. — Il y a là une question
ouverte ; je demande ce qui a été fait pour la résoudre. Ailleurs, nous avons
vu se dissimuler, sous l'apparence de Syndicats de garantie, ces faits de
corruption mondaine, dont un des administrateurs de Panama a dit qu'elle
avait été la plus acharnée et la plus éhontée de toutes. (Très
bien ! très bien ! à gauche). Nous
avons vu ces appels adressés à des hommes étrangers aux affaires, souvent
besogneux, beaucoup plus disposés à se procurer sans effort des capitaux,
qu'à les porter aux affaires qu'ils étaient censés garantir (Rires et applaudissements.) Ces
Syndicats de garantie, qu'était-ce donc ? On émettait des titres et, si le
mot de garantie voulait dire quelque chose, il signifiait qu'on eut dû
garantir la souscription totale des titres émis et que, sans doute, si
l'émission ne réussissait pas, les garants apporteraient les capitaux
manquants ? Détrompez-vous. L'émission ne réussissait pas, le public ne
donnait point ce qu'on lui demandait et, bien loin d'apporter les capitaux
manquants, on venait prélever, je ne sais quelle dime, sur les fonds qu'un
public trop naïf avait apportés. (Applaudissements.) M. JOURDE. — Voilà le langage d'un
ministre de la République. M. GODEFROY CAVAIGNAC. — Je demande ce qui a été fait
pour réprimer de semblables abus. J'en
arrive à ce qui est le côté aigu de la question à la corruption
parlementaire. Est-ce qu'on peut dire que la question soit liquidée, soit
définitivement éclaircie ? Dans quelle situation êtes-vous donc' ? Vous êtes
en présence d'un document dont on ne peut nier la gravité, puisqu'on a jugé
utile de faire vérifier par la justice quelques-unes des allégations qu'il
contenait. Sur ce document, M. de Reinach a prétendu que cent quatre membres
de la dernière Chambre ont touché de l'argent. Quelle
que soit la valeur de cette allégation, je demande, m'adressant aux
républicains de cette assemblée, s'il est possible de se présenter en cet
état devant le pays, s'il est possible de laisser planer une pareille
incertitude sur le Parlement (Vifs applaudissements) et sur la politique tout
entière de ce pays. Et je demande aux républicains s'ils ne voient pas, d'une
façon bien claire, le calcul qui se cache derrière les réticences intéressées
dont je parlais tout à l'heure (Très bien ! très
bien ! à gauche), le calcul de laisser peser ce soupçon de tout son poids sur la
politique qui est la nôtre ? Je ne sais ce qui a été fait ; je ne doute pas
des intentions du Gouvernement, mais je dis qu'à l'heure actuelle, les
résultats obtenus ne sont pas suffisants pour satisfaire la conscience
publique. (Applaudissements.) Je dis
qu'il est nécessaire que la Chambre manifeste clairement ses intentions et sa
volonté et j'en arrive enfin à ce qui a été tout à l'heure et sous une autre
forme l'occasion de ce débat. On est venu dire à cette tribune que certaines
pratiques étaient nécessaires à l'existence du Gouvernement. Eh
bien, non ! (Salve d’applaudissements.) M. MILLERAND. — Très bien il faut en finir ! M. GODEFROY CAVAIGNAC. — Non, il n'est pas vrai qu'il
soit nécessaire à la politique française, à l'exercice du Gouvernement
français, qu'à une heure donnée des financiers viennent apporter à l'État
français l'aumône de leurs avances, et, ce qui est plus grave encore,
l'aumône de leurs dons (Vifs applaudissements sur un grand nombre de bancs.) Non, il
n'est pas vrai qu'il soit nécessaire à l'existence du Gouvernement français,
à la politique française, que le Gouvernement surveille la distribution des
fonds que les Sociétés financières consacrent aux opérations de publicité. (Nouveaux
applaudissements.)
Et, bien loin de là, s'il est quelque chose qui ressorte d'une façon claire,
manifeste, de l'expérience d'aujourd'hui, c'est que le Gouvernement d'une
grande nation comme la France, sous un régime de publicité et de liberté, est
encore beaucoup plus impossible avec de pareilles pratiques que sans elles. (Très
bien ! très bien !) Pourquoi
le pays a-t-il manifesté pour le Gouvernement républicain, pour la République
cet attachement opiniâtre et persévérant dont nous avons le spectacle depuis
vingt ans ? Pourquoi,
depuis cent ans, des générations ont-elles donné leur sang et leur liberté
pour faire la République, et pourquoi, depuis vingt ans, la masse des humbles
dans ce pays, la masse du suffrage universel s'est-elle attachée, d'un
attachement invincible, d'une opiniâtre fidélité au Gouvernement de la
République ? C'est parce que ce Gouvernement a été pour elle, comme pour
nous, le Gouvernement du droit et de la justice. (Très bien !
très bien ! à gauche et au centre.) Cela,
il faut qu'il le demeure et il faut que vous disiez clairement votre volonté
sur ce point. Le jour où il apparaîtrait au pays que ces croyances
indestructibles sont des illusions, demandez-vous ce qui resterait de la
République, de la liberté et de la France ? (Applaudissements.) C'est
pour appeler la Chambre à se prononcer et à se prononcer nettement que je
dépose l'ordre du jour suivant « La Chambre, décidée à soutenir le
Gouvernement dans la répression de tous les faits de corruption, et résolue à
empêcher le retour de pratiques gouvernementales qu'elle réprouve, passe à
l'ordre du jour. » Applaudissements
prolongés et répétés sur un grand nombre de bancs. L’orateur, en retournant à
sa place, reçoit de nombreuses félicitations. XVI Discours de M. Tirard sur les manœuvres contre le crédit public prononcé
à la Chambre le 3 Février 1893.
Messieurs,
ce n'est pas la première fois que la question des Caisses d'épargne est
portée devant vous. Des 1880, mon honorable prédécesseur était appelé à
répondre à une interpellation que lui adressait un des membres siégeant de ce
côté. (L’orateur
désigne l’extrême gauche de la salle.) Il vous démontra d'une façon si évidente l'inanité
des accusations portées contre la Caisse des dépôts et consignations, qui,
comme vous le savez, est chargée de la gestion des fonds des Caisses
d'épargne, qu'à l'unanimité la Chambre ordonna l'affichage de ce discours
dans toutes les communes de France. Je ne
m'attendais pas, Messieurs, à être obligé de recommencer aujourd'hui cette
démonstration. Je ne pouvais prévoir ces attaques sans précédent, dont la
violence dépasse toute mesure et qui ne tendent à rien moins qu'à accuser
l'État d'être un voleur. (Très bien ! très bien ! à
gauche et au centre.) J'en
suis profondément affligé, Messieurs, et ce spectacle prouve une fois de plus
jusqu'à quel point les partis sont aveugles. Car, ce qui est en cause
aujourd'hui, ce n'est pas seulement la République et son Gouvernement, mais
le crédit de la France, c'est-à-dire la ressource suprême de la patrie dans
les moments de péril ! (Vifs applaudissements à gauche et au
centre.) M. PAULIN MÉRY. — Ceux qui compromettent le
crédit de la France et manquent de patriotisme. (Exclamations
sur un grand nombre de bancs.) M. LE PRESIDENT. — Monsieur Paulin Méry, vous
n'avez pas la parole et je vous prie de ne pas interrompre. (Très
bien !) M. LE MINISTRE DES FINANCES. — Mon rôle est simple, et
j'ajoute qu'il est facile je dois vous démontrer, je dois démontrer au pays
que jamais, en aucun temps, dans aucun pays, la situation des fonds des
Caisses d'épargne n'a été aussi fortement, aussi complètement assurée qu'elle
l'est aujourd'hui. (Très bien !) Vous connaissez le
fonctionnement de ces établissements ; vous savez qu'aux termes de la loi
organique de 1837 tous les fonds disponibles des Caisses d'épargne doivent
être déposés à la Caisse des dépôts et consignations vous savez également que
cette Caisse est administrée par un directeur indépendant, car s'il est nommé
par le ministre, celui-ci n'a pas le droit de le révoquer, sous le contrôle
d'une Commission de surveillance. Ce
Conseil de surveillance est composé de deux députés, que vous nommez, de deux
sénateurs nommés par le Sénat, de deux membres d'u Conseil d'État, nommés par
le Conseil, d'un membre de la Cour des comptes désigné par cette Cour, d'un
membre de la Chambre de commerce de Paris, nommé par cette Chambre, du
gouverneur de la Banque de France et du directeur du mouvement général des
fonds, le seul de ces membres qui dépende du ministre. Vous
voyez qu'il y a là des garanties d'indépendance, de compétence,
d'intelligence et de probité qui défient tout soupçon. (Très
bien ! très bien !) C'est
donc la loi organique de 1837 qui a obligé les Caisses d'épargne privées à
déposer tous leurs fonds disponibles à la Caisse des dépôts et consignations. L'article
3 de cette loi portait que l'emploi de ces fonds pouvait être fait par la
Caisse des dépôts en bons royaux, qu'on appelle aujourd'hui des bons du
Trésor. La
Caisse des dépôts et consignations avait également la faculté de placer ces
fonds en compte courant au Trésor. Enfin, quand le Trésor n'avait pas
l'emploi des fonds disponibles des Caisses d'épargne, on achetait de la rente
ou des valeurs garanties par l'État. Jusqu'en
1878, ce mode de procéder ne présenta aucun inconvénient. Les fonds
disponibles des Caisses d'épargne n'avaient pas encore atteint le chiffre
colossal où nous les avons vus depuis mais ils s'élevaient déjà à des sommes
considérables. Employés en bons du Trésor, ils ont suffi pendant plusieurs
années aux besoins des budgets extraordinaires de la Guerre, de la Marine,
des Travaux Publics et de l'Instruction Publique. M. RAYMOND POINCARÉ. — C'est un système déplorable. M. LE MINISTRE. — On a absolument renoncé à ce
système. On a pensé en effet, qu'il était préférable de remplacer, dans le
portefeuille de la Caisse des dépôts et consignations, ces bons du Trésor
'par des titres plus facilement réalisables. On a voulu très sagement dégager
la dette flottante, et la loi du 30 Décembre 1882 a consolidé une première
somme de 1200 millions, en 3 p. 100 amortissable. Plus tard, par la loi du 1'
Mai d886 une autre somme de 400 millions a été consolidée, également en 3 p.
100 amortissable, valeur excellente, la meilleure de toutes, qui n'a pas été
appréciée suffisamment dès le début par le public et qui convenait tout
particulièrement à la Caisse des dépôts et consignations. Enfin, en 1887, la
dette flottante ayant encore pris un développement exagéré par l'afflux des
capitaux d'épargne, une disposition nouvelle fut introduite dans la loi du
budget. Je vous demande la permission de vous en donner lecture, car elle a
modifié complètement les rapports de la Caisse des dépôts et consignations et
du Trésor. M. RAYMOND POINCARÉ. — Cette disposition est la sauvegarde
des Caisses d'épargne. M. LE MINISTRE. — Elle en est, en effet, la
sauvegarde. Aux
termes de l'article 28 de la loi de finances du 26 Février 1887, « le maximum
des fonds que la Caisse des dépôts et consignations peut verser en compte
courant au Trésor est fixé, pour les fonds provenant des Caisses d'épargne
privées, à 100 millions de francs ». De sorte qu'aujourd'hui le Trésor ne
peut recevoir sur les fonds disponibles des Caisses d'épargne qu'une somme de
100 millions. Cette disposition a toujours été rigoureusement exécutée.
Seulement, il en est résulté la nécessité de placer les fonds des Caisses
d'épargne, car, enfin, je ne crois pas qu'il ait jamais pu entrer dans la
cervelle d'un être raisonnable que l'État était tenu de conserver en
numéraire les fonds provenant des Caisses d'épargne, pour lesquels on a donné
longtemps un intérêt de 4 p. 100, intérêt qui a été réduit à 3 fr. 73 et tout
récemment encore à 3 fr. 50, qu'il lui était interdit de les placer, d'en
tirer lui-même un intérêt. Il est
absolument impossible que personne ait jamais pu penser que les intérêts des
fonds des Caisses d'épargne seraient payés par l'impôt. Il fallait donc
placer ces sommes c'était une nécessité absolue. (Très
bien !) On peut
même se demander ce qui adviendrait si on retirait ainsi de la circulation
cette somme de plus de 3 milliards et demi qui est aujourd'hui déposée à la
Caisse des dépôts et consignations. Voyez-vous cette somme énorme absolument
inerte, sans emploi, paralysée, stérilisée dans une caisse immense, dans un
bas de laine comme on n'en a jamais vu ? Ce n'est pas possible, ce n'est pas
raisonnable. Il
fallait donc pourvoir à ce placement, et c'est ce qui a été fait. Dans
quelles conditions les placements ont-ils été faits ? Cela n'a pas toujours
été facile on ne trouve pas toujours l'emploi des sommes dont on dispose
quand elles s'élèvent à des centaines de millions. Si on est tenu de faire
des placements tous les jours, il arrive que, lorsqu'on veut acheter au
comptant une somme assez considérable, on ne la trouve pas disponible au
parquet des agents de change ; on a été, par suite, obligé, à plusieurs
reprises, de faire des achats à terme, des achats fermes, bien entendu non
pas des achats à primes ni des achats de spéculation des achats fermes,
dis-je, parce que le marché du comptant ne pouvait pas suffire aux demandes. J'ai
même là une lettre qui, certes, n'a pas été écrite pour les besoins de la
cause ; elle est datée du 5 Janvier et elle m'est adressée par M. le
directeur général de la Caisse des dépôts et consignations : « Comme
renseignements curieux et bien imprévus, me dit-il, je crois devoir vous
faire connaître, Monsieur le ministre, que dans ces derniers jours de baisse,
notamment aujourd'hui, nous n'avons pu trouver au comptant les rentes que
nous demandions en Bourse, soit 15 000 francs en 3 p. 100 -ce n'est pas
beaucoup et 12 000 francs en 3 p. 100 amortissable. Les ordres n'ont pu être
exécutés qu'à terme. » On
adresse sans cesse ce reproche au Gouvernement, ou plutôt à la Caisse des
dépôts et consignations. Le Gouvernement, dit-on, doit se contenter de faire
des achats au comptant, et il ne doit pas faire des achats à terme. Mais,
Messieurs, cela est-il possible ? Faut-il garder l'argent, attendre
tranquillement que les o tires de rentes arrivent au parquet ? On ne pouvait
laisser les fonds d'épargne improductifs. On a donc absorbé les titres qu'on
a pu rencontrer au comptant quand ces titres n'ont pas suffi, on a procédé à
des achats à terme. Je ne crois pas que sur ce point on puisse adresser
l'ombre d'un reproche à la Caisse des dépôts et consignations. (Très
bien !) M. FRÉDÉRIC GROUSSET. — Alors il serait urgent de
voter la proposition de la loi de M. Siegfried, qui permet d'employer-les
fonds des Caisses d'épargne en prêts aux communes et aux départements. (Très
bien ! à droite) M. LE PROVOST DE LAUNAY. — Oui, mais cela gênerait le Crédit foncier. M. MARIUS MARTIN. — Pourquoi la Commission
n'a-t-elle pas déposé son rapport ? M. LE PRÉSIDENT. — M. le ministre ne fait en ce
moment que justifier la demande d'urgence déposée par le Gouvernement le
débat n'est pas encore ouvert sur le fond. Je vous prie, en conséquence, de
ne pas interrompre. M. LE MINISTRE. — Je m'arrête cependant un
moment à l'interruption de M. Grousset, parce qu'elle touche au point même
qui est en discussion, c'est-à-dire aux reproches qui sont adressés
journellement, qui sont la base de la campagne engagée contre les Caisses
d'épargne, à savoir que l'on n'a pas, en portefeuille ou en, caisse, des
sommes suffisantes pour faire face immédiatement à toutes les exigences qui
pourraient se produire. Je pose cette question a l'honorable interrupteur
Lorsqu'on pourra acheter des obligations des communes, sera-t-on plus avancé
qu'aujourd'hui ? (Très bien ! à gauche et au
centre) Ces
titres seront-ils d'une réalisation plus facile que les rentes. Je
crois la réponse simple et topique. Il n'y a pas de titres qui soient
supérieurs a la rente française ; il n'y en a pas en France, et j'affirme
même qu'il n'en existe pas à l'étranger. (Applaudissements.) M. LE COMTE DE KERGARIOU. — Ce n'est pas un langage
d'affaires. M. LE PRÉSIDENT. — Comment ? M. LE COMTE DE KERGARIOU. — Oui, car il n'y a pas de
remboursement à vue possible, pas plus pour les Caisses d'épargne que pour un
établissement de crédit quelconque. M. LE PRÉSIDENT. — Alors vous êtes d'accord
avec moi pour reconnaître que la campagne qui est menée en ce moment est
abominable, qu'il est inouï de dire que l'État est un voleur ! (Très
bien !) Messieurs,
je vous ai promis des éclaircissements, je vous demande la permission de vous
les donner ; ce sont des chiffres. Je viens de vous expliquer en quelques
mots le mécanisme des opérations de la Caisse des dépôts et consignations.
Ces opérations se sont-elles traduites par un préjudice quelconque pour les
Caisses d'épargne ? Voici les chiffres tels qu'ils résultent d'une Note que
M. le directeur général de la Caisse des dépôts et consignations m'a remise
et que je résume en quelques mots. Au 31
Décembre 1893, la valeur d'achat des titres qui figurent au portefeuille de
la Caisse des dépôts et consignations, tant au compte de Caisses d'épargne
privées qu'au compte de la Caisse nationale d'épargne, s'élève à 3.904.769.286
francs. Leur valeur à la même date, soit au cours du 31 Décembre, était de 4.399.234.934
francs, -différence en plus, au point de vue de la valeur, 494.455.653
francs. C'est un excédent de 500 millions comme gage et garantie des dépôts
des Caisses d'épargne. M. MARIUS MARTIN. — Vous ne tenez pas compte de
la baisse qui s'est produite sur la rente. A GAUCHE. — Laissez parler. M. LE MINISTRE. — Je n'argumente pas, je cite
des chiffres dont il est impossible de contester l'exactitude. D'ailleurs, je
réponds qu'au 3t Décembre le 3 p. 100 était à 95 fr. 50 et qu'il est
aujourd'hui a un cours sensiblement plus élevé, à plus de 97 francs. Mais ce
n'est pas tout Vous savez qu'à une certaine époque la Caisse des dépôts et
consignations a fait des bénéfices sur les intérêts elle recevait des
intérêts supérieurs à ceux qu'elle payait aux Caisses d'épargne. La Caisse
des dépôts et consignations a-t-elle fait entrer ces bénéfices dans son
compte de liquidation annuelle avec le Trésor ? Le Trésor en a-t-il profité ?
Avez-vous jamais vu figurer ces intérêts dans les produits divers du budget ?
Non ! ils ont été soigneusement mis en réserve et capitalisés. h bien,
cette réserve, qui n'était que de trente et quelques millions il y a une
dizaine d'années, alors que pour la première fois j'avais l'honneur d'être
ministre des Finances, est au 31 Décembre 1892, de 61.097.000 francs
c'est-à-dire que la différence entre la valeur actuelle du portefeuille des
Caisses d'épargne, avec l'adjonction de ces 61 millions, et le prix d'achat
des titres n'est pas moindre de 555 millions. M. AYNARD. — Il faut y ajouter la fortune
personnelle des Caisses d'épargne ! M. LE MINISTRE. — Et, lorsque je compare non
plus le prix d'achat avec la valeur actuelle du portefeuille, mais la valeur
de ce portefeuille avec les sommes dues aux Caisses d'épargne, j'arrive
naturellement, et c'est là la justification de mes chiffres, à des résultats
identiques. En
effet, si l'on compare le chiffre total des sommes dues aux Caisses d'épargne
qui, au 31 Décembre dernier, était de 3 milliards 905 millions, avec la
valeur du portefeuille correspondant, qui est de 4 milliards 460 millions, la
différence en faveur du portefeuille est de 55a millions, chiffre égal à
celui que je viens de vous donner tout à l'heure. Voilà
la situation. Les sommes dues aux Caisses d'épargne ont pour gage le
portefeuille, qui est de 55S millions supérieur aux sommes déposées par
elles. Or, il faudrait, pour que l'État fut en perte, que les valeurs qu'il a
en portefeuille fussent dépréciées de plus d'un demi-milliard ; et, pour que
les Caisses d'épargne perdissent quelque chose, il faudrait que l'État eût
perdu tout crédit, car il est aujourd'hui responsable non seulement jusqu'à
concurrence des valeurs qui sont dans le portefeuille de la Caisse des dépôts
et consignations, mais jusqu'à concurrence de la totalité des versements
faits par les Caisses d'épargne à la Caisse des dépôts et consignations. C'est
en présence de cette situation qu'on se permet aujourd'hui de venir, non pas
critiquer, mais outrager tous ceux qui ont la responsabilité de la gestion
des fonds des Caisses d'épargne (Très bien !) UN MEMBRE À GAUCHE. — C'est de la diffamation. M. LE MINISTRE. — Et, quand on lit les
productions qui ont sans doute passé sous vos yeux, lorsqu'on entend les
paroles virulentes qui sont prononcées dans certaines réunions publiques où
l'on cherche à abuser des crédules et des naïfs (Très
bien !)
on se demande véritablement si ce langage est digne de vrais Français. (Vifs
applaudissements à gauche et au centre.) On se
demande si ce n'est pas abuser de cette liberté de la presse, de cette
liberté de la parole que la République a si libéralement données. (Nouveaux
applaudissements sur les mêmes bancs.) Et quand on en est arrivé à faire cette
constatation, on est contraint de demander au Parlement des ressources de
protection ; dans un intérêt suprême qui n'est l'intérêt ni de la République,
ni de son Gouvernement, mais bien l'intérêt du crédit public, duquel peut
dépendre, un jour, la défense du territoire de la patrie (Applaudissements
répétés à gauche et au centre.). VII Discours de M. Jules Ferry au Sénat
MESSIEURS et CHERS COLLÈGUES, J'essaierais
en vain de dissimuler, sous des formules étudiées, les sentiments dont mon
âme est pleine. Ce sont ceux d'une fierté que vous jugerez légitime,
puisqu'elle me vient de vous, et d'une gratitude infinie. L'honneur que vous
faites a celui que vous appelez à votre tête est des plus grands qui soit au
monde. Je ne me targue pas de l'avoir mérité. Eu me choisissant, parmi tant
d'hommes si dignes d'occuper cette charge, le Sénat a voulu faire, avant
toutes choses, un acte de haute et paternelle bienveillance. H a mis un terme
à une longue épreuve il a décidé que l'ostracisme, cet enfant irrité de la
cité antique, n'aurait pas de place dans notre démocratie libérale et
tolérante. (Applaudissements.) La tâche,
que votre confiance, m'impose m'apparait plus élevée encore, quand je songe à
tous ceux dont les talents, l'éloquence et le caractère ont brillé à cette
place. Et parmi ceux-ci, je veux saluer a mon tour, au nom du Sénat
reconnaissant, le sage qui, pendant douze années consécutives et non des
moins orageuses de notre histoire parlementaire, a dirigé les travaux de
cette Assemblée. (Applaudissements.) M. Le
Royer a quitté volontairement cette présidence qu'il avait en quelque sorte
façonnée à son image, modelée sur cet idéal de loyauté, de bonté et de
justice, qui est la lumière et te guide de sa vie. (Applaudissements.) Il a
marqué la fonction d'une trop forte empreinte, pour que ses exemples y soient
jamais oubliés. Au milieu des orages des Congres, dans les labeurs de la
Haute Cour, comme dans la direction des débats ordinaires de l'Assemblée, on
l'a toujours vu égal à lui-même, 'se mettant sans effort à la hauteur des
plus grands devoirs, interposant, dans les circonstances les plus difficiles,
une autorité d'une nature particulière, faite de bonne grâce et de fermeté et
qui a sa source dans la haute probité de l'esprit et la droiture souveraine
de la conscience. (Applaudissements.) Et
l'impartialité absolue dont il demeure l'éclatant modèle n'est point chez ce
maître vénéré, chez ce républicain impeccable, le fruit du scepticisme de
l'esprit ou de l'indifférence du cœur. Avant d'être l'arbitre du camp, M. Le
Royer avait été des plus ardents à la bataille, des plus tenaces dans le
combat. Nous l'avons vu, dans les premières et difficiles épreuves de notre
évolution républicaine, à la tête de cette petite phalange qui barrait
obstinément la route au retour du passé, et aucun des témoins de ces heures
rudes et glorieuses, j'en vois ici beaucoup autour de moi, n'a oublié cette
éloquence chaleureuse et sobre, où tressaillait, en accents sincères et
puissants, l'amour profond du droit et de la liberté. (Vifs applaudissements.) Celui
qui recueille aujourd'hui ce noble et lourd héritage a pris aussi sa large
part des mêlées brûlantes de la politique. Sa vie politique n'a été qu'un
long combat. Vous ne l'avez cependant pas jugé incapable de ce rôle élevé
d'arbitre, qui semblait peu fait pour lui. Vous avez pensé que l'adversité ne
porte pas les mêmes fruits dans toutes les âmes ; que, si les unes en sortent
aigries et révoltées, d'autres s'y retrempent et s'y instruisent, à la clarté
des jours d'épreuve. (Applaudissements.) L'expérience des hommes et des
choses est une grande école d'équité. La vie parlementaire serait odieuse, si
l'on n'y apprenait pas à se respecter et à s'estimer les uns les autres. N'est-ce
pas là précisément l'état d'esprit de cette grande Assemblée, ce qui donne à
vos débats tant de noblesse, ce qui assure ici aux relations personnelles
tant de charme et de dignité ? Et se peut-il imaginer une plus admirable
école de respect mutuel, que ce Sénat, illustré par tant de grands noms et
dans lequel se rencontrent, comme par l'effet d'une secrète attraction, les
orateurs et les hommes d'Etat qui ont porté le plus haut, dans l'opposition
comme dans le gouvernement, l'honneur de cette tribune, pour le plus grand
renom de la patrie française ? Messieurs,
il y a dix-huit ans, presque jour pour jour, que nous avons fondé dans ce
pays impatient de se reposer sous un gouvernement définitif, la République
parlementaire. Dans une démocratie comme la nôtre, la tentative était hardie
; on peut dire que, dans le monde entier, elle n'avait pas de précédent.
Notre République parlementaire avait contre elle certaines traditions et
cette habitude invétérée de l'esprit français, qui tend à confondre le
meilleur avec le plus simple, comme si, dans tous tes ordres de phénomènes,
la complexité n'était pas l'attribut des organismes supérieurs, comme si le
despotisme n'était pas a la fois le plus simple et le pire des gouvernements.
(Applaudissements.) L'expérience
s'est faite elle se poursuit, et, sans dissimuler les difficultés qu'elle
soulève sur son chemin, qui oserait dire qu'elle n'a pas réussi ? La
République parlementaire s'est-elle montrée inférieure aux grandes tâches
d'un gouvernement ? L'ordre maintenu sans effort et sans troubles, les
finances rétablies, l'armée refaite et grandement fortifiée, la République
conquérant en Europe, à force de sagesse, de puissantes et précieuses
amitiés, peut-on reconnaitre à des signes plus certains un gouvernement
vivant et durable ? Des
trois pouvoirs qui constituent le mécanisme gouvernemental, le Sénat était
encore, il y a quelques années, le plus attaqué. Les événements ont pris sa
défense et se sont chargés de le justifier. Un jour est venu, jour de péril
immense et de suprême angoisse, où l'institution, dénoncée comme un obstacle,
est apparue comme une sauvegarde. L'action fut rapide, résolue, efficace la
dictature était vaincue. J'ose dire que, dans le pays républicain tout
entier, la leçon a été comprise. Mais
ces services éclatants autant qu'exceptionnels n'épuisent pas le rôle de
cette Assemblée. Il ne suffit pas au Sénat d'être le gardien armé et vigilant
de la Constitution ; le meilleur moyen de défendre une Constitution attaquée,
c'est encore de la pratiquer. La véritable formule du gouvernement
parlementaire n'est ni le conflit des pouvoirs, ni leur équilibre qui
ressemble trop à l'impuissance c'est l'harmonie, l'harmonie qui laisse à
chacun son rôle, mais tout son rôle. L'harmonie cesse où l'effacement
commence. Le jour
où l'un des trois pouvoirs absorberait les deux autres, ce serait fait du
régime parlementaire. Nous n'avons, à cette heure, rien de pareil à redouter.
Il n'existe, entre les pouvoirs de l'État, que des rapports de collaboration
bienveillante et de mutuelle déférence. Le Sénat ne saurait jamais être un
instrument de discorde ni un organe rétrograde. II
n'est point l'ennemi des nouveautés généreuses ni des hardies tentatives.
Dans l'ordre politique comme dans l'ordre économique, il faut savoir
envisager les transformations nécessaires. Notre République est ouverte à
tous ; elle n'est )a propriété d'aucune secte, d'aucun groupe, ce groupe
fut-il celui des hommes qui l'ont fondée. Elle accueille tous les hommes de
bonne foi et de bonne volonté mais, pour leur faire une place, les
républicains n'ont pas besoin, j'imagine, de se déclarer la guerre les uns aux
autres. Ce serait bien mal comprendre le grand mouvement de ralliement qui
s'opère dans les masses profondes et qui, en dépit des incidents et des
accidents, poursuit sa marche imperturbable, parce qu'il est conduit par la
force des choses et par les intérêts les plus élevés de la patrie. (Longs applaudissements.) XVIII Lettre du ministre des Affaires Étrangères à l’ambassadeur de France au
Vatican.
Paris, le 7 Mars 1894. Monsieur l'Ambassadeur, Le
débat qui s'est engagé le 3 de ce mois à la Chambre des députés, au sujet
d'une question posée, par M. Cochin sur un arrêté du maire de Saint-Denis,
n'a pas échappé à votre attention. Il vous suffira de lire le Journal
officiel pour vous pénétrer de la pensée du Gouvernement. Toutefois, en
présence des efforts qui sont faits pour dénaturer le sens et la portée des
déclarations du Ministère, il me parait utile de les préciser et de vous
mettre à même d'affirmer que le respect du clergé pour les droits de l'État
et sa soumission à toutes les lois, sont les conditions essentielles d'une
politique de tolérance et d'apaisement (Applaudissements au Centre.) Si, à
tous les degrés de la hiérarchie, le clergé le comprend, il trouvera l'État
disposé à s'opposer aux mesures que pourrait inspirer l'injustice ou la
passion. Si
notre langage était, au contraire, interprété comme un abandon des droits de
la société laïque, comme une promesse sans condition, le clergé s'apercevrait
bien vite qu'il ne trouvera pas, pour arrêter ses empiétements, de
Gouvernement plus ferme et plus résolu que celui qui respecte l'Église dans
le domaine de la conscience. (Nouveaux applaudissements sur les
mêmes bancs.)
Je suis assuré que ce langage sera compris à Rome, et que le Saint-Père y
verra notre volonté de fortifier en France, auprès des prélats les plus
ardents et les moins disciplinés, les conseils de sagesse qu'ils reçoivent du
Vatican. (Très bien ! très bien !) Dans la
question de comptabilité des fabriques, nous nous inspirerons de ces mêmes
principes. Quand les quelques évêques qui ont publiquement protesté contre la
loi, ou cherché moins ostensiblement à en troubler l'application, auront
cessé leur résistance et permettront aux faits eux-mêmes, en dehors de toute
passion et de toute prévention, d'éclairer l'opinion publique, nous verrons
s'il est des difficultés, des complications ou des exigences fiscales qui
méritent l'examen. Ce
n'est plus l'heure de rechercher si l'élaboration du règlement aurait pu être
entourée de plus de garanties les démonstrations peu convenables de certains
prélats et l'agitation qu'un parti politique veut entretenir sur cette
question, nous mettent dans l'obligation d'exiger le silence et la
soumission, avant de décider s'il est nécessaire ou légitime de retoucher des
points de détail. (Très bien ! très bien !) M. GEORGES LEYGUES. — Nous n'avons jamais entendu
un langage plus honnête et plus fier. M. LOUIS HËMON. — Vous n'avez jamais parlé
comme cela, M. Goblet ! M. RENÉ GOBLET. — Lisez ma lettre à
l'archevêque de Paris ! M. PAUL DESCHANEL. — Nous n'avons pas oublié « les
amertumes du Saint-Père... » (On rit.) M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — Nous promettons notre
respect et notre protection à l'Église, respectueuse des prérogatives du
pouvoir laïque nous la convions à une œuvre de tolérance et de pacification.
Si le clergé catholique rend cet apaisement possible, la France y puisera des
forces nouvelles. S'il croyait ou affectait de croire nos déclarations
inspirées par d'autres sentiments que le respect de la pensée et de la
liberté, il ne tarderait pas a être détrompé et il aurait à se convaincre que
le premier devoir d'un Gouvernement, soucieux de maintenir et de fortifier
l'autorité, c'est d'exiger des serviteurs de l'Église, comme de tous les
autres citoyens, l'observation des lois. » (Bravos et applaudissements
prolongés.) XIX Discours de M. Casimir-Périer à l’inauguration de l’exposition de Lyon.
C'est
une heureuse fortune, pour un chef de Gouvernement, de pouvoir parler en un
lieu où la loyauté sobre des déclarations est plus en honneur que les
brillants artifices de langage. Je sais que je puis parler à cœur ouvert. (Applaudissements.) Pour gouverner la démocratie,
il faut lui appartenir tout entier et avoir foi en elle. Lui mentir ou la
flatter, c'est lui témoigner de la défiance ou du mépris. (Mouvements.) Lui dire ce qui risque de lui
déplaire, c'est souvent la servir. La juger capable d'entendre ce qui lui déplait,
c'est la respecter. (Applaudissements.) Tels sont les principes qui, en
toute circonstance, inspireront notre politique. (Applaudissements.) Si ces
vérités sont presque banales à exprimer, il y a peut-être quelque nouveauté à
les mettre en pratique. Nous convions tous les amis de la liberté à nous y
aider. S'il est légitime que les républicains se souviennent qu'ils ont été
longtemps c'est leur honneur des hommes de lutte, marchant à la conquête des
libertés publiques, plus habitués à l'opposition qu'au gouvernement, qu'ils
sachent bien qu'aujourd'hui, responsables de la France, ils ont de nouveaux
devoirs à remplir ; qu'ils ne voient pas dans le pouvoir un adversaire,
qu'ils y cherchent et qu'ils y trouvent l'action quotidienne, au service de
toutes les doctrines de la Révolution. Le Gouvernement qui est devant vous
n'a qu'une ambition, c'est que la démocratie triomphante se reconnaisse en
lui. A ce
moment, le directeur d'un journal socialiste de Lyon interrompt en criant :
« Pas de
politique ! » Des protestations s'élèvent de tous les points de
la salle ; on a entouré l'interrupteur et on veut, à un moment,
l'expulser. Messieurs,
permettez-moi de vous le dire en toute sincérité, je sais le respect qu'on
doit à la démocratie, et je ne crois pas que, dans aucune des paroles que
j'ai prononcées, j'aie pu porter une atteinte quelconque à la liberté des
opinions. La
confiance parlementaire porte un homme au pouvoir, pour qu'il s'y inspire des
principes qu'on sait être les siens, et c'est presque une trahison qu'il
cesse d'être lui-même. S'il s'attache à faire de son esprit le rendez-vous
d'opinions qui se heurtent, quel sot orgueil l'autorise à penser qu'il a été
jugé le plus capable d'appliquer les idées des autres ? Et ce n'est pas se
faire de moindres illusions, que de croire le sort du pays lié à l'existence
d'un Cabinet et de s'imaginer que le vrai devoir pour ceux qui exercent le
gouvernement est de s'y maintenir à tout prix. Ce sont là de mauvaises
habitudes d'esprit. (Bravo ! bravo !) Le
pouvoir n'est qu'une apparence, quand est compromise l'autorité de ceux qui
le détiennent. La vanité peut encore y trouver des satisfactions, la
conscience n'en trouve plus, et mieux vaut renoncer au pouvoir, par fidélité
à ses convictions, que de le conserver par une désertion. (Applaudissements.) Si la
mission première d'un gouvernement est de maintenir l'ordre, ce serait faire
injure à la France de prétendre que toute son ambition se réduit à être
rassurée ce serait bien mal répondre aux vœux et à l'attente du pays de ne
rien affirmer, de ne rien entreprendre, de ne rien oser. (Applaudissements.) Ce serait bien mal connaître et
bien mal comprendre notre époque de fermer la porte aux espérances (Mouvement) et de ne pas savoir qu'on peut
tout obtenir de la démocratie, en parlant à son cœur en même temps qu'à sa
raison. (Applaudissements.) De
grands devoirs s'imposent à l'Etat ; nous sentons les très lourdes
responsabilités qui pèsent sur nos tètes. Pour défendre au dehors les
intérêts et la dignité de la France, il ne suffit pas d'être ministre ; il
faut puiser dans la nation et obtenir de ceux qui la représentent autre chose
qu'une autorité précaire, qu'une confiance marchandée. (Très
bien ! très bien !) Puissions-nous prouver que c'est protéger le régime
parlementaire et la liberté, de ne pas désarmer le pouvoir, que ce n'est pas
contre le Gouvernement, mais avec son concours, par son initiative, que les
réformes peuvent être accomplies. (Approbation.) J'entends
souvent associer l'idée d'autorité et celle de réaction. Rien de plus faux. L'autorité
gouvernementale n'est pas seulement la garantie de l'ordre, mais la condition
du progrès. (Bravo !) Nous
relevons de l'opinion publique elle nous jugera. II n'y a pas cinq mois que
le Président de la République nous a confié le Gouvernement ; nous avons eu
l'occasion de nous expliquer souvent, nous recherchons toutes les occasions
de nous expliquer encore : les actes ont déjà confirmé les paroles. (Très bien !) Sans
abuser de votre patience, je voudrais rappeler sommairement comment s'est
exercée l'initiative du Gouvernement, au profit des idées qui nous sont à.
tous les plus chères plusieurs projets militaires sont déposés parte ministre
de la Guerre ils augmentent sans dépenses les forces défensives du pays. Nous
avons demandé aux Chambres de ne plus percevoir Les taxes successorales que
sur l'actif net des successions. Témoins des souffrances de l'agriculture et
des efforts que font les travailleurs des champs pour lutter contre
l'avilissement, nous avons saisi le Parlement de deux projets l'un dégrevant
les ventes d'immeubles, l'autre organisant un système d'assurances agricoles. La
réforme de notre législation des boissons a été étudiée et présentée dans des
conditions qui, nous voulons l'espérer, permettront aux Chambres de résoudre
enfin une question qui intéresse la santé publique, notre richesse viticole
et les consommateurs les plus dignes de sollicitude. La
simplification du Code de procédure et la réduction des frais judiciaires
seront des satisfactions légitimes données à l'opinion publique. Dans le
projet de budget, le ministre des finances a introduit tant de mesures
ingénieuses et sages, tant de réformes généreuses et fécondes, qu'on peut
dire sans être démenti, même par ceux qui discuteront ses propositions, qu'on
y trouve toute son intelligence et tout son cœur. (Applaudissements.
Cris de : Vive Burdeau !) Des modifications profondes
dans l'assiette des contributions directes, la suppression de l'impôt des
portes et fenêtres, le relèvement, sans inquisition ni vexation, de la part
contributive de ceux qui ont plus que le nécessaire, acquittent l'engagement
pris par le Cabinet de soulager les déshérités de la fortune, en atteignant
la richesse acquise. (Applaudissements.) Pour la
première fois la question des retraites ouvrières est abordée par le projet
de budget un grand principe est posé, c'est que l'aide de l'Etat est assurée,
dans une large mesure, à quiconque a fait un effort persévérant pour mettre
sa vieillesse à l'abri de l'indigence. (Applaudissements.) La
solidarité sociale se trouve donc affirmée au profit des travailleurs. Les
sentiments qui animent les Chambres nous autorisent à compter pour cette
œuvre de vraie démocratie sur leur concours ; mais disons bien haut que
l'Etat serait impuissant à réaliser ces progrès sociaux, si l'initiative
privée, si les Associations libres, si les Assemblées départementales et
communales n'avaient pour l'y aider de généreuses audaces. (Très bien !) Pour rendre cette, œuvre
durable, pour la rendre féconde, il faut, de toute nécessité, réformer nos
mœurs en même temps que nos lois, il faut que les préventions tombent, que
les préjugés s'effacent. Il faut enfin que les privilégiés de la vie, ceux
qui jouissent du superflu, se fassent une notion plus large de leurs obligations
sociales, qu'ils se résignent à assumer une part un peu plus lourde des
charges publiques, pour soulager ceux qui achètent le pain de la famille avec
le salaire quotidien. (Assentiment.) XX Discours de M. Waldeck-Rousseau prononcé à Lyon, le 4 Novembre 1900, à
l’inauguration du Monument Carnot.
Monsieur le Président de la République, Messieurs. Toute
la France s'associera à l'hommage que la ville de Lyon offre aujourd'hui à la
mémoire du Président Carnot. Elle a voulu qu'au lieu même où il est tombé,
dans l'exercice de sa fonction et victime du devoir civique, son souvenir
reçut une consécration définitive. Le gouvernement de la République, uni avec
elle dans une même pensée, lui sait gré du soin patriotique qu'elle a mis à
rendre ce témoignage à la fois éclatant et durable. Vous
avez tous, Messieurs, présents à l'esprit les heures tragiques que vécut
votre cité dans la nuit du 24 juin 1894. La fête du travail que vous
célébriez alors s'achevait dans la joie sereine du labeur récompensé. Le chef
de l'Etat vous avait apporté l'expression de sa sympathie et de son
admiration. La démocratie lyonnaise avait entendu avec respect les paroles par
lesquelles il avait salué son œuvre. Et pendant les quelques heures qu'il
devait encore passer au milieu d'elle, elle allait lui témoigner de plus en
plus vivement son dévouement à nos institutions, son attachement à sa
personne. C'était un cortège triomphal que lui préparait le peuple assemblé
dans vos rues et dont sa simplicité et sa modestie eussent apprécié surtout
l'hommage rendu, en sa personne, au gouvernement républicain. C'est à ce
moment, dans cette heure de confiance et d'union que le poignard d'un
assassin l'a frappé mortellement. Le soir
même la France apprenait l'attentat avec douleur, avec indignation, avec
stupeur aussi car les esprits se refusaient à comprendre ce qu'avait voulu le
meurtrier. Frapper l'homme qu'il ne connaissait point, qui était pour les
petits, pour les malheureux, la bonté, la générosité même ? Atteindre la
fonction que le président Carnot, par sa haute correction, avait précisément
placée au-dessus des questions de personne et qui devait, le lendemain, dans
un calme absolu, se transmettre à son successeur ? De quelque façon qu'on
l'expliquât, le meurtre, autant que détestable, était inutile et absurde ; et
c'eût été, certes, pour la victime une suprême satisfaction de savoir que la
République pourrait, dans ces heures douloureuses, ne songer qu'à le pleurer,
sans qu'un seul instant la paisible transmission des pouvoirs éveillât la
moindre inquiétude. En
effet, Messieurs, si vous vous rappelez quel était l'état des partis, au
moment où l'Assemblée nationale appela Sadi Carnot à la Présidence, vous
estimerez sans doute qu'il est juste de lui faire sa part dans la situation
qu'il laissait après lui. )1 avait trouvé la France irritée de certaines
fautes, dupe de certaines promesses, prête à toutes les imprudences. Les
adversaires irréconciliables que la République rencontrera encore longtemps
sur son chemin commençaient déjà à modifier leur tactique, et, las d'être
vaincus en bataille rangée, s'essayaient aux embuscades. Dissimulant leur
drapeau, ils prétendaient se servir des couleurs nationales pour renverser le
Gouvernement choisi par la nation et reniaient leurs principes, prêts à les
affirmer de nouveau, au lendemain d'une victoire qu'ils espéraient prochaine
; si bien que, dans ce désarroi habilement préparé, les républicains
risqueraient de s'égarer et de faire le jeu de leurs adversaires, II
fallait ~ramener le ca. !mc dans les esprits, la clarté dans les
intelligences, montrer à la démocratie que ceux qui l'avaient toujours
combattue n'aspiraient si brusquement à la servir que pour mieux la dominer,
remettre enfin la France de ta Révolution dans la voie de réformes et de progrès
dont une réaction déguisée tentait de l'écarter. Le Président Carnot mit au
service de cette grande tâche des qualités personnelles précieuses,
l'autorité d'un nom et d'un passé républicains. Appelé pour la première fois
à s'occuper des affaires publiques au moment de la chute de l'Empire, il
avait gardé de ces débuts le sens très exact des responsabilités du pouvoir.
Il savait ce que peut un chef d'État pour le bien ou le mal d'une nation, et
que l'action du Président, pour être limitée par la Constitution, n'en a pas
moins sur la marche des affaires une influence décisive. Cette
influence, Carnot l'a, toujours et sans réserve aucune, mise au service de la
démocratie. C'était pour lui tout à la fois une conviction héréditaire et une
idée personnelle que la République, étant le gouvernement de tous, doit
gouverner pour le peuple, par le peuple, et qu'en servant les intérêts d'une
minorité elle mentirait à ses origines. Il savait que, quand elle a besoin
d'être défendue, — de même qu'au jour où il a fallu la fonder — c'est dans le
peuple qu'elle doit chercher ce qu'elle est sûre de trouver l'appui qui la
fait triompher ; et c'est vers le peuple, vers les travailleurs des villes et
des campagnes, que le portaient son cœur et sa raison. Vous
savez comment, au cours des nombreux voyages où il se dépensait sans compter,
il leur a maintes fois renouvelé l'expression de cette sympathie. Vous savez
aussi comment une juste e popularité, que n'atteignait point l'ironie
d'adversaires déçus, le récompensait de ses efforts. De plus, on comprenait
ce qui se cachait de bonté sous son apparente froideur ; on appréciait sa
parfaite correction et son absolue loyauté ; on rendait justice & ses
intentions, et à l'œuvre on jugeait l'ouvrier. Le jour où il est tombé, il
approchait du terme de son mandat. Fatigué par l'exercice d'une charge dont
il avait accepté toutes les obligations, il pouvait espérer des années
heureuses, où le respect du pays tout entier l'eût accompagné dans sa
retraire. Une criminelle folie a ruiné cet espoir et mis une conclusion
sanglante à une vie consacrée tout entière au travail et à la paix. Telle
qu'elle vous apparaît, avec un recul de quelque temps, commencée dans le
trouble, se poursuivant dans la paix, la Présidence de Carnot est une belle
page de notre histoire républicaine, et nous aurons, Messieurs, profit à la
relire quelquefois. En effet, sous des aspects divers, la politique se
retrouve parfois, à quelques années de distance, semblable à elle-même, et la
vérité de la veille est souvent la vérité du jour. Nos adversaires d'il y a
dix ans n'ont pas désarmé leurs moyens d'attaque sont les mêmes et, hier
encore, nous devions, comme alors, défendre contre eux, par les armes
légales, les principes de nos libertés. Dans cette lutte où, à notre tour,
nous avons triomphé, le souvenir du chef de l'État, à qui nous rendons
hommage aujourd'hui, a pu souvent nous inspirer. L'exemple
qu'il a donné n'a pas été perdu. L'esprit qui l'animait s'est retrouvé
vivant. De même qu'en 1889, le Président de la République, en apparaissant au
pays, dans un poste d'honneur, comme le premier serviteur de la démocratie, a
rallié, autour de lui l'immense majorité des Français, et les acclamations
dont, il y a quelques semaines, le saluaient à Paris leurs représentants, ont
une fois de plus prouvé que la République est invincible, lorsqu'elle se
défend, la réaction impuissante quand elle se démasque. Le vœu le plus cher
du président Carnot fut de voir réunis, dans une même pensée de concorde et
de progrès, tous les républicains. Réunis autour du monument élevé à sa
mémoire, formons le même vœu et que tous nos efforts tendent à le voir
bientôt réalisé. FIN DE L'OUVRAGE
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