HISTOIRE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

LA PRÉSIDENCE DE CARNOT

 

CHAPITRE IV. — LE QUATRIÈME MINISTÈRE DE FREYCINET. - LE MINISTÈRE DE CRONSTADT.

Du 17 Mars 1890 au 27 Février 1892.

 

 

Le quatrième Ministère de Freycinet. — Remarquable compétence de tous ses membres. — La Déclaration. — Interpellation Lockroy. — Elections municipales de Paris. — Le 1er Mai 1890. — Le Groupe des droits de Paris. — M. Rouvier et les Caisses d'épargne. — Situation du Dahomey. — Règlement de frontières franco-anglais dans les bassins de la Gambie et du Niger. — La proposition Marcel Barthe a la Chambre. — Interpellation Dumay sur la grâce du duc d'Orléans. — Interpellation Combes sur l'Enseignement secondaire. — Politique extérieure en Juin 1890. — Lois sur les livrets ouvriers et la sécurité des délègues mineurs. Le budget de 1891. — La liquidation boulangiste. — Les Coulisses du Boulangisme. — La proposition Hubbard sur l'élection des sénateurs. — La Banque de France et la Banque d'Angleterre. — Loi sur le contrat de louage de services. — Le cardinal Lavigerie et la République. — La situation à la fin de 1890. — Les élections sénatoriales de 1891. — L'emprunt Rouvier. — Le Conseil supérieur du travail. — Morts du général Campenon du prince Napoléon. — Rentrée de Jules Ferry. — L'impératrice Victoria à Paris. — M. Laur et le drainage de l'or. — M. Bourgeois (Jura) et les traités de commerce. — M. Millerand et la Fille Elisa. — MM. Fouquier, Charmes, Reinach et Thermidor. — La théorie du bloc. — MM. Fresneau et Constans, à propos de Marat. — L'Algérie au Sénat. — Le Pari mutuel à la Chambre. — La séance du 14 Mars 1891 à la Chambre : M. Fallières. — Mesures protectrices de l'agriculture. — Perquisitions à la Société du Drapeau. — M. Lockroy et le libre-échange. — M. Viger et la protection. — M. Aynard et les excès du protectionnisme. — Intervention de M. Paul Deschanel. — M. Léon Say et l'Etat tuteur. — Appel de M. Méline aux intérêts. — M. Jules Roche et les tarifs modères. — M. Deloncle reprend la question posée par M. Deschanel. — Abaissement temporaire des droits sur les blés. — Adoption du principe du tarif général. — Interpellation sur les incidents de Fourmies. — Proposition d'amnistie Maujan. — M. Letellier et l'affaire Turpin. — M. Basly et les Syndicats professionnels. — L'Acte général de la conférence anti-esclavagiste de Bruxelles est repoussé. — Le régime des passeports en Alsace-Lorraine. — Les laïcisations d'Écoles au Sénat. — M. de Lanessan en Indochine. — Remise de la barrette au nonce Rotelli. — L'Enseignement secondaire moderne. — L'escadre française à Cronstadt et à Portsmouth. — Conséquences immédiates. — MM. de Freycinet et Ribot à Vandeuvre et à Bapaume. — Echec de la mission Crampel. — Mort de Jules Grévy. — Suicide de Boulanger. — La Jeunesse catholique à Rome. — Circulaire de M. Panières. — Réponse de Mgr Gouthe-Soulard. — La politique extérieure de M. Ribot. — Attitude du clergé dans l'affaire Gouthe-Soulard. — Interpellation du 9 Décembre au Sénat. — Interpellation des 11-12 Décembre à la Chambre. — La Chambre achève le 29 Décembre 1891 la discussion du budget de 1892. — La situation au Touat, au Siam, en Égypte. — Adoption de l'Acte général de Bruxelles modifié. — Grèves du Nord et du Pas-de-Calais. — Nouvelle interpellation Laur sur les crises financières. — Le tarif général des douanes au Sénat. — Importance de l'année politique 1891. — Prorogation de la session extraordinaire de 1891 en 1892. — M. Pauliat et les fonctionnaires algériens au Sénat. — La Journée des gifles à la Chambre. — Déclaration des cinq cardinaux. — L'opinion de Léon XIII. — La séance du 18 Février 1892 à la Chambre. — Intervention de M. Henri Brisson. — Incohérence des votes. — Chute du Ministère.

 

Le quatrième Ministère de Freycinet comprenait M. de Freycinet à la présidence du Conseil et à la Guerre, M. Fallières à la Justice et aux Cuites, M. Constans à l’Intérieur, M. Ribot aux Affaires Étrangères, M. Rouvier aux Finances, Barbey à la Marine, M. Bourgeois à l’Instruction Publique aux Beaux-Arts, M. Yves Guyot aux Travaux Publics, Develle à l'Agriculture, M. Jules Roche au Commerce, Etienne au sous-secrétariat des Colonies, rattachées cette fois au Commerce. C'était l'ancien Cabinet Tirard, moins MM. Tirard et Spuller, qui n'auraient pas accepté de portefeuilles après le vote du Sénat ; moins aussi MM. Thévenet garde des sceaux et Paye ministre de l'Agriculture. Un autre changement de portefeuille doit être noté M. Bourgeois, passant a. l’Instruction publique et aux Beaux-Arts, abandonnait l’Intérieur à M. Constans.

La composition du Cabinet du 17 Mars 1890 appelle plusieurs observations. La première est relative à la remarquable compétence, a la supériorité intellectuelle ou oratoire de presque tous les membres de la nouvelle administration. On pouvait seulement se demander si cette réunion de talents incontestables et incontestés aurait, sous la direction un peu relâchée du président du Conseil, toute la cohésion, toute l'unité nécessaires. L'expérience du passé autorisait quelques craintes, ou au moins quelques doutes, à cet égard. La présence de deux civils à la Guerre et à la Marine était rassurante, à la condition que ces deux civils eussent l'énergie suffisante pour introduire enfin le contrôle et la lumière dans la comptabilité de ces deux administrations à la condition surtout que le ministre de la Guerre comprit quel danger pouvait faire e courir à la République la constitution d'un haut commandement de plus en plus aristocratique, quand l'armée devenait de plus en plus démocratique. Les Cultes avec la Justice étaient confiés à un bon citoyen, à un homme d'une remarquable probité politique, qui aurait sans doute toute la fermeté désirable, quand les rapports entre l'Église et l'État allaient être rendus plus délicats, par le fait même des concessions de Léon XIII et des résistances de l'épiscopat. Enfin le Commerce passait des mains de M. Tirard à celles de M. Jules Roche qui saurait, lui aussi, résister dans la juste mesure, aux exagérations protectionnistes de la Commission des douanes et de la Chambre.

Appelé à une durée de deux ans, presque égale à celle du Ministère Jules Ferry en 1883-1885, le Ministère du 17 Mars allait avoir une existence assez tranquille à l'intérieur pour pouvoir tenter un grand effort à l'extérieur et resserrer une alliance dont la conclusion lui méritera le nom de Ministère de Cronstadt.

Formé le 17 Mars, le nouveau Cabinet ne fut en contact avec les Chambres que pendant douze jours, l'ajournement ayant été prononcé le 29. La Déclaration, qui fut lue le 18, aurait pu être contresignée par tous les Ministères qui se sont succédé depuis l'avènement de Jules Grévy. Les nouveaux ministres se déclaraient décidés à défendre énergiquement les institutions républicaines et l'œuvre démocratique. Ils faisaient appel à tous les républicains, sans exclusion de personnes, pour le développement des réformes économiques et sociales qui sont la conséquence nécessaire, l'aboutissement obligé de la République. Cette République, ils la voulaient large, ouverte, tolérante et paisible. Ils considéraient que le premier devoir des pouvoirs publics était de faciliter aux populations laborieuses le passage à une situation meilleure. Enfin, ils visaient à être un Gouvernement, dans la véritable acception du mot. On reconnaissait la marque de M. de Freycinet dans les appels à la conciliation et dans la définition d'une République largement ouverte ; on retrouvait l'inspiration de M. Constans, de M. Rouvier dans l'affirmation de l'esprit gouvernemental.

Les interpellations ne manquèrent pas à la nouvelle administration. Celle de M. Lockroy, déposée le 18, aboutit au vote de l'ordre du jour pur et simple, adopté par 309 voix républicaines contre 75 voix réactionnaires et boulangistes, après que M. de Freycinet eut déclaré que les lois militaire et scolaire seraient appliquées dans l'esprit même où elles avaient été votées.

Une interpellation sénatoriale sur la Déclaration ministérielle fut close le 28 Mars, comme à la Chambre, par le vote de l'ordre du jour pur et simple. Même conclusion le 29, au Palais Bourbon, lors d'une interpellation sur le traitement des instituteurs. M. Ribot fut le seul ministre qui eut un ordre du jour de confiance, le 24 Mars, à la Chambre, à la suite de l'interpellation sur le traité franco-turc.

Un événement plus intéressant fut la promulgation, à la date du 22 Mars, de la loi qui autorisait la formation de Syndicats entre les communes, pour la discussion des intérêts communs. Certaines communes, étant trop pauvres pour rien entreprendre, avaient intérêt à se joindre à des voisines plus favorisées. Ce fut. là une sage mesure de décentralisation, un très utile complément des lois de 1871 et de 't884.

Les vacances, qui durèrent cinq grandes semaines, furent. bien remplies. L'un des principaux événements à signaler fut la nomination du général de Miribel aux fonctions de chef d'État-Major général de l'armée, faite sur la proposition de M. de Freycinet. La désignation de M. de Miribel en1881 n'avait pas été l'une des moindres causes de la chute de Gambetta en 1882 et de son remplacement par le même M. de Freycinet, devenu le chef du Cabinet du 30 Janvier. Irréprochable, au point de vue de la compétence du nouveau chef de l'État-major général, le choix de M. de Miribel avait été sans danger, au point de vue de l'esprit à imprimer au haut commandement et du recrutement des officiers généraux, sous un ministre comme le général Campenon. On pouvait se demander si l'action de M. de Freycinet, sous ce double rapport, serait aussi efficace, s'il ne serait pas porté, par tempérament, à se soustraire à certaines responsabilités, qu'il avait si hardiment assumées pendant la Défense nationale.

Les élections municipales de Paris, fixées au 27 Avril, n'aboutirent, au premier tour, qu'à la nomination de 21 conseillers, sur lesquels on comptait un seul boulangiste. Après les ballottages du 4 Mai, l'Assemblée communale comprit 65 républicains, 13 conservateurs et 2 boulangistes. Ce fut le coup de grâce du Boulangisme. Après cet échec, le général écrivit à l'un de ses fidèles, M. Laisant, qu'il n'estimait pas que cette défaite fût très grave. Avec sa logique habituelle, il ajoutait qu'il considérait la tâche du Comité « comme terminée ». Quant à lui, il avait à se recueillir, à méditer sur les leçons que contenaient les faits accomplis. On sait quelle fut la nature de ces méditations et de ce recueillement et quelle en fut, à seize mois de là, la conclusion sentimentale.

Entre les deux tours de scrutin des élections municipales parisiennes, avait eu lieu la première de ces grandes manifestations ouvrières, que le parti socialiste avait fixées au 'l"Mai., une fois pour toutes, et qui, faites sous le prétexte d'obtenir la journée de huit heures, devaient, dans la pensée des organisateurs, aboutir à la grève générale. L'arrestation de quelques anarchistes et la consignation des troupes dans les casernes rendit la manifestation inoffensive a Paris. Le ministre de l’Intérieur, M. Constans, était si certain du maintien de la tranquillité, qu'il avait fixé au 1~ Mai l'installation à l'Hôtel de Ville du préfet de la Seine, M. Poubelle. L'ordre, en effet, ne fut pas troublé dans la capitale. On n'eût à réprimer quelques désordres que dans les milieux très inflammables de Roubaix et de Vienne.

Dès la reprise de la session ordinaire, le Palais Bourbon entendit un écho des élections : le 6 Mai une interpellation de MM. Armand Després, Chautemps et Antide Boyer-se termina par le vote de deux ordres du jour de confiance, adoptés l'un par 403 voix contre 81, l'autre par 374 voix contre 56. Le Conseil municipal, qui avait fait les frais de l'interpellation, tira de sa majorité un groupe nouveau, dit des droits de Paris, constitué « pour lutter contre les abus, défendre les deniers des contribuables, et opposer aux empiétements de l'administration les revendications démocratiques et sociales de la population parisienne ».

Le mois de Mai 1890 fut fécond en interpellations et en votes de confiance, à la Chambre comme au Sénat. Nous les énumérerons dans leur ordre chronologique, sans y insister autrement. Le 8 Mai, à la Chambre, le ministre des Finances était interpellé, à propos de la démission de M. Le Guay, sous-gouverneur du Crédit Foncier, sur l'administration du gouverneur, auquel on reprochait d'abuser des subventions à la presse. Le 10 Mai, M. Constans répondait victorieusement aux interpellations relatives au 1er Mai. Le 16, M. Ribot obtenait la confiance du Sénat pour sa réponse à une interpellation sur les pêcheries de Terre-Neuve. Le 17, M. Rouvier, dans une interpellation sur les Caisses d'épargne, avait les honneurs de l'affichage. Le 19 enfin, au Sénat, l'ordre du jour pur et simple clôturait une interpellation sur la Martinique.

La situation du Dahomey, grave sinon inquiétante, avait été l'objet d'une assez vive discussion devant la Chambre, !e 9 Mai. M. Deloncle avait interrogé le sous-secrétaire d'État aux Colonies sur les menaces dirigées contre notre occupation par le roi Gléglé. M. Étienne répondit en faisant l'historique de nos rapports commerciaux avec le Dahomey. Bien que ces rapports remontassent à 1364, le premier traité entre la France et Je Dahomey n'avait été signé qu'en 1851. Un second traité, signé en 1868, nous donnait Kotonou. Un troisième, dix ans plus tard, nous dispensait de l'obligation d'assister aux sacrifices humains. En 1890 le roi Gléglé contesta la validité de ces traités, jeta ses bandes sur le territoire de notre protégé, le roi de Porto-Novo, fit prisonnier M. Bayol et, pendant un mois, le contraignit d'assister à d'abominables égorgements. Trois compagnies de tirailleurs algériens, envoyées à Kotonou, écartèrent les Dahoméens, mais ne purent mettre Ouida à l'abri de leurs attaques. De nouveaux prisonniers européens furent emmenés de cette ville et réservés aux odieux sacrifices de Gléglé. La discussion devant la Chambre se termina par le vote de l'ordre du jour pur et simple, sans que le Gouvernement ou les députés semblassent se douter des dépenses en hommes et en argent que le Dahomey allait prochainement nous imposer.

L'attention des pouvoirs publics avait pourtant été appelée récemment sur l'Afrique Occidentale, par la ratification de l'arrangement qui avait été conclu, le 10 Août 1889, entre la France et l'Angleterre, pour la délimitation de leurs possessions respectives dans cette partie du monde.

Toujours avide, l'Angleterre réclamait la totalité du bassin de la Gambie l'article premier de l'arrangement ne lui laissa que le cours du fleuve, avec une bande de quelques kilomètres, sur les deux rives, jusqu'à Yabartenda. L'article 2 nous donna le Bennah, le Tamisso, le pays des Houbbous et le Fouta-Djalon, avec une route partant du Fouta-Djalon au Sud et reliant nos établissements du Niger aux Rivières du Sud. L'article 3 nous laissa les lagunes de la Côte d'Or, la rive droite de la rivière Tanoué et les régions comme le Kong et le Djimini, où Binger et Treich-Lapène avaient planté notre drapeau. L'article 4 rendit réel notre protectorat sur Porto-Novo, nous restitua les passes qui reliaient le lac Denham à la lagune de Porto-Novo, le royaume de Kotenou et la majeure partie du royaume d'Appah. Enfin, la limite qui nous séparait de Lagos fut prolongée jusqu'au 9° degré. Ne quittons pas l'Afrique Occidentale sans signaler, au mois de Mai, le rappel assez malencontreux de M. Bayol, lieutenant-gouverneur des Rivières du Sud, et le bruit répandu que la marine bloquait la côte, pour empêcher le débarquement des armes et des munitions au Dahomey. Les questions posées à ce sujet, le 9 Mai par M. Boissy d'Anglas à M. Barbey et le 29 Mai par M. de Montfort à M. de Freycinet, n'éclairèrent pas la situation. Le ministre de la Marine déclara qu'il n'avait pas besoin de crédits spéciaux celui de la Guerre qu'une Commission s'occupait de la constitution d'une armée coloniale.

Entre temps, la Chambre repoussait la proposition Marcel Barthe, adoptée par le Sénat, sous le Ministère Tirard. M. Marcel Barthe rendait aux Tribunaux de première instance les délits d'injure et de diffamation. En défendant la proposition devant la Chambre, le Ministère, par l'organe de M. Fallières, ne réclama pour les Tribunaux que la connaissance du délit d'injure, celui de diffamation restant à la Cour d'assises. Cette concession ne sauva pas la proposition. Elle fut rejetée par une majorité de 334 voix contre 183. La Droite, unie aux radicaux, avait formé la majorité. Faut-il regretter ce vote ? La proposition Marcel Barthe, en cas de changement politique, eut mis la presse indépendante à la merci d'une magistrature nettement hostile. Mieux vaut le jury. Quant à la répression des délits de presse, c'est affaire de mœurs judiciaires, ou mieux encore de mœurs publiques. Le mois de Mai avait vu se terminer la vérification des pouvoirs par l'invalidation du boulangiste Picot, que l'arrondissement de Saint-Dié avait élu contre Jules Ferry. M. Picot fut remplacé par un républicain, le général Tricoche, auquel Jules Ferry avait laissé la place libre. Des 23 boulangistes ou réactionnaires invalidés par la Chambre, 11 seulement furent réélus les autres furent remplacés par des républicains.

Des interpellations remplirent le mois de Juin. Une seule retint l'attention publique, celle que le socialiste Dumay adressa au Gouvernement, sur la grâce dont avait bénéficié le jeune due d'Orléans qui, à peine sorti de prison, avait lancé une proclamation sans portée « aux conscrits de sa classe ». L'interpellateur reprochait au Ministère de n'avoir pas attendu le 14 Juillet pour gracier le duc d'Orléans. M. de Freycinet lui répondit que le 14 Juillet serait l'occasion de beaucoup d'autres grâces et l'ordre du jour pur et simple réunit 309 voix contre 175.

Une interpellation sur l'Enseignement secondaire, développée au Sénat par M. Combes, offrit plus d'intérêt. Partisan de l'Enseignement secondaire moderne, M. Combes demandait, pour tous les élevés, des études communes, sans grec ni latin, jusqu'à quatorze ou quinze ans. A cet âge, les élèves opteraient entre le classique et le moderne. M. Combes étendait son projet de réforme au baccalauréat, qui subsisterait comme premier examen d'Enseignement supérieur et serait remplacé, en tant qu'examen d'Enseignement secondaire, par un certificat de maturité. Après que MM. Jules Simon et Chalamet eurent réclamé pour les études gréco-latines, M. Berthelot pour les sciences, le ministre eut l'art de ne mécontenter personne, ni classiques ni modernes, et le Sénat vota l'ordre du jour pur et simple.

Le discours de M. Combes valut à son auteur, à quelques années de là, le portefeuille de l’Instruction Publique, dans un Cabinet Bourgeois. Son plan de réforme ne reçut pas même un commencement d'exécution au mois d'Août suivant, des modifications très contestables étaient apportées au baccalauréat et l'Enseignement moderne était calqué servilement sur l'Enseignement classique, au mécontentement égal des classiques et des modernes.

Quelques questions sur la politique extérieure furent posées au ministre des Affaires Étrangères~ au mois de Juin. Le 10 M. Pichon interrogea M. Ribot sur la conversion de la dette égyptienne. Le ministre répondit prudemment que le principe d'une occupation anglaise indéfinie dans la vallée du Nil n'était pas admis par le Gouvernement français. Le 21 Juin M. Deloncle interrogeait sur l'arrangement, anglo-allemand relatif à Zanzibar. L'Angleterre avait établi son protectorat sur Zanzibar, contrairement à la convention qu'elle avait conclue avec la France en 1862, arrangement auquel l'Allemagne avait souscrit en. 1866. M. Ribot répondit à M. Deloncle que rien ne lui avait été notifié. Questions peu précises, réponses brèves, c'est ainsi que se traitait le plus souvent la politique extérieure dans les Chambres' françaises. L'affaire de Zanzibar reçut une solution, à moins de deux mois de là, par un accord particulier entre la France et l'Angleterre (5 Août). La France reconnaissant le protectorat anglais sur Zanzibar, l’Angleterre reconnut le protectorat français sur Madagascar et, de plus, elle nous concéda le Soudan, comme dépendance de nos possessions de l'Afrique du Nord. C'est ce que les pédants germaniques appelèrent l'hinterland, c'est-à-dire le droit sur le pays situé en arrière de la Côte occupée.

La législation du travail s'enrichit en Juillet de deux lois utiles l'une du 2 Juillet sur la suppression des livrets ouvriers l'autre du 6 du même mois sur les délégués à la sécurité des ouvriers mineurs.

La session ordinaire fut close le 6 Août, après le vote par les Chambres des contributions directes. C'est le 19 juillet que le projet avait été voté par la Chambre. La Commission du budget de 1891 avait pour président M. Casimir-Périer, pour rapporteur général M. Burdeau le ministre des Finances était M. Maurice Rouvier. De la collaboration de ces compétences éprouvées sortit une taxe de 25 francs par tête d'employé dans les magasins qui employaient moins de cent employés, de 50 francs au-dessus de cent employés l'exonération aux père et mère de sept enfants, limitée aux cotes inférieures à 10 francs et la taxe des sucres indemnes portée de 20 à 30 francs. Taxes et détaxes, tout compensé, creusaient dans le budget des recettes un déficit de treize millions. M. Rouvier dût chercher, pendant les vacances, les ressources nécessaires pour y faire face.

Les vacances parlementaires de 1890 furent signalées par la liquidation scandaleuse du parti boulangiste qui s'appelait déjà le « grand parti national » on n'avait pas encore inventé le vocable nationaliste. Un député de ce parti, M. Terrail-Mermeix, élu dans le plus aristocratique arrondissement de Paris, grâce au concours des républicains révolutionnaires ou naïfs et du clergé, qui l'avait soutenu contre M. Denys Cochin, publia dans la presse d'abord et ensuite sous forme de livre les Coulisses du Boulangisme. Il révéla, sur le coup de folie, de 1889, des détails connus déjà ou seulement soupçonnés, comme la visite d'un commandant de Corps d'armée en activité de service, faite à Frangins, au prince Napoléon ; comme les excitations de M. Naquet à un coup d'État ; comme l'allocation de subsides considérables par la famille d'Orléans. Un peu surpris d'abord, les députés boulangistes se ressaisirent vite et publièrent une sorte de Manifeste, où ils déclarèrent avoir mené une loyale campagne en faveur de la révision républicaine et de la réconciliation nationale. Ils blâmaient sévèrement M. Terrail-Mermeix pour avoir essayé de jeter le discrédit sur « leur ami proscrit ». Quatorze députés seulement avaient signé ce Manifeste MM. Aime), Castelin, Chiche, Dumonteil, Gabriel, Gousset, Jourde, Laguerre, Laur, Le Veillé, Millevoye, Paulin Méry, Revert et Pierre Richard. Quant à l'ami proscrit, il laissa déclarer par la Voix du Peuple, le seul journal qui lui fut resté fidèle, qu'il avait été entouré par « l'écume des décavés ». M. de Cassagnac et M. Cornély, dans leurs journaux, le Comte de Paris, dans une lettre du 23 Septembre 1890, avouèrent le passé et s'en vantèrent. Il y eut pourtant quelques monarchistes qui sentirent la rougeur leur monter au front ; l'un d'eux, M. Saint-Genest, écrivit dans le Figaro : « Les années et les années passeront, sans que rien enlève du front des royalistes cette tache ineffaçable. Il n'y a plus aucun espoir de royauté possible. »

La publication des Coulisses du Boulangisme eut sa répercussion à la Chambre, dès la rentrée. MM. Déroulède et Goussot interpellèrent M. Constans le 20 Octobre, prétendant que les révélations de M. Terrail-Mermeix obligeaient le Gouvernement à poursuivre tous les boulangistes devant la Haute-Cour. II suffit à M. Constans de dire, avec sa froide ironie, que la justice n'avait pas l'habitude, avant d'agir, de prendre l'avis des accusés, pour enlever l'ordre du jour pur et simple à une grosse majorité. Mais il était piquant de montrer la faction, sollicitant elle-même la convocation de cette Haute-Cour, contre laquelle elle devait, en d'autres temps, soulever tant de clameurs, susciter tant d'indignations factices.

La session extraordinaire de 1890 fut presque entièrement consacrée à la discussion du budget de 1891. Les interpellations furent, en effet, peu nombreuses et peu importantes, pendant ces deux mois d'actif labeur.

M. Hubbard proposa, le 20 Octobre, l'élection des sénateurs au suffrage universel dans la pensée du député radical, cette réforme pouvait s'accomplir par une simple modification de la loi électorale et devait se faire dès le mois de Janvier 189'Apres une réponse de M. de Freycinet, la proposition fut repoussée par 2SO voix républicaines contre 190 voix de radicaux, de conservateurs et de boulangistes coalisés. Quelques jours après, un décret convoquait les électeurs sénatoriaux pour le 4 Janvier 1891 Une proposition de M. Maujan, sur la révocabilité du mandat de député, se vit refuser le bénéfice de l'urgence. Enfin, l'ordre du jour pur et simple clôtura les interpellations sur le monopole de la maison Hachette dans les bibliothèques de chemins de fer, sur la fraude des vins, sur les bouilleurs de cru, sur la laïcisation des hôpitaux de Paris et sur la Guyane. Les interpellations sur la fraude des vins et sur les bouilleurs de cru avaient été discutées au Sénat. C'est également la Haute Assemblée qui ajourna, au commencement de Décembre, la loi sur les Syndicats professionnels.

L'excellence du crédit de la France venait d'être démontrée par le prêt de 78 millions, que la Banque de France avait fait à.la Banque d'Angleterre, sous la garantie du Trésor anglais. Aussi la discussion générale du budget, qui s'élevait à 3 163 millions, fut-elle un échange de vues optimistes à la Chambre comme au Sénat. Les' points saillants de la loi de Finances de 1891 étaient une taxe sur les affiches murales peintes, l'élévation de l'impôt sur les valeurs mobilières, l'ajournement de la conversion facultative du 4 ½ p. 100, l'incorporation à l'ordinaire de toutes les dépenses de la. Guerre, réalisée au moyen d'un emprunt et une invitation faite au Gouvernement, par 324 voix contre 35, d'avoir à préparer la réforme de l'impôt dans un sens démocratique. Les frais de construction des voies ferrées et le service des garanties d'intérêt aux Compagnies de chemins de fer restaient encore en dehors du budget. La loi de ')884, sur le droit d'accroissement exigé des congrégations, fut maintenue, à la suite d'une assez vive discussion dans les deux Chambres.

Trois jours après, la séparation était promulguée, le 27 Décembre, la loi sur le contrat de louage de services et les rapports des Compagnies avec leurs agents commissionnés. Cette loi apportait de telles modifications à l'article 1780 du Code civil, qu'elle constituait une véritable révolution juridique. Avec la loi du 22 Mars précédent sur les Syndicats de communes, celle du 1er Juillet sur les livrets ouvriers, celle du 6 Juillet sur les délégués mineurs, elle constitue une remarquable législation sociale et fait honneur aux Chambres qui montrèrent, en cette année 1890, une extraordinaire activité législative.

L'agriculture et l'industrie, en attendant le vote du tarif général des douanes, avaient été protégées par des mesures provisoires, comme l'élévation des droits d'importation sur le maïs et le riz, la taxation des vins de raisins secs. On poussait trop la Chambre et le Sénat du côté où ils penchaient on avait une tendance marquée à attendre le relèvement agricole et industriel « de la douane plutôt que de la science » et, à l'imitation des socialistes, de l'État plutôt que des initiatives privées et de l'effort individuel. Les bonnes fortunes ne manquaient pas, du reste, au Ministère de Freycinet, en cette première année de son existence. C'en fut une que la paix signée le 4 Octobre avec le Dahomey, aux conditions que nous avions imposées. C'en fut une autre que la reconnaissance par l'Allemagne, [e 1.7 Novembre, de notre protectorat sur Madagascar. Enfin, il est impossible de ne pas considérer comme une victoire républicaine, l'éclatante adhésion que le cardinal Lavigerie apporta à nos institutions. Dans une lettre à son clergé, dans une lettre « à un ami )), destinée à la publicité, il répéta les termes de son fameux toast, dit que « le mal n'est jamais permis, même pour amener le bien », et mérita, en même temps que les encouragements et les félicitations de Léon XIII, les injures de la presse monarchique et religieuse.

Cette adhésion à la République d'une partie du clergé et de la Droite ne devait constituer un danger pour la République que si ses partisans se maintenaient trop étroitement dans les limites de leur ancien programme, sans chercher à l'étendre par de sages emprunts au programme des républicains plus avancés, voire au programme socialiste.

A la fin de l'année 1890, l'avenir s'annonçait donc exceptionnellement favorable pour notre pays. Cet avenir n'était pas inquiétant pour le Cabinet, si le Cabinet, qui s'était laissé mettre deux ou trois fois en minorité dans la discussion du budget, savait guider une Chambre foncièrement ministérielle, mais ayant parfois besoin d'être poussée ou d'être retenue, de sentir l'action d'une main à la fois ferme et prudente. Le succès éclatant des républicains aux élections sénatoriales de 1891, le succès non moindre de l'emprunt Rouvier, l'institution du Conseil supérieur du travail, le voyage de l’Impératrice Victoria, veuve de Frédéric, à Paris et les incidents qui en furent la suite, la rentrée en scène de M. Jules Ferry, la mort du plus intelligent des Bonaparte et celle d'un bon serviteur de l'armée et de la République tels sont, avec les interpellations et questions parlementaires, les événements notables du 1er trimestre de l'année 1891.

Seize sénateurs de Droite étaient soumis au renouvellement six seulement rentrèrent au Luxembourg. Les dix sièges perdus par la Droite, en particulier celui de M. Pouyer-Quertier dans l'Eure, furent gagnés par les républicains. MM. de Freycinet et Barbey furent réélus dans la Seine et le Tarn, le premier avec 579 voix sur 684 votants. Peut-être doit-on regretter que cette victoire, si rassurante pour son avenir politique, n'ait pas rendu plus nette et plus ferme l'attitude du président du Conseil. L'élection de M. Jules Ferry par le département des Vosges fut, avec celle de M. de Freycinet, le fait caractéristique du scrutin du 4 Janvier 1891, entièrement favorable aux républicains de gouvernement.

L'emprunt Rouvier, -comme nous l'avons appelé, devait faire entrer au Trésor 869.800.000 francs les souscripteurs lui offrirent 14 milliards 500 millions et, pour le premier versement, 2 milliards 340 millions au lieu de 141 millions. Les nouvelles rentes perpétuelles coûtaient 92 fr. 88 centimes pour 3 francs de rente, la rente 3 p. 400 étant cotée à la Bourse 95 francs. Le paiement devait se faire successivement du 10 Janvier 1891 au 1er Juillet 1892. Les conditions de l'emprunt, la date des versements échelonnés, favorables à la petite épargne et l'affluence des souscripteurs, constituèrent un succès personnel pour le très habile ministre des Finances du Cabinet Freycinet, succès qui permit, peu de temps après, le dépôt du projet de loi sur le renouvellement du privilège de la Banque de France.

Le Conseil supérieur du travail devait être un « instrument d'études ». Il devait fournir, d'une manière rapide et sure, tous les renseignements concernant les questions ouvrières. M. Jules Roche voulait qu'il fût, pour les pouvoirs publics, non pas l'organe exclusif des revendications ou des intérêts d'une classe particulière, mais un appui indépendant éclairé et impartial. Il devait être composé, pour un tiers, de membres du Parlement et, pour les deux autres tiers, en nombre égal, de patrons et d'ouvriers, ces derniers membres des Conseils de prud'hommes, secrétaires généraux de Syndicats ou anciens délégués.

La mort ; pendant les premiers mois de 1891, frappa sur les républicains à coups redoublés aucune perte ne fut plus sensible que celle du général Campenon, succédant à celle de MM. Foucher de Careil, Lisbonne et Corbon. Ministre de la Guerre pour la première fois dans le Cabinet Gambetta, puis dans d'autres Cabinets modérés ou radicaux, le général Campenon avait donné à l'armée toute sa compétence, à la République tout son loyalisme. Le lendemain de la mort de ce bon serviteur de la démocratie républicaine, expirait à Rome, le 17 Mars, le plus célèbre partisan de la démocratie césarienne, le prince Napoléon dont le nom, si longtemps et si souvent mêlé à notre histoire, avait été prononcé pour la dernière fois, quand fut révélée la visite du général Boulanger à Prangins. Avec son intelligence aiguisée, le Prince avait dû vite percer à jour son interlocuteur et reconnaître quel peu de fonds on pouvait faire sur lui.

La rentrée -de M. Jules Ferry se produisit à la fois au Parlement et à l'Association nationale républicaine. Là, il prit part à la discussion des affaires algériennes, avec une telle autorité, qu'il se désigna pour la présidence de la grande Commission d'enquête. Ici, il sut donner une définition nouvelle de l'esprit opportuniste, qu'il opposa à l'esprit brouillon, à l'esprit de désordre et d'intransigeance, « péché mignon des révolutionnaires, dit-il, lorsque le pouvoir leur tombe dans les mains ».

A la fin du mois de Février, M. de Munster, ambassadeur d'Allemagne en France, avait fait savoir à notre Gouvernement que la veuve de Frédéric III, mère de Guillaume II, l’Impératrice Victoria se rendait à Paris, sous prétexte de convier nos artistes à l'Exposition de Berlin. Le caractère de ce voyage n'était pas nettement défini, l’Impératrice gardant un demi-incognito. Tout aurait pu cependant se passer tranquillement, si l'impériale visiteuse n'avait cru devoir se rendre à Versailles avec l'ambassadeur, pour voir la galerie des glaces, où Guillaume Ier avait été proclamé Empereur, et de Versailles à Saint-Cloud, devant les ruines de ce qui fut le château de Napoléon III. M. Déroulède ne pouvait manquer de saisir cette occasion d'intervenir. Avec des membres de l'ex-Ligue des patriotes, il alla déposer une couronne sur la tombe d'Henri Regnault, devant laquelle l’Impératrice s'était arrêtée quelques jours auparavant, à l'École des Beaux-Arts. Les commentaires de certains journaux français, ceux de la Gazette de Cologne et de la Gazette de la Croix, encore plus inexcusables, auraient tout compromis, si la presse anglaise n'avait remis un peu de calme dans les esprits, en appréciant sainement « la réception vraiment excellente » faite par les Français à la sœur du Prince de Galles, en ne confondant pas l'opinion de l'immense majorité du pays avec celle de quelques patriotes échauffés ou de quelques journalistes avides de scandales. Quand l’Impératrice quitta Paris, le 27 Février, les peintres, qui avaient déjà promis d'assister à l'Exposition de Berlin, crurent devoir retirer leur parole ils le firent par l'organe de M. Edouard Detaille. Le Gouvernement allemand répondit à cette démarche en ordonnant au gouverneur impérial d'Alsace-Lorraine de ne plus apporter aucun adoucissement au régime des passeports. Toutes ces délicates questions n'auraient pas été soulevées, tous ces froissements auraient été évités si le jeune souverain, au lieu de procéder par coup de tête, avait pressenti notre ambassadeur à Berlin sur l'opportunité de la visite de sa mère

Il y a dix ans les questions et interpellations ne sévissaient pas comme de nos jours, rendant à peu près impossible tout travail parlementaire suivi. On n'en compte que onze, à peu près sérieuses, à la Chambre ou au Sénat, du 18 Janvier au 21 Mars, date de l'ajournement des Chambres au 27 Avril.

Le 18 Janvier M. Laur interpella M. Rouvier sur le drainage de l'or et M. Dumay interpella M. Constans sur l'expulsion d'ouvriers belges. L'interpellation de M. Laur visait le prêt de 75 millions, consenti par la Banque de France à la Banque d'Angleterre. Le député boulangiste, devançant et devinant le programme des futurs nationalistes, voyait dans ce prêt « l'action des Sémites, qui ont des intérêts cosmopolites en Allemagne, en Angleterre, qui n'ont pour ainsi dire pas de patrie ». Il ajoutait que « des mains mystérieuses ont trié pièce à pièce la fortune de la France ». M. Rouvier lui répondit que la Banque de France avait défendu à la fois son encaisse métallique et les intérêts du marché français, car un krach à Londres eût eu sa répercussion à Paris. Quant au drainage, il se fût justement produit par suite de la différence entre le taux de l'escompte à Londres et à Paris. A la fin de son remarquable discours M. Rouvier annonça le dépôt du projet de loi sur le renouvellement du privilège de la Banque de France. D'après ce projet, la Banque abandonnerait à l'État 4 millions 300.000 francs pendant les cinq premières années et 8 millions 100.000 francs pendant les vingt-trois années suivantes. L'ordre du jour de blâme, proposé par M. Laur, fut repoussé par 419 voix contre 29. Dans l'interpellation Dumay, M. Constans obtint l'ordre du jour pur et simple, mais les faits qui avaient motivé l'interpellation furent renvoyés à l'examen du ministre de la Justice.

Le lendemain, l'interpellation d'un député du Jura, M. Bourgeois, fut comme l'amorce de la grande discussion du tarif général des douanes. M. Bourgeois trouvait que le marché de la France, un des plus beaux du monde, « peut attendre l'acheteur M et il voulait que l'on dénonçât non seulement les traités contenant des tarifs, mais même ceux qui contenaient la clause de la nation la plus favorisée. Le Gouvernement, lui répondit M. Ribot, a dénoncé à temps, pour que la France soit libre le 1er Janvier 1895, les six traités conventionnels avec la Belgique, la Suisse, l'Espagne, la Suède-Norvège, les Pays-Bas et le Portugal, mais il y aurait danger à dénoncer le même jour, sans nécessité, tous les traités qui nous lient avec toutes les puissances du monde. « Nous ne voulons pas que l'Europe s'imagine que nous avons cette prétention, vraiment déraisonnable, de nous isoler dans le monde entier. »

A la fin du mois de Janvier, M. Ribot remporta un autre succès de tribune, dans sa réponse à une question de M. Barthou. Le député des Basses-Pyrénées s'étonnait que l'abbé Pujol, supérieur de Saint-Louis des Français à Rome, eut fait obtenir des distinctions honorifiques pontificales à des curés du diocèse de Bayonne, frappés par le ministre des Cultes, pour leur intervention abusive dans la lutte électorale de 1889. Le Saint-Siège, dit le ministre des Affaires Étrangères, a été la victime d'une véritable supercherie. Quant au Gouvernement français, bien que n'attachant pas à ces titres et à ces distinctions une très grande importance, il fera en sorte que les ecclésiastiques qui en ont bénéficié, n'en fassent aucun usage.

Les ministres n'étaient pas toujours aussi heureux dans leurs réponses. C'est que parfois la cause qu’ils avaient à défendre était franchement mauvaise et ils se trouvaient gênés, en face de députés réclamant des libertés dont eux-mêmes avaient été, de tout temps, les plus déclarés partisans. C'est ce qui arriva le 24 et le 29 Janvier à M. Léon Bourgeois, dans sa réponse à la question de M. Millerand sur l'interdiction de la Fille Elisa et surtout dans celle qu'il fit à l'interpellation du MM. H. Fouquier, F. Charmes et J. Reinach sur l'interdiction de Thermidor. Cette seconde affaire se compliquait d'un dissentiment inavoué, mais très apparent, entre le ministre de l’Instruction Publique et le ministre de l’Intérieur, ce dernier insistant sur la nécessité de maintenir l'ordre, là où son collègue ne voyait en jeu qu'une question d'art. Le grand Carnot était très maltraité dans le « mauvais drame » de M. Sardou, la Révolution n'y était pas ménagée et les révolutionnaires de -1891, sous couleur de venger leurs Dieux outragés, firent tant de tapage à la seconde représentation, que M. Coquelin dut quitter la scène, sans pouvoir jouer son rôle, celui du comédien Labussière. Les représentations de Thermidor furent suspendues : l'ordre venait de la place Beauvau.

Après les trois discours très lins, très spirituels et très applaudis des interpellateurs, après que M. Constans eut brièvement exposé les raisons d'ordre public qui justifiaient la suspension, M. Clémenceau, avec une théorie historique sur la Révolution, fit complètement dévier la question. « L'heure est venue, dit-il, dans une improvisation saccadée, vigoureuse, bien faite pour exaspérer la Droite et pour embarrasser le Gouvernement, l'heure est venue de parler net et clair. La Révolution est un bloc dont on ne peut rien distraire... En politique, il n'y a pas de justice... Ces Messieurs de la Droite ne veulent pas du Tribunal révolutionnaire, mais où étaient leurs ancêtres, pendant la Révolution ? A la frontière, mais du mauvais côté, avec les Prussiens et les Autrichiens. Ceux qui n'étaient pas avec les armées étrangères étaient dans l'insurrection Vendéenne, plantant un poignard dans le clos de la France. » Cette évocation des souvenirs, de la Révolution, outre qu'elle était profondément injuste pour « ces Messieurs de la Droite », rendus responsables des crimes, des erreurs, des fautes de leurs ancêtres, allait directement à l'encontre de la politique de conciliation, de rapprochement de tous les Français sous le même drapeau et les mêmes lois, qui était celle du Gouvernement. Aussi M. de Freycinet, laissant de côté son ambiguïté habituelle, déclara-t-il, après que M. de Mun lui eût demandé s'il acceptait la philosophie de l'histoire de M. Clémenceau, qu'il était le défenseur résolu de la République, qu'il ne gouvernait qu'avec ceux qui partageaient ses sentiments et qu'on le méconnaissait, en croyant que tel ou tel groupe de l'Assemblée pût lui imposer ses volontés. Après cette déclaration l'ordre du jour pur et simple fut adopté par 307 voix contre 184. On était fort loin du « mauvais drame » de M. Sardou, qui ne méritait pas tout ce bruit.

M. Fresneau, sénateur de la Droite, crut sans doute que la Chambre ayant à moitié répudié Robespierre, la Haute-Assemblée répudierait Marat et il interpella le ministre de l’Intérieur sur les empiétements du Conseil municipal de Paris et sur l'érection d'une statue de Marat au parc de Montsouris. Il avait compté sans son hôte, nous voulons dire sans M. Constans. « Nous voulons, dit celui-ci, gouverner avec les républicains. Nous n'entendons pas gouverner avec tel ou tel parti, mais avec l'ensemble du parti républicain. On a dit, avec beaucoup de raison, que les catholiques pourraient bien accepter le concours des musulmans, mais que ce n'est pas parmi, ceux-ci qu'ils iraient choisir leur pape. Eh bien, nous pensons absolument de même. Si vous espérez des conflits entre le Gouvernement et le Conseil municipal de Paris, je crains bien que vos vœux ne soient pas exaucés. »

Le 21 Février une attaque du député boulangiste de Belleval contre le recrutement « monarchique » du Conseil supérieur du travail, fut vivement repoussée par le ministre intéressé, M. Jules Roche, et, malgré les protestations de M. Clémenceau, par son collègue de l'Extrême-Gauche, M. Mesureur.

Le Sénat s'occupa longuement de l'Algérie, dans les derniers jours de Février et dans les premiers jours de Mars. Une interpellation de M. Dide, dont le prétexte avait été fourni par un rapport de M. Pauliat sur le budget algérien, fut l'occasion de vives critiques contre l'administration du gouverneur général, M. Tirman. Celui-ci, déjà démissionnaire, répondit comme simple sénateur, avec un froid optimisme, à toutes les critiques. Le ministre, M. Constans, sans entrer dans le fond des choses, manifesta le désir de voir le Sénat charger quelques-uns de ses membres d'étudier la question ; optimiste comme M. Tirman, il niait à peu près la crise algérienne. Seul M. Jules Ferry montra la fermeté d'un homme de gouvernement et l'impartialité d'un critique bien renseigné. Il recommanda la conquête morale par l'assimilation ; il regretta que l'Ecole n'eût pas été l'instrument principal de cette assimilation. Son beau discours lui valut la présidence de la Commission de 18 membres dont le Sénat décida. la nomination. M. Paul Cambon fut le successeur de M. Tirman, aux hautes fonctions qui devaient user tant d'hommes d'une valeur éprouvée, jetés comme par hasard dans un pays inconnu d'eux et semé de chausse-trapes.

Le 28 Février la Chambre avait repoussé un projet de loi déposé par le ministre de l’Intérieur, qui réglementait le pari mutuel, en affectant une partie de ses ressources aux établissements de bienfaisance, et supprimait l'industrie des bookmakers. M. Constans, après le vote de la Chambre, s'était engagé à appliquer très sévèrement les lois qui interdisent les jeux et paris sous toutes les formes. Il prévoyait fort sagement que l'interdiction rigoureuse des jeux et paris, condition indispensable de prospérité pour les Sociétés hippiques, ruinerait ces Sociétés et provoquerait une vive émotion dans ce que l'on appelle le monde de l'élevage. En effet, dès le 9 Mars, il était interpellé sur la situation faite à ce monde spécial par M. Paulmier, député du Calvados, et, le jour même, son collègue de l'Agriculture, M. Develle, annonçait le dépôt d'un nouveau projet de loi sur les Sociétés de courses. Le projet Develle soumettait l'ouverture des champs de course et leur budget annuel à l'approbation préalable du ministre de l'Agriculture et chargeait les grandes Sociétés hippiques de la police de leurs hippodromes et du contrôle des transactions et contrats.

Une interpellation de M. Laur, déposée le 14 Février et ajournée au 14 Mars, portait sur les « escroqueries par prospectus, promettant un revenu invraisemblable et garantissant le capital ». L'ajournement de l'interpellation permit à M. Laur de viser la Société des Dépôts et Comptes courants dont le krach n'avait été empêché que par l'intervention de M. Rouvier. M. Fallières, dont le rôle fut un peu effacé sous ce Ministère, obtint l'ordre du jour pur et simple, en réclamant pour les capitalistes, gros ou petits, la liberté de faire des placements même aventurés. Quelques-unes des critiques du député boulangiste étaient fondées, puisque le Gouvernement annonça la présentation d'un projet concernant les Sociétés de dépôts. C'est dans cette discussion que le parfait honnête homme qu'est M. Fallières prononça, avec une émotion qui se communiqua à toute la Chambre, des paroles qu'il faut citer « Je ne suis l'homme de personne et s'il est certains moments où l'on peut se féliciter de sa pauvreté, c'est lorsqu'on parle de certaines questions et qu'on fait partie du Gouvernement. On peut m'enlever mon portefeuille, je resterai l'homme du devoir et de la justice. » Ce cri de conscience fut en partie la cause de l'élévation ultérieure de M. Fallières à la seconde charge de l'État, comme un autre cri de conscience avait porté M. Carnot à la première.

Avant les vacances parlementaires la Chambre, sous l'inspiration de M. Méline, « le Mac-Kinley français », entra hardiment dans la voie du protectionnisme, en accordant aux agriculteurs, victimes des rigueurs de l'hiver, une subvention de 6 millions, sous forme de dégrèvement des plus petites cotes. Celles-ci étant au nombre de 7 millions, c'était une somme de 85 centimes et demi, allouée à chaque agriculteur, et qu'il pourrait toucher, après tous les contrôles officiels, au mois de Janvier 1892.

En dehors du Parlement, il faut signaler les perquisitions opérées à la Société du Drapeau, succursale boulangiste de l'ex-Ligue des patriotes ; le Congrès international des mineurs, tenu à Paris le 31 Mars, et les préparatifs pacifiques de la manifestation ouvrière du 1er Mai.

Les travaux parlementaires reprirent le 27 Avril et, dès la rentrée, la Chambre commença la discussion du tarif général des douanes, qui devait remplir la session jusqu'au 18 Juillet, date de la clôture. M. Lockroy ouvrit le feu, au nom des libres échangistes, contre le projet de la Commission. De son discours, péniblement spirituel, il faut retenir la comparaison de M. Méline avec Jeanne Darc, l'appellation de « Torquemada de la betterave », donnée au chef du protectionnisme et la qualification de « Deux Décembre économique », infligée à l'œuvre de la Commission. Plus sérieusement, il fit ressortir la gravité des révoltes sociales que l'égoïsme des producteurs risquait d'amener. M. Viger, suivant M. Lockroy sur le terrain de l'ironie, appela M. Paul Leroy Beaulieu « l'évêque du libre-échange », compara la France à « la femme de Sganarelle, aspirant à être battue par ses légitimes époux, les protectionnistes » et se prononça pour un système protecteur modéré.

Le 3 Mai la discussion générale reprit par un grand discours de M. Aynard. Le député de Lyon montra que les tarifs proposés aboutiraient à compenser les 10 francs d'impôts, que paie en France un hectare- planté en blé, par un droit de douane de 86 francs sur une quantité correspondante de blé étranger et les 25 francs payés par un hectare de vigne par un droit de douane de 480 francs. Protéger tout le monde, dit-il, c'est ne protéger personne aussi les tarifs douaniers ne protègent-ils que quelques privilégiés 20 millions de citoyens en souffrent. La France- marche à la protection, quand les autres en reviennent. Que la Chambre médite le mot si juste de M. Clémenceau : « Les fautes politiques passent, mais les fautes économiques restent. »

M. Paul Deschanel, dans un discours d'une forme oratoire parfaite, laissa échapper des aveux que les protectionnistes intransigeants jugèrent compromettants, comme ceux-ci : « La solution du problème agricole est dans l'augmentation des rendements par le perfectionnement dès-méthodes » ou encore : « Quand la France crie Plus de traités de commerce cela veut dire plus de traités de commerce, dans la forme et suivant la méthode ou ils ont été conclus jusqu'à présent. ». Et mettant le doigt, avec une grande sûreté, sur le point faible du travail de la Commission, dont il partageait d'ailleurs les vues, le député d'Eure-et-Loir ajoutait : « C'est nous ici, en quelque sorte.de cette tribune, qui négocions ; nous faisons la convention en faisant le tarif ; nôtre rôle devient donc délicat. » Si délicat que M. François Deloncle demanda que l'on mit d'accord l'article 1er du tarif général avec l'article 8 de la loi constitutionnelle du 16 Juillet 1875, qui donne au Président de la République le droit de négocier et de ratifier les traités. Cette difficulté devait être résolue plus tard.

M. Léon Say combattit la doctrine de l'État tuteur, de l'État tyran bienfaisant, à laquelle il opposa la doctrine de la démocratie libérale entrant dans le détail, il protesta contre l'inégalité des Français devant la douane et tenta de prouver que sur 634 ménages les droits nouveaux ne profiteraient qu'à 80. Une charge supplémentaire de plus de 2 milliards pèserait sur tous les citoyens, par le fait du nouveau tarif général.

M. Méline, sans rechercher l'esprit ni les pointes, s'adressa directement aux intérêts, rappela les souffrances des agriculteurs, flétrit les- intermédiaires, gens aux doigts crochus, fit valoir la modération des tarifs proposés, indiqua que l'écart de 40 ou 50 millions entre les propositions de la Commission et celles du Gouvernement n'était pas irréductible. Tout s'arrangera, si l'on ne demande pas à la Commission des concessions qu'elle ne saurait faire, car elle doit sauvegarder le travail et la fortune du pays.

M. Jules Roche enfin, au nom du Gouvernement, se prononça pour l'affranchissement des matières premières et l'établissement de tarifs modérés. Il présenta un magnifique tableau du monde nouveau, du monde de la concurrence universelle et des marchés indéfiniment élargis, où nul, sous peine de décadence, n'a le droit de s'isoler. Il sollicita la Chambre, au lieu de rester hypnotisée par les intérêts particuliers, de s'élever à la conception des intérêts généraux et permanents du pays.

Le 22 Mai, M. Deloncle reprit sa question et demanda au Gouvernement si le vote du tarif général restreindrait son pouvoir de négocier. M. Méline répliqua que le vote de l'article 1er, engageant la politique économique du pays, dispenserait le Gouvernement de recourir désormais au système des traités de commerce, et comme on lui opposait la Constitution, il s'écria : « La Constitution dit que le Gouvernement peut faire des traités, elle ne dit pas qu'il est obligé d'en faire. » Cette casuistique amena une protestation du président de la Chambre et une intervention du président du Conseil. Avec une habileté consommée, M. de Freycinet réussit à donner satisfaction aux partisans des deux thèses. Les deux tarifs, dit-il, sont la base des futurs rapports commerciaux entre la France et les autres nations le tarif minimum pour celles qui feront des concessions, le tarif maximum pour les autres. Le Gouvernement ne peut pas vous assurer qu'à un moment donné il ne Viendra pas vous demander de modifier un ou plusieurs articles du tarif minimum, dit M. de Freycinet, pour rallier les libres échangistes. Et immédiatement après, pour se concilier les protectionnistes : « Lorsque vous aurez adopté cette loi et le Sénat après vous, il est bien évident que nous nous considérerons comme devant l'appliquer dans son esprit. »

II ne fallait pas tendre la corde au point de la rompre et la discussion fut habilement interrompue par le vote d'une proposition de loi de M. 'Viger, ayant pour but l'abaissement temporaire des droits sur les blés, qui étaient, aux termes de la loi du 29 Mars 1887, de 5 francs par quintal pour le blé et de 8 francs 'pour la farine ils furent ramenés à 3 francs et à 6 francs, par 386 voix contre 129, malgré le peu d'enthousiasme du ministre de l'Agriculture. M. Develle eût jugé préférable de s'en tenir au texte de la loi de 1887, permettant au Gouvernement de réduire ou de supprimer les droits, dans le cas où l'alimentation publique serait menacée.

Le principe du tarif général ayant été voté à une grosse majorité, nous ne suivrons pas la Chambre dans la discussion des articles, discussion où les intérêts se donnèrent libre carrière et ou la Commission trouva des victoires et des défaites, mais plus de victoires que de défaites. Le 18 Juillet, le jour même de la clôture de la session, l'ensemble du tarif général des douanes fut adopté à la Chambre par 387 voix contre 110.

Pendant les trois derniers mois de la session ordinaire de 't89't, le temps manqua pour aborder à la Chambre l'étude du budget de 1892, déposé depuis le 26 Février il s'en trouva pour des interpellations dont quelques-unes curent une réelle importance et contribuèrent à diminuer l'autorité ou le prestige de plusieurs membres du Cabinet de Freycinet.

Le 4 Mai, un boulangiste, M. Ernest Roche, et deux socialistes, MM. Antide Boyer et Dumay, interpellèrent le Gouvernement sur les déplorables incidents qui avaient ensanglanté la journée du 1er Mai, à Fourmies. On a fait, dit M. Dumay, une large brèche dans le patriotisme des habitants de la frontière. Un fait certain, dit M. Ernest Roche, c'est qu'il n'y a pas eu de sommation avant le tir. Le même député contestait que la troupe eût tiré en l'air, avant de tirer sur la foule. M. Constans affirma que la troupe avait tiré en t'air, qu'une sommation avait eu lieu, et la Chambre resta incertaine entre ces deux affirmations contradictoires Où elle fut unanime, c'est dans l'approbation donnée aux paroles de M. Constans, protestant contre les accusations des interpellateurs, qui n'avaient pas hésité à traiter nos soldats de bourreaux et d'assassins : « On me permettra d'envoyer, du haut de la tribune, à l'officier qui a été assez malheureux pour se trouver dans la triste nécessité d'obéir à un impérieux devoir, le témoignage de ma sympathie et de mon attachement. » Après qu'une enquête demandée par M. Millerand, refusée par le président du Conseil, eut été repoussée, à 339 voix contre 156, la Chambre adopta, par 356 voix contre 33, un ordre du jour de M. Maujan, qui n'exprimait pas la confiance, mais plutôt le regret et l'embarras « La Chambre, profondément émue par le malheur de Fourmies, unissant dans ses patriotiques préoccupations et dans ses ardentes sympathies les travailleurs de France et l'armée nationale, et résolue à faire aboutir pacifiquement les réformes sociales, passe à l'ordre du jour. Quelques jours après, le parti radical, voulant attirer plus à lui le Ministère et son chef, M. Maujan, signataire de l'ordre du jour du 4 Mai, déposa une proposition d'amnistie. Le garde des sceaux la repoussa, parce qu'elle serait regardée par les uns comme une faiblesse, par les autres comme une capitulation. M. Pelletan ayant dénoncé, à ce propos, le président du Conseil comme un déserteur de l'alliance démocratique, M. de Freycinet riposta avec une énergie qui ne lui était pas habituelle, accusant M. Pelletan de faire une œuvre mauvaise pour la République. « Il est mauvais de parler sans cesse de tache de sang sur le pays. » — « Pas de périphrase, s'écria M. Clémenceau, c'est le quatrième État qui s'organise, il ne se contentera plus d'être souverain un jour tous les quatre ans. » Après ce débat, d'un ton si élevé, l'amnistie fut rejetée par 318 voix mais la minorité réunit 199 voix.

Une interpellation de M. Gerville-Réache, sur l'achat de deux canons à la maison Armstrong, se termina par l'ordre du jour pur et simple, après que le ministre de la Marine, M. Barbey, eut avoué l'achat des canons et nié la livraison de 3.000 kilogrammes de poudre sans fumée. M. Brisson intervint, comme rapporteur du budget de la Marine, pour demander au ministre de renseigner très exactement la Commission du budget sur l'artillerie de marine et sur notre matériel naval.

C'est le 26 mai que M. Letellier questionna le ministre de la Guerre sur l'affaire Turpin. M. Turpin, un inventeur qui aurait pu rendre des services à la défense nationale, si l'on avait su le prendre et le comprendre, auteur de l'ouvrage Comment on a vendu la mélinite, avait été arrêté ainsi qu'un sieur Triponé, dénoncé par lui, capitaine d'artillerie territoriale et représentant en France de la maison Armstrong. M. de Freycinet, qui aurait dû clore le jour même cette affaire fâcheuse, par des réponses très nettes et l'aveu sincère des responsabilités encourues, se contenta de donner la version des bureaux de la Guerre et moins d'un mois après, le 26 Juin, l'affaire revint devant la Chambre, sur une interpellation d'un des plus fidèles députés de la majorité, M. Lasserre. La condamnation à cinq ans de prison, pour divulgation de secrets intéressant la défense nationale, prononcée contre MM. Turpin et Triponé, n'avait pas éclairé l'opinion, restée défiante et soupçonneuse, comme elle l'était chaque fois qu'il s'agissait de la sécurité du pays. M. Lasserre demandait compte au ministre des retards apportés à la poursuite de ceux que Turpin avait dénoncés dès l'année 1889 ; de sa propre inaction après qu'il avait été mis au courant, par Turpin lui-même, au mois de Décembre 1888, des vols commis par Triponé et de la constitution tardive d'une Commission d'enquête, composée de deux officiers généraux MM. Ladvocat et de Nismes et d'un contrôleur général de l'armée M. de Boisbrunet. M. Lasserre s'expliquait mal que la seule publication du livre de Turpin eut amené des poursuites correctionnelles, si longtemps ajournées.

De l'aveu des meilleurs amis du Ministère., les explications de M. de Freycinet furent tout à fait insuffisantes. Il ne chercha qu'à obtenir de la Chambre, à force de prières, de supplications, presque d'humiliations, une sorte de « blanc-seing patriotique, » comme on l'a fort bien dit. Il l'obtint, par 326 voix contre 130 et -128 abstentions, mais son autorité, déjà ébranlée, ne devait pas s'en relever.

Le 1er Juin, M. Basly avait interpellé le garde des sceaux sur l'article de la loi de 1884 qui n'admettait que les professionnels à faire partie des Syndicats ouvriers. MM. Baïhaut et Millerand, même M. de Mun, étaient d'accord avec M. Basly, pour demander une application plus libérale de cet article restrictif. M. Fallières fit la seule réponse qu'il pouvait faire la loi, tant qu'elle ne serait pas modifiée, devait être exécutée dans sa lettre. M. de Freycinet annonce alors, pour le lendemain, le dépôt d'un projet donnant satisfaction à l'interpellateur et à ceux qui l'avaient approuvé. Cette concession est considérée comme un acte de faiblesse par M. de Choiseul le président du Conseil se contente de lui répondre qu'il ne prendra jamais, en face de la majorité, une attitude hautaine et arrogante et l'ordre du jour pur et simple est voté. La loi annoncée devait succomber devant le Sénat, le 22 Juin, à la suite d'un vigoureux discours de M. Trarieux.

Après une interpellation de M. Baudin sur les brutalités de la police contre les républicains ou prétendus tels, qui avaient troublé l'inauguration du Sacré-Cœur de Montmartre, interpellation terminée par l'ordre du jour pur et simple que votèrent 438 députés contre 75, la Chambre aborda une affaire beaucoup plus sérieuse la ratification de l'Acte général de la Conférence anti-esclavagiste, qui s'était réunie à Bruxelles le 2 Juillet 1890. Le prétexte de cet Acte avait été la nécessité de mettre l'État libre du Congo en mesure de combattre l'esclavage. Bien que l'enquête de pavillon, une sorte de vérification d'identité, permise aux autorités maritimes, ne rappelât en rien le droit de visite, d'impopulaire mémoire, la Chambre, animée d'une sorte de haine rétrospective contre l'Anglais, ferma l'oreille aux excellentes raisons du rapporteur M. Francis Charmes, du ministre M. Ribot elle repoussa l'Acte général par 422 voix contre 90.

Le 16 Juillet le Cabinet subissait un échec plus grave que celui du 24 Juin, lors de l'interpellation de M. Laur sur les mesures qu'il comptait prendre pour assurer la liberté commerciale à nos frontières, c'est-à-dire sur le régime des passeports en Alsace-Lorraine. M. Ribot avait demandé, non sans raison, l'ajournement de cette très délicate question il était si certain du résultat du vote qu'il avait à peine donné les motifs de sa demande. Contrairement à toutes les prévisions, l'ajournement fut repoussé par 267 voix contre 206. Le soir même, une Note de l'Agence 7/~uas annonçait que le Cabinet renouvellerait le lendemain la demande d'ajournement, en posant la question de confiance. L'ajournement fut, en effet, voté par 3't9 voix contre 103, mais beaucoup de députés pensèrent, avec M. Déroulède, qu'en pareille matière « le silence ne résout rien et complique tout M. Ces députés gardèrent rancune au Gouvernement de les avoir obligés à se déjuger à vingt-quatre heures d'intervalle et, le jour même de la clôture, ils refusaient au ministre de la Guerre lé crédit de 600.000 francs qu'il réclamait pour des transformations matérielles à opérer à l'Ecole Polytechnique. M. de Freycinet, ancien polytechnicien, ne se méprit pas sur la nature des sentiments qu'il inspirait à la Chambre ne prévoyant pas combien les mois suivants allaient apporter de lustre à l'administration dont il était le chef, il fut sur le point de rentrer sous sa tente ; retenu par les membres les plus influents de la majorité, il se ravisa et garda le pouvoir.

Le Sénat lui-même, pendant cette session d'été, avait eu quelques velléités de résistance dont la plus remarquée fut le rejet des modifications proposées à la loi Bovier-Lapierre. C'est qu'il était un peu inquiet des tendances socialistes de la Chambre et que la fermeté intermittente du président du Conseil ne le rassurait qu'à demi. Dans toutes les autres questions, il se montra fidèle à l'esprit démocratique qui n'avait cessé de l'animer, depuis le renouvellement de Janvier 1879. Des deux interpellations qu'il entendit, durant cette période, l'une sur les laïcisations faites en vertu de la loi de 1886, l'autre sur l'érection d'une statue à Danton, la première seule offrit quelque intérêt. M. Bourgeois, le ministre interpellé, répondit à M. de L'Angle Beaumanoir, avec sa courtoisie et son éloquence ordinaires, que les laïcisations obligatoires se feraient dans les délais légaux et que son administration procéderait aux laïcisations facultatives dans un esprit de modération. Citons encore, parmi les séances intéressantes tenues par la Haute Assemblée, celle du 11 Mai, où l'on fournit à M. Ribot l'occasion de s'expliquer, avec une remarquable précision, sur la portée de la convention d'arbitrage avec l'Angleterre pour les pêcheries de Terre-Neuve.

Le 3 Mai M. René Goblet fut élu sénateur de la Seine. Si le Sénat fit un gain fort appréciable, en recevant parmi ses membres un parlementaire de cette valeur, il avait fait une perte très grave, le 8 Avril précédent, à la mort de M. de Pressensé, ce républicain de l'époque héroïque de l'Assemblée nationale, ce croyant foncièrement libéral, à l'esprit élevé et au cœur généreux.

En dehors du Parlement, les événements furent rares durant cette session d'été. Au mois d'Avril, M. de Laness.an avait été nommé Gouverneur général de l’Indochine, en remplacement de M. Piquet, et un décret avait déterminé ses pouvoirs, en plaçant sous ses ordres le lieutenant-gouverneur de la Cochinchine, les résidents supérieurs de l'Aunam, du Tonkin et du Cambodge, le commandant supérieur des troupes, le commandant de la marine et tous les chefs des services administratifs. Le 22 Mai la Faculté de médecine de Toulouse avait été inaugurée, en présence de M. Carnot. Au mois de Juin des poursuites avaient été décidées contre la Compagnie de Panama et une instruction judiciaire avait été ouverte contre les administrateurs. La grève des conducteurs et cochers d'omnibus de Paris, qui se termina par le rappel des employés congédiés et par la réduction de la journée à douze heures au lieu de treize, ne mérite d'être rappelée que parce que son succès encouragea d’autres grèves des mêmes professions, sur différents points de la France.

L'excellence des rapports entre l'État français et l'Église romaine apparut manifestement, dans la remise de la barette par M. Carnot au nonce Rotelli. « Je me félicite, dit le Président de la République, de penser que le Sacré-Collège comptera un représentant de plus de cette politique éclairée qui, toujours respectueuse des droits de l'État et justement soucieuse des intérêts de la Société moderne, est sûre d'obtenir en retour les égards dus à la mission morale et pacificatrice dont l'Église est investie. »

Léon XIII méritait ce remerciement, par la persistance qu'il mettait à soutenir le cardinal Lavigerie dont le toast, désormais historique, avait fait éclater une crise véritable dans l'Église de France. Trois fractions s'y étaient formées celle de l'Association française, encouragée par le cardinal lui-même et par le nonce Ferrata, successeur à Paris de Mgr Rotelli ; celle de l'Union chrétienne, fondée par le cardinal Richard, et où dominaient les laïques ; celle du Parti catholique, organisée par l'évêque de Grenoble, Mgr Fava, composée exclusivement d'ecclésiastiques et qui poursuivait « le règne social de Jésus-Christ ». Par une conséquence imprévue, ces divisions et cette crise devaient, à six mois de là, avoir une influence décisive sur l'existence du Ministère de Freycinet.

Dans sa session du mois de Juin, le Conseil Supérieur de l’Instruction Publique avait adopté, non sans de vives résistances, un projet de décret relatif à l'Enseignement secondaire moderne. Tel était le nouveau nom donné à l'enseignement créé en 1865 par M. Duruy et réorganisé en 1881 par M. Jules Ferry. La nouvelle conception ressemblait aussi peu que possible à celle que M. Combes avait exposée au Sénat, l'année précédente. C'était un enseignement parallèle à l'enseignement classique, ayant la même durée, les mêmes sanctions, et qui ne différait du classique que par l'absence d'études grecques et latines, remplacées par l'étude de deux langues vivantes. Ni les partisans de l'ancien régime ne furent satisfaits, ni les partisans d'un régime nouveau qu'ils concevaient tout autrement. L'administration de l’Instruction Publique ne tarda pas à reconnaître les défauts de la nouvelle création, qui répondait moins bien aux besoins de la population scolaire que l'ancien Enseignement spécial et que l'Enseignement primaire supérieur. Peu à peu, par mesures isolées et locales, on en revint à l'ancien Enseignement spécial. Il faudra pourtant, un jour ou l'autre, se décider à la seule réforme logique des études communes à tous jusqu'à un certain âge et des spécialisations, à un moment déterminé, suivant les aptitudes de chacun. La crise de l'Enseignement secondaire, comme on l'a appelée, devait se prolonger plus de dix ans, par suite de cette erreur initiale, de cette timidité à accomplir une vraie réforme.

Peu de vacances furent plus et mieux remplies que celles du 18 Juillet au 15 Octobre 1891, non pas par les événements intérieurs, car la session d'Août des Conseils généraux se passa dans le plus grand calme, mais par des événements extérieurs, qui devaient avoir des conséquences moins grandes que ne les espérait notre patriotique ambition, importantes encore cependant. L'escadre française avait préludé, le 4 Juillet par une visite à Copenhague et le 11 Juillet par une visite à Stockholm, a la visite qu'elle devait faire en Russie à la fin de Juillet. L'accueil, pourtant si cordial des rois de Danemark et de Suède, ne pouvait faire prévoir l'accueil plus qu'empressé, visiblement affectueux, qu'Alexandre III fit à Cronstadt à l'amiral Gervais et à tous nos officiers, le 25 Juillet. Les paroles prononcées par le tsar, la Marseillaise qu'il entendit debout, la réception enthousiaste que Saint-Pétersbourg réserva à nos officiers et Moscou à une délégation de nos marins, tous ces faits frappèrent les imaginations et produisirent en Russie, en France, puis dans le monde entier, une impression profonde. Cette impression fut encore accrue par la présence de l'escadre française à Christiania et surtout à Portsmouth, où l’Impératrice Reine la passa en revue le 2t Août. Victoria, comme pour reconnaître l'hospitalité qu'elle recevait chaque année en France, sortant de sa solitude et oubliant pour un jour son deuil, si sévèrement gardé, faisait pour les marins français ce qu'elle n'avait pas fait pour l'Empereur allemand.

Quelle fut la portée du rapprochement entre la France et la Russie, opéré si solennellement, à la face de l'Europe et du monde ? L'imagination populaire en attendit de grands résultats, sans se rendre compte que des engagements formels entre les deux nations auraient justement rendu possibles les complications internationales que leur rapprochement devait prévenir. Une parfaite confiance entre les deux parties, une sérieuse garantie pour la paix du monde, une liberté d'action plus grande assurée à la Russie comme à la France, l'engagement tacite de combiner désormais leur action diplomatique, telles sont les conséquences des mémorables événements de Juillet-Août 1891 elles ne sont pas médiocres et l'Angleterre les a comme soulignées, en nous recevant comme elle le fit à Portsmouth et dans les conditions où elle le fit.

La situation nouvelle assurée à la France fut exactement appréciée par M. de Freycinet dans le discours qu'il prononça à. Vandeuvre, à la fin des manœuvres où avaient figuré quatre Corps d'armée, 120.000 hommes, sous le commandement des généraux Saussier, de Miribel, de Galliffet et Davoust. « Personne ne doute aujourd'hui que nous soyons forts ; nous prouverons que nous sommes sages. Nous saurons garder, dans une situation nouvelle, le calme, la dignité, la mesure qui, aux mauvais jours, ont préparé notre relèvement. »

Le 28 Septembre, à Bapaume, M. Ribot n'était pas moins bien inspiré, à l'inauguration du monument de Faidherbe : « Nous apportons une garantie nécessaire à l'équilibre général. Notre seul mérite est d'avoir continué ce que nos devanciers avaient commencé et, peut-être, d'avoir compris que le moment était venu de donner à leurs efforts la consécration qui était dans les vœux du pays. » Le même jour, à Osnabrück, le Chancelier de Caprivi parlait de la « restauration de l'équilibre européen », effaçant ainsi l'effet fâcheux produit par un toast maladroit de Guillaume II à Erfurt. Sentant lui-même la faute commise, le jeune Empereur avait corrigé les épreuves de son toast et fait mieux encore, en apportant les adoucissements nécessaires au régime des passeports en Alsace-Lorraine, malgré les manifestations anti-allemandes, sans grande portée, qui avaient accompagné la représentation de Lohengrin à Paris.

Trois morts attirèrent l'attention de la France ou du monde pendant les mois d'Août et de Septembre. Au mois d'Août, une dépêche de M. de Brazza faisait savoir au Gouvernement que son ancien secrétaire, M. Crampel, avait succombé à vingt-sept ans, assassiné sans doute, entre l'Oubanhui et le Baghirmi, au cours d'un voyage destiné à relier le Congo français à la région du lac Tchad et cette région au Sahara algérien.

M. Grévy mourut le 10 Septembre, au milieu de l'allégresse causée par le rapprochement avec la Russie, rapprochement auquel la politique extérieure si sage de l'ancien Président et la confiance qu'il inspirait personnellement n'avaient pas été étrangères.

Le 30 Septembre le général Boulanger se suicida au cimetière d1xelles, sur la tombe de Mme de Bonnemains. Cette fin romanesque ne surprit que ceux qui ignoraient sa vie privée Depuis le jour où il était entré dans la politique, ses défaillances morales avaient été de pair avec ses défaillances intellectuelles.

La dernière quinzaine de vacances fut moins calme et moins favorable au Ministère que n'en avait été le début. Le Gouvernement français s'était fait représenter le 5 Octobre à l'inauguration du monument de Garibaldi à Nice et M. Rouvier, en rappelant que l’Italie unifiée et Rome capitale marquaient les principales étapes de la carrière du héros de Caprera, avait su éviter tout ce qui aurait pu blesser les susceptibilités ombrageuses du peuple italien. Un ordre du jour, unanimement adopté, avait envoyé aux Parlements des deux pays un salut fraternel et affirmé l'indissoluble union des deux Nations, sœurs dans la paix et dans la liberté.

Quelques jours auparavant, le 20 Septembre, Rome avait célébré le double anniversaire de sa proclamation comme capitale et de l'entrée des troupes italiennes dans ses murs en 1870. C'est au milieu de l'enthousiasme populaire provoqué par ces fêtes, qu'un pèlerinage d'ouvriers français, dirigé par le cardinal Langénieux et inspiré par M. de Mun, s'était rendu auprès de l'auteur de l'Encyclique Rerum novarum, du Pontife que le député de la Droite appelait, avec une pompe courtisanesque, le Pape des ouvriers. Un autre pèlerinage de la Jeunesse catholique, française en majorité, avait été organisé par les Jésuites. Le 29 septembre, à Saint-Pierre, les pèlerins avaient pu impunément acclamer le Pape-roi. Le 2 octobre, en visitant, au Panthéon d'Agrippa, le tombeau de Victor-Emmanuel, l'un d'eux s'avisa peut-être, car le coupable ne fut jamais découvert, d'inscrire sur le registre destiné à recevoir les noms des touristes « Vive le Pape-roi » Arrêtés, trois des délinquants supposés sont conduits à la police, après que leurs compagnons ont vainement tenté de les arracher aux carabiniers. Une émotion considérable envahit la ville. On prétend que les pèlerins ont insulté la mémoire de Victor-Emmanuel et, durant tout le jour, les voitures qui transportent leurs bandes à travers Rome sont poursuivies et huées par la foule qui acclame la famille royale et crie « A bas les prêtres, à bas le Vatican ! » Dans tout le reste de l’Italie, la nouvelle amplifiée de ces désordres provoqua une explosion violente d'hostilité contre la France.

Le surlendemain de ces regrettables incidents, le 4 Octobre, M. Fallières, ministre des Cultes, écrivait aux archevêques et évêques, en les invitant à s'abstenir de manifestations qui pouvaient facilement perdre leur caractère religieux. L'archevêque d'Aix répondit à la circulaire de M. Fallières par une lettre d'une incroyable violence, l'accusant d'avoir commis « un triste et odieux contresens » et reprochant aux maîtres du jour, en Italie comme en France, de ne manquer aucune occasion d'attaquer et d'insulter la religion catholique qui a fait l’Italie et la France. « La paix est quelquefois sur vos lèvres, la haine et la persécution sont toujours dans les actes. » Au lieu de déférer M~ Gouthe-Soulard au Conseil d'État, qui aurait rendu une inoffensive déclaration d'abus, le Gouvernement décida de le poursuivre devant la Cour d'appel.

Cette poursuite que les attaques au Gouvernement et au peuple italien, que la nature et l'étendue de l'outrage au ministre français rendaient peut-être nécessaire, allait faire perdre au Ministère le bénéfice de son très sincère désir d'apaisement ; elle allait révéler, dans la grande majorité de l'Épiscopat, un état d'esprit inquiétant ; elle allait réjouir tous ceux qui, considérant avec défiance l'évolution républicaine du clergé et des catholiques, auraient préféré un franc ennemi.

Dans la discussion du budget des Affaires Étrangères, le 26 Octobre, M. Ribot eut l'occasion de montrer que l'agitation du 3 Octobre, à Rome et dans la Péninsule, avait été hors de proportion avec les faits insignifiants qui l'avaient provoquée. Une seule partie était sensée, dans la fameuse lettre de Mgr Gouthe-Soulard, c'est celle où il disait que si un Italien avait écrit sur un registre officiel français « Vive le comte de Paris ! » personne ne s'en serait offusqué. A M. de Mun qui lui criait : « Si vous nous traitez en ennemis, ne vous étonnez pas que nous vous répondions en combattants, » M. Ribot riposta que M. Billot, notre ambassadeur au Quirinal, avait saisi de la question M. di Rudini et que celui-ci lui avait exprimé, avec ses regrets, sa volonté énergique de maintenir l'ordre. Il n'y avait pas lieu d'aller plus loin et d'adresser des reproches directs et publics au Gouvernement italien. Après les explications du ministre, la suppression de notre ambassade au Vatican, proposée par l'Extrême-Gauche, fut repoussée par 280 voix contre 198 et le budget des Cultes fut voté par 341 voix contre 138.

Le lendemain M. Camille Dreyfus, fidèle à la tactique des radicaux, avait saisi inopinément la Chambre d'une proposition de séparation des Églises et de l'État ; il l'avait retirée, sur les protestations presque unanimes de ses collègues. Cette proposition ne devait pas tarder à reparaître.

Avant de comparaître, le 24 Novembre, devant la Cour d'appel, Mgr Gouthe-Soulard reçut les encouragements de plusieurs prélats et en particulier ceux de l'évêque d'Autun, que l'on regardait comme l'un des plus modérés et qui, en tout cas, était l'un des plus maîtres de sa plume. En arrivant à Paris, l'archevêque martyre descendit à l'archevêché, où il fut l'hôte de Mgr Richard. Il fut condamné à 3.000 francs d'amende, après que le ministère public eut rappelé les sollicitations qu'il avait adressées aux autorités républicaines, les assurances libérales qu'il leur avait données pour arriver à l'épiscopat. Un télégramme qu'il adressait au cardinal Rampolla, le lendemain de sa condamnation, ne reçut pas de réponse.

Cette persistance du Saint-Père dans la voie qu'il s'était tracée, aurait dû désarmer les adversaires d'une politique d'apaisement, mais les adhésions des évêques à la cause de M~ Gouthe-Soulard, adhésions que celui-ci reproduisit dans un livre intitulé J/OM procès, avaient été si nombreuses et si gratuitement injurieuses pour le Gouvernement, que le péril clérical sembla redevenu menaçant et que des interpellations se produisirent coup sur coup au Sénat et à la Chambre. C'est le 9 Décembre que la discussion vint devant le Sénat elle fut ouverte par le pasteur Dide. Partisan en théorie de la séparation des Églises et de l'État, il se prononçait dans la pratique pour l'application pure et simple du Concordat, dans son esprit et dans sa lettre. M. Goblet succède au pasteur Dide et prononce, en faveur de la séparation, un remarquable discours, où il montre l'incompatibilité entre l'Église romaine et l'État laïque, où il prédit qu'on arrivera fatalement à la laïcisation de l'État. Cette laïcisation, il veut la voir précédée d'une loi sur les Associations. Il consentirait à maintenir, à titre viager, le budget des Cultes. Après des discours peu écoutés de M. de Marcère, de M. Chesnelong, du garde des sceaux lui-même, M. de Freycinet prit la parole. Avec son admirable pénétration d'esprit, avec son sens de l'à-propos et de l'opportunité, le président du Conseil avait bien compris ce que l'opinion attendait de lui un peu plus de netteté, de fermeté, disons le mot, de franchise d'allures. Il eut toutes ces qualités, au degré le plus éminent, il parla avec un tact exquis, sans dire un mot de trop, mais sans oublier un seul des mots qui devaient être dits et le Sénat, peu prodigue de cet honneur, vota l'affichage de son discours[1].

Après ce lucide et vigoureux exposé, l'ordre du jour de confiance, déposé par MM. Demôle, Merlin et Ranc, voté par 211 voix contre57,étaitconcu en ces termes Le Sénat, considérant que les manifestations récentes d'une partie du clergé pourraient compromettre la paix sociale et constituent une violation flagrante des droits de l'État, confiant dans les déclarations du Gouvernement, compte qu'il usera des pouvoirs dont il dispose ou qu'il croira nécessaire de demander au Parlement, afin d'imposer à tous le respect de la République et la soumission à ses lois et passe à l'ordre du jour.

La Chambre tint deux séances, le 11 et le 12 Décembre, pour discuter l'interpellation de MM. Hubbard, Ricard et Turrel, séances violentes (c'est dans l'une d'elles que le président Floquet allégua, sur l'autorité de Larousse, que Pie IX avait fait partie de la franc-maçonnerie), confuses et peu probantes. Après que MM. Fallières et de Freycinet eurent répété leurs déclarations de l'avant-veille, ce dernier en accentuant son respect pour les autorités ecclésiastiques, l'ordre du jour Hubbard, tendant à la séparation, fut repoussé par 321 voix contre 179 et un ordre du jour de MM. Rivet et Delpeuch, reproduisant à peu près celui du Sénat, fut adopté à 20 voix de majorité. H y avait donc deux ordres du jour de plus, mais ni les partisans de la séparation n'avaient été convertis au régime concordataire, ni, ce qui est plus grave, les personnalités ecclésiastiques, visées par les deux ordres du jour, n'avaient été converties au respect des autorités civiles et des droits de l'État. Quant au Gouvernement, il continua à se montrer tolérant et conciliant, il donna par sa conduite un démenti au député radical qui, dans la dernière discussion, avait salué avec joie la fin de la politique d'apaisement. De son côté, le Pape, indifférent en apparence aux menus incidents de la polémique religieuse, restait immuable dans sa politique d'adhésion aux Gouvernements établis, ces Gouvernements fussent-ils républicains.

La Chambre put mener à bien, dans la session extraordinaire, la discussion et le vote du budget ; mais elle ne l'envoya que le 29 Décembre au Sénat il fallut voter un douzième provisoire, applicable à Janvier 1892, et les deux Chambres s'ajournèrent au 8 Janvier, la session extraordinaire restant ouverte, d'accord avec le Gouvernement. Le budget de 1892 avait pour caractéristiques l'incorporation des garanties des chemins de fer algériens, le dégrèvement de l'impôt sur la grande vitesse et la réforme de la taxe des frais de justice M. Rouvier prévoyait un excédent de recettes, en fin d'exercice, de 29 millions et, avec les plus-values, d'au moins 70 millions.

La discussion du budget des Affaires Étrangères avait permis à M. Ribot d'indiquer, à larges traits, l'état de nos relations extérieures avec l'Angleterre pour l'Egypte, avec le Maroc pour le Touat, avec le Siam pour le Mékong. En Égypte, où la situation était difficile, ni notre langue, ni notre influence, ni nos intérêts n'étaient en péril. Au Maroc, le Gouvernement français ne tolérera, de la part du Gouvernement chériffin, aucun acte de souveraineté sur les oasis écartées que le traité de 1845 n'a attribuées à aucune des deux puissances. Au Siam, toute la rive gauche du Mékong doit être réservée à l'influence française. M. Ribot concluait que la paix était mieux assurée que jamais, par la sympathie mutuelle existant entre la France et la Russie, autant que par la communauté d'intérêts solidaires et reconnus comme tels.

Tout devint facile à notre ministre des Affaires Etrangères après Cronstadt. La Chambre lui accorda le 24 Décembre le vote qu'elle lui avait refusé quelques mois auparavant, approuvant l'Acte général de la conférence de Bruxelles, que l'on avait modifié, en tenant compte des susceptibilités françaises.

A l'intérieur l'événement le plus saillant fut la prolongation de la grève du Nord et du Pas-de-Calais, qui laissa 30.000 ouvriers sans travail et sans ressources suffisantes durant deux longues semaines. L'affaire ne pouvait manquer de venir devant la Chambre par voie d'interpellation c'est le 19 Décembre que M. Basly la porta à la tribune. Le ministre des Travaux Publics, M. Yves Guyot, qui passait pour le membre le plus radical du Cabinet, qui l'était par son passé de journaliste, se fit plutôt l'avocat des Compagnies minières. M. Haynaut, député de Béthune, leur reprocha de n'avoir pas fait toutes les concessions possibles et en particulier d'avoir refusé de reprendre les ouvriers renvoyés pour faits de grève ou organisation syndicale et il cita ce mot typique d'un mineur Les salaires ne peuvent monter indéfiniment, nous le savons, mais est-il admissible que les actions montent indéfiniment ? M. de Freycinet, dont le talent semblait décidément grandir de jour en jour, et qui se rendait compte de l'effet plutôt fâcheux produit par le discours de son collègue des Travaux Publics, monte à la tribune et avec une hauteur de vues singulière, avec une autorité qui s'impose, il trace, dans une magistrale improvisation, tout un programme social[2]. MM. Clémenceau et de Mun adjurent le président du Conseil d'accepter d'être arbitre entre les grévistes et les Compagnies. M. de Freycinet, refusant ce mandat s'il lui était imposé impérativement par la Chambre, consentit, après le vote d'un ordre du jour de confiance, à désigner une Commission arbitrale qui échoua. Une Commission d'arbitres, nommée par les deux parties, fut plus heureuse et le travail put reprendre dans les bassins houillers du Nord.

Il faut citer encore, à la Chambre, une nouvelle interpellation de M. Laur, sur les crises financières et sur le drainage de l'or. Le député boulangiste ne voyait qu'un remède aux crises financières l'expulsion des banquiers israélites. M. Rouvier répondit sérieusement à cette peu sérieuse interpellation, comme M. de Freycinet répondit à une demande d'amnistie plénière étrangement motivée de M. Lafargue, que les électeurs de Lille avaient tiré de la prison où l'avait fait enfermer sa complicité morale dans l'affaire de Fourmies.

Au Sénat, la discussion générale du tarif des douanes, qui commença le 18 Novembre, fut soutenue par des orateurs comme MM. Challemel-Lacour, Jules Simon, Jules Ferry, Jules Roche c'est dire à quelle hauteur elle s'éleva. Mais aucun argument nouveau n'y fut présenté et les propositions de la Chambre furent généralement adoptées. Le tarif général ayant dû retourner au Palais-Bourbon et n'étant revenu au Luxembourg que le 29 Décembre, le même jour que le budget, l'application initiale en fut reportée du 1er Janvier au 1er Février 1892.

Aune interpellation de M. de L'Angle Beaumanoir, considérant comme une « concurrence déloyale » l'enseignement du catéchisme, donné par l'instituteur dans le local de l'École, M. Bourgeois répondit en citant une circulaire de M. Duvaux, datée de 1883, qui donnait cette autorisation aux instituteurs il ajouta qu'il la retirerait, si le catéchisme enseigné devenait « le véhicule de doctrines contraires aux droits de l'État ».

L'un des derniers événements de 1891 fut notre rupture diplomatique avec la Bulgarie. Cette rupture eut pour cause l'expulsion de M. Chadourne, correspondant français de l'Agence Havas, ordonnée par un homme tristement célèbre dans l'histoire bulgare, M. Stambouloff.

Cette année 1891, marquée par les élections de Janvier, par les visites de Juillet et d'Août, par la revue de Septembre, bien remplie en somme, est la première, depuis l'année 1884, qui n'ait pas eu sa crise ministérielle. Le Cabinet, un peu ébranlé à la fin de la session d'été, avait été consolidé par Cronstadt. Il avait fait de louables efforts pour empêcher une réaction trop violente contre la liberté des échanges et des efforts non moins louables pour améliorer notre législation sociale. La principale cause de sa faiblesse, nous voulons dire les fluctuations de M. de Freycinet, ayant disparu, sa situation semblait extrêmement solide le 31 Décembre 1891.

Les six jours de la session extraordinaire de 1891, prolongée du 8 au 11 Janvier 1892, furent consacrés à la recherche d'une entente entre le Sénat et la Chambre sur les points du budget restés en litige la quotité du droit sur les pétroles et la réforme des frais de justice, réforme due à la ténacité de M. Henri Brisson, qui réalisait 7 millions de dégrèvements au profit des justiciables. Le budget, continuant à faire la navette entre les deux Chambres, après l'ouverture constitutionnelle de la session ordinaire de 1893, fut enfin voté le 23 Janvier et les deux Chambres s'ajournèrent au 16 Février.

Avant cet ajournement, au Sénat, dans la discussion du budget de l'Algérie, les fonctionnaires appliqués, honnêtes, laborieux de la France africaine, avaient été énergiquement défendus par MM. Cambon et Constans contre M. Pauliat qui accueillait trop aveuglément toutes les dénonciations dirigées contre eux. Le 12 Janvier, en reprenant possession du fauteuil, M. Le Royer avait justifié le rejet ou la modification par le Sénat de propositions hâtives ou insuffisamment mûries, disant très justement que la chaleur n'est pas la lumière, que la fièvre n'est pas la santé.

A la Chambre, où M. Floquet fut élu président pour la quatrième fois par 260 voix, les choses se passèrent moins tranquillement. On devait discuter, le d9 Janvier, une interpellation de MM. Laur et Lesenne, sur les mesures que le Gouvernement entendait prendre, au sujet des accusations dirigées par l’Intransigeant contre l'un des membres du Cabinet. Le membre du Cabinet visé était M. Constans. La question préalable fut votée après une scène violente, au cours de laquelle M. Laur reçut un soufflet de M. Constans, M. Castelin un coup de poing de M. Delpech et M. Mir un volume que M. Laur lui lança en pleine figure. A la reprise de la séance, que le président avait dû suspendre durant une heure et demie, M. Constans, qui était sénateur, exprima ses regrets à la Chambre de la façon la plus digne.

A la fin de l'année précédente avait été répandue une lettre à M. d'Haussonville, où le comte de Paris émettait la singulière prétention d'être meilleur juge que Léon XIII des véritables Intérêts de l'Église. Le 20 Janvier les cinq cardinaux français MM. Desprez, Place, Foulon, Langénieux et Richard publièrent un Exposé de la situation faite aux catholiques en France et une Déclaration. L'exposé énumérait toutes les mesures prises par le Gouvernement, toutes les lois votées par le Parlement et dont aucune n'avait à aucun degré le caractère de persécution qui leur était attribué. Après cet exposé les éminentissimes cardinaux consentaient « à se placer résolument sur le terrain constitutionnel pour la défense de leur foi menacée. » Puis venaient des menaces pour le cas où « l'Eglise serait incorporée à la puissance séculière comme un des rouages de son administration ». L'archevêque d'Alger adhéra à la déclaration de ses collègues par une lettre au cardinal Desprez, le doyen des cardinaux français, où il s'efforçait d'atténuer la portée de cette adhésion. L'opinion était impatiente de connaître le sentiment de Léon XIII : elle ne fut pas calmée par la publication rétrospective de la correspondance échangée en 1883 entre le Saint-Siège et M. Grévy. Le 4 Février elle fut surprise et déroutée par la publication de la Lettre à un ami de l'archevêque de Tours, Mgr Meignan, affirmant que le clergé tout entier ratifiait l'acceptation franche et loyale de la République quelques jours après, par la résistance, dissimulée sous les formes du respect, que le comte de Paris, d'accord avec le Comité royaliste de la Gironde, opposait aux instructions pontificales et enfin, le 18 Février, par une déclaration que M. Judet, du Petit Journal, avait recueillie de la bouche même de Léon XIII. La République, y était-il dit, est une forme de gouvernement, aussi légitime que les autres.

Cette déclaration du Petit Journal était comme la condensation de l'Encyclique adressée en français aux archevêques, aux évêques, au clergé et à tous les catholiques de France, le 16 Février, et qui fut insérée dans l'Univers du 20 Février. Entre la rédaction et la publication de l'Encyclique eut lieu à la Chambre, le 18 Février, une séance décisive.

M. Le Hérissé, député boulangiste, interpellait sur l'inaction du Parquet, à la suite de la Journée des Gifles — séance du 19 Janvier précédent —. M. Fallières répondit que M. Laur pouvait citer directement M. Constans et la Chambre vota l'ordre du jour pur et simple, en faisant sien cet article de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « La justice doit être égaie pour tous. » On aborda ensuite la discussion de l'urgence, demandée par M. Hubbard, en faveur d'un projet de loi sur les Associations que le ministre de l’Intérieur avait déposé. M. Hubbard voyait dans le vote de l'urgence la préface de la séparation. M. de Cassagnac et M. Clémenceau, pour en finir avec l'équivoque, voteraient de même.

Dans une de ces interventions, toujours très remarquées parce qu'elles étaient très rares, M. Henri Brisson, avec l'autorité particulière que lui donnaient ses antécédents et plus encore son caractère, soutenant la thèse récemment exposée au Sénat par M. Goblet, affirma l'impossibilité d'une conciliation entre l'Église et l'État et il faut reconnaître que les événements qui se sont accomplis depuis dix ans ne lui ont pas donné de démenti. L'Eglise a bien affecté une certaine soumission extérieure aux institutions établies, mais en cherchant tous les moyens, en saisissant toutes les occasions d'établir d'autres institutions. Elle n'a cessé de maudire et de combattre tout ce qui est la raison d'être de la République, tout ce que les républicains ont eu l'honneur, le mérite de faire ou d'essayer, depuis qu'ils sont en immense majorité dans le Parlement et dans le pays l'application des articles organiques, l'exécution des lois contre les congrégations non autorisées, le droit d'accroissement, la neutralité religieuse à l'École, l'institution d'un cours d'histoire religieuse à la Sorbonne, la suppression des jurys mixtes d'enseignement supérieur, les lois scolaires, la loi militaire, la loi Naquet. M. Henri Brisson avait-il tort de penser que l'Église se réconcilierait difficilement avec l'État contre lequel elle avait tant de griefs, griefs qui ne disparaîtront qu'avec la République elle-même ?

Pris entre deux feux, menacé d'une coalition de la Droite et de la Gauche extrêmes, M. de Freycinet manqua de décision, de coup d'œil comme manœuvrier parlementaire et prononça un discours juste-milieu, dont M. de Mun fit vivement ressortir toutes les contradictions et que M. Clémenceau, avec son art redoutable, démolit de fond en comble[3]. Le sort du Cabinet était fixé après ce véhément réquisitoire à la Phocion. Trois ordres du jour étaient en présence. M. de Freycinet se rallia à celui de MM. Trouillot, Lasserre et Pourquery de Boisserin qui disait : La Chambre, décidée à poursuivre sa politique républicaine et à défendre énergiquement les droits de l'État, vote l'urgence du projet de loi sur les Associations et passe à l'ordre du jour. Appelée à se prononcer d'abord sur une question de priorité, l'Assemblée refusa cette priorité à l'ordre du jour de MM. Pichon, Jullien et Hubbard qui disait La Chambre, convaincue de la nécessité de poursuivre la lutte du pouvoir civil contre le parti clérical, prononce l'urgence sur le projet de loi du Gouvernement relatif aux Associations. Ce premier vote fut rendu par 284 voix contre 206 et l'on put croire à la victoire du Gouvernement. A la surprise générale, l'ordre du jour de M. Trouillot fut repoussé par 282 voix contre 210. La majorité comprenait seulement 105 républicains contre 148 conservateurs et 29 boulangistes. La Chambre, après ce vote décisif, repousse l'ordre du jour de M. Pichon par 278 voix contre 181 et, en dernier lieu, l'urgence elle-même par 267 voix contre 227.

Un journal du temps faisait remarquer avec justesse que la Chambre se trouvait finalement avoir donné satisfaction aux radicaux en renversant le ministère, au Ministère en repoussant l'ordre du jour radical, à la Droite en se prononçant contre l'urgence. Il n'y avait guère que le sens commun qui n'eût pas reçu satisfaction.

Installé le 17 Mars 1890, renversé le 18 Février 1892, le quatrième Ministère de M. de Freycinet avait duré près de deux ans. Ni la suprême habileté de son chef, ni le talent exceptionnel de presque tous ses membres, ni les très réels services rendus au pays par les auteurs du rapprochement avec la Russie n'avaient pu le sauver, au milieu d'une crise politico-religieuse, ou les membres du clergé montraient d'autant plus d'acrimonie aux chefs de la République que le Souverain Pontife faisait plus d'avance à la République elle-même. Le Cabinet du 17 Mars 1890 avait eu de plus à compter avec une Chambre incohérente, qui ne vit pas la portée de son vote ou qui, si elle la vit, émit ce vote en toute sécurité de conscience, parce qu'elle savait bien qu'il amènerait un changement plus ou moins complet de personnes, -mais qu'en aucun cas il n'aboutirait à un changement de système. Si, parmi les Ministères de M. Carnot, le Cabinet de M. de Freycinet fait bonne figure par sa composition, par sa durée, par ses succès de tribune et par ses bonnes fortunes au dehors, il ne faut pas oublier qu'il a légué aux Cabinets suivants la solution de difficultés qui devaient faire courir à la République de sérieux périls.

Il ne faut pas oublier non plus, à l'actif du Cabinet du 17 Mars 1890, l'importante contribution qu'il a apportée à la législation sociale, en faisant aboutir les projets qui ont supprimé les livrets ouvriers, institué les délégués mineurs, élus par les ouvriers, pour la surveillance des travaux dans les mines et modifié l'article 1780 du Code civil, de façon à rendre à peu près impossible les renvois injustifiés d'ouvriers par les patrons.

 

 

 



[1] Appendice IX. Discours de M. de Freycinet au Sénat, sur les relations de l'Église et de l'État.

[2] Voir à l'Appendice X. Discours de M. de Freycinet à la Chambre, sur la grève du Nord et du Pas-de-Calais.

[3] Voir à l'Appendice XI, le discours de M. Clémenceau.