Le quatrième Ministère
de Freycinet. — Remarquable compétence de tous ses membres. — La Déclaration.
— Interpellation Lockroy. — Elections municipales de Paris. — Le 1er Mai
1890. — Le Groupe des droits de Paris. — M. Rouvier et les Caisses d'épargne.
— Situation du Dahomey. — Règlement de frontières franco-anglais dans les
bassins de la Gambie et du Niger. — La proposition Marcel Barthe a la
Chambre. — Interpellation Dumay sur la grâce du duc d'Orléans. — Interpellation
Combes sur l'Enseignement secondaire. — Politique extérieure en Juin 1890. — Lois
sur les livrets ouvriers et la sécurité des délègues mineurs. Le budget de 1891.
— La liquidation boulangiste. — Les Coulisses du Boulangisme. — La
proposition Hubbard sur l'élection des sénateurs. — La Banque de France et la
Banque d'Angleterre. — Loi sur le contrat de louage de services. — Le
cardinal Lavigerie et la République. — La situation à la fin de 1890. — Les
élections sénatoriales de 1891. — L'emprunt Rouvier. — Le Conseil supérieur
du travail. — Morts du général Campenon du prince Napoléon. — Rentrée de
Jules Ferry. — L'impératrice Victoria à Paris. — M. Laur et le drainage de
l'or. — M. Bourgeois (Jura) et les traités de commerce. — M. Millerand et la Fille
Elisa. — MM. Fouquier,
Charmes, Reinach et Thermidor. — La théorie du bloc. — MM. Fresneau et Constans,
à propos de Marat. — L'Algérie au Sénat. — Le Pari mutuel à la Chambre. — La
séance du 14 Mars 1891 à la Chambre : M. Fallières. — Mesures
protectrices de l'agriculture. — Perquisitions à la Société du Drapeau. — M. Lockroy et le libre-échange.
— M. Viger et la protection. — M. Aynard et les excès du protectionnisme. — Intervention
de M. Paul Deschanel. — M. Léon Say et l'Etat tuteur. — Appel de M. Méline
aux intérêts. — M. Jules Roche et les tarifs modères. — M. Deloncle reprend
la question posée par M. Deschanel. — Abaissement temporaire des droits sur
les blés. — Adoption du principe du tarif général. — Interpellation sur les
incidents de Fourmies. — Proposition d'amnistie Maujan. — M. Letellier et
l'affaire Turpin. — M. Basly et les Syndicats professionnels. — L'Acte
général de la conférence anti-esclavagiste de Bruxelles est repoussé. — Le
régime des passeports en Alsace-Lorraine. — Les laïcisations d'Écoles au
Sénat. — M. de Lanessan en Indochine. — Remise de la barrette au nonce Rotelli.
— L'Enseignement secondaire moderne. — L'escadre française à Cronstadt et à
Portsmouth. — Conséquences immédiates. — MM. de Freycinet et Ribot à
Vandeuvre et à Bapaume. — Echec de la mission Crampel. — Mort de Jules Grévy.
— Suicide de Boulanger. — La Jeunesse catholique à Rome. — Circulaire de M.
Panières. — Réponse de Mgr Gouthe-Soulard. — La politique extérieure de M. Ribot.
— Attitude du clergé dans l'affaire Gouthe-Soulard. — Interpellation du 9
Décembre au Sénat. — Interpellation des 11-12 Décembre à la Chambre. — La
Chambre achève le 29 Décembre 1891 la discussion du budget de 1892. — La
situation au Touat, au Siam, en Égypte. — Adoption de l'Acte général de
Bruxelles modifié. — Grèves du Nord et du Pas-de-Calais. — Nouvelle
interpellation Laur sur les crises financières. — Le tarif général des
douanes au Sénat. — Importance de l'année politique 1891. — Prorogation de la
session extraordinaire de 1891 en 1892. — M. Pauliat et les fonctionnaires
algériens au Sénat. — La Journée des gifles à la Chambre. — Déclaration des
cinq cardinaux. — L'opinion de Léon XIII. — La séance du 18 Février 1892 à la
Chambre. — Intervention de M. Henri Brisson. — Incohérence des votes. — Chute
du Ministère.
Le
quatrième Ministère de Freycinet comprenait M. de Freycinet à la présidence
du Conseil et à la Guerre, M. Fallières à la Justice et aux Cuites, M.
Constans à l’Intérieur, M. Ribot aux Affaires Étrangères, M. Rouvier aux
Finances, Barbey à la Marine, M. Bourgeois à l’Instruction Publique aux
Beaux-Arts, M. Yves Guyot aux Travaux Publics, Develle à l'Agriculture, M.
Jules Roche au Commerce, Etienne au sous-secrétariat des Colonies, rattachées
cette fois au Commerce. C'était l'ancien Cabinet Tirard, moins MM. Tirard et
Spuller, qui n'auraient pas accepté de portefeuilles après le vote du Sénat ;
moins aussi MM. Thévenet garde des sceaux et Paye ministre de l'Agriculture.
Un autre changement de portefeuille doit être noté M. Bourgeois, passant a. l’Instruction
publique et aux Beaux-Arts, abandonnait l’Intérieur à M. Constans. La
composition du Cabinet du 17 Mars 1890 appelle plusieurs observations. La
première est relative à la remarquable compétence, a la supériorité
intellectuelle ou oratoire de presque tous les membres de la nouvelle
administration. On pouvait seulement se demander si cette réunion de talents
incontestables et incontestés aurait, sous la direction un peu relâchée du
président du Conseil, toute la cohésion, toute l'unité nécessaires.
L'expérience du passé autorisait quelques craintes, ou au moins quelques doutes,
à cet égard. La présence de deux civils à la Guerre et à la Marine était
rassurante, à la condition que ces deux civils eussent l'énergie suffisante
pour introduire enfin le contrôle et la lumière dans la comptabilité de ces
deux administrations à la condition surtout que le ministre de la Guerre
comprit quel danger pouvait faire e courir à la République la constitution
d'un haut commandement de plus en plus aristocratique, quand l'armée devenait
de plus en plus démocratique. Les Cultes avec la Justice étaient confiés à un
bon citoyen, à un homme d'une remarquable probité politique, qui aurait sans
doute toute la fermeté désirable, quand les rapports entre l'Église et l'État
allaient être rendus plus délicats, par le fait même des concessions de Léon
XIII et des résistances de l'épiscopat. Enfin le Commerce passait des mains
de M. Tirard à celles de M. Jules Roche qui saurait, lui aussi, résister dans
la juste mesure, aux exagérations protectionnistes de la Commission des
douanes et de la Chambre. Appelé
à une durée de deux ans, presque égale à celle du Ministère Jules Ferry en
1883-1885, le Ministère du 17 Mars allait avoir une existence assez
tranquille à l'intérieur pour pouvoir tenter un grand effort à l'extérieur et
resserrer une alliance dont la conclusion lui méritera le nom de Ministère de
Cronstadt. Formé le
17 Mars, le nouveau Cabinet ne fut en contact avec les Chambres que pendant
douze jours, l'ajournement ayant été prononcé le 29. La Déclaration, qui fut
lue le 18, aurait pu être contresignée par tous les Ministères qui se sont
succédé depuis l'avènement de Jules Grévy. Les nouveaux ministres se
déclaraient décidés à défendre énergiquement les institutions républicaines
et l'œuvre démocratique. Ils faisaient appel à tous les républicains, sans
exclusion de personnes, pour le développement des réformes économiques et
sociales qui sont la conséquence nécessaire, l'aboutissement obligé de la
République. Cette République, ils la voulaient large, ouverte, tolérante et
paisible. Ils considéraient que le premier devoir des pouvoirs publics était
de faciliter aux populations laborieuses le passage à une situation
meilleure. Enfin, ils visaient à être un Gouvernement, dans la véritable
acception du mot. On reconnaissait la marque de M. de Freycinet dans les
appels à la conciliation et dans la définition d'une République largement
ouverte ; on retrouvait l'inspiration de M. Constans, de M. Rouvier dans
l'affirmation de l'esprit gouvernemental. Les
interpellations ne manquèrent pas à la nouvelle administration. Celle de M.
Lockroy, déposée le 18, aboutit au vote de l'ordre du jour pur et simple,
adopté par 309 voix républicaines contre 75 voix réactionnaires et
boulangistes, après que M. de Freycinet eut déclaré que les lois militaire et
scolaire seraient appliquées dans l'esprit même où elles avaient été votées. Une
interpellation sénatoriale sur la Déclaration ministérielle fut close le 28
Mars, comme à la Chambre, par le vote de l'ordre du jour pur et simple. Même
conclusion le 29, au Palais Bourbon, lors d'une interpellation sur le
traitement des instituteurs. M. Ribot fut le seul ministre qui eut un ordre
du jour de confiance, le 24 Mars, à la Chambre, à la suite de
l'interpellation sur le traité franco-turc. Un
événement plus intéressant fut la promulgation, à la date du 22 Mars, de la
loi qui autorisait la formation de Syndicats entre les communes, pour la
discussion des intérêts communs. Certaines communes, étant trop pauvres pour
rien entreprendre, avaient intérêt à se joindre à des voisines plus
favorisées. Ce fut. là une sage mesure de décentralisation, un très utile
complément des lois de 1871 et de 't884. Les
vacances, qui durèrent cinq grandes semaines, furent. bien remplies. L'un des
principaux événements à signaler fut la nomination du général de Miribel aux
fonctions de chef d'État-Major général de l'armée, faite sur la proposition
de M. de Freycinet. La désignation de M. de Miribel en1881 n'avait pas été
l'une des moindres causes de la chute de Gambetta en 1882 et de son
remplacement par le même M. de Freycinet, devenu le chef du Cabinet du 30
Janvier. Irréprochable, au point de vue de la compétence du nouveau chef de
l'État-major général, le choix de M. de Miribel avait été sans danger, au
point de vue de l'esprit à imprimer au haut commandement et du recrutement
des officiers généraux, sous un ministre comme le général Campenon. On
pouvait se demander si l'action de M. de Freycinet, sous ce double rapport,
serait aussi efficace, s'il ne serait pas porté, par tempérament, à se
soustraire à certaines responsabilités, qu'il avait si hardiment assumées
pendant la Défense nationale. Les
élections municipales de Paris, fixées au 27 Avril, n'aboutirent, au premier
tour, qu'à la nomination de 21 conseillers, sur lesquels on comptait un seul
boulangiste. Après les ballottages du 4 Mai, l'Assemblée communale comprit 65
républicains, 13 conservateurs et 2 boulangistes. Ce fut le coup de grâce du
Boulangisme. Après cet échec, le général écrivit à l'un de ses fidèles, M.
Laisant, qu'il n'estimait pas que cette défaite fût très grave. Avec sa
logique habituelle, il ajoutait qu'il considérait la tâche du Comité « comme
terminée ». Quant à lui, il avait à se recueillir, à méditer sur les leçons
que contenaient les faits accomplis. On sait quelle fut la nature de ces
méditations et de ce recueillement et quelle en fut, à seize mois de là, la
conclusion sentimentale. Entre
les deux tours de scrutin des élections municipales parisiennes, avait eu
lieu la première de ces grandes manifestations ouvrières, que le parti
socialiste avait fixées au 'l"Mai., une fois pour toutes, et qui, faites
sous le prétexte d'obtenir la journée de huit heures, devaient, dans la
pensée des organisateurs, aboutir à la grève générale. L'arrestation de
quelques anarchistes et la consignation des troupes dans les casernes rendit
la manifestation inoffensive a Paris. Le ministre de l’Intérieur, M.
Constans, était si certain du maintien de la tranquillité, qu'il avait fixé
au 1~ Mai l'installation à l'Hôtel de Ville du préfet de la Seine, M.
Poubelle. L'ordre, en effet, ne fut pas troublé dans la capitale. On n'eût à
réprimer quelques désordres que dans les milieux très inflammables de Roubaix
et de Vienne. Dès la
reprise de la session ordinaire, le Palais Bourbon entendit un écho des
élections : le 6 Mai une interpellation de MM. Armand Després, Chautemps et
Antide Boyer-se termina par le vote de deux ordres du jour de confiance,
adoptés l'un par 403 voix contre 81, l'autre par 374 voix contre 56. Le
Conseil municipal, qui avait fait les frais de l'interpellation, tira de sa
majorité un groupe nouveau, dit des droits de Paris, constitué « pour lutter
contre les abus, défendre les deniers des contribuables, et opposer aux
empiétements de l'administration les revendications démocratiques et sociales
de la population parisienne ». Le mois
de Mai 1890 fut fécond en interpellations et en votes de confiance, à la
Chambre comme au Sénat. Nous les énumérerons dans leur ordre chronologique,
sans y insister autrement. Le 8 Mai, à la Chambre, le ministre des Finances
était interpellé, à propos de la démission de M. Le Guay, sous-gouverneur du
Crédit Foncier, sur l'administration du gouverneur, auquel on reprochait
d'abuser des subventions à la presse. Le 10 Mai, M. Constans répondait
victorieusement aux interpellations relatives au 1er Mai. Le 16, M. Ribot
obtenait la confiance du Sénat pour sa réponse à une interpellation sur les
pêcheries de Terre-Neuve. Le 17, M. Rouvier, dans une interpellation sur les
Caisses d'épargne, avait les honneurs de l'affichage. Le 19 enfin, au Sénat,
l'ordre du jour pur et simple clôturait une interpellation sur la Martinique. La
situation du Dahomey, grave sinon inquiétante, avait été l'objet d'une assez
vive discussion devant la Chambre, !e 9 Mai. M. Deloncle avait interrogé le
sous-secrétaire d'État aux Colonies sur les menaces dirigées contre notre
occupation par le roi Gléglé. M. Étienne répondit en faisant l'historique de
nos rapports commerciaux avec le Dahomey. Bien que ces rapports remontassent
à 1364, le premier traité entre la France et Je Dahomey n'avait été signé
qu'en 1851. Un second traité, signé en 1868, nous donnait Kotonou. Un
troisième, dix ans plus tard, nous dispensait de l'obligation d'assister aux
sacrifices humains. En 1890 le roi Gléglé contesta la validité de ces
traités, jeta ses bandes sur le territoire de notre protégé, le roi de
Porto-Novo, fit prisonnier M. Bayol et, pendant un mois, le contraignit
d'assister à d'abominables égorgements. Trois compagnies de tirailleurs
algériens, envoyées à Kotonou, écartèrent les Dahoméens, mais ne purent
mettre Ouida à l'abri de leurs attaques. De nouveaux prisonniers européens
furent emmenés de cette ville et réservés aux odieux sacrifices de Gléglé. La
discussion devant la Chambre se termina par le vote de l'ordre du jour pur et
simple, sans que le Gouvernement ou les députés semblassent se douter des
dépenses en hommes et en argent que le Dahomey allait prochainement nous
imposer. L'attention
des pouvoirs publics avait pourtant été appelée récemment sur l'Afrique
Occidentale, par la ratification de l'arrangement qui avait été conclu, le 10
Août 1889, entre la France et l'Angleterre, pour la délimitation de leurs
possessions respectives dans cette partie du monde. Toujours
avide, l'Angleterre réclamait la totalité du bassin de la Gambie l'article
premier de l'arrangement ne lui laissa que le cours du fleuve, avec une bande
de quelques kilomètres, sur les deux rives, jusqu'à Yabartenda. L'article 2
nous donna le Bennah, le Tamisso, le pays des Houbbous et le Fouta-Djalon,
avec une route partant du Fouta-Djalon au Sud et reliant nos établissements
du Niger aux Rivières du Sud. L'article 3 nous laissa les lagunes de la Côte
d'Or, la rive droite de la rivière Tanoué et les régions comme le Kong et le
Djimini, où Binger et Treich-Lapène avaient planté notre drapeau. L'article 4
rendit réel notre protectorat sur Porto-Novo, nous restitua les passes qui
reliaient le lac Denham à la lagune de Porto-Novo, le royaume de Kotenou et
la majeure partie du royaume d'Appah. Enfin, la limite qui nous séparait de
Lagos fut prolongée jusqu'au 9° degré. Ne quittons pas l'Afrique Occidentale
sans signaler, au mois de Mai, le rappel assez malencontreux de M. Bayol,
lieutenant-gouverneur des Rivières du Sud, et le bruit répandu que la marine
bloquait la côte, pour empêcher le débarquement des armes et des munitions au
Dahomey. Les questions posées à ce sujet, le 9 Mai par M. Boissy d'Anglas à
M. Barbey et le 29 Mai par M. de Montfort à M. de Freycinet, n'éclairèrent
pas la situation. Le ministre de la Marine déclara qu'il n'avait pas besoin
de crédits spéciaux celui de la Guerre qu'une Commission s'occupait de la
constitution d'une armée coloniale. Entre
temps, la Chambre repoussait la proposition Marcel Barthe, adoptée par le
Sénat, sous le Ministère Tirard. M. Marcel Barthe rendait aux Tribunaux de
première instance les délits d'injure et de diffamation. En défendant la
proposition devant la Chambre, le Ministère, par l'organe de M. Fallières, ne
réclama pour les Tribunaux que la connaissance du délit d'injure, celui de
diffamation restant à la Cour d'assises. Cette concession ne sauva pas la
proposition. Elle fut rejetée par une majorité de 334 voix contre 183. La
Droite, unie aux radicaux, avait formé la majorité. Faut-il regretter ce vote
? La proposition Marcel Barthe, en cas de changement politique, eut mis la
presse indépendante à la merci d'une magistrature nettement hostile. Mieux
vaut le jury. Quant à la répression des délits de presse, c'est affaire de
mœurs judiciaires, ou mieux encore de mœurs publiques. Le mois de Mai avait
vu se terminer la vérification des pouvoirs par l'invalidation du boulangiste
Picot, que l'arrondissement de Saint-Dié avait élu contre Jules Ferry. M.
Picot fut remplacé par un républicain, le général Tricoche, auquel Jules
Ferry avait laissé la place libre. Des 23 boulangistes ou réactionnaires
invalidés par la Chambre, 11 seulement furent réélus les autres furent
remplacés par des républicains. Des
interpellations remplirent le mois de Juin. Une seule retint l'attention
publique, celle que le socialiste Dumay adressa au Gouvernement, sur la grâce
dont avait bénéficié le jeune due d'Orléans qui, à peine sorti de prison,
avait lancé une proclamation sans portée « aux conscrits de sa classe ».
L'interpellateur reprochait au Ministère de n'avoir pas attendu le 14 Juillet
pour gracier le duc d'Orléans. M. de Freycinet lui répondit que le 14 Juillet
serait l'occasion de beaucoup d'autres grâces et l'ordre du jour pur et
simple réunit 309 voix contre 175. Une
interpellation sur l'Enseignement secondaire, développée au Sénat par M.
Combes, offrit plus d'intérêt. Partisan de l'Enseignement secondaire moderne,
M. Combes demandait, pour tous les élevés, des études communes, sans grec ni
latin, jusqu'à quatorze ou quinze ans. A cet âge, les élèves opteraient entre
le classique et le moderne. M. Combes étendait son projet de réforme au
baccalauréat, qui subsisterait comme premier examen d'Enseignement supérieur
et serait remplacé, en tant qu'examen d'Enseignement secondaire, par un
certificat de maturité. Après que MM. Jules Simon et Chalamet eurent réclamé
pour les études gréco-latines, M. Berthelot pour les sciences, le ministre
eut l'art de ne mécontenter personne, ni classiques ni modernes, et le Sénat
vota l'ordre du jour pur et simple. Le
discours de M. Combes valut à son auteur, à quelques années de là, le
portefeuille de l’Instruction Publique, dans un Cabinet Bourgeois. Son plan
de réforme ne reçut pas même un commencement d'exécution au mois d'Août
suivant, des modifications très contestables étaient apportées au
baccalauréat et l'Enseignement moderne était calqué servilement sur
l'Enseignement classique, au mécontentement égal des classiques et des
modernes. Quelques
questions sur la politique extérieure furent posées au ministre des Affaires
Étrangères~ au mois de Juin. Le 10 M. Pichon interrogea M. Ribot sur la
conversion de la dette égyptienne. Le ministre répondit prudemment que le
principe d'une occupation anglaise indéfinie dans la vallée du Nil n'était pas
admis par le Gouvernement français. Le 21 Juin M. Deloncle interrogeait sur
l'arrangement, anglo-allemand relatif à Zanzibar. L'Angleterre avait établi
son protectorat sur Zanzibar, contrairement à la convention qu'elle avait
conclue avec la France en 1862, arrangement auquel l'Allemagne avait souscrit
en. 1866. M. Ribot répondit à M. Deloncle que rien ne lui avait été notifié.
Questions peu précises, réponses brèves, c'est ainsi que se traitait le plus
souvent la politique extérieure dans les Chambres' françaises. L'affaire de
Zanzibar reçut une solution, à moins de deux mois de là, par un accord
particulier entre la France et l'Angleterre (5 Août). La France reconnaissant le
protectorat anglais sur Zanzibar, l’Angleterre reconnut le protectorat
français sur Madagascar et, de plus, elle nous concéda le Soudan, comme
dépendance de nos possessions de l'Afrique du Nord. C'est ce que les pédants
germaniques appelèrent l'hinterland, c'est-à-dire le droit sur le pays
situé en arrière de la Côte occupée. La
législation du travail s'enrichit en Juillet de deux lois utiles l'une du 2
Juillet sur la suppression des livrets ouvriers l'autre du 6 du même mois sur
les délégués à la sécurité des ouvriers mineurs. La
session ordinaire fut close le 6 Août, après le vote par les Chambres des
contributions directes. C'est le 19 juillet que le projet avait été voté par
la Chambre. La Commission du budget de 1891 avait pour président M.
Casimir-Périer, pour rapporteur général M. Burdeau le ministre des Finances
était M. Maurice Rouvier. De la collaboration de ces compétences éprouvées
sortit une taxe de 25 francs par tête d'employé dans les magasins qui
employaient moins de cent employés, de 50 francs au-dessus de cent employés
l'exonération aux père et mère de sept enfants, limitée aux cotes inférieures
à 10 francs et la taxe des sucres indemnes portée de 20 à 30 francs. Taxes et
détaxes, tout compensé, creusaient dans le budget des recettes un déficit de
treize millions. M. Rouvier dût chercher, pendant les vacances, les
ressources nécessaires pour y faire face. Les
vacances parlementaires de 1890 furent signalées par la liquidation
scandaleuse du parti boulangiste qui s'appelait déjà le « grand parti
national » on n'avait pas encore inventé le vocable nationaliste. Un
député de ce parti, M. Terrail-Mermeix, élu dans le plus aristocratique
arrondissement de Paris, grâce au concours des républicains révolutionnaires
ou naïfs et du clergé, qui l'avait soutenu contre M. Denys Cochin, publia
dans la presse d'abord et ensuite sous forme de livre les Coulisses du
Boulangisme. Il révéla, sur le coup de folie, de 1889, des détails connus
déjà ou seulement soupçonnés, comme la visite d'un commandant de Corps
d'armée en activité de service, faite à Frangins, au prince Napoléon ; comme
les excitations de M. Naquet à un coup d'État ; comme l'allocation de
subsides considérables par la famille d'Orléans. Un peu surpris d'abord, les
députés boulangistes se ressaisirent vite et publièrent une sorte de
Manifeste, où ils déclarèrent avoir mené une loyale campagne en faveur de la révision
républicaine et de la réconciliation nationale. Ils blâmaient sévèrement M.
Terrail-Mermeix pour avoir essayé de jeter le discrédit sur « leur ami
proscrit ». Quatorze députés seulement avaient signé ce Manifeste MM.
Aime), Castelin, Chiche, Dumonteil, Gabriel, Gousset, Jourde, Laguerre, Laur,
Le Veillé, Millevoye, Paulin Méry, Revert et Pierre Richard. Quant à l'ami
proscrit, il laissa déclarer par la Voix du Peuple, le seul journal
qui lui fut resté fidèle, qu'il avait été entouré par « l'écume des décavés
». M. de Cassagnac et M. Cornély, dans leurs journaux, le Comte de Paris,
dans une lettre du 23 Septembre 1890, avouèrent le passé et s'en vantèrent. Il
y eut pourtant quelques monarchistes qui sentirent la rougeur leur monter au
front ; l'un d'eux, M. Saint-Genest, écrivit dans le Figaro : «
Les années et les années passeront, sans que rien enlève du front des
royalistes cette tache ineffaçable. Il n'y a plus aucun espoir de royauté
possible. » La
publication des Coulisses du Boulangisme eut sa répercussion à la
Chambre, dès la rentrée. MM. Déroulède et Goussot interpellèrent M. Constans
le 20 Octobre, prétendant que les révélations de M. Terrail-Mermeix
obligeaient le Gouvernement à poursuivre tous les boulangistes devant la
Haute-Cour. II suffit à M. Constans de dire, avec sa froide ironie, que la
justice n'avait pas l'habitude, avant d'agir, de prendre l'avis des accusés,
pour enlever l'ordre du jour pur et simple à une grosse majorité. Mais il
était piquant de montrer la faction, sollicitant elle-même la convocation de
cette Haute-Cour, contre laquelle elle devait, en d'autres temps, soulever
tant de clameurs, susciter tant d'indignations factices. La
session extraordinaire de 1890 fut presque entièrement consacrée à la
discussion du budget de 1891. Les interpellations furent, en effet, peu
nombreuses et peu importantes, pendant ces deux mois d'actif labeur. M.
Hubbard proposa, le 20 Octobre, l'élection des sénateurs au suffrage
universel dans la pensée du député radical, cette réforme pouvait s'accomplir
par une simple modification de la loi électorale et devait se faire dès le
mois de Janvier 189'Apres une réponse de M. de Freycinet, la proposition fut
repoussée par 2SO voix républicaines contre 190 voix de radicaux, de
conservateurs et de boulangistes coalisés. Quelques jours après, un décret
convoquait les électeurs sénatoriaux pour le 4 Janvier 1891 Une proposition
de M. Maujan, sur la révocabilité du mandat de député, se vit refuser le
bénéfice de l'urgence. Enfin, l'ordre du jour pur et simple clôtura les
interpellations sur le monopole de la maison Hachette dans les bibliothèques
de chemins de fer, sur la fraude des vins, sur les bouilleurs de cru, sur la
laïcisation des hôpitaux de Paris et sur la Guyane. Les interpellations sur
la fraude des vins et sur les bouilleurs de cru avaient été discutées au
Sénat. C'est également la Haute Assemblée qui ajourna, au commencement de
Décembre, la loi sur les Syndicats professionnels. L'excellence
du crédit de la France venait d'être démontrée par le prêt de 78 millions,
que la Banque de France avait fait à.la Banque d'Angleterre, sous la garantie
du Trésor anglais. Aussi la discussion générale du budget, qui s'élevait à 3
163 millions, fut-elle un échange de vues optimistes à la Chambre comme au
Sénat. Les' points saillants de la loi de Finances de 1891 étaient une taxe
sur les affiches murales peintes, l'élévation de l'impôt sur les valeurs
mobilières, l'ajournement de la conversion facultative du 4 ½ p. 100,
l'incorporation à l'ordinaire de toutes les dépenses de la. Guerre, réalisée
au moyen d'un emprunt et une invitation faite au Gouvernement, par 324 voix
contre 35, d'avoir à préparer la réforme de l'impôt dans un sens
démocratique. Les frais de construction des voies ferrées et le service des
garanties d'intérêt aux Compagnies de chemins de fer restaient encore en
dehors du budget. La loi de ')884, sur le droit d'accroissement exigé des
congrégations, fut maintenue, à la suite d'une assez vive discussion dans les
deux Chambres. Trois
jours après, la séparation était promulguée, le 27 Décembre, la loi sur le
contrat de louage de services et les rapports des Compagnies avec leurs
agents commissionnés. Cette loi apportait de telles modifications à l'article
1780 du Code civil, qu'elle constituait une véritable révolution juridique.
Avec la loi du 22 Mars précédent sur les Syndicats de communes, celle du 1er
Juillet sur les livrets ouvriers, celle du 6 Juillet sur les délégués
mineurs, elle constitue une remarquable législation sociale et fait honneur
aux Chambres qui montrèrent, en cette année 1890, une extraordinaire activité
législative. L'agriculture
et l'industrie, en attendant le vote du tarif général des douanes, avaient
été protégées par des mesures provisoires, comme l'élévation des droits
d'importation sur le maïs et le riz, la taxation des vins de raisins secs. On
poussait trop la Chambre et le Sénat du côté où ils penchaient on avait une
tendance marquée à attendre le relèvement agricole et industriel « de la
douane plutôt que de la science » et, à l'imitation des socialistes, de
l'État plutôt que des initiatives privées et de l'effort individuel. Les
bonnes fortunes ne manquaient pas, du reste, au Ministère de Freycinet, en
cette première année de son existence. C'en fut une que la paix signée le 4
Octobre avec le Dahomey, aux conditions que nous avions imposées. C'en fut
une autre que la reconnaissance par l'Allemagne, [e 1.7 Novembre, de notre
protectorat sur Madagascar. Enfin, il est impossible de ne pas considérer
comme une victoire républicaine, l'éclatante adhésion que le cardinal
Lavigerie apporta à nos institutions. Dans une lettre à son clergé, dans une
lettre « à un ami )), destinée à la publicité, il répéta les termes de son
fameux toast, dit que « le mal n'est jamais permis, même pour amener le bien
», et mérita, en même temps que les encouragements et les félicitations de
Léon XIII, les injures de la presse monarchique et religieuse. Cette
adhésion à la République d'une partie du clergé et de la Droite ne devait
constituer un danger pour la République que si ses partisans se maintenaient
trop étroitement dans les limites de leur ancien programme, sans chercher à
l'étendre par de sages emprunts au programme des républicains plus avancés,
voire au programme socialiste. A la
fin de l'année 1890, l'avenir s'annonçait donc exceptionnellement favorable
pour notre pays. Cet avenir n'était pas inquiétant pour le Cabinet, si le
Cabinet, qui s'était laissé mettre deux ou trois fois en minorité dans la
discussion du budget, savait guider une Chambre foncièrement ministérielle,
mais ayant parfois besoin d'être poussée ou d'être retenue, de sentir
l'action d'une main à la fois ferme et prudente. Le succès éclatant des
républicains aux élections sénatoriales de 1891, le succès non moindre de
l'emprunt Rouvier, l'institution du Conseil supérieur du travail, le voyage
de l’Impératrice Victoria, veuve de Frédéric, à Paris et les incidents qui en
furent la suite, la rentrée en scène de M. Jules Ferry, la mort du plus
intelligent des Bonaparte et celle d'un bon serviteur de l'armée et de la
République tels sont, avec les interpellations et questions parlementaires,
les événements notables du 1er trimestre de l'année 1891. Seize
sénateurs de Droite étaient soumis au renouvellement six seulement rentrèrent
au Luxembourg. Les dix sièges perdus par la Droite, en particulier celui de
M. Pouyer-Quertier dans l'Eure, furent gagnés par les républicains. MM. de
Freycinet et Barbey furent réélus dans la Seine et le Tarn, le premier avec
579 voix sur 684 votants. Peut-être doit-on regretter que cette victoire, si
rassurante pour son avenir politique, n'ait pas rendu plus nette et plus
ferme l'attitude du président du Conseil. L'élection de M. Jules Ferry par le
département des Vosges fut, avec celle de M. de Freycinet, le fait
caractéristique du scrutin du 4 Janvier 1891, entièrement favorable aux
républicains de gouvernement. L'emprunt
Rouvier, -comme nous l'avons appelé, devait faire entrer au Trésor 869.800.000
francs les souscripteurs lui offrirent 14 milliards 500 millions et, pour le
premier versement, 2 milliards 340 millions au lieu de 141 millions. Les
nouvelles rentes perpétuelles coûtaient 92 fr. 88 centimes pour 3 francs de
rente, la rente 3 p. 400 étant cotée à la Bourse 95 francs. Le paiement
devait se faire successivement du 10 Janvier 1891 au 1er Juillet 1892. Les
conditions de l'emprunt, la date des versements échelonnés, favorables à la
petite épargne et l'affluence des souscripteurs, constituèrent un succès
personnel pour le très habile ministre des Finances du Cabinet Freycinet,
succès qui permit, peu de temps après, le dépôt du projet de loi sur le
renouvellement du privilège de la Banque de France. Le
Conseil supérieur du travail devait être un « instrument d'études ».
Il devait fournir, d'une manière rapide et sure, tous les renseignements
concernant les questions ouvrières. M. Jules Roche voulait qu'il fût, pour
les pouvoirs publics, non pas l'organe exclusif des revendications ou des
intérêts d'une classe particulière, mais un appui indépendant éclairé et
impartial. Il devait être composé, pour un tiers, de membres du Parlement et,
pour les deux autres tiers, en nombre égal, de patrons et d'ouvriers, ces
derniers membres des Conseils de prud'hommes, secrétaires généraux de
Syndicats ou anciens délégués. La mort
; pendant les premiers mois de 1891, frappa sur les républicains à coups
redoublés aucune perte ne fut plus sensible que celle du général Campenon,
succédant à celle de MM. Foucher de Careil, Lisbonne et Corbon. Ministre de
la Guerre pour la première fois dans le Cabinet Gambetta, puis dans d'autres
Cabinets modérés ou radicaux, le général Campenon avait donné à l'armée toute
sa compétence, à la République tout son loyalisme. Le lendemain de la mort de
ce bon serviteur de la démocratie républicaine, expirait à Rome, le 17 Mars,
le plus célèbre partisan de la démocratie césarienne, le prince Napoléon dont
le nom, si longtemps et si souvent mêlé à notre histoire, avait été prononcé
pour la dernière fois, quand fut révélée la visite du général Boulanger à
Prangins. Avec son intelligence aiguisée, le Prince avait dû vite percer à
jour son interlocuteur et reconnaître quel peu de fonds on pouvait faire sur
lui. La
rentrée -de M. Jules Ferry se produisit à la fois au Parlement et à l'Association
nationale républicaine. Là, il prit part à la discussion des affaires
algériennes, avec une telle autorité, qu'il se désigna pour la présidence de
la grande Commission d'enquête. Ici, il sut donner une définition nouvelle de
l'esprit opportuniste, qu'il opposa à l'esprit brouillon, à l'esprit de
désordre et d'intransigeance, « péché mignon des révolutionnaires,
dit-il, lorsque le pouvoir leur tombe dans les mains ». A la
fin du mois de Février, M. de Munster, ambassadeur d'Allemagne en France,
avait fait savoir à notre Gouvernement que la veuve de Frédéric III, mère de
Guillaume II, l’Impératrice Victoria se rendait à Paris, sous prétexte de
convier nos artistes à l'Exposition de Berlin. Le caractère de ce voyage
n'était pas nettement défini, l’Impératrice gardant un demi-incognito. Tout
aurait pu cependant se passer tranquillement, si l'impériale visiteuse
n'avait cru devoir se rendre à Versailles avec l'ambassadeur, pour voir la
galerie des glaces, où Guillaume Ier avait été proclamé Empereur, et de
Versailles à Saint-Cloud, devant les ruines de ce qui fut le château de
Napoléon III. M. Déroulède ne pouvait manquer de saisir cette occasion
d'intervenir. Avec des membres de l'ex-Ligue des patriotes, il alla déposer
une couronne sur la tombe d'Henri Regnault, devant laquelle l’Impératrice
s'était arrêtée quelques jours auparavant, à l'École des Beaux-Arts. Les
commentaires de certains journaux français, ceux de la Gazette de Cologne
et de la Gazette de la Croix, encore plus inexcusables, auraient tout
compromis, si la presse anglaise n'avait remis un peu de calme dans les
esprits, en appréciant sainement « la réception vraiment excellente »
faite par les Français à la sœur du Prince de Galles, en ne confondant pas
l'opinion de l'immense majorité du pays avec celle de quelques patriotes
échauffés ou de quelques journalistes avides de scandales. Quand l’Impératrice
quitta Paris, le 27 Février, les peintres, qui avaient déjà promis d'assister
à l'Exposition de Berlin, crurent devoir retirer leur parole ils le firent
par l'organe de M. Edouard Detaille. Le Gouvernement allemand répondit à
cette démarche en ordonnant au gouverneur impérial d'Alsace-Lorraine de ne
plus apporter aucun adoucissement au régime des passeports. Toutes ces
délicates questions n'auraient pas été soulevées, tous ces froissements
auraient été évités si le jeune souverain, au lieu de procéder par coup de
tête, avait pressenti notre ambassadeur à Berlin sur l'opportunité de la
visite de sa mère Il y a
dix ans les questions et interpellations ne sévissaient pas comme de nos
jours, rendant à peu près impossible tout travail parlementaire suivi. On
n'en compte que onze, à peu près sérieuses, à la Chambre ou au Sénat, du 18
Janvier au 21 Mars, date de l'ajournement des Chambres au 27 Avril. Le 18
Janvier M. Laur interpella M. Rouvier sur le drainage de l'or et M. Dumay
interpella M. Constans sur l'expulsion d'ouvriers belges. L'interpellation de
M. Laur visait le prêt de 75 millions, consenti par la Banque de France à la
Banque d'Angleterre. Le député boulangiste, devançant et devinant le
programme des futurs nationalistes, voyait dans ce prêt « l'action des
Sémites, qui ont des intérêts cosmopolites en Allemagne, en Angleterre, qui
n'ont pour ainsi dire pas de patrie ». Il ajoutait que « des mains
mystérieuses ont trié pièce à pièce la fortune de la France ». M. Rouvier lui
répondit que la Banque de France avait défendu à la fois son encaisse
métallique et les intérêts du marché français, car un krach à Londres eût eu
sa répercussion à Paris. Quant au drainage, il se fût justement produit par
suite de la différence entre le taux de l'escompte à Londres et à Paris. A la
fin de son remarquable discours M. Rouvier annonça le dépôt du projet de loi
sur le renouvellement du privilège de la Banque de France. D'après ce projet,
la Banque abandonnerait à l'État 4 millions 300.000 francs pendant les cinq
premières années et 8 millions 100.000 francs pendant les vingt-trois années
suivantes. L'ordre du jour de blâme, proposé par M. Laur, fut repoussé par
419 voix contre 29. Dans l'interpellation Dumay, M. Constans obtint l'ordre
du jour pur et simple, mais les faits qui avaient motivé l'interpellation
furent renvoyés à l'examen du ministre de la Justice. Le
lendemain, l'interpellation d'un député du Jura, M. Bourgeois, fut comme
l'amorce de la grande discussion du tarif général des douanes. M. Bourgeois
trouvait que le marché de la France, un des plus beaux du monde, « peut
attendre l'acheteur M et il voulait que l'on dénonçât non seulement les
traités contenant des tarifs, mais même ceux qui contenaient la clause de la
nation la plus favorisée. Le Gouvernement, lui répondit M. Ribot, a dénoncé à
temps, pour que la France soit libre le 1er Janvier 1895, les six traités
conventionnels avec la Belgique, la Suisse, l'Espagne, la Suède-Norvège, les
Pays-Bas et le Portugal, mais il y aurait danger à dénoncer le même jour,
sans nécessité, tous les traités qui nous lient avec toutes les puissances du
monde. « Nous ne voulons pas que l'Europe s'imagine que nous avons cette
prétention, vraiment déraisonnable, de nous isoler dans le monde entier. » A la
fin du mois de Janvier, M. Ribot remporta un autre succès de tribune, dans sa
réponse à une question de M. Barthou. Le député des Basses-Pyrénées
s'étonnait que l'abbé Pujol, supérieur de Saint-Louis des Français à Rome,
eut fait obtenir des distinctions honorifiques pontificales à des curés du
diocèse de Bayonne, frappés par le ministre des Cultes, pour leur
intervention abusive dans la lutte électorale de 1889. Le Saint-Siège, dit le
ministre des Affaires Étrangères, a été la victime d'une véritable supercherie.
Quant au Gouvernement français, bien que n'attachant pas à ces titres et à
ces distinctions une très grande importance, il fera en sorte que les
ecclésiastiques qui en ont bénéficié, n'en fassent aucun usage. Les
ministres n'étaient pas toujours aussi heureux dans leurs réponses. C'est que
parfois la cause qu’ils avaient à défendre était franchement mauvaise et ils
se trouvaient gênés, en face de députés réclamant des libertés dont eux-mêmes
avaient été, de tout temps, les plus déclarés partisans. C'est ce qui arriva
le 24 et le 29 Janvier à M. Léon Bourgeois, dans sa réponse à la question de
M. Millerand sur l'interdiction de la Fille Elisa et surtout dans
celle qu'il fit à l'interpellation du MM. H. Fouquier, F. Charmes et J.
Reinach sur l'interdiction de Thermidor. Cette seconde affaire se
compliquait d'un dissentiment inavoué, mais très apparent, entre le ministre
de l’Instruction Publique et le ministre de l’Intérieur, ce dernier insistant
sur la nécessité de maintenir l'ordre, là où son collègue ne voyait en jeu
qu'une question d'art. Le grand Carnot était très maltraité dans le « mauvais
drame » de M. Sardou, la Révolution n'y était pas ménagée et les révolutionnaires
de -1891, sous couleur de venger leurs Dieux outragés, firent tant de tapage
à la seconde représentation, que M. Coquelin dut quitter la scène, sans
pouvoir jouer son rôle, celui du comédien Labussière. Les représentations de Thermidor
furent suspendues : l'ordre venait de la place Beauvau. Après
les trois discours très lins, très spirituels et très applaudis des
interpellateurs, après que M. Constans eut brièvement exposé les raisons
d'ordre public qui justifiaient la suspension, M. Clémenceau, avec une
théorie historique sur la Révolution, fit complètement dévier la question. «
L'heure est venue, dit-il, dans une improvisation saccadée, vigoureuse, bien
faite pour exaspérer la Droite et pour embarrasser le Gouvernement, l'heure
est venue de parler net et clair. La Révolution est un bloc dont on ne peut
rien distraire... En politique, il n'y a pas de justice... Ces Messieurs de
la Droite ne veulent pas du Tribunal révolutionnaire, mais où étaient leurs ancêtres,
pendant la Révolution ? A la frontière, mais du mauvais côté, avec les
Prussiens et les Autrichiens. Ceux qui n'étaient pas avec les armées
étrangères étaient dans l'insurrection Vendéenne, plantant un poignard dans
le clos de la France. » Cette évocation des souvenirs, de la Révolution,
outre qu'elle était profondément injuste pour « ces Messieurs de la Droite »,
rendus responsables des crimes, des erreurs, des fautes de leurs ancêtres,
allait directement à l'encontre de la politique de conciliation, de
rapprochement de tous les Français sous le même drapeau et les mêmes lois,
qui était celle du Gouvernement. Aussi M. de Freycinet, laissant de côté son
ambiguïté habituelle, déclara-t-il, après que M. de Mun lui eût demandé s'il
acceptait la philosophie de l'histoire de M. Clémenceau, qu'il était le
défenseur résolu de la République, qu'il ne gouvernait qu'avec ceux qui
partageaient ses sentiments et qu'on le méconnaissait, en croyant que tel ou
tel groupe de l'Assemblée pût lui imposer ses volontés. Après cette
déclaration l'ordre du jour pur et simple fut adopté par 307 voix contre 184.
On était fort loin du « mauvais drame » de M. Sardou, qui ne méritait pas
tout ce bruit. M.
Fresneau, sénateur de la Droite, crut sans doute que la Chambre ayant à
moitié répudié Robespierre, la Haute-Assemblée répudierait Marat et il
interpella le ministre de l’Intérieur sur les empiétements du Conseil
municipal de Paris et sur l'érection d'une statue de Marat au parc de
Montsouris. Il avait compté sans son hôte, nous voulons dire sans M.
Constans. « Nous voulons, dit celui-ci, gouverner avec les républicains. Nous
n'entendons pas gouverner avec tel ou tel parti, mais avec l'ensemble du
parti républicain. On a dit, avec beaucoup de raison, que les catholiques
pourraient bien accepter le concours des musulmans, mais que ce n'est pas
parmi, ceux-ci qu'ils iraient choisir leur pape. Eh bien, nous pensons
absolument de même. Si vous espérez des conflits entre le Gouvernement et le
Conseil municipal de Paris, je crains bien que vos vœux ne soient pas
exaucés. » Le 21
Février une attaque du député boulangiste de Belleval contre le recrutement « monarchique »
du Conseil supérieur du travail, fut vivement repoussée par le ministre
intéressé, M. Jules Roche, et, malgré les protestations de M. Clémenceau, par
son collègue de l'Extrême-Gauche, M. Mesureur. Le
Sénat s'occupa longuement de l'Algérie, dans les derniers jours de Février et
dans les premiers jours de Mars. Une interpellation de M. Dide, dont le
prétexte avait été fourni par un rapport de M. Pauliat sur le budget
algérien, fut l'occasion de vives critiques contre l'administration du
gouverneur général, M. Tirman. Celui-ci, déjà démissionnaire, répondit comme
simple sénateur, avec un froid optimisme, à toutes les critiques. Le
ministre, M. Constans, sans entrer dans le fond des choses, manifesta le désir
de voir le Sénat charger quelques-uns de ses membres d'étudier la question ;
optimiste comme M. Tirman, il niait à peu près la crise algérienne. Seul M.
Jules Ferry montra la fermeté d'un homme de gouvernement et l'impartialité
d'un critique bien renseigné. Il recommanda la conquête morale par
l'assimilation ; il regretta que l'Ecole n'eût pas été l'instrument principal
de cette assimilation. Son beau discours lui valut la présidence de la
Commission de 18 membres dont le Sénat décida. la nomination. M. Paul Cambon
fut le successeur de M. Tirman, aux hautes fonctions qui devaient user tant
d'hommes d'une valeur éprouvée, jetés comme par hasard dans un pays inconnu
d'eux et semé de chausse-trapes. Le 28
Février la Chambre avait repoussé un projet de loi déposé par le ministre de l’Intérieur,
qui réglementait le pari mutuel, en affectant une partie de ses ressources
aux établissements de bienfaisance, et supprimait l'industrie des bookmakers.
M. Constans, après le vote de la Chambre, s'était engagé à appliquer très
sévèrement les lois qui interdisent les jeux et paris sous toutes les formes.
Il prévoyait fort sagement que l'interdiction rigoureuse des jeux et paris,
condition indispensable de prospérité pour les Sociétés hippiques, ruinerait
ces Sociétés et provoquerait une vive émotion dans ce que l'on appelle le
monde de l'élevage. En effet, dès le 9 Mars, il était interpellé sur la
situation faite à ce monde spécial par M. Paulmier, député du Calvados, et,
le jour même, son collègue de l'Agriculture, M. Develle, annonçait le dépôt
d'un nouveau projet de loi sur les Sociétés de courses. Le projet Develle
soumettait l'ouverture des champs de course et leur budget annuel à
l'approbation préalable du ministre de l'Agriculture et chargeait les grandes
Sociétés hippiques de la police de leurs hippodromes et du contrôle des
transactions et contrats. Une
interpellation de M. Laur, déposée le 14 Février et ajournée au 14 Mars,
portait sur les « escroqueries par prospectus, promettant un revenu
invraisemblable et garantissant le capital ». L'ajournement de
l'interpellation permit à M. Laur de viser la Société des Dépôts et
Comptes courants dont le krach n'avait été empêché que par l'intervention
de M. Rouvier. M. Fallières, dont le rôle fut un peu effacé sous ce
Ministère, obtint l'ordre du jour pur et simple, en réclamant pour les
capitalistes, gros ou petits, la liberté de faire des placements même
aventurés. Quelques-unes des critiques du député boulangiste étaient fondées,
puisque le Gouvernement annonça la présentation d'un projet concernant les
Sociétés de dépôts. C'est dans cette discussion que le parfait honnête homme
qu'est M. Fallières prononça, avec une émotion qui se communiqua à toute la
Chambre, des paroles qu'il faut citer « Je ne suis l'homme de personne et
s'il est certains moments où l'on peut se féliciter de sa pauvreté, c'est
lorsqu'on parle de certaines questions et qu'on fait partie du Gouvernement.
On peut m'enlever mon portefeuille, je resterai l'homme du devoir et de la
justice. » Ce cri de conscience fut en partie la cause de l'élévation
ultérieure de M. Fallières à la seconde charge de l'État, comme un autre cri
de conscience avait porté M. Carnot à la première. Avant
les vacances parlementaires la Chambre, sous l'inspiration de M. Méline, « le
Mac-Kinley français », entra hardiment dans la voie du protectionnisme,
en accordant aux agriculteurs, victimes des rigueurs de l'hiver, une
subvention de 6 millions, sous forme de dégrèvement des plus petites cotes.
Celles-ci étant au nombre de 7 millions, c'était une somme de 85 centimes et
demi, allouée à chaque agriculteur, et qu'il pourrait toucher, après tous les
contrôles officiels, au mois de Janvier 1892. En
dehors du Parlement, il faut signaler les perquisitions opérées à la Société
du Drapeau, succursale boulangiste de l'ex-Ligue des patriotes
; le Congrès international des mineurs, tenu à Paris le 31 Mars, et les
préparatifs pacifiques de la manifestation ouvrière du 1er Mai. Les
travaux parlementaires reprirent le 27 Avril et, dès la rentrée, la Chambre
commença la discussion du tarif général des douanes, qui devait remplir la
session jusqu'au 18 Juillet, date de la clôture. M. Lockroy ouvrit le feu, au
nom des libres échangistes, contre le projet de la Commission. De son
discours, péniblement spirituel, il faut retenir la comparaison de M. Méline
avec Jeanne Darc, l'appellation de « Torquemada de la betterave »,
donnée au chef du protectionnisme et la qualification de « Deux Décembre
économique », infligée à l'œuvre de la Commission. Plus sérieusement, il fit
ressortir la gravité des révoltes sociales que l'égoïsme des producteurs
risquait d'amener. M. Viger, suivant M. Lockroy sur le terrain de l'ironie,
appela M. Paul Leroy Beaulieu « l'évêque du libre-échange », compara la
France à « la femme de Sganarelle, aspirant à être battue par ses légitimes
époux, les protectionnistes » et se prononça pour un système protecteur
modéré. Le 3
Mai la discussion générale reprit par un grand discours de M. Aynard. Le
député de Lyon montra que les tarifs proposés aboutiraient à compenser les 10
francs d'impôts, que paie en France un hectare- planté en blé, par un droit
de douane de 86 francs sur une quantité correspondante de blé étranger et les
25 francs payés par un hectare de vigne par un droit de douane de 480 francs.
Protéger tout le monde, dit-il, c'est ne protéger personne aussi les tarifs
douaniers ne protègent-ils que quelques privilégiés 20 millions de citoyens
en souffrent. La France- marche à la protection, quand les autres en
reviennent. Que la Chambre médite le mot si juste de M. Clémenceau : « Les
fautes politiques passent, mais les fautes économiques restent. » M. Paul
Deschanel, dans un discours d'une forme oratoire parfaite, laissa échapper
des aveux que les protectionnistes intransigeants jugèrent compromettants,
comme ceux-ci : « La solution du problème agricole est dans l'augmentation
des rendements par le perfectionnement dès-méthodes » ou encore : « Quand
la France crie Plus de traités de commerce cela veut dire plus de traités de
commerce, dans la forme et suivant la méthode ou ils ont été conclus jusqu'à
présent. ». Et mettant le doigt, avec une grande sûreté, sur le point faible
du travail de la Commission, dont il partageait d'ailleurs les vues, le
député d'Eure-et-Loir ajoutait : « C'est nous ici, en quelque
sorte.de cette tribune, qui négocions ; nous faisons la convention en faisant
le tarif ; nôtre rôle devient donc délicat. » Si délicat que M. François
Deloncle demanda que l'on mit d'accord l'article 1er du tarif général avec
l'article 8 de la loi constitutionnelle du 16 Juillet 1875, qui donne au
Président de la République le droit de négocier et de ratifier les traités.
Cette difficulté devait être résolue plus tard. M. Léon
Say combattit la doctrine de l'État tuteur, de l'État tyran bienfaisant, à
laquelle il opposa la doctrine de la démocratie libérale entrant dans le
détail, il protesta contre l'inégalité des Français devant la douane et tenta
de prouver que sur 634 ménages les droits nouveaux ne profiteraient qu'à 80.
Une charge supplémentaire de plus de 2 milliards pèserait sur tous les
citoyens, par le fait du nouveau tarif général. M.
Méline, sans rechercher l'esprit ni les pointes, s'adressa directement aux
intérêts, rappela les souffrances des agriculteurs, flétrit les-
intermédiaires, gens aux doigts crochus, fit valoir la modération des tarifs
proposés, indiqua que l'écart de 40 ou 50 millions entre les propositions de
la Commission et celles du Gouvernement n'était pas irréductible. Tout
s'arrangera, si l'on ne demande pas à la Commission des concessions qu'elle
ne saurait faire, car elle doit sauvegarder le travail et la fortune du pays. M.
Jules Roche enfin, au nom du Gouvernement, se prononça pour
l'affranchissement des matières premières et l'établissement de tarifs
modérés. Il présenta un magnifique tableau du monde nouveau, du monde de la
concurrence universelle et des marchés indéfiniment élargis, où nul, sous
peine de décadence, n'a le droit de s'isoler. Il sollicita la Chambre, au
lieu de rester hypnotisée par les intérêts particuliers, de s'élever à la
conception des intérêts généraux et permanents du pays. Le 22
Mai, M. Deloncle reprit sa question et demanda au Gouvernement si le vote du
tarif général restreindrait son pouvoir de négocier. M. Méline répliqua que
le vote de l'article 1er, engageant la politique économique du pays,
dispenserait le Gouvernement de recourir désormais au système des traités de
commerce, et comme on lui opposait la Constitution, il s'écria : « La
Constitution dit que le Gouvernement peut faire des traités, elle ne dit pas
qu'il est obligé d'en faire. » Cette casuistique amena une protestation
du président de la Chambre et une intervention du président du Conseil. Avec
une habileté consommée, M. de Freycinet réussit à donner satisfaction aux
partisans des deux thèses. Les deux tarifs, dit-il, sont la base des futurs
rapports commerciaux entre la France et les autres nations le tarif minimum
pour celles qui feront des concessions, le tarif maximum pour les autres. Le
Gouvernement ne peut pas vous assurer qu'à un moment donné il ne Viendra pas
vous demander de modifier un ou plusieurs articles du tarif minimum, dit M.
de Freycinet, pour rallier les libres échangistes. Et immédiatement après,
pour se concilier les protectionnistes : « Lorsque vous aurez
adopté cette loi et le Sénat après vous, il est bien évident que nous nous
considérerons comme devant l'appliquer dans son esprit. » II ne
fallait pas tendre la corde au point de la rompre et la discussion fut
habilement interrompue par le vote d'une proposition de loi de M. 'Viger,
ayant pour but l'abaissement temporaire des droits sur les blés, qui étaient,
aux termes de la loi du 29 Mars 1887, de 5 francs par quintal pour le blé et
de 8 francs 'pour la farine ils furent ramenés à 3 francs et à 6 francs, par
386 voix contre 129, malgré le peu d'enthousiasme du ministre de
l'Agriculture. M. Develle eût jugé préférable de s'en tenir au texte de la
loi de 1887, permettant au Gouvernement de réduire ou de supprimer les
droits, dans le cas où l'alimentation publique serait menacée. Le
principe du tarif général ayant été voté à une grosse majorité, nous ne
suivrons pas la Chambre dans la discussion des articles, discussion où les
intérêts se donnèrent libre carrière et ou la Commission trouva des victoires
et des défaites, mais plus de victoires que de défaites. Le 18 Juillet, le
jour même de la clôture de la session, l'ensemble du tarif général des
douanes fut adopté à la Chambre par 387 voix contre 110. Pendant
les trois derniers mois de la session ordinaire de 't89't, le temps manqua
pour aborder à la Chambre l'étude du budget de 1892, déposé depuis le 26
Février il s'en trouva pour des interpellations dont quelques-unes curent une
réelle importance et contribuèrent à diminuer l'autorité ou le prestige de
plusieurs membres du Cabinet de Freycinet. Le 4
Mai, un boulangiste, M. Ernest Roche, et deux socialistes, MM. Antide Boyer
et Dumay, interpellèrent le Gouvernement sur les déplorables incidents qui
avaient ensanglanté la journée du 1er Mai, à Fourmies. On a fait, dit M.
Dumay, une large brèche dans le patriotisme des habitants de la frontière. Un
fait certain, dit M. Ernest Roche, c'est qu'il n'y a pas eu de sommation
avant le tir. Le même député contestait que la troupe eût tiré en l'air,
avant de tirer sur la foule. M. Constans affirma que la troupe avait tiré en
t'air, qu'une sommation avait eu lieu, et la Chambre resta incertaine entre
ces deux affirmations contradictoires Où elle fut unanime, c'est dans
l'approbation donnée aux paroles de M. Constans, protestant contre les
accusations des interpellateurs, qui n'avaient pas hésité à traiter nos
soldats de bourreaux et d'assassins : « On me permettra d'envoyer,
du haut de la tribune, à l'officier qui a été assez malheureux pour se
trouver dans la triste nécessité d'obéir à un impérieux devoir, le témoignage
de ma sympathie et de mon attachement. » Après qu'une enquête demandée
par M. Millerand, refusée par le président du Conseil, eut été repoussée, à
339 voix contre 156, la Chambre adopta, par 356 voix contre 33, un ordre du
jour de M. Maujan, qui n'exprimait pas la confiance, mais plutôt le regret et
l'embarras « La Chambre, profondément émue par le malheur de Fourmies,
unissant dans ses patriotiques préoccupations et dans ses ardentes sympathies
les travailleurs de France et l'armée nationale, et résolue à faire aboutir
pacifiquement les réformes sociales, passe à l'ordre du jour. Quelques jours
après, le parti radical, voulant attirer plus à lui le Ministère et son chef,
M. Maujan, signataire de l'ordre du jour du 4 Mai, déposa une proposition d'amnistie.
Le garde des sceaux la repoussa, parce qu'elle serait regardée par les uns
comme une faiblesse, par les autres comme une capitulation. M. Pelletan ayant
dénoncé, à ce propos, le président du Conseil comme un déserteur de
l'alliance démocratique, M. de Freycinet riposta avec une énergie qui ne lui
était pas habituelle, accusant M. Pelletan de faire une œuvre mauvaise pour
la République. « Il est mauvais de parler sans cesse de tache de sang sur le
pays. » — « Pas de périphrase, s'écria M. Clémenceau, c'est le quatrième État
qui s'organise, il ne se contentera plus d'être souverain un jour tous les
quatre ans. » Après ce débat, d'un ton si élevé, l'amnistie fut rejetée par
318 voix mais la minorité réunit 199 voix. Une
interpellation de M. Gerville-Réache, sur l'achat de deux canons à la maison
Armstrong, se termina par l'ordre du jour pur et simple, après que le
ministre de la Marine, M. Barbey, eut avoué l'achat des canons et nié la
livraison de 3.000 kilogrammes de poudre sans fumée. M. Brisson intervint,
comme rapporteur du budget de la Marine, pour demander au ministre de
renseigner très exactement la Commission du budget sur l'artillerie de marine
et sur notre matériel naval. C'est
le 26 mai que M. Letellier questionna le ministre de la Guerre sur l'affaire
Turpin. M. Turpin, un inventeur qui aurait pu rendre des services à la
défense nationale, si l'on avait su le prendre et le comprendre, auteur de
l'ouvrage Comment on a vendu la mélinite, avait été arrêté ainsi qu'un
sieur Triponé, dénoncé par lui, capitaine d'artillerie territoriale et
représentant en France de la maison Armstrong. M. de Freycinet, qui aurait dû
clore le jour même cette affaire fâcheuse, par des réponses très nettes et
l'aveu sincère des responsabilités encourues, se contenta de donner la
version des bureaux de la Guerre et moins d'un mois après, le 26 Juin,
l'affaire revint devant la Chambre, sur une interpellation d'un des plus
fidèles députés de la majorité, M. Lasserre. La condamnation à cinq ans de
prison, pour divulgation de secrets intéressant la défense nationale,
prononcée contre MM. Turpin et Triponé, n'avait pas éclairé l'opinion, restée
défiante et soupçonneuse, comme elle l'était chaque fois qu'il s'agissait de
la sécurité du pays. M. Lasserre demandait compte au ministre des retards
apportés à la poursuite de ceux que Turpin avait dénoncés dès l'année 1889 ;
de sa propre inaction après qu'il avait été mis au courant, par Turpin
lui-même, au mois de Décembre 1888, des vols commis par Triponé et de la
constitution tardive d'une Commission d'enquête, composée de deux officiers
généraux MM. Ladvocat et de Nismes et d'un contrôleur général de l'armée M.
de Boisbrunet. M. Lasserre s'expliquait mal que la seule publication du livre
de Turpin eut amené des poursuites correctionnelles, si longtemps ajournées. De
l'aveu des meilleurs amis du Ministère., les explications de M. de Freycinet
furent tout à fait insuffisantes. Il ne chercha qu'à obtenir de la Chambre, à
force de prières, de supplications, presque d'humiliations, une sorte de «
blanc-seing patriotique, » comme on l'a fort bien dit. Il l'obtint, par 326
voix contre 130 et -128 abstentions, mais son autorité, déjà ébranlée, ne
devait pas s'en relever. Le 1er Juin,
M. Basly avait interpellé le garde des sceaux sur l'article de la loi de 1884
qui n'admettait que les professionnels à faire partie des Syndicats ouvriers.
MM. Baïhaut et Millerand, même M. de Mun, étaient d'accord avec M. Basly,
pour demander une application plus libérale de cet article restrictif. M.
Fallières fit la seule réponse qu'il pouvait faire la loi, tant qu'elle ne
serait pas modifiée, devait être exécutée dans sa lettre. M. de Freycinet
annonce alors, pour le lendemain, le dépôt d'un projet donnant satisfaction à
l'interpellateur et à ceux qui l'avaient approuvé. Cette concession est
considérée comme un acte de faiblesse par M. de Choiseul le président du
Conseil se contente de lui répondre qu'il ne prendra jamais, en face de la majorité,
une attitude hautaine et arrogante et l'ordre du jour pur et simple est voté.
La loi annoncée devait succomber devant le Sénat, le 22 Juin, à la suite d'un
vigoureux discours de M. Trarieux. Après
une interpellation de M. Baudin sur les brutalités de la police contre les
républicains ou prétendus tels, qui avaient troublé l'inauguration du
Sacré-Cœur de Montmartre, interpellation terminée par l'ordre du jour pur et
simple que votèrent 438 députés contre 75, la Chambre aborda une affaire
beaucoup plus sérieuse la ratification de l'Acte général de la Conférence
anti-esclavagiste, qui s'était réunie à Bruxelles le 2 Juillet 1890. Le
prétexte de cet Acte avait été la nécessité de mettre l'État libre du Congo
en mesure de combattre l'esclavage. Bien que l'enquête de pavillon, une sorte
de vérification d'identité, permise aux autorités maritimes, ne rappelât en
rien le droit de visite, d'impopulaire mémoire, la Chambre, animée d'une
sorte de haine rétrospective contre l'Anglais, ferma l'oreille aux
excellentes raisons du rapporteur M. Francis Charmes, du ministre M. Ribot
elle repoussa l'Acte général par 422 voix contre 90. Le 16
Juillet le Cabinet subissait un échec plus grave que celui du 24 Juin, lors
de l'interpellation de M. Laur sur les mesures qu'il comptait prendre pour
assurer la liberté commerciale à nos frontières, c'est-à-dire sur le régime
des passeports en Alsace-Lorraine. M. Ribot avait demandé, non sans raison,
l'ajournement de cette très délicate question il était si certain du résultat
du vote qu'il avait à peine donné les motifs de sa demande. Contrairement à
toutes les prévisions, l'ajournement fut repoussé par 267 voix contre 206. Le
soir même, une Note de l'Agence 7/~uas annonçait que le Cabinet
renouvellerait le lendemain la demande d'ajournement, en posant la question
de confiance. L'ajournement fut, en effet, voté par 3't9 voix contre 103,
mais beaucoup de députés pensèrent, avec M. Déroulède, qu'en pareille matière
« le silence ne résout rien et complique tout M. Ces députés gardèrent
rancune au Gouvernement de les avoir obligés à se déjuger à vingt-quatre
heures d'intervalle et, le jour même de la clôture, ils refusaient au
ministre de la Guerre lé crédit de 600.000 francs qu'il réclamait pour des
transformations matérielles à opérer à l'Ecole Polytechnique. M. de
Freycinet, ancien polytechnicien, ne se méprit pas sur la nature des
sentiments qu'il inspirait à la Chambre ne prévoyant pas combien les mois
suivants allaient apporter de lustre à l'administration dont il était le
chef, il fut sur le point de rentrer sous sa tente ; retenu par les
membres les plus influents de la majorité, il se ravisa et garda le pouvoir. Le
Sénat lui-même, pendant cette session d'été, avait eu quelques velléités de
résistance dont la plus remarquée fut le rejet des modifications proposées à
la loi Bovier-Lapierre. C'est qu'il était un peu inquiet des tendances
socialistes de la Chambre et que la fermeté intermittente du président du
Conseil ne le rassurait qu'à demi. Dans toutes les autres questions, il se
montra fidèle à l'esprit démocratique qui n'avait cessé de l'animer, depuis
le renouvellement de Janvier 1879. Des deux interpellations qu'il entendit,
durant cette période, l'une sur les laïcisations faites en vertu de la loi de
1886, l'autre sur l'érection d'une statue à Danton, la première seule offrit
quelque intérêt. M. Bourgeois, le ministre interpellé, répondit à M. de
L'Angle Beaumanoir, avec sa courtoisie et son éloquence ordinaires, que les
laïcisations obligatoires se feraient dans les délais légaux et que son
administration procéderait aux laïcisations facultatives dans un esprit de
modération. Citons encore, parmi les séances intéressantes tenues par la
Haute Assemblée, celle du 11 Mai, où l'on fournit à M. Ribot l'occasion de
s'expliquer, avec une remarquable précision, sur la portée de la convention
d'arbitrage avec l'Angleterre pour les pêcheries de Terre-Neuve. Le 3
Mai M. René Goblet fut élu sénateur de la Seine. Si le Sénat fit un gain fort
appréciable, en recevant parmi ses membres un parlementaire de cette valeur,
il avait fait une perte très grave, le 8 Avril précédent, à la mort de M. de
Pressensé, ce républicain de l'époque héroïque de l'Assemblée nationale, ce
croyant foncièrement libéral, à l'esprit élevé et au cœur généreux. En
dehors du Parlement, les événements furent rares durant cette session d'été.
Au mois d'Avril, M. de Laness.an avait été nommé Gouverneur général de l’Indochine,
en remplacement de M. Piquet, et un décret avait déterminé ses pouvoirs, en
plaçant sous ses ordres le lieutenant-gouverneur de la Cochinchine, les
résidents supérieurs de l'Aunam, du Tonkin et du Cambodge, le commandant
supérieur des troupes, le commandant de la marine et tous les chefs des
services administratifs. Le 22 Mai la Faculté de médecine de Toulouse avait
été inaugurée, en présence de M. Carnot. Au mois de Juin des poursuites
avaient été décidées contre la Compagnie de Panama et une instruction
judiciaire avait été ouverte contre les administrateurs. La grève des
conducteurs et cochers d'omnibus de Paris, qui se termina par le rappel des
employés congédiés et par la réduction de la journée à douze heures au lieu
de treize, ne mérite d'être rappelée que parce que son succès encouragea d’autres
grèves des mêmes professions, sur différents points de la France. L'excellence
des rapports entre l'État français et l'Église romaine apparut manifestement,
dans la remise de la barette par M. Carnot au nonce Rotelli. « Je me
félicite, dit le Président de la République, de penser que le Sacré-Collège
comptera un représentant de plus de cette politique éclairée qui, toujours
respectueuse des droits de l'État et justement soucieuse des intérêts de la
Société moderne, est sûre d'obtenir en retour les égards dus à la mission
morale et pacificatrice dont l'Église est investie. » Léon
XIII méritait ce remerciement, par la persistance qu'il mettait à soutenir le
cardinal Lavigerie dont le toast, désormais historique, avait fait éclater
une crise véritable dans l'Église de France. Trois fractions s'y étaient
formées celle de l'Association française, encouragée par le cardinal
lui-même et par le nonce Ferrata, successeur à Paris de Mgr Rotelli ; celle
de l'Union chrétienne, fondée par le cardinal Richard, et où
dominaient les laïques ; celle du Parti catholique, organisée par
l'évêque de Grenoble, Mgr Fava, composée exclusivement d'ecclésiastiques et
qui poursuivait « le règne social de Jésus-Christ ». Par une
conséquence imprévue, ces divisions et cette crise devaient, à six mois de
là, avoir une influence décisive sur l'existence du Ministère de Freycinet. Dans sa
session du mois de Juin, le Conseil Supérieur de l’Instruction Publique avait
adopté, non sans de vives résistances, un projet de décret relatif à l'Enseignement
secondaire moderne. Tel était le nouveau nom donné à l'enseignement créé
en 1865 par M. Duruy et réorganisé en 1881 par M. Jules Ferry. La nouvelle
conception ressemblait aussi peu que possible à celle que M. Combes avait
exposée au Sénat, l'année précédente. C'était un enseignement parallèle à
l'enseignement classique, ayant la même durée, les mêmes sanctions, et qui ne
différait du classique que par l'absence d'études grecques et latines,
remplacées par l'étude de deux langues vivantes. Ni les partisans de l'ancien
régime ne furent satisfaits, ni les partisans d'un régime nouveau qu'ils concevaient
tout autrement. L'administration de l’Instruction Publique ne tarda pas à
reconnaître les défauts de la nouvelle création, qui répondait moins bien aux
besoins de la population scolaire que l'ancien Enseignement spécial et que
l'Enseignement primaire supérieur. Peu à peu, par mesures isolées et locales,
on en revint à l'ancien Enseignement spécial. Il faudra pourtant, un jour ou
l'autre, se décider à la seule réforme logique des études communes à tous
jusqu'à un certain âge et des spécialisations, à un moment déterminé, suivant
les aptitudes de chacun. La crise de l'Enseignement secondaire, comme on l'a
appelée, devait se prolonger plus de dix ans, par suite de cette erreur
initiale, de cette timidité à accomplir une vraie réforme. Peu de
vacances furent plus et mieux remplies que celles du 18 Juillet au 15 Octobre
1891, non pas par les événements intérieurs, car la session d'Août des
Conseils généraux se passa dans le plus grand calme, mais par des événements
extérieurs, qui devaient avoir des conséquences moins grandes que ne les
espérait notre patriotique ambition, importantes encore cependant. L'escadre
française avait préludé, le 4 Juillet par une visite à Copenhague et le 11
Juillet par une visite à Stockholm, a la visite qu'elle devait faire en
Russie à la fin de Juillet. L'accueil, pourtant si cordial des rois de
Danemark et de Suède, ne pouvait faire prévoir l'accueil plus qu'empressé,
visiblement affectueux, qu'Alexandre III fit à Cronstadt à l'amiral Gervais
et à tous nos officiers, le 25 Juillet. Les paroles prononcées par le tsar,
la Marseillaise qu'il entendit debout, la réception enthousiaste que
Saint-Pétersbourg réserva à nos officiers et Moscou à une délégation de nos
marins, tous ces faits frappèrent les imaginations et produisirent en Russie,
en France, puis dans le monde entier, une impression profonde. Cette
impression fut encore accrue par la présence de l'escadre française à
Christiania et surtout à Portsmouth, où l’Impératrice Reine la passa en revue
le 2t Août. Victoria, comme pour reconnaître l'hospitalité qu'elle recevait
chaque année en France, sortant de sa solitude et oubliant pour un jour son
deuil, si sévèrement gardé, faisait pour les marins français ce qu'elle n'avait
pas fait pour l'Empereur allemand. Quelle
fut la portée du rapprochement entre la France et la Russie, opéré si
solennellement, à la face de l'Europe et du monde ? L'imagination populaire
en attendit de grands résultats, sans se rendre compte que des engagements
formels entre les deux nations auraient justement rendu possibles les
complications internationales que leur rapprochement devait prévenir. Une
parfaite confiance entre les deux parties, une sérieuse garantie pour la paix
du monde, une liberté d'action plus grande assurée à la Russie comme à la
France, l'engagement tacite de combiner désormais leur action diplomatique,
telles sont les conséquences des mémorables événements de Juillet-Août 1891
elles ne sont pas médiocres et l'Angleterre les a comme soulignées, en nous
recevant comme elle le fit à Portsmouth et dans les conditions où elle le
fit. La
situation nouvelle assurée à la France fut exactement appréciée par M. de
Freycinet dans le discours qu'il prononça à. Vandeuvre, à la fin des
manœuvres où avaient figuré quatre Corps d'armée, 120.000 hommes, sous le
commandement des généraux Saussier, de Miribel, de Galliffet et Davoust. « Personne
ne doute aujourd'hui que nous soyons forts ; nous prouverons que nous sommes
sages. Nous saurons garder, dans une situation nouvelle, le calme, la
dignité, la mesure qui, aux mauvais jours, ont préparé notre relèvement. » Le 28
Septembre, à Bapaume, M. Ribot n'était pas moins bien inspiré, à
l'inauguration du monument de Faidherbe : « Nous apportons une
garantie nécessaire à l'équilibre général. Notre seul mérite est d'avoir
continué ce que nos devanciers avaient commencé et, peut-être, d'avoir
compris que le moment était venu de donner à leurs efforts la consécration
qui était dans les vœux du pays. » Le même jour, à Osnabrück, le
Chancelier de Caprivi parlait de la « restauration de l'équilibre
européen », effaçant ainsi l'effet fâcheux produit par un toast maladroit de
Guillaume II à Erfurt. Sentant lui-même la faute commise, le jeune Empereur
avait corrigé les épreuves de son toast et fait mieux encore, en apportant
les adoucissements nécessaires au régime des passeports en Alsace-Lorraine,
malgré les manifestations anti-allemandes, sans grande portée, qui avaient
accompagné la représentation de Lohengrin à Paris. Trois
morts attirèrent l'attention de la France ou du monde pendant les mois d'Août
et de Septembre. Au mois d'Août, une dépêche de M. de Brazza faisait savoir
au Gouvernement que son ancien secrétaire, M. Crampel, avait succombé à
vingt-sept ans, assassiné sans doute, entre l'Oubanhui et le Baghirmi, au
cours d'un voyage destiné à relier le Congo français à la région du lac Tchad
et cette région au Sahara algérien. M.
Grévy mourut le 10 Septembre, au milieu de l'allégresse causée par le
rapprochement avec la Russie, rapprochement auquel la politique extérieure si
sage de l'ancien Président et la confiance qu'il inspirait personnellement
n'avaient pas été étrangères. Le 30
Septembre le général Boulanger se suicida au cimetière d1xelles, sur la tombe
de Mme de Bonnemains. Cette fin romanesque ne surprit que ceux qui ignoraient
sa vie privée Depuis le jour où il était entré dans la politique, ses
défaillances morales avaient été de pair avec ses défaillances
intellectuelles. La
dernière quinzaine de vacances fut moins calme et moins favorable au
Ministère que n'en avait été le début. Le Gouvernement français s'était fait
représenter le 5 Octobre à l'inauguration du monument de Garibaldi à Nice et
M. Rouvier, en rappelant que l’Italie unifiée et Rome capitale marquaient les
principales étapes de la carrière du héros de Caprera, avait su éviter tout
ce qui aurait pu blesser les susceptibilités ombrageuses du peuple italien.
Un ordre du jour, unanimement adopté, avait envoyé aux Parlements des deux
pays un salut fraternel et affirmé l'indissoluble union des deux Nations,
sœurs dans la paix et dans la liberté. Quelques
jours auparavant, le 20 Septembre, Rome avait célébré le double anniversaire
de sa proclamation comme capitale et de l'entrée des troupes italiennes dans
ses murs en 1870. C'est au milieu de l'enthousiasme populaire provoqué par
ces fêtes, qu'un pèlerinage d'ouvriers français, dirigé par le cardinal
Langénieux et inspiré par M. de Mun, s'était rendu auprès de l'auteur de
l'Encyclique Rerum novarum, du Pontife que le député de la Droite
appelait, avec une pompe courtisanesque, le Pape des ouvriers. Un
autre pèlerinage de la Jeunesse catholique, française en majorité, avait été
organisé par les Jésuites. Le 29 septembre, à Saint-Pierre, les pèlerins
avaient pu impunément acclamer le Pape-roi. Le 2 octobre, en visitant, au
Panthéon d'Agrippa, le tombeau de Victor-Emmanuel, l'un d'eux s'avisa
peut-être, car le coupable ne fut jamais découvert, d'inscrire sur le
registre destiné à recevoir les noms des touristes « Vive le Pape-roi »
Arrêtés, trois des délinquants supposés sont conduits à la police, après que
leurs compagnons ont vainement tenté de les arracher aux carabiniers. Une
émotion considérable envahit la ville. On prétend que les pèlerins ont
insulté la mémoire de Victor-Emmanuel et, durant tout le jour, les voitures
qui transportent leurs bandes à travers Rome sont poursuivies et huées par la
foule qui acclame la famille royale et crie « A bas les prêtres, à bas le
Vatican ! » Dans tout le reste de l’Italie, la nouvelle amplifiée de ces
désordres provoqua une explosion violente d'hostilité contre la France. Le
surlendemain de ces regrettables incidents, le 4 Octobre, M. Fallières,
ministre des Cultes, écrivait aux archevêques et évêques, en les invitant à
s'abstenir de manifestations qui pouvaient facilement perdre leur caractère
religieux. L'archevêque d'Aix répondit à la circulaire de M. Fallières par
une lettre d'une incroyable violence, l'accusant d'avoir commis « un triste et
odieux contresens » et reprochant aux maîtres du jour, en Italie comme en
France, de ne manquer aucune occasion d'attaquer et d'insulter la religion
catholique qui a fait l’Italie et la France. « La paix est quelquefois
sur vos lèvres, la haine et la persécution sont toujours dans les actes. »
Au lieu de déférer M~ Gouthe-Soulard au Conseil d'État, qui aurait rendu une
inoffensive déclaration d'abus, le Gouvernement décida de le poursuivre
devant la Cour d'appel. Cette
poursuite que les attaques au Gouvernement et au peuple italien, que la
nature et l'étendue de l'outrage au ministre français rendaient peut-être
nécessaire, allait faire perdre au Ministère le bénéfice de son très sincère
désir d'apaisement ; elle allait révéler, dans la grande majorité de
l'Épiscopat, un état d'esprit inquiétant ; elle allait réjouir tous ceux qui,
considérant avec défiance l'évolution républicaine du clergé et des
catholiques, auraient préféré un franc ennemi. Dans la
discussion du budget des Affaires Étrangères, le 26 Octobre, M. Ribot eut
l'occasion de montrer que l'agitation du 3 Octobre, à Rome et dans la
Péninsule, avait été hors de proportion avec les faits insignifiants qui
l'avaient provoquée. Une seule partie était sensée, dans la fameuse lettre de
Mgr Gouthe-Soulard, c'est celle où il disait que si un Italien avait écrit
sur un registre officiel français « Vive le comte de Paris ! »
personne ne s'en serait offusqué. A M. de Mun qui lui criait : « Si
vous nous traitez en ennemis, ne vous étonnez pas que nous vous répondions en
combattants, » M. Ribot riposta que M. Billot, notre ambassadeur au
Quirinal, avait saisi de la question M. di Rudini et que celui-ci lui avait
exprimé, avec ses regrets, sa volonté énergique de maintenir l'ordre. Il n'y
avait pas lieu d'aller plus loin et d'adresser des reproches directs et
publics au Gouvernement italien. Après les explications du ministre, la
suppression de notre ambassade au Vatican, proposée par l'Extrême-Gauche, fut
repoussée par 280 voix contre 198 et le budget des Cultes fut voté par 341
voix contre 138. Le
lendemain M. Camille Dreyfus, fidèle à la tactique des radicaux, avait saisi
inopinément la Chambre d'une proposition de séparation des Églises et de
l'État ; il l'avait retirée, sur les protestations presque unanimes de ses
collègues. Cette proposition ne devait pas tarder à reparaître. Avant
de comparaître, le 24 Novembre, devant la Cour d'appel, Mgr Gouthe-Soulard
reçut les encouragements de plusieurs prélats et en particulier ceux de l'évêque
d'Autun, que l'on regardait comme l'un des plus modérés et qui, en tout cas,
était l'un des plus maîtres de sa plume. En arrivant à Paris, l'archevêque
martyre descendit à l'archevêché, où il fut l'hôte de Mgr Richard. Il fut
condamné à 3.000 francs d'amende, après que le ministère public eut rappelé
les sollicitations qu'il avait adressées aux autorités républicaines, les
assurances libérales qu'il leur avait données pour arriver à l'épiscopat. Un
télégramme qu'il adressait au cardinal Rampolla, le lendemain de sa
condamnation, ne reçut pas de réponse. Cette
persistance du Saint-Père dans la voie qu'il s'était tracée, aurait dû
désarmer les adversaires d'une politique d'apaisement, mais les adhésions des
évêques à la cause de M~ Gouthe-Soulard, adhésions que celui-ci reproduisit
dans un livre intitulé J/OM procès, avaient été si nombreuses et si
gratuitement injurieuses pour le Gouvernement, que le péril clérical sembla
redevenu menaçant et que des interpellations se produisirent coup sur coup au
Sénat et à la Chambre. C'est le 9 Décembre que la discussion vint devant le
Sénat elle fut ouverte par le pasteur Dide. Partisan en théorie de la
séparation des Églises et de l'État, il se prononçait dans la pratique pour
l'application pure et simple du Concordat, dans son esprit et dans sa lettre.
M. Goblet succède au pasteur Dide et prononce, en faveur de la séparation, un
remarquable discours, où il montre l'incompatibilité entre l'Église romaine
et l'État laïque, où il prédit qu'on arrivera fatalement à la laïcisation de
l'État. Cette laïcisation, il veut la voir précédée d'une loi sur les
Associations. Il consentirait à maintenir, à titre viager, le budget des
Cultes. Après des discours peu écoutés de M. de Marcère, de M. Chesnelong, du
garde des sceaux lui-même, M. de Freycinet prit la parole. Avec son admirable
pénétration d'esprit, avec son sens de l'à-propos et de l'opportunité, le
président du Conseil avait bien compris ce que l'opinion attendait de lui un
peu plus de netteté, de fermeté, disons le mot, de franchise d'allures. Il
eut toutes ces qualités, au degré le plus éminent, il parla avec un tact
exquis, sans dire un mot de trop, mais sans oublier un seul des mots qui
devaient être dits et le Sénat, peu prodigue de cet honneur, vota l'affichage
de son discours[1]. Après
ce lucide et vigoureux exposé, l'ordre du jour de confiance, déposé par MM.
Demôle, Merlin et Ranc, voté par 211 voix contre57,étaitconcu en ces termes
Le Sénat, considérant que les manifestations récentes d'une partie du clergé
pourraient compromettre la paix sociale et constituent une violation
flagrante des droits de l'État, confiant dans les déclarations du
Gouvernement, compte qu'il usera des pouvoirs dont il dispose ou qu'il croira
nécessaire de demander au Parlement, afin d'imposer à tous le respect de la
République et la soumission à ses lois et passe à l'ordre du jour. La
Chambre tint deux séances, le 11 et le 12 Décembre, pour discuter
l'interpellation de MM. Hubbard, Ricard et Turrel, séances violentes (c'est
dans l'une d'elles que le président Floquet allégua, sur l'autorité de
Larousse, que Pie IX avait fait partie de la franc-maçonnerie), confuses et
peu probantes. Après que MM. Fallières et de Freycinet eurent répété leurs
déclarations de l'avant-veille, ce dernier en accentuant son respect pour les
autorités ecclésiastiques, l'ordre du jour Hubbard, tendant à la séparation,
fut repoussé par 321 voix contre 179 et un ordre du jour de MM. Rivet et
Delpeuch, reproduisant à peu près celui du Sénat, fut adopté à 20 voix de
majorité. H y avait donc deux ordres du jour de plus, mais ni les partisans
de la séparation n'avaient été convertis au régime concordataire, ni, ce qui
est plus grave, les personnalités ecclésiastiques, visées par les deux ordres
du jour, n'avaient été converties au respect des autorités civiles et des
droits de l'État. Quant au Gouvernement, il continua à se montrer tolérant et
conciliant, il donna par sa conduite un démenti au député radical qui, dans
la dernière discussion, avait salué avec joie la fin de la politique
d'apaisement. De son côté, le Pape, indifférent en apparence aux menus
incidents de la polémique religieuse, restait immuable dans sa politique
d'adhésion aux Gouvernements établis, ces Gouvernements fussent-ils
républicains. La
Chambre put mener à bien, dans la session extraordinaire, la discussion et le
vote du budget ; mais elle ne l'envoya que le 29 Décembre au Sénat il fallut
voter un douzième provisoire, applicable à Janvier 1892, et les deux Chambres
s'ajournèrent au 8 Janvier, la session extraordinaire restant ouverte,
d'accord avec le Gouvernement. Le budget de 1892 avait pour caractéristiques
l'incorporation des garanties des chemins de fer algériens, le dégrèvement de
l'impôt sur la grande vitesse et la réforme de la taxe des frais de justice
M. Rouvier prévoyait un excédent de recettes, en fin d'exercice, de 29
millions et, avec les plus-values, d'au moins 70 millions. La
discussion du budget des Affaires Étrangères avait permis à M. Ribot
d'indiquer, à larges traits, l'état de nos relations extérieures avec
l'Angleterre pour l'Egypte, avec le Maroc pour le Touat, avec le Siam pour le
Mékong. En Égypte, où la situation était difficile, ni notre langue, ni notre
influence, ni nos intérêts n'étaient en péril. Au Maroc, le Gouvernement
français ne tolérera, de la part du Gouvernement chériffin, aucun acte de
souveraineté sur les oasis écartées que le traité de 1845 n'a attribuées à
aucune des deux puissances. Au Siam, toute la rive gauche du Mékong doit être
réservée à l'influence française. M. Ribot concluait que la paix était mieux
assurée que jamais, par la sympathie mutuelle existant entre la France et la
Russie, autant que par la communauté d'intérêts solidaires et reconnus comme
tels. Tout
devint facile à notre ministre des Affaires Etrangères après Cronstadt. La
Chambre lui accorda le 24 Décembre le vote qu'elle lui avait refusé quelques
mois auparavant, approuvant l'Acte général de la conférence de Bruxelles, que
l'on avait modifié, en tenant compte des susceptibilités françaises. A l'intérieur
l'événement le plus saillant fut la prolongation de la grève du Nord et du
Pas-de-Calais, qui laissa 30.000 ouvriers sans travail et sans ressources
suffisantes durant deux longues semaines. L'affaire ne pouvait manquer de
venir devant la Chambre par voie d'interpellation c'est le 19 Décembre que M.
Basly la porta à la tribune. Le ministre des Travaux Publics, M. Yves Guyot,
qui passait pour le membre le plus radical du Cabinet, qui l'était par son
passé de journaliste, se fit plutôt l'avocat des Compagnies minières. M.
Haynaut, député de Béthune, leur reprocha de n'avoir pas fait toutes les
concessions possibles et en particulier d'avoir refusé de reprendre les
ouvriers renvoyés pour faits de grève ou organisation syndicale et il cita ce
mot typique d'un mineur Les salaires ne peuvent monter indéfiniment, nous le
savons, mais est-il admissible que les actions montent indéfiniment ? M. de
Freycinet, dont le talent semblait décidément grandir de jour en jour, et qui
se rendait compte de l'effet plutôt fâcheux produit par le discours de son
collègue des Travaux Publics, monte à la tribune et avec une hauteur de vues
singulière, avec une autorité qui s'impose, il trace, dans une magistrale
improvisation, tout un programme social[2]. MM. Clémenceau et de Mun
adjurent le président du Conseil d'accepter d'être arbitre entre les
grévistes et les Compagnies. M. de Freycinet, refusant ce mandat s'il lui
était imposé impérativement par la Chambre, consentit, après le vote d'un
ordre du jour de confiance, à désigner une Commission arbitrale qui échoua.
Une Commission d'arbitres, nommée par les deux parties, fut plus heureuse et
le travail put reprendre dans les bassins houillers du Nord. Il faut
citer encore, à la Chambre, une nouvelle interpellation de M. Laur, sur les
crises financières et sur le drainage de l'or. Le député boulangiste ne
voyait qu'un remède aux crises financières l'expulsion des banquiers
israélites. M. Rouvier répondit sérieusement à cette peu sérieuse
interpellation, comme M. de Freycinet répondit à une demande d'amnistie
plénière étrangement motivée de M. Lafargue, que les électeurs de Lille
avaient tiré de la prison où l'avait fait enfermer sa complicité morale dans l'affaire
de Fourmies. Au
Sénat, la discussion générale du tarif des douanes, qui commença le 18
Novembre, fut soutenue par des orateurs comme MM. Challemel-Lacour, Jules
Simon, Jules Ferry, Jules Roche c'est dire à quelle hauteur elle s'éleva.
Mais aucun argument nouveau n'y fut présenté et les propositions de la
Chambre furent généralement adoptées. Le tarif général ayant dû retourner au
Palais-Bourbon et n'étant revenu au Luxembourg que le 29 Décembre, le même
jour que le budget, l'application initiale en fut reportée du 1er Janvier au
1er Février 1892. Aune
interpellation de M. de L'Angle Beaumanoir, considérant comme une « concurrence
déloyale » l'enseignement du catéchisme, donné par l'instituteur dans le
local de l'École, M. Bourgeois répondit en citant une circulaire de M.
Duvaux, datée de 1883, qui donnait cette autorisation aux instituteurs il
ajouta qu'il la retirerait, si le catéchisme enseigné devenait « le véhicule
de doctrines contraires aux droits de l'État ». L'un
des derniers événements de 1891 fut notre rupture diplomatique avec la
Bulgarie. Cette rupture eut pour cause l'expulsion de M. Chadourne,
correspondant français de l'Agence Havas, ordonnée par un homme tristement
célèbre dans l'histoire bulgare, M. Stambouloff. Cette
année 1891, marquée par les élections de Janvier, par les visites de Juillet
et d'Août, par la revue de Septembre, bien remplie en somme, est la première,
depuis l'année 1884, qui n'ait pas eu sa crise ministérielle. Le Cabinet, un
peu ébranlé à la fin de la session d'été, avait été consolidé par Cronstadt. Il
avait fait de louables efforts pour empêcher une réaction trop violente
contre la liberté des échanges et des efforts non moins louables pour
améliorer notre législation sociale. La principale cause de sa faiblesse,
nous voulons dire les fluctuations de M. de Freycinet, ayant disparu, sa
situation semblait extrêmement solide le 31 Décembre 1891. Les six
jours de la session extraordinaire de 1891, prolongée du 8 au 11 Janvier 1892,
furent consacrés à la recherche d'une entente entre le Sénat et la Chambre
sur les points du budget restés en litige la quotité du droit sur les
pétroles et la réforme des frais de justice, réforme due à la ténacité de M.
Henri Brisson, qui réalisait 7 millions de dégrèvements au profit des
justiciables. Le budget, continuant à faire la navette entre les deux
Chambres, après l'ouverture constitutionnelle de la session ordinaire de
1893, fut enfin voté le 23 Janvier et les deux Chambres s'ajournèrent au 16
Février. Avant
cet ajournement, au Sénat, dans la discussion du budget de l'Algérie, les
fonctionnaires appliqués, honnêtes, laborieux de la France africaine, avaient
été énergiquement défendus par MM. Cambon et Constans contre M. Pauliat qui
accueillait trop aveuglément toutes les dénonciations dirigées contre eux. Le
12 Janvier, en reprenant possession du fauteuil, M. Le Royer avait justifié
le rejet ou la modification par le Sénat de propositions hâtives ou
insuffisamment mûries, disant très justement que la chaleur n'est pas la
lumière, que la fièvre n'est pas la santé. A la
Chambre, où M. Floquet fut élu président pour la quatrième fois par 260 voix,
les choses se passèrent moins tranquillement. On devait discuter, le d9
Janvier, une interpellation de MM. Laur et Lesenne, sur les mesures que le
Gouvernement entendait prendre, au sujet des accusations dirigées par l’Intransigeant
contre l'un des membres du Cabinet. Le membre du Cabinet visé était M.
Constans. La question préalable fut votée après une scène violente, au cours
de laquelle M. Laur reçut un soufflet de M. Constans, M. Castelin un coup de
poing de M. Delpech et M. Mir un volume que M. Laur lui lança en pleine
figure. A la reprise de la séance, que le président avait dû suspendre durant
une heure et demie, M. Constans, qui était sénateur, exprima ses regrets à la
Chambre de la façon la plus digne. A la
fin de l'année précédente avait été répandue une lettre à M. d'Haussonville,
où le comte de Paris émettait la singulière prétention d'être meilleur juge
que Léon XIII des véritables Intérêts de l'Église. Le 20 Janvier les cinq
cardinaux français MM. Desprez, Place, Foulon, Langénieux et Richard
publièrent un Exposé de la situation faite aux catholiques en France
et une Déclaration. L'exposé énumérait toutes les mesures prises par
le Gouvernement, toutes les lois votées par le Parlement et dont aucune n'avait
à aucun degré le caractère de persécution qui leur était attribué. Après cet
exposé les éminentissimes cardinaux consentaient « à se placer
résolument sur le terrain constitutionnel pour la défense de leur foi
menacée. » Puis venaient des menaces pour le cas où « l'Eglise serait
incorporée à la puissance séculière comme un des rouages de son
administration ». L'archevêque d'Alger adhéra à la déclaration de ses
collègues par une lettre au cardinal Desprez, le doyen des cardinaux
français, où il s'efforçait d'atténuer la portée de cette adhésion. L'opinion
était impatiente de connaître le sentiment de Léon XIII : elle ne fut
pas calmée par la publication rétrospective de la correspondance échangée en
1883 entre le Saint-Siège et M. Grévy. Le 4 Février elle fut surprise et
déroutée par la publication de la Lettre à un ami de l'archevêque de
Tours, Mgr Meignan, affirmant que le clergé tout entier ratifiait
l'acceptation franche et loyale de la République quelques jours après, par la
résistance, dissimulée sous les formes du respect, que le comte de Paris,
d'accord avec le Comité royaliste de la Gironde, opposait aux instructions
pontificales et enfin, le 18 Février, par une déclaration que M. Judet, du Petit
Journal, avait recueillie de la bouche même de Léon XIII. La République,
y était-il dit, est une forme de gouvernement, aussi légitime que les autres. Cette
déclaration du Petit Journal était comme la condensation de
l'Encyclique adressée en français aux archevêques, aux évêques, au clergé et
à tous les catholiques de France, le 16 Février, et qui fut insérée dans l'Univers
du 20 Février. Entre la rédaction et la publication de l'Encyclique eut lieu
à la Chambre, le 18 Février, une séance décisive. M. Le
Hérissé, député boulangiste, interpellait sur l'inaction du Parquet, à la
suite de la Journée des Gifles — séance du 19 Janvier précédent —. M.
Fallières répondit que M. Laur pouvait citer directement M. Constans et la
Chambre vota l'ordre du jour pur et simple, en faisant sien cet article de la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « La justice
doit être égaie pour tous. » On aborda ensuite la discussion de l'urgence,
demandée par M. Hubbard, en faveur d'un projet de loi sur les Associations
que le ministre de l’Intérieur avait déposé. M. Hubbard voyait dans le vote
de l'urgence la préface de la séparation. M. de Cassagnac et M. Clémenceau,
pour en finir avec l'équivoque, voteraient de même. Dans
une de ces interventions, toujours très remarquées parce qu'elles étaient
très rares, M. Henri Brisson, avec l'autorité particulière que lui donnaient
ses antécédents et plus encore son caractère, soutenant la thèse récemment
exposée au Sénat par M. Goblet, affirma l'impossibilité d'une conciliation
entre l'Église et l'État et il faut reconnaître que les événements qui se
sont accomplis depuis dix ans ne lui ont pas donné de démenti. L'Eglise a
bien affecté une certaine soumission extérieure aux institutions établies,
mais en cherchant tous les moyens, en saisissant toutes les occasions
d'établir d'autres institutions. Elle n'a cessé de maudire et de combattre
tout ce qui est la raison d'être de la République, tout ce que les
républicains ont eu l'honneur, le mérite de faire ou d'essayer, depuis qu'ils
sont en immense majorité dans le Parlement et dans le pays l'application des
articles organiques, l'exécution des lois contre les congrégations non
autorisées, le droit d'accroissement, la neutralité religieuse à l'École,
l'institution d'un cours d'histoire religieuse à la Sorbonne, la suppression
des jurys mixtes d'enseignement supérieur, les lois scolaires, la loi
militaire, la loi Naquet. M. Henri Brisson avait-il tort de penser que
l'Église se réconcilierait difficilement avec l'État contre lequel elle avait
tant de griefs, griefs qui ne disparaîtront qu'avec la République elle-même ? Pris
entre deux feux, menacé d'une coalition de la Droite et de la Gauche
extrêmes, M. de Freycinet manqua de décision, de coup d'œil comme manœuvrier
parlementaire et prononça un discours juste-milieu, dont M. de Mun fit
vivement ressortir toutes les contradictions et que M. Clémenceau, avec son
art redoutable, démolit de fond en comble[3]. Le sort du Cabinet était fixé
après ce véhément réquisitoire à la Phocion. Trois ordres du jour étaient en
présence. M. de Freycinet se rallia à celui de MM. Trouillot, Lasserre et
Pourquery de Boisserin qui disait : La Chambre, décidée à poursuivre sa
politique républicaine et à défendre énergiquement les droits de l'État, vote
l'urgence du projet de loi sur les Associations et passe à l'ordre du jour.
Appelée à se prononcer d'abord sur une question de priorité, l'Assemblée
refusa cette priorité à l'ordre du jour de MM. Pichon, Jullien et Hubbard qui
disait La Chambre, convaincue de la nécessité de poursuivre la lutte du
pouvoir civil contre le parti clérical, prononce l'urgence sur le projet de
loi du Gouvernement relatif aux Associations. Ce premier vote fut rendu par
284 voix contre 206 et l'on put croire à la victoire du Gouvernement. A la
surprise générale, l'ordre du jour de M. Trouillot fut repoussé par 282 voix
contre 210. La majorité comprenait seulement 105 républicains contre 148
conservateurs et 29 boulangistes. La Chambre, après ce vote décisif, repousse
l'ordre du jour de M. Pichon par 278 voix contre 181 et, en dernier lieu,
l'urgence elle-même par 267 voix contre 227. Un
journal du temps faisait remarquer avec justesse que la Chambre se trouvait
finalement avoir donné satisfaction aux radicaux en renversant le ministère,
au Ministère en repoussant l'ordre du jour radical, à la Droite en se
prononçant contre l'urgence. Il n'y avait guère que le sens commun qui n'eût
pas reçu satisfaction. Installé
le 17 Mars 1890, renversé le 18 Février 1892, le quatrième Ministère de M. de
Freycinet avait duré près de deux ans. Ni la suprême habileté de son chef, ni
le talent exceptionnel de presque tous ses membres, ni les très réels
services rendus au pays par les auteurs du rapprochement avec la Russie n'avaient
pu le sauver, au milieu d'une crise politico-religieuse, ou les membres du
clergé montraient d'autant plus d'acrimonie aux chefs de la République que le
Souverain Pontife faisait plus d'avance à la République elle-même. Le Cabinet
du 17 Mars 1890 avait eu de plus à compter avec une Chambre incohérente, qui
ne vit pas la portée de son vote ou qui, si elle la vit, émit ce vote en
toute sécurité de conscience, parce qu'elle savait bien qu'il amènerait un
changement plus ou moins complet de personnes, -mais qu'en aucun cas il
n'aboutirait à un changement de système. Si, parmi les Ministères de M.
Carnot, le Cabinet de M. de Freycinet fait bonne figure par sa composition,
par sa durée, par ses succès de tribune et par ses bonnes fortunes au dehors,
il ne faut pas oublier qu'il a légué aux Cabinets suivants la solution de
difficultés qui devaient faire courir à la République de sérieux périls. Il ne faut pas oublier non plus, à l'actif du Cabinet du 17 Mars 1890, l'importante contribution qu'il a apportée à la législation sociale, en faisant aboutir les projets qui ont supprimé les livrets ouvriers, institué les délégués mineurs, élus par les ouvriers, pour la surveillance des travaux dans les mines et modifié l'article 1780 du Code civil, de façon à rendre à peu près impossible les renvois injustifiés d'ouvriers par les patrons. |