Appel adressé aux
radicaux. — M. Bourgeois se dérobe. — Appel à M. Chartes Dupuy. — Le Cabinet
du 29 Mai. — La Déclaration. — L'affaire Turpin. — Incident de Galliffet. —
M. Casimir-Périer président de la Chambre. — Interpellation Goblet-Pelletan.
— Caisse de retraite des ouvriers mineurs. — Loi sur les Syndicats
professionnels ajournée. — Interpellation Thierry-Cazes. — Garantie de l'état
aux Compagnies de chemins de fer. — La situation de la France en Afrique,
d'après M Hanotaux. — Demande de crédits pour l'Afrique. — Jeanne d'Arc au
Sénat. — MM. Joseph Fabre et Charles Dupuy. — L'œuvre législative du Sénat. —
M. Carnot à Lyon. — Toast de M. Gailleton. — Réponse de M. Carnot. — Caserio
Giovanni Santo. — Retour du président du Conseil à Paris. — M. Casimir-Périer
à la Chambre. — M. Challemel-Lacour au Sénat. — Emotion produite en Europe et
dans le monde. — Les obsèques nationales. — Appréciation générale.
Jamais
la Chambre élue en 1893 ne montra mieux son incohérence, son absence d'esprit
politique, que dans le vote du 22 Juin 1894, qui renversa le Cabinet
Casimir-Périer. En pleine tranquillité intérieure, après que l'on était sorti
des difficultés créées par l'affaire de Panama, quand on avait devant soi un
Ministère dont l'autorité grandissait chaque jour, un vote de coalition, sur
une question sans importance, compromit tous ces résultats. La faute avait
été commise par les radicaux et par la Droite. Comme on ne pouvait songer à
amalgamer des éléments aussi dissemblables, ni à faire entrer dans un
Ministère républicain des socialistes révolutionnaires, force fut bien au
Président de s'adresser aux radicaux. MM. Peytral et Brisson, qu'il avait
fait appeler à l'Élysée, dès le début de la crise, regardaient comme possible
la formation d'un Cabinet de concentration, où les radicaux seraient en
majorité, et ils considéraient M. Bourgeois comme le plus apte à faire
réussir cette combinaison. Certes la combinaison était possible et elle avait
autant de chances de succès que celle qui lui fut finalement préférée, parce
que les radicaux, d'opposants devenus ministres, gouverneraient, à peu de
chose près, comme les opportunistes, sauf il redevenir intransigeants dans
l'opposition. Malheureusement
pour les ambitions impatientes, M. Bourgeois se refusa obstinément à former
le Ministère que l'on attendait de lui. Il avait bien vu, le 23 Mai, la
Gauche radicale et l'Extrême Gauche, dans une réunion de ces deux groupes,
déclarer qu'il fallait « porter résolument à gauche l'axe de la nouvelle
politique » mais il avait vu en même temps les républicains modérés, d'un
tiers plus nombreux que les républicains radicaux, déclarer le même jour, à
la même heure, qu'ils ne soutiendraient « qu'un Cabinet offrant, par sa
composition, les mêmes garanties que le Cabinet Casimir-Périer ». Cette
déclaration condamnait à la fois un Cabinet radical et un Cabinet de
concentration M. Bourgeois le comprit et il résigna ses pouvoirs aux mains de
M. Carnot. Le
Président de la République revint à M. Dupuy, pour lequel il avait du goût et
qui l'avait tiré d'embarras, l'année précédente, à pareille époque. M. Dupuy
possédait d'ailleurs au même degré la confiance des républicains qui
l'avaient élu président de la Chambre et qui lui surent gré de quitter cette
haute situation pour rentrer dans la mêlée. M. Dupuy, avec sa décision
habituelle, eut vite choisi ses collaborateurs. Le 29 Mai on connut la liste
des nouveaux ministres. M : Dupuy reprenait, avec la présidence du Conseil,
l'Intérieur et il y ajoutait les Cultes, détachés de la Justice. A la Justice
et aux sceaux il rappelait M. Guérin, sénateur de Vaucluse, son collègue du 6
Avril 1893. H confiait les Finances à M. Poincaré, un autre de ses collègues
du 6 Avril, mais à l'Instruction Publique, aux Beaux-Arts et aux Cultes.
L'Instruction Publique, et les Beaux-Arts passaient, cette fois, aux mains
d'un député de Lot-et-Garonne, encore peu connu, M. Georges Leygues, poète
délicat, artiste plein de goût, qui avait conquis de nombreuses sympathies
dans toutes les parties de la Chambre et qui n'allait pas tarder à se faire
une place à l'Instruction Publique d'abord, et plus tard à l'Intérieur. M.
Félix Faure, qui avait failli être de la combinaison du 6 Avril 1893 et qui
en eut été, sans son absence de Paris, recevait, cette fois, le portefeuille
de la Marine. La Guerre était donnée au général Mercier, ministre sortant du
Cabinet Casimir-Périer. Un autre jeune député, M. Delcassé, de l'Ariège,
était appelé aux Colonies et un sénateur des Landes, M. Lourties, au
Commerce. A l'Agriculture M. Dupuy laissait son ancien collègue du 6 Avril,
M. Viger, député du Loiret, que M. Casimir-Périer avait également conservé.
Aux Travaux Publics était appelé un homme nouveau, l'un des plus jeunes et
des plus éloquents députés, M. Barthou. Un ministre plénipotentiaire M.
Hanotaux, ancien député non réélu, eut la charge de nos relations
extérieures. En somme, M. Dupuy avait formé un Cabinet presque entièrement
modère seul M. Viger appartenait au groupe radical. Il est inutile d'ajouter
que les radicaux poussèrent les hauts cris, prétendirent que le nouveau
Ministère avait été formé inconstitutionnellement. Leurs réclamations furent
vaines, leur chef, M. Bourgeois, ayant d'avance promis son concours à la
combinaison. La
Déclaration ministérielle, assez courte et sans prétentions, fut mieux
accueillie à la Chambre qu'au Sénat, peut-être parce que le Sénat n'était
représenté dans le Cabinet que par deux de ses membres, moins connus
qu'honorables, MM. Guérin et Lourties. Les ministres du 29 Mai se
présentaient comme des hommes de bonne volonté, bien décidés à garantir
résolument l'ordre public contre toutes les agitations, disposés à améliorer
le sort des ouvriers des villes et des campagnes et croyant plus, pour y arriver,
à la vertu du principe républicain qu'à l'efficacité des moyens
révolutionnaires. Parmi les réformes sociales, le Cabinet considérait comme
la première et la plus essentielle la réforme fiscale et il terminait ce
document « bon enfant », où se retrouvait, aisément la marque de son auteur,
en assurant les viticulteurs de toute sa sollicitude. Le jour
même de la lecture de la Déclaration, une question de M. Le Hérissé au
ministre de la Guerre, transformée en interpellation, sur la demande de MM.
Pourquery de Boisserin et Paulin Méry, fit revenir l'affaire Turpin devant la
Chambre. Avec toute sa souplesse et son habileté, avec sa connaissance des
courbes savantes et des détours ingénieux, M. de Freycinet s'en était mal
tiré ; le général Mercier, qui était tout d'une pièce, s'en tira moins bien
encore. Turpin prétendait avoir découvert, durant sa captivité, un nouvel
engin et un nouvel explosif plus redoutables que la mélinite, 'dont il
voulait assurer la possession et le bénéfice à son pays, à la France. Le 27
Septembre 1893, à sa sortie de prison, il avait écrit, pour lui faire ses
offres, à M. Ch. Dupuy, alors président du Conseil. Le 25 Décembre, le
Cabinet ayant changé de chef et le département de la Guerre de titulaire, il
fait parvenir ses livres, écrits, brochures au général Mercier celui-ci les
renvoie par un gendarme. Le 30 Décembre il écrit à M. Casimir-Périer, par
l'intermédiaire d'un député de la Droite, M. de Ramel, et, cette fois, il
obtient une réponse cinq mois plus tard le 13 Mai M. Casimir-Périer lui fait
savoir que le général Mercier ne peut entrer en relation avec lui, à -cause de
la lettre qu'il a eu le tort d'écrire, le 20 Avril, au colonel Deloye,
directeur de l'artillerie. Dans sa
réponse au questionneur et aux interpellateurs, le général Mercier expliqua
que, par un traité en date de 1883, Turpin avait cédé à la Guerre le droit de
préparer et d'utiliser l'acide picrique inventé par lui. Il avait reçu, en
échange, une somme de 250.000 francs et la croix. Turpin avait su tirer la
mélinite de l'acide picrique. Au bout de dix mois, conformément aux clauses
du traité de 1883, redevenu maître de sa découverte initiale, l'acide
picrique, il avait négocié avec une puissance étrangère, trahi son associé
Triponé et encouru une condamnation pour espionnage, d'où son indignité.
C'est cette indignité qui interdisait au ministère de la Guerre d'entrer en
relations avec lui. Pour
clôturer la discussion, M. Flandin déposa l'ordre du jour suivant qui fut
accepté par le Gouvernement et adopté par l'Assemblée La Chambre, confiante
dans la vigilance du Gouvernement, pour assurer, en toutes circonstances,
l'étude approfondie d'inventions scientifiques pouvant contribuer à la
défense nationale, passe à l'ordre du jour. Cet ordre du jour blâmait
indirectement le ministre de la Guerre et le mettait en demeure d'accueillir
les ouvertures de Turpin. Une Commission fut, en effet, nommée pour étudier
le nouvel engin découvert par Turpin ; elle déclara qu'il n'offrait pas un
intérêt suffisant pour la défense nationale et Turpin fut libre de l'utiliser
à son gré. Il demeura acquis que dans l'avenir l'indignité d'un inventeur —
et celle de Turpin était très relative — ne dispenserait pas l'administration
de la Guerre d'étudier une invention dont la défense nationale pourrait tirer
profit. C'est
encore le général Mercier qui, dès le début du second Ministère Dupuy, eut à
répondre à une très embarrassante question qui lui fut posée par le général
Riu, député radical de Loir-et-Cher. Dans une enquête sur le désarmement, le Figaro
avait donné l'opinion d'un général commandant de Corps d'armée qu'il ne
nommait pas, mais que tout le monde désignait c'était le général de
Galliffet. Le ministre affirma qu'aucun général commandant de Corps d'armée
n'avait tenu le langage-qui lui était prêté et l'incident fut clos. Le
lendemain, 5 Juin, M. Paschal Grousset revint à la charge il ne réussit qu'à
faire voter, par 409 voix contre 37, un ordre du jour « flétrissant les
accusations si légèrement apportées à la tribune ». Nous ne relatons ces
incidents, assez minces en réalité, que parce qu'ils devaient avoir quelques
années plus tard, un grand retentissement ; personne ne pouvait prévoir,
alors, combien l'écho s'en prolongerait et grossirait en 1899 et en 1900. Les
radicaux de la Chambre purent mesurer leurs effectifs à l'élection du
président, en remplacement de M. Charles Dupuy. Leur candidat, M. Léon
Bourgeois, ne réunit que 187 voix contre 227 à M. Casimir-Périer et M.
Burdeau fut porté à la vice-présidence par 201 voix, sans concurrents. Malgré
cette constatation peu encourageante, MM. Goblet et Pelletan voulurent
interpeller le Cabinet sur sa formation. Cette formation, selon eux, n'avait
pas été constitutionnelle. Fallait-il, pour qu'elle le fût, prendre des
ministres dans tous les groupes qui s'étaient coalisés le 22 Mai ? La Chambre
ne le pensa pas, puisqu'en réponse à l'interpellation, elle vota un ordre du
jour de confiance, déposé par MM. Isambert et André Lebon, qui réunit 316
voix contre 157. Les
autres discussions intéressantes qui vinrent devant la Chambre, au mois de
Juin, furent relatives aux caisses de retraite des ouvriers mineurs, à la révision
de la loi de 1884 sur les Syndicats professionnels, à l'attitude politique
des membres de l'enseignement et à la limite de garantie d'intérêt par l'État
pour les obligations de chemins de fer. Le
projet de la loi relatif aux caisses de retraite des ouvriers mineurs fut
adopté par la Chambre, le 9 Juin, à l'unanimité moins deux voix, tel que
l'avait adopté le Sénat. La loi fut promulguée le 29 Juin. Elle comprend
quatre titres et 21 articles. Son principe est l'établissement des retenues
obligatoires sur le salaire des ouvriers et l'imposition aux patrons de
sacrifices égaux à ceux des ouvriers. Les sommes versées par les ouvriers
sont mentionnées sur un livret individuel et l'ouvrier en reste propriétaire,
s'il quitte la mine. A la
suite d'une longue discussion devant la Chambre, que l'attitude irrésolue du
Gouvernement contribua à rendre incohérente, la réforme projetée de la loi de
4884 sur les Syndicats professionnels, n'aboutit pas. L'urgence votée fut
retirée et une seconde délibération devint nécessaire. Le 21 Juin
l'interpellation de M. Thierry Cazes à M. Leygues, sur les mesures prises par
lui à l'encontre des universitaires qui faisaient de la politique, aboutit à
un ordre du jour de confiance déposé par MM. de Lasteyrie, Chaudey et Codet.
M. Leygues avait répondu qu'il tiendrait la main a ce que les universitaires
n'intervinssent ni dans les luttes locales ni dans les polémiques irritantes,
en ajoutant que les fonctionnaires déplacés avaient reçu des changements
plutôt avantageux, ce qui permit à un spirituel interrupteur de s'écrier «
S'ils avaient fait davantage, vous les auriez nommés recteurs. » La
discussion de la garantie par l'État aux Compagnies de chemins de fer fixa le
terme de cette garantie au 31 Décembre 1914 mais la question ne fut pas
épuisée par la discussion de Juin 1894, elle devait revenir devant la
Chambre, elle devait provoquer des accidents ministériels et, par contrecoup,
une démission présidentielle. Il ne faut en retenir que les très brillants
débuts à la tribune, comme membre du Gouvernement, du jeune ministre des
Travaux Publics, M. Barthou. Le plus grand succès de tribune fut remporté le
7 Juin, non pas par un discours politique, mais par un mémoire historique,
dont M. Hanotaux donna lecture, en réponse à l'interpellation de MM. Étienne
et Deloncle sur un immense sujet la situation de la France en Afrique. MM.
Étienne et Deloncle croyaient que les traités signés par l'Angleterre avec le
roi d'Italie et avec le souverain de l'État indépendant du Congo lésaient nos
intérêts africains c'est sur ce thème que s'expliqua M. Hanotaux. Six ans
après, à la lecture, on a quelque peine à s'expliquer le grand succès
qu'obtint ce document, dont nous présenterons une rapide analyse. L'acte
généra ! de Berlin ; du 26 Février 1883, domine toute la matière, tout le
droit international africain. Cet acte donne à la France le droit de
s'intéresser à tout ce qui se passe dans les territoires réservés à
l'Association internationale africaine, qu'administre l'État indépendant du
Congo ; or, le traité anglo-congolais du 12 Mai n'a pas respecté les
conditions d'existence de l'Association du Congo dans le bassin du Congo,
plus qu'il n'a respecté l'intégrité de l'Empire ottoman dans le bassin du
Nil. M. Hanotaux rappelle qu'en 1892 des pourparlers avaient été engagés pour
que la France signât une convention franco-congolaise, consistant en un
partage sur le papier d'une partie du bassin du Nil. Bruxelles et Londres ont
commencé par repousser les réserves faites par la France au sujet de l'acte
du 12 Mai, puis Londres, se ravisant, s'est déclarée prête à examiner toutes
les questions pendantes dans l'Afrique centrale et occidentale. Avant cet
examen, la France considère cette convention comme nulle et de nulle portée.
De Constantinople, le sultan a formulé les mêmes protestations que M.
Hanotaux, à Londres et à Bruxelles. Au
sujet du voisinage des possessions françaises et des possessions congolaises
en Afrique, M. Hanotaux redit, qu'en vertu d'une convention de 1887 avec
Bruxelles, l'action politique de la France et du Congo devaient être séparées
par l'Oubangui et par le quatrième parallèle. En 1890, on apprit que les
agents de l'État indépendant, entrainés par ta chasse de l'ivoire, avaient
franchi et l'Oubangui et le quatrième parallèle. Ces incursions se
renouvelèrent plusieurs fois et le prédécesseur de M. Hanotaux, M.
Casimir-Périer, avait accepté un arbitrage, lorsque l'on apprit la convention
du 12 Mai. Cette convention incite le Gouvernement français, sans attendre
l'arbitrage, à prendre des mesures conservatoires et à renvoyer sur les lieux
l'officier qui commande le haut Oubangui. M. Hanotaux termina en disant, que
si la Chambre lui en fournit les moyens, le Gouvernement assurera, dans ces
régions lointaines, des réserves d'avenir aux destinées de la France. Ce
respect des droits du Sultan, que M. Hanotaux professait avec une ardeur un
peu intéressée et qui cachait mal un goût assez vif pour Abdul Hamid, aurait
pu être invoqué pour justifier toutes les défaillances et tous les abandons ;
toutes les défaillances morales, comme lorsque la France reste muette, ou
parle trop doucement, en présence de massacres impunément commis ; tous les
abandons matériels, comme lorsqu'elle laisse l'Angleterre agir seule à
Alexandrie, à Tell el Kebir et au Caire. D'ailleurs, comment concilier ce
respect des droits du Sultan, avec l'envoi, dans le bassin du Nil, de
missions qui forcément rencontreront t'Egypte, vassale de la Porte ? La
Chambre ne se posa pas ces questions en 1894. Elle vota par 510 voix, à
l'unanimité, un ordre du jour de M. Etienne, approuvant les déclarations du
Gouvernement qui saurait faire respecter les droits de la France. Le
lendemain, les journaux anglais, commentant une question posée par sir
Charles Dilke à la Chambre des Communes et le discours de M. Hanotaux à Paris
disaient, non sans raison, que le refus de la France d'agir contre Arabi
avait forcé les Anglais à se charger du lourd fardeau de l'Egypte que la
France ne retrouverait plus une occasion qu'elle avait perdue par esprit de
colère et faute d'une perception politique suffisamment nette. Le 9
Juin, le ministre des, Colonies, répondant à l'appel du ministre des Affaires
Etrangères, déposait une demande de crédit de 1.800.000 francs, pour la
protection des intérêts français en Afrique. Plus d'un million devait être
prélevé sur cette somme pour renforcer les postes français sur le haut
Oubangui et construire des canonnières qui remonteraient le grand fleuve
africain, protégeraient nos établissements et tiendraient en respect les
agents de l'Etat indépendant. Sur le rapport de M. Terrier, la Chambre vota
le crédit d'enthousiasme, comme elle avait voté l'ordre du jour Etienne. Le 8
Juin, le Sénat avait adopté une proposition de M. Joseph Fabre, amendée par
MM. Demole et Waddington et ainsi conçue Article
I. La République française célèbre annuellement la fête de Jeanne d'Arc, fête
du patriotisme. Article
II. Cette fête a lieu le deuxième dimanche de Mai, jour anniversaire de la
délivrance d'Orléans. Article
III. Il sera élevé en l'honneur de Jeanne d'Arc, sur la place de Rouen où
elle a été brûlée vive, un monument avec cette inscription A Jeanne d'Arc, le
peuple français reconnaissant. Nous ne
rappelons cette proposition, qui est restée à l'état de proposition votée par
une seule Assemblée, que pour dire que la décision du Sénat fut
l'aboutissement d'une longue campagne, entreprise par M. Joseph Fabre, pour
ce que l'on pourrait appeler la béatification laïque de Jeanne d'Arc. Ce ne
fut pas seulement l'éloquence communicative de M. Joseph Fabre qui décida le
vote, ce fut aussi la hauteur de langage et l'intensité de patriotisme
montrés par un autre professeur de philosophie, M. Ch. Dupuy, dont le talent
avait singulièrement grandi, depuis qu'il avait passé par la présidence du
Conseil et par la présidence.de la Chambre des députés. Le
Sénat eut encore à se prononcer sur les médersas d'Alger, Constantine et
Tlemcen à la suite d'un discours de M. Gambon il vota un ordre du jour
approuvant en principe leur développement et renvoyant au Gouvernement
t'élude de cette intéressante question. Sur celle, non moins intéressante,
des habitations à bon marché, il renvoya le projet à la Commission et sur
celle de l'assainissement de la Seine et de Paris il émit un vote favorable
par 201 voix contre 26. Nous avons dit qu'il avait également émis un vote
favorable, quoique plus disputé, sur la caisse des retraites des ouvriers
mineurs. Telle
était la situation de la France, tranquille à l'Intérieur, respectée au
dehors, au moment où M. Carnot quittait Paris, le 23 Juin, avec MM. Charles
Dupuy, le général Borius et Tranchau, pour tenir la promesse qu'il avait
faite aux Lyonnais d'aller visiter leur Exposition. A
Dijon, où le train présidentiel s'arrête cinq minutes, M. Carnot trouve,
outre son fils aîné, lieutenant d'infanterie, son gendre M. Cunisset-Carnot,
sa fille et leurs enfants. Le soir même, il arrive à Lyon et, après avoir
reçu les fonctionnaires a l'Hôtel de Ville, il se rend à la Préfecture. La
journée du Dimanche est consacrée à de nouvelles réceptions, à des visites
aux hôpitaux, à l'Exposition et à un banquet que la municipalité offre au
Président de la République dans le Palais de la Bourse. Dans sa réponse au
toast du maire de. Lyon, M. Gailleton, M. Carnot rappelait qu'il avait visité
Lyon en 1888, au début de sa Présidence et contracté alors, envers -cette
belle cité, une dette de reconnaissance qu'il avait à cœur d'acquitter, avant
de toucher au terme de la mission qui lui avait été confiée par les
représentants du pays. On savait, en eR'et, M. Carnot le répétant volontiers,
qu'il ne solliciterait pas le renouvellement du mandat accepté à un moment
critique pour la République, quand tous ses adversaires, déclarés ou masqués,
étaient coalisés contre nos institutions, quand on pouvait craindre le
triomphe d'une Dictature pour le Centenaire de 1789. Après ce retour sur les
débuts de sa magistrature, le Président faisait un éloquent appel à la concorde,
au nom de cette patrie, qui avait besoin de l'union de tous ses enfants, pour
« la marche incessante vers le progrès et la justice dont il lui
appartient de donner l'exemple au monde ». Le progrès et la justice,
voilà les derniers mots qu'ait prononcés ce noble esprit parlant à la France.
Ce que tout le monde regardait le 24 Juin 1894, à 9 heures du soir, comme les
ultima verba du Président de la République, allait devenir, par le
crime d'un anarchiste, les ultima verba de l'homme d'élite et du bon
citoyen. Du
Palais de ta Bourse au théâtre, où M. Carnot doit paraître un instant, il n'y
a que quelques pas. Le Président veut faire la route à pied. M. Gailleton,
informé confidentiellement par Mme Carnot qu'il est un peu fatigué, insiste
pour qu'il monte dans un landau très bas il y prend place avec M. Gailleton
et les généraux Borius et Voisin. Le landau se met en marche lentement, au
milieu d'une foule compacte qui acclame le chef de l'Etat et que les
cavaliers d'escorte ne cherchent pas même à rejeter sur les trottoirs ;
d'ailleurs M. Carnot donne l'ordre au cavalier qui se trouve à sa droite, et
qui lui masque la vue de la fouie, de reculer un peu. A ce moment un homme
s'approche du landau et monte lestement sur le marchepied, tenant un papier
qui semble un placet ; ce papier recouvre un poignard dont l'assassin,
d'une main exercée, porte un coup violent a. M. Carnot, en plein flanc. « Je
suis blessé », dit doucement M. Carnot et un flot de sang rougit son
plastron, pendant qu'il s'affaisse au fond de la voiture. La
voiture quitte la rue de la République, où le drame vient de s'accomplir, et
au galop de ses chevaux regagne la Préfecture, où le Président succombe au
bout de trois heures, le Lundi 25 Juin, à minuit trente-cinq. Son cousin
germain, M. Siméon Carnot et sa sœur, les médecins, les journalistes, les
députés et les sénateurs du Rhône, l'archevêque de Lyon, Mgr Couillié, qui
lui a administré l'extrême-onction, le maire, le préfet, les principales
autorités et le Président du Conseil ont assisté à ses derniers instants. Le
docteur Poncet, professeur de clinique chirurgicale à la Faculté de médecine
de Lyon, dans un récit sobre et technique, d'où se dégage une intense
émotion, a raconté la blessure, l'opération et la mort du Président de la
République. Avec un calme et une résignation vraiment héroïques, M. Carnot
s'affaissait lentement, sans un mot de regret, de récrimination. A aucun
moment il ne fit allusion à l'attentat dont il avait été victime. Comme il
mandait le colonel Chamoin, M. Poncet lui fit remarquer qu'il était là et que
tous ses amis se trouvaient auprès de lui. « Je suis très touché,
répondit-il, d'une voix encore forte, de leur présence et je vous remercie de
ce que vous faites pour moi. » Quelques instants après, à minuit et
demi, les phénomènes agoniques se précipitaient. A aucun moment il n'y eut de
nausées, de vomissements et, quoique le Président eût accusé à deux ou trois
reprises une certaine gêne de la respiration, celle-ci resta calme jusqu'à la
fin, qui fut annoncée par quelques soubresauts convulsifs se produisant
surtout du côté du diaphragme et des muscles de la paroi abdominale.
L'autopsie, faite le 25 Juin, à 2 heures de l'après-midi, révéla que la lame
du poignard avait fait dans l'intérieur du foie une blessure de 11 à 12
centimètres et ouvert en deux endroits la veine porte. Cette blessure était
fatalement mortelle et M. Carnot ne dut qu'à l'opération faite par les
docteurs Poncet et Ollier d'avoir survécu plus de trois heures à l'attentat. L'assassin,
Caserio Giovanni Santo, n'a pas vingt-cinq ans ; sa physionomie d'aspect
insignifiant ne s'anime que lorsqu'il parle politique. Ce garçon boulanger se
prétend anarchiste et peut-être a-t-il voulu venger Vaillant, Ravachol et
Henry. Il mourut sans courage et n'eut que tout juste assez de sang-froid
pour crier une dernière fois « Vive l'anarchie ». Le président du
Conseil quittait Lyon, où régnait une agitation très inquiétante, quelques
instants après la mort du Président de la République, et arrivait à Paris
dans la matinée du Lundi 25. Il fit connaître le tragique événement aux
présidents des deux Chambres, par une lettre où il célébrait le loyal
serviteur, le citoyen intègre qui avait porté avec honneur et fidélité le
drapeau national. M. Casimir-Périer répondit que le Président était tombé au
champ d'honneur, dans l'exercice de ses devoirs constitutionnels. Il ajouta
que sa vie, faite de dévouement à la patrie et à la République, était un
enseignement et un exemple. Au
Sénat M. Challemel-Lacour parla, presque dans les mêmes termes, du citoyen
excellent qui avait exercé avec tant de dignité et une correction si parfaite
la première magistrature de la République. Il montra que si un homme devait
échapper à la haine et au fanatisme c'était M. Carnot, si modéré, si droit,
si juste, si pitoyable aux faibles et aux déshérités, si compatissant à
toutes les infortunes et doué de toutes les vertus domestiques. Les
deux Chambres votèrent presque unanimement les obsèques nationales proposées
par le Gouvernement et la sépulture au Panthéon. La cérémonie fut fixée au 1er
Juillet. Avant cette date devait avoir lieu, le Mercredi 27, la réunion du
Congrès à Versailles. L'émotion
produite à Lyon, en France, en Europe, dans le monde entier par le crime de
Caserio~-avait été immense et dès le 25 arrivaient les témoignages de cette
émotion et de l'indignation générale. Le
premier le roi Humbert associa l'Italie entière au deuil de Mme Carnot et il
rappela heureusement à M. Charles Dupuy que Carnot avait été frappé le jour
anniversaire de Solférino, jour sacré aux deux nations par une gloire
commune. M. Crispi annonça le crime à la Chambre italienne, par un discours
plein de tact, de convenance et d'émotion et, après que le président de la
Chambre eut répondu, la séance fut levée en signe de deuil, au milieu de
l'assentiment général. Alexandre III témoigna ses regrets profonds et sa
sympathie la plus vive. Guillaume II, avec une note plus personnelle, dit que
Carnot, digne de son grand nom, était mort comme un soldat. L'Empereur doubla
le prix de ce témoignage, par la grâce qu'il accorda aux officiers de la
marine française Degouy et Delguey-Malavas, arrêtés en Allemagne, condamnés
et enfermés dans une forteresse pour espionnage. Mon cœur de veuve saigne
pour vous, écrivait l'Impératrice Reine Victoria à Mme Carnot, en ajoutant
quelle horreur elle éprouvait pour ce crime hideux. Le 1er
Juillet était un Dimanche. La journée fut presque remplie par la double, par
la triple cérémonie de l'Élysée, de Notre-Dame et du Panthéon. Tout Paris,
renonçant à sa distraction favorite des jours d'été, était resté en ville
pour assister à l'immense défilé. Toute la France était représentée, dans le
long et imposant cortège que le nouveau Président de la République avait
voulu conduire, malgré le protocole. Rien ne troubla cette belle
manifestation. Paris sait admirablement la mesure qu'il faut garder, la tenue
qu'il faut avoir pour un grand deuil, comme pour un grand triomphe national.
A ses bons citoyens, comme à ses glorieux poètes, comme à ses illustres
savants, il sait faire d'inoubliables funérailles. Au
Panthéon des discours furent prononcés par MM. Dupuy, Challemel-Lacour, de
Mahy et, au nom de l'École Polytechnique, par le général André. MM. Dupuy et
Challemel-Lacour fixèrent heureusement les traits de la physionomie de M.
Carnot. Il a donné à son pays sa vie même, disait le président du Conseil.
Sans se départir jamais de la simplicité républicaine, instinctive chez lui,
il a su donner à la magistrature suprême une tenue, une attitude, une valeur
représentative, qui répondent à la fois au sentiment et à l'intérêt national.
Ce que célèbrent toutes les manifestations, tous les télégrammes, toutes les
couronnes, toutes les fleurs, c'est l'homme intègre, le citoyen exemplaire,
le magistrat loyal et par-dessus tout le pacifique. M. Dupuy termina en signalant
le nombre considérable d'œuvres d'assistance et de prévoyance sociale, ou de
bienfaisance individuelle, auxquelles le Président donnait son concours. M.
Challemel-Lacour, après avoir rappelé les honneurs tardifs rendus le 4 Août
1889 aux restes de Lazare Carnot, le Victorieux, dit que son petit-fils n'a
jamais connu la colère, la vengeance, ni la haine qu'il a essayé, par son
sourire aimable et loyal, de désarmer les plus profondes rancunes ; qu'il
s'est prodigué à tous dans des voyages sans fin. Si l'exil a récompensé le
grand-père, si la main d'un fou a frappé le petit-fils, M. Challemel-Lacour
se pose cette question : « A quoi bon agir, puisque telle est la
rémunération qui attend les plus purs dévouements ? » Et il répond
éloquemment : « La France vit du dévouement de tous ceux qui se sont
sacrifiés pour elle, des nobles pensées qui ont traversé leur esprit, de
leurs souffrances, même de leur mort ; le coup frappé à Lyon retentit en
témoignages de sympathie, où nous avons le droit de puiser quelque force et
quelque fierté. » Quelle
succession d'événements, entre le Congrès de Versailles, par une froide
journée de Décembre 1887 et le drame de Lyon, par une chaude nuit d'été, en
Juin 1894 La situation est critique, sinon dangereuse, lorsque Sadi Carnot
est porté par un vote inattendu à la première magistrature. Homme de second
plan jusqu'à ce jour, il se trouve d'emblée à la hauteur de ses fonctions,
qu'il comprend et qu'il remplit tout autrement que son prédécesseur, avec
moins d'égoïsme, avec plus de bonté réelle et bientôt avec autant d'autorité.
Son impeccable correction frappe tout le monde dans les cérémonies auxquelles
donnent lieu l'Exposition de 1889 et les fêtes du Centenaire et cette
correction, cette dignité constante, dignité de la tenue et dignité de l'âme,
ne contribue pas médiocrement à assurer la victoire de la République sur les
monarchies syndiquées. Le Boulangisme vaincu, c'est l'Europe qui peu à peu se
laisse conquérir comme l'a été la France et c'est le plus autocrate des
souverains qui fait à la République française des avances significatives.
Chaque jour, grâce à Carnot, se resserrent les liens d'une amitié qui semble
permettre à notre pays des espérances d'avenir. En moins de sept années, par
sa seule influence, malgré les troubles momentanés, l'arrêt de la machine et
même les reculs que causent de trop nombreux changements ministériels, malgré
les craintes inspirées par les premiers attentats anarchistes, Carnot a su, à
l'intérieur comme au dehors, rendre de signalés services à la République et à
la France. Sa conduite politique n'a pas encouru un reproche. Sa conduite
privée fut au-dessus de tout éloge. Il a emporté les regrets de tout un
peuple, les sympathies du monde entier. Quel chef d'État, quel prince, quel
souverain mérite une plus belle oraison funèbre que ce simple citoyen. ? Tout a
été dit et admirablement dit, au Panthéon, sur les mérites de M. Carnot.
Chacun des orateurs a tracé du grand mort un portrait parfaitement
ressemblant. Nous ne tenterons pas de refaire ce portrait, mais, arrivés au
terme de sa Présidence, nous indiquerons brièvement la façon dont il comprit
son rôle. En 1887, quelques-uns de ses meilleurs amis craignaient que, porté
au pouvoir par l'union des modérés et des radicaux, il n'eût pour ceux-ci
quelques complaisances. Une seule fois, il sembla encourir ce reproche, quand
il chargea M. Floquet de constituer un cabinet radical homogène. Mais il faut
se demander si les circonstances lui permettaient d'agir autrement et s'il
n'était pas bon que l'expérience d'une administration radicale fût faite. On
peut seulement regretter qu'elle ait été faite dans des circonstances
particulièrement critiques pour la République et qu'elle ait plutôt fortifié
qu'affaibli le Boulangisme. Le
reproche d'être resté trop neutre, trop impassible au milieu des partis
déchaînés, semble plus fondé. Ici encore, pourtant, nous trouvons, au
bénéfice de M. Carnot, des circonstances très atténuantes. De même que
l'usage fait par le Maréchal de Mac-Mahon de la dissolution, a déconsidéré
pour longtemps ce moyen de gouvernement très légal, très constitutionnel et
qui, dans certains cas, pourrait assurer le salut des institutions, de même
l'usage que tenta de faire M. Grévy, dans les derniers jours, de sa prérogative,
a rendu impossible, pour longtemps, le simple exercice des droits les plus
essentiels du pouvoir exécutif. On le vit bien, sous le successeur de M.
Carnot, et comment un homme d'État qui ne passait pas pour timide, emprisonné
dans son irresponsabilité, ne put se libérer que par une démission. Ces
deux griefs, réduits à leur juste valeur, il faut louer sans réserve M.
Carnot, pour la franchise de son attitude en face des pouvoirs publics et
pour sa haute dignité en face de l'Europe et du monde. Infatigable, malgré
une santé plutôt délicate, il multipliait les voyages, sachant bien que la
France aime à être en contact fréquent avec ceux qui la représentent.
Dédaigneux d'un vain protocole et d'une étiquette surannée, il supprimait,
autant qu'il le pouvait, les barrières qui le séparaient du peuple, de cette
foule des humbles et des déshérités qu'il aimait par tradition de famille,
par éducation et par cet instinct naturel, commun à tous « les cœurs bien nés
», comme on disait jadis. Arrivé
presque au terme de sa magistrature M. Carnot avait laissé entendre qu'il
n'accepterait pas le renouvellement du mandat septennal et s'il lui avait été
permis, sans entreprendre sur la liberté du Congrès, de lui conseiller un
choix, il eût probablement prononcé le nom qui sortit des urnes le 27 Juin
1894. Par cette décision, irrévocablement prise, M. Carnot fortifia
l'institution de la Présidence élective, en montrant qu'il n'est pas d'homme
indispensable, que, dans une démocratie, il est bon que les plus dignes
arrivent tour à tour au plus haut emploi et enfin que ce n'est pas
l'expérience acquise mais le caractère inné qui assure l'autorité d'un
Président de la République. Figure originale, d'une gravité un peu triste que tempérait la douceur du regard, M. Carnot occupe une place éminente dans la galerie des Présidents de la Troisième République. Qu'on le compare ses trois prédécesseurs, MM. Thiers, Mac-Mahon et Grévy, il les dépasse tous les trois par la noblesse d'âme qui commande le respect, par la bonté qui commande la confiance[1]. |
[1]
Voir à l’Appendice XX le discours prononcé à Lyon, le 4 Novembre 1900, par M.
Waldeck-Rousseau, président du Conseil, en présence de M. Loubet, Président de
la République, à l'inauguration du monument Carnot.