La nouvelle
combinaison ministérielle. — Le nouveau président du Conseil. — La.
Déclaration. — Les lois urgentes. — Le but principal du Cabinet. — La séance
du 3 Mars à la Chambre. — La censure dramatique. — Le ministère spécial des
Colonies. — Le budget de 1893. — Les excédents de dépenses militaires. — La
situation au Soudan et au Dahomey. — La marine au Dahomey. — La situation à
Madagascar et au Tonkin. — Protection de la propriété industrielle. — Les
conférences politiques dans les Eglises. — Interpellation Delahaye sur les
troubles dans les Eglises. — La thèse politico-religieuse de Mgr d'Hulst. —
Très ferme attitude de M. Loubet. — Les désordres de l'Eglise Saint-Joseph. —
L'interpellation Jourdan. — M. Ricard a les honneurs de l'affichage. — Lettre
de Léon XIII aux cardinaux français. — Les explosions à la dynamite. —
Question de M. Camille Dreyfus sur l'explosion du i4 Mars. — Loi réprimant
les attentats par explosifs. — L'explosion du boulevard Magenta. — Les
élections municipales de 1892. — Le projet de loi sur les Universités
régionales au Sénat. — La chaire d'histoire générale des sciences. —
L'instruction des indigènes algériens. — Loi sur l'exercice de la médecine. —
Conditions du travail des femmes et des enfants dans les manufactures. — La
nouvelle Bourse du travail. — Le voyage de Nancy. — Les chemins de fer
tunisiens. — L'interpellation Lavy. — Notre stock en argent. — Les élections
municipales dans l'Aude. — Notre-Dame-de-l'Usine. — Le privilège de la Banque
de France. — Interpellation Delahaye sur M. Burdeau. — Loi sur la durée du
service militaire. — Crédits supplémentaires à la Marine. — Chute de M.
Cavaignac. — L'accident de Bac-Lé. — Les quatre contributions directes. — Les
élections départementales. — M. Carnot en Savoie. — M. Carnot à Poitiers. —
Le Centenaire de la République. — Les fêtes commémoratives du siège de Lille.
— Les Congrès en Septembre 1892. — La grève de Carmaux. — Interpellation
Dupuy-Dutemps. — Sentence arbitrale de M. Loubet. — Proposition d'amnistie
Terrier. — Projet d'assainissement de la Seine et de Paris. — La législation
des boissons. — Explosion de la rue des Bons-Enfants. — La loi sur la presse
devant la Chambre. — Apologie de la République par M. Loubet. — Les
amendements Gerville-Réache et Jullien. — Prise d'Abomey. — La politique
d'inertie dans l'affaire du Panama. — La proposition Dupuy-Dutemps. — La
justification de M. Floquet. — Suicide du baron Jacques de Reinach. —
L'interpellation du 21 Novembre. — La Commission d'enquête. — Chute du
Ministère. — Appréciation générale.
Les
intentions de la Chambre, qui avait renversé le quatrième Ministère de Freycinet,
étaient si obscures que le Président de la République confia successivement à
deux membres de ce Ministère, MM. Rouvier et Bourgeois, le soin de former une
nouvelle administration : tous deux échouèrent et il fallut s'adresser à un
homme de second plan, M. Loubet, qui réussit en quarante-huit heures. H est
vrai que l'ancien Cabinet renaquit presque entièrement de ses cendres quatre
modifications seulement y furent introduites. M. Fallières fut remplacé à la
Justice et aux Cultes par M. Louis Ricard ; M. Constans à l'Intérieur par M.
Loubet ; M. Barbey à la Marine par M. Cavaignac et M. Yves Guyot aux Travaux
Publics par M. Viette. Enfin, M. de Freycinet conservait la Guerre, sans la
présidence du Conseil. Il serait malaisé de dire, à première vue, en quoi les
nouveaux ministres dîneraient de leurs prédécesseurs ; plus malaisé encore de
discerner une différence entre leur politique et celle du Cabinet précédent.
Avec un homme relativement nouveau, qui n'avait tenu que le portefeuille des
Travaux Publics dans le Cabinet Tirard, en 1888, et occupé que la présidence
de la Commission des Finances du Sénat, depuis 1891, en fait de hautes
charges, on peut dire que le Ministère Loubet, à ne considérer que les
apparences, avait un peu moins de prestige que le Ministère de Freycinet. Il
faut immédiatement ajouter que M. Loubet avait plus d'autorité personnelle
que l'ancien président du Conseil et que, moins mêlé aux luttes des partis, il
était peut-être plus capable de devenir entre eux un arbitre autorisé. Homme
d'affaires plutôt qu'homme politique, ayant passé, dans son département, par
toutes les fonctions électives et, au Parlement, par toutes les Commissions
ou l'on travaille, ayant montré, dans son pays natal et à Paris, un sens
éclairé joint a une réelle finesse, parlant avec une précision un peu sèche
et disant nettement ce qu'il avait à dire, sans ambages et sans circonlocutions,
M. Loubet avait, à défaut de très brillantes qualités, les vertus d'un
laborieux et d'un intègre. Son affabilité lui avait fait de nombreux amis
dans la Gauche modérée et il ne rencontrait d'ennemis irréconciliables ni
dans l'Extrême Gauche, ni dans la Droite. La
Déclaration, qui fut lue le 3 Mars au Sénat par M. Ricard et à la Chambre par
le président du Conseil, parut plus nette et plus ferme de style que ne le
sont d'ordinaire ces documents. Après avoir affirmé que le Cabinet prendrait
en main la défense de toutes les lois républicaines et en particulier celle
de la loi militaire et de la loi scolaire, après avoir déclaré que les
fonctionnaires devaient être des serviteurs sincères de l'Etat républicain,
M. Loubet se prononçait avec une égale franchise sur la question du
Concordat. Nous ne croyons pas, disait-il, avoir mandat de préparer la
séparation des Églises et de l'État ; mais en même temps il rappelait que ce
Contrat, que l'État était décidé à respecter, imposait aux ministres du culte
des obligations rigoureuses. Quant
aux lois à voter, le Cabinet du 27 Février leur assignait cet ordre d'urgence
1° Le règlement du travail des enfants, des filles mineures et des femmes
dans les établissements industriels ; 2° le droit à indemnité aux ouvriers
victimes d'accident ; 3° l'arbitrage dans les différends entre ouvriers et
patrons ; 4° l'hygiène et la sécurité des ateliers ; 5° les caisses d'épargne
; 6° la caisse nationale des retraites ouvrières ; 7° la réforme du régime
des boissons. Toutes ces lois auraient pu figurer au programme de n'importe
quel Cabinet républicain et elles y figureront, en effet, car une seule, la
première, fut votée et promulguée sous ce Ministère. Gouverner
pour le pays tout entier, avec le parti républicain, telle était la formule
qui résumait, avec une heureuse concision, toute la politique du nouveau
Ministère. Nous nous efforcerons, disait-il encore, par un large esprit de
sagesse et de tolérance, de donner chaque jour davantage le sentiment que la
République est pour tous une garantie de sécurité et de liberté et il
proposait cette exacte définition du régime démocratique « Il a pour
condition d'existence la souveraineté du suffrage universel et l'indépendance
absolue de la société civile ; il a pour but la répartition de plus en plus
équitable des charges et des avantages communs, l'élévation progressive de
tous à un degré croissant de bien-être matériel et moral. » Il n'y avait
peut-être pas grand'chose de changé au système gouvernemental ; il y avait
certainement au Gouvernement un homme dont l'accent était plus ému que celui
de son prédécesseur, qui ressentait plus vivement les souffrances matérielles
et morales du plus grand nombre et qui semblait plus porté à en chercher le
remède. L'histoire
du Ministère Loubet se divise en trois périodes inégales. La première s'étend
jusqu'au 17 Mai, date de la reprise de la session ordinaire, la seconde
jusqu'au 17 Octobre, date d'ouverture de la session extraordinaire et la
troisième, la plus courte, jusqu'à la chute. La
période initiale fut remplie au Parlement par les interpellations et
discussions politiques, sans préjudice du travail législatif proprement dit,
au dehors par les premières explosions de dynamite et par les troubles que
provoquèrent dans les églises les incursions de certains prédicateurs sur le
terrain politique et social. La discussion du 3 Mars ne fut qu'un épilogue de
celle qui avait amené le renversement du quatrième Ministère de Freycinet.
Après que M. Loubet eut donné lecture de la Déclaration, un député de
l'Isère, M. Rivet, l'interpella sur les négociations engagées avec le Saint-Siège
par le Cabinet précèdent, sur le danger qu'il y avait à faire intervenir une
puissance étrangère dans nos affaires intérieures. Le ministre des Affaires
Étrangères, M. Ribot, répondit que l'Encyclique pontificale avait été un acte
tout spontané. Le Gouvernement français n'avait négocié avec le Vatican que
pour appeler respectueusement l'attention de Léon XIH sur les dangers de
l'effervescence épiscopale et de l'adjonction par les prélats de chapitres
purement politiques à leurs catéchismes diocésains. Comme preuve à l'appui,
M. Ribot citait une circulaire adressée par lui, le 17 Décembre 1891, à M.
Lefebvre de Behaine, notre ambassadeur auprès du Pape, circulaire où il était
dit : « Il deviendra difficile de défendre le Concordat contre les
attaques dont il est l'objet, si les évêques ne s'inspirent pas davantage de
son esprit. Durant la même séance, et dans le même ordre d'idées, M. Barthou
demanda au Gouvernement ce qu'il pensait du projet de loi sur les
Associations et s'il comptait le maintenir ou le retirer. Le Gouvernement,
dit M. Loubet, n'a pas abandonné le projet il se tient à la disposition de 3a
Chambre et de la Commission pour le discuter. M. Rivet 'déposa un ordre du
jour ainsi conçu La Chambre, approuvant les déclarations du Gouvernement,
passe à l'ordre du jour. Il fut adopté par 325 voix contre 75, après avoir
été allégé d'une adjonction malheureuse, exprimant le vœu que le Gouvernement
ne permit à aucun pouvoir étranger d'intervenir dans les affaires du pays. Ce
simple vœu était une injure, comme le fit judicieusement observer un député,
ordinairement moins raisonnable, M. de DouvilIe-Maillefeu. Le vote
émis par la Chambre le 5 Mars, sur la proposition de suppression de la
censure dramatique, était un dernier écho de l'interdiction de Thermidor.
Les adversaires de la censure dramatique étaient innombrables, et M.
Bourgeois lui-même, s'il n'eut pas été ministre, eût sans doute pensé, parlé
et voté comme MM. Henry Fouquier, Joseph Reinach et Francis Charmes. Ayant la
responsabilité du pouvoir et du maintien de l'ordre, il ne sauva
l'institution fort compromise qu'en faisant connaître les instructions très
Libérales et très larges qu'il avait données aux censeurs. Le droit de
l'écrivain, disait-il, si respectable qu'il soit, est limité par le droit de
la patrie, par le droit de la société, par le droit des individus c'est dans
ces trois cas seulement, lorsque l'intérêt de nos relations extérieures,
celui de la morale publique, celui des particuliers est en jeu que l'autorité
doit intervenir. En dehors de ces cas, l'administration, qui n'a pas la
charge d'une politique déterminée, doit laisser toutes les idées se
manifester librement. La proposition de suppression fut repoussée, après ces
déclarations et les censeurs furent conservés. Ils continuèrent à enrichir le
répertoire devenu classique de leurs bévues, de leurs accès de pudeur
politique ou de leurs scrupules religieux, et à laisser libre carrière aux
écrivains qui spéculent sur l'immoralité publique. Quant aux interdictions ou
aux suppressions des ouvrages dramatiques 'pouvant compromettre l'ordre public,
ils n'en ont pas la responsabilité elle revient tout entière au ministre.
Pour rare qu'elle soit, l'interdiction n'en est pas moins regrettable, parce
qu'elle est arbitraire et parce qu'elle frappe presque toujours un écrivain
digne de ce nom. C'est
le 10 Mars, au lendemain de la nomination d'un jeune député du Gard, M.
Jamais, comme sous-secrétaire d'État des Colonies, que la Chambre eut à se
prononcer sur la question, depuis longtemps posée, de création d'un ministère
spécial des Colonies. Le décret qui appelait M. Jamais à ces fonctions
rattachait les Colonies au ministère de la Marine. L'on revenait ainsi sur ce
qui avait semblé un progrès, quelque temps auparavant, l'on détachait les
Colonies du ministère du Commerce. Cette séparation était l'œuvre du
ministre, M. Jules Roche, qui s'était refusé à conserver la responsabilité
d'un service déplorablement organisé. Marine ou Commerce peu importait
c'était l'autonomie qu'il fallait à l'administration coloniale M. Joseph
Reinach le comprit et il proposa la constitution d'un ministère spécial. Ni
la Chambre ni le publie ne le comprirent l'urgence sur la proposition J.
Reinach fut repoussée à une forte majorité. La question ne tardera pas à
revenir devant la Chambre et à recevoir une solution définitive et logique.
Le président du Conseil ne s'était pas opposé à l'urgence. Le jour
même de la discussion sur le ministère des Colonies, M. Loubet avait déposé
le projet de budget de 1.893, préparé par M. Rouvier, sous la précédente
administration. M. Rouvier s'était proposé un triple but il voulait continuer
la politique de dégrèvement, parfaire l'œuvre d'unification budgétaire et
résoudre la question des obligations à court terme. Pour y parvenir, sur le
premier point il opérait un dégrèvement de 75 millions au profit des boissons
hygiéniques sur le second il réintégrait au budget ordinaire la subvention de
la caisse des Ecoles et il supprimait le budget sur ressources spéciales sur
le troisième il reconstituait l'amortissement pour rembourser les obligations
à court terme. M. Rouvier ne put faire voter son budget en temps utile la
discussion en était à peine amorcée., à la fin de Novembre 1892, quand le
Cabinet dont il faisait partie succomba. Mais il assista le 29 Mars et le 13
Avril à la discussion des demandes de crédits supplémentaires provoquées,
soit par les excédents de dépenses résultant des réengagements de
sous-officiers, des indemnités de route et de vivres, soit de la situation de
nos colonnes engagées au Soudan et au Dahomey. La
demande de crédits pour excédents de dépenses militaires s'élevait à 12.450.000
francs. Aux critiques très vives élevées par l'Extrême-Gauche contre cette
augmentation, M. de Freycinet répondit que l'armée française coûtait, au
total, 18 millions de moins que l'armée allemande, que son administration
avait réalisé, dans les quatre ou cinq dernières années, 40 à 50 millions
d'économies et que l'effectif s'était pourtant augmenté de 40 escadrons, 25
bataillons et 25 batteries. Il ne répondit pas aux critiques que M. Camille
Pelletan dirigeait spécialement contre l'administration de la Guerre et,
sentant bien que la majorité ne lui accorderait pas un blanc-seing absolu, il
consentit à une réduction d~ : 1000.francs, à titre d'avertissement. Les
crédits, ainsi réduits, furent votés par 420 voix contre 6. Le 7
Avril avait été déposée sur le bureau de la Chambre une demande de crédits
supplémentaires de 360.000 francs pour le Soudan et de 3 millions pour le
Dahomey. La discussion de la demande de crédits fut jointe à une
interpellation de M. Hervieu. Après avoir rappelé que l'effectif de nos
troupes, au Soudan, était réduit à moins de 1.500 hommes, que Behanzin[1], au Dahomey, violait le traité
accepté par lui en 1890, nous empêchait de protéger nos clients et alliés de
Porto-Novo et réduisait nos soldats à la seule possession de Kotonou,
l'interpellateur indiquait comme solution une expédition contre Abomey, la capitale
du Dahomey. Mais cette expédition nécessiterait forcément un certain
déploiement de forces, Behanzin ayant employé à l'achat d'armes à tir rapide
la subvention que nous lui versions depuis le traité de 1890. C'est le
sous-secrétaire d'État de la Marine, M. Jamais, qui répondit à M. Hervieu
avec un optimisme de commande. Ni expansion, ni évacuation, ni reculade,
disait-il, mais défense et organisation de ce que nous possédons. Pour
assurer la défense et l'organisation de nos possessions, M. de Mun proposait
des moyens tout à fait inattendus. Nos soldats, proclamait-il avec éloquence,
mourraient le cœur plus content et l'âme plus tranquille, s'ils avaient le
sentiment profond qu'ils concourent à une glorieuse mission, qu'ils sont les
soldats d'une grande cause. Ce poème, ce rêve de politique coloniale, excita
la verve railleuse de Camille Pelletan qui prodigua ses épigrammes les plus
acérées à M. de Mun et mit son discours en pièces. L'expansion coloniale fut
encore attaquée avec violence par. MM. Paul de Cassagnac et Déroulède, ce
dernier prenant principalement à partie le sous-secrétaire d'Etat M. Jamais.
Entre toutes ces exagérations, M. Loubet sut prendre une place moyenne,
affirmant que l'on n'irait pas plus avant, qu'il fallait avant tout
consolider les conquêtes acquises. Les attaques contre les anciens errements
reprirent plus vives et plus précises, avec le rapporteur de la Commission
des crédits, M. Chautemps. Il insista surtout sur le manque de cohésion entre
les divers services qui auraient dit coopérer ensemble à la défense du
drapeau sur la Côte des Esclaves. L'ancien sous-secrétaire d'État, M.
Étienne, justifia lui aussi, son administration, en rejetant toute
responsabilité sur la Marine, laquelle avait eu la haute direction de toutes
les opérations, depuis le 6 Avril 1890. L'ordre donné par lui d'occuper Wydah
et Abomey n'avait manqué son effet que par l'intervention du Conseil des
ministres d'alors, qui modifia les instructions très précises du
sous-secrétaire d'État. M. Camille Pelletan signala ensuite le refus de notre
stationnaire dans ces parages, le Sané, de coopérer avec nos troupes
de terre au maintien de l'ordre ou à la protection de notre drapeau. Après
que M. Cavaignac eut plaidé les circonstances atténuantes en faveur de son
prédécesseur, M. Barbey, les crédits pour le Dahomey furent adoptés par 253
voix contre 223. Au Sénat M. Tirard, sans les contester, rappela
judicieusement que si la responsabilité de la Marine était en cause à partir
du fi Avril, celle de la Guerre, c'est-à-dire de M. de Freycinet, l'était
avant cette date. Moins contestés, les crédits pour le Soudan avaient été
adoptés à la Chambre par378 voix contre 106. Quelques
jours avant cette instructive discussion, deux questions posées à la Chambre,
le. 2.et le 4 Avril, avaient jeté quelque jour sur notre situation à
Madagascar et au Tonkin. M. de Mahy avait interrogé M. Ribot sur les
constantes violations du traité de 188S par les Hovas et le ministre des
Affaires Étrangères, qui ne pouvait guère contester ces violations, avait
demandé à ajourner sa réponse. La question de M. Bouge, sur l'état troublé du
Tonkin, avait amené M. Jamais à reconnaître qu'en dépit de l'optimisme
officiel du résident général, M. de Lanessan, le Delta seul était entièrement
pacifié. Enfin
un acte important doit être ici relaté l'approbation, à la date du 13 Avril,
des arrangements internationaux conclus en 1891 à Madrid, pour la protection
de la propriété industrielle. Entre la France et les États contractants,
Brésil, Guatemala, Espagne, Portugal, Grande-Bretagne et Colonies anglaises,
on se garantissait mutuellement contre l'abus des étiquettes mensongères et
l'usurpation des marques de fabrique. La
Déclaration ministérielle avait fait allusion aux rapports de l'Église et de
l'État et, le jour même où elle avait été lue, le 3 Mars, le Cabinet avait eu
à répondre à une interpellation qui impliquait cette question. L'habitude
prise ; par un certain nombre de membres du clergé, de porter la politique
dans la chaire et d'affirmer le caractère démocratique et même socialiste de
l'Évangile, ne tarda pas à la faire renaître. Le père
Lemoigne, un jésuite, donnait à l'église Saint-Merri des conférences
destinées aux hommes, où il traitait des causes du paupérisme. Quelques
désordres avaient éclaté à la conférence du d5 Mars et les socialistes non
chrétiens s'étaient promis de revenir en nombre à la conférence du 22, où il
devait être parlé des différentes solutions du problème de la misère. En
montant en chaire, le Père Lemoigne vit bien qu'il n'avait pas en face de lui
son auditoire habituel. Renonçant à traiter le sujet qu'il avait annoncé et
préparé, il improvisa une homélie banale sur les devoirs de charité. Ce
changement au programme ne faisait pas l'affaire des agitateurs ils
interrompirent le prédicateur, l'obligèrent à quitter précipitamment.la
chaire et la cérémonie se termina par une bagarre générale, au milieu de cris
variés et des éclats d'une formidable Marseillaise. C'est
sur ces incidents que M. Delahaye interpella le 26 Mars. Un socialiste, M.
Chassaing, lui répondit, au nom des manifestants de Saint-Merri et l'abbé
d'Hulst, qui avait remplacé Mgr Freppel à la Chambre, fit sa première
apparition à la tribune. Non content de revendiquer pour les prêtres,
réguliers ou séculiers, le droit d'exposer les règles de la morale sociale,
l'abbé d'Hulst fit non pas une déclaration d'amour ni un acte de foi à la
République, mais une adhésion timide à une certaine République, qu'il
distinguait soigneusement de la Révolution. Il terminait, par ces paroles
comminatoires autant qu'excessives, sa harangue de début : « Il appartient
aux pasteurs de l'Église d'enseigner dans les temples de Dieu la morale
divine. Le Gouvernement, de par le Concordat, leur doit protection. Si elle
leur est refusée, ils sont prêts à toutes les persécutions. Mais alors, si le
Gouvernement succombe, ce ne sera pas nous, ce sera vous qui l'aurez tué. »
Il y avait, dans ce discours soigneusement préparé, une singulière
contradiction à traiter M. Loubet en Julien l'Apostat ou en Dioclétien, au
moment même où on adhérait au Gouvernement dont il était le chef ; il y avait
une hyperbole choquante dans ces attaques dirigées contre la République,
contradiction et hyperbole qu'une première apparition à la tribune
ne-suffisaient pas à expliquer. « Le Gouvernement, répondit avec calme M.
Loubet, n'éprouve aucun besoin de procurer à qui que ce soit les palmes du
martyre. Si les églises deviennent un lieu de discussion, le Gouvernement
fera cesser un état de choses compromettant pour la tranquillité publique et
ira jusqu'au bout, jusqu'à la fermeture de l'édifice. » Après
que M. Pichon eût signalé à la Chambre le langage tenu à Sainte-Clotilde par
le père Forbes, un autre jésuite, qui avait accusé l'armée de rendre aux
familles « des hommes pourris jusqu'aux moelles, atteints de maladies
honteuses et de vices dégradants », le président du Conseil remonte à la
tribune, pour répéter et accentuer ses premières déclarations, et la Chambre
vote, par 336 voix contre 110, un ordre du jour de confiance déposé par M.
Philippon. Dès le
lendemain, 27 Mars, de nouveaux désordres se produisaient à Saint-Joseph, rue
Saint-Maur. Le chant de la Marseillaise ou de la Carmagnole
alternait avec celui du cantique : « Je suis chrétien »
et quelques danses de caractère précédaient une bataille de chaises.
L'extinction du gaz mit fin à ces scènes scandaleuses. De Paris, la contagion
gagna la Province et des scènes analogues eurent lieu à Beauvais, à Marseille
et à Nancy. Celles de Nancy provoquèrent, le 9 Avril, à la Chambre, une
question de Mgr d'Hulst à M. Loubet. Un député de la Lozère, M. Jourdan,
demanda à transformer la question en interpellation. Il en fut ainsi ordonné
et l'interpellateur fit connaître à la Chambre une circulaire de l'évêque de
Mende, Mgr Baptifolier, à ses diocésains, où se trouvaient des passages comme
celui-ci : « IL est important que vous ne fassiez entrer dans les
municipalités que de bons chrétiens. » Le garde des sceaux, M. Ricard,
succède à la tribune à M. Jourdan après avoir annoncé que le traitement du
prélat était suspendu et que le Conseil d’État était saisi d'un appel comme
d'abus, il cita des extraits d'une brochure émanant de l'évêque, autrement
graves que le passage de sa circulaire relevé par M. Jourdan. « Les
confesseurs, y était-il dit, ont le devoir de refuser l'absolution aux parents
qui confieraient leurs enfants à des Écoles de perdition, réprouvées par
l'Église. » Quand M. Ricard regagna son banc, salué par les applaudissements
de la majorité, la Chambre vota, par 303 voix contre 156, l'ordre du jour de
confiance déposé par M. Jourdan. Il était ainsi conçu « La Chambre,
approuvant les déclarations du « Gouvernement et confiante dans son énergie,
ordonne « l'affichage du discours de M. le ministre de la Justice et « des
Cultes, dans toutes les communes de France, et passe « à l'ordre du jour[2]. » La
journée du 9 Avril, qui fut le point culminant de la carrière ministérielle
de M. Ricard, ne tarda pas à produire ses fruits. Ils semblèrent d'abord très
différents de ceux que l'on attendait, puisque, dès le 15 Avril, l'archevêque
d'Avignon engageait ses diocésains à ne pas prendre au pied de la lettre les
instructions pontificales et que cette traduction très libre des intentions
de Léon XIII était adoptée avec enthousiasme par Mgr Gouthe-Soulard,
archevêque d'Aix. Le garde des sceaux répondit par une circulaire aux
procureurs généraux ; puis, la circulaire étant restée sans effet, par des
suspensions de traitement ou par des appels comme d'abus qui frappèrent les
archevêques ou évêques d'Avignon, d'Aix, de Montpellier, Nîmes, Valence,
Viviers et Nancy. C'est alors que Léon XIII intervint, le 6 Mai, par une
lettre aux cardinaux français, où il leur disait textuellement. « Acceptez la
République, c'est-à-dire le pouvoir -constitué et existant parmi vous,
respectez-le, soyez-lui soumis comme représentant le pouvoir venu de Dieu. ))
Il était piquant de voir la République bénéficier à son tour du droit divin
et l'on comprend les résistances des évêques. Elles cessèrent pourtant, grâce
à l'énergique attitude du Saint-Siège. Léon XIII provoqua la dissolution de l'Union
de la France chrétienne qui réunissait, sous la présidence du cardinal
Richard, les monarchistes les plus militants : MM. Chesnelong, Keller et
d'Herbelot ; il laissa mourir le journal fondé par Mgr Dupanloup en
1876, la Défense enfin, il obtint qu'à la réunion de la jeunesse catholique
française à Grenoble, tenue sous la présidence de Mgr Fava, M. Descottes et
M. de Mun fissent une nouvelle et complète adhésion à ses instructions.
Pourquoi faut-il que cette adhésion, purement doctrinale, n'ait pas empêché,
dans la pratique, une opposition obstinée aux lois, aux principes, aux
progrès qui sont la seule raison d'être de la République ? Léon XIII
ne s'était pas laissé détourner de sa politique de rapprochement avec la
République par les accidents qui entravaient la marche de notre Gouvernement
et que les partis hostiles présentaient comme une conséquence naturelle,
fatale, du développement des institutions républicaines. L'anarchisme, après
avoir été longtemps la conception de quelques songe-creux, plus ou moins
surveillés par des agents secrets, était passé de la théorie dans les faits
et le 29 Février avait commencé cette série d'explosions à la dynamite contre
lesquelles la police fut longtemps impuissante. La
première tentative suivit le vol de dynamite commis à Soisy-sous-Etiolles
elle fut dirigée contre l'hôtel du prince de Sagan, rue Saint-Dominique, et
fit peu de dégâts. La seconde, en date du It Mars, eut lieu au 139 du
boulevard Saint-Germain, dans la maison qu'occupait M. Benoît, conseiller à
la Cour et fut moins inoffensive. La troisième fut dirigée, le -14 Mars,
contre la cantine de la caserne Lobau. Le lendemain, à la Chambre, M. Camille
Dreyfus questionnait M. Loubet à propos de cette explosion le ministre de
l'Intérieur rassurait le questionneur et la Chambre, en affirmant que toutes
les mesures préservatrices étaient prises. Elles l'étaient, en effet, quant à
la surveillance des anarchistes, puisque Kœnigstein dit Ravachol fut arrêté
le 30 Mars, dans un restaurant du boulevard Magenta elles l'étaient moins,
quant à la surveillance des immeubles, puisque celui qu'occupait le substitut
Bulot, 39, rue de Clichy, avait été dynamité le 27 Mars, la veille du jour ou
la Chambre avait voté la loi réprimant les attentats par les explosifs. Le
Sénat ratifia la loi quatre jours après, le 31 Mars. Un mois
plus tard, le 26 Avril, la veille du jour où Ravachol devait comparaître aux
Assises de la Seine, une épouvantable explosion se produisait au 22 du
boulevard Magenta, dans le restaurant Véry, où avait eu lieu l'arrestation,
sur la dénonciation de Lhérot, beau-frère de Véry. Celui-ci et un
consommateur, Hamonod, étaient tués plusieurs autres consommateurs étaient
blessés. Les jurés de la Seine terrorisés accordèrent des circonstances
atténuantes à Ravachol anarchiste il ne fut condamné qu'aux travaux forcés à
perpétuité. Les jurés de la Loire furent sans pitié pour Ravachol assassin et
voleur condamné à mort, il fut exécuté au mois de Juillet, à Montbrison. «
Vive l'anarchie M cria-t-il sous le couteau. C'est
miracle que les attentats à la propriété et à la vie, sous le couvert d'une
doctrine politique, et la coïncidence des élections municipales du 1er Mai
avec les manifestations ouvrières, n'aient pas eu plus d'influence sur ces
élections. Les manifestations ouvrières se réduisirent à la publication d'un
journal socialiste révolutionnaire a numéro unique et à une réunion à la
salle Favié, ou furent prononcés les discours les plus violents. Après le
ballottage, les Conseils municipaux républicains furent au nombre de 23.524
au lieu de 20.642, et les Conseils réactionnaires de 12.409 au lieu de 15.402.
On compta, dans les chefs-lieux de département et d'arrondissement, 336
municipalités républicaines contre 22 municipalités réactionnaires. Les
socialistes avaient réussi a Roubaix, Montluçon et Narbonne, mais échoué à
Fourmies, Roanne, Troyes et Saint-Étienne. Le
Sénat, que nous avons laissé de côté pendant la fin de la session ordinaire,
depuis l'avènement du Ministère Loubet, avait commencé, le 3 Mars, par faire
un accueil assez chaleureux à la Déclaration du nouveau Cabinet, puis il
s'était remis à la discussion des lois et quelques-unes de ses séances
avaient fait déserter celles de la Chambre, par l'importance des questions
traitées et par le talent des orateurs. Il n'y en eut peut-être pas de plus
brillantes que celles qui furent consacrées, du 10 au 15 Mars, au projet sur
les Universités régionales. Ce projet, fort bien conçu, n'accordait la
personnalité civile et le titre d'Université qu'aux groupes constitués par
les quatre Facultés de Droit, de Médecine, des Sciences et des Lettres coexistant
dans une même ville, une Faculté de Médecine pouvant être remplacée par une
École de plein exercice de Médecine et de Pharmacie. Dans l'espèce Paris,
Lille, Nancy, Lyon, Montpellier, Bordeaux, Toulouse, Rennes, auraient eu des
Universités ; Caen, Poitiers, Aix, Grenoble, Dijon, Besançon et Clermont-Ferrand
n'en auraient pas eu. Le projet gouvernemental fut vigoureusement attaqué par
M. Challemel-Lacour. Le 10 Mars le sénateur des Bouches-du-Rhône prononça un
de ces discours impeccables de forme dont il avait le secret. Se plaçant au
même point de vue que lorsqu'il combattait la liberté de' l'Enseignement
supérieur, à l'Assemblée nationale, M. Challemel-Lacour craignait que la
fondation des Universités régionales ne portât un coup funeste à l'Université
nationale. Il redoutait la disparition des petites Facultés, les ambitions
démesurées des grandes et il s'élevait contre ce qu'il appelait l'imitation
maladroite de l'Allemagne. Dans sa réponse M. Bourgeois, ministre de
l'Instruction Publique, soutint l'opinion au moins paradoxale que les petites
Facultés ne seraient nullement diminuées par l'adoption du projet et il
introduisit cette assertion inattendue que les Universités entretiendraient
l'unité des idées libérâtes, garantie précieuse contre les projets d'un
soldat d'aventure. Tels n'étaient pas les meilleurs arguments que l'on pût
faire valoir en faveur d'Universités en nombre restreint, bien aménagées,
bien installées, riches et comptant un nombreux effectif de professeurs et
d'étudiants. Mais M. Bourgeois était embarrassé par la-situation qu'avaient
prise dès le début ses prédécesseurs au ministère. Eux et lui n'avaient cessé
d'encourager les villes à s'imposer des sacrifices importants pour
l'Enseignement supérieur. Leur appel avait été entendu, des petites villes aussi
bien que des grandes, et celles-ci n'étaient pas toujours celles qui avaient
consenti les plus lourdes dépenses. On était mal venu, il le faut avouer, à
venir dire à ces cités patriotiques et généreuses : « Vous avez
prodigué votre argent en pure perte ; vainement vous avez agrandi vos
laboratoires, vos bibliothèques, vos salles de cours ; le titre envié
d'Université ne vous sera pas accordé, parce que l'État a un intérêt
supérieur à ne pas disperser ses efforts et ses ressources. » L'esprit
particulariste protestait contre un pareil raisonnement et le renvoi à la
Commission d'un contre-projet de M. Bernard du Doubs, qui accordait la
personnalité civile au Corps constitué par les Facultés, quel que fût leur
nombre, amena le retrait du projet Bourgeois. La Commission sénatoriale ayant
adopté le contre-projet, le Gouvernement annonça le dépôt prochain d'un
projet nouveau. Le 25
Mars suivant, en réponse à une interpellation de M. Fresneau, sénateur
légitimiste, à propos de la nomination de M. Pierre Laffite comme titulaire
de la chaire d'histoire générale des sciences, M. Bourgeois donna une
heureuse définition de l'enseignement au Collège de France, définition qu'il
emprunta à l'éminent administrateur de cet établissement M. Renan. Le Collège
de France, d'après Renan et d'après M. Bourgeois, ne créait pas la science,
mais il exposait son état. Après que le ministre de l'Instruction Publique
eut protesté contre l'assimilation établie par le sénateur de Droite entre l'athéisme
et le positivisme, l'Assemblée vota l'ordre du jour pur et simple, sans autre
débat. Il faut
encore citer, dans l'ordre de l'enseignement, l'approbation que donna M.
Bourgeois aux conclusions d'un rapport de M. Combes sur l'organisation de
l'instruction des indigènes algériens : 12.000 Écoles étaient à créer en
seize ans et 8 millions à dépenser en constructions, sans parler d'un million
et demi pour le traitement des futurs instituteurs ; la dépense devait être
répartie entre l'État et les communes. Nous
signalerons encore, à cette place, parce qu'elle a été votée le 7 Avril par
le Sénat, et bien qu'elle n'ait été ratifiée que le 13 Juillet suivant par la
Chambre, la loi sur l'exercice de la médecine, qui interdisait le cumul des
fonctions de médecin et de pharmacien et autorisait la formation des
Syndicats de médecins. Une
autre loi de cette époque, longtemps ballottée entre le Sénat et la Chambre,
fut celle qui réglait les conditions du travail des femmes et des enfants
dans les manufactures. L'article 3 assimilait les femmes aux filles majeures
de dix-huit ans et leur permettait onze heures de travail par jour. Les
jeunes ouvriers et les jeunes ouvrières, de seize à dix-huit ans, pouvaient
également accomplir onze heures de travail journalier, sans que le total du
travail hebdomadaire put dépasser soixante heures. Au-dessous de seize ans,
la durée du travail journalier était réduite à six heures. Cette loi, qui
procédait d'un louable sentiment d'humanité et d'une appréciation exacte de
l'étendue des forces physiques, ne fut adoptée dans son texte définitif que
le 29 Mars aux Luxembourg elle dut retourner devant la Chambre qui, la voyant
revenir pour la douzième fois, l'accepta sans modification. Après cette
longue genèse, elle n'est pas l'œuvre spéciale du Cabinet du 27 Février elle
en est peut-être l'œuvre législative la plus importante. Cette
première période de l'histoire du nouveau Ministère s'était donc accomplie
sans encombre, si l'on excepte les actes de propagande par le fait, et la
session ordinaire allait t reprendre le 17 Mai avec un Cabinet fortifié et
par le succès des élections municipales et par la netteté dont il avait fait
preuve dans l'épineuse question des relations entre l'Eglise et l'État. Du 17
Mai au 13 Juillet, date de la clôture de la session, la seconde période de
l'histoire du Ministère Loubet dure deux mois à peine, mais deux mois fort
remplis d'événements extérieurs et d'incidents parlementaires. L'un des moins
remarqués, parmi les événements qui se produisirent en dehors des Chambres,
fut, le 22 Mai, l'inauguration de la nouvelle Bourse du travail. Le président
du Conseil municipal de Paris, M. Sauton, fit un discours assez modéré,
accueilli aux cris de « Vive la République » Les autres orateurs firent
assaut de violence et leurs paroles furent saluées des cris de « Vive
l'Internationale et vive la Commune » Cette cérémonie ne passionna que
quelques groupes parisiens. Le
voyage de Nancy fit passer dans l'âme de la France un frisson patriotique. Le
5, le 6 et le 7 Juin, M. Carnot, accompagné de MM. Loubet et Bourgeois,
visita Bar-le-Duc, Nancy, Lunéville et Toul. A Bar-le-Duc l'évêque de Verdun
prononça ces mots significatifs « Nous acceptons franchement,
loyalement, sans arrière-pensée la forme gouvernementale dont vous avez la
garde, que notre pays s'est librement donnée. » A Nancy un prélat, très
militant pourtant, Mgr Turinaz, sans aller dans l'adhésion aussi loin que son
collègue de Verdun sut trouver des termes corrects pour présenter son clergé. C'est
le 6 Juin qui marqua le point culminant de ce voyage triomphal. Le grand-duc
Constantin, par l'ordre du Tsar, quitta Contrexéville, où il faisait une
saison, pour venir présenter ses hommages au Président de la République. La
grande et patriotique cité lorraine réserva ses plus chaleureuses
acclamations au représentant de notre allié et sa visite à Nancy, que
soulignèrent tes commentaires malveillants de la presse allemande, fut
appelée, non sans raison, le « rajeunissement de Cronstadt. » L'effet n'en
fut pas détruit par la visite toute de courtoisie que faisaient, le
lendemain, à Guillaume II, Alexandre III et son fils. Partis de Copenhague,
les souverains russes rencontrèrent Guillaume II à Kiel. La réunion de Nancy,
l'avenir devait le prouver, eut une autre portée et d'autres conséquences que
l'entrevue de Kiel. Quelques
jours après le voyage dans l'Est, qui avait doublé la popularité du Président
de la République, le monde des affaires et des petits capitalistes lui
donnait de sa confiance un témoignage irrécusable le 14 Juin la rente 3 p. 100
atteignait 100 francs. Le
travail législatif, pendant ces deux mois, offrit à la fois des discussions
utiles et des interpellations qui ne le furent pas toutes. Nous indiquerons
les unes et les autres dans leur ordre chronologique. Le 19 Mai, à la
Chambre, M. Baïhaut interpella le ministre des Affaires Étrangères sur l'état
d'avancement des chemins de fer tunisiens. M. Ribot reconnut que, malgré les
énergiques incitations de la presse et en particulier de M. Leroy-Beaulieu,
le célèbre économiste, le Gouvernement français n'avait augmenté que de 36
kilomètres les 200 kilomètres de chemins de fer qui existaient dans la
Régence, avant notre Protectorat. L'ordre du jour pur et simple fut voté,
après que M. Viette, ministre des Travaux Publics, eut sollicité un nouveau
délai. C'est
au contraire un ordre du jour de confiance, rendu à l'écrasante majorité de
456 voix contre 27, qui clôtura l'interpellation d'un socialiste, M. Lavy.
L'interpellateur se plaignait des arrestations d'anarchistes, opérées au
hasard, disait-il. II rappelait que le Gouvernement n'avait su, après
l'explosion du restaurant Véry, qu'arrêter 181 personnes et en expulser 67.
Le président du Conseil riposta que les arrestations avaient été faites
légalement et dans le seul but de découvrir les explosifs ; quant à la
distinction à faire entre la théorie et le fait, entre le philosophe et le
dynamiteur, M. Loubet s'en déclarait incapable. Cette réponse n'était pas
très péremptoire. Quelques jours après, le 31 Mai, M. Després ayant
questionné le Gouvernement sur les théories émises le 28 Mai dans une réunion
d'anarchistes, le garde des sceaux, M. Ricard, dut reconnaître que les
arrestations opérées n'avaient pu être maintenues, la loi de 1881 sur la
presse n'autorisant pas les arrestations pour délits de parole. Le 30
Mai le Sénat votait, après la Chambre, un projet de loi qui érigeait en fête
nationale le 22 Septembre 1892, centenaire de la première République. Le
lendemain, à la Chambre, M. Rouvier, avec son habituel talent oratoire et sa
remarquable compétence financière, répondait à la fois à deux interpellateurs
à M. de Soubeyran sur la présence des délégués français au Congrès monétaire
et à M. Bourgeois (du Jura) sur l'Union Latine. Il révélait à la Chambre que
la France possédait en argent un stock de plus de 3 milliards et il lui
annonçait que nous n'acceptions pas la dénonciation de l'Union latine.
L'ordre du jour pur et simple fut adopté. Le
voyage de Nancy ne pouvait manquer d'être l'objet d'une interpellation à la
Chambre. Le 2 Juin M. Déroulède questionna M. Loubet, sur une prétendue
modification apportée au programme des fêtes présidentielles. On avait fort
sagement supprimé la revue, pour laisser au voyage son caractère strictement
pacifique. Le ministre répondit au patriote inquiet et tapageur qu'était M. Déroulède,
que le Gouvernement avait arrêté le programme des fêtes dans la plénitude de
sa liberté et l'incident n'eut pas d'autres suites. Une
interpellation de M. Ferroul, sur les élections municipales de l'Aude, n'eut
pas beaucoup plus d'importance. Des irrégularités manifestes, disons des
fraudes, avaient été commises par les fonctionnaires et par les maires, mais
elles l'avaient été au détriment des socialistes, unis à quelques anarchistes
et la Chambre, après un discours du ministre, les amnistia, a la majorité de
322 voix contre 184. Deux
jours après, le 13 Juin, l'interpellation d'un député du Nord, M. Moreau,
soutenu par son collègue, M. Dron, eut plus de retentissement. Une vaste
Association réactionnaire et cléricale s'était fondée sous le vocable de
Notre-Dame de l'Usine, à l'instigation des Jésuites qui y avaient la haute
main et qui usaient de leur influence sur les patrons pour faire renvoyer les
ouvriers non affiliés. Le garde des sceaux abonda dans le sens des
interpellateurs. Il annonça que l'Association professionnelle des patrons du
Nord, constituée en violation de la loi de 1884, serait poursuivie, que la
chapelle de Notre-Dame de Haumont, ouverte en violation des lois, serait
fermée et que les lois contre les Jésuites seraient appliquées. La majorité
habituelle (304 voix contre 149) approuva ces fermes déclarations, en votant
un ordre du jour de confiance déposé par M. Hubbard. Le 21
Juin commençait à la Chambre, pour se prolonger jusqu'au 28, la discussion
sur le renouvellement du privilège de la Banque de France. Elle eut un véritable
éclat, grâce à MM. Rouvier et Burdeau, ministre et rapporteur, et aussi grâce
à M. Pelletan, qui sut tirer grand parti des complaisances que la Banque
avait eues pour l'auteur du coup d'État en 't8al et des résistances qu'elle
avait opposées à Gambetta en 1870. Défendu par M. Léon Say, le privilège fut
vivement attaqué par un jeune député socialiste de grand avenir, M.
Millerand. C'est
deux jours après cette brillante discussion que venait devant la Chambre une
interpellation de M. Delahaye. Elle mettait en cause l'un de ses
vice-présidents, M. Burdeau, qui venait de démontrer que ses capacités
financières étaient à la hauteur de son talent oratoire. Avant d'être député
M. Burdeau, qui collaborait à plusieurs journaux, avait dirigé dans l'un
d'eux d'assez vives critiques contre la Banque de France. A peine entré dans
la politique active, il avait rectifié sur bien des points ses idées
premières et, nommé comme radical, il s'était peu à peu rapproché des
républicains modérés ; ceux-ci, le considérant comme une des ressources
de l'avenir, l'avaient successivement porté à la Commission du budget, à la
Commission de la Banque de France et à la vice-présidence de la Chambre. Dans
toutes ces situations, il s'était montré à la hauteur de sa mission il avait
plutôt dépassé la confiance que l'on avait eue en lui. Mais, ses variations
sur un point particulier, fournissaient un thème facile à cette fraction de
la presse opposante, toujours prête à attribuer de motifs vils aux
changements les plus naturels et les plus justifiés. Un journal, qui semble
avoir pris à tâche de faire renaître dans notre pays les guerres religieuses,
insinua que la conversion de M. Burdeau n'était pas désintéressée. Le jury,
si indulgent d'habitude à ces sortes de méfaits, estima, cette fois, que la
calomnie dépassait les limites permises et il infligea 3 mois de prison, 1.000
francs d'amende et 80000 francs d'insertions à son auteur. C'est sur cette
sentence que M. Delahaye interpellait le garde des sceaux, M. Ricard. Il
reprochait au président des assises, M. Mariage, d'être entré dans la salle
des délibérations du jury et de l'avoir trompé sur les conséquences de la
réponse qu'il devait émettre. Le président Mariage, répondit le ministre, a
fait son devoir. La Chambre lui donna raison par 307 voix contre 188 ce vote
désignait M. Burdeau pour le portefeuille qu'il devait recevoir à dix jours
de là. La
clôture de la session parlementaire approchait et, comme toujours, les
Chambres hâtaient leur travail. Bien des lois furent discutées en première et
même en seconde délibération, et en particulier la loi sur l'armée coloniale,
qui ne purent être votées définitivement sous le Ministère Loubet, ou qui
même devinrent caduques à la fin de la Législature. Le projet modifiant la
durée du service militaire n'eut pas cette mésaventure. Adopté par la chambre
le 23 Juin, par le Sénat le 1" Juillet, il fixait à 3 ans la durée du
service dans l'armée active, à 10 ans dans la réserve de l'active, à 6 ans
dans la territoriale et à 6 ans dans la réserve de la territoriale. Le 2
Juillet la Chambre abordait et poursuivait, pendant trois jours, la
discussion d'une demande de crédits supplémentaires pour la Marine. M.
Cavaignac réclamait un supplément immédiat de près de 40 millions et, pour 1893,
une majoration de 22 millions et demi au budget de la Marine. Dans la
discussion M. Lockroy, M. Henri Brisson, tout le monde fut d'accord pour
critiquer les déplorables errements de l'administration de la Marine. M.
Cavaignac ne put que plaider les circonstances atténuantes, que rappeler
qu'il n'était ministre que depuis quatre mois, que s'engager à corriger les
abus et surtout qu'invoquer des considérations qui ne laissent jamais une
Chambre française indifférente celles, de la sécurité nationale. Réduits de
deux millions, les crédits furent accordés par 422 voix contre 21. L'assentiment
du Sénat ne faisait pas de doute, mais le jour même où M. Cavaignac avait
remporté une victoire facile au Luxembourg, il échouait au Palais Bourbon. M.
Pourquery de Boisserin l'interpellait sur nos forces au Dahomey. Le ministre
répondit que le générât Dodds commandait l'armée et la marine fluviale. Quant
à la marine non fluviale, c'est-à-dire la flottille détachée sur la Côte
d'Ivoire, elle restait sous les ordres de l'amiral commandant l'escadre. M.
Pourquery insistant sans aigreur, pour que cette dualité du commandement prît
fin, M. Cavaignac lui opposa un non possumus absolu. L'intervention de
M. Clémenceau, plus vigoureuse et plus décisive que jamais, précède le vote
sur un ordre du jour invitant le Gouvernement à confier à un seul chef les
opérations de terre et de mer au Dahomey. L'ordre du jour fut adopté par 287
voix contre 1SO le lendemain, M. Burdeau était ministre de la Marine. M.
Jamais fut maintenu au sous-secrétariat d'Etat des Colonies et le général
Dodds reçut le commandement de toutes les forces de terre et de mer au
Dahomey. La
question du Tonkin vint également devant la Chambre, avant la séparation, sur
une interpellation de M. Bouge. Le député de Marseille avait rappelé que 2
officiers et 10 soldats étaient tombés dans une embuscade, sur un point
dangereux et déjà signalé par un accident semblable, à Bac Lé. M. Jamais,
décidément optimiste, répondit qu'avec 8.000 Français et 13000 soldats
indigènes notre sécurité n'était pas menacée. La querelle, peu ardente, se
termina sans scrutin, par le vote, à mains levées, d'un ordre du jour de
confiance et d'espoir en la constitution d'une armée coloniale. A
défaut du budget, les quatre contributions directes furent votées avant la
clôture de la session, du 7 au 9 Juillet a la Chambre, le 13 Juillet au
Sénat. La Chambre, malgré M. Rouvier, avait adopté, par 241 voix contre 233,
un amendement de M. Cornudet, qui remplaçait l'impôt des portes et fenêtres
par une taxe de 2,40 p. 100 du revenu de la propriété foncière bâtie. Les
ministres des Finances se méfient des taxes nouvelles, dont le rendement est
incertain. Battu le 7 Juillet, M. Rouvier eut sa revanche le 9. M. Lebon fit
adopter, par 297 voix contre 209~ un amendement qui ajournait au 1~ Janvier
1894 l'application de la réforme proposée par M. Cornudet. La
session ordinaire de 1892 se terminait donc dans de bonnes conditions pour le
Ministère Loubet il avait perdu M. Cavaignac, mais il s'était fortifié de M.
Burdeau. Les élections cantonales s'annonçaient bien rien ne semblait devoir
troubler la sécurité des vacances rien surtout n'indiquait que la République
dût subir, à quatre mois de là, un assaut plus dangereux que celui que lui
avait livré le Boulangisme en 1889. Le
renouvellement des Conseils généraux, les voyages du Président Carnot en
Savoie, dans le Poitou et à Lille furent, avec les manifestations
parlementaires hors session, les événements les plus intéressants des
vacances en 1892. Aux
élections départementales des 3't Juillet et 7 Août, les républicains
gagnèrent 181 sièges et les constitutionnels réussirent dans 26 cantons. A
Montrésor, dans l'arrondissement de Loches, M. Wilson fut élu au ballottage,
contre un parent de feu Raoul Duval, malgré une condamnation à 1000 francs
d'amende pour corruption, lors des précédentes élections municipales, que le
tribunal de Loches avait prononcée contre le gendre de M. Grévy. Cette
élection cantonale était le prélude d'une réélection législative. Dans la
constitution des bureaux des Conseils généraux, les républicains obtinrent la
majorité dans 84 départements. Ils eurent le même succès au renouvellement
des Conseils d'arrondissement, où leur bénéfice fut de 208 sièges pour toute
la France. Le
premier des voyages du Président Carnot fut accompli du 3 au 5 Septembre. Il
eut pour but la Savoie, qui célébrait le centenaire de sa réunion à la France
en 179~. A Aix-les-Bains, M. Carnot rencontra le roi de Grèce et le grand-duc
Leuchtenberg. Quelques jours après la visite du Président dans les anciens
domaines de la Maison de Savoie, l'amiral Rieunier allait à Gênes, avec une
escadre française, saluer le chef de cette Maison, le roi Humbert, que les
fêtes de Christophe Colomb avaient attiré dans la ville de marbre. C'est
le 15 et le 16 Septembre qu'eut lieu le voyage en Poitou, suivi de la revue
du 9e et du 12e Corps à Montmorillon. Dans le discours prononcé à Poitiers,
en réponse au maire de cette ville, M. Carnot laissa entendre qu'à
l'expiration de ses pouvoirs, il ne briguerait pas de réélection. A peine de
retour à Paris, M. Carnot présidait au Panthéon le centenaire de la fondation
de la République et, avec sa modestie ordinaire, il laissait la parole à MM.
Loubet, Challemel-Lacour et Floquet. M. Loubet s'acquittait de sa tâche avec
une dignité calme et correcte, M. Floquet avec un puissant souffle
démocratique et M. Challemel-Lacour, qui remplaçait M. Le Royer, avec un
éclat incomparable[3]. Les Chambres avaient voté 200.000
francs pour cette fête du Panthéon qui eut un caractère grandiose. Enfin
M. Carnot, infatigable, se rendait le 8 Octobre à Lille, pour les fêtes
commémoratives du siège de n92. Il rapporta -de ces excursions et de ces
cérémonies un prestige accru, qui ne fut pas inutile à la défense de la
République dans la crise qu'elle allait traverser. Parmi
les manifestations parlementaires hors session nous signalerons, au mois
d'Août, la démission donnée par M. de Breteuil, l'un des chefs du
Boulangisme, de son siège de député des Hautes-Pyrénées l'appel à la concorde
sur le terrain de la Constitution, que M. Jules Ferry adressa aux partis
hostiles et les déclarations de moindre portée de M. d'Haussonville, du comte
de Paris et du prince Victor Napoléon. De
nombreux Congrès furent tenus au mois de Septembre. Le 3, au Congrès
socialiste de Tours, on prêcha la grève universelle et la suppression du
patronat. Le H, au Congrès des municipalités socialistes convoquées à
Saint-Ouen, et qui fut un avortement, l'on se contenta de demander la
suppression du budget des Cultes et celle des sinécures. Le 2S, le Congrès
guesdiste de Marseille, auquel assistaient deux chefs du socialisme
international, Liebknecht et Anseele, affirma la solidarité des travailleurs
de tous les pays, juste au moment où la concurrence des ouvriers belges et
des ouvriers français amenait des rixes sanglantes a Liévin et à Lens. Rappelons
enfin que ces longues vacances furent attristées, le 2 Octobre, par la mort
d'un grand écrivain et d'un bon -citoyen, qui n'eut pas une influence directe
sur la politique, à laquelle il ne fut point mêlé, mais qui sut façonner les
cerveaux et enchanter les âmes d'un grand nombre de nos contemporains.
Quiconque pense librement peut se réclamer du penseur que fut Ernest Renan.
Son empreinte, sur notre esprit et sur notre race, ne s'effacera pas de si
tôt. La séance de rentrée, à la Chambre, fut consacrée à une question qui
n'avait pas été sans troubler la sérénité du Gouvernement durant les
vacances. Une grève avait éclaté le 15 Août à Carmaux, à la suite du renvoi
par la Compagnie des houillères de M. Calvignac. Le Conseil d'administration
reprochait à M. Calvignac quelques manquements professionnels, mais il est
certain que son élection, comme maire et comme conseiller d'arrondissement,
n'avait pas été étrangère au renvoi. La grève s'était prolongée, avec les
incidents habituels, jusqu'au 30 Septembre, l'armée assurant l'ordre et
empêchant les atteintes à la liberté du travail. Après de longues
souffrances, à peine atténuées par les subsides qu'ils recevaient du parti
socialiste, les ouvriers avaient fait. au Conseil d'administration des
propositions conciliantes qu'il avait repoussées, ne consentant à reprendre
ni M. Calvignac, ni ceux des ouvriers qu'il considérait comme les meneurs.
Mais le marquis de Sciages, qui cumulait les fonctions de membre du Conseil
d'administration et de député, dut se démettre de son siège législatif et la
situation resta très tendue jusqu'au 18 Octobre. A peine
la Chambre avait-elle repris ses séances que M. Dupuy-Dutemps, député radical
du Tarn, interpellait le Gouvernement sur la grève, dont il attribuait la
durée inusitée aux résistances maladroites de la Compagnie. Le président du
Conseil répondit à M. Dupuy-Dutemps, en invitant la Chambre à mettre à son
ordre du jour le projet de loi sur l'arbitrage, dont l'adoption offrirait le
moyen légal de sortir d'embarras. Un député de la Droite, Mgr d'Hulst,
proposa l'ordre du jour pur et simple. Il fut repoussé par 429 voix contre
35. Mais toute la Chambre fut d'accord pour accepter la proposition faite par
le baron Reille, député du Tarn, beau-père du marquis de Sciages et qui avait
la haute main dans le Conseil d'administration de Carmaux. Le baron Reille offrait
à M. Loubet de rendre la sentence arbitrale et l'incident était clos. La loi
sur l'arbitrage fut votée le 22 Octobre et le 26 M. Loubet rendait sa
sentence. Elle était parfaitement équitable et comportait la réintégration de
M. Calvignac, celle de tous les ouvriers qui n'avaient pas été condamnés
correctionnellement par le tribunal d'Albi et le maintien de M. Humblot,
directeur des travaux, qui, lui aussi, avait dû démissionner et que la
Compagnie se refusait à sacrifier. La
Compagnie, après l'engagement pris par M. Reille, ne pouvait repousser la
sentence elle l'accepta. Les grévistes de leur côté ne se considéraient pas
comme engagés par les instances que M. Clémenceau avait faites auprès de M.
Loubet, pour le décider à arbitrer, et, après avoir reçu les conseils de MM.
Clémenceau, Pelletan et Millerand, ils votèrent à l'unanimité la continuation
de la grève, à cause de l'exclusion de ceux de leurs camarades qui avaient
été condamnés correctionnellement. II appartenait à la Chambre de lever ce
dernier obstacle à l'apaisement. Le 29 Octobre, M. Terrier déposa une
proposition d'amnistie pour faits de grève. La proposition fut repoussée par
323 voix contre 197, à la suite d'un discours de M. Viette. Le ministre des
Travaux Publics s'était engagé, si le travail reprenait, à remplacer
l'amnistie par des grâces individuelles. MM. Clémenceau, Millerand et
Pelletan se rendirent à Carmaux ils furent écoutés et le travail reprit le 3
Novembre, après une interruption de près de trois mois. L'élévation
de M. Étienne à la vice-présidence de la Chambre, en remplacement de M.
Burdeau, l'interpellation de M. Hubbard sur les égouts de Paris, la
discussion sur les microbes pathogènes et saprogènes, suivie de l'invitation
adressée au Gouvernement par la Chambre d'assurer la prompte exécution du
plan d'assainissement de la Seine et de Paris, et le commencement de la
discussion d'une proposition interdisant le travail aux accouchées sont de la
fin d'Octobre. Au
début de Novembre, la discussion et le vote, par la Chambre, d'un projet sur
les Syndicats professionnels, la promulgation de la loi sur le travail dans
les manufactures, le vote du projet d'armée coloniale par le Sénat, la
discussion et le vote par la Chambre d'un projet de règlements d'ateliers, et
le commencement de la discussion du projet sur la réforme des boissons, qui
se prolongera du o au 27 Novembre, précèdent l'explosion de la rue des Bons-Enfants.
Le 8 Novembre au matin, une boîte en forme de marmite était déposée dans une
maison de l'Avenue de l'Opéra, à Paris, devant les bureaux de la Compagnie
des houillères de Carmaux. Portée par un garçon de bureau, au commissariat de
police de la rue des Bons-Enfants ; la boite faisait explosion, tuait cinq
hommes et produisait de graves dégâts matériels. Le jour même, à la Chambre,
une question de M. Joseph Reinach, transformée en interpellation par M.
Delafosse, amenait non pas les explications du Gouvernement, mais le simple
récit de l'événement par M. Loubet, et se terminait par un ordre du jour
ainsi conçu La Chambre, indignée des actes odieux qui viennent de se produire
et confiante dans la vigilance et dans la fermeté du Gouvernement pour en
empêcher le retour, passe à l'ordre du jour. L'ordre du jour Emmanuel Arène
fut adopté par H44 voix contre 95. La
discussion des 16, 17, 18 et 19 Novembre à la Chambre fut comme une suite de
l'interpellation Delafosse. Un projet de loi, réformant la loi du 29
Juillet1881 sur la presse, avait été déposé dès le mois de Mai 1892.
L'explosion du 8 Novembre lui rendant toute son actualité ; le ministre en
demanda la discussion aussi prompte que possible. Elle s'ouvrit le 16
Novembre. Le projet nouveau admettait l'arrestation immédiate, en cas de
provocation directe à commettre certains crimes ou le délit de vol, même si cette
provocation n'avait 'pas été suivie d'effet. La provocation à la
désobéissance des militaires était punie de peines plus graves. Le jour de
l'ouverture de la discussion, M. de Mun déclara que les idées anarchistes
étaient le fruit de l'éducation anti-chrétienne, qu'elles naissaient dans les
Ecoles sans Dieu. M. Loubet répondit que la République n'avait ni
persécuté l'Église, ni fait profession d'athéisme, mais simplement pratiqué
la neutralité. M. Deschanel, qui prit ensuite la parole, signala l'alliance
des radicaux avec les socialistes-collectivistes. Après lui, M. Clausel de
Coussergue ramena la discussion sur le terrain juridique. Le 17
Novembre M. Ernest Roche rouvrit la discussion générale, accusa le
Gouvernement de manquer de franchise et de viser non pas les anarchistes mais
les socialistes. M. Aynard parla également à côté de la question. Maia tous
deux eurent le mérite d'inspirer à M. Loubet son meilleur discours. Le
ministre défendit éloquemment la République du reproche de stérilité, il
rappela son œuvre scolaire, son œuvre militaire, son œuvre sociale. La
Chambre applaudit vigoureusement cette belle apologie et ordonna qu'elle
serait affichée dans toutes les communes[4]. On
attendait toujours la véritable discussion elle ne commença que le 18
Novembre, après le vote de l'urgence, et elle fut facilitée par la faiblesse
du Gouvernement, qui se rallia à un amendement de M. Gerville-Réache,
entourant de certaines garanties la saisie et l'arrestation préventives. Le
19 Novembre une nouvelle faiblesse, imputable au garde des sceaux, entraîna
l'adoption d'un amendement de M. Jullien, qui remplaçait l'arrestation et la
saisie préventives par la faculté accordée à la Cour de prononcer l'exécution
provisoire de l'arrêt, nonobstant opposition ou pourvoi. Le projet perdait
ainsi toute efficacité. Au
milieu de ces médiocres discussions, l'expédition contre le Dahomey, méthodiquement
organisée par M. Burdeau, admirablement conduite par le général Dodds,
aboutissait le 17 Novembre a la prise d'Abomey, la capitale de Behanzin.
Wydah était dégagée et notre domination était rétablie sur un immense
territoire, sans que ce succès eût coûté à la France trop de sang ni trop
d'argent. Il nous
faut revenir, de ce glorieux théâtre d'une victoire savamment préparée et
bravement remportée, sur un théâtre plus mesquin, où se livraient des
batailles aussi ardentes mais moins honorables dans leurs causes et, par
leurs résultats, aussi funestes aux vainqueurs qu'aux vaincus. La
question du Panama était posée dès 1889, voire dès le 8 Juin -1888, date de
la loi autorisant un emprunt de 720 millions qui n'avait pas été couvert. Si
tous les Ministères qui s'étaient succède depuis cette époque étaient restés
inactifs, c'est que le grand nom de Lesseps et sa gloire incontestable
arrêtaient toutes les initiatives, c'est que son grand âge faisait escompter
sa mort, c'est que l'on prenait en considération les petits porteurs de
titres et que l'on espérait, en traînant, les choses en longueur, sauver une
partie de leur mise ; c'est surtout que, par raison d'Etat, on voulait
dissimuler au pays quelques défaillances particulières. Cette politique
d'inertie avait tous les inconvénients et pas un avantage. Elle affligeait la
masse des honnêtes gens, étonnés que l'on ne réprimât pas des crimes et des
délits avérés ; elle compromettait gratuitement tout un corps, et par
contrecoup, la République elle-même, au profit de quelques individualités
enfin, elle laissait le champ libre aux journaux qui vivent de scandale. Le
parquet ayant l'ordre de ne pas poursuivre, la Libre parole, la Cocarde
affolaient l'opinion publique, par un mélange de faits exacts et de
calomnies, où l'on ne savait plus distinguer la vérité. C'est
le 12 Novembre que l'affaire vint devant la Chambre, par une proposition de
M. Dupuy-Dutemps, qui supprimait le privilège juridictionnel des hauts
fonctionnaires ou des dignitaires de la Légion d'honneur. Par 819 voix contre
1 cette anomalie disparut de nos codes. Les interpellations sur le Panama
devaient venir en discussion le 19. Avant la discussion, M. Floquet, cédant
la présidence à l'un des vice-présidents, présenta une justification de sa
conduite comme ministre de l'Intérieur. Personnellement, il n'avait rien reçu
de la Compagnie, et nulle part cette accusation n'avait été formulée contre
lui mais ses indications avaient fait allouer 300.000 francs à la presse qui
soutenait sa politique. M. Ricard monte ensuite à la tribune et annonce que
l'instruction ouverte devant la cour de Paris, vient d'aboutir à
l'assignation de quatre' administrateurs de la Compagnie de Panama et d'un
entrepreneur de travaux publics. Il semble au garde des sceaux que dans ces
conditions, la justice étant saisie, l'interpellation n'a plus de raison
d'être. M. Barthou obtient qu'elle ne soit ajournée qu'au surlendemain. Le
lendemain, 20 Novembre, se produisait un événement qui changeait entièrement
l'aspect de la question un banquier, directement mêlé à l'affaire, le baron
Jacques de Reinach, succombait dans des circonstances mystérieuses. A la
Chambre, le 21 Novembre, un député boulangiste de Seine-et-Oise, M. Argeliès,
fit un discours assez modéré. Un autre boulangiste, M. Delahaye, déclara que
la loi de 1888, autorisant la Compagnie à émettre des valeurs à lots, avait
été votée grâce aux manœuvres coupables d'un financier qui achetait,
moyennant trois millions, les consciences parlementaires. Le financier visé
par M. Delahaye était le baron de Reinach ou Arton, son agent auprès des
Chambres. M. Delahaye concluait en demandant la nomination par la Chambre
d'une Commission d'enquête. Le Gouvernement pouvait encore arrêter la
Chambre, dans la voie où elle allait s'engager. La justice étant saisie, il
pouvait demander qu'on lui laissât le soin de faire la lumière, sans mêler
l'action politique à l'action judiciaire. Les dispositions qu'il crut
apercevoir dans la Chambre l'empêchèrent de prendre cette position très nette
et, bien qu'un ou deux membres du Cabinet fussent visés, il ne pouvait
l'ignorer, parmi les parlementaires auxquels M. Delahaye avait fait allusion,
il s'associa à la demande du député boulangiste elle fut votée par 310 voix
contre 218. La
Commission d'enquête, nommée les 22 et 23 Novembre, comprit 23 républicains,
9 membres de la Droite et un boulangiste. Elle choisit comme président M.
Henri Brisson, comme vice-présidents MM. Jolibois de la Droite et Clausel de
Coussergues du Centre Gauche. Dès sa première réunion, M. Delahaye lui
indiqua le baron Jacques de Reinach comme l'agent principal de la corruption
parlementaire, avec, pour sous-agent, un financier véreux, alors en fuite, Arton.
Munie de ces renseignements, la Commission sollicita du Gouvernement la
communication du dossier judiciaire, l'exhumation et l'autopsie du baron de
Reinach. Après les concessions déjà faites par le Gouvernement, il lui était
difficile de se refuser à en faire de nouvelles il accorda la communication
du dossier judiciaire, mais il refusa l'exhumation et l'autopsie, en se
retranchant derrière un scrupule de légalité. Le 28
Novembre la question de l'autopsie fut posée devant la Chambre par M. de la Ferronnays,
le jour même où la Commission d'enquête avait reçu la déposition de M.
Prinet, conseiller à la Cour de Paris. Ce témoin avait révélé aux
commissaires enquêteurs que 500 ou 600 personnes avaient profité des
largesses du Panama, que les frais des 7 émissions avaient atteint 83
millions, dont 21 absorbés par la publicité, c'est-à-dire par la presse de
toutes nuances et que le baron Jacques de Reinach, ayant reçu 9.800.000
francs, n'en avait dépensé que 3 pour frais de publicité. M. Ricard répondit
à M. de la Ferronnays que le Gouvernement n'avait pas le droit de faire
pratiquer l'autopsie. M. Brisson combattit victorieusement cette thèse
juridique et là question fut transformée en interpellation. M. Loubet monte à
la tribune, se plaint de la situation intolérable qui est faite au
Gouvernement et, sans répondre à l'argumentation de M. Henri Brisson, regagne
son banc, sous prétexte qu'on t'interrompt. Cet accès de mauvaise humeur, que
l'on eût attendu de M. Loubet moins que de tout autre, allait lui coûter la
présidence du Conseil. M. Leygues essaie vainement de sauver le Cabinet, en
déposant une demande d'ordre du jour pur et simple cette solution est
repoussée par 304 voix contre 2't9. On passe au vote sur l'ordre du jour de
M. Brisson disant que la Chambre s'associe au désir exprimé par sa Commission
d'enquête il est adopté par 393 voix contre 3 et le Cabinet est renversé,
vaincu sans avoir réellement livré combat, sans s'être défendu contre
l'attaque très vive, contre l'argumentation très serrée de M. Henri Brisson. Telle fut la fin, après neuf mois d'existence, d'un Ministère qui avait eu des moments difficiles et des jours glorieux. Il succomba parce que son chef, gêné par ta présence de quelques-uns de ses collaborateurs, ne sut pas prendre une décision ferme en temps utile, se prononcer pour la poursuite judiciaire publique, complète, et maintenir l'affaire en dehors de la politique. M. Loubet avait accepté le pouvoir dans les conditions difficiles créées par le vote du 18 Février ; il l'avait exercé avec une fermeté qui ne s'est démentie que le dernier jour et surtout avec une honnêteté absolue. H faut toute la mauvaise foi de l'esprit de parti, pour l'avoir rendu responsable de l'impunité finale assurée aux administrateurs de la Compagnie et aux parlementaires compromis, puisqu'il était président du Conseil lorsque les poursuites contre les administrateurs ont été intentées et qu'il appartenait encore, comme ministre de l'Intérieur, au Cabinet qui a demandé la suspension de l'inviolabilité parlementaire contre cinq députés et cinq sénateurs. L'histoire impartiale doit retenir ses hésitations comme homme politique, au moment.de donner un pouvoir exceptionnel à une Commission d'enquête parlementaire elle doit aussi le mettre absolument hors de cause comme homme privé, comme citoyen intègre et comme républicain. Il a montré, dans la direction des affaires publiques, des qualités qui ne sont pas communes du caractère, de la décision unis à une bonté exquise, à un vif sentiment de la nécessité d'élever progressivement les humbles « à un degré croissant de bienêtre matériel et moral ». |
[1]
Bédoazin, que nous avons affublé du nom de Behanzin, était le fils de Gelé-lé,
que nous appelons Gléglé.
[2]
Appendice XII. Discours de M. Ricard à la Chambre des députés.
[3]
Appendice XJII. Discours de M. Challemel-Lacour au Panthéon, le 22 Septembre
1892.
[4]
Appendice XIV. Discours de M. Loubet, président du Conseil, à la Chambre, le 17
Novembre 1892.