HISTOIRE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

LA PRÉSIDENCE DE CARNOT

 

CHAPITRE VIII. — LE MINISTÈRE CASIMIR-PËRIER.

2 Décembre 1893-29 Mai 1894. - Un ministère homogène.

 

 

Durée de la crise ministérielle. — La combinaison Spuller-Raynal-Burdeau. — Le Cabinet Casimir-Perier. — M. Casimir-Perier avant la présidence du Conseil. — M. Spuller. M. Burdeau. — La Déclaration. — La proposition d'amnistie. — Le nouveau président de la Chambre. — La bombe de Vaillant. — Les quatre projets de défense sociale. — Exposé des motifs du projet sur la presse. — Rapidité de la discussion. — L'anarchie pendant les premiers mois de 1894. — Le renouvellement sénatorial. — La conversion du quatre et demi à la Chambre. — La politique du Gouvernement à Madagascar. — Interpellation Clovis Hugues. — Interpellation Lockroy sur la Marine. — Interpellation Fabérot. — La colonne Bonnier à Tombouctou. — Augmentation des droits d'importation du blé. — Projet de loi sur les erreurs judiciaires au Sénat. — La politique religieuse du Cabinet. — « L'esprit nouveau ». — Intervention de M. Henri Brisson. — La législation des fabriques. — La révision à la Chambre. — Intervention de M. Goblet, de M. Deschanel, de M. Naquet, de M. Casimir-Perier. Le ministère des Colonies. La grève de Trignac. — Interpellation Jaurès. — La lettre du nonce apostolique. — Ordre du jour Leygues-Descubes. — La question du général Riu au ministre de la Guerre. — Séance du 32 Mai au Sénat. — Séance du 22 Mai à la Chambre. — Le Président du Conseil à Lyon. — Le programme du Ministère du 2 Décembre. — Sa chute. — Appréciation générale.

 

Abandonné, en pleine bataille, par les trois collègues qui représentaient le radicalisme dans la combinaison du 6 Avril M. Charles Dupuy s'était retiré, sans avoir été mis en minorité dans la Chambre, et le Président de la République se trouva dans l'habituel embarras aucune indication utile ne lui était fournie pour la solution de la crise. En présence d'une Chambre nouvellement élue, qui n'avait pas encore émis un seul vote politique, il se demandait et tout le monde se demandait avec lui si l'Assemblée renfermait, les éléments d'une majorité modérée ou d'une majorité radicale, s'il fallait revenir au système de la concentration ou essayer du système nouveau d'un Ministère homogène, modéré ou radical. : Dans les consultations qui précédèrent la solution de la crise, MM. Challemel-Lacour, Casimir-Périer, Charles Dupuy, MéIine, Poincaré, Raynal, Merlin, Bardoux, de Mahy, Félix Faure, Spuller et Burdeau jouèrent le principal rôle, comme conseillers autorisés de M. Carnot, ou comme membres désignés de la future combinaison. Les présidents du Sénat et de la Chambre, consultés les premiers, avaient indiqué M. Charles Dupuy pour la présidence du Conseil. Son refus, puis celui de M. Méline avaient fait songer à une combinaison Spuller-Raynal-Burdeau. Cette combinaison semblait réalisée et le monde parlementaire attendait beaucoup de l'expérience de M. Spuller, de son républicanisme éprouvé, de son passé sans tache, de son intégrité incontestée. M. Spuller justifia toutes les espérances que l'on avait mises en lui jugeant les choses d'un coup d'œil net et prompt, il fit savoir à M. Carnot que, dans la situation un peu confuse où l'on se débattait, il fallait choisir un président du Conseil dont le nom fût tout un programme il indiqua le président de la Chambre au Président de la République, il triompha des répugnances ou des hésitations de M. Casimir-Périer et, te 2 Décembre 1893, le Ministère Casimir-Périer se trouva constitué.

Le Cabinet du 2 Décembre comprenait des spécialistes, des parlementaires notables et, même en dehors de son chef, ministre des Affaires Etrangères, quelques hommes de premier ordre. Cette composition était un démenti au préjugé courant qui veut que, dans une combinaison vraiment homogène, il n'y ait qu'un homme de talent, à la tête du Cabinet, et des sous-ordres, de valeur moyenne, à côté de lui. M. Raynal avait l'Intérieur, M. Burdeau les Finances, M. Spuller l'Instruction Publique, les Beaux-Arts et les Cultes, M. Antonin Dubost la Justice ; M. Viger l'Agriculture ; M. Marty le Commerce M. Jonnart les Travaux Publics le général Mercier la Guerre ; le vice-amiral Lefèvre la Marine M. Maurice Lebon le sous-secrétariat d'Etat des Colonies.

M. Raynal, député de la Gironde et président du groupe des républicains de gouvernement, était ministre pour la première fois. M. Burdeau, député du Rhône, avait déjà tenu le portefeuille de la Marine et organisé l'expédition du Dahomey, qui avait abouti à la dépossession de Behanzin et mis en vedette le général Dodds. M. Spuller, sénateur, ancien ministre des Affaires Étrangères, sous M. Tirard, obtenait le portefeuille pour lequel ses études antérieures, ses rapports sur les principales lois scolaires le désignaient plus particulièrement, celui de l'Instruction Publique. A la Justice M. Antonin Dubost, député de l'Isère, comme MM. Jonnart et Marty, comme les deux ministres de la Guerre et de la Marine, était ministre pour la première fois. Au contraire M. Viger conservait le portefeuille de l'Agriculture qu'il avait eu dans la combinaison précédente. Le nouveau ministre de la Guerre appartenait à l'arme de l'artillerie comme son collègue de la Marine il était pris en dehors du Parlement il passait pour remarquable dans sa spécialité, mais il avait à faire ses preuves comme administrateur et à démontrer que son caractère était au niveau de ses aptitudes professionnelles. Rappelons encore que le président du Conseil, qui avait occupé les sous-secrétariats d'Etat de l'Instruction Publique et de la Guerre, était, lui aussi, ministre pour la première fois.

Petit-fils du ministre de Louis-Philippe, fils du ministre de M. Thiers, M. Jean Casimir-Périer était entré dans la vie politique après le 4 Septembre. Au lendemain de la guerre, qu'il avait faite avec les mobiles de l'Aube et qui lui avait valu la croix, glorieusement gagnée sur les champs de bataille du sud de Paris, il était devenu le chef du cabinet de son père. Son adhésion à la République, certainement 'contrariée par son entourage, par ses relations, par ses traditions orléanistes, avait été très ferme, très réfléchie et jamais la sincérité n'en avait été contestée. Au régime de son choix, il avait apporté, outre son nom illustre, ses connaissances, son éloquence nette et précise, d'allure un peu militaire et surtout sa personnalité très originale. C'était un caractère et une volonté. Depuis qu'il faisait partie de la Chambre des députés, sans se prodiguer, sans se mettre jamais au premier rang, il avait donné à tous l'impression qu'en lui était une force en réserve, pour le cas où la République courrait quelque danger, ou aurait besoin d'un nom éclatant. Parvenu un peu inopinément à la présidence de la précédente Assemblée, il était tout naturellement remonté au fauteuil de l'Assemblée nouvelle, accepté par la Droite à cause de son origine et de sa respectabilité, acclamé par la Gauche modérée dont il était le véritable représentant, redouté de la Gauche socialiste, à cause de son courage froid et tranquille. Porté d'une situation plutôt honorifique à une situation militante, il faisait espérer aux uns, craindre aux autres un véritable homme de gouvernement, résolu, énergique, ayant le sentiment des nécessités du moment, bien décidé à relever le principe d'autorité, à souder solidement les éléments épars de la majorité non moins décidé à prouver à l'étranger que l'esprit de suite entrait enfin dans notre politique extérieure, que nous étions un pays avec lequel on pouvait et on devait compter. Jamais, depuis le grand Ministère, l'avènement d'un homme politique à la direction des affaires n'avait provoqué plus vifs sentiments de curiosité ou d'espoir. Tous avaient le sentiment que l'on se trouvait enfin en présence de quelqu'un.

Parmi les lieutenants de M. Casimir-Périer, le plus en vue était M. Spuller, qui s'était si modestement effacé devant son jeune ami et avait été le véritable artisan de la nouvelle combinaison ministérielle. L'ancien compagnon de luttes de Gambetta était arrivé au sommet de sa carrière politique, comme aussi au sommet de son talent. Ceux qui l'ont entendu à ce moment, au ministère de l'Instruction Publique, dans des réunions semi-officielles, ont été frappés de la gravité triste de sa parole, de la hauteur de ses vues, de sa noble conception du rôle d'un grand maître de l'Université. H voulait être comme l'éducateur suprême de la démocratie et il traçait à cette démocratie un idéal chaque jour plus élevé. Il se faisait peut-être illusion, en croyant que les adversaires de la République et de l'État laïque avaient définitivement désarmé il ne se trompait pas, en affirmant que ceux qui sont les guides naturels du peuple, élus par lui ou nommés par l'Etat, ont des devoirs plus étroits et une responsabilité plus lourde.

L'autorité morale de M. Spuller était à son apogée en 1893 l'autorité de son jeune collègue des Finances, M. Burdeau, n'avait pas besoin d'être consacrée par la possession d'un nouveau portefeuille. M. Burdeau, ancien professeur de philosophie, avait, dès son entrée à la Chambre, fait sa spécialité des questions financières et la direction, pendant quelques mois, du ministère de la Marine, en prouvant la variété de ses aptitudes et la souplesse de son talent, l'avait comme désigné pour la direction du Trésor public, à un moment où se posait impérieusement la très importante question de la conversion du 4 ½ p. 100. En ratifiant le choix qu'avait déjà fait M. Spuller de M. Burdeau, le président du Conseil acceptait une désignation déjà faite par l'opinion publique, par le Parlement et par le monde des affaires.

Du 2 Décembre 1893 au 29 mai 1894, durant six mois, l'histoire de la Troisième République se réduit presque à l'histoire parlementaire, restreinte elle-même aux relations du pouvoir exécutif avec la seule Chambre des Députés. Presque seul, M. Casimir-Périer eut à supporter le poids de la discussion, soit qu'il répondit aux interpellations adressées à ses collègues, soit qu'il intervînt après eux pour compléter ou pour rectifier leurs déclarations. C'est dans sa Déclaration ministérielle, dans ses discours, dans ses réponses qu'il faut chercher tout l'intérêt de cette période. Les autres événements, que nous mentionnerons à leur date, bien qu'Us ne soient pas tous sans importance, ont été comme étouffés par le retentissement des paroles du président du Conseil.

La Déclaration du 4 Décembre le peint tout entier. Son premier mot est, après la condamnation des formules abstraites, des préventions injustifiées et des classifications arbitraires, la défense des deux grands principes de la Révolution française la liberté et la propriété individuelles.

Il s'engage ensuite à donner aux affaires publiques l'unité et la fixité de vues qui constituent seules un Gouvernement digne de ce nom et à opposer aux doctrines socialistes, non le dédain, mais l'action généreuse et féconde des pouvoirs publics. A cette affirmation, le seul point un peu vague du document, succède la promesse de répartir plus équitablement le poids de l'impôt et de remanier les contributions directes, pour atteindre surtout la richesse acquise. Les autres réformes de même ordre, qui apparaissent comme légitimes et possibles, sont la révision du cadastre, pour donner un point d'appui plus solide au crédit agricole ; le relèvement modéré, en ligne directe, des droits de succession, qui permettra de défalquer le passif, dans le calcul des taxes à acquitter, et de dégrever les ventes d'immeubles ; l'étude des conditions de création d'une caisse des retraites pour les travailleurs, des modifications à introduire dans la législation des boissons et enfin le règlement des relations de l'État avec la Banque de France.

Dans l'ordre économique le Cabinet continuera l'œuvre de la précédente Législature et il la complétera pur un projet sur les assurances agricoles ; il assure de toutes ses sympathies la démocratie rurale, source de richesse pour le pays, de force pour la République.

Comme ses prédécesseurs, comme ses successeurs aussi, M. Casimir-Périer comptait déposer un projet de loi sur les Associations les événements ne lui en laissèrent pas le temps. S'il écarte les projets de séparation des Eglises et de l'État et les propositions de révision constitutionnelle, ce n'est pas par timidité, c'est par respect du suffrage universel, c'est pour ne pas devancer les manifestations de l'opinion.

M. Casimir-Périer n'oubliait pas la formule, devenue presque protocolaire dans les Déclarations, des réformes, à introduire dans le Code de procédure, ni le couplet sur la justice, qu'il convient de rendre plus rapide et moins coûteuse.

Où son accent devient tout à fait personnel, c'est quand il s'engage sur le terrain des affaires-extérieures et quand il déclare à quelles conditions il pourra conserver le pouvoir. Il s'inspirera toujours de ce que commande la dignité d'une nation, assez puissante pour proclamer qu'elle veut sincèrement la paix et pour défendre, sur tous les points du globe, avec ses droits, les intérêts de son commerce et de son industrie. Il affirme la loyauté de son langage, la fermeté de ses résolutions et il réclame, en retour, le concours, non pas transitoire mais permanent, d'une majorité décidée u, servir la même cause que le Cabinet.

Au Sénat, comme à la Chambre, la Déclaration reçut le meilleur accueil dans les deux Assemblées on eut l'impression qu'il y avait quelque chose de changé en France. Et, en effet, c'était quelque chose de nouveau qu'un Ministère sachant où il allait, le disant, montrant le but à atteindre et marquant la limite qu'il ne voulait pas dépasser.

Conformément à l'usage, la Chambre eut à se prononcer sur la constitution du nouveau Cabinet, après lecture de la Déclaration. L'Extrême-Gauche lui en fournit l'occasion, en déposant une proposition d'amnistie pour les grévistes et pour les deux condamnés de la Haute-Cour dans l'affaire boulangiste. La réponse de M. Raynal à M. Paschal Grousset fut marquée par un incident violent. M. Paulin Méry traita le ministre de l'Intérieur de « misérable parce qu'il avait déclaré que le boulangisme était un crime de lèse-patrie. M. Paulin Méry dut retirer son expression et le passage à la discussion des articles de la proposition Paschal Grousset fut repoussé à 31 voix de majorité. Peut-être la faiblesse de cette majorité et la violence de la discussion devaient-elles être attribuées à l'absence de président. Cette lacune fut comblée le 8 Décembre. M. Charles Dupuy, élu par 25't voix contre 213 à M. Brisson, monta au fauteuil le 7 et prononça un discours dont il faut retenir cette phrase : « La liberté de la tribune est la garantie commune des partis, la raison d'être et l'honneur du régime parlementaire. »

L'élection de M. Charles Dupuy à la présidence fut une victoire pour le Cabinet. Bien que les ministres s'abstiennent généralement d'intervenir dans ce qu'ils appellent des questions d'ordre intérieur, l'élection présidentielle a une telle importance qu'un Cabinet prudent et prévoyant ne saurait s'en désintéresser. Il est du reste conforme aux règles du régime parlementaire que le président de la Chambre appartienne à la majorité de la Chambre.

Le surlendemain le nouveau président eut à justifier, dans une circonstance grave, des qualités de sang-froid et d'à-propos qui l'avaient fait élire. La Chambre discutait l'élection de M. Mirman, élu à Reims, où il était professeur, avant d'avoir accompli les dix années de son engagement universitaire.. M. Mirman venait de regagner son banc quand un spectateur, placé dans une tribune de droite, lança une bombe qui fit explosion, après avoir heurté L'une des colonnes du pourtour, projeta partout des clous et des débris de fer, souleva un nuage de poussière et répandit une odeur irrespirable dans la partie droite de la salle des séances et dans d'hémicycle. Au premier moment, peu de députés et peu de spectateurs se rendirent compte qu'un attentat venait d'être commis. Quand l'obscurité relative de la salle fut un peu dissipée, quand les personnes atteintes par les éclats du projectile eurent été emportées, la séance reprit et M. Charles Dupuy prononça ces mots restés célèbres « Messieurs, la séance continue. » Elle continua, en effet, et M. Mirman fut validé. M. Casimir-Périer, qui était resté immobile à son banc ; les bras croisés, pendant toute la durée de l'incident, monte alors à la tribune. « Il y a dans ce pays, dit-il, des lois qui protègent la société, elles sont confiées à notre garde, nous les appliquerons. » L'abbé Lemire, député d'Hazebrouck, fut atteint au cou par un morceau de fer. Soixante personnes furent blessées légèrement et, parmi elles, l'auteur de l'attentat, un anarchiste du nom de Vaillant, dit Marchal, qui fut transporté à l'Hôtel-Dieu. Immédiatement après l'explosion les questeurs avaient ordonné la fermeture de toutes les portes du Palais. Elles ne se rouvrirent qu'à 8 heures du soir, après que l'on eut constaté l'identité de toutes les personnes étrangères au Parlement.

Le 11 Décembre le Ministère apportait à la Chambre quatre projets de loi, destinés à compléter la législation existante et à assurer une plus efficace protection de la société. L'un modifiait les articles 21, 24 et 49 de la loi sur la presse portant la date du 29 Juillet 1881 le second aggravait l'article 268 et les articles suivants du Code pénal sur les associations de malfaiteurs le troisième aggravait l'article 3 de la loi du 19 Juin 1877, sur les explosifs le quatrième ouvrait au ministère de l'Intérieur un crédit de 800 000 francs, destiné à augmenter la police et qui fut consacré à la création, dans les centres urbains, de commissaires de police spéciaux.

L'exposé des motifs, placé en tête du projet de loi sur la presse, expliquait que l'article 435 du Code pénal avait dû être modifié, pour permettre d'atteindre l'emploi, dans un but criminel, d'engins explosifs, la provocation à commettre un attentat de cette nature et la provocation à commettre un crime ou un délit de vol. Une disposition nouvelle, ajoutée à l'article 24 de la loi de 1881, punissait l'apologie des crimes ci-dessus, au même titre que la provocation à les commettre et élevait à cinq années le maximum de la peine d'emprisonnement pouvant être prononcée. L'article 25 punissait la provocation adressée un militaire d'un mois à six mois de prison la peine était élevée d'un an à cinq ans, et augmentée d'une amende de 100 francs à 3.000 francs. Enfin l'article 49 modifié donnait à l'autorité judiciaire le droit de saisir les écrits, imprimés, placards ou affiches contenant la provocation aux crimes ou leur apologie et de faire procéder à l'arrestation des prévenus, conformément aux règles du Code d'instruction criminelle.

En 1892, après l'explosion de la rue des Bons-Enfants, la coalition de la Droite et de l'Extrême-Gauche avait amené le rejet du projet modifiant la loi de 1881. En 1893 M. Casimir-Perier demandait l'urgence sur les quatre projets de loi et la discussion immédiate du premier. Cette discussion fut ordonnée, malgré l'opposition de MM. Goblet, de Ramel, Lavy, Baudry d'Asson, Camille Pelletan, Jullien et le projet réunit 413 voix contre 63. Le même jour la Chambre repoussa, par 401 voix contre 131, après un excellent discours de M. Jonnart et une intervention vaine de M. Millerand, une demande d'enquête de M. Basly sur les grèves du Nord et du Pas-de-Calais mais elle vota, avec l'assentiment du Cabinet, la formation de deux grandes Commissions du travail et de prévoyance sociale, sur la demande de MM. Marcel Habert et Léon Bourgeois.

C'est le 15 Décembre que la Chambre adopta, à des majorités de plus de 400 voix, les trois autres projets contre les anarchistes les opposants furent au maximum 43. Au Sénat l'opposition fut nulle. Nous signalerons encore, avant la clôture de la session, qui fut prononcée le 20 Décembre, une question du général Jung au général Mercier, sur le cas de M. Mirman. Validé, celui-ci devait opter dans les dix jours entre son mandat de député et ses fonctions de professeur. Le ministre de la. Guerre répondit que si M. Mirman donnait sa démission de professeur il devrait, à partir du 1er Novembre 1894, faire trois années de service militaire. Il était assez mesquin de punir un professeur de son élection en lui imposant trois années de service, alors que son engagement décennal était presque réalisé. Sans doute le ministre devait appliquer la loi mais il était des moyens de la tourner et l'on avait su les trouver, quand il s'était agi de députés agréables. On ne s'avisait de l'appliquer, avec cette rigueur intransigeante, que parce qu'il s'agissait d'un adversaire politique. Ces inégalités de traitement sont toujours fâcheuses et choquantes.

Le 1er Janvier 1894, 2000 perquisitions étaient faites, à Paris et en Province, chez tous les anarchistes connus de la police et amenaient la découverte et la saisie de documents compromettants, mais non pas d'engins explosifs. Renouvelées fréquemment, pendant les six premiers mois de l'année, ces perquisitions et les arrestations presque quotidiennes d'anarchistes ne donnèrent pas grand résultat. Les saisies répétées des deux moniteurs officiels de l'anarchie, la Révolte de Jean Grave et le Père Peinard d'Émile Pouget, ne furent pas plus efficaces. Aussi inutiles furent les condamnations prononcées en vertu des lois de Décembre ou de la loi sur la presse. Maurice Charnay eut six mois de prison pour son Catéchisme du soldat ; M. Breton deux ans pour un article menaçant de mort le Président Carnot, s'il n'accordait pas la grâce de Vaillant ; Jean Grave, l'auteur de Société mourante et l’anarchie, deux ans également.

Le 28 février l'anarchiste Léauthier qui avait frappé d'un coup de tranchet M. Georgewitch, ministre de Serbie à Paris, fut condamné aux travaux forcés à perpétuité.

La condamnation et l'exécution de Vaillant n'empêchèrent ni l'explosion de la bombe d'Emile Henry au café Terminus, ni les explosions de l'hôtel Saint-Jacques et du Faubourg Saint-Martin, ni celle de la Madeleine, ou périt Pauwels, l'auteur supposé des explosions de l'hôtel Saint-Jacques et du Faubourg-Saint-Martin, ni celle du 4 Avril, au restaurant Foyot, qui faillit coûter la vie à Laurent Tailhade, l'admirateur de la beauté de geste de Vaillant, lançant sa bombe au Palais Bourbon. L'exécution d'Émile Henry, le 21 Mai, précéda d'un peu plus d'un mois le crime de Lyon.

Les chefs ou plutôt les théoriciens du parti, car le propre de la doctrine anarchique est la suppression des chefs, protestaient bien contre la propagande par le fait, mais tous les adhérents n'avaient pas la haute intelligence de Reclus ; les enseignements des théoriciens, tombant dans des cerveaux à demi cultivés, produisaient leurs fruits naturels le vol, l'incendie, l'assassinat. Qu'importe que les vrais compagnons, comme disait Élisée Reclus, dans le Travail de Liège, considèrent ces attentats comme des crimes, si les autres, bien plus nombreux, hélas ! les accomplissent avec un fanatisme tranquille ?

Le 7 Janvier eut lieu le renouvellement du Sénat ; l'élection fut une nouvelle victoire pour le parti républicain il obtint 88 sièges sur 94, faisant perdre 8 sièges de plus aux adversaires de nos institutions. C'est le renouvellement du 7 Janvier qui fit entrer au Sénat M. Floquet, que M. Fabérot avait remplacé à la Chambre, élu de la Seine, M. Delpech, élu de l'Ariège, M. Joseph Fabre, élu de l'Aveyron.

Parmi les anciens sénateurs réélus nous trouvons, M. Léon Chiris dans les Alpes-Maritimes, MM. Drumel et Tirman dans les Ardennes, MM. Challemel-Lacour et Peytral dans les Bouches-du-Rhône, MM. Baduel et Paul Devès dans le Cantal, M. Combes dans la Charente-Inférieure, M. Pauliat dans le Cher, MM. Spuller et Mazeau dans la Côte-d'Or, M. Gadaud dans la Dordogne, M. Loubet dans la Drôme, M. Milliard dans l'Eure. Jamais consultation électorale ne fut plus pacifique et le succès même des élections sénatoriales, tout autant que la brillante situation de la France à l'extérieur, décida le Gouvernement à tenter une opération, annoncée depuis quelques mois, et qui ne pouvait surprendre aucun des porteurs de rente 4 ½.

Votée à la Chambre le 16 Janvier, la conversion fut achevée douze jours après. La discussion à la Chambre n'aurait pas offert grand intérêt, si quelques députés n'avaient émis la prétention d'affecter à certains dégrèvements le bénéfice de 67 ou 68 millions que la conversion du 4 ½ en 3 ½ devait procurer à l'État. M. Casimir-Périer dut poser la question de confiance pour faire rejeter, par 282 voix contre 186, un amendement antérieurement adopté, grâce à la coalition des amis de M. Jaurès et des amis de M. de Bernis. La conversion, opération à la fois très considérable et très simple ; suivant le mot de M. Casimir-Périer, admirablement préparée par M. Burdeau, s'effectua de la façon suivante. Les porteurs de 4 ½ furent remboursés au pair ou reçurent, en échange de leurs titres 4 ½, une rente de 3 ½, garantie contre toute conversion pendant huit ans. Le succès de cette opération fit t grand honneur au jeune et habile ministre des Finances, M. Burdeau. Cet enfant du peuple, porté par son travail et son mérite aux plus hauts emplois, se montrait supérieur à ses fonctions aux Finances comme à la Marine, comme à la Commission du budget, comme dans sa chaire de philosophie de Louis-le-Grand.

A l'ouverture de la session ordinaire de 1894, M. Charles Dupuy, réélu président sans opposition, donna à ses collègues un double et très sage conseil en premier lieu, respecter les idées d'autrui, dans l'intérêt du régime parlementaire en second lieu, se moins absorber dans la vie et dans la politique de couloirs. Nous n'avons pas besoin d'ajouter que cette recommandation, fort applaudie, comme il convient, ne fut entendue ni de la Chambre élue en 1893, ni de la Chambre suivante. La politique de couloirs, qui est la petite politique, durera autant que la grande, c'est-à-dire autant que le Parlement lui-même.

Parmi les interpellations les plus notables il faut signaler celle d'un député de la Réunion, M. Brunet, qui interrogea le Gouvernement sur sa politique dans l'ile de Madagascar. M. Casimir-Périer répondit, en laissant planer une incertitude voulue sur les intentions du Cabinet, estimant qu'il serait aussi dangereux d'annoncer une expédition, sans avoir pris les mesures nécessaires, que d'annoncer qu'on ne fera jamais d'expédition. On se contenterait de veiller et sur l'honneur du drapeau et sur les intérêts de la France. Au moment où parlait l'orateur, le 22 Janvier, la situation était la suivante l'Angleterre et l'Allemagne en s'établissant l'une a Zanzibar, l'autre sur des territoires africains, voisins de Zanzibar et de Madagascar, avaient formellement reconnu notre Protectorat sur cette île et le consul allemand de Taimatave s'était contenté, pour exercer ses fonctions, de notre exequatur. Une agence de résidence avait été créée à Fort-Dauphin et notre résident s'y était installé le 1~ octobre 1893. Un tribunal avait été créé à Tamatave. Des tentatives ont été faites, pour empêcher l'introduction des armes dans l'île, et nos croiseurs ont ordre de saisir toute contrebande de guerre destinée aux Hovas. L'ordre du jour de confiance de M. Brunet, invitant le Gouvernement à tout entreprendre pour maintenir notre situation et nos droits, pour rétablir l'ordre, protéger nos nationaux et faire respecter le drapeau, fut adopté à l'unanimité. L'interpellation Brunet n'éclaircit pas beaucoup la situation elle eut au moins ce bon résultat de dégager la responsabilité du Parlement et de donner au Ministère l'autorité nécessaire pour agir vite, en cas de besoin.

Le 27 Janvier, dans une interpellation de M. Clovis Hugues à M. Raynal, auquel le député socialiste reprochait d'avoir confondu dans les perquisitions récemment faites les anarchistes et les socialistes, un autre socialiste, connu surtout par un détail de sa toilette, M. Thivrier, s'oublia jusqu'à crier « Vive la Commune » Censuré et frappé d'exclusion temporaire, il refusa de sortir et fut expulsé par des soldats sans armes, suivant le cérémonial habituel. Ce scandale est à peu près le seul service que le député de Montluçon ait rendu à ses électeurs.

Beaucoup plus importante fut l'interpellation sur la marine de M. Lockroy. Le député de Paris s'était fait une spécialité des questions de marine, surtout de celles de constructions navales et il démontra aisément que le désordre de l'administration maritime, l'absence de responsabilité et le dédain du contrôle parlementaire, nous plaçaient dans une situation inférieure en face de l'Angleterre, malgré l'énormité des sacrifices consentis par les Chambres. L'amiral Lefèvre essaya de réfuter les critiques de M. Lockroy. Le ministre de la Guerre répondit au point de vue de la défense des côtes. Apres une intervention de M. Thomson, une réplique de M. Casimir-Périer qui reconnut, en somme, le bien fondé des critiques de M. Lockroy, la Chambre adopta un ordre du jour qui laissait le soin d'accomplir les réformes nécessaires à la Commission extra-parlementaire de 36 membres que le Gouvernement avait nommée et qui comprenait 22 membres du Parlement. M. Lockroy aurait préféré confier à la Commission de la marine de la Chambre des députés l'enquête à faire et il aurait voulu que l'on invitât le ministre à proposer d’ores et déjà les mesures nécessaires pour la défense des côtes. Les événements ultérieurs devaient montrer que les préoccupations de MM. Lockroy et Brisson, au sujet de la défense des côtes, étaient trop fondées.

Les deux séances du 8 et du 10 Février furent remplies par une interpellation de M. Fabérot sur la fermeture de la Bourse du travail. M. Raynal répondit aux orateurs socialistes que la Bourse du travail avait été un centre d'agitation révolutionnaire ; il fit des citations édifiantes, empruntées aux orateurs des Syndicats irréguliers, et la Chambre clôtura cette longue interpellation par l'ordre du jour pur et simple.

Un déplorable incident, la mort du colonel Bonnier, tombé près de Tombouctou dans une embuscade des Touaregs, amena M. Casimir-Périer à la tribune le 10 Février. Il fit un de ces exposés de situation dans lesquels il excellait, remettant toute chose au point, sans rien diminuer, sans rien exagérer, déclarant que certaines ardeurs avaient été excessives et certains courages irréguliers. Le gouverneur civil du Soudan avait donné l'ordre d'arrêter des colonnes françaises parties, avant son débarquement, pour une destination inconnue le Gouvernement l'avait approuvé, voulant qu'aucune expédition militaire ne fût engagée, s'il n'y avait pas nécessité de repousser une agression. Quelques jours après, apprenant que le colonel Bonnier était peut-être à Tombouctou, te Gouvernement avait télégraphié au gouverneur du Soudan de ne pas entraver le colonel en cours d'opérations militaires ; mais de le renvoyer en France immédiatement après ces opérations. Le dernier télégramme relatif à cette affaire était expédié de Paris le 24 Janvier. Le 7 Février une dépêche de Saint-Louis apportait la nouvelle du désastre de e la colonne Bonnier. Le 8 Février le Ministère câblait au Soudan et au Sénégal les ordres nécessaires pour l'envoi d'un bataillon de tirailleurs soudanais à Tombouctou, où le capitaine Nigotte, blessé à Goundam aux côtés de Bonnier, avait pu se réfugier avec un détachement. M. Casimir-Périer terminait ses explications, en affirmant qu'il était impossible d'évacuer Tombouctou, que ce serait la plus imprudente des mesures, au point de vue même de notre sécurité.

On put surprendre sur le fait, dans l'exposé de M. Casimir-Périer, ce qu'il appelait si bien des ardeurs excessives et des courages irréguliers. L'histoire de notre établissement au Soudan et de nos tentatives de pénétration dans l'Afrique Centrale abonde en faits de ce genre. Ils se produisent surtout sous les administrations les moins fermes. Nos officiers, comme nos explorateurs, convaincus que le succès les absoudra, n'écoutent que leur bravoure et partent a l'aventure, comptant sur leur étoile, beaucoup plus que sur les moyens infaillibles et classiques de rendre une expédition facile et un voyage sans danger. ·

Le 12 Février commençait une importante discussion sur l'augmentation des droits d'importation du blé étranger en France. M. Méline voulait que le droit fût équivalent à l'écart entre le prix de revient du blé en France et à l'étranger, ce qui eût amené l'établissement d'un droit de 10 francs par quintal la Commission des douanes de la Chambre proposait 8 francs M. Viger, ministre de l'Agriculture, se contentait de 7 francs. La Chambre donna raison au ministre. L'intérêt de la discussion, qui s'éleva très haut grâce à MM. Jules Roche, Jaurès et Léon Say, résida surtout dans la défaite infligée au protectionnisme ultra de M. Méline, qui favorisait singulièrement les progrès du socialisme.

Dans le courant du mois de Février, le Sénat avait adopté à une forte majorité la proposition de loi qui donnait aux femmes le droit de vote dans les élections consulaires, mais sans les rendre éligibles. Le 2 Mars, sur le rapport de M. Bérenger, il adoptait un projet de loi sur les erreurs judiciaires qui devait, à quelques années de là, recevoir une application retentissante. La révision, en vertu de l'article 443 du Code d'instruction criminelle, n'est possible que lorsqu’après une condamnation pour homicide la prétendue victime est reconnue vivante, lorsqu’après la condamnation un nouveau jugement a frappé le vrai coupable et enfin lorsque l'un des témoins entendus a été ultérieurement condamné pour faux témoignage. A ces dispositions le Sénat en ajouta une ainsi conçue la révision sera admise, lorsqu’après une condamnation, un fait viendra à se produire ou à se révéler, ou lorsque des pièces, inconnues lors des débats, seront de nature à établir l'innocence du condamné. C'est là le fait nouveau dont il sera tant question en 1898. La Chambre avait été beaucoup plus loin que le Sénat le texte qu'elle avait adopté donnait droit à réparation pécuniaire pour toute incarcération, pour tout procès~ non suivi de condamnation le Sénat refusa sagement de la suivre jusque-là, dans la crainte légitime d'énerver entièrement la répression.

Le 3 Mars, après une tentative inutile faite par l'Extrême Gauche pour mettre en cause M. Ch. Dupuy, auquel on reprochait d'avoir, étant ministre de l'Intérieur, subventionné M. Ducret, directeur de la Cocarde, le Gouvernement eut une occasion toute fortuite d'exposer sa politique religieuse. M. Denys Cochin interrogeait le ministre des Cultes sur un arrêté du maire de Saint-Denis, qui avait interdit les processions sur la voie publique et l'exhibition des emblèmes religieux aux enterrements. M. Spuller répondit, comme ministre des Cultes, que la première partie de l'arrêté du maire était légale, que la seconde était illégale et, à ce titre, avait été annulée par le Conseil d'État. Dans la suite de ses observations, M. Spuller fit des déclarations qui dépassaient de beaucoup la portée de la question de M. Cochin.

« Il est temps, dit textuellement le ministre, de s'inspirer, dans les questions religieuses, du principe supérieur de la tolérance, de la tolérance qui a son principe non seulement dans la liberté de l'esprit mais aussi dans la charité du cœur. Il est temps de lutter contre tous les fanatismes contre tous les sectaires. Sur ce point, vous pouvez compter à la fois sur la vigilance du Gouvernement pour maintenir les droits de l'État et sur l'esprit nouveau qui l'anime. » Telle fut la circonstance où furent prononcés, pour la première fois, ces deux mots, appelés à la même fortune, au même retentissement, aux mêmes discussions-que le fait nouveau de la loi de réparation des erreurs judiciaires. M. Spuller qui ne s'attendait certainement pas à ce que sa déclaration, fort simple en vérité, soulevât une telle approbation à Droite et au Centre, de telles réclamations à Gauche et sur les bancs des socialistes, termina ses explications en définissant l'esprit nouveau celui qui tend « à ramener tous les Français autour des idées de bons sens, de justice et de charité qui sont nécessaires à toute Société qui veut vivre ».

L'orage était déchaîné et bien que M. Spuller, collaborateur des principales lois scolaires et approbateur convaincu de toutes celles qu'il n'avait pas rapportées, ne fût pas suspect, M. Henri Brisson demanda que la question fut transformée en interpellation elle le fut, avec l'assentiment de M. Casimir-Périer, et M. Spuller dut remonter à la tribune. Il improvisa, toute réserve faite sur le fond, le plus beau discours qu'il ait prononcé dans sa carrière politique. Il rappela que la philosophie, la libre-pensée n'avaient jamais eu un défenseur plus loyal et plus convaincu que lui, que ses convictions philosophiques, bien loin de s'affaiblir, s'étaient affermies, que la liberté de son esprit était telle qu'il n'était affilié à aucune secte, pas même à la franc-maçonnerie. Il se fit gloire de l'épithète d'opportuniste et déclara, qu'à son sens, la politique nécessaire en 1877 ne l'était plus en 1894, que le pays avait changé, la Chambre également, que le temps de la lutte contre le cléricalisme était passé et que cette lutte, de l'aveu de M. Henri Brisson, rendue nécessaire par l'action politique de l'Église, avait peut-être retardé de quinze ans le triomphe de la République. Désormais la lutte devait avoir un autre caractère il faut prendre garde que l'Eglise, qui se jette à la tête de la démocratie, ne prenne sur les foules l'influence que les républicains ont perdue et il faut éviter toute mesure d'apparence tracassière, vexatoire, oppressive de la liberté de conscience de tel ou tel citoyen.

M. Brisson monte à la tribune après M. Spuller, pour prendre acte du « repentir de la « contrition » de son honorable ami et propose un ordre du jour par lequel la Chambre déclare persister dans les principes anticléricaux dont s'était toujours inspirée la politique républicaine. M. Casimir-Périer dut prendre la parole pour préciser, et aussi pour atténuer tant soit peu les déclarations de M. Spuller. Le Gouvernement n'avait rien à renier de l'œuvre enfin achevée, mais le moment lui semblait venu de constater que, dans le combat engagé entre l'autorité religieuse et le pouvoir laïque, celui-ci avait remporté la victoire. M. Casimir-Périer constata qu'aucune vexation n'était dirigée contre l'Église et il ajouta que s'il s'en produisait, comme à Saint-Denis, il les ferait cesser, tout en maintenant fermement le clergé dans ses attributions, en le rappelant à l'observation stricte de ses devoirs. Après ce discours la Chambre adopta, par 280 voix contre 120, un ordre du jour de MM. Barthou et A. Lebon qui disait, en d'autres termes, exactement la même chose que l'ordre du jour de M. Brisson et l'équivoque qui avait présidé à toute cette discussion subsista.

Depuis l'établissement de la République la politique religieuse de tous les Ministères, modérés ou radicaux, a été exactement la même. Tous ont été aussi respectueux de la liberté de conscience que pouvaient l'être MM. Spuller et Casimir-Périer et pourtant les plaintes de l'Eglise, toujours les mêmes, se sont fait entendre indistinctement sous tous les Ministères toujours elle a fait remonter au Gouvernement la responsabilité d'incartades comme celles du maire de Saint-Denis ; toujours elle se dit et se croit persécutée. La lutte a cessé, du côté du Gouvernement, le jour où le but a été atteint, le jour où le pouvoir laïque a triomphé ; elle n'a jamais cessé du côté de l'Église ; elle ne cessera sans doute jamais. Au moindre danger que courra la République, le cléricalisme cimentera toutes les oppositions coalisées contre elle.

On le vit bien, moins de huit jours après, le 10 Mars, dans l'interpellation de M. Baudry d'Asson au ministre des Cultes, sur la législation des fabriques et sur le décret du 27 Mars 1893 réglant l'application de la loi ; législation et décret que l'orateur catholique considérait comme des armes de guerre, comme des mesures de persécution. M. Spuller répondit que le premier devoir du Gouvernement était d'assurer le respect de la loi, de maintenir les droits et les prérogatives nécessaires de l'Etat. Or, tout ce qui concerne le temporel du culte et des fabriques, a toujours été considéré comme « compétant exclusivement « l'autorité souveraine de l'État ». L'État continuera d'exercer ses droits « avec une inflexible modération ». D'ailleurs, 60 évêques sur 89 avaient ordonné d'exécuter la loi et 488 Conseils de fabrique seulement avaient protesté sur 40.000. M. Spuller concluait par cette réflexion à l'adresse des catholiques bruyants et militants « le bien ne fait jamais de bruit et le bruit ne fait jamais de bien. » L'ordre du jour pur et simple, accepté par le Gouvernement, fut adopté sans difficulté Mgr d'Hulst s'y était rallié.

De la politique religieuse la Chambre revint à la politique pure, en discutant une proposition de révision de M. Bourgeois du Jura, qui voulait réduire te pouvoir législatif du Sénat à un simple veto, de durée limitée. La Commission d'initiative, par l'organe de son rapporteur, M. Coudreuse, proposa le rejet de la proposition, parce que le Sénat ne se prêterait pas à cette mutilation de ses pouvoirs, parce que la Chambre ne semblait guère plus disposée que le Sénat à se lancer dans la discussion d'une proposition de révision émanant de l'initiative individuelle, parce qu'enfin le temps consacré à cette discussion serait mieux employé à la recherche de la solution des problèmes économiques et sociaux

La proposition de M. Bourgeois semblait devoir être écartée sans longs débats la discussion prit une véritable ampleur, après l'intervention de M. René Goblet. L'éloquent leader de l'Extrême-Gauche considère la Constitution de 1878 comme une transition entre l'Orléanisme et la République ; d'après lui les pouvoirs du Président de la République sont identiques à ceux du Roi ; les pouvoirs du Sénat sont identiques à ceux de la Chambre Haute de Louis-Philippe.

M. Deschanel répondit à M. Goblet qu'il convenait de réformer les mœurs parlementaires plutôt que de réviser la Constitution celle-ci n'était pas sans défauts, mais elle avait au moins le mérite d'avoir été écrite par des adversaires déclarés de l'Empire et du pouvoir personnel. Les attributions du Sénat français senties mêmes que dans toute autre République ; les réduire, restreindre celles du Chef de l'État et des ministres, c'est supprimer le régime parlementaire et revenir au régime conventionnel. Le mal signalé par M. Goblet, et que M. Deschanel ne conteste pas, provient de l'inintelligente application du système, de l'absence de grands partis, de la fréquence des crises ministérielles et aussi d'une méthode de travail vicieuse.

Après une courte intervention de MM. Naquet, Marcel Habert et Jullien, M. Casimir-Périer fit ressortir les différences profondes d'opinion qui séparaient les partisans de la révision, d'accord seulement pour détruire et ajouta que le moment où la Société était menacée par les anarchistes semblait mal choisi pour toucher à la loi constitutionnelle. Ces courtes observations auraient clos le débat, si M. Camille Pelletan n'avait pas reproché au chef du Gouvernement d'être l'allié et le prisonnier des gros capitalistes, des membres de la Droite et du Clergé. Cette critique très vive, très éloquente de la politique générale du Cabinet ramena M. Casimir-Périer à la tribune et lui inspira le discours le plus important qu'il ait prononcé pendant son Ministère.

Dès le premier mot, il place la question sur son vrai terrain, en constatant que c'est moins la Constitution que le Cabinet qu'il s'agit de réviser. Il reproche à la minorité de chercher a annihiler et la majorité et te Gouvernement. A la politique du dénigrement systématique, il oppose t'œuvre accomplie par le Cabinet en trois mois présentation par le garde des sceaux d'un projet sur les justices de paix ; par le ministre de la Guerre d'un projet sur les réquisitions et les moyens de transport et d'un projet de réorganisation de l'artillerie et du génie ; par le ministre des Finances d'un projet de relèvement des droits de succession et d'un grand nombre d'utiles réformes, comprises dans la loi de Finances, sans parler des projets d'ordre économique et social et des négociations commerciales engagées avec l'Espagne et les États-Unis. M. Casimir-Périer met en face de la politique des grands programmes, qui est la politique des grandes déceptions, celle des programmes restreints et des questions sériées et limitées. H recommande surtout, comme M. Goblet en 1888, un retour à la vérité du régime parlementaire. Il proteste qu'il ne resterait pas au pouvoir, cinq minutes après que la majorité républicaine aurait cessé de le seconder. Lui qui n'a jamais été que républicain, il évoque avec fierté le souvenir des deux Périer qui, en18ci0 et en 1871, ont été de grands serviteurs du pays, adversaires de toutes les réactions et partisans de tous les progrès. Il ne veut pas donner la garde du drapeau républicain aux ralliés, aux néophytes, ni leur confier le commandement il leur impose un stage préalable. Il justifie la politique religieuse du Gouvernement et trouve une formule heureuse pour définir la liberté de la conscience, qui n'est pas seulement le droit de ne pas croire, mais aussi le droit de croire. Il réclame énergiquement du Clergé l'exemple de la pacification et du respect des lois. Comme M. Pelletan, M. Casimir-Périer fait appel au parti républicain, avec lequel il a, toute sa vie, combattu le bon combat, à la Chambre et dans le pays. JI proclame que la République se doit aux faibles, aux déshérités et, comme il a débuté en opposant l'opinion de M. Goblet en 1888 à son opinion de 1894, il oppose l'opinion de M. Millerand en 1889 a son opinion de 1894 sur la révision constitutionnelle. Pour conclure, il pose la question de confiance.

Toutes ces raisons données un peu en désordre, tous ces arguments présentés sans grand art, mais avec l'accent d'une conviction profonde, décidèrent la Chambre qui repoussa l'urgence par 295 voix contre 206 et la proposition de M. Bourgeois (du Jura) par 311 voix contre 207. Avant la séparation de Pâques la Chambre, après un excellent discours de M. Maurice Lebon, vota une proposition en un article ainsi conçu L'administration des Colonies est érigée en ministère. Le succès de M. Maurice Lebon était dû à sa connaissance de la question et aussi à son désintéressement il avait annoncé qu'il donnerait sa démission de sous-secrétaire d'État aux Colonies et qu'il ne serait pas candidat au portefeuille. M. Maurice Lebon devait, dans sa trop courte carrière politique, donner d'autres preuves de désintéressement et d'indépendance. Après la ratification du Sénat, M. Boulanger, président de la Commission sénatoriale des Finances, fut appelé au ministère des Colonies. Son installation au pavillon de Flore obligea le Conseil municipal de Paris à tolérer, non sans récriminations, l'installation de M. Poubelle à l'Hôtel de Ville.

Nous n'avons pas mentionné, à la Chambre, une interpellation sur les souffrances de la viticulture, parce qu'elle n'avait abouti qu'à l'adoption de plusieurs vœux destinés à rester platoniques. Comme les agriculteurs du Nord et du Centre, les viticulteurs du Sud aspiraient à être protégés.

Au Sénat, le 8 Mars, M. Casimir-Périer avait annoncé que le Gouvernement de Lisbonne, cédant à notre action diplomatique et comprenant le caractère comminatoire du rappel momentané de M. Bihourd, était prêt à faire les concessions dues aux porteurs d'obligations des chemins de fer portugais.

Les vacances parlementaires ne furent localement troublées que par la grève de Trignac, où deux importantes Sociétés s'étaient successivement ruinées. La seconde Société, forcée de se priver des services de 46 puddleurs, consentait à les payer, pendant trois semaines, comme manœuvres, à raison de 28 centimes l'heure ils réclamèrent 31 centimes qui furent accordés et le travail semblait devoir reprendre quand la présence de MM. Toussaint, député, et Poulain, secrétaire de ta Fédération de Paris, interrompit l'accord presque conclu et arrêta le travail de 12.000 ouvriers. Ces faits furent rappelés par M. Raynal, le 34 Avril, jour de la rentrée du Parlement, en réponse à une question de M. Gasnier, député de Saint-Nazaire.

Le 30 avril M. Jaurès interpella sur de prétendues relations du clergé et de la haute banque avec les anarchistes il faisait allusion aux velléités socialistes de M. de Mun et de quelques ralliés. M. Antonin Dubost, garde des sceaux, répondit & M. Jaurès que si des complicités quelconques avec les anarchistes étaient surprises, elles seraient réprimées. M. Casimir-Périer, que M. Jaurès avait, voulu prendre dans ce dilemme gouverner avec la Droite ou gouverner avec l'Extrême-Gauche, répondit qu'il gouvernerait avec la majorité celle-ci lui donna 324 voix contre 170.

Après l'adoption, le 1er Mai, de l'ordre du jour pur et simple, sur une interpellation de M. Chauvière, relative au logement du préfet de la Seine ; le 8 Mai d'une autorisation de poursuites contre M. Toussaint, une nouvelle discussion eut lieu, le 17 Mai, sur la politique religieuse du Cabinet, à propos d'une lettre que le nonce apostolique en France avait motu proprio adressée aux évoques. Trois demandes d'interpellation furent adressées au Gouvernement. Sans attendre le développement des interpellations, M. Casimir-Périer fit connaître à la Chambre les négociations engagées avec le Saint-Siège depuis la constitution du Cabinet du 2 Décembre. Aucun, il faut le reconnaitre, n'a montré plus de fermeté dans ses revendications et, comme le disait M. Spuller, plus d'inflexible modération dans la défense des droits de l'État laïque. Il en est, du reste, toujours ainsi et les Ministères dits modérés, ou prétendus cléricaux, comme pour se justifier des soupçons ou des attaques dont ils sont l'objet, nous apparaissent parfois, dans cet ordre d'idées, plus nets et plus résolus que les Cabinets radicaux.

Dans son discours du 17 Mai, M. Casimir-Périer s'éleva contre les coteries politiques qui ne négligeaient aucune occasion de troubler les relations normales du Gouvernement français avec la Papauté ; cela dit, il blâma, tout-en reconnaissant l'intention bienveillante qui l'avait dictée, la lettre de Ms'' Ferrata aux évêques ; il déclara que la forme et le caractère de ce document étaient inacceptables et il soumit à la Chambre une sorte de rétractation du nonce, exprimant ses regrets. et promettant qu'un pareil incident ne se reproduirait pas. Passant à la question en litige, celle des fabriques, le président du Conseil affirma avec plus d'énergie que jamais, qu'elles étaient des corps laïques et que le temporel du culte, en France comme en tout pays, relevait exclusivement du pouvoir laïque. Après avoir protesté contre l'accusation de l'Extrême-Gauche, qui lui reprochait de s'inspirer des principes du Syllabus plutôt que de ceux de la Révolution, M. Casimir-Périer donna connaissance de la lettre qu'il avait adressée, le 7 Mars, à l'ambassadeur de France auprès du Saint-Siège[1] et M. Georges Leygues put s'écrier, sans être contredit par personne « Nous n'avons jamais entendu un langage plus honnête et plus fier. » La Chambre pensa de même : par 292 voix contre 193 elle repoussa le renvoi de la discussion demandé par MM. Pelletan et d'Hulst et, par 304 voix contre 122, elle approuva l'ordre du jour de confiance de MM. Georges Leygues et Descubes. Cette séance du 17 Mai avait valu un succès personnel considérable à M. Casimir-Périer la franchise de son attitude, la netteté de ses déclarations avaient réuni autour de lui une majorité compacte et qui semblait devoir lui assurer une longue existence ministérielle. H en eût été ainsi, avec une Chambre où l'esprit politique aurait été plus formé, où l'on aurait mieux compris et pratiqué les règles essentielles du régime parlementaire.

Une question adressée le 21 Avril par le général Riu ; député de Loir-et-Cher, au ministre de la Guerre doit retenir un instant notre attention, moins à cause de son importance qu'à cause de ses conséquences ultérieures. Un journal avait publié des vues paradoxales sur le désarmement et des considérations peu flatteuses pour quelques-uns de nos grands chefs militaires il avait attribué ces considérations et ces vues à un commandant de corps d'armée. Une Note officieuse de l’Agence Havas avait bien opposé un démenti officieux au journal en question ; le général Riu sollicitait un démenti officiel que le général Mercier donna, aux applaudissements de la Chambre. Mais la conviction n'entra pas dans tous les esprits et les affirmations du Figaro rencontrèrent beaucoup de créance.

Le 22 Mai, pendant qu'au Sénat M. Combes interpellait M. Spuller, sur l'interdiction de la Médecine et du Droit aux élèves de l'enseignement moderne, la Chambre, presque sans s'en douter, renversait le Cabinet Casimir-Périer. Un député radical de l'Hérault, M. Salis, questionnait M. Jonnart sur le refus opposé par certaines Compagnies à leurs ouvriers de se rendre au Congrès national de la fédération des Syndicats de chemins de fer. M. Jonnart répondit que les Compagnies accorderaient des autorisations individuelles, en ne consultant que les besoins du service. Et que ferez-vous pour les ouvriers des chemins de fer de l'État ? demanda M. Jourde. La loi de i884 ne s'applique pas à eux, répondit M. Jonnart, parce que leur salaire est fixé par le budget. La question ayant été transformée en interpellation, M. Millerand dépose un ordre du jour, autrefois adopté par la Chambre, M. Viette étant ministre, et qui invitait le Gouvernement à faire respecter la loi de 1884 par l'administration des chemins de fer de l'Etat.

M. de Ramel s'unit à M. Millerand et à M. Jourde et, malgré l'intervention du président du Conseil, qui repousse tout ordre du jour motivé, se ralliant à l'ordre du jour pur et simple, la priorité est refusée à cet ordre du jour pur et simple par 251 voix contre 217. Le président du Conseil et ses collègues n'attendent pas la suite du débat ils quittent le Palais Bourbon et vont remettre leur démission au Président de la République.

Trois semaines avant cette regrettable séance, le 29 Avril, à l'inauguration de l'Exposition de Lyon, le président du Conseil, fort de l'homogénéité de son Cabinet et de la confiance croissante de la Chambre, avait prononcé un remarquable discours, ou il disait avec une netteté souveraine, avec la maîtrise d'un véritable homme de gouvernement, en formules d'une heureuse concision et en un style presque lapidaire, les conditions auxquelles il comprenait l'exercice du pouvoir. Nous ne retiendrons de ce discours, cité en entier[2], que l'énumération des réformes accomplies ou projetées par un Ministère qui n'avait pas duré six mois. Le programme avait été exposé dans la Déclaration inaugurale du 4 Décembre 1893 ; le discours du 29 Avril 1894 montra comment il avait été rempli.

Les projets militaires ; déposés par le général Mercier, augmentent sans dépenses considérables la force défensive du pays. L'un de ces projets, qui rattachait les pontonniers au génie, avait été voté par la Chambre quelques jours auparavant.

Les taxes successorales ne devaient plus être perçues que sur l'actif net des successions et le Parlement, dans le même ordre d'idées, était saisi d'un projet de dégrèvement des ventes d'immeubles et d'un projet d'organisation d'assurances agricoles.

Des réformes étaient proposées à la législation des boissons, au Code de procédure et le budget, préparé par M. Burdeau, abondait en mesures ingénieuses et sages, où l'on retrouvait, comme le disait si bien M. Casimir-Périer, toute l'intelligence et tout le cœur du député de Lyon. Ce budget comportait, outre des modifications dans l'assiette des contributions directes, la suppression de l'impôt des portes et fenêtres, le relèvement, sans inquisition ni vexation, des plus fortes cotes et la question des retraites ouvrières y était abordée. Pour réaliser toutes ces améliorations, M. Casimir-Perier adressait un pressant appel aux Associations libres, aux Assemblées départementales et communales : sans elles, l'État seul ne pouvait rien.

Sans doute toutes ces réformes semblent modestes elles ne le sont pas, quand on songe que, six ans après la chute du Cabinet Périer, elles sont loin d'être toutes accomplies. Le Ministère du 2 Décembre 1893, avec sa belle tenue parlementaire, qui ne s'est jamais démentie, avec le prestige sans cesse grandissant de son chef, avec « l'intelligence et le cœur » de son jeune ministre des Finances, avait autant de force et d'autorité pour les réaliser qu'aucun des Ministères qui l'ont suivi.

On se prend à regretter amèrement l'accident du 22 Mai 1894, en pensant que le maintien du Ministère du 2 Décembre au pouvoir, outre qu'il épargnait peut-être à la France la tragédie du 24 Juin, permettait à M. Casimir-Périer et à ses collègues de donner toute leur mesure, d'assurer la défense sociale, sans porter atteinte à aucune des libertés qui sont la raison d'être de la République, d'assurer le pacifique fonctionnement du Parlementarisme dans une grande démocratie, d'assurer surtout à la foule des humbles et des déshérités toutes les satisfactions, tout le bien-être auxquels elle a droit, sans porter atteinte aux grands principes de la Révolution française.

Sa chute fut d'autant plus déplorable que, par la force des choses, il fallut remplacer la combinaison du 2 Décembre par une combinaison similaire, ayant le même programme, tendant au même but, défendant les mêmes principes et tous les hommes éclairés se demandèrent avec inquiétude si l'inconsistance de t'Assemblée issue du suffrage universel ne condamnait pas le Gouvernement à une mobilité incompatible avec les longs desseins, avec le travail utile et, par une conséquence forcée, avec les améliorations matérielles et morales toujours promises au suffrage universel et toujours différées. Comme M. Casimir-Périer l'avait si bien dit lui-même, à Troyes, au mois d'Avril 1893, le désespoir suit de près les attentes trompées et les esprits trompés sont bien près de la révolte.

L'accident du 22 Mai 1894 eut une dernière et très malheureuse conséquence il plaça le chef du Cabinet renversé dans l'état d'esprit qui devait se révéler le 15 janvier 1893, et, par suite, il compromit la stabilité présidentielle, après la stabilité ministérielle. Certes, dans une démocratie, il n'y a pas d'hommes indispensables mais les démocraties, autant que les autres régimes, sont intéressées à ne pas faire une trop grande consommation des hommes capables d'occuper les premières places de l'État.

 

 

 



[1] Voir à l'Appendice XVIII. Lettre du ministre des Affaires Etrangères à l'ambassadeur de France au Vatican.

[2] Voir à l'Appendice XIX. Discours de M. Casimir-Périer à l'Exposition de Lyon.