HISTOIRE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

LA PRÉSIDENCE DE CARNOT

 

CHAPITRE III. — LE SECOND MINISTÈRE TIRARD.

22 Février 1889-17 Mars 1890. - Un Ministère de défense républicaine.

 

 

Les démarches de M. Méline. — Opinion de M. de Freycinet sur la crise. — Le Cabinet Tirard. — La Déclaration ministérielle. — Chambres syndicales et groupes corporatifs de la Seine. — M. Ferroul et l'enquête sur les revendications ouvrières. — Rentrée du duc d'Aumale. — L'incident Atchinof. — Dissidences à la Ligue des patriotes. — Interpellation Laguerre. — Poursuites contre MM. Turquet, Laisant, Laguerre. — Le banquet de Tours. — L'option pour Paris. — La fuite en Belgique. — Poursuites contre Rochefert, Dillon, Boulanger. — L'autorisation de poursuites à la Chambre. — Le Sénat convoque en Haute-Cour. — La Commission d'instruction. — La Compagnie du Canal interocéanique suspend ses paiements. — M. Rouvier et le Comptoir d'escompte de Paris. — L'œuvre législative. — Centenaire de la Révolution et ouverture de l'Exposition. — Le budget de 1890 il ta Chambre. — La loi militaire au Sénat. — Les partisans du service de deux ans. — La loi sur le traitement des instituteurs. — La loi sur les candidatures multiples. — Le roi Humbert à Berlin. — MM. Félix Faure et Spuller. — Efforts pour déconsidérer le Parlement. — L'incident d'Angoulême. — Les expulsions à la Chambre. — Ouverture de la session et de la Législature. — Réponse de Boulanger au réquisitoire du procureur-général. — Les élections cantonales. — La diatribe du 6 Août. — Le jugement de la Haute-Cour. — L'appel aux honnêtes gens. — Les voyages de M. Carnot. — Le Comité de protestation nationale. — Attitude des monarchistes. — Les ralliés. — Les trois Manifestes de Boulanger. — Le Comité des Douze. — Le Prince Victor. — Hôte du Clergé. — Prudence de l'Autorité. — Les deux tours de scrutin. — Échange de récriminations. — Les réunions plénières de groupes. — Distribution des récompenses. — MM Floquet et Brisson. — Attitude effacée du Cabinet. — Notre éducation politique. — Ouverture de la session extraordinaire. — Vote des fonds secrets. — Les invalidations. — L'amnistie. — M. Méline et le groupe agricole. — Les traitements ecclésiastiques supprimés. Le général Février. M. Laisant. Session ordinaire de 1890. — Réunion plénière des Gauches. — Les grandes Commissions parlementaires. — Note du clergé dans les élections. — L'administration de la Guerre. — Proposition Cazenove de Pradine. — Proposition Marcel Barthe au Sénat. Dissidences dans le Cabinet. — Le Congrès de Berlin. — Le traité de commerce avec la Turquie. — Chute du Cabinet. — Appréciation générale sur le deuxième Ministère Tirard.

 

Le vote du 14 Février mit le Président de la République et le Parlement dans un assez cruel embarras. M. Floquet et le parti radical avaient échoué à tous les points de vue ils n'avaient réussi à faire adopter aucun article de leur programme et ils avaient laissé faire à la coalition boulangiste les plus inquiétants progrès. Aussi quelques hommes éminents du parti modéré, M. Waldeck-Rousseau en tête, se prononçaient-ils pour la constitution d'un Ministère de combat qui lutterait à la fois contre le Boulangisme et contre le Radicalisme. Une solution aussi nette n'était pas pour plaire a la majorité et. d'un commun accord, l'on s'arrêta à une combinaison mixte, à un Cabinet dit de conciliation, où une' place serait faite à quelques éléments radicaux. Le président de la Chambre, M. Méline, accepta la mission de former ce Cabinet et il se mit à l'œuvre, avec sa décision habituelle. Le concours de M. Rouvier pour les Finances, de M. Casimir Périer pour l'Instruction Publique, de MM. Loubet et Dautresme pour deux autres portefeuilles, lui fut acquis dès le début. Mais les premiers radicaux auxquels il s'adressa, MM. Ménard-Dorian et Yves Guyot, repoussèrent formellement ses avances et il dut se rejeter sur MM. Ribot et Thévenet. Dans la pensée de M. Méline, M. de Freycinet aurait fait partie de la combinaison, en échangeant la Guerre contre les Affaires Étrangères. On lui reprochait, en effet, non sans raison, de manquer d'énergie dans son opposition au Boulangisme et l'on jugeait préférable de mettre un soldat à la Guerre. M. de Freycinet ne l'entendit pas ainsi. La situation, selon lui, ne comportait qu'un Ministère d'Exposition. Une Note officieuse du Temps le déclara de sa part, deux chefs des républicains indépendants, MM. Siegfried et Delmas, portèrent la même déclaration à M. Méline et celui-ci, docile, essaya d'une combinaison où la Guerre était laissée à M. de Freycinet. L'opposition de MM. Ribot et Casimir-Périer amena l'échec de cette suprême tentative et M. Méline déclina ses pouvoirs.

On était au 21 Février. M. Carnot recourut encore une fois au dévouement de M. Tirard, qui prit la présidence du Conseil et le Commerce, avec M. Rouvier aux Finances, M. Constans à l'Intérieur, M. de Freycinet à la Guerre, M. Thévenet à la Justice, M. Fallières à l'Instruction Publique, aux Beaux-Arts et aux Cultes, M. Yves Guyot aux Travaux Publics, M. Faye à l'Agriculture, M. Jaurès à la Marine et aux Colonies, M. Spuller aux Affaires Etrangères.

Moins d'un mois après sa constitution, le Cabinet Tirard fut modifié par la mort du vice-amiral Jaurès. Il eut pour successeur le vice-amiral Krantz, et les Colonies, confiées a un sous-secrétaire d'État, M. Étienne, furent rattachées au ministère du Commerce. Cette modification ne changea pas le caractère de l'administration nouvelle, qui ne fut ni purement radicale, ni exclusivement modérée. C'était bien un Ministère d'Exposition, comme l'avaient voulu MM. de Freycinet, Siegfried et Delmas, mais personne, sauf peut-être M. Constans, ne savait encore si ce serait un Ministère de lutte sans merci contre la faction boulangiste.

La Déclaration ministérielle, lue le 23 Février, fut assez nette. Les membres du Cabinet Tirard se donnaient comme des hommes de bonne volonté, bien décidés à remplir tous les devoirs que la situation commandait. Ils s'engageaient à pratiquer une politique large, tolérante et sage, à mener à bonne fin la loi militaire, à juger sévèrement les fautes et les défaillances des fonctionnaires et surtout à déjouer et à réprimer les tentatives des factieux. Étaient-ce là de ces engagements vagues, que prennent tous les pouvoirs nouveaux, ou des promesses fermes que l'on était bien décidé à tenir ? Le public, le parlement et l'opposition ne tardèrent pas à être renseignés.

Les chambres syndicales et les groupes corporatifs indépendants de la Seine étaient préoccupés de la suite à donner aux demandes des Congrès, que les ouvriers socialistes révolutionnaires avaient tenus à Bordeaux et à Troyes, en Octobre et en Décembre 1888. Ils comptaient sur le Gouvernement, pour faire prendre en considération ces demandes, qui comportaient la journée de huit heures, l'établissement d'un minimum de salaire, correspondant aux dépenses minima nécessaires dans chaque localité, l'interdiction de l'exploitation de la main-d'œuvre par le marchandage et la mise à la charge de la Société des enfants, des vieillards des invalides du travail. C'était toute la question sociale, que les groupes socialistes révolutionnaires prétendaient traiter, en Province dans des conversations avec les préfets, à Paris dans un entretien avec le ministre de l'Intérieur. M. Floquet, avant de tomber du pouvoir, avait accepté le rendez-vous et prescrit aux préfets de l'accepter, dans une circulaire où il se prononçait assez arbitrairement contre le marchandage. M. Constans en prenant possession de son ministère, le 23 Février, adressait la lettre suivante au préfet de police, M. Lozé :

« Monsieur le préfet, Je vous prie de vouloir bien informer MM. les délégués des chambres syndicales et groupes corporatifs indépendants de la Seine, qui ont annoncé leur intention de se présenter demain Dimanche 24 Février au ministère de l'Intérieur, que je ne pourrai les recevoir.

Vous voudrez bien aussi leur faire savoir que tout rassemblement, tout attroupement sur la voie publique seront sévèrement interdits et que la préfecture de police ne tolérera aucune manifestation. »

M. Boulé, le chef des blanquistes, qui avait choisi la date du 34 Février pour porter les revendications ouvrières place Beauvau, se le tint pour dit et il n'y eut aucune manifestation sur la voie publique à Paris.

Cette tentative avortée d'agitation eut son écho au Palais Bourbon et au Luxembourg. A la Chambre, un député socialiste, M. Ferroul, obtint l'urgence pour une proposition tendant à nommer une Commission d'enquête sur les revendications ouvrières. L'urgence fut votée par 189 voix contre 175, par suite de l'abstention d'un grand nombre de monarchistes, mais la Commission ne fut jamais nommée, et il faut reconnaître que le moment eût été mal choisi, en fin de Législature, au plus fort du mouvement boulangiste, pour nommer une Commission de cette importance.

Le Sénat, plus politique que la Chambre, ne se livrait pas à ces inutiles manifestations. M. Trarieux avait rappelé que la majorité des Tribunaux n'admettait pas le décret de 1848 qui avait supprimé le marchandage. Le ministre de l'Intérieur répondit qu'il ne lui appartenait pas de donner de consultation juridique à cet égard, désavouant indirectement l'interprétation de son prédécesseur, M. Floquet, et le marchandage resta parfaitement licite.

En dehors des Chambres, le ministre de l'Intérieur prit une mesure de politique tolérante, en ordonnant de surseoir à la laïcisation du personnel de deux hospices de l'État. Du même esprit procédait l'acte gouvernemental qui rouvrit les portes de la France à un adversaire acharné du général Boulanger, au duc d'Aumale. C'est le duc d'Aumale qui devait répondre, quelques mois plus tard, aux amis du Comte de Paris, contractant avec les complices du nouveau Catilina : « Je ne sais pas si c'est l'intérêt, mais je suis sûr que ce n'est pas l'honneur. » Ces mesures étaient habiles parce que, dans la lutte pour la vie que le Gouvernement venait d'engager contre les factieux, 'il ne fallait négliger aucun concours.

Une interpellation de MM. Pelletan et-René Laffon à la Chambre, sur la rentrée du duc d'Aumale, se termina par l'adoption de l'ordre du jour pur et simple, que votèrent 304 députés contre 137. Ni l'attaque ne fut très vive, ni la victoire très difficile. Cette interpellation se produisait d'ailleurs assez malencontreusement, le 9 Mars, quelques jours après d'autres interpellations, beaucoup plus violentes, que les chefs de la faction avaient adressées au Gouvernement, à propos de l'affaire de Sagallo et des poursuites intentées à la Ligue des patriotes.

Sous le Ministère Floquet, un Russe illuminé, le cosaque Atchinof, qui se proposait d'introduire la religion grecque en Abyssinie, avec l'aide de compatriotes, illuminés comme lui, et de quelques popes, avait projeté de s'introduire en Afrique par le territoire français d'Obock. Le 18 Janvier il réussit à tromper la surveillance de nos croiseurs, à débarquer sur une plage qui ne lui fut pas disputée et à s'installer à Sagallo. Un ministre des Affaires Étrangères, moins nerveux que M. Goblet ou mieux servi par ses agents, eût sans doute réussi à éconduire les Russes, que désavouait leur Gouvernement, sans coup férir. On les invita à se retirer ; ils s'y refusèrent un navire français bombarda leur petite troupe, leur tua 6 hommes et les obligea à se laisser rapatrier. Ce conflit, vite apaisé, s'était produit le 17 Février. Quand la nouvelle en parvint en France, elle y produisit mauvais effet et la Ligue des patriotes exploita, suivant sa coutume, le sentiment patriotique au profit de ses ambitions politiques.

A l'origine la Ligue des patriotes avait compris presque tous tes chefs de parti républicain et en particulier des hommes comme Jules Ferry, comme M. Joseph Reinach et bien d'autres, contre lesquels elle devait s'élever plus tard avec le plus d'injuste violence. Ses incursions sur tous les terrains que lui interdisaient ses statuts, les inquiétantes imprudences de son chef, M. Déroulède, avaient d'abord éteigne d'elle tous les hommes de gouvernement. Au milieu de l'année 1887 elle avait pris parti pour le général Boulanger, travaillé à son maintien au ministère de la Guerre et, après l'échec de cette tentative, essayé de maintenir M. Grévy a la Présidence, en haine de M. Jules Ferry. Son rôle dans cette circonstance détermina une scission entre les patriotes sans épithète et les patriotes politiciens ces derniers, les seuls qui lui restèrent fidèles, étaient tous d'ardents partisans du général Boulanger. Désormais il n'y a plus de distinction entre ceux-ci et ceux-là et, vienne la dissolution de la Ligue, tous ses membres iront grossir les rangs du Boulangisme.

C'est l'affaire de Sagallo qui détermina cette dissolution. MM. Déroulède, Laguerre et Richard avaient signé une protestation parfaitement antipatriotique, où les faits qui s'étaient passés en Afrique était odieusement travestis, où le Gouvernement était calomnié, ou la cause de la France était séparée de celle de ses chefs, où l'on dénaturait les faits pour provoquer à la haine de la République. Les pouvoirs publics relevèrent te défi que leur adressait une Association factieuse. Le 28 Février un commissaire de police se présenta au siège de la Ligue il lui intima l'ordre d'avoir à cesser ses réunions et l'informa que des poursuites étaient intentées contre elle pour violation des articles 84, 291 et 292 du Code pénal. Le même jour une question, posée au Cabinet par M. Hubbard, avait permis à la Chambre, après des réponses très dignes de MM. Goblet et Spuller, de « s'associer aux sentiments de sympathie pour la nation russe exprimés par le Gouvernement ».

Le 2 Mars suivant vint devant elle une interpellation de M. Laguerre, à propos des poursuites. L'ordre du jour de confiance, déposé par M. Floquet, réunit une belle majorité. La Chambre comptait sur l'énergie du Gouvernement pour faire appliquer la loi et pour réprimer les entreprises des factieux. Signalons ici la généreuse attitude de M. Hoquet. L'ancien chef du Cabinet radical ne marchanda jamais son concours aux modérés pour la défense des lois, pour la sauvegarde des institutions républicaines.

Les premières poursuites contre la Ligue, pour association non autorisée, n'avaient pas compris les parlementaires. Quand l'information judiciaire eût démontré l'existence d'une Société secrète parfaitement organisée, le ministère public dût demander à la Chambre l'autorisation d'impliquer dans les poursuites trois de ses membres MM. Turquet, Laisant et Laguerre. Même autorisation dût être demandée au Sénat pour M. Naquet.

Les rapporteurs des Commissions de poursuites furent M. Demôle au Sénat et M. Emmanuel Arène à la Chambre. Au Sénat la discussion fut calme, comme toujours, et l'autorisation fut accordée, le 't4 Mars, par 205 voix contre S7~ parmi lesquelles on eut le regret de compter celle de M. Buffet. Au Palais Bourbon la discussion fut d'une violence inouïe. Après des discours de MM. Laguerre et Cassagnac, qui dépassèrent toutes les limites de l'injure ou de l'outrage, après que le général Boulanger fût demeuré immobile et muet sous les flèches acérées que lui décochait M. Emmanuel Arène, l'autorisation de poursuite fut accordée, par 3i7 voix contre 214. MM. Andrieux, Goblet, de Lanessan et Millerand votèrent contre, avec toute la Droite et les Boulangistes. M. Lockroy s'abstint.

Deux jours après cette séance, M. Laguerre remontait à la tribune, le 16 Mars, pour interpeller M. Constans sur l'affaire Baratte : avec une violence froide, il accusait le ministre de l'Intérieur d'avoir reçu des pots-de-vin d'un escroc que la cour de Nancy venait de condamner. M. Constans n'opposa à ces calomnies que l'expression tranquille de son dédain et la Chambre passa outre.

C'est contre les principaux complices du général Boulanger qu'étaient dirigées les poursuites entamées contre la Ligue des patriotes, poursuites a l'abri desquelles le principal coupable restait encore, bénéficiant d'une scandaleuse impunité. A la chute du Ministère Floquet, le général Boulanger et son Comité avaient voté contre la révision qu'avait proposée le Ministère « aux abois ». La révision, disaient-ils, n'était qu'une « comédie » et « un piège tendu au pays ». Cette manifestation faite, les conspirateurs avaient continué de conspirer et de voter, dans tous les scrutins, contre le Ministère Tirard, sans que leur chef, qui assistait rarement aux séances, se départît de son silence. Le générai préférait les occasions où il ne rencontrait pas de contradicteurs et où il pouvait prononcer quelque discours retentissant, soigneusement préparé à l'avance, par les fournisseurs habituels de cette littérature prétorienne.

C'est dans ces conditions que fut prononcé, le Mars, le discours du banquet de Tours, que M. Boulanger présida, entouré de ses acolytes ordinaires, républicains intransigeants, monarchistes ou bonapartistes MM. Laguerre, Duchesne, Robert Mitchell, Turquet, Loqueyssie, Gaston Laporte, Laisant, Dugué de la Fauconnerie. Il y avait, dans ce discours manifeste, trois parties distinctes un essai de programme, des injures et un appel non déguisé aux conservateurs catholiques. Le programme se résumait en ces mots république consolidée, autorité restaurée, liberté grandie. Les injures à l'adresse des parlementaires, faméliques, usurpateurs, tyrans au petit pied, calomniateurs éhontés, étaient devenues banales, à force de répétition. L'appel aux conservateurs catholiques, faisait miroiter à leurs yeux un respect attendri pour la liberté de conscience, proclamée « la première et la plus respectable de toutes les libertés ».

Deux jours après, le 19 Mars 1889, le général Boulanger se fit entendre pour la dernière fois avant de quitter la France. Dans une lettre, adressée à ses électeurs du Nord, il leur annonça son option pour Paris et lança une nouvelle attaque contre la meute dévorante des parlementaires. Sentait-il déjà le terrain lui manquer sous les pieds ? En tout cas, on ne retrouve pas dans ce document la certitude du triomphe prochain, que les partisans et les alliés du général escomptaient à ce moment, et que tous les républicains sincères redoutaient. C'est que le Sénat organisait alors, sur la proposition de M. Morellet, la procédure de la Haute-Cour, en se contentant, réserve significative, de statuer sur la procédure relative aux attentats contre la sûreté de l'État. La loi, qui organisait une Commission de 9 membres et de 5 suppléants, chargée de l'instruction, fut votée au Luxembourg le ~9 Mars. Le lendemain, par un scrupule aussi honorable qu'impolitique, le procureur général près la Cour d'appel de Paris, M. Camille Boucliez, donna sa démission, pour ne pas demander à la Chambre des poursuites contre le général Boulanger.

Cette démission aurait dû rassurer le général elle acheva de l'affoler. Le 1" Avril, en recourant à des moyens de vaudeville pour dépister la police, il quittait Paris et la France, ou il ne devait plus remettre les pieds. On prétend que M. Constans, le soir du 1er Avril, lorsqu'il apprit que le général avait passé la frontière, prononça ces mots. « Maintenant il est fini, la partie est gagnée ; il ne reste plus qu'à accomplir les formalités. » Prononcés ou non, ces mots résumaient admirablement la situation.

La « fuite en Egypte » était une telle faute, elle indiquait une telle méconnaissance de l'opinion, que l'on ne peut admettre qu'aucun des conseillers politiques de Boulanger l'y ait poussé. Quelques-uns pourtant se sacrifièrent MM. Naquet, Laguerre et Laisant dirent qu'ils avaient conseillé cette démarche insensée d'autres MM. Susini, Michelin, Georges Thiébaud se séparèrent avec éclat et ce dernier accompagna sa démission de membre du Comité de ces sévères et trop justes paroles « Quand on embrasse la cause du peuple contre les oligarchies qui l'exploitent, ce n'est pas pour faire la fête. » Quant aux journaux du parti, comme la Cocarde, ils multipliaient les éditions, pour démentir le départ de Boulanger, au moment même ou celui-ci écrivait de Bruxelles qu'il se présenterait devant des jurés ou des magistrats, mais non pas devant des adversaires politiques.

Saisie d'une demande d'autorisation de poursuites par M. Quesnay de Beaurepaire, qui avait remplacé M. Camille Bouchez, la Chambre l'accorda par 333 voix contre 199, le 4 Avril la Droite seule protesta violemment contre la requête de M. de Beaurepaire, que M. de Cassagnac qualifia « un tissu d'infamies et de mensonges ». Le nouveau procureur général s'était trop souvenu de M. de Glouvet ou de Lucie Herpin et avait rédigé sa requête comme un roman, mais cette requête péchait surtout par omission. Elle ne demandait à déférer au Sénat que M. Boulanger, laissant de côté les parlementaires qui se proclamaient solidaires de ses actes, qui étaient aussi coupables que lui et qui auraient été condamnés comme lui, s'ils avaient été déférés à la Haute-Cour. On ne voit guère pourquoi ceux qui affirmaient audacieusement cette solidarité étaient exceptés d'une poursuite qui atteignait MM. Dillon et Rochefort. Le général Boulanger, dans une lettre du 5 Avril, répondit à la requête incomplète du procureur général, en lui reprochant de s'être mis au service d'un Gouvernement déshonoré, de s'être rendu indigne du titre de magistrat.

Fort du vote de la Chambre, le Gouvernement, par un décret du 8 Avril, convoqua le Sénat en Haute-Cour pour le 12Avri), afin de statuer sur les faits d'attentat contre la sûreté de l'État, à la charge de M. Boulanger et tous autres. M. Léon Renault voulut interpeller le garde des sceaux sur la constitution de la Haute-Cour son interpellation fut renvoyée à un mois M. Buffet demanda que l'on attendît au moins la promulgation de la loi de procédure la question préalable lui fut opposée et réunit 172 voix contre TI. Après quoi, le Gouvernement porta la loi de procédure à la Chambre, la fit adopter par 309 voix contre 213, et la promulgua le 10 Avril.

Le 12 Avril le Sénat nomma la Commission chargée de l'instruction et de la mise en accusation. Le duc d'Audiffret-Pasquier ayant refusé la place que les Gauches avaient offerte à la Droite, parce qu'il pensait peut-être, comme M. Hervé ; que les poursuites étaient « puériles et odieuses », la Commission ne fut composée que de membres de la Gauche. La Haute-Cour tint sa première audience le jour même. Trois sénateurs se récusèrent, dont M. Léon Renault, qui « ne pouvait pas juger M. Boulanger, parce qu'il le haïssait ». Le procureur général lut l'acte introductif d'instance comprenant dans la poursuite, sans préjudice des co-auteurs ou complices, MM. Boulanger, Dillon, Rochefort. La Haute-Cour se constitue en Chambre du Conseil et, par 210 voix contre85, ordonne qu'il soit procédé à l'instruction. Les trois accusés étant en fuite, cette instruction allait se prolonger plus de trois mois. Mais le premier vote annonçait le résultat final. La décision du Gouvernement avait tué dans l'œuf la conspiration et empêché le coup qui se préparait pour faire présider l'Exposition par un soldat révolté. Le lendemain, les Chambres s'ajournaient pour un mois, du 13 Avril au 14 Mai.

Bien que l'intérêt, à la Chambre et au Sénat, se fût surtout porté sur la lutte engagée entre les défenseurs des lois et leurs contempteurs, des discussions importantes avaient eu lieu au Parlement. La suspension de ses paiements par la Compagnie du canal interocéanique de Panama avait amené, le 7 Mars, une interpellation de M. Paul de Cassagnac au Gouvernement. Le président du Conseil et le ministre des Finances répondirent que l'entreprise étant purement privée, le Gouvernement, tout en compatissant au sort de ceux qui y avaient englouti leurs épargnes, s'en désintéressait. Un ordre du jour pur et simple, adopté à plus de 150 voix de majorité, mit fin au débat. Il ne fut pas question, à ce moment, de poursuites contre les administrateurs. L'affaire était aux mains du liquidateur, M. Brunet. Le Gouvernement estimait qu'elle devait y rester et qu'on perdrait du temps, entamer simultanément une action judiciaire.

La faillite du Panama, qui devait avoir un si long et si triste retentissement parlementaire, passa donc presque inaperçue en 1889. Il n'en fut pas de même du krach du Comptoir d'escompte, qui suivit de près celui du Panama et qui motiva, le 21 Mars, une interpellation de M. Laur. Le directeur du Comptoir d'escompte de Paris étant agréé par le Gouvernement, celui-ci avait une certaine responsabilité. M. Bouvier le sentit. Il intervint auprès de la Banque de France : auprès des banques privées. Grâce à elles le Comptoir pût désintéresser ses créanciers et le marché de Paris fut sauvé d'une catastrophe. La Chambre vota la confiance au Ministère, mais exigea, par 320 voix contre 129, des poursuites contre les administrateurs.

En dehors de ces discussions, il y eut peu de travail législatif proprement dit, si l'on considère seulement les lois votées définitivement et promulguées. Les seules à citer sont la loi du 4 Mars sur les faillites, deux lois du 19 Mars concernant le réengagement des sous-officiers et les annonces sur la voie publique, qui sont tolérées, à la condition qu'elles se réduisent au titre, au prix, a l'indication de l'opinion et du nom des rédacteurs d'un journal la loi sur les égouts de Paris du 2S Mars celle du 4 Avril sur l'organisation d'une loterie de l'Exposition. Une proposition, adoptée par le Sénat et qui tendait à déférer à la police correctionnelle les injures adressées par la voie de la presse aux fonctionnaires, fut repoussée par la Chambre. La condamnation par le Tribunal, à une peine dérisoire de 100 francs d'amende, des parlementaires poursuivis pour affiliation à la Ligue des patriotes, n'était pas faite pour recommander comme plus efficace la juridiction correctionnelle. La dissolution de la Ligue, véritable organisation de guerre civile, avait été effectuée par voie administrative.

Enfin les intervalles entre les interpellations et les grandes discussions furent remplis par l'adoption de propositions comme celles de MM. Piou et d'Aillères sur la réduction du nombre des mises à la retraite et sur la suppression des trésoriers généraux, propositions qui ne reçurent aucune suite pratique, et par des débats sur les lois ouvrières qui n'aboutirent pas. Nous citerons, parmi les principales, la loi sur le travail des femmes et des enfants dans les manufactures, à la Chambre ; la loi sur la responsabilité des accidents au Sénat ; 1 :). loi sur-les prud'hommes commerciaux, repoussée par le Sénat ; celle sur les prud'hommes ouvriers, remaniée par le Sénat et renvoyée à la Chambre. Nous indiquerons enfin, parmi les matières législatives qui attendent encore une solution, dix ans après, par suite de la mauvaise organisation du travail parlementaire, l'autorisation donnée aux communes de substituer aux octrois des taxes additionnelles aux impôts d'État. La proposition qui avait été faite par M. Yves Guyot, simple député, fut adoptée pendant qu'il était ministre.

Du 13 Avril au 14 Mai les vacances furent signalées par deux grands événements la célébration du centenaire de la Révolution à Versailles le 5 Mai et l'ouverture de l'Exposition universelle à Paris le 6 Mai. Le discours, prononcé par le Président de la République à Versailles[1], fut le commentaire de cette admirable invocation de Proudhon : « Ô patrie, patrie française, pays de l'immortelle Révolution patrie de la liberté, car malgré toutes les servitudes, l'esprit qui est tout l'homme, n'est nulle part aussi libre que chez toi ! » Dans la galerie des glaces, pleine des souvenirs de la vieille monarchie et des fantômes de l'Année Terrible, en présence de tous les sénateurs et de tous les députés de la Gauche, des représentants de l'armée, de la magistrature, de l'université, le bon citoyen, que les suffrages du Congrès avaient placé à la tête de l'État, fit entendre de nobles paroles d'apaisement de concorde, de réconciliation sous l'égide des lois. Et le lendemain, avec quelle noblesse il souhaita la bienvenue aux peuples qui avaient répondu à l'appel de la France, avec quelle dignité il ouvrit ces assises du travail et de l'industrie, cette Exposition, gage de nos sentiments pacifiques et témoignage de notre relèvement !

Pendant que le premier magistrat de la République donnait ce spectacle réconfortant, l'aspirant dictateur, que le Gouvernement belge avait obligé à transporter son quartier général a Londres, se prêtait à tous les interviews et annonçait qu'il rentrerait en vainqueur à Paris, après les élections d'Octobre, comme il avait annoncé qu'il présiderait à l'ouverture de l'Exposition.

Les deux belles journées du 5 et du 6 Mai ne furent pas même attristées par l'acte d'un fou ou d'un mécontent, qui tira à blanc, dans la direction de la voiture présidentielle. M. Carnot ne s'aperçut pas de la tentative dont il avait été l'objet. Mais quelques personnes eurent comme un pressentiment, qui devait si tragiquement se réaliser, à cinq ans de là. A la reprise de la session, la discussion du budget de 1890 s'ouvrit à la Chambre et se prolongea seulement jusqu'au 5 Juillet. C'était l'âge d'or de la loi de Finances, que celui ou la discussion ne durait que six semaines. Le budget de 1893, dont le rapporteur fut Auguste Burdeau, s'élevait en dépenses ordinaires à 3.036 millions soit 24 millions de plus qu'en 1889 et en dépenses extraordinaires à 180 millions. La discussion fut marquée par un beau discours de Jules Ferry, qui résuma en traits saisissants l'œuvre scolaire accomplie par la Troisième République et par la suppression, à 20 voix de majorité, des fonds secrets du ministère de l'Intérieur. Avant le vote M. Constans, avec sa bonhomie malicieuse, avait déclaré que le résultat le laissait assez indifférent. Si, en effet, disait-il, la majorité de la nouvelle Chambre est républicaine, elle rétablira les fonds secrets si elle n'est pas républicaine, le Ministère qui sortira de son sein ne disposera pas de fonds secrets et ce sera tout bénéfice. La loi de Finances, rapidement votée par le Sénat, fut promulguée le 17 Juillet, deux jours après la clôture de la session.

Pendant que la Chambre discutait le budget, le Sénat consacrait toutes ses séances, du 16 au 29 Juin, à la discussion de la loi militaire il l'adoptait, en fin de compte, à une grosse majorité ; elle revenait devant la Chambre où elle était l'objet d'une dernière délibération, du 8 au 10 Juillet, et elle était promulguée le 18 Juillet. C'est la loi du service de trois ans qui régit encore notre recrutement. Tout Français doit trois ans de service dans l'armée active, en temps de paix, dix ans dans la réserve de l'armée active, six ans dans l'armée territoriale et six ans dans la réserve de l'armée territoriale. Douze catégories de jeunes gens ne sont astreintes, en temps de paix, qu'à un an de service. L'effectif de notre armée, sur le pied de paix, est de 557000 hommes ; celui de l'armée allemande est un peu inférieur. Le grand défaut de la loi de 1889, c'est l'inégalité de la durée du service entre les Français ; cette inégalité amènera forcément, et dans un bref délai, une réduction du service de trois ans.

C'est au Sénat que la réduction du service militaire à trois ans avait rencontré le plus d'opposition. Pour décider les hésitants le ministre de la Guerre, si habile à tourner les difficultés, leur avait laissé entendre que ces trois ans étaient la concession extrême qui serait jamais faite. « Elle ne saurait, disait-il, nous conduire au service de deux ans, ou même à des services dérisoires de dix-huit mois ou un an ; elle s'arrêtera, par la nature même des choses, devant la durée minimum, au-dessous de laquelle l'instruction du soldat serait insuffisante. Pendant qu'il tenait ce langage, M. de Freycinet savait très bien que les nécessités budgétaires allaient n'exiger ce service dérisoire d’un an que de 40 p. 100 du contingent. Dès le vote de la loi de 1889, une agitation se faisait en faveur du service de deux ans et lorsque le service de deux ans sera établi, une agitation plus redoutable et plus rapidement victorieuse se fera en faveur du service d'un an. Cette évolution, que le général Trochu avait si bien prédite en 1872, est fatale. Nous y assisterons avant peu et c'est peut-être la défense nationale qui expiera la faute des législateurs de 1889 et des législateurs de 1872. Les uns et les autres ont fait une loi de circonstance, au lieu d'une vraie loi organique, tenant, compte des conditions extérieures et surtout des nécessités sociales, politiques et économiques.

Le 19 Juillet fut promulguée la loi sur le traitement des instituteurs et, le 21, la loi sur la protection des enfants maltraités ou moralement abandonnés. La première, dont le succès fut assuré par la collaboration du rapporteur M. Combes et du ministre M. Fallières, répartissait sur huit années les 10 millions accordés à renseignement primaire pour le traitement des instituteurs et des institutrices, divisait les uns et les autres en 5 classes, dont les traitements s'élevaient de 1.000 à 2.000 francs pour les instituteurs et de 1.000 à 1.600 francs pour les institutrices, avec indemnités de résidence de 100 à 200 francs, suivant la population. Ces indemnités étaient à la charge des communes, les traitements à la charge de l'État, qui s'attribuait les quatre centimes départementaux et les quatre centimes communaux de l'enseignement primaire.                                            

Sans parler de la loi sur les candidatures multiples, que nous retrouverons, d'autres lois de moindre importance vinrent à terme dans cette Législature la loi transférant au Panthéon les cendres de Lazare Carnot, de Marceau, de La Tour d'Auvergne et de Baudin une loi d'amnistie une loi modifiant l'article175 du Code pénal, pour réprimer le trafic des décorations et une loi sur la nationalité, qui diminua le nombre des individus sans patrie habitant nos départements frontières ou nos colonies.

Avant d'entrer dans le récit peu édifiant des luttes parlementaires, pendant les deux derniers mois d'existence de la Chambre élue en 1885, il faut rappeler les craintes que l'on éprouva, à la fin du mois de Mai, dans notre pays, d'une nouvelle agression morale de. la Triple Alliance. Le roi Humbert était à Berlin. On parla d'un projet d'excursion des deux alliés a. Strasbourg. Une assez vive émotion s'empara de la France le projet, s'il fut conçu, ne fut pas réalisé Humbert ne renouvela pas la faute d'Alphonse XII.

Nos relations restèrent absolument pacifiques avec toutes les puissances, comme il convenait pendant l'Exposition. La Chambre, donnant un bon exemple, qui sera trop peu imité dix ans plus tard, s'abstint d'interpeller M. Spuller seul M. Félix Faure demanda au ministre quel accueil il ferait à la proposition de conversion de la Dette privilégiée khédivale le ministre répondit que si l'on entamait la conversation avec lui sur ce terrain, il la ferait dévier sur celui de l'évacuation éventuelle de l'Egypte par les Anglais.

Rarement vit-on spectacle plus écœurant que celui que donna la Droite, unie aux boulangistes, pendant les deux derniers mois de la Législature. Elle sembla prendre à tâche de déconsidérer le régime parlementaire et d'en dégoûter le pays. Cela était naturel, puisqu'elle avait lié sa cause à celle de l'aventurier sans scrupules, qui voulait substituer sa Dictature à toutes les lois, à toutes les institutions que la France a si péniblement conquises.

Le 26 Mai M. Laguerre demande à interpeller le Gouvernement sur les lenteurs de la Haute-Cour. Le président de la Chambre répond que l'interpellation est inconstitutionnelle et 296 voix contre 197 lui donnent raison. M. de Cassagnac est l'objet d'un vote de censure. Le surlendemain M. Andrieux, plus habile que M. Laguerre, dépose une demande d'interpellation sur l'attitude du Gouvernement à l'égard de la Haute-Cour l'interpellation est acceptée, discutée et repoussée par 330 voix (contre 199) qui votent l'ordre du jour pur et simple. Dans tous ces scrutins, l'ancien chef du Cabinet radical, M. Floquet, vota fidèlement pour le Cabinet modéré, que d'autres anciens ministres ne soutenaient qu'avec intermittence.

Tous les incidents du dehors étaient pour l'opposition une occasion de tumulte à la Chambre. Le 9 Juin MM. Laguerre, Laisant et Déroulède avaient été arrêtés à Angoulême, en flagrant délit de rébellion contre les agents de la force publique. Le 11 Juin le député d'Angoulême, M. Gellibert des Seguins, interpellait sur cette arrestation. Le 22 Juin M. Le Hérissé accusait les membres de la Commission de la Haute-Cour de détournement de pièces. Le 24 Juin le Tribunal d'Angoulême jugeait les députés arrêtés et infligeait une pénalité peu rigoureuse de cent francs d'amende à MM. Laguerre et Déroulède. Le lendemain, une demande d'interpellation de M. Laguerre amenait un nouveau tapage, de nouveaux scandâtes et un député bonapartiste, M. Lejeune, était expulsé. Le 27 Juin, c'est M. de La Martinière qui reproche à M. Constans d'avoir cédé à des motifs bas et vils, en faisant remplacer M. Richaud, son successeur dans l’Indochine. Le 28 Juin, c'est M. Thévenet qui est attaqué : on lui reproche d'être t'ami et le complice d'un escroc et M. de Cassagnac se fait expulser ; mais, cette fois, l'attaque était tellement injuste et la calomnie si évidente, que M. Cazenove de Pradine, un légitimiste que respectent tous les partis, répudie toute solidarité avec les diffamateurs et que la Chambre, par un ordre du jour de confiance qu'acceptent 368 députés contre 1S6, « flétrit les procédés mis en œuvre par certains adversaires de la République ».

Cette sévère leçon ne corrigea pas « les adversaires de la République ». Le 3 Juillet M. de la Ferrière insinue que M. Rouvier a trafiqué de son influence parlementaire le 11 Juillet M. Laguerre est expulsé, au cours d'une nouvelle interpellation sur les incidents d'Angoulême le 12 Juillet c'est M. Le Hérissé, au cours de la discussion de la loi sur les candidatures multiples. Le vote de cette loi fut un coup droit porté aux boulangistes et à tous ceux qui voulaient faire plébisciter l'aspirant dictateur. Elle fut adoptée le 13 Juillet, par 304 voix contre 229. Un seul républicain, M. Jaurès, la repoussa. Mieux inspiré M. Henri Brisson prononça, pour la défense de la loi, un discours enflammé qui lui valut l'un des plus beaux succès qu'orateur ait jamais remportés et qui lui assurera l'éternelle reconnaissance des républicains. Au trouble des coalisés, on put juger de l'importance de la loi ils avaient résolu d'opposer le général Boulanger à tous les républicains et de n'avoir de candidats à eux que dans les arrondissements dont ils étaient sûrs. Le vote du 13 Juillet déjouait cette tactique et les obligeait à modifier toutes leurs dispositions électorales.

Le surlendemain, à 10 heures un quart du soir, la session ordinaire était close et la Chambre élue en 188S cessait d'exister. Dans son allocution finale, M. Méline la félicita du grand nombre de lois excellentes qu'elle laissait derrière elle, mais il ne put s'empêcher de faire allusion aux dissensions qui l'avaient divisée et dont la France avait tant souffert. L'histoire, qui ne retiendra guère qu'une loi excellente, celle qui concerne les enfants moralement abandonnés, ne sera pas plus indulgente à la Chambre de 188S qu'à l'Assemblée nationale de 1871, parce que ni l'une ni l'autre n'ont voulu accepter les faits accomplis, obéir à la volonté du pays et faire vivre le régime qui pouvait seul, comme le disait encore M. Méline, « abriter tous les Français ».

Le Sénat, après la clôture de la session, resta constitué en Haute-Cour de Justice, pour poursuivre l'instruction du procès Boulanger et consorts. Dès le 12 Juillet la Commission d'instruction avait renvoyé devant la Haute-Cour MM. Boulanger, Rochefort et Dillon, sous la triple accusation de complot, d'attentat et de détournement des deniers publics. Le 18 Juillet Boulanger fit, de Londres, une double réponse à l'acte d'accusation et à la loi contre les candidatures multiples, promulguée de la veille. A l'acte d'accusation il répondit par des injures, traitant les ministres de concussionnaires, de malfaiteurs et de bandits, M. Quesnay de Beaurepaire de procureur déshonoré. A la loi contre les candidatures multiples, il répondit qu'il poserait sa candidature de protestation dans 80 cantons, aux prochaines élections pour les Conseils généraux.

Les élections aux Conseils généraux et aux Conseils d'arrondissement avaient, en effet, été fixées au 28 Juillet et la candidature du général, bien qu'il eût annoncé qu'il ne la poserait que dans 80 cantons, fut en réalité posée dans plus de 400 cantons. Le résultat ne répondit pas à son attente il obtint juste 12 sièges dans le scrutin du 28 Juillet et il dissimula sa déception, en déclarant que c'était « une affaire de très mince importance » et qui n'altérait pas sa confiance dans le triomphe final. Quant aux républicains, ils ne perdirent que 18 sièges sur 800 et, après le ballottage du 4 Août, si leurs pertes s'élevèrent à 29 sièges, ils entrèrent encore dans les Assemblées départementales au nombre de 950 contre 489 boulangistes et réactionnaires et conservèrent la majorité dans 74 Conseils généraux sur 90. En somme, les élections départementales étaient d'un bon augure pour les élections générales et elles étaient loin de constituer un recul pour la République, puisque les boulangistes élus n'avaient réussi qu'en se proclamant ardemment républicains.

Comprenant l'insuffisance de sa lettre du18 Juillet, le général Boulanger avait fait rédiger, le 6 Août, une longue diatribe, en réponse à l'acte d'accusation, qui parvint à Paris le 7 Août, la veille du jour où expiraient les délais impartis aux contumaces pour se présenter devant la Haute-Cour.

Beaucoup de personnes avaient l'illusion de : croire que Boulanger reviendrait de Londres, pour se défendre lui-même quelques-uns de ses partisans les plus dévoués l'y engageaient ; tous les adversaires de la République l'espéraient. Le général préféra, comme toujours, la liberté et ses plaisirs à la prison préventive et à une comparution personnelle il resta a Londres. La Haute-Cour se réunit le 8 Août et entendit, durant trois jours, le réquisitoire du procureur général. La Droite, atterrée par les révélations de M. de Beaurepaire, ne songea qu'à soustraire le prévenu à un châtiment qu'elle sentait inévitable elle déposa un déclinatoire d'incompétence. Soutenue par MM. Oscar de Vallée, Lacombe, Baragnon et par M. Buffet, que l'on ne s'attendait pas a rencontrer en cette compagnie, la thèse de l'incompétence fut combattue par MM. Lenoël, Franck Chauveau et Trarieux et repoussée par 210 voix contre St. Dès lors la Droite se désintéressa de débats dont l'issue n'était plus douteuse. Boulanger et Dillon furent déclarés coupables de complot par 206 voix contre 3, Rochefort par t83 voix contre 23 1 Boulanger, Rochefort et Dillon coupables d'attentat par 198 voix contre 7, Boulanger seul, coupable de détournement de fonds secrets. L'arrêt, rendu le 14 Août, prononçait la peine de la déportation dans une enceinte fortifiée. H fut lu solennellement par M. Le Royer qui avait engagé ses collègues à ne pas manquer de répondre à l'appel nominal, car « ayant été à la peine, ils devaient être à l'honneur ».

Les condamnés répondirent à l'arrêt, le 16 Août, par un Appel aux honnêtes gens. « Nous en appelons, disaient-ils, du mensonge à la vérité et de la Dictature de la boue à la République honnête. Dans son journal M. Rochefort alla plus loin que les auteurs de l'Appel, ce qui semblait difficile. Aucune infamie, écrivait-il, ne saurait surprendre de la part « des vieux escarpes du Luxembourg, qui se sont formés en Comité de salauds publics ». Quelques jours après, le 4 Septembre, Boulanger adressait au président du Conseil une lettre d'un tout autre style, où il demandait presque humblement à être traduit devant la Cour d'appel, à cause de son grade dans la Légion d'honneur, ou devant un Conseil de guerre.

Pendant que les adversaires de la République se livraient à ce débordement d'injures, d'outrages et de calomnies, que le Sénat accomplissait sans fracas son devoir civique, M. Carnot, dont la popularité croissait chaque jour, faisait un parfait contraste avec son indigne compétiteur. A la fin du mois de Mai, il s'était rendu dans le Pas-de-Calais, où il avait recueilli d'unanimes hommages. A chacune de ses visites à l'Exposition, la foute lui prodiguait les applaudissements et les acclamations. A une réception de gala, au grand Opéra, à l'inauguration de la Nouvelle Sorbonne, un public spécial lui fit des ovations dont il fut profondément ému et où il sentit vibrer l'âme même de la France intellectuelle. Le 18 Août, au Palais de l'Industrie, en présence de 18.000 maires, qui avaient répondu à l'appel du Conseil municipal de Paris, il fit entendre une fois de plus la voix même de la patrie[2], qu'il incarnait dans une République profondément démocratique, mais sage, tolérante, largement ouverte à toutes les adhésions sincères. Ses auditeurs allèrent reporter ses paroles dans toutes les parties du pays, redire aux agglomérations urbaines et aux masses rurales que le régime auquel elles devaient tout était noblement représenté et qu'elles pouvaient avoir une entière confiance dans le Président Carnot. Quelques jours après cette belle, patriotique et utile cérémonie, les électeurs de toute la France étaient convoqués pour le 22 Septembre et, en cas de ballottages, pour le 6 Octobre.

Tout le monde avait pris parti, bien avant l'ouverture de la période électorale. Le général, attiré vers les monarchistes, qui lui fournissaient le plus gros de ses ressources, d'abord par le comte Dillon, plus tard par le comte de Paris, était retenu du côté des républicains socialistes et révolutionnaires par M. Rochefort et par les principaux membres de son Comité de protestation nationale. Il promettait aux uns et aux autres tout ce qu'ils désiraient et, quand il était forcé de préciser ses opinions, il se donnait comme le représentant de la république nationale, de la république honnête, ce qui n'inquiétait personne. Au fond, il trompait tous ceux qui l'appuyaient et se disposait à trahir les uns ou les autres, suivant l'événement.

Les monarchistes de toutes nuances s'étaient concertés dès la fin de Juin, en vue des élections. Leur politique électorale était, à cette époque, en conformité parfaite avec leur attitude parlementaire. Ils avaient même forcé la note, se promettant bien de l'adoucir en présence du suffrage universel. MM. de la Rochefoucauld, Jolibois, de Mackau, E. Berger, de Breteuil, P. de Cassagnac, Léon Chevreau, Delafosse, de Martimprey, de Mun et Jacques, Piou c'est-à-dire les bonapartistes les plus notoires, unis aux légitimistes avérés et aux prétendus républicains de Droite, avaient adressé au pays un appel dirigé contre la féodalité parlementaire qui, suivant eux, le discréditait, le ruinait et l'opprimait. Dans le discours de clôture, qu'il prononça comme président de l'Union des Droites, M. de Mackau accentua les attaques « contre la faction qui détenait le pouvoir et qui l'exploitait », il déplora l'exil de princes patriotes, ce qui pouvait s'entendre des bonapartistes ou des orléanistes, et il émit l'espoir « des solutions définitives ».

Ces solutions définitives, que l'on ne précisait pas, pouvaient être soit le triomphe du dictateur, que soutenaient toutes les Droites, soit le triomphe d'une monarchie plébiscitaire, soit le triomphe d'une monarchie chrétienne, comme celle que réclamaient les Cahiers de la Droite de 1889[3]. Cette diversité d'espérance n'empêchait pas, répétons-le, de se montrer unanimes pour jeter le discrédit et la honte sur la République et sur son personnel. Ils sont mal venus, aujourd'hui, à se plaindre que les républicains se souviennent, dix ans plus tard, des attaques haineuses qu'on leur a prodiguées, de l'abominable campagne que l'on amenée contre eux, en 1889 comme en 1877, et qu'ils prennent pour ce qu'il vaut, le ralliement tardif de ces adversaires acharnés.

A trois reprises, le généra ! Boulanger intervint, par des Manifestes ou des Appels en vue des élections, le 27 Août, le 12 et le 15 Septembre. Le 27 Août il se prononça pour la révision par une Constituante, pour la révision qui n'était plus demandée que par une poignée de républicains, très qualifiés mais très rares, MM. Lockroy, Goblet, Millerand. La Presse, l'un des principaux organes du Boulangisme, soutint à la fois des révolutionnaires comme MM. Laguerre, Vergoin et Rochefort, qu'elle appelait des républicains d’origine et des bonapartistes comme MM. Robert Mitchell, Cunéo d'Ornano et Gellibert des Seguins, qu'elle appelait des républicains ralliés.

Le Comte de Paris recommanda aux monarchistes de ne pas traiter en ennemis ceux qui combattaient les mêmes adversaires qu'eux. La recommandation fut entendue et le Comité des Douze ou de l'Union des Droites eut deux sortes de candidats des monarchistes qu'il soutint et des boulangistes qu'il ne combattit pas.

Le Prince Victor, tout en faisant dire qu'il planterait haut et ferme le drapeau de la démocratie impériale, parla le même langage que les coalisés, en déclarant le régime parlementaire incompatible avec le suffrage universel et en disant carrément qu'il poursuivrait les mêmes revendications que les amis du général Boulanger.

Rappelons, pour achever le tableau de la bataille électorale, que le clergé intervint furieusement dans la lutte et que le ministre des Cultes, M. Thévenet, dût le rappeler, par une énergique circulaire, à l'observation du devoir de neutralité, auquel il n'avait jamais si délibérément, manqué.

Malgré tous ces appuis, la coalition était si peu sûre du succès que, le 20 Septembre, le journal de M. de Cassagnac, l'Autorité, rendant un involontaire hommage à la République et à la Constitution tant décriées, affirma qu'il n'était nullement question, pour le moment, de modifier quoi que ce soit aux institutions établies. C'était le glas de l'opposition.

Le 22 Septembre, au premier tour de scrutin, sur 390 résultats acquis, on compta 230 républicains et 160 opposants, lesquels se subdivisaient en 86 royalistes, 52 bonapartistes et 22 boulangistes. Le 6 Octobre furent élus 129 républicains et 51 opposants. Quelques semaines après, la Chambre de 1889 fut complétée par l'élection de 6 députés coloniaux, qui tous les 6 étaient républicains elle comprit alors 366 républicains contre 210 opposants. Les députés nouveaux y figuraient dans la proportion, relativement considérable, de 284. Les républicains avaient fait des pertes regrettables, celles de MM. Goblet et Georges Périn et une perte irréparable, celle de Jules Ferry. Combattu par les moyens les plus odieux, Jules Ferry avait échoué, à une centaine de voix, dans la circonscription de Saint-Dié, qu'il représentait depuis 1871. Il adressa à ses concitoyens une lettre remarquable qui se terminait par ces mots d'une fierté si digne : « La République sort triomphante d'une crise redoutable. Qu'importe qu'elle me laisse sur le champ de bataille ! »

Oui, la République avait triomphé, grâce au prestige de son premier magistrat, grâce à la suprême habileté et au sens politique de M. Constans, grâce aussi à l'union de tous les républicains, d'une coalition monarchiste et cléricale, plus redoutable que celle de 1877, parce qu'elle avait été plus hypocrite. Le Boulangisme était écrasé, la révision était rejetée par toute la France républicaine et les partis opposants étaient frappés d'une impopularité telle, à la suite de leurs honteuses alliances, qu'ils allaient être réduits à l'impuissance, pour de longues années. Du reste ils mirent autant, d'empressement à rompre l'union, qu'ils avaient mis de cynisme à la conclure. La Gazette de France reprocha à ses alliés d'avoir fait perdre 43 sièges à la Droite. Le Soleil annonça que la trace de Boulanger s'effacerait, comme le sillage d'un navire qui a disparu en mer. Le Figaro déclara que la comédie boulangiste était finie. Le Gaulois dit drôlement a ses complices de la veille « Bonsoir, Messieurs. »

Dans la première réunion plénière que tinrent les Droites, le 24 Octobre, avant l'ouverture de la session, on ne prit aucune résolution on manifesta seulement l'intention de se soustraire à l'influence de M. de Mackau, membre du Comité des Douze et l'un des directeurs des opérations électorales qui avaient ramené au Palais Bourbon une Droite mutilée, divisée et impuissante.

Les boulangistes eurent aussi leur réunion extraparlementaire, à Saint-Hélier, où le général s'était réfugié et où il convoqua tous les députés qui avaient été élus sous ses auspices. Son appel fut entendu par '25 d'entre eux ; mais ils se montrèrent aussi divisés que la Droite, quelques-uns seulement opinant pour l'action, avec MM. Laguerre et Naquet. On ne prit pas plus de résolution que ne l'avaient fait les députés de la Droite et la terne missive que le général adressa à la nation française, le jour de l'ouverture des Chambres, passa presque inaperçue. Politiquement, le général Boulanger était mort.

La session extraordinaire de 1889~avait été reculée au 12 Novembre : elle fut précédée, le 29 Septembre, de la distribution des récompenses aux exposants ; le 6 Novembre de la clôture de l'Exposition, qui avait eu deux fois plus de visiteurs que celle de 1878, et qui s'était soldée par un bénéfice de 8 millions et aussi de l'inauguration du beau plâtre de Dalou, le Triomphe de la République, qui fut à la fois un symbole et une réalité. Dans toutes ces cérémonies, M. Carnot grandit singulièrement, en popularité aux yeux de la France, en prestige et en autorité aux yeux de l'Europe.

Les Gauches avaient eu, comme les Droites, une réunion plénière avant la session. On s'était entendu sur le choix d'un candidat unique pour la présidence de la Chambre et M. Hoquet avait été désigné, par 174 voix contre 74 à M. Brisson. M. Floquet avait bénéficié de la correction de son attitude depuis la chute du Cabinet radical. Quant à M. Brisson, malgré son grand succès oratoire du 13 Juillet précédent et la haute dignité de son caractère, on lui gardait toujours un peu rancune, sans même s'en rendre compte, de la part qu'il avait eue à l'élection de la Chambre de1885, de triste mémoire. On lui en voulait peut-être aussi de sa réputation d'intégrité, comme les Athéniens en voulaient a Aristide. Le choix de Floquet ne fournissait aucune indication sur les tendances de la majorité, M. Floquet appartenant, non pas à la même École, mais à la même nuance politique que M. Brisson.

Quelle était, en face de ces manifestations extraparlementaires, l'attitude du Cabinet, victorieux au 22 Septembre et au 6 Octobre ? Il avait d'abord songé à se retirer puis il s'était décidé, sur les instances de M. Carnot, à conserver le pouvoir jusqu'après la validation des élections et il ne s'était modifié que par la substitution de M. Barbey à M. Krantz, lequel s'était volontairement démis de ses fonctions. Tant que la République avait été en danger, le Ministère Tirard s'était t trouvé à la hauteur de la situation. Le président du Conseil 1 avait toujours été d'accord avec tous ses collègues, pour faire face aux assaillants, non sans vaillance devant la Chambre, et pour prendre à temps toutes les mesures nécessaires de salut public, non sans résolution. Le péril conjuré, le très honnête et très courageux chef du Cabinet fut inférieur à sa tâche. I). ne sut pas, dès le premier jour, exercer une influence sérieuse sur la majorité républicaine, qui comptait tant d'hommes nouveaux ; il ne sut pas discipliner toutes ces bonnes volontés et les faire servir à l'action gouvernementale. On eut l'impression, dès le début de la session, que la majorité flotterait au hasard, hésitante entre les nombreux hommes de talent qu'elle comptait dans son sein, hésitante aussi entre diverses directions, parce qu'elle ne trouverait pas, dans le Cabinet, un guide sûr et autorisé, un tempérament et un caractère comme avait été Jules Ferry.

Si notre éducation parlementaire avait été aussi avancée que celle des Anglais, l'homme politique qui avait fait les élections de Septembre-Octobre 1889 et qui avait obtenu une incontestable majorité, c'était dans l'espèce M. Constans, eût été chargé de constituer une administration qui aurait duré, au minimum, autant que la Chambre elle-même, parce que la majorité ne se fut pas avisée de renverser celui auquel elle devait l'existence. Par respect pour les services rendus et surtout par ignorance des véritables règles du régime parlementaire, le Cabinet Tirard fut maintenu tel quel. Quatre autres Cabinets lui succéderont, pendant la durée de la Législature, qui représenteront exactement la même opinion, qui seront dosés dans une proportion toujours sensiblement égale d'éléments modérés et d'éléments radicaux, qui auront à leur tête des chefs plus ou moins éloquents, plus ou moins habiles, plus ou moins populaires, faisant tous la même politique, tous choisis sans cause apparente, tous renversés sans motif appréciable, ou pour un motif futile.

Faut-il dire quel détriment cette instabilité, bien qu'elle soit passée en habitude et soit presque devenue une tradition nationale, apporte aux affaires publiques, quelle insécurité elle répand dans tous les services et, chose plus grave, quel mauvais renom elle donne au régime parlementaire ? L'institution est rendue responsable des fautes qui ne sont imputables qu'aux hommes. La popularité, heureusement éphémère mais prodigieuse et un moment inquiétante du général Boulanger, aurait dû pourtant avertir tous les amis sincères de la République. La démocratie n'aura jamais à sa tête de gouvernants dignes de ce nom, elle ne connaitra jamais « les bons bergers », comme on dit aujourd'hui, si elle ne sait leur assurer la certitude du lendemain.

Ouverte le 12 Novembre et close le 23 Décembre, la session extraordinaire ne dura guère plus d'un mois, puisqu'il fallut huit jours pour valider les élections non contestées, former le bureau de la Chambre et entendre la lecture de la Déclaration ministérielle. M. Floquet fut élu président par 384 voix MM. de Mahy, Develle, Casimir-Périer et Peytral lui furent adjoints comme vice-présidents. La Déclaration ministérielle invitait tous les Français « à la réconciliation et à la concorde, sous le drapeau de la République, élevé au-dessus de tous les partis ». Elle indiquait à l'activité de la Chambre la recherche de la solution des problèmes de justice sociale et, les traités de commerce expirant en 1892, l'étude du régime économique de la France. Une phrase très juste de la Déclaration rappelait que la République devait avoir, à sa tête, un Gouvernement stable et assuré du lendemain. Cette phrase, si elle fut entendue, ne fut pas comprise et l'on ne tint aucun compte de la volonté de la France à cet égard, que le Cabinet Tirard avait très exactement interprétée.

Les discussions de politique pure furent rares à la Chambre, pendant la session extraordinaire. Le 19 Novembre M. Maujan, député radical socialiste, avait déposé une proposition de révision de la Constitution et demandé l'urgence. Après un court débat, l'urgence fut repoussée par 342 voix contre H4. M. Constans avait prédit, dans l'ancienne Chambre, que les fonds secrets de l'Intérieur seraient accordés sans difficultés, si la Chambre nouvelle était républicaine ils furent votés par 288 voix contre181. C'est à ce moment que le ministre de l'Intérieur quitta la Chambre pour le Sénat, où le firent entrer les électeurs de la Haute-Garonne.

Les invalidations prononcées par la Chambre portèrent surtout sur des bonapartistes et des boulangistes. L'enquête fut ordonnée sur les élections de MM. Loreau et Vacher. MM. Thirion-Montauban, le comte Multedo, Neyrand, Léouzon Leduc, Revest, Goussot, Paulin Méry, Naquet, Laur, de Belleval furent invalidés et presque tous réélus. M. Lemyre de Villers fut proclamé député de la Cochinchine, à la place de M. Ternisien, et M. Joffrin député de la Seine, à la place du général Boulanger. La discussion de cette dernière élection fut te prétexte d'un violent débat, auquel prirent part MM. Laguerre, Laisant, Ernest Roche et Déroulède. MM. Joseph Reinach, Brisson et Maujan repoussèrent avec force les attaques des boulangistes et la majorité leur donna raison.

Deux autres votes de la Chambre fournirent une indication sur ses tendances. Le 2o Novembre elle rejeta une demande de secours pour les mineurs en grève et le 17 Décembre elle repoussa une proposition d'amnistie. Dans la seule loi d'affaires qu'elle ait discutée, elle montra quelques variations. Le 21 Novembre MM. Peytral et Leydet avaient fait adopter, malgré le ministre des Finances, par 269 voix contre 210, une résolution favorable à la liberté de fabrication des allumettes. Quarante-huit heures après, la Chambre se déjugeait et repoussait, par 244 voix contre 237, l'article 1er du projet que M. Peytral avait rédigé, en conséquence du vote du 21 Novembre. Le monopole triompha et, le 20 Décembre, M. Rouvier obtint sans difficultés un crédit de 25 millions ; pour l'exploitation de ce monopole et pour le rachat du stock existant de l'ancienne Compagnie.

En dehors de la Chambre agissant officiellement, signalons la formation, sous la présidence de M. Méline, d'un groupe agricole qui allait avoir, pendant les trois années suivantes, une influence décisive sur l'élaboration du nouveau tarif.

Le Sénat, pendant la session extraordinaire, n'eut qu'une seule discussion politique. M. de L'Angle-Beau manoir avait interpellé le ministre des Cultes, sur la suppression de quelques traitements ecclésiastiques, motivée par une violation trop ouverte de la neutralité en temps d'élection. M. Thévenet n'eut pas de peine à se justifier il démontra que le Gouvernement avait agi comme tous les Gouvernements précédents, dans la pleine limite de son droit et avec une évidente modération. L'ordre du jour de confiance fut voté par 196 voix contre 70. Le reste du temps de la Haute Assemblée fut consacré à la première délibération sur le Code rural (police administrative), à la deuxième délibération sur le travail des femmes et des enfants dans les manufactures et à la première délibération sur la vente, en Algérie, des terres domaniales pour la colonisation.

Au nombre des actes de gouvernement, nous n'avons à signaler, à l'intérieur, que la nomination du général Février a la Grande Chancellerie de la Légion d'honneur, et la radiation de M. Laisant des cadres de l'armée territoriale ; à l'extérieur que la participation de la France à la Conférence internationale anti-esclavagiste de Bruxelles.

L'année1889, si pleine de grands et tristes événements, se termine donc, au point de vue parlementaire, avec un Ministère sans grand prestige, une majorité sans grande cohésion et une opposition qui n'accepte pas encore les faits accomplis, qui n'a pas su former un sérieux groupe de Droite constitutionnelle.

La session ordinaire de 1890 s'ouvrit le14 Janvier. Majorité et opposition, à la Chambre, sentaient le besoin de se constituer, de s'organiser ; la majorité avait, de plus, le sentiment très net que la méthode de travail parlementaire était vicieuse. Il y eut d'abord des conciliabules, ensuite des réunions plénières de Droite ou de Gauche et enfin des discussions publiques, où l'on chercha sincèrement à satisfaire les besoins légitimes, à corriger les défauts reconnus. La Droite commença. Elle avait formé, dès le 20 Décembre précédent, une Droite indépendante. Le 22 Janvier se tint une réunion plénière des députés non républicains, qui n'eut pas grand succès. Les députés qui avaient eu l'idée de la Droite indépendante tirèrent argument de cet échec, pour tracer un programme, qui fut publié à la fin du mois de Mars ils s'engageaient à renoncer à l'opposition systématique, à ne pas mettre en question les institutions légalement établies. On trouvait malheureusement, parmi les adhérents à ce programme, quelques noms qui n'étaient pas faits pour inspirer une confiance illimitée aux partisans de la Constitution.

La Gauche eut, elle aussi, sa réunion plénière le 29 Janvier : tout le monde était d'accord sur les inconvénients de l'instabilité ministérielle, sur l'insuffisance du Cabinet, en tant que guide et modérateur ou excitateur de la majorité. On ne sut pourtant trouver, comme remède, qu'une affirmation de respect pour les lois scolaires et prendre qu'un seul engagement : celui de défendre la souveraineté du peuple contre les monarchistes. Une nouvelle réunion plénière des Gauches, tenue le 26 Février, n'aboutit pas plus que celle du 29 Janvier, cette fois par la faute du Ministère. M. Tirard assistait à la réunion et, au lieu de traiter la question politique à l'ordre du jour, il ne parla que des traités de commerce.

Quand la question des grandes Commissions parlementaires fut posée devant la Chambre, le principe en fut défendu par MM. Léon Bourgeois, Graux et Jamais, combattu par MM. le Dr Després et Francis Charmes. La Chambre donna raison à ces derniers ; par 275 voix contre 194. On avait pourtant sous les yeux, depuis le 22 Janvier, le spectacle d'une grande Commission de 85 membres, très compétente et qui avait abordé les enquêtes et les études préparatoires au renouvellement de notre régime commercial avec une infatigable activité.

Le travail parlementaire courant à la Chambre consista en vérification de pouvoirs, interpellations sans grand intérêt et propositions de loi dues à l'initiative des députés. Les seuls incidents à rappeler, dans la suite de la vérification des pouvoirs, sont l'invalidation de M. Bischoffsheim, pour corruption électorale et le beau discours prononcé par M. Ribot[4], dans la discussion d'une autre élection. L'évêque d'Angers, Mgr Freppel, député du Finistère, avait revendiqué pour le clergé le droit de combattre, du haut de la chaire, les candidats « dont le triomphe serait nuisible aux vrais intérêts de la religion ». On pouvait aller loin avec cette doctrine élastique. Le député du Pas-de-Calais fit entendre les vrais principes en cette matière ; il sut fixer avec précision la mesure que devaient garder les prêtres dans les élections il montra quel tort irréparable ils se faisaient et à eux-mêmes et à la religion en dépassant cette mesure. La Chambre, qui ordonne souvent des affichages inconsidérés, eût pu répandre ces sages conseils dans toutes les communes. Par ce discours-ministre, M. Ribot se désignait pour un portefeuille qui lui échut quelques semaines plus tard.

La première interprétation, durant ce trimestre, fut adressée par M. de Monfort à M. de Freycinet. L'administration de la Guerre n'avait pas prévu que l'augmentation de l'effectif, résultat de la loi de 1889, nécessiterait l'accroissement des articles de literie. Le ministre de la Guerre, avec son habituelle virtuosité, obtint un ordre du jour de confiance, voté par 417 voix contre 26. Quelques jours après il déposait, pour réparer l'oubli commis, une demande de crédit de 1100 000 francs. Le garde des sceaux bénéficia également d'un vote de confiance, après sa réponse à M. Chiché, qui lui avait reproché d'introduire dans la magistrature des parlementaires non réélus. Enfin M. Lachèze procura un succès à M. Constans, en lui demandant les motifs d'une décision qui avait annulé une délibération du Conseil municipal de Paris, accordant une subvention aux grévistes. L'intervention de M. Joffrin dans ce débat avait exaspéré les boulangistes et trois d'entre les plus violents MM. Déroulède, M. Devoye et Laguerre avaient été frappés d'exclusion temporaire.

La première des propositions de loi que nous avons annoncées émanait de M. Cazenove de Pradine elle fut provoquée par l'algarade du duc d'Orléans. Ce jeune prince était venu à Paris, pour prendre part au tirage au sort de sa classe. Le Gouvernement aurait pu le faire reconduire à la frontière il se crut tenu de respecter la loi de 1886, qui l'obligeait à envoyer le duc d'Orléans en police correctionnelle. Cette juvénile équipée se termina par une condamnation à deux ans de prison, suivie d'une grâce très prompte. C'est le 10 Février que M. Cazenove de Pradine avait proposé l'abrogation de la loi d'exil le passage à la-discussion des articles fut repoussé, après quelques mots de M. Thévenet, par 320 voix contre 178.

Une majorité aussi forte refusait, le 24 Février, la prise en considération à une proposition d'amnistie de MM. Maujan, Joffrin et Dumay.

Au Luxembourg une proposition sur la séparation du Conseil général et du Conseil municipal de la Seine fut prise en considération le 31 Janvier et, du 6 au 13 Février, fut achevée la première délibération sur la responsabilité des accidents ouvriers. La discussion de la proposition Marcel Barthe, qui transférait du jury à la police correctionnelle la connaissance des délits d'injure, d'outrage et de diffamation commis par la voix de la presse à l'encontre des fonctionnaires, fut beaucoup plus vive. Après une lutte sérieuse (13-21 Février) entre M. Trarieux, hostile à la proposition, et MM. Tirard et Thévenet, le Sénat décida, par167 voix contre 102, de passer à une seconde délibération. Celle-ci eut Heu le 27 et le 28 Février. Appuyée par M. Challemel-Lacour, combattue par M. Lisbonne, la proposition réunit une plus grosse majorité : 170 voix contre 96. On remarqua que les ministres avaient donné sans réserve en faveur de la proposition.

Des bruits, avant-coureurs d'une dislocation, couraient alors sur le manque d'homogénéité du Cabinet et en particulier sur les dissentiments qui divisaient son chef nominal M. Tirard et son chef réel M. Constans. L'incompatibilité d'humeur entre ces deux hommes était évidente et les bruits avaient quelque fondement. Le Gouvernement avait appelé, à la première présidence de la Cour de cassation, un ancien garde des sceaux du Cabinet Rouvier en 1887, M. Mazeau, sénateur de la Côte-d'Or, que ne désignaient ni l'éclat de ses services, ni ses talents oratoires, ni sa science de jurisconsulte. « La presse va encore nous attaquer, aurait dit, à ce sujet, M. Tirard en plein Conseil. Je l'espère bien, répondit M. Constans. — Vous y contribuerez peut-être, répliqua M. Tirard. » Ce vif dialogue était peut-être apocryphe et M. Constans, pour sa part, désavoua le langage qu'on lui prêtait ; mais sa démission, donnée le jour même (1er Mars), confirma tous les bruits qui circulaient depuis quelques semaines. M. Tirard, comprenant que le départ de M. Constans décapitait son Ministère, voulait se retirer. L'intervention pressante de M. Carnot lui imposa la conservation du pouvoir. M Léon Bourgeois, sous-secrétaire d'Etat à l'Intérieur sous M. Floquet, remplaça M. Constans et le Cabinet se présenta !e 2 Mars devant la Chambre. Elle lui accordait le 3 Mars un vote de confiance, à la majorité de 257 voix contre 198, après un débat très confus, où M. Tirard s'excusa maladroitement d'un changement dont il n'indiqua pas les causes où M. Barthou, un jeune député de la Gauche, fit de brillants débuts, en réclamant l'exécution intégrale des lois militaire et scolaire où M. Léon Bourgeois, le nouveau ministre de l'Intérieur, laissa entendre qu'il aiguillerait plus à gauche que le président du Conseil ; où M. Ribot, sans répudier les lois militaire et scolaire, mit en garde le Cabinet contre les vexations inutiles où M. Clémenceau développa le programme radical et où M. Thévenet fit une sorte d'amende honorable, pour l'appui qu'il avait donné à la proposition Marcel Barthe devant le Sénat.

La combinaison Tirard, ainsi replâtrée, dura juste dix jours. Elle devait succomber sur une question de politique extérieure et par un vote du Sénat, contrairement à toutes les prévisions et presque à toutes les traditions. Le portefeuille des Affaires Étrangères était pourtant tenu par un vieux et ferme parlementaire, qui avait été à l'Ecole de Gambetta et qui n'avait eu que des succès, chaque fois qu'il avait dû répondre à une question de député ou de sénateur. M. Flourens l'avait interrogé sur le droit de pêche à Terre-Neuve, M. de Breteuil sur la reconnaissance par la France du protectorat italien à Massaouah. Les droits de la France à Terre-Neuve, dit M. Spuller, seront sauvegardés. La France n'a rien reconnu à Massaouah.

Le 5 Mars M. Spuller eût à répondre à une interpellation de Laur et Antide Boyer, sur la participation de la France à ce que l'on a appelé la Conférence ouvrière de Berlin. Par une fantaisie de souverain jeune et inexpérimenté, l'Empereur d'Allemagne avait eu la pensée de réunir les représentants des principales puissances industrielles et de recueillir leurs vœux sur le règlement du travail dans les mines, le règlement du travail du Dimanche, le règlement du travail des enfants, des jeunes ouvriers et des femmes. Le Gouvernement français accepta les ouvertures du Gouvernement allemand et il fit connaître cette acceptation par une dépêche du 27 Février, adressée à notre ambassadeur à Berlin, M. Herbette. Devant la Chambre, M. Spuller justifia cette attitude par un langage d'une si parfaite mesure et d'une si haute dignité qu'au vote sur l'ordre du jour pur et simple, il n'y eût que 4 opposants, 4 boulangistes, contre 48S approbateurs.

La Conférence se réunit à Berlin du 15 au 29 Mars. La France y fut représentée par MM. Jules Simon, Tolain, Burdeau, Linder et Delahaye, un ouvrier mécanicien. Des vœux furent émis conseillant des améliorations déjà introduites en France et qui n'avaient aucun caractère obligatoire. Quant aux conséquences de la Conférence internationale, s'occupant des questions ouvrières dans une paisible discussion de quinze jours, elles ne répondirent ni aux espérances des promoteurs ni à celles des adhérents.

L'opinion était encore sous l'impression du succès diplomatique et du succès de tribune remporté par M. Spuller, le ë mars, quand il eut à faire connaître au Sénat son sentiment sur le traité de commerce de 186') avec la Turquie, qui expirait le 13 Mars. Le ministre des Affaires Étrangères déclare que, dans sa pensée, l'expiration du traité de 1861 laisse subsister les conventions antérieures de 1838 et de 180~. MM. Foucher de Careil, Griffe et Lacombe contestent cette e manière de voir ; le Sénat leur donne raison en repoussant, a 12 voix de majorité, l'ordre du jour pur et simple accepté par le Cabinet et en votant, par183 voix contre 93, un ordre du jour de MM. Bérenger et Sébline, qui invitait le Gouvernement à négocier avec la Turquie un modus vivendi destiné à prendre fin avec les traités de commerce actuellement existants. Le deuxième Ministère Tirard avait vécu il était mortellement atteint depuis le 1er Mars.

Que l'on se rappelle dans quelles conditions ce Ministère avait pris le pouvoir, en Février 1889, et l'on rendra pleine justice à ses efforts, à son courage, à son dévouement. Ce n'est pas trop dire que d'affirmer qu'il a sauvé la République et la liberté, menacées par la plus honteuse des Dictatures, par la plus immorale des coalitions. Succédant au Ministère Floquet, qui avait inscrit la révision en tête de son programme, il comprit qu'il n'y avait de salut que dans l'ajournement de la question qui nous divisait le plus et dans la pratique de la Constitution de 1870. Mais les collègues de M. Tirard ne renoncèrent pas, comme ceux de M. Floquet, à l'exercice des pouvoirs que cette Constitution leur conférait et ils citèrent les factieux devant la Haute-Cour. Ils ne placèrent pas les principes au-dessus de la République, ils ne pensèrent pas qu'en ôtant aux électeurs le droit de porter leurs votes sur Boulanger, ils attentaient à la liberté du suffrage universel. La loi contre les candidatures multiples fut une loi de salut national, qui découragea les velléités plébiscitaires. Elle portait si peu atteinte à la liberté des électeurs que si ceux-ci avaient donné leurs suffrages à 300 boulangistes, le 22 Septembre et le 6 Octobre, rien n'eût empêché le général Boulanger de remplacer M. Carnot à l'Elysée ; car nous en étions venus là, il y a dix ans, de redouter la substitution d'un soldat révolté à un citoyen sans reproche et d'un faux patriote au meilleur serviteur de la France. Ce sera l'éternel honneur du Ministère Tirard, de nous avoir délivrés de ce cauchemar, d'avoir épargné à notre pays cette suprême humiliation et les catastrophes qui en auraient été l'inévitable conséquence.

 

 

 



[1] Appendice V. Discours prononcé par le Président de la République, à l'occasion du centenaire de la Révolution française, le 5 Mai 1889, à Versailles.

[2] Appendice VI. Discours de Carnot aux maires, prononcé le 18 août )889, au Palais de l'Industrie.

[3] Appendice VH. Les Cahiers de la Droite en I889.

[4] Appendice VIII. Discours de M. Ribot en réponse à l'évoque d'Angers, député du Finistère, sur le rôle du clergé dans les élections.