Les démarches de M.
Méline. — Opinion de M. de Freycinet sur la crise. — Le Cabinet Tirard. — La
Déclaration ministérielle. — Chambres syndicales et groupes corporatifs de la
Seine. — M. Ferroul et l'enquête sur les revendications ouvrières. — Rentrée
du duc d'Aumale. — L'incident Atchinof. — Dissidences à la Ligue des
patriotes. — Interpellation Laguerre. — Poursuites contre MM. Turquet,
Laisant, Laguerre. — Le banquet de Tours. — L'option pour Paris. — La fuite
en Belgique. — Poursuites contre Rochefert, Dillon, Boulanger. —
L'autorisation de poursuites à la Chambre. — Le Sénat convoque en Haute-Cour.
— La Commission d'instruction. — La Compagnie du Canal interocéanique suspend
ses paiements. — M. Rouvier et le Comptoir d'escompte de Paris. — L'œuvre législative.
— Centenaire de la Révolution et ouverture de l'Exposition. — Le budget de
1890 il ta Chambre. — La loi militaire au Sénat. — Les partisans du service
de deux ans. — La loi sur le traitement des instituteurs. — La loi sur les
candidatures multiples. — Le roi Humbert à Berlin. — MM. Félix Faure et Spuller.
— Efforts pour déconsidérer le Parlement. — L'incident d'Angoulême. — Les
expulsions à la Chambre. — Ouverture de la session et de la Législature. — Réponse
de Boulanger au réquisitoire du procureur-général. — Les élections cantonales.
— La diatribe du 6 Août. — Le jugement de la Haute-Cour. — L'appel aux honnêtes
gens. — Les
voyages de M. Carnot. — Le Comité de protestation nationale. — Attitude des
monarchistes. — Les ralliés. — Les trois Manifestes de Boulanger. — Le Comité
des Douze. — Le Prince Victor. — Hôte du Clergé. — Prudence de l'Autorité.
— Les deux tours de scrutin. — Échange de récriminations. — Les réunions
plénières de groupes. — Distribution des récompenses. — MM Floquet et Brisson.
— Attitude effacée du Cabinet. — Notre éducation politique. — Ouverture de la
session extraordinaire. — Vote des fonds secrets. — Les invalidations. —
L'amnistie. — M. Méline et le groupe agricole. — Les traitements
ecclésiastiques supprimés. Le général Février. M. Laisant. Session ordinaire
de 1890. — Réunion plénière des Gauches. — Les grandes Commissions
parlementaires. — Note du clergé dans les élections. — L'administration de la
Guerre. — Proposition Cazenove de Pradine. — Proposition Marcel Barthe au
Sénat. Dissidences dans le Cabinet. — Le Congrès de Berlin. — Le traité de
commerce avec la Turquie. — Chute du Cabinet. — Appréciation générale sur le
deuxième Ministère Tirard.
Le vote
du 14 Février mit le Président de la République et le Parlement dans un assez
cruel embarras. M. Floquet et le parti radical avaient échoué à tous les
points de vue ils n'avaient réussi à faire adopter aucun article de leur
programme et ils avaient laissé faire à la coalition boulangiste les plus
inquiétants progrès. Aussi quelques hommes éminents du parti modéré, M.
Waldeck-Rousseau en tête, se prononçaient-ils pour la constitution d'un
Ministère de combat qui lutterait à la fois contre le Boulangisme et contre
le Radicalisme. Une solution aussi nette n'était pas pour plaire a la
majorité et. d'un commun accord, l'on s'arrêta à une combinaison mixte, à un
Cabinet dit de conciliation, où une' place serait faite à quelques éléments
radicaux. Le président de la Chambre, M. Méline, accepta la mission de former
ce Cabinet et il se mit à l'œuvre, avec sa décision habituelle. Le concours
de M. Rouvier pour les Finances, de M. Casimir Périer pour l'Instruction
Publique, de MM. Loubet et Dautresme pour deux autres portefeuilles, lui fut
acquis dès le début. Mais les premiers radicaux auxquels il s'adressa, MM.
Ménard-Dorian et Yves Guyot, repoussèrent formellement ses avances et il dut
se rejeter sur MM. Ribot et Thévenet. Dans la pensée de M. Méline, M. de Freycinet
aurait fait partie de la combinaison, en échangeant la Guerre contre les
Affaires Étrangères. On lui reprochait, en effet, non sans raison, de manquer
d'énergie dans son opposition au Boulangisme et l'on jugeait préférable de
mettre un soldat à la Guerre. M. de Freycinet ne l'entendit pas ainsi. La
situation, selon lui, ne comportait qu'un Ministère d'Exposition. Une Note
officieuse du Temps le déclara de sa part, deux chefs des républicains
indépendants, MM. Siegfried et Delmas, portèrent la même déclaration à M.
Méline et celui-ci, docile, essaya d'une combinaison où la Guerre était
laissée à M. de Freycinet. L'opposition de MM. Ribot et Casimir-Périer amena
l'échec de cette suprême tentative et M. Méline déclina ses pouvoirs. On
était au 21 Février. M. Carnot recourut encore une fois au dévouement de M.
Tirard, qui prit la présidence du Conseil et le Commerce, avec M. Rouvier aux
Finances, M. Constans à l'Intérieur, M. de Freycinet à la Guerre, M. Thévenet
à la Justice, M. Fallières à l'Instruction Publique, aux Beaux-Arts et aux
Cultes, M. Yves Guyot aux Travaux Publics, M. Faye à l'Agriculture, M. Jaurès
à la Marine et aux Colonies, M. Spuller aux Affaires Etrangères. Moins
d'un mois après sa constitution, le Cabinet Tirard fut modifié par la mort du
vice-amiral Jaurès. Il eut pour successeur le vice-amiral Krantz, et les
Colonies, confiées a un sous-secrétaire d'État, M. Étienne, furent rattachées
au ministère du Commerce. Cette modification ne changea pas le caractère de
l'administration nouvelle, qui ne fut ni purement radicale, ni exclusivement
modérée. C'était bien un Ministère d'Exposition, comme l'avaient voulu MM. de
Freycinet, Siegfried et Delmas, mais personne, sauf peut-être M. Constans, ne
savait encore si ce serait un Ministère de lutte sans merci contre la faction
boulangiste. La
Déclaration ministérielle, lue le 23 Février, fut assez nette. Les membres du
Cabinet Tirard se donnaient comme des hommes de bonne volonté, bien décidés à
remplir tous les devoirs que la situation commandait. Ils s'engageaient à
pratiquer une politique large, tolérante et sage, à mener à bonne fin la loi
militaire, à juger sévèrement les fautes et les défaillances des
fonctionnaires et surtout à déjouer et à réprimer les tentatives des
factieux. Étaient-ce là de ces engagements vagues, que prennent tous les
pouvoirs nouveaux, ou des promesses fermes que l'on était bien décidé à tenir
? Le public, le parlement et l'opposition ne tardèrent pas à être renseignés. Les
chambres syndicales et les groupes corporatifs indépendants de la Seine
étaient préoccupés de la suite à donner aux demandes des Congrès, que les
ouvriers socialistes révolutionnaires avaient tenus à Bordeaux et à Troyes,
en Octobre et en Décembre 1888. Ils comptaient sur le Gouvernement, pour
faire prendre en considération ces demandes, qui comportaient la journée de
huit heures, l'établissement d'un minimum de salaire, correspondant aux
dépenses minima nécessaires dans chaque localité, l'interdiction de
l'exploitation de la main-d'œuvre par le marchandage et la mise à la charge
de la Société des enfants, des vieillards des invalides du travail. C'était
toute la question sociale, que les groupes socialistes révolutionnaires
prétendaient traiter, en Province dans des conversations avec les préfets, à
Paris dans un entretien avec le ministre de l'Intérieur. M. Floquet, avant de
tomber du pouvoir, avait accepté le rendez-vous et prescrit aux préfets de
l'accepter, dans une circulaire où il se prononçait assez arbitrairement
contre le marchandage. M. Constans en prenant possession de son ministère, le
23 Février, adressait la lettre suivante au préfet de police, M. Lozé : « Monsieur
le préfet, Je vous prie de vouloir bien informer MM. les délégués des
chambres syndicales et groupes corporatifs indépendants de la Seine, qui ont
annoncé leur intention de se présenter demain Dimanche 24 Février au
ministère de l'Intérieur, que je ne pourrai les recevoir. Vous
voudrez bien aussi leur faire savoir que tout rassemblement, tout
attroupement sur la voie publique seront sévèrement interdits et que la
préfecture de police ne tolérera aucune manifestation. » M.
Boulé, le chef des blanquistes, qui avait choisi la date du 34 Février pour
porter les revendications ouvrières place Beauvau, se le tint pour dit et il
n'y eut aucune manifestation sur la voie publique à Paris. Cette
tentative avortée d'agitation eut son écho au Palais Bourbon et au
Luxembourg. A la Chambre, un député socialiste, M. Ferroul, obtint l'urgence
pour une proposition tendant à nommer une Commission d'enquête sur les
revendications ouvrières. L'urgence fut votée par 189 voix contre 175, par
suite de l'abstention d'un grand nombre de monarchistes, mais la Commission
ne fut jamais nommée, et il faut reconnaître que le moment eût été mal
choisi, en fin de Législature, au plus fort du mouvement boulangiste, pour
nommer une Commission de cette importance. Le
Sénat, plus politique que la Chambre, ne se livrait pas à ces inutiles
manifestations. M. Trarieux avait rappelé que la majorité des Tribunaux
n'admettait pas le décret de 1848 qui avait supprimé le marchandage. Le
ministre de l'Intérieur répondit qu'il ne lui appartenait pas de donner de
consultation juridique à cet égard, désavouant indirectement l'interprétation
de son prédécesseur, M. Floquet, et le marchandage resta parfaitement licite. En
dehors des Chambres, le ministre de l'Intérieur prit une mesure de politique
tolérante, en ordonnant de surseoir à la laïcisation du personnel de deux
hospices de l'État. Du même esprit procédait l'acte gouvernemental qui
rouvrit les portes de la France à un adversaire acharné du général Boulanger,
au duc d'Aumale. C'est le duc d'Aumale qui devait répondre, quelques mois
plus tard, aux amis du Comte de Paris, contractant avec les complices du
nouveau Catilina : « Je ne sais pas si c'est l'intérêt, mais je
suis sûr que ce n'est pas l'honneur. » Ces mesures étaient habiles parce que,
dans la lutte pour la vie que le Gouvernement venait d'engager contre les
factieux, 'il ne fallait négliger aucun concours. Une
interpellation de MM. Pelletan et-René Laffon à la Chambre, sur la rentrée du
duc d'Aumale, se termina par l'adoption de l'ordre du jour pur et simple, que
votèrent 304 députés contre 137. Ni l'attaque ne fut très vive, ni la
victoire très difficile. Cette interpellation se produisait d'ailleurs assez
malencontreusement, le 9 Mars, quelques jours après d'autres interpellations,
beaucoup plus violentes, que les chefs de la faction avaient adressées au
Gouvernement, à propos de l'affaire de Sagallo et des poursuites intentées à
la Ligue des patriotes. Sous le
Ministère Floquet, un Russe illuminé, le cosaque Atchinof, qui se proposait
d'introduire la religion grecque en Abyssinie, avec l'aide de compatriotes, illuminés
comme lui, et de quelques popes, avait projeté de s'introduire en Afrique par
le territoire français d'Obock. Le 18 Janvier il réussit à tromper la
surveillance de nos croiseurs, à débarquer sur une plage qui ne lui fut pas
disputée et à s'installer à Sagallo. Un ministre des Affaires Étrangères,
moins nerveux que M. Goblet ou mieux servi par ses agents, eût sans doute
réussi à éconduire les Russes, que désavouait leur Gouvernement, sans coup
férir. On les invita à se retirer ; ils s'y refusèrent un navire français
bombarda leur petite troupe, leur tua 6 hommes et les obligea à se laisser rapatrier.
Ce conflit, vite apaisé, s'était produit le 17 Février. Quand la nouvelle en
parvint en France, elle y produisit mauvais effet et la Ligue des patriotes
exploita, suivant sa coutume, le sentiment patriotique au profit de ses
ambitions politiques. A
l'origine la Ligue des patriotes avait compris presque tous tes chefs de
parti républicain et en particulier des hommes comme Jules Ferry, comme M.
Joseph Reinach et bien d'autres, contre lesquels elle devait s'élever plus
tard avec le plus d'injuste violence. Ses incursions sur tous les terrains
que lui interdisaient ses statuts, les inquiétantes imprudences de son chef,
M. Déroulède, avaient d'abord éteigne d'elle tous les hommes de gouvernement.
Au milieu de l'année 1887 elle avait pris parti pour le général Boulanger,
travaillé à son maintien au ministère de la Guerre et, après l'échec de cette
tentative, essayé de maintenir M. Grévy a la Présidence, en haine de M. Jules
Ferry. Son rôle dans cette circonstance détermina une scission entre les
patriotes sans épithète et les patriotes politiciens ces derniers, les seuls
qui lui restèrent fidèles, étaient tous d'ardents partisans du général Boulanger.
Désormais il n'y a plus de distinction entre ceux-ci et ceux-là et, vienne la
dissolution de la Ligue, tous ses membres iront grossir les rangs du
Boulangisme. C'est
l'affaire de Sagallo qui détermina cette dissolution. MM. Déroulède, Laguerre
et Richard avaient signé une protestation parfaitement antipatriotique, où
les faits qui s'étaient passés en Afrique était odieusement travestis, où le
Gouvernement était calomnié, ou la cause de la France était séparée de celle
de ses chefs, où l'on dénaturait les faits pour provoquer à la haine de la
République. Les pouvoirs publics relevèrent te défi que leur adressait une
Association factieuse. Le 28 Février un commissaire de police se présenta au
siège de la Ligue il lui intima l'ordre d'avoir à cesser ses réunions et
l'informa que des poursuites étaient intentées contre elle pour violation des
articles 84, 291 et 292 du Code pénal. Le même jour une question, posée au
Cabinet par M. Hubbard, avait permis à la Chambre, après des réponses très
dignes de MM. Goblet et Spuller, de « s'associer aux sentiments de
sympathie pour la nation russe exprimés par le Gouvernement ». Le 2 Mars
suivant vint devant elle une interpellation de M. Laguerre, à propos des
poursuites. L'ordre du jour de confiance, déposé par M. Floquet, réunit une
belle majorité. La Chambre comptait sur l'énergie du Gouvernement pour faire
appliquer la loi et pour réprimer les entreprises des factieux. Signalons ici
la généreuse attitude de M. Hoquet. L'ancien chef du Cabinet radical ne
marchanda jamais son concours aux modérés pour la défense des lois, pour la
sauvegarde des institutions républicaines. Les
premières poursuites contre la Ligue, pour association non autorisée,
n'avaient pas compris les parlementaires. Quand l'information judiciaire eût
démontré l'existence d'une Société secrète parfaitement organisée, le
ministère public dût demander à la Chambre l'autorisation d'impliquer dans
les poursuites trois de ses membres MM. Turquet, Laisant et Laguerre. Même
autorisation dût être demandée au Sénat pour M. Naquet. Les
rapporteurs des Commissions de poursuites furent M. Demôle au Sénat et M.
Emmanuel Arène à la Chambre. Au Sénat la discussion fut calme, comme
toujours, et l'autorisation fut accordée, le 't4 Mars, par 205 voix contre
S7~ parmi lesquelles on eut le regret de compter celle de M. Buffet. Au
Palais Bourbon la discussion fut d'une violence inouïe. Après des discours de
MM. Laguerre et Cassagnac, qui dépassèrent toutes les limites de l'injure ou
de l'outrage, après que le général Boulanger fût demeuré immobile et muet
sous les flèches acérées que lui décochait M. Emmanuel Arène, l'autorisation
de poursuite fut accordée, par 3i7 voix contre 214. MM. Andrieux, Goblet, de
Lanessan et Millerand votèrent contre, avec toute la Droite et les
Boulangistes. M. Lockroy s'abstint. Deux
jours après cette séance, M. Laguerre remontait à la tribune, le 16 Mars,
pour interpeller M. Constans sur l'affaire Baratte : avec une violence
froide, il accusait le ministre de l'Intérieur d'avoir reçu des pots-de-vin
d'un escroc que la cour de Nancy venait de condamner. M. Constans n'opposa à
ces calomnies que l'expression tranquille de son dédain et la Chambre passa
outre. C'est
contre les principaux complices du général Boulanger qu'étaient dirigées les
poursuites entamées contre la Ligue des patriotes, poursuites a l'abri
desquelles le principal coupable restait encore, bénéficiant d'une
scandaleuse impunité. A la chute du Ministère Floquet, le général Boulanger
et son Comité avaient voté contre la révision qu'avait proposée le Ministère « aux
abois ». La révision, disaient-ils, n'était qu'une « comédie »
et « un piège tendu au pays ». Cette manifestation faite, les
conspirateurs avaient continué de conspirer et de voter, dans tous les
scrutins, contre le Ministère Tirard, sans que leur chef, qui assistait
rarement aux séances, se départît de son silence. Le générai préférait les
occasions où il ne rencontrait pas de contradicteurs et où il pouvait
prononcer quelque discours retentissant, soigneusement préparé à l'avance,
par les fournisseurs habituels de cette littérature prétorienne. C'est
dans ces conditions que fut prononcé, le Mars, le discours du banquet de
Tours, que M. Boulanger présida, entouré de ses acolytes ordinaires,
républicains intransigeants, monarchistes ou bonapartistes MM. Laguerre,
Duchesne, Robert Mitchell, Turquet, Loqueyssie, Gaston Laporte, Laisant,
Dugué de la Fauconnerie. Il y avait, dans ce discours manifeste, trois
parties distinctes un essai de programme, des injures et un appel non déguisé
aux conservateurs catholiques. Le programme se résumait en ces mots république
consolidée, autorité restaurée, liberté grandie. Les injures à l'adresse des
parlementaires, faméliques, usurpateurs, tyrans au petit pied, calomniateurs éhontés,
étaient devenues banales, à force de répétition. L'appel aux conservateurs
catholiques, faisait miroiter à leurs yeux un respect attendri pour la
liberté de conscience, proclamée « la première et la plus respectable de
toutes les libertés ». Deux
jours après, le 19 Mars 1889, le général Boulanger se fit entendre pour la
dernière fois avant de quitter la France. Dans une lettre, adressée à ses
électeurs du Nord, il leur annonça son option pour Paris et lança une
nouvelle attaque contre la meute dévorante des parlementaires. Sentait-il
déjà le terrain lui manquer sous les pieds ? En tout cas, on ne retrouve pas
dans ce document la certitude du triomphe prochain, que les partisans et les
alliés du général escomptaient à ce moment, et que tous les républicains
sincères redoutaient. C'est que le Sénat organisait alors, sur la proposition
de M. Morellet, la procédure de la Haute-Cour, en se contentant, réserve
significative, de statuer sur la procédure relative aux attentats contre la
sûreté de l'État. La loi, qui organisait une Commission de 9 membres et de 5
suppléants, chargée de l'instruction, fut votée au Luxembourg le ~9 Mars. Le
lendemain, par un scrupule aussi honorable qu'impolitique, le procureur
général près la Cour d'appel de Paris, M. Camille Boucliez, donna sa
démission, pour ne pas demander à la Chambre des poursuites contre le général
Boulanger. Cette
démission aurait dû rassurer le général elle acheva de l'affoler. Le 1"
Avril, en recourant à des moyens de vaudeville pour dépister la police, il
quittait Paris et la France, ou il ne devait plus remettre les pieds. On
prétend que M. Constans, le soir du 1er Avril, lorsqu'il apprit que le
général avait passé la frontière, prononça ces mots. « Maintenant il est
fini, la partie est gagnée ; il ne reste plus qu'à accomplir les formalités. »
Prononcés ou non, ces mots résumaient admirablement la situation. La « fuite
en Egypte » était une telle faute, elle indiquait une telle
méconnaissance de l'opinion, que l'on ne peut admettre qu'aucun des
conseillers politiques de Boulanger l'y ait poussé. Quelques-uns pourtant se
sacrifièrent MM. Naquet, Laguerre et Laisant dirent qu'ils avaient conseillé
cette démarche insensée d'autres MM. Susini, Michelin, Georges Thiébaud se
séparèrent avec éclat et ce dernier accompagna sa démission de membre du
Comité de ces sévères et trop justes paroles « Quand on embrasse la cause du
peuple contre les oligarchies qui l'exploitent, ce n'est pas pour faire la
fête. » Quant aux journaux du parti, comme la Cocarde, ils
multipliaient les éditions, pour démentir le départ de Boulanger, au moment
même ou celui-ci écrivait de Bruxelles qu'il se présenterait devant des jurés
ou des magistrats, mais non pas devant des adversaires politiques. Saisie
d'une demande d'autorisation de poursuites par M. Quesnay de Beaurepaire, qui
avait remplacé M. Camille Bouchez, la Chambre l'accorda par 333 voix contre 199,
le 4 Avril la Droite seule protesta violemment contre la requête de M. de
Beaurepaire, que M. de Cassagnac qualifia « un tissu d'infamies et de
mensonges ». Le nouveau procureur général s'était trop souvenu de M. de
Glouvet ou de Lucie Herpin et avait rédigé sa requête comme un roman, mais
cette requête péchait surtout par omission. Elle ne demandait à déférer au
Sénat que M. Boulanger, laissant de côté les parlementaires qui se
proclamaient solidaires de ses actes, qui étaient aussi coupables que lui et
qui auraient été condamnés comme lui, s'ils avaient été déférés à la
Haute-Cour. On ne voit guère pourquoi ceux qui affirmaient audacieusement
cette solidarité étaient exceptés d'une poursuite qui atteignait MM. Dillon
et Rochefort. Le général Boulanger, dans une lettre du 5 Avril, répondit à la
requête incomplète du procureur général, en lui reprochant de s'être mis au
service d'un Gouvernement déshonoré, de s'être rendu indigne du titre de
magistrat. Fort du
vote de la Chambre, le Gouvernement, par un décret du 8 Avril, convoqua le
Sénat en Haute-Cour pour le 12Avri), afin de statuer sur les faits d'attentat
contre la sûreté de l'État, à la charge de M. Boulanger et tous autres. M.
Léon Renault voulut interpeller le garde des sceaux sur la constitution de la
Haute-Cour son interpellation fut renvoyée à un mois M. Buffet demanda que
l'on attendît au moins la promulgation de la loi de procédure la question
préalable lui fut opposée et réunit 172 voix contre TI. Après quoi, le
Gouvernement porta la loi de procédure à la Chambre, la fit adopter par 309
voix contre 213, et la promulgua le 10 Avril. Le 12
Avril le Sénat nomma la Commission chargée de l'instruction et de la mise en
accusation. Le duc d'Audiffret-Pasquier ayant refusé la place que les Gauches
avaient offerte à la Droite, parce qu'il pensait peut-être, comme M. Hervé ;
que les poursuites étaient « puériles et odieuses », la Commission ne fut
composée que de membres de la Gauche. La Haute-Cour tint sa première audience
le jour même. Trois sénateurs se récusèrent, dont M. Léon Renault, qui « ne
pouvait pas juger M. Boulanger, parce qu'il le haïssait ». Le procureur
général lut l'acte introductif d'instance comprenant dans la poursuite, sans
préjudice des co-auteurs ou complices, MM. Boulanger, Dillon, Rochefort. La
Haute-Cour se constitue en Chambre du Conseil et, par 210 voix contre85, ordonne
qu'il soit procédé à l'instruction. Les trois accusés étant en fuite, cette
instruction allait se prolonger plus de trois mois. Mais le premier vote
annonçait le résultat final. La décision du Gouvernement avait tué dans l'œuf
la conspiration et empêché le coup qui se préparait pour faire présider
l'Exposition par un soldat révolté. Le lendemain, les Chambres s'ajournaient
pour un mois, du 13 Avril au 14 Mai. Bien
que l'intérêt, à la Chambre et au Sénat, se fût surtout porté sur la lutte
engagée entre les défenseurs des lois et leurs contempteurs, des discussions
importantes avaient eu lieu au Parlement. La suspension de ses paiements par
la Compagnie du canal interocéanique de Panama avait amené, le 7 Mars, une
interpellation de M. Paul de Cassagnac au Gouvernement. Le président du
Conseil et le ministre des Finances répondirent que l'entreprise étant
purement privée, le Gouvernement, tout en compatissant au sort de ceux qui y
avaient englouti leurs épargnes, s'en désintéressait. Un ordre du jour pur et
simple, adopté à plus de 150 voix de majorité, mit fin au débat. Il ne fut
pas question, à ce moment, de poursuites contre les administrateurs.
L'affaire était aux mains du liquidateur, M. Brunet. Le Gouvernement estimait
qu'elle devait y rester et qu'on perdrait du temps, entamer simultanément une
action judiciaire. La
faillite du Panama, qui devait avoir un si long et si triste retentissement
parlementaire, passa donc presque inaperçue en 1889. Il n'en fut pas de même
du krach du Comptoir d'escompte, qui suivit de près celui du Panama et qui
motiva, le 21 Mars, une interpellation de M. Laur. Le directeur du Comptoir
d'escompte de Paris étant agréé par le Gouvernement, celui-ci avait une
certaine responsabilité. M. Bouvier le sentit. Il intervint auprès de la
Banque de France : auprès des banques privées. Grâce à elles le Comptoir pût
désintéresser ses créanciers et le marché de Paris fut sauvé d'une
catastrophe. La Chambre vota la confiance au Ministère, mais exigea, par 320
voix contre 129, des poursuites contre les administrateurs. En
dehors de ces discussions, il y eut peu de travail législatif proprement dit,
si l'on considère seulement les lois votées définitivement et promulguées.
Les seules à citer sont la loi du 4 Mars sur les faillites, deux lois du 19
Mars concernant le réengagement des sous-officiers et les annonces sur la
voie publique, qui sont tolérées, à la condition qu'elles se réduisent au
titre, au prix, a l'indication de l'opinion et du nom des rédacteurs d'un
journal la loi sur les égouts de Paris du 2S Mars celle du 4 Avril sur
l'organisation d'une loterie de l'Exposition. Une proposition, adoptée par le
Sénat et qui tendait à déférer à la police correctionnelle les injures adressées
par la voie de la presse aux fonctionnaires, fut repoussée par la Chambre. La
condamnation par le Tribunal, à une peine dérisoire de 100 francs d'amende,
des parlementaires poursuivis pour affiliation à la Ligue des patriotes,
n'était pas faite pour recommander comme plus efficace la juridiction
correctionnelle. La dissolution de la Ligue, véritable organisation de guerre
civile, avait été effectuée par voie administrative. Enfin
les intervalles entre les interpellations et les grandes discussions furent
remplis par l'adoption de propositions comme celles de MM. Piou et d'Aillères
sur la réduction du nombre des mises à la retraite et sur la suppression des
trésoriers généraux, propositions qui ne reçurent aucune suite pratique, et
par des débats sur les lois ouvrières qui n'aboutirent pas. Nous citerons,
parmi les principales, la loi sur le travail des femmes et des enfants dans
les manufactures, à la Chambre ; la loi sur la responsabilité des accidents
au Sénat ; 1 :). loi sur-les prud'hommes commerciaux, repoussée par le Sénat
; celle sur les prud'hommes ouvriers, remaniée par le Sénat et renvoyée à la
Chambre. Nous indiquerons enfin, parmi les matières législatives qui attendent
encore une solution, dix ans après, par suite de la mauvaise organisation du
travail parlementaire, l'autorisation donnée aux communes de substituer aux
octrois des taxes additionnelles aux impôts d'État. La proposition qui avait
été faite par M. Yves Guyot, simple député, fut adoptée pendant qu'il était
ministre. Du 13
Avril au 14 Mai les vacances furent signalées par deux grands événements la
célébration du centenaire de la Révolution à Versailles le 5 Mai et
l'ouverture de l'Exposition universelle à Paris le 6 Mai. Le discours,
prononcé par le Président de la République à Versailles[1], fut le commentaire de cette
admirable invocation de Proudhon : « Ô patrie, patrie
française, pays de l'immortelle Révolution patrie de la liberté, car malgré
toutes les servitudes, l'esprit qui est tout l'homme, n'est nulle part aussi
libre que chez toi ! » Dans la galerie des glaces, pleine des
souvenirs de la vieille monarchie et des fantômes de l'Année Terrible, en
présence de tous les sénateurs et de tous les députés de la Gauche, des
représentants de l'armée, de la magistrature, de l'université, le bon
citoyen, que les suffrages du Congrès avaient placé à la tête de l'État, fit
entendre de nobles paroles d'apaisement de concorde, de réconciliation sous
l'égide des lois. Et le lendemain, avec quelle noblesse il souhaita la
bienvenue aux peuples qui avaient répondu à l'appel de la France, avec quelle
dignité il ouvrit ces assises du travail et de l'industrie, cette Exposition,
gage de nos sentiments pacifiques et témoignage de notre relèvement ! Pendant
que le premier magistrat de la République donnait ce spectacle réconfortant,
l'aspirant dictateur, que le Gouvernement belge avait obligé à transporter
son quartier général a Londres, se prêtait à tous les interviews et annonçait
qu'il rentrerait en vainqueur à Paris, après les élections d'Octobre, comme
il avait annoncé qu'il présiderait à l'ouverture de l'Exposition. Les
deux belles journées du 5 et du 6 Mai ne furent pas même attristées par
l'acte d'un fou ou d'un mécontent, qui tira à blanc, dans la direction de la
voiture présidentielle. M. Carnot ne s'aperçut pas de la tentative dont il
avait été l'objet. Mais quelques personnes eurent comme un pressentiment, qui
devait si tragiquement se réaliser, à cinq ans de là. A la reprise de la
session, la discussion du budget de 1890 s'ouvrit à la Chambre et se
prolongea seulement jusqu'au 5 Juillet. C'était l'âge d'or de la loi de
Finances, que celui ou la discussion ne durait que six semaines. Le budget de
1893, dont le rapporteur fut Auguste Burdeau, s'élevait en dépenses
ordinaires à 3.036 millions soit 24 millions de plus qu'en 1889 et en
dépenses extraordinaires à 180 millions. La discussion fut marquée par un
beau discours de Jules Ferry, qui résuma en traits saisissants l'œuvre
scolaire accomplie par la Troisième République et par la suppression, à 20
voix de majorité, des fonds secrets du ministère de l'Intérieur. Avant le
vote M. Constans, avec sa bonhomie malicieuse, avait déclaré que le résultat
le laissait assez indifférent. Si, en effet, disait-il, la majorité de la
nouvelle Chambre est républicaine, elle rétablira les fonds secrets si elle
n'est pas républicaine, le Ministère qui sortira de son sein ne disposera pas
de fonds secrets et ce sera tout bénéfice. La loi de Finances, rapidement
votée par le Sénat, fut promulguée le 17 Juillet, deux jours après la clôture
de la session. Pendant
que la Chambre discutait le budget, le Sénat consacrait toutes ses séances,
du 16 au 29 Juin, à la discussion de la loi militaire il l'adoptait, en fin
de compte, à une grosse majorité ; elle revenait devant la Chambre où elle
était l'objet d'une dernière délibération, du 8 au 10 Juillet, et elle était
promulguée le 18 Juillet. C'est la loi du service de trois ans qui régit
encore notre recrutement. Tout Français doit trois ans de service dans
l'armée active, en temps de paix, dix ans dans la réserve de l'armée active,
six ans dans l'armée territoriale et six ans dans la réserve de l'armée
territoriale. Douze catégories de jeunes gens ne sont astreintes, en temps de
paix, qu'à un an de service. L'effectif de notre armée, sur le pied de paix,
est de 557000 hommes ; celui de l'armée allemande est un peu inférieur. Le
grand défaut de la loi de 1889, c'est l'inégalité de la durée du service
entre les Français ; cette inégalité amènera forcément, et dans un bref
délai, une réduction du service de trois ans. C'est
au Sénat que la réduction du service militaire à trois ans avait rencontré le
plus d'opposition. Pour décider les hésitants le ministre de la Guerre, si
habile à tourner les difficultés, leur avait laissé entendre que ces trois
ans étaient la concession extrême qui serait jamais faite. « Elle ne
saurait, disait-il, nous conduire au service de deux ans, ou même à des services
dérisoires de dix-huit mois ou un an ; elle s'arrêtera, par la nature
même des choses, devant la durée minimum, au-dessous de laquelle
l'instruction du soldat serait insuffisante. Pendant qu'il tenait ce langage,
M. de Freycinet savait très bien que les nécessités budgétaires allaient
n'exiger ce service dérisoire d’un an que de 40 p. 100 du contingent.
Dès le vote de la loi de 1889, une agitation se faisait en faveur du service
de deux ans et lorsque le service de deux ans sera établi, une agitation plus
redoutable et plus rapidement victorieuse se fera en faveur du service d'un
an. Cette évolution, que le général Trochu avait si bien prédite en 1872, est
fatale. Nous y assisterons avant peu et c'est peut-être la défense nationale
qui expiera la faute des législateurs de 1889 et des législateurs de 1872.
Les uns et les autres ont fait une loi de circonstance, au lieu d'une vraie
loi organique, tenant, compte des conditions extérieures et surtout des
nécessités sociales, politiques et économiques. Le 19
Juillet fut promulguée la loi sur le traitement des instituteurs et, le 21,
la loi sur la protection des enfants maltraités ou moralement abandonnés. La
première, dont le succès fut assuré par la collaboration du rapporteur M.
Combes et du ministre M. Fallières, répartissait sur huit années les 10
millions accordés à renseignement primaire pour le traitement des
instituteurs et des institutrices, divisait les uns et les autres en 5
classes, dont les traitements s'élevaient de 1.000 à 2.000 francs pour les
instituteurs et de 1.000 à 1.600 francs pour les institutrices, avec
indemnités de résidence de 100 à 200 francs, suivant la population. Ces
indemnités étaient à la charge des communes, les traitements à la charge de
l'État, qui s'attribuait les quatre centimes départementaux et les quatre
centimes communaux de l'enseignement primaire. Sans
parler de la loi sur les candidatures multiples, que nous retrouverons,
d'autres lois de moindre importance vinrent à terme dans cette Législature la
loi transférant au Panthéon les cendres de Lazare Carnot, de Marceau, de La
Tour d'Auvergne et de Baudin une loi d'amnistie une loi modifiant l'article175
du Code pénal, pour réprimer le trafic des décorations et une loi sur la
nationalité, qui diminua le nombre des individus sans patrie habitant nos
départements frontières ou nos colonies. Avant
d'entrer dans le récit peu édifiant des luttes parlementaires, pendant les
deux derniers mois d'existence de la Chambre élue en 1885, il faut rappeler
les craintes que l'on éprouva, à la fin du mois de Mai, dans notre pays,
d'une nouvelle agression morale de. la Triple Alliance. Le roi Humbert était
à Berlin. On parla d'un projet d'excursion des deux alliés a. Strasbourg. Une
assez vive émotion s'empara de la France le projet, s'il fut conçu, ne fut
pas réalisé Humbert ne renouvela pas la faute d'Alphonse XII. Nos
relations restèrent absolument pacifiques avec toutes les puissances, comme
il convenait pendant l'Exposition. La Chambre, donnant un bon exemple, qui
sera trop peu imité dix ans plus tard, s'abstint d'interpeller M. Spuller
seul M. Félix Faure demanda au ministre quel accueil il ferait à la
proposition de conversion de la Dette privilégiée khédivale le ministre
répondit que si l'on entamait la conversation avec lui sur ce terrain, il la
ferait dévier sur celui de l'évacuation éventuelle de l'Egypte par les
Anglais. Rarement
vit-on spectacle plus écœurant que celui que donna la Droite, unie aux
boulangistes, pendant les deux derniers mois de la Législature. Elle sembla
prendre à tâche de déconsidérer le régime parlementaire et d'en dégoûter le
pays. Cela était naturel, puisqu'elle avait lié sa cause à celle de
l'aventurier sans scrupules, qui voulait substituer sa Dictature à toutes les
lois, à toutes les institutions que la France a si péniblement conquises. Le 26
Mai M. Laguerre demande à interpeller le Gouvernement sur les lenteurs de la
Haute-Cour. Le président de la Chambre répond que l'interpellation est
inconstitutionnelle et 296 voix contre 197 lui donnent raison. M. de
Cassagnac est l'objet d'un vote de censure. Le surlendemain M. Andrieux, plus
habile que M. Laguerre, dépose une demande d'interpellation sur l'attitude du
Gouvernement à l'égard de la Haute-Cour l'interpellation est acceptée,
discutée et repoussée par 330 voix (contre 199) qui votent l'ordre du jour pur
et simple. Dans tous ces scrutins, l'ancien chef du Cabinet radical, M.
Floquet, vota fidèlement pour le Cabinet modéré, que d'autres anciens
ministres ne soutenaient qu'avec intermittence. Tous
les incidents du dehors étaient pour l'opposition une occasion de tumulte à
la Chambre. Le 9 Juin MM. Laguerre, Laisant et Déroulède avaient été arrêtés
à Angoulême, en flagrant délit de rébellion contre les agents de la force
publique. Le 11 Juin le député d'Angoulême, M. Gellibert des Seguins,
interpellait sur cette arrestation. Le 22 Juin M. Le Hérissé accusait les
membres de la Commission de la Haute-Cour de détournement de pièces. Le 24
Juin le Tribunal d'Angoulême jugeait les députés arrêtés et infligeait une
pénalité peu rigoureuse de cent francs d'amende à MM. Laguerre et Déroulède.
Le lendemain, une demande d'interpellation de M. Laguerre amenait un nouveau
tapage, de nouveaux scandâtes et un député bonapartiste, M. Lejeune, était
expulsé. Le 27 Juin, c'est M. de La Martinière qui reproche à M. Constans
d'avoir cédé à des motifs bas et vils, en faisant remplacer M. Richaud, son
successeur dans l’Indochine. Le 28 Juin, c'est M. Thévenet qui est attaqué :
on lui reproche d'être t'ami et le complice d'un escroc et M. de Cassagnac se
fait expulser ; mais, cette fois, l'attaque était tellement injuste et la
calomnie si évidente, que M. Cazenove de Pradine, un légitimiste que
respectent tous les partis, répudie toute solidarité avec les diffamateurs et
que la Chambre, par un ordre du jour de confiance qu'acceptent 368 députés
contre 1S6, « flétrit les procédés mis en œuvre par certains adversaires de
la République ». Cette
sévère leçon ne corrigea pas « les adversaires de la République ». Le 3
Juillet M. de la Ferrière insinue que M. Rouvier a trafiqué de son influence
parlementaire le 11 Juillet M. Laguerre est expulsé, au cours d'une nouvelle
interpellation sur les incidents d'Angoulême le 12 Juillet c'est M. Le
Hérissé, au cours de la discussion de la loi sur les candidatures multiples.
Le vote de cette loi fut un coup droit porté aux boulangistes et à tous ceux
qui voulaient faire plébisciter l'aspirant dictateur. Elle fut adoptée le 13
Juillet, par 304 voix contre 229. Un seul républicain, M. Jaurès, la
repoussa. Mieux inspiré M. Henri Brisson prononça, pour la défense de la loi,
un discours enflammé qui lui valut l'un des plus beaux succès qu'orateur ait
jamais remportés et qui lui assurera l'éternelle reconnaissance des
républicains. Au trouble des coalisés, on put juger de l'importance de la loi
ils avaient résolu d'opposer le général Boulanger à tous les républicains et
de n'avoir de candidats à eux que dans les arrondissements dont ils étaient
sûrs. Le vote du 13 Juillet déjouait cette tactique et les obligeait à
modifier toutes leurs dispositions électorales. Le
surlendemain, à 10 heures un quart du soir, la session ordinaire était close
et la Chambre élue en 188S cessait d'exister. Dans son allocution finale, M.
Méline la félicita du grand nombre de lois excellentes qu'elle laissait
derrière elle, mais il ne put s'empêcher de faire allusion aux dissensions
qui l'avaient divisée et dont la France avait tant souffert. L'histoire, qui
ne retiendra guère qu'une loi excellente, celle qui concerne les enfants
moralement abandonnés, ne sera pas plus indulgente à la Chambre de 188S qu'à
l'Assemblée nationale de 1871, parce que ni l'une ni l'autre n'ont voulu
accepter les faits accomplis, obéir à la volonté du pays et faire vivre le
régime qui pouvait seul, comme le disait encore M. Méline, « abriter
tous les Français ». Le
Sénat, après la clôture de la session, resta constitué en Haute-Cour de
Justice, pour poursuivre l'instruction du procès Boulanger et consorts. Dès
le 12 Juillet la Commission d'instruction avait renvoyé devant la Haute-Cour
MM. Boulanger, Rochefort et Dillon, sous la triple accusation de complot,
d'attentat et de détournement des deniers publics. Le 18 Juillet Boulanger
fit, de Londres, une double réponse à l'acte d'accusation et à la loi contre
les candidatures multiples, promulguée de la veille. A l'acte d'accusation il
répondit par des injures, traitant les ministres de concussionnaires, de
malfaiteurs et de bandits, M. Quesnay de Beaurepaire de procureur déshonoré.
A la loi contre les candidatures multiples, il répondit qu'il poserait sa
candidature de protestation dans 80 cantons, aux prochaines élections pour
les Conseils généraux. Les
élections aux Conseils généraux et aux Conseils d'arrondissement avaient, en
effet, été fixées au 28 Juillet et la candidature du général, bien qu'il eût
annoncé qu'il ne la poserait que dans 80 cantons, fut en réalité posée dans
plus de 400 cantons. Le résultat ne répondit pas à son attente il obtint
juste 12 sièges dans le scrutin du 28 Juillet et il dissimula sa déception,
en déclarant que c'était « une affaire de très mince importance » et qui
n'altérait pas sa confiance dans le triomphe final. Quant aux républicains,
ils ne perdirent que 18 sièges sur 800 et, après le ballottage du 4 Août, si
leurs pertes s'élevèrent à 29 sièges, ils entrèrent encore dans les
Assemblées départementales au nombre de 950 contre 489 boulangistes et
réactionnaires et conservèrent la majorité dans 74 Conseils généraux sur 90.
En somme, les élections départementales étaient d'un bon augure pour les
élections générales et elles étaient loin de constituer un recul pour la
République, puisque les boulangistes élus n'avaient réussi qu'en se proclamant
ardemment républicains. Comprenant
l'insuffisance de sa lettre du18 Juillet, le général Boulanger avait fait
rédiger, le 6 Août, une longue diatribe, en réponse à l'acte d'accusation,
qui parvint à Paris le 7 Août, la veille du jour où expiraient les délais
impartis aux contumaces pour se présenter devant la Haute-Cour. Beaucoup
de personnes avaient l'illusion de : croire que Boulanger reviendrait de
Londres, pour se défendre lui-même quelques-uns de ses partisans les plus
dévoués l'y engageaient ; tous les adversaires de la République l'espéraient.
Le général préféra, comme toujours, la liberté et ses plaisirs à la prison
préventive et à une comparution personnelle il resta a Londres. La Haute-Cour
se réunit le 8 Août et entendit, durant trois jours, le réquisitoire du
procureur général. La Droite, atterrée par les révélations de M. de
Beaurepaire, ne songea qu'à soustraire le prévenu à un châtiment qu'elle
sentait inévitable elle déposa un déclinatoire d'incompétence. Soutenue par
MM. Oscar de Vallée, Lacombe, Baragnon et par M. Buffet, que l'on ne
s'attendait pas a rencontrer en cette compagnie, la thèse de l'incompétence
fut combattue par MM. Lenoël, Franck Chauveau et Trarieux et repoussée par
210 voix contre St. Dès lors la Droite se désintéressa de débats dont l'issue
n'était plus douteuse. Boulanger et Dillon furent déclarés coupables de
complot par 206 voix contre 3, Rochefort par t83 voix contre 23 1 Boulanger,
Rochefort et Dillon coupables d'attentat par 198 voix contre 7, Boulanger
seul, coupable de détournement de fonds secrets. L'arrêt, rendu le 14 Août,
prononçait la peine de la déportation dans une enceinte fortifiée. H fut lu
solennellement par M. Le Royer qui avait engagé ses collègues à ne pas
manquer de répondre à l'appel nominal, car « ayant été à la peine, ils
devaient être à l'honneur ». Les
condamnés répondirent à l'arrêt, le 16 Août, par un Appel aux honnêtes
gens. « Nous en appelons, disaient-ils, du mensonge à la vérité et
de la Dictature de la boue à la République honnête. Dans son journal M.
Rochefort alla plus loin que les auteurs de l'Appel, ce qui semblait
difficile. Aucune infamie, écrivait-il, ne saurait surprendre de la part «
des vieux escarpes du Luxembourg, qui se sont formés en Comité de salauds
publics ». Quelques jours après, le 4 Septembre, Boulanger adressait au
président du Conseil une lettre d'un tout autre style, où il demandait
presque humblement à être traduit devant la Cour d'appel, à cause de son
grade dans la Légion d'honneur, ou devant un Conseil de guerre. Pendant
que les adversaires de la République se livraient à ce débordement d'injures,
d'outrages et de calomnies, que le Sénat accomplissait sans fracas son devoir
civique, M. Carnot, dont la popularité croissait chaque jour, faisait un
parfait contraste avec son indigne compétiteur. A la fin du mois de Mai, il
s'était rendu dans le Pas-de-Calais, où il avait recueilli d'unanimes
hommages. A chacune de ses visites à l'Exposition, la foute lui prodiguait
les applaudissements et les acclamations. A une réception de gala, au grand
Opéra, à l'inauguration de la Nouvelle Sorbonne, un public spécial lui fit
des ovations dont il fut profondément ému et où il sentit vibrer l'âme même
de la France intellectuelle. Le 18 Août, au Palais de l'Industrie, en
présence de 18.000 maires, qui avaient répondu à l'appel du Conseil municipal
de Paris, il fit entendre une fois de plus la voix même de la patrie[2], qu'il incarnait dans une
République profondément démocratique, mais sage, tolérante, largement ouverte
à toutes les adhésions sincères. Ses auditeurs allèrent reporter ses paroles
dans toutes les parties du pays, redire aux agglomérations urbaines et aux
masses rurales que le régime auquel elles devaient tout était noblement
représenté et qu'elles pouvaient avoir une entière confiance dans le
Président Carnot. Quelques jours après cette belle, patriotique et utile
cérémonie, les électeurs de toute la France étaient convoqués pour le 22
Septembre et, en cas de ballottages, pour le 6 Octobre. Tout le
monde avait pris parti, bien avant l'ouverture de la période électorale. Le
général, attiré vers les monarchistes, qui lui fournissaient le plus gros de
ses ressources, d'abord par le comte Dillon, plus tard par le comte de Paris,
était retenu du côté des républicains socialistes et révolutionnaires par M.
Rochefort et par les principaux membres de son Comité de protestation
nationale. Il promettait aux uns et aux autres tout ce qu'ils désiraient
et, quand il était forcé de préciser ses opinions, il se donnait comme le
représentant de la république nationale, de la république honnête, ce qui
n'inquiétait personne. Au fond, il trompait tous ceux qui l'appuyaient et se
disposait à trahir les uns ou les autres, suivant l'événement. Les
monarchistes de toutes nuances s'étaient concertés dès la fin de Juin, en vue
des élections. Leur politique électorale était, à cette époque, en conformité
parfaite avec leur attitude parlementaire. Ils avaient même forcé la note, se
promettant bien de l'adoucir en présence du suffrage universel. MM. de la
Rochefoucauld, Jolibois, de Mackau, E. Berger, de Breteuil, P. de Cassagnac,
Léon Chevreau, Delafosse, de Martimprey, de Mun et Jacques, Piou c'est-à-dire
les bonapartistes les plus notoires, unis aux légitimistes avérés et aux
prétendus républicains de Droite, avaient adressé au pays un appel dirigé
contre la féodalité parlementaire qui, suivant eux, le discréditait, le
ruinait et l'opprimait. Dans le discours de clôture, qu'il prononça comme
président de l'Union des Droites, M. de Mackau accentua les attaques « contre
la faction qui détenait le pouvoir et qui l'exploitait », il déplora
l'exil de princes patriotes, ce qui pouvait s'entendre des bonapartistes ou
des orléanistes, et il émit l'espoir « des solutions définitives ». Ces
solutions définitives, que l'on ne précisait pas, pouvaient être soit le
triomphe du dictateur, que soutenaient toutes les Droites, soit le triomphe
d'une monarchie plébiscitaire, soit le triomphe d'une monarchie chrétienne,
comme celle que réclamaient les Cahiers de la Droite de 1889[3]. Cette diversité d'espérance
n'empêchait pas, répétons-le, de se montrer unanimes pour jeter le discrédit
et la honte sur la République et sur son personnel. Ils sont mal venus,
aujourd'hui, à se plaindre que les républicains se souviennent, dix ans plus
tard, des attaques haineuses qu'on leur a prodiguées, de l'abominable
campagne que l'on amenée contre eux, en 1889 comme en 1877, et qu'ils
prennent pour ce qu'il vaut, le ralliement tardif de ces adversaires
acharnés. A trois
reprises, le généra ! Boulanger intervint, par des Manifestes ou des Appels
en vue des élections, le 27 Août, le 12 et le 15 Septembre. Le 27 Août il se
prononça pour la révision par une Constituante, pour la révision qui n'était
plus demandée que par une poignée de républicains, très qualifiés mais très
rares, MM. Lockroy, Goblet, Millerand. La Presse, l'un des principaux
organes du Boulangisme, soutint à la fois des révolutionnaires comme MM.
Laguerre, Vergoin et Rochefort, qu'elle appelait des républicains
d’origine et des bonapartistes comme MM. Robert Mitchell, Cunéo d'Ornano
et Gellibert des Seguins, qu'elle appelait des républicains ralliés. Le
Comte de Paris recommanda aux monarchistes de ne pas traiter en ennemis ceux
qui combattaient les mêmes adversaires qu'eux. La recommandation fut entendue
et le Comité des Douze ou de l'Union des Droites eut deux
sortes de candidats des monarchistes qu'il soutint et des boulangistes qu'il
ne combattit pas. Le
Prince Victor, tout en faisant dire qu'il planterait haut et ferme le drapeau
de la démocratie impériale, parla le même langage que les coalisés, en
déclarant le régime parlementaire incompatible avec le suffrage universel et
en disant carrément qu'il poursuivrait les mêmes revendications que les amis
du général Boulanger. Rappelons,
pour achever le tableau de la bataille électorale, que le clergé intervint
furieusement dans la lutte et que le ministre des Cultes, M. Thévenet, dût le
rappeler, par une énergique circulaire, à l'observation du devoir de
neutralité, auquel il n'avait jamais si délibérément, manqué. Malgré
tous ces appuis, la coalition était si peu sûre du succès que, le 20
Septembre, le journal de M. de Cassagnac, l'Autorité, rendant un
involontaire hommage à la République et à la Constitution tant décriées,
affirma qu'il n'était nullement question, pour le moment, de modifier quoi
que ce soit aux institutions établies. C'était le glas de l'opposition. Le 22
Septembre, au premier tour de scrutin, sur 390 résultats acquis, on compta
230 républicains et 160 opposants, lesquels se subdivisaient en 86
royalistes, 52 bonapartistes et 22 boulangistes. Le 6 Octobre furent élus 129
républicains et 51 opposants. Quelques semaines après, la Chambre de 1889 fut
complétée par l'élection de 6 députés coloniaux, qui tous les 6 étaient
républicains elle comprit alors 366 républicains contre 210 opposants. Les
députés nouveaux y figuraient dans la proportion, relativement considérable,
de 284. Les républicains avaient fait des pertes regrettables, celles de MM.
Goblet et Georges Périn et une perte irréparable, celle de Jules Ferry.
Combattu par les moyens les plus odieux, Jules Ferry avait échoué, à une
centaine de voix, dans la circonscription de Saint-Dié, qu'il représentait
depuis 1871. Il adressa à ses concitoyens une lettre remarquable qui se
terminait par ces mots d'une fierté si digne : « La République sort
triomphante d'une crise redoutable. Qu'importe qu'elle me laisse sur le champ
de bataille ! » Oui, la
République avait triomphé, grâce au prestige de son premier magistrat, grâce
à la suprême habileté et au sens politique de M. Constans, grâce aussi à
l'union de tous les républicains, d'une coalition monarchiste et cléricale,
plus redoutable que celle de 1877, parce qu'elle avait été plus hypocrite. Le
Boulangisme était écrasé, la révision était rejetée par toute la France
républicaine et les partis opposants étaient frappés d'une impopularité
telle, à la suite de leurs honteuses alliances, qu'ils allaient être réduits
à l'impuissance, pour de longues années. Du reste ils mirent autant,
d'empressement à rompre l'union, qu'ils avaient mis de cynisme à la conclure.
La Gazette de France reprocha à ses alliés d'avoir fait perdre 43
sièges à la Droite. Le Soleil annonça que la trace de Boulanger
s'effacerait, comme le sillage d'un navire qui a disparu en mer. Le Figaro
déclara que la comédie boulangiste était finie. Le Gaulois dit
drôlement a ses complices de la veille « Bonsoir, Messieurs. » Dans la
première réunion plénière que tinrent les Droites, le 24 Octobre, avant
l'ouverture de la session, on ne prit aucune résolution on manifesta
seulement l'intention de se soustraire à l'influence de M. de Mackau, membre
du Comité des Douze et l'un des directeurs des opérations électorales qui
avaient ramené au Palais Bourbon une Droite mutilée, divisée et impuissante. Les
boulangistes eurent aussi leur réunion extraparlementaire, à Saint-Hélier, où
le général s'était réfugié et où il convoqua tous les députés qui avaient été
élus sous ses auspices. Son appel fut entendu par '25 d'entre eux ; mais ils
se montrèrent aussi divisés que la Droite, quelques-uns seulement opinant
pour l'action, avec MM. Laguerre et Naquet. On ne prit pas plus de résolution
que ne l'avaient fait les députés de la Droite et la terne missive que le
général adressa à la nation française, le jour de l'ouverture des Chambres,
passa presque inaperçue. Politiquement, le général Boulanger était mort. La
session extraordinaire de 1889~avait été reculée au 12 Novembre : elle fut
précédée, le 29 Septembre, de la distribution des récompenses aux exposants ;
le 6 Novembre de la clôture de l'Exposition, qui avait eu deux fois plus de
visiteurs que celle de 1878, et qui s'était soldée par un bénéfice de 8
millions et aussi de l'inauguration du beau plâtre de Dalou, le Triomphe
de la République, qui fut à la fois un symbole et une réalité. Dans
toutes ces cérémonies, M. Carnot grandit singulièrement, en popularité aux
yeux de la France, en prestige et en autorité aux yeux de l'Europe. Les
Gauches avaient eu, comme les Droites, une réunion plénière avant la session.
On s'était entendu sur le choix d'un candidat unique pour la présidence de la
Chambre et M. Hoquet avait été désigné, par 174 voix contre 74 à M. Brisson.
M. Floquet avait bénéficié de la correction de son attitude depuis la chute
du Cabinet radical. Quant à M. Brisson, malgré son grand succès oratoire du 13
Juillet précédent et la haute dignité de son caractère, on lui gardait
toujours un peu rancune, sans même s'en rendre compte, de la part qu'il avait
eue à l'élection de la Chambre de1885, de triste mémoire. On lui en voulait
peut-être aussi de sa réputation d'intégrité, comme les Athéniens en
voulaient a Aristide. Le choix de Floquet ne fournissait aucune indication
sur les tendances de la majorité, M. Floquet appartenant, non pas à la même
École, mais à la même nuance politique que M. Brisson. Quelle
était, en face de ces manifestations extraparlementaires, l'attitude du
Cabinet, victorieux au 22 Septembre et au 6 Octobre ? Il avait d'abord songé
à se retirer puis il s'était décidé, sur les instances de M. Carnot, à
conserver le pouvoir jusqu'après la validation des élections et il ne s'était
modifié que par la substitution de M. Barbey à M. Krantz, lequel s'était
volontairement démis de ses fonctions. Tant que la République avait été en
danger, le Ministère Tirard s'était t trouvé à la hauteur de la situation. Le
président du Conseil 1 avait toujours été d'accord avec tous ses collègues,
pour faire face aux assaillants, non sans vaillance devant la Chambre, et
pour prendre à temps toutes les mesures nécessaires de salut public, non sans
résolution. Le péril conjuré, le très honnête et très courageux chef du
Cabinet fut inférieur à sa tâche. I). ne sut pas, dès le premier jour,
exercer une influence sérieuse sur la majorité républicaine, qui comptait
tant d'hommes nouveaux ; il ne sut pas discipliner toutes ces bonnes volontés
et les faire servir à l'action gouvernementale. On eut l'impression, dès le
début de la session, que la majorité flotterait au hasard, hésitante entre
les nombreux hommes de talent qu'elle comptait dans son sein, hésitante aussi
entre diverses directions, parce qu'elle ne trouverait pas, dans le Cabinet,
un guide sûr et autorisé, un tempérament et un caractère comme avait été
Jules Ferry. Si
notre éducation parlementaire avait été aussi avancée que celle des Anglais,
l'homme politique qui avait fait les élections de Septembre-Octobre 1889 et
qui avait obtenu une incontestable majorité, c'était dans l'espèce M.
Constans, eût été chargé de constituer une administration qui aurait duré, au
minimum, autant que la Chambre elle-même, parce que la majorité ne se fut pas
avisée de renverser celui auquel elle devait l'existence. Par respect pour
les services rendus et surtout par ignorance des véritables règles du régime
parlementaire, le Cabinet Tirard fut maintenu tel quel. Quatre autres
Cabinets lui succéderont, pendant la durée de la Législature, qui
représenteront exactement la même opinion, qui seront dosés dans une
proportion toujours sensiblement égale d'éléments modérés et d'éléments
radicaux, qui auront à leur tête des chefs plus ou moins éloquents, plus ou
moins habiles, plus ou moins populaires, faisant tous la même politique, tous
choisis sans cause apparente, tous renversés sans motif appréciable, ou pour
un motif futile. Faut-il
dire quel détriment cette instabilité, bien qu'elle soit passée en habitude
et soit presque devenue une tradition nationale, apporte aux affaires
publiques, quelle insécurité elle répand dans tous les services et, chose
plus grave, quel mauvais renom elle donne au régime parlementaire ?
L'institution est rendue responsable des fautes qui ne sont imputables qu'aux
hommes. La popularité, heureusement éphémère mais prodigieuse et un moment
inquiétante du général Boulanger, aurait dû pourtant avertir tous les amis
sincères de la République. La démocratie n'aura jamais à sa tête de
gouvernants dignes de ce nom, elle ne connaitra jamais « les bons
bergers », comme on dit aujourd'hui, si elle ne sait leur assurer la
certitude du lendemain. Ouverte
le 12 Novembre et close le 23 Décembre, la session extraordinaire ne dura
guère plus d'un mois, puisqu'il fallut huit jours pour valider les élections
non contestées, former le bureau de la Chambre et entendre la lecture de la
Déclaration ministérielle. M. Floquet fut élu président par 384 voix MM. de
Mahy, Develle, Casimir-Périer et Peytral lui furent adjoints comme
vice-présidents. La Déclaration ministérielle invitait tous les Français « à
la réconciliation et à la concorde, sous le drapeau de la République, élevé au-dessus
de tous les partis ». Elle indiquait à l'activité de la Chambre la recherche
de la solution des problèmes de justice sociale et, les traités de commerce
expirant en 1892, l'étude du régime économique de la France. Une phrase très
juste de la Déclaration rappelait que la République devait avoir, à sa tête,
un Gouvernement stable et assuré du lendemain. Cette phrase, si elle fut
entendue, ne fut pas comprise et l'on ne tint aucun compte de la volonté de
la France à cet égard, que le Cabinet Tirard avait très exactement
interprétée. Les
discussions de politique pure furent rares à la Chambre, pendant la session
extraordinaire. Le 19 Novembre M. Maujan, député radical socialiste, avait
déposé une proposition de révision de la Constitution et demandé l'urgence.
Après un court débat, l'urgence fut repoussée par 342 voix contre H4. M.
Constans avait prédit, dans l'ancienne Chambre, que les fonds secrets de
l'Intérieur seraient accordés sans difficultés, si la Chambre nouvelle était
républicaine ils furent votés par 288 voix contre181. C'est à ce moment que
le ministre de l'Intérieur quitta la Chambre pour le Sénat, où le firent
entrer les électeurs de la Haute-Garonne. Les
invalidations prononcées par la Chambre portèrent surtout sur des
bonapartistes et des boulangistes. L'enquête fut ordonnée sur les élections
de MM. Loreau et Vacher. MM. Thirion-Montauban, le comte Multedo, Neyrand,
Léouzon Leduc, Revest, Goussot, Paulin Méry, Naquet, Laur, de Belleval furent
invalidés et presque tous réélus. M. Lemyre de Villers fut proclamé député de
la Cochinchine, à la place de M. Ternisien, et M. Joffrin député de la Seine,
à la place du général Boulanger. La discussion de cette dernière élection fut
te prétexte d'un violent débat, auquel prirent part MM. Laguerre, Laisant,
Ernest Roche et Déroulède. MM. Joseph Reinach, Brisson et Maujan repoussèrent
avec force les attaques des boulangistes et la majorité leur donna raison. Deux
autres votes de la Chambre fournirent une indication sur ses tendances. Le 2o
Novembre elle rejeta une demande de secours pour les mineurs en grève et le
17 Décembre elle repoussa une proposition d'amnistie. Dans la seule loi
d'affaires qu'elle ait discutée, elle montra quelques variations. Le 21
Novembre MM. Peytral et Leydet avaient fait adopter, malgré le ministre des
Finances, par 269 voix contre 210, une résolution favorable à la liberté de
fabrication des allumettes. Quarante-huit heures après, la Chambre se
déjugeait et repoussait, par 244 voix contre 237, l'article 1er du projet que
M. Peytral avait rédigé, en conséquence du vote du 21 Novembre. Le monopole
triompha et, le 20 Décembre, M. Rouvier obtint sans difficultés un crédit de
25 millions ; pour l'exploitation de ce monopole et pour le rachat du stock
existant de l'ancienne Compagnie. En
dehors de la Chambre agissant officiellement, signalons la formation, sous la
présidence de M. Méline, d'un groupe agricole qui allait avoir, pendant les
trois années suivantes, une influence décisive sur l'élaboration du nouveau
tarif. Le
Sénat, pendant la session extraordinaire, n'eut qu'une seule discussion
politique. M. de L'Angle-Beau manoir avait interpellé le ministre des Cultes,
sur la suppression de quelques traitements ecclésiastiques, motivée par une
violation trop ouverte de la neutralité en temps d'élection. M. Thévenet
n'eut pas de peine à se justifier il démontra que le Gouvernement avait agi
comme tous les Gouvernements précédents, dans la pleine limite de son droit
et avec une évidente modération. L'ordre du jour de confiance fut voté par 196
voix contre 70. Le reste du temps de la Haute Assemblée fut consacré à la
première délibération sur le Code rural (police administrative), à la deuxième délibération sur
le travail des femmes et des enfants dans les manufactures et à la première
délibération sur la vente, en Algérie, des terres domaniales pour la
colonisation. Au
nombre des actes de gouvernement, nous n'avons à signaler, à l'intérieur, que
la nomination du général Février a la Grande Chancellerie de la Légion
d'honneur, et la radiation de M. Laisant des cadres de l'armée territoriale ;
à l'extérieur que la participation de la France à la Conférence
internationale anti-esclavagiste de Bruxelles. L'année1889,
si pleine de grands et tristes événements, se termine donc, au point de vue
parlementaire, avec un Ministère sans grand prestige, une majorité sans
grande cohésion et une opposition qui n'accepte pas encore les faits
accomplis, qui n'a pas su former un sérieux groupe de Droite
constitutionnelle. La
session ordinaire de 1890 s'ouvrit le14 Janvier. Majorité et opposition, à la
Chambre, sentaient le besoin de se constituer, de s'organiser ; la majorité
avait, de plus, le sentiment très net que la méthode de travail parlementaire
était vicieuse. Il y eut d'abord des conciliabules, ensuite des réunions
plénières de Droite ou de Gauche et enfin des discussions publiques, où l'on
chercha sincèrement à satisfaire les besoins légitimes, à corriger les
défauts reconnus. La Droite commença. Elle avait formé, dès le 20 Décembre
précédent, une Droite indépendante. Le 22 Janvier se tint une réunion
plénière des députés non républicains, qui n'eut pas grand succès. Les
députés qui avaient eu l'idée de la Droite indépendante tirèrent argument de
cet échec, pour tracer un programme, qui fut publié à la fin du mois de Mars
ils s'engageaient à renoncer à l'opposition systématique, à ne pas mettre en
question les institutions légalement établies. On trouvait malheureusement,
parmi les adhérents à ce programme, quelques noms qui n'étaient pas faits
pour inspirer une confiance illimitée aux partisans de la Constitution. La
Gauche eut, elle aussi, sa réunion plénière le 29 Janvier : tout le monde
était d'accord sur les inconvénients de l'instabilité ministérielle, sur
l'insuffisance du Cabinet, en tant que guide et modérateur ou excitateur de
la majorité. On ne sut pourtant trouver, comme remède, qu'une affirmation de
respect pour les lois scolaires et prendre qu'un seul engagement : celui de
défendre la souveraineté du peuple contre les monarchistes. Une nouvelle
réunion plénière des Gauches, tenue le 26 Février, n'aboutit pas plus que celle
du 29 Janvier, cette fois par la faute du Ministère. M. Tirard assistait à la
réunion et, au lieu de traiter la question politique à l'ordre du jour, il ne
parla que des traités de commerce. Quand
la question des grandes Commissions parlementaires fut posée devant la
Chambre, le principe en fut défendu par MM. Léon Bourgeois, Graux et Jamais,
combattu par MM. le Dr Després et Francis Charmes. La Chambre donna raison à
ces derniers ; par 275 voix contre 194. On avait pourtant sous les yeux,
depuis le 22 Janvier, le spectacle d'une grande Commission de 85 membres,
très compétente et qui avait abordé les enquêtes et les études préparatoires
au renouvellement de notre régime commercial avec une infatigable activité. Le
travail parlementaire courant à la Chambre consista en vérification de
pouvoirs, interpellations sans grand intérêt et propositions de loi dues à
l'initiative des députés. Les seuls incidents à rappeler, dans la suite de la
vérification des pouvoirs, sont l'invalidation de M. Bischoffsheim, pour
corruption électorale et le beau discours prononcé par M. Ribot[4], dans la discussion d'une autre
élection. L'évêque d'Angers, Mgr Freppel, député du Finistère, avait
revendiqué pour le clergé le droit de combattre, du haut de la chaire, les
candidats « dont le triomphe serait nuisible aux vrais intérêts de la
religion ». On pouvait aller loin avec cette doctrine élastique. Le député du
Pas-de-Calais fit entendre les vrais principes en cette matière ; il sut
fixer avec précision la mesure que devaient garder les prêtres dans les
élections il montra quel tort irréparable ils se faisaient et à eux-mêmes et
à la religion en dépassant cette mesure. La Chambre, qui ordonne souvent des
affichages inconsidérés, eût pu répandre ces sages conseils dans toutes les
communes. Par ce discours-ministre, M. Ribot se désignait pour un portefeuille
qui lui échut quelques semaines plus tard. La première
interprétation, durant ce trimestre, fut adressée par M. de Monfort à M. de
Freycinet. L'administration de la Guerre n'avait pas prévu que l'augmentation
de l'effectif, résultat de la loi de 1889, nécessiterait l'accroissement des articles
de literie. Le ministre de la Guerre, avec son habituelle virtuosité, obtint
un ordre du jour de confiance, voté par 417 voix contre 26. Quelques jours
après il déposait, pour réparer l'oubli commis, une demande de crédit de 1100
000 francs. Le garde des sceaux bénéficia également d'un vote de confiance,
après sa réponse à M. Chiché, qui lui avait reproché d'introduire dans la
magistrature des parlementaires non réélus. Enfin M. Lachèze procura un
succès à M. Constans, en lui demandant les motifs d'une décision qui avait
annulé une délibération du Conseil municipal de Paris, accordant une
subvention aux grévistes. L'intervention de M. Joffrin dans ce débat avait
exaspéré les boulangistes et trois d'entre les plus violents MM. Déroulède, M.
Devoye et Laguerre avaient été frappés d'exclusion temporaire. La
première des propositions de loi que nous avons annoncées émanait de M.
Cazenove de Pradine elle fut provoquée par l'algarade du duc d'Orléans. Ce
jeune prince était venu à Paris, pour prendre part au tirage au sort de sa
classe. Le Gouvernement aurait pu le faire reconduire à la frontière il se
crut tenu de respecter la loi de 1886, qui l'obligeait à envoyer le duc
d'Orléans en police correctionnelle. Cette juvénile équipée se termina par
une condamnation à deux ans de prison, suivie d'une grâce très prompte. C'est
le 10 Février que M. Cazenove de Pradine avait proposé l'abrogation de la loi
d'exil le passage à la-discussion des articles fut repoussé, après quelques
mots de M. Thévenet, par 320 voix contre 178. Une
majorité aussi forte refusait, le 24 Février, la prise en considération à une
proposition d'amnistie de MM. Maujan, Joffrin et Dumay. Au
Luxembourg une proposition sur la séparation du Conseil général et du Conseil
municipal de la Seine fut prise en considération le 31 Janvier et, du 6 au 13
Février, fut achevée la première délibération sur la responsabilité des
accidents ouvriers. La discussion de la proposition Marcel Barthe, qui
transférait du jury à la police correctionnelle la connaissance des délits
d'injure, d'outrage et de diffamation commis par la voix de la presse à
l'encontre des fonctionnaires, fut beaucoup plus vive. Après une lutte
sérieuse (13-21
Février) entre M.
Trarieux, hostile à la proposition, et MM. Tirard et Thévenet, le Sénat
décida, par167 voix contre 102, de passer à une seconde délibération.
Celle-ci eut Heu le 27 et le 28 Février. Appuyée par M. Challemel-Lacour,
combattue par M. Lisbonne, la proposition réunit une plus grosse majorité :
170 voix contre 96. On remarqua que les ministres avaient donné sans réserve
en faveur de la proposition. Des
bruits, avant-coureurs d'une dislocation, couraient alors sur le manque
d'homogénéité du Cabinet et en particulier sur les dissentiments qui
divisaient son chef nominal M. Tirard et son chef réel M. Constans.
L'incompatibilité d'humeur entre ces deux hommes était évidente et les bruits
avaient quelque fondement. Le Gouvernement avait appelé, à la première
présidence de la Cour de cassation, un ancien garde des sceaux du Cabinet
Rouvier en 1887, M. Mazeau, sénateur de la Côte-d'Or, que ne désignaient ni l'éclat
de ses services, ni ses talents oratoires, ni sa science de jurisconsulte. « La
presse va encore nous attaquer, aurait dit, à ce sujet, M. Tirard en plein
Conseil. Je l'espère bien, répondit M. Constans. — Vous y contribuerez
peut-être, répliqua M. Tirard. » Ce vif dialogue était peut-être
apocryphe et M. Constans, pour sa part, désavoua le langage qu'on lui prêtait
; mais sa démission, donnée le jour même (1er Mars), confirma tous les bruits qui
circulaient depuis quelques semaines. M. Tirard, comprenant que le départ de
M. Constans décapitait son Ministère, voulait se retirer. L'intervention
pressante de M. Carnot lui imposa la conservation du pouvoir. M Léon
Bourgeois, sous-secrétaire d'Etat à l'Intérieur sous M. Floquet, remplaça M.
Constans et le Cabinet se présenta !e 2 Mars devant la Chambre. Elle lui
accordait le 3 Mars un vote de confiance, à la majorité de 257 voix contre 198,
après un débat très confus, où M. Tirard s'excusa maladroitement d'un
changement dont il n'indiqua pas les causes où M. Barthou, un jeune député de
la Gauche, fit de brillants débuts, en réclamant l'exécution intégrale des
lois militaire et scolaire où M. Léon Bourgeois, le nouveau ministre de
l'Intérieur, laissa entendre qu'il aiguillerait plus à gauche que le président
du Conseil ; où M. Ribot, sans répudier les lois militaire et scolaire, mit
en garde le Cabinet contre les vexations inutiles où M. Clémenceau développa
le programme radical et où M. Thévenet fit une sorte d'amende honorable, pour
l'appui qu'il avait donné à la proposition Marcel Barthe devant le Sénat. La
combinaison Tirard, ainsi replâtrée, dura juste dix jours. Elle devait
succomber sur une question de politique extérieure et par un vote du Sénat,
contrairement à toutes les prévisions et presque à toutes les traditions. Le
portefeuille des Affaires Étrangères était pourtant tenu par un vieux et
ferme parlementaire, qui avait été à l'Ecole de Gambetta et qui n'avait eu
que des succès, chaque fois qu'il avait dû répondre à une question de député
ou de sénateur. M. Flourens l'avait interrogé sur le droit de pêche à
Terre-Neuve, M. de Breteuil sur la reconnaissance par la France du
protectorat italien à Massaouah. Les droits de la France à Terre-Neuve, dit
M. Spuller, seront sauvegardés. La France n'a rien reconnu à Massaouah. Le 5
Mars M. Spuller eût à répondre à une interpellation de Laur et Antide Boyer,
sur la participation de la France à ce que l'on a appelé la Conférence
ouvrière de Berlin. Par une fantaisie de souverain jeune et inexpérimenté,
l'Empereur d'Allemagne avait eu la pensée de réunir les représentants des
principales puissances industrielles et de recueillir leurs vœux sur le
règlement du travail dans les mines, le règlement du travail du Dimanche, le
règlement du travail des enfants, des jeunes ouvriers et des femmes. Le
Gouvernement français accepta les ouvertures du Gouvernement allemand et il
fit connaître cette acceptation par une dépêche du 27 Février, adressée à
notre ambassadeur à Berlin, M. Herbette. Devant la Chambre, M. Spuller
justifia cette attitude par un langage d'une si parfaite mesure et d'une si
haute dignité qu'au vote sur l'ordre du jour pur et simple, il n'y eût que 4
opposants, 4 boulangistes, contre 48S approbateurs. La
Conférence se réunit à Berlin du 15 au 29 Mars. La France y fut représentée
par MM. Jules Simon, Tolain, Burdeau, Linder et Delahaye, un ouvrier
mécanicien. Des vœux furent émis conseillant des améliorations déjà
introduites en France et qui n'avaient aucun caractère obligatoire. Quant aux
conséquences de la Conférence internationale, s'occupant des questions
ouvrières dans une paisible discussion de quinze jours, elles ne répondirent
ni aux espérances des promoteurs ni à celles des adhérents. L'opinion
était encore sous l'impression du succès diplomatique et du succès de tribune
remporté par M. Spuller, le ë mars, quand il eut à faire connaître au Sénat
son sentiment sur le traité de commerce de 186') avec la Turquie, qui
expirait le 13 Mars. Le ministre des Affaires Étrangères déclare que, dans sa
pensée, l'expiration du traité de 1861 laisse subsister les conventions
antérieures de 1838 et de 180~. MM. Foucher de Careil, Griffe et Lacombe
contestent cette e manière de voir ; le Sénat leur donne raison en
repoussant, a 12 voix de majorité, l'ordre du jour pur et simple accepté par
le Cabinet et en votant, par183 voix contre 93, un ordre du jour de MM.
Bérenger et Sébline, qui invitait le Gouvernement à négocier avec la Turquie
un modus vivendi destiné à prendre fin avec les traités de commerce
actuellement existants. Le deuxième Ministère Tirard avait vécu il était
mortellement atteint depuis le 1er Mars. Que l'on se rappelle dans quelles conditions ce Ministère avait pris le pouvoir, en Février 1889, et l'on rendra pleine justice à ses efforts, à son courage, à son dévouement. Ce n'est pas trop dire que d'affirmer qu'il a sauvé la République et la liberté, menacées par la plus honteuse des Dictatures, par la plus immorale des coalitions. Succédant au Ministère Floquet, qui avait inscrit la révision en tête de son programme, il comprit qu'il n'y avait de salut que dans l'ajournement de la question qui nous divisait le plus et dans la pratique de la Constitution de 1870. Mais les collègues de M. Tirard ne renoncèrent pas, comme ceux de M. Floquet, à l'exercice des pouvoirs que cette Constitution leur conférait et ils citèrent les factieux devant la Haute-Cour. Ils ne placèrent pas les principes au-dessus de la République, ils ne pensèrent pas qu'en ôtant aux électeurs le droit de porter leurs votes sur Boulanger, ils attentaient à la liberté du suffrage universel. La loi contre les candidatures multiples fut une loi de salut national, qui découragea les velléités plébiscitaires. Elle portait si peu atteinte à la liberté des électeurs que si ceux-ci avaient donné leurs suffrages à 300 boulangistes, le 22 Septembre et le 6 Octobre, rien n'eût empêché le général Boulanger de remplacer M. Carnot à l'Elysée ; car nous en étions venus là, il y a dix ans, de redouter la substitution d'un soldat révolté à un citoyen sans reproche et d'un faux patriote au meilleur serviteur de la France. Ce sera l'éternel honneur du Ministère Tirard, de nous avoir délivrés de ce cauchemar, d'avoir épargné à notre pays cette suprême humiliation et les catastrophes qui en auraient été l'inévitable conséquence. |
[1]
Appendice V. Discours prononcé par le Président de la République, à l'occasion
du centenaire de la Révolution française, le 5 Mai 1889, à Versailles.
[2]
Appendice VI. Discours de Carnot aux maires, prononcé le 18 août )889, au
Palais de l'Industrie.
[3]
Appendice VH. Les Cahiers de la Droite en I889.
[4]
Appendice VIII. Discours de M. Ribot en réponse à l'évoque d'Angers, député du
Finistère, sur le rôle du clergé dans les élections.