La France pendant les
onze mois du Ministère Floquet. — Courte durée de la crise. — Les membres du
nouveau Cabinet. — Causes de la faiblesse du Cabinet. — La Déclaration
ministérielle. — Le nouveau président de la Chambre. — L'élection du 8 Avril
dans la Dordogne. — L'élu du 8 Avril refuse le mandat. — L'élection du 15
Avril dans le Nord. — Le remerciement aux électeurs du Nord. —« Le manteau troué de la Dictature ». — Les
élections municipales de 1888. — Le Comité permanent. — Le Comité
de Consultation nationale. — Le boulangisme et la Constitution de 1875. — Lois d'affaires
à la Chambre. — L'incident Tisza à la Chambre. M. Goblet et la politique
étrangère. — La Séance du 4 Juin à la Chambre. — L'œuvre législative du 4
Juin au 12 Juillet. — Le maire socialiste de Carcassonne. — La loi militaire
au Sénat. — Le Comte de Paris et l'autonomie communale. — La Séance du 12
Juillet à la Chambre. — Le duel Floquet-Boulanger. — Journée électorale du 12
Juillet. — Inauguration du monument de Gambetta. — Le Banquet des maires à
Paris. — Entrevues de souverains et de ministres. — Les grèves et le préfet
de police. — Les trois élections du 19 Août. — Remerciements aux électeurs. —
La session des Conseils généraux. — Les monarchistes et le Boulangisme. — Violations
de la discipline militaire. — Numa Gilly et la Commission du budget. — Recensement
des étrangers en France. — Dépôt du projet de révision. — Ouverture de la
discussion du budget à la Chambre (22 Octobre). — M. Peytral et le budget. — Le
discours de Challemel-Lacour au Sénat. — Retour de M. Wilson ta Chambre. — Compagnie
du Canal interocéanique de Panama. — Lois d'affaires pendant la session
extraordinaire. — Boulanger à devers. — La France en Extrême Orient. — Retour
sur l'année 18S8. — L'œuvre législative au début de la session ordinaire de
188t. — Modifications ministérielles in extremis. L'élection du 27 Janvier. —
L'union des républicains. — Danger que court la République. Remerciement aux
électeurs. — L'interpellation de Jouvencel. — Le scrutin d'arrondissement. — La
révision limitée, d'après le système Floquet. — La Chambre, le Sénat, le
Conseil d'État. — Les ministres. — La révision devant la Chambre (t4 Février). — Appréciation sur le
Ministère radical.
Formé
au lendemain de la décision qui avait rendu le général Boulanger éligible,
renversé au lendemain de sa triomphante élection à Paris, le Ministère
Floquet, a vu la prodigieuse fortune de t'aspirant, dictateur, il n'a rien su
faire pour en arrêter les progrès et il a laissé à tous la conviction que le
salut de la République ne pouvait être assuré que par une administration plus
clairvoyante et plus ferme. Les événements que nous allons raconter sont à
peine vieux de dix ans nul n'a perdu le souvenir de ces onze mois, où chaque
jour nous apportait la nouvelle d'une victoire de la faction, où tous les
ennemis de la République s'exaltaient à l'espoir du prochain triomphe, où
tous ses amis attendaient, avec une indignation passive, la confiscation de
toutes les libertés par un soldat rebelle, la ruine de la patrie à
l'intérieur, sa déchéance à l'extérieur par l'effort combiné des
monarchistes, des blanquistes, des mécontents et des patriotes de parade. Le
Cabinet du 3 Avril fut constitué avec une telle rapidité qu'il parut à tout
le monde qu'il était fait à l'avance. Pour la forme, des portefeuilles furent
offerts à trois députés non radicaux MM. Rouvier, Ricard et Loubet tous trois
refusèrent. M. Rouvier ne voyait pas sans inquiétude M. Goblet aux Affaires
Etrangères. MM. Ricard et Loubet, très politiquement, auraient voulu que la révision
ne figurât pas au programme ministériel. Nous savons bien que le Cabinet
Tirard avait été renversé sur cette question, mais M. Floquet, reconnaissant,
dans sa Déclaration, qu'elle exigeait beaucoup de calme et de réflexion,
n'était pas éloigné, à ce moment du moins, de penser comme MM. Ricard et
Loubet. A défaut de membres connus de la Gauche républicaine, on en prit de
plus obscurs ou qui siégeaient aux confins de la Gauche républicaine et de la
Gauche radicale. M. Floquet eut avec la présidence du Conseil le ministère de
l'Intérieur ; un sénateur, M. Ferrouillat, la Justice et les Cultes ; M.
Goblet, les Affaires Etrangères ; M. Peytral, les Finances ; M. de Freycinet,
la Guerre ; M. le vice-amiral Krantz, ta Marine el les Colonies ; M. Lockroy,
l'Instruction publique et les Beaux-Arts ; M. Deluns-Montaud,
les Travaux Publics M. Pierre Legrand, le Commerce et l'Industrie M. Viette,
t'Agriculture. Quarante-huit heures après la constitution du Ministère M. de
la Porte reçut le sous-secrétariat d'Etat des Colonies et six semaines plus
tard, le 19 Mai, M. Floquet s'annexa comme sous-secrétaire d'État à
l'Intérieur, un jeune député, qui avait déjà rempli des postes administratifs
très importants, M. Léon Bourgeois. Certes
le Cabinet radical du 3 Avril comprenait des républicains éprouvés et des
hommes d'un incontestable talent. Sa faiblesse résultait du caractère de son
chef, du programme qu'il avait adopté, de la présence de M. de Freycinet à la
Guerre, de celle de MM. Goblet et Lockroy dans une administration qui avait à
lutter contre les fauteurs de Dictature et surtout des circonstances au
milieu desquelles cette administration s'était formée. Excellent
à la présidence de la Chambre, où il s'était montré ferme, impartial,
spirituel, toujours digne, M. Floquet devait, comme président du Conseil, se
montrer entêté, partial pour les radicaux, dépourvu d'à-propos et plutôt
fastueux que' digne. L'inscription à son programme de gouvernement de l'un
des articles inscrits aux programmes boulangiste, révolutionnaire et
monarchiste fut une erreur initiale qu'il devait expier' chèrement et que la
France faillit expier avec lui. L'expérience d'un ministre civil de la guerre
était peut-être inopportune, après que le prédécesseur de M. de Freycinet, le
général Logerot, avait si énergiquement rappelé au respect de la discipline
le commandant du XIIIe Corps d'armée. On s'étonnait plus encore de voir,
parmi les collègues de M. Floquet, M. Goblet, l'ancien président du Conseil,
qui avait gardé M. Boulanger à la Guerre, lorsqu'il avait pris le pouvoir en
Décembre 1886 et M. Lockroy, qui avait été en coquetterie réglée avec les
partisans du général Boulanger. MM. Goblet et Lockroy, édifiés désormais sur
les projets des boulangistes, seraient-ils disposés à s'associer à une action
énergique contre le généra ! en retraite, devenu l'espoir de de tous les
mécontents et le candidat de tous les factieux ? Ces questions se posaient et
des actes comme le remplacement de M. Levaillant par M. Gragnon ; à la
direction de la Sûreté, n'étaient pas de nature à dissiper les inquiétudes. La
Déclaration ministérielle, qui fut lue le 3 Avril, revêtait les illusions de
M. Floquet, en qualifiant le Boulangisme « d'agitation passagère et
superficielle ». Les observateurs clairvoyants n'avaient pas besoin de
la première élection boulangiste, pour reconnaitre que l'agitation était
profonde et qu'elle durerait tout au moins jusqu'aux élections générales de 1889,
si elle ne leur survivait pas. En dehors de cette affirmation téméraire, la
Déclaration faisait appel à toutes les fractions de l'opinion républicaine,
annonçait que l'impartialité inspirerait toujours les actes du Gouvernement
et revendiquait hautement, pour ce Gouvernement, le droit et l'honneur de
marcher en avant. Revenant sur la phrase qu'il avait prononcée, comme
président de la Chambre, à l'ouverture de la session de 1888, àl. Floquet faisait bon marché de la procédure politique
et appelait J'attention des Chambres sur quelques mesures urgentes une loi
sur les associations, la réforme du régime des boissons et des lois
successorales, l'aboutissement des lois militaires alors en discussion devant
le Sénat. Pour l'extérieur, le Gouvernement se contentait d'une vague déclaration
de sincère attachement à la paix. La Déclaration ne se distinguait donc des
autres documents de cette espèce que par une imprudente promesse de révision.
Accueillie au Sénat avec une froideur glaciale, elle ne provoqua ni
enthousiasme ni indignation à la Chambre. M.
Floquet laissait vacante la présidence de la Chambre. Trois tours de scrutin
furent nécessaires pour y pouvoir. Au troisième tour M. Méline, qui avait
obtenu le même nombre de suffrages que M. Clémenceau, fut élu au bénéfice de
l'âge. M. Clémenceau était le candidat des radicaux et du Ministère. M. Henri
Brisson et M. Méline avaient été successivement les candidats des
républicains non radicaux. M. Méline, très sérieux, très instruit, très
modeste va prendre à tâche de ramener à l'œuvre législative une Chambre trop
portée à gaspiller son temps dans les agitations vaines et dans ce que M.
Floquet appelait la procédure politique. Le
Cabinet n'eut que quinze jours pour s'installer, le Sénat, « s'inspirant de
la situation politique, » n'ayant voulu s'ajourner qu'au 19 Avril. La Chambre
avait pris une résolution identique, bien que le Gouvernement désirât un plus
long délai, par 314 voix contre 162. C'est à bon droit que la situation
inquiétait les sénateurs et tous les bons citoyens le 8 Avril eut lieu la
première élection du générât Boulanger. Il avait choisi, pour poser sa
candidature, un département ou les monarchistes avaient eu la majorité en 188&,
la Dordogne, et il s'était naturellement appuyé sur les bonapartistes qui
constituent les trois quarts du parti monarchique. Élu par 59.500 voix,
contre 36.000 au candidat républicain, il avait eu, le même jour, 11.600 voix
dans l'Aisne et 8a00 dans l'Aude. Élu des
bonapartistes, des royalistes et de quelques républicains dévoyés, le général
Boulanger adressa aux électeurs de la Dordogne une proclamation à laquelle ne
manquait que l'imperatoria breviras. Il y déclarait que la stérilité et
l'impuissance du Parlement finiraient par livrer la République française à la
risée de l'Europe ; il ajoutait que la prétention de politiciens déconsidérés
de faire leur serviteur du suffrage universel, qui est notre maître, était
intolérable et il proclamait la nécessité de la dissolution et de la révision.
Mais, ayant donné sa parole à d'autres électeurs, il refusait le mandat que
lui avaient confié les habitants de la Dordogne. Le Nord était le seul
département qu’il lui fût permis de représenter. Il concluait, en
engageant ceux qui lui avaient donné leurs suffrages à les reporter sur un
homme affirmant, comme lui, la politique nationale et républicaine. Nous verrons
plus tard comment ce conseil sera suivi. Aux
électeurs du Nord, comme à ceux de la Dordogne ; le général Boulanger se
présenta sans profession de foi, ne voulant, disait-il, s'inféoder à aucun
parti. Toute la Droite, et elle est nombreuse et influente dans ce
département, accueillit sa candidature les yeux fermés, bien qu'elle fut soutenue par des hommes comme MM. Laguerre, Laur et Vergoin, dont elle avait horreur, mais la haine de la
République lui enlevait toute clairvoyance. La Gauche, au contraire, fut
divisée. Bien que les radicaux, qui suivaient les inspirations de M.
Clémenceau, eussent rompu avec le général, depuis que ses velléités
plébiscitaires s'étaient naïvement révélées, ils opposèrent au candidat des
républicains sans épithète, M. Foucart, un républicain plus accentué, M.
Moreau, sous prétexte d'amener un ballottage. La candidature Moreau affaiblit
la candidature Foucart, sans profit pour la République le 15 Avril le général
fut élu par 172.500 voix : il avait 87.500 voix de majorité sur ses deux
adversaires réunis. Cette
élection, plus encore que celle de la Dordogne, produisit une immense
impression dans le pays. Le grand vaincu du 30 Mars 1885, Jules Ferry, poussa
un cri d'alarme et, avec sa netteté habituelle, il indiqua la seule politique
à suivre avec le « Saint-Arnaud de café-concert ». C'était bien un
Saint-Arnaud, un général de coup d'Etat, que les électeurs du Nord avaient
acclamé et Jules Ferry dévoila hardiment la faction audacieuse qui
poursuivait le renversement de la République. Il conseillait au Cabinet,
contre lequel il se défendait de nourrir aucun ténébreux dessein, d'avoir en
face de la faction une attitude militante et active. Il regrettait seulement
que le Ministère eût emprunté à M. Boulanger son mot d'ordre la révision.
Dans son remerciement aux électeurs du Nord le vainqueur du 15 Avril
répétait, en effet, que l'on avait affirmé sur son nom la nécessité d'une
Assemblée Constituante, seule capable de donner au peuple « la large
part qu'il doit occuper ». Toutes ces proclamations, tous ces remerciements,
d'un français douteux, renfermaient les mêmes injures aux pouvoirs publics,
les mêmes flatteries au peuple et restaient dans le même vague, quant aux
projets du dictateur. On lui attribuait, à ce moment, une ébauche de
Constitution, qui nous aurait fait reculer en deçà de la Constitution de l'an
VIII, même de celle de 1852, qui aurait fait de la France le pays le moins
libre de l'Europe it se garda bien de la désavouer. Quand
les Chambres reprirent séance, le président du Conseil sembla surtout
préoccupé de se défendre de toute alliance avec les modérés. M. Jules Ferry,
dans son discours aux électeurs sénatoriaux des Vosges, lui avait, en somme,
offert un concours sans réserve. It répondit à ces avances en affirmant,
contrairement à la célèbre parole de Jules Ferry, que « le péril n'était
pas à Gauche ». Jules Ferry avait déclaré que la révision était
inopportune et dangereuse ; M. Floquet consentit à attendre, pour la proposer,
qu'elle ne fût plus « le piège tendu par les monarchistes ou le manteau
troué de la dictature ». A défaut d'un interpellateur complaisant, le
président du Conseil s'était interpellé lui-même. La Chambre, qui n'avait nulle
intention malveillante à son égard, lui vota un ordre du jour de confiance,
par 363 voix contre 'f70, et ordonna l'affichage de son discours[1]. Il
était piquant de voir un Cabinet, constitué sur la question de révision,
applaudi par la grande majorité de la Chambre, parce qu'il ajournait la révision.
Quand la Commission de révision fut nommée, deux jours après, elle compta 4
membres hostiles, 2 membres favorables et 5 membres disposés à ajourner aussi
longtemps qu'il plairait au Gouvernement. Le Cabinet eut le même succès, le
23 Avril, dans sa réponse à l'interpellation de la Droite, sur la nomination
d'un ministre civil à la Guerre. Sa conduite fut approuvée par 354 voix
contre 167. Au
Sénat la discussion en première délibération de la loi sur le recrutement de
l'armée fut interrompue, le 24 Avril, pour une interpellation déposée par
deux membres du Centre Gauche, MM. Trarieux et Léon Renault. M. Floquet
répondit aux deux orateurs par quelques formules vagues et l'ordre du jour
pur et simple, voté par d35 voix contre *)06, clôtura cette peu intéressante
passe d'armes. Le 28 Avril les deux Chambres s'ajournaient de nouveau, pour
permettre à leurs membres de prendre part aux élections municipales. Celles-ci
eurent lieu le 6 Mai ; elles portèrent sur 427 484 sièges de conseillers
municipaux et elles ne modifièrent pas d'une façon sensible la situation
respective des partis. Après
la première élection du Nord, les partisans du général Boulanger avaient
formé un Connue permanent qui avait son siège rue de Sèze, adopté
comme emblème l'œillet rouge et décidé très habilement de poser la
candidature du général partout où il y aurait un député à nommer c'est ainsi
que dans l'Isère 14000 voix furent accordées à l'aspirant dictateur. Dès que
les électeurs d'un département étaient convoqués, le Comité y
expédiait photographies, affiches, journaux et proclamations en nombre infini
et des agents qui, du chef-lieu, s'entendaient avec les agents locaux dé
chaque canton, souvent même de chaque commune. Cette
propagande endiablée n'allait pas sans frais la seule élection du Nord avait
coûté plus de 200.000 francs. Les fonds, à cette époque, étaient fournis par
le comte Dillon, l'homme des monarchistes, monarchiste lui-même et aussi par
des dons volontaires, souvent anonymes, qui parvenaient au général sous forme
de lettres chargées et qui n'allaient qu'en faible partie au Comité de la rue
de Sèze. Les dépenses personnelles du général, ses goûts de luxe en
absorbaient une notable portion. Des éditeurs avaient songé à exploiter sa
popularité et M. Rouff lui apporta 100.000 francs dans ses appartements de
l'hôtel du Louvre, prix de sa collaboration à un ouvrage sur l'Invasion
allemande qui devait paraître en livraisons. Il n'en écrivit que la
préface, si même il l'écrivit, car il ne se livrait pas volontiers et il
était énigmatique, en ces premiers temps de sa prodigieuse fortune, comme
Louis-Napoléon en 1848. Dans sa
conduite, dans ses actes, dans ses paroles, tout était contradiction et
mensonge. Subventionné par la caisse monarchiste, il semblait l'instrument
docile du radicalisme révolutionnaire et des blanquistes. II était l'homme
des Naquet, des Mayer, des Meyer et il disait à Avronsart :
« Il faut avant tout se débarrasser de la Juiverie ». M Aspirant à
une magistrature civile, il revendiquait pour l'armée un rôle politique actif
et s'élevait contre ceux qui prétendent qu'elle n'a pour mission que de se taire
et de se battre. Les
mêmes contradictions se rencontrent, dans toutes les manifestations de ses
partisans, avoués ou secrets. Le comte de Paris, dans une Note du 24 Avril,
destinée à ses fidèles, s'était prononcé pour la dissolution et pour la révision,
et la Droite delà Chambre, même la Droite monarchiste, adoptant le programme
des bonapartistes, constituait un Comité de la surveillance nationale.
Plus digne, la Droite sénatoriale se refusait à abjurer tous ses principes et
à se lancer dans cette politique de casse-cou. Mais
l'erreur la plus grossière était celle des radicaux et du Gouvernement,
convaincus que l'on ne triompherait de Boulanger qu'en lui empruntant le
principal article de son programme, celui qui était relatif à la révision. MM.
Ranc, Clémenceau, Joffrin, les principaux fondateurs de la Société des droits
de l’homme, ne voyaient pas combien leurs protestations contre « l'aventure
boulangiste » perdait dé force, par une demande de révision. Seuls les
républicains modérés avaient bien compris qu'ils ne laveraient le
Parlementarisme des attaques dirigées contre lui, qu'en défendant
énergiquement la Constitution de 1875 de même qu'ils ne combattraient
efficacement le Dictateur qu'en se serrant étroitement autour de M. Carnot.
Le Président de la République, par la correction impeccable, par la haute
dignité de son attitude, par sa politique de la main ouverte facilitait leur
tâche. Durant un assez long voyage qu'il fit à cette époque, dans le
Sud-Ouest, il recueillit des hommages qui allaient à sa personne 'autant qu'à
sa fonction et des sympathies qui fortifièrent l'institution présidentielle
dans l'opinion des masses. Ce chef de l'État affable, accueillant, allant
au-devant des misères pour les soulager, sans faste, sans morgue, sans souci
exagéré de l'étiquette et du protocole, était bien le magistrat qui convenait
à notre démocratie, et peut-être le seul médecin capable de calmer l'accès de
fièvre qui avait saisi la France. Le
général Boulanger ayant attendu plus de six semaines, avant de tenir les
promesses qu'il avait faites à ses électeurs, avant d'introduire le désordre
dans le Parlement qu'il accusait de stérilité et d'impuissance, les deux
Chambres eurent le temps de discuter sinon de voter définitivement quelques
lois d'affaires, du 15 Mai au 4 Juin. La Chambre rejeta le 15 Mai le tarif
douanier sur le maïs, que lui proposaient la Commission des douanes et son
rapporteur M. Méline. Le 1er Juin elle adopta le projet qui reportait du 1er
Janvier au 1er Juillet le commencement de l'année financière. M. Peytral
avait pu réaliser comme ministre une idée qu'il avait émise comme président
de la Commission du budget. Pareille bonne fortune échoit rarement à ceux qui
arrivent au pouvoir. Enfin, la Chambre avait fait une place aux lois sociales
et discuté, en première délibération, la loi sur les accidents ouvriers et
sur l'assurance contre ces accidents, au profit des ouvriers et aussi des
patrons. Cette loi devait faire longtemps la navette entre la Chambre et le
Sénat avant d'être promulguée. La Commission de la Chambre l'avait pourtant
longuement étudiée et son rapporteur, M. L. Ricard, député de la
Seine-Inférieure, était passé maître en ces délicates questions de
responsabilité ouvrière ou patronale. Le 2 Juin commença la discussion d'une
autre loi sociale, qui ne devait être votée qu'à la fin de 1892, la loi sur
le travail des femmes et des enfants dans les manufactures. Il faut rattacher
aussi à cette période l'autorisation, difficilement accordée, à la Compagnie
du canal interocéanique de Panama d'émettre des valeurs à lots. Cette très
grosse question passe alors presque inaperçue. La plus
intéressante des séances tenues par la Chambre au mois de Mai fut celle du
31, consacrée ce que l'on a appelé l'incident Tisza. M. Tisza avait refusé,
au nom de la Hongrie, toute participation officielle à l'Exposition
Universelle de 1889. Mais des groupes s'étaient formés, sur l'initiative des
Chambres de Commerce, pour assurer aux produits hongrois une participation au
moins officieuse à notre grande fête industrielle. Appelé, par une question
incidente, adonner son avis sur l'Exposition du centenaire, M. Tisza le fit
avec une insigne maladresse ; il prononça les paroles les plus malheureuses
il émit, sur la situation intérieure de la France, sur sa tranquillité, des
doutes qui étaient presque des injures. « Vous savez, dit-il, qu'en France
les esprits sont souvent agités. Si une insulte quelconque atteignait le
drapeau national... Cela est impossible ! crie un députe. C'est donc, riposta
M. Tisza, que celui qui interrompt croit pouvoir nous donner plus de
garanties que ne le ferait aujourd'hui, je crois, le Gouvernement français
lui-même et il ajoutait Si quelqu'un me demande un conseil, je lui donnerai
celui de ne pas prendre part à l'Exposition de 1889. » Les
explications que donna M. Goblet à la Chambre sont un modèle de tact, de
convenance, de dignité patriotique. Les Gouvernements étrangers, dit-il, ont
le droit d'oublier que la date de 1789 ne rappelle que des souvenirs de
liberté, de justice, d'émancipation, de progrès social. Le ministre fit
connaître qu'a Vienne le comte Kalaoky,
ministre commun des Affaires Etrangères, dans une entrevue avec notre
ambassadeur, avait exprimé un vif regret de l'impression qu'avait produite en
France cet incident aussi fâcheux qu'imprévu. M. Goblet terminait en
affirmant que la France voulait la paix, qu'elle restait calme et impassible,
qu'elle ne recherchait pas d'aventures, que dans aucun pays, à aucune époque,
l'ordre n'avait été assuré comme il l'était chez elle. Cette
réponse, pleine de noblesse, mit toutes les Chancelleries de notre côté et
l'incident n'eut pas d'autres suites. M. Goblet ne fut pas toujours aussi
heureusement inspiré que le 31 Mai ; le diplomate ne valut pas toujours
l'orateur. Sans parler de l'abandon des Nouvelles Hébrides à l'Angleterre,
qui fut consenti un peu légèrement, on doit regretter plus encore la
conversation qu'il engagea avec M. Crispi, au sujet de Massaouah. Le ministre
italien prétendait que, par le fait seul de l'établissement d'une nation
chrétienne en pays musulman, les capitulations devenaient lettre morte.
Pourquoi contester ce principe si nous n'avions aucune vue sur Massaouah ?
L'affirmation était, en effet, très contestable, mais ne valait-il pas mieux
en prendre acte et agir à Tunis comme l'Italie agissait à Massaouah ? Notre
inopportune intervention autorisa ['ambassadeur italien à Constantinople à
agir sur le Sultan, pour lui faire affirmer la suzeraineté de la Porte sur
Tunis, même sur Alger, et le règlement de la question des capitulations à
Tunis fut retardé d'autant Rappelons, avant de revenir à notre triste
histoire intérieure, trois événements importants, qui eurent lieu dans
l'espace de huit jours et dont l'influence se fit sentir en France le 12 Juin
la défaite électorale des libéraux en Belgique ; le 15 l'avènement de
Guillaume II en Allemagne et le 20 l'Encyclique De libertate
humana, où Léon XIII accentuait son évolution
libérale, tout en condamnant dogmatiquement la liberté. Le 2
Juin M. Floquet, appelé devant la Commission de révision, avait déclaré,
comme un simple opportuniste, que l'heure de la révision n'était pas encore
venue et la Commission docile s'était ajournée au 25 Octobre. Le surlendemain
4 Juin, le général Boulanger montait à la tribune et, sous prétexte de
réclamer l'urgence de la révision, lisait un long Manifeste, rédigé en partie
par M. Naquet, le vice-président de son Comité, en partie par lui-même.
C'était, avec l'apologie de la Dictature et du pouvoir personnel, une attaque
froide, préméditée, outrageante contre le Parlement, le Président de la
République et tout le parti républicain. L'urgence fut appuyée, au nom de la
Légitimité par M. de la Rochefoucauld, au nom du Bonapartisme par M.
Jolibois, au nom de la Commune par M. Félix Pyat, qui venait d'être élu
député de Marseille contre M. Boulanger lui-même et aussi contre un
républicain modéré, M. Henri Fouquier. Le président du Conseil, M. Clémenceau
et M. Bussy répondirent aux partisans de l'urgence par de libres et fortes
paroles que la majorité, unie cette fois, accueilli avec des acclamations
redoublées. On fit à M. Floquet les honneurs très mérités de l'affichage,
bien qu'il eût laissé échapper ce mot, un peu inattendu et naïf : « A votre
âge, Monsieur le général Boulanger, Napoléon était mort et vous ne serez que
le Sieyès d'une Constitution mort-née, » parce qu'il s'exprima comme aurait
pu le faire M. Jules Ferry ou M. Rouvier[2]. « Gloire aux pays où l'on
parle, s'écria M. Clémenceau, avec une chaleur qui ne lui était pas
habituelle, honte aux pays où l'on se tait ! Si c'est le régime de
discussions que vous croyez flétrir, sous le nom de Parlementarisme,
sachez-le, c'est le régime représentatif lui-même, c'est la République sur
qui vous osez porter la main. » Après M. Clémenceau, M. Basly demanda à M.
Boulanger, représentant des mineurs d'Anzin, ou il
était la semaine précédente, pendant que la Chambre discutait les lois
destinées a protéger la
sécurité et la vie des ouvriers. L'urgence fut repoussée par 359 voix contre
18' toute la Gauche contre toute la Droite, celle-ci renforcée d'une douzaine
de boulangistes. Après cet insuccès parlementaire, M. Boulanger éprouva un
échec électoral. Voter pour M. Déroulède c'est voter pour moi, avait-il fait
dire aux électeurs de la Charente. Un bonapartiste, M. Gellibert des Seguins,
réunit 31.000 voix au premier tour, contre 24.000 à M. Weiller républicain et
20.000 à M. Déroulède. Au second tour M. Déroulède, dont la candidature avait
été maintenue par la Cocarde, n'eut plus que 11.500 voix ; M.
Gellibert des Seguins fut élu par 37.500 voix contre 27.000. Du 4
Juin au 12 Juillet le travail législatif reprit dans les deux Chambres. La
loi sur les sucres, discutée et adoptée par la Chambre des Députés du 5 au 8
Juin, diminua de 10 francs la prime assurée aux bons de fabrication. Ce vote
fut ratifié par le Sénat. Quelques jours après, la Chambre terminait la
première délibération de la loi sur le travail des femmes et des enfants dans
les manufactures, et le 21 Juin elle abordait la 2e délibération de la loi
sur les accidents, qu'elle menait à fin le-10 Juillet, par 356 voix contre
80. Dans ce vote, comme dans celui qui avait été émis sur l'autre loi
sociale, les socialistes s'étaient trouvés d'accord avec les légitimistes,
alors boulangistes M. Millerand avait voté comme M. de Mun. Entre
temps, la Chambre se livrait à une manifestation platonique, en accordant
l'urgence à une proposition de M. René LaSbn,
tendant à la dissolution immédiate des congrégations d'hommes. Le renvoi de
la proposition à la Commission chargée d'étudier la loi sur les associations
lui enlevait toute portée. Quelques jours avant cette innocente distraction,
le 3 Juillet, la Chambre avait accordé un vote de confiance, assez marchandé
et assez peu mérité, au Cabinet radical. Un maire socialiste de Carcassonne,
condamné à l'emprisonnement pour fraudes électorales, avait été réélu
conseiller municipal. Le substitut du procureur de la République le fit
arrêter et emprisonner il fut, pour cet accomplissement de son devoir, que
l'on considéra comme un excès de zèle, envoyé en disgrâce à Lorient. Saisi de
la question, le Sénat vota un blâme au garde des sceaux, M. Ferrouillat. La
Chambre, plus indulgente, amnistia M. Ferrouillat et donna un vote de
confiance à M. Floquet, par2' !0 voix contre 158 ; les modérés s'abstinrent :
ils ne pouvaient approuver cette faiblesse gouvernementale et ils ne
voulaient pas ébranler le Finistère. Plus
Indépendant, le Sénat faisait quelquefois éprouver des échecs au Gouvernement
; le 12 Juillet il repoussa le projet qui changeait la date de l'année
financière ; le 13 Juillet il adopta avec modification la loi sur les
délégués mineurs et le 19 il entama la seconde délibération de la loi sur le
recrutement, à laquelle il devait faire subir d'assez notables changements.
Sur le rapport du général Deffis, les dispenses
facultatives furent supprimées ; les dispenses de droit furent autorisées,
mais a. la condition que les dispensés feraient un an de service ; les
dispenses des docteurs, licenciés et élèves ecclésiastiques, que la Chambre
avait supprimées, furent rétablies la durée totale du service militaire fut
portée de 20 à 25 ans, avec 3 ans d'active, 6 de réserve, 8 de territoriale
et 11 de réserve territoriale. L'amendement du général Campenon, imposant à
tous les Français 3 ans de service militaire, fut repoussé par 18S voix
contre 80. bien que M. Floquet lui eût donné son appui. C'est la présence au ministère
de la Guerre de M. de Freycinet, président de la Commission sénatoriale de
l'armée, qui fit aboutir au Sénat le vote de la loi de recrutement. La
réorganisation du Conseil supérieur de la Guerre et l'établissement des
inspections générales d'armée doivent être également cités à l'actif du
ministre civil de la Guerre, avec cette réserve que les pouvoirs du ministre
responsable étaient beaucoup trop amoindris. La
seconde apparition du général Boulanger à la tribune de la Chambre fut
précédée, le 6 Juillet, de la publication et de l'affichage clandestins d'une
circulaire bien inattendue que le Comte de Paris adressait aux maires
récemment élus des communes de France. La commune, cette grande famille,
disait le prétendant, est divisée en oppresseurs et en opprimés, et il
réclamait pour chaque commune, non seulement des pouvoirs plus étendus, mais
une sorte d'autonomie. Il était dit que le Comte de Paris prendrait successivement
tous les masques celui de l'autonomiste, après celui du plébiscitaire et
finalement celui du boulangiste. M.
Boulanger avait déposé le 4 Juin une demande de révision le 12 Juillet il
déposa une demande de dissolution, comme prélude à une nouvelle campagne
d'agitations et de séditions dans le pays. Au milieu des hurlements de la
Droite bonapartiste et royaliste, des huées de la Gauche, M. Boulanger
renouvelle ses attaques contre le Parlementarisme : M. Floquet lui
répond avec une éloquente vivacité. On propose la question préalable sur la
motion Boulanger avant qu'elle ne soit votée, le général, peu au courant de
la procédure parlementaire, sort de sa poche une lettre de démission écrite à
l'avance et la lit, sans en changer un seul mot. Il quitte la Chambre, au
milieu d'un éclat de rire général. Dans le tumulte de la discussion, M.
Floquet avait reproché au général d'avoir passé des sacristies dans les
antichambres. Le général avait riposté en traitant M. Floquet de menteur et
de pion de collège mal élevé. Le lendemain M. Floquet envoyait ses témoins,
MM. ~Clemenceau et Georges Périn, à ceux du général Boulanger ; le
surlendemain un duel avait lieu, où le général apporta toute sa bravoure et
toute son inexpérience en escrime. Grièvement blessé, il était rétabli au
bout de quelques jours et paradait en voiture découverte, dans les quartiers
les plus fréquentés de Paris. Jules Simon écrivait alors, six mois avant le
27 Janvier 1889 « Son élection à Paris est dès à présent assurée. Puisqu'il y
a une bêtise à faire, la Ville-Lumière la fera ». Le
général Boulanger avait une foi superstitieuse, invincible dans son étoile et
tout ce qui s'est passé, du 1S Avril 1888 au Avril 1889, n'a pu que fortifier
en lui cette conviction irraisonnée. Les avances qui lui étaient faites par
le parti royaliste, les adhésions d'hommes d'esprit comme Aurélien Scholl qui
lui écrivait « Je serai avec vous jusqu'au 17 Brumaire, » les ovations
populaires devaient la fortifier encore. Peu lui importaient les échecs. Si
l'Ardèche, le 32 Juillet, nommait un républicain contre lui, à 15.000 voix de
majorité, il considérait comme sienne, le même jour, l'élection de la
Dordogne, ou le bonapartiste clérical Taillefer était élu par 49.000 voix,
contre 43.000 au républicain Clerjounie. D'ailleurs, il comptait sur un
triple succès, aux élections partielles du 19 Août, et sa confiance ne devait
pas être trompée. Avant
d'aller se battre, M. Floquet avait composé le discours qu'il devait
prononcer sur la place du Carrousel, à l'inauguration du monument de
Gambetta. Cette cérémonie dut aux circonstances où l'on se trouvait, aux
lieux où elle s'accomplissait, au personnage que l'on célébrait, au monument
même que l'on inaugurait un caractère tout particulier. Les circonstances,
c'était la crise plébiscitaire ; le lieu c'était cette place du Carrousel,
théâtre tour à tour de tant de gloires et de tant de déchéances ; le héros de
la fête, c'était le grand patriote, le réorganisateur de l'armée, le
fondateur de la République, celui dont chaque jour, depuis dix-huit ans, la
perte est plus vivement ressentie le monument c'était cette pierre, médiocre
au point de vue architectural, mais où sont gravées ces belles sentences, que
l'on ne relit jamais sans que tous les souvenirs de t'Année Terrible et de l'âge
héroïque reviennent en foule à l'esprit, c'était cette statue, un peu massive
de formes, mais dont la main désigne d'un geste si impérieux le but à
atteindre, les chères provinces à reconquérir. Et tous les républicains,
modérés, progressistes ou radicaux applaudirent avec enthousiasme M. Floquet,
dont l'éloquence émue les réunit dans de communs regrets, dans une commune admiration. La fête
nationale du 14 Juillet 1888 fut marquée par une heureuse innovation. Les
maires, que le Comte de Paris incitait presque à la révolte, furent conviés
par le Gouvernement a un banquet que présida M. Carnot. Le Président de la
République prononça de sages, d'excellentes paroles[3], qui ne furent pas
immédiatement entendues dans toute la France, mais dont les maires devaient
se souvenir, en Septembre 1889, le jour de la grande consultation nationale. La
session fut close le 18 Juillet, après le vote par la Chambre d'un crédit de
70 millions, pour les travaux de défense à exécuter à Brest et à Cherbourg.
Le lendemain même de la clôture, le nouvel Empereur d'Allemagne inaugurait,
par une visite au Tsar, cette série de voyages à la fois politiques et
fastueux, qui devaient se multiplier par la suite, a un tel degré, que
l'opinion en vint à ne plus les regarder que comme des excursions de
touriste. Plus importante fut, le mois suivant (22 Août), l'entrevue entre MM. de
Bismarck et Crispi la présence du ministre italien en Allemagne, au lendemain
des Notes sur Massaouah, était significative. Au
début des vacances parlementaires, une grève avait éclaté à Paris, comme il
arrive à la veille de chaque Exposition, parmi les maçons et les terrassiers.
La grève ne s'étendit guère, au-delà de Paris, qu'à Amiens, à Troyes, dans
les mines de la Loire et dans les chantiers du Limousin. Elle aurait eu peu
d'importance, à Paris même, si les ouvriers n'avaient été encouragés par les
excitations des agents de Boulanger et aussi par la faiblesse du
Gouvernement. Le préfet de police avait adressé aux commissaires de police
une circulaire où il disait : « Les voies de fait, de nature à
entraver le libre exercice du travail, ne sont punissables que si elles ont
été directement exercées sur les personnes et par conséquent ne peuvent être
poursuivis ceux qui, comme la plupart des grévistes arrêtés ces jours-ci, se
sont bornés à détruire les outils, sans avoir préalablement menacé ou frappé
les ouvriers dont ils cherchaient à interrompre le travail. » En effet, ces
grévistes, que justifiait M. Lozé, avaient jeté à
la Seine les outils de ceux qui refusaient de se joindre à eux ils avaient
même mis à sac et incendié une usine à Asnières. Les protestations indignées
de la presse républicaine obligèrent le préfet à retirer sa circulaire, le
Gouvernement à fermer momentanément la Bourse du travail, où les Associations
syndicales se réunissaient depuis 1882, et à maintenir énergiquement l'ordre
public aux funérailles d'Eudes, l'ancien général de la commune. Dirigée par
un sieur Boulé, que subventionnaient l'Intransigeant et la Cocarde
la grève ne cessa que le 17 Août, deux jours avant les élections partielles,
que le Ministère avait fixées au 19, contre l'avis des trois préfets
intéressés ces fonctionnaires avaient inutilement déclaré à M. Floquet qu'il
marchait à un échec certain. Le
résultat fut tel que l'avaient prévu les préfets et, bien que le général eût
obtenu dans le Nord 30.000 voix de moins qu'au mois d'Avril, son élection
dans ce département, dans la Somme et dans la Charente-Inférieure fut une
défaite pour la République parlementaire. M. Floquet, plus convaincu que
jamais que le générât devait ses succès au mot de révision, inscrit sur son
programme, annonça que, lui aussi, il tenait en réserve un projet de révision,
qu'il déposerait dès la rentrée sur le bureau de la Chambre. Il se
préparait, lui aussi, à battre en brèche une Constitution, dont le vainqueur
du 19 Août parlait en ces termes, dans son remerciement aux électeurs Vous
avez « l'inébranlable volonté d'en finir avec les mensonges d'une
Constitution dont un courant irrésistible impose aujourd'hui le remaniement
total ». Puis venaient les injures habituelles contre les convulsionnaires de
la Chambre, qui sont acculés à une dissolution inévitable, qui se cramponnent
à leur siège, qui arborent l'impertinente prétention de gouverner contre tout
le monde, contre le Parlementarisme « qui se cantonne dans l'édifice vermoulu
où les électeurs du Nord ont mis la pioche ». Dans le
remerciement aux électeurs de la Somme les parlementaires sont de faux
républicains, des bêtes fauves et' des épileptiques, des valétudinaires dont
les brutalités mêmes accusent la faiblesse. La Constitution de 1875 est « un
squelette dont on entend craquer les os ». Dans la
lettre aux électeurs de la Charente-Inférieure les députés sont des
ambitieux, qui ont mis la France en coupe réglée, des politiciens avides et
des incapables. Ces recueils d'injures semblent être sortis de la plume du
rédacteur en chef de l'Intransigeant qui sommait, à ce moment même, M.
Carnot d'appeler le vainqueur du 19 Août à la présidence du Conseil des
ministres. Quant aux morceaux de doctrine, ils émanaient soit de M. Dugué de
la Fauconnerie, bien revenu de ses velléités de ralliement, soit de M.
Naquet, qui aspirait à devenir le Sieyès du pseudo Bonaparte. Au
lendemain des élections partielles, la session des Conseils généraux s'était
ouverte. Elle eût passé inaperçue, si la majorité des Assemblées
départementales (53 sur 86),
réunie hors session, n'eût demandé la substitution du scrutin
d'arrondissement au scrutin de liste, non pas que celui-ci parût inférieur à
celui-là ; mais les influences locales seraient plus vivaces avec le petit
scrutin et les courants plébiscitaires moins redoutables. A la
suite de la grève du mois d'Août un tapissier, un coiffeur et un garçon libraire
avaient été condamnés à la prison, pour s'être acharnés à coups de gourdins
contre un agent de police. Sur l'un d'eux, on trouva une carte du général Boulanger,
avec ces mots « Général Boulanger vous remercie de vos offres de service
en prend bonne note pour y avoir recours à l'occasion. » La complicité
de Boulanger dans les troubles du mois d'Août était donc certaine. Ni cette
complicité, ni l'instance en divorce qu'il avait introduite contre sa femme,
dans le seul but de reconquérir sa liberté, pour l'aliéner ensuite,
n'éloignèrent de lui les royalistes et les catholiques, que son succès avaient littéralement grisés. La duchesse d'Uzès dépensa
500.000 francs pour la triple élection du 19 Août. MM. de Martimprey,
de Breteuil, de Lévis-Mirepoix, de Mun, de Mackau, Paul de Cassagnac mirent tout leur espoir dans le général rebelle, dans le
citoyen factieux. A une réunion de la Droite de la Chambre, qui précéda la
rentrée, M. de Mackau déclara que la situation du parti républicain était
désormais perdue. Que les monarchistes aient contracté une alliance avec
le général Boulanger, c'était leur droit. Ce sera aussi le droit et le devoir
des républicains de faire marquer le pas à ceux de ces monarchistes qui,
après l'échec et la mort du général, vont se rallier à la République
triomphante. Les
autres incidents des vacances se rapportent presque tous à la crise
boulangiste. Le ministre de la Guerre, qui eut le courage de proposer et de
faire accepter au Gouvernement radical la nomination du général de Miribel à
la tête du VP Corps d'armée, se préoccupait assez peu des menues atteintes à
la discipline ou aux règlements que commettaient soit le général lui-même,
lorsqu'il assistait en grand uniforme au mariage de sa fille avec le
capitaine Driant, soit le député Laguerre, qui recevait à Lisieux, pendant
ses vingt-huit jours, la visite du général, qui le traitait comme un chef de
parti, qui entremêlait le service militaire et la politique et faisait
participer ses camarades à ces manifestations séditieuses. Le
soldat Laguerre était un des députés qui attaquaient avec le plus de violence
le Parlementarisme. Son collègue Numa Gilly, député socialiste du Gard, avait
trouvé un autre moyen de déconsidérer la République. Le 3 Septembre, à Alais,
dans une réunion publique, il avait prononcé ces paroles : « On a
poursuivi Wilson ; pure comédie, pour faire croire que l'on était plus
honnête que lui, mais sur 33 membres de la Commission du budget, vous avez au
moins 20 Wilsons. » MM. Jamais, Salis,
Sigismond-Lacroix, Bainaut, Compayré, Raynal, Gerville-Réache
et Mérillon, membres de la Commission du budget, invitèrent M. Numa Gilly i
préciser ces accusations, que la presse boulangiste avait avidement
recueillies, traitant tous les députés de voleurs. M. Gilly répondit qu'il
préciserait, le jour où la Commission lui en aurait fait la sommation
collective à l'unanimité moins une voix, celle de M. Andrieux, la Commission
riposta que M. Gilly se dérobant, elle livrait sa conduite au jugement de
l'opinion. M. Andrieux intervint alors il demandait au garde des sceaux de
poursuivre M. Gilly pour diffamation, en vertu de la loi du 22 Juillet 1881.
Poursuivi, M. Numa Gilly fut acquitté, sur la réponse négative faite à cette
question : « M. Gilly est-il coupable d'avoir porté atteinte à l'honneur
et à la considération de M. Andrieux, en prononçant les phrases d'Alais ? Il
convient d'ajouter que M. Andrieux, dont le rôle fut décidément étrange, dans
ce procès comme dans toute l'agitation boulangiste, avait retiré sa plainte
en cours d'audience. Pendant
que les fauteurs de Dictature poursuivaient leur campagne d'attaques
violentes ou perfides et leur propagande de diffamation, le Gouvernement se
préparait à la session extraordinaire de 1888. Une seule mesure
administrative est à citer, au début du mois d'Octobre c'est le décret du 2,
par lequel M. Floquet exigeait une déclaration de tous les étrangers résidant
en France. Nous ne saurions dire quels résultats eut cette fantaisie. M. Floquet
attachait certainement beaucoup plus d'importance à son projet de revivions
constitutionnelle il le préparait, pendant que les journaux ministériels. Mot
d’ordre, Justice, Nation prônaient chacun une révision différente et il
le déposait sur le bureau de la Chambre ; le jour même de la rentrée. Sur sa
demande, l'Assemblée renvoya le projet à la Commission existante, par 299
voix contre 167 et la Commission choisit pour rapporteur, non pas un
publiciste ni un avocat, mais un romancier, M. Tony-Révillon, ancien
collaborateur littéraire du Petit Journal, qui devait toute sa
renommée à ses feuilletons. Cette renommée, appuyée sur un programme
révolutionnaire, avait été assez grande, en t881, pour assurer sa victoire
sur Gambetta. Son élection avait fourni une nouvelle preuve de la
clairvoyance politique de Paris. La
discussion du budget de 1889 s'ouvrit à la Chambre le 23 Août et se prolongea
jusqu'au 10 Décembre au Sénat elle dura du 19 au 27 Décembre et la loi de
Finances put être promulguée le 29 Décembre 1888. On a remarqué que les
ministres radicaux évitaient plus facilement que les ministres modérés
l'expédient des douzièmes provisoires cela tient à ce que les modérés ne font
pas d'obstruction sous les Ministères radicaux, ne prolongent pas indéfiniment
les discussions et surtout n'émettent pas la prétention de trancher toutes
les questions dans une loi de Finances Le
budget de 1889 comportait 3012 millions de dépenses ordinaires, 464 millions
de dépenses sur ressources spéciales et 87 millions de dépenses de budgets
annexes. Ce fut, comme tant d'autres budgets, un budget d'attente ou de statu
quo, en ce sens qu'il n'opérait aucune réforme fondamentale. M. Peytral
avait bien déposé un projet d'impôt sur le revenu, projet très modeste, qui
mettait une taxe d'un pour cent sur les placements et une taxe d'un demi pour
cent sur le travail professionnel, avec exemption totale pour les revenus
inférieurs à 2000 francs. On peut regretter, au point de vue financier, que
le projet Peytral n'ait pas été discuté il faut reconnaître, au point de vue
politique, que la discussion en eût été inopportune. La République n'avait
pas assez de sympathies, à ce moment, pour courir le risque de s'en aliéner
quelques-unes de plus. Au
Sénat, l'événement de la discussion générale du budget fut le discours,
admirable et un peu impolitique, que prononça M. Challemel-Lacour. Il fit,
avec une ironie cruelle, meurtrière, le procès de la politique radicale. M.
Floquet lui répondit tellement quellement et il n'y
aurait eu qu'un beau discours de plus, si l'opposition royaliste et
révolutionnaire n'avait tourné contre la République tes traits acérés que M.
Challemel-Lacour avait dirigés contre le seul radicalisme. Dans une réunion
privée de l'Association nationale républicaine, à l'Hôtel continental, M.
Jules Ferry avait tenu le même langage que son ancien collègue du Ministère,
sans fournir les mêmes armes à leurs communs adversaires. La
Présidence de M. Carnot, dont l'élection avait été une revanche de
l'honnêteté, subit le contre-coup des incidents qui avaient marqué la chute
de M. Grévy. Le 26 Novembre AL Wilson revint occuper son siège à la Chambre
sur la proposition de MM. Mesureur et Millerand, le président suspend la
séance qui n'est reprise qu'au bout d'une heure. La rentrée de M. Wilson
n'avait d'autre inconvénient que de fournir aux ennemis du Parlementarisme un
prétexte à calomnier et à attaquer. L'affaire de Panama, qui ruina la petite
épargne et qui édifia quelques fortunes scandaleuses, fit un bien autre tort
aux institutions libres. Nous avons signalé la loi du 8 Juin qui autorisa la
Compagnie du Canal interocéanique à émettre 720 millions de francs
d'obligations à lots. La société civile qui se forma pour placer les obligations
et qui comprenait les administrateurs mêmes de la Compagnie, ne parvint pas à
placer plus de 305 millions d'obligations, ce qui portait les sommes
absorbées, depuis le début de l'entreprise, au chiffre colossal de 1 milliard
400 millions. La Compagnie eut recours à l'État et au ministre des Finances
qui déposa un projet de loi autorisant la Compagnie à proroger durant trois
mois le paiement de ses dettes et celui des coupons et obligations. Le.'f4 Décembre
la Chambre repoussa ce projet à une forte majorité : c'était la faillite à
brève échéance. M. de Lesseps dut solliciter du Tribunal de la Seine ta
nomination d'administrateurs, pour essayer de prévenir la déconfiture. Les
administrateurs ne réussissent pas à relever les affaires de la Compagnie la
dissolution fut prononcée le 5 Février 1889. Les délapidations
et les concussions ne furent connues que plus tard. Au mois de Décembre 1888,
les seules responsabilités qui fussent en jeu étaient celles des
administrateurs, celle de l'État qui devait connaître par ses ingénieurs la
difficulté de l'entreprise, peut-être même l'impossibilité de la réalisation
et qui ne fit rien pour informer les souscripteurs des risques courus par
eux. Qui pouvait concevoir des doutes en voyant l'État, de 1881 à 1888,
autoriser, par des lois successives, des émissions d'obligations qui
dépassèrent un milliard ? Au
nombre des lois d'affaires, discutées durant la session extraordinaire de 1888,
il faut mentionner au Luxembourg celle qui autorisait l'extension aux villes
du bénéfice de la loi de 21 Juin 1865 sur les Associations syndicales elle
fut promulguée le 22 Décembre celle qui substitua à la faillite le régime de
la liquidation judiciaire, plus favorable au failli honnête, auquel était
maintenue l'éligibilité aux fonctions politiques la deuxième délibération sur
l'hypothèque légale de la femme mariée la deuxième délibération sur le budget
de la préfecture de police, qui fut rattaché au budget de l'Etat, malgré
l'opposition du ministre de l'Intérieur ; le renvoi à la Commission du projet
portant suppression des livrets ouvriers enfin la première délibération sur
le projet relatif aux eaux d'égout de Paris. Le Sénat avait adopté, le 18
Octobre, la proposition Bozerian sur le trafic des décorations, autre écho de
l'affaire Wilson. A la
Chambre on discuta pendant la session extraordinaire, du 16 au 20 Octobre, la
loi sur les faillites ; le 22 Novembre la proposition de transfert des
cendres de Baudin au Panthéon le 11 Décembre le budget extraordinaire de la
Guerre qui fut adopté et renvoyé au Sénat dont il obtint l'approbation le 29
Décembre le 13 Décembre une convention commerciale avec la Grèce, qui fut
rejetée ; du la au 28 Décembre la loi sur le recrutement qui subit
d'importants remaniements. Par 412 voix contre 139 on rétablit une deuxième
portion du contingent, désignée par le sort et, le 21 Janvier 1889, la loi
fut votée dans son ensemble, par 361 voix contre 172. Parmi
les événements parlementaires ou politiques nous rappellerons l'incident dit
des questeurs, causé par le manque d'autorité du bureau, qui aboutit à la
démission de MM. de Mahy et Madier de Montjau et à leur remplacement par MM.
Royer et Guillaumou. La manifestation du 2
Décembre, sur la tombe de Baudin, dirigée par le Conseil municipal de Paris,
fut très calme. Le même jour Boulanger, dans une réunion composée presque
exclusivement de bonapartistes, à Nevers, se défendait assez mollement de
vouloir « renouveler une entreprise qui n'est plus de notre temps et
dont la fin lamentable est d'un trop terrible exemple pour qu'on la veuille
recommencer ». Cette sagesse inattendue ne l'empêchait pas de se faire
plébisciter une fois de plus, dans la personne d'un monarchiste clérical des
Ardennes, M. Auffray, qui fut battu par un républicain radical, M. Linard.
Cet échec, venant après celui de M. Déroulède, démontrait que M. Boulanger
n'était redoutable que lorsqu'il se présentait-personnellement, parce qu'il
était le syndic de tous les mécontents. Les
relations de la France avec l'Allemagne restèrent calmes, même après
l'avènement de Guillaume II. On ne tint pas grand compte d'une Note de la Gazette
de l’Allemagne du Nord, affirmant que le décret du 2 Octobre, sur le
recensement des étrangers, était une mesure de représailles. M. Goblet, dans
ses rapports avec les puissances, continua d'avoir l'attitude la plus
correcte et la plus digne. Il fit ratifier les traités de commerce conclus
avec la Chine en 1886 et 1887. Il ne dépendit pas de lui de sauvegarder notre
Influence dans l'Extrême Orient, en conservant la clientèle de tous tes
catholiques de l'Empire Chinois. Les catholiques allemands cessèrent d'être
protégés par la France. Mais le Gouvernement français refusa de se soumettre
au droit de visite, que les anglo-allemands, alors en guerre contre les
indigènes de Zanzibar, voulaient exercer sur tous les navires, sous prétexte
d'empêcher les importations d'armes et la traite dans l'Afrique Orientale. La
session extraordinaire des Chambres fut close le 29 Décembre et ainsi
s'acheva l'année 1888, une des plus critiques que la République ait
traversées depuis 1879. Un chef de l'État irréprochable, un Gouvernement très
républicain mais imprévoyant et parfois brouillon, un Sénat très vigilant,
gardien attentif de la Constitution, une Chambre bigarrée, où l'on avait pu
trouver des majorités pour les politiques les plus dissemblables, des partis
acharnés contre, les institutions libres et qui ne s'entendaient que pour un
effort commun de destruction, une opinion publique inquiète, tel était le
spectacle qu'offrait notre pays à l'aurore de l'année 1889. Nul n'a mieux vu
le mal, nul ne l'a décrit avec plus d'exactitude qu'un ancien président du
Conseil, celui que le Maréchal avait si brutalement congédié le 16 Mai 1877.
Dans les articles du Marin qu'il a réunis en un volume auquel il a
donné ce titre suggestif : Souviens-toi du 2 Décembre !
Jules Simon a dit que la France d'alors avait l'esprit malade. Son premier
médecin, M. Floquet, allait la soigner par la révision « selon le
système Pasteur ». Trois
dates sont importantes dans l'histoire des six premières semaines de 1889
celle du 27 Janvier, celles des 13 et 14 Février. Il faut pourtant, avant de
raconter l'élection de Boulanger à Paris, le rétablissement du scrutin
d'arrondissement et la chute du Cabinet radical, énumérer des événements qui
ont eu un moindre retentissement. La
session ordinaire s'ouvre le 20 Janvier. A la Chambre M. Méline est reporté
péniblement au fauteuil, au troisième tour de scrutin ; au Sénat M.
Challemel-Lacour perd SO voix sur les précédents scrutins pour la
vice-présidence et M. de Marcère, candidat du Centre-Gauche, est battu pour
le quatrième siège de vice-président par M. Tirard. L'œuvre législative est
multiple, sinon très intéressante au Sénat c'est la loi sur les faillites, la
loi sur les égouts de Paris en deuxième délibération, la restitution des
droits politiques à divers condamnés, la modification de la durée de
l'exercice financier, la première délibération de la loi sur les Conseils de
préfecture, la suppression des livrets ouvriers, une proposition de
répression des délits de presse et le rejet du projet sur les prud'hommes
commerciaux. A la
Chambre on discute, en dehors de la loi sur le recrutement, la loi sur les
Syndicats de communes, la loi sur les travaux de la Basse-Seine, le travail
des femmes et des enfants dans les manufactures en deuxième délibération, la
suppression des octrois. Parmi
les mesures administratives, est à noter celle du 5 Février, qui punit le
général Riu de quinze jours d'arrêts forcés, pour un discours à la Loge la
Justice. Un mois auparavant, le S Janvier, le ministre de la Guerre avait
fait rendre un décret établissant l'unification des soldes. Le président du
Conseil, aussi bien inspiré, avait créé a
l'Intérieur une direction de l'assistance et de l'hygiène publiques et
rattaché l'administration des Postes et Télégraphes au ministère du Commerce
et de l'Industrie. Le
Cabinet du 3 Avril fut modifié, quelques jours avant sa chute M. de La Porte,
sous-secrétaire d'État des Colonies, démissionnaire, ne put être remplacé. A
la Justice M. Ferrouillat avait comme successeur, le 5 Février, M.
Guyot-Dessaigne, que ne recommandaient ni son passé de procureur impérial, ni
les fonctions qu'il avait plus récemment exercées de rapporteur de la loi de
recrutement, en remplacement de M. Labordère, démissionnaire depuis le 12
Janvier, date du vote rétablissant une seconde portion du contingent désignée
par le sort. Pour
l'élection de Paris, comme pour la triple élection du 19 Août, M. Floquet,
certain du succès, avait choisi hâtivement la date du 27 Janvier, pour le
remplacement d'un obscur député, M. Hude, qui ne dut qu'à son successeur son
éphémère notoriété. La période électorale fut marquée par une profusion
d'affiches comme on n'en avait jamais vu tout Paris prit l'aspect hideux des
kiosques qui portent les programmes multicolores des théâtres. Les marches
des églises, les monuments jusqu'à une hauteur de 5 à 6 mètres, les arbres
des promenades furent déshonorés par l'apposition d'affreux papiers. Très
unis dès le premier jour, les républicains marchèrent au combat, sans défaillance
aucune, contre les masses césariennes. Ils avaient confié leur drapeau à un
conseiller municipal de Paris, M. Jacques, esprit mesuré, qui était agréable
aux radicaux et qui' rassurait les opportunistes. Ce choix était bon ; eût-il
été dix fois meilleur, le résultat n'en aurait pas été modifié. Le général
Boulanger avait, en effet, pour lui tous les monarchistes, tout le clergé et
tous ceux qui votent sur le mot d'ordre parti du confessionnal tous les
révolutionnaires, tous les blanquistes, la Ligue des patriotes, les
mécontents, les espiègles qui mettent un bulletin dans l'urne avec le seul
désir d'être désagréable au Gouvernement et enfin la foule trop nombreuse des
républicains naïfs. Les soldats de M. Jacques ne pouvaient évidemment pas lutter
contre cette armée, contre cette cohue. Ils ne furent que 162.000 ; 17.000
voix furent données à un socialiste M. Boulé, l'artisan de la grève des
maçons et terrassiers et 12.000 voix furent perdues. Le 27 Janvier, vers dix
heures du soir, Paris savait que le général Boulanger l'emportait de plus de
80000 suffrages sur son concurrent républicain. C'était le plus grave échec
que la République eût éprouvé depuis les célèbres journées du 34 Mai 1873 et
du 16 Mai 1877. Elle eût été en péril, si le vainqueur du 27 Janvier eût été
un autre homme, s'il eût su exploiter le plébiscite que les Parisiens
venaient de faire sur son nom. Nous n'avions pas les moyens de nous défendre,
a dit l'un des ministres d'alors. Ce mot était d'autant plus vrai que les
sympathies de la police, des sous-officiers de l'armée et des soldats étaient
t évidemment pour le général Boulanger. Moins
surpris de sa victoire que M. Floquet de son échec, le général adressa un
remerciement à ses électeurs, où se trouvait, avec les habituelles injures
aux parlementaires, l'affirmation que le parti républicain national était
désormais fondé. Il se disait républicain celui qui rêvait de substituer au
régime de lois le régime du sabre et national celui qui voulait infliger à la
nation la honte d'une Dictature, comme se disaient patriotes ceux qui
voulaient jeter la patrie aux pieds d'un soldat factieux. Trois
jours après l'élection un député radical, M. de Jouvencel, interpella le
Gouvernement sur les mesures qu'il comptait prendre pour faire respecter les
pouvoirs publics. La réponse de M. Floquet, très vague comme programme
politique, fut très digne. Le vieux et sincère républicain qu'était M.
Floquet parla avec une tristesse émue et convaincante de la République, du
régime parlementaire et la confiance lui fut accordée par 289 voix contre
236. Ce fut sa dernière victoire. Les opportunistes, qui formèrent sa
majorité le 31 Janvier, auraient rougi, dans cette circonstance, de mêler
leurs votes à ceux des plébiscitaire et de la Droite. Ils avaient d'ailleurs
besoin des radicaux pour assurer le vote du scrutin d'arrondissement que l'on
considérait, non sans raison, comme devant être le principal obstacle à la
manifestation plébiscitaire que se proposait l'élu de Paris. C'est le 5
Février que fut nommée la Commission chargée d'étudier le projet de
rétablissement du scrutin d'arrondissement c'est le 9 Février que le
rapporteur, M. Thomson, déposa son rapport sur le bureau de la Chambre, le
jour même où l'ex-feuilletoniste du Petit Journal, M. Tony-Révillon,
déposait son rapport sur le projet de révision. La
question de priorité avait ici une importance capitale très patriotiquement
M. Floquet la fit trancher en faveur du scrutin d'arrondissement et, le 11
Février, le projet gouvernemental, adopté sans résistance sérieuse,
rétablissait le régime électoral antérieur à 1885, celui qui avait donné les
Chambres de 1876, de 1877 et de 1881. Le 2
Juin 1888 le président du Conseil, quand il s'était présenté devant la
Commission de révision, élue le 21 Avril précédent, avait reconnu à la fois la
plénitude de droit de l'Assemblée nationale et la possibilité, pour la
majorité des deux Chambres, de limiter le plan de révision. De plus,
il voulait une révision qui, tout en donnant satisfaction au besoin de
réformes sérieuses, ruinât des espérances des monarchistes et des factieux
et permît à la République de trouver de nouvelles forces, dans la crise même
qu'elle aurait traversée. C'était demander beaucoup à une simple révision
au plan limité et même à une révision illimitée. On sait comment l'espoir de
M. Floquet sur la ruine des espérances factieuses s'était réalisé : le 4
Juin le général Boulanger avait réclamé la suppression de la responsabilité
ministérielle, la nomination du Sénat par le suffrage universel, à défaut de
sa suppression, la réorganisation de la Présidence de la République, à défaut
de sa suppression, et le référendum. Dans
son exposé des motifs du 15 Octobre, M. Floquet opposait aux prétendus sages,
qui trouvaient le remède de la révision inefficace, les hommes d'État qui
croyaient ce remède capable de dénouer ou d’affaiblir des conditions
dangereuses. Il se défendait de toute solidarité politique avec ceux qui
proposent de se réfugier sous la protection d'un homme, roi ou dictateur, et
il revenait au système soutenu en 1882 contre Gambetta par M. Andrieux. Ce
système consiste à faire déclarer par les deux Assemblées qu'il y a lieu à réviser
les lois constitutionnelles et à prendre ses précautions contre l'omnipotence
du Congrès, par des indications ou des réserves qui ne l'engageront pas. Le
résultat fatal sera d'amoindrir l'autorité morale de la Constitution et
d'exposer cette Constitution aux discussions de 900 congressistes,
nominalement limités dans leur droit, en réalité tout-puissants. Quelles
indications étaient données à ces 900 souverains ? On leur proposait de
renouveler par tiers, tous les deux ans, la Chambre des députés et, par
contre, d'enlever au Sénat le droit de dissolution, au Gouvernement le droit
d'ajournement. Privé du droit de dissolution, le Sénat, choisi par le
suffrage universel à deux degrés, n'aurait plus eu qu'une autorité de
contrôle sur l'ensemble des lois et, en matière de finances, un droit de
remontrances. U se serait renouvelé par tiers, tous les deux ans, comme la
Chambre. Les ministres auraient été nommés pour la durée de la période de
renouvellement législatif (deux ans) et n'auraient pu être renversés que par
une déclaration formelle de la Chambre qu'ils avaient perdu la confiance de
la nation. Enfin le Conseil d'Etat, désigné par le Sénat et la Chambre, sur
des listes de présentation dressées par les groupes professionnels, aurait eu
un rôle consultatif dans la préparation, la discussion et la rédaction des
lois. En
somme les indications de M. Floquet constituaient un projet complet de
réforme constitutionnelle et étaient la négation même de la Constitution de 1875.
Tout n'était pas mauvais dans son projet quelques modifications étaient
acceptables mais il n'était pas besoin, pour les réaliser, de recourir à la
procédure de la révision, ni surtout de l'aire passer du domaine législatif
dans le domaine constitutionnel les lois organiques du Sénat et de la
Chambre, que l'on avait tout récemment fait sortir du domaine constitutionnel.
C'est l'ensemble même du projet qui était dangereux, c'est l'introduction
d'une révision, au milieu des difficultés de la situation politique, qui
était une erreur et une faute, dont les conséquences auraient pu être
meurtrières pour la République. Reprenons
un à un chacun des paragraphes indicatifs[4]. Le premier proposait le
renouvellement partiel de la Chambre des Députés. La réforme était excellente
les meilleurs esprits, les républicains les plus fermes sont partisans du
renouvellement partiel. On peut l'introduire dans la loi organique de la Chambre,
avec cette seule réserve qu'il convient de laisser au pouvoir exécutif le
droit d'en appeler, dans certaines circonstances, au pays tout entier. Au
contraire la suppression du droit de dissolution aurait pour double
conséquence de ruiner l'autorité du Sénat et de rendre la Chambre
omnipotente, en même temps que la suppression du droit d'ajournement aurait
pour résultat de la rendre permanente. Ce serait le système de la Chambre
Unique, de la Convention, substitué au système des deux Chambres. Dans le
paragraphe 2 l'organisation du suffrage universel à deux degrés, chargé de
recruter le Sénat, n'était pas fixée, non plus que les conditions spéciales
d'âge et d'éligibilité que devaient remplir les sénateurs. Quant au contrôle
du Sénat sur l'ensemble des lois, il se bornait à un veto qui expirait en
même temps que la période de renouvellement partie ! de la Chambre. Si la
Chambre, renouvelée adoptait de nouveau la loi repoussée par le Sénat, le
Sénat devait céder. Quant au droit de remontrances, en matière financière, il
était illusoire, la Chambre pouvant statuer en dernier ressort, sans tenir
aucun compte des remontrances sénatoriales. Le paragraphe relatif aux
ministres était de beaucoup le plus contestable. Certes, il serait très
désirable que le pouvoir ministériel eût un peu plus de stabilité mais cette
stabilité ce seront les mœurs qui l'assureront et non pas une loi ou un
article de Constitution. Pourquoi d'ailleurs n'assigner, comme durée a
l'existence d'un Ministère, que la période comprise entre deux
renouvellements ? Pourquoi un Cabinet ne vivrait-il pas autant que la Chambre
ou autant que le Sénat ? M. Floquet disait bien, dans son projet, duc les
ministres pouvaient être maintenus en fonctions, même après un
renouvellement. Mais si cet article de Constitution eût pu être adopté, il
est certain que chaque renouvellement de la Chambre eût été l'occasion d'une
crise ministérielle qui aurait éclaté tous les deux ans, à heure fixe et
comme automatiquement. Quant à la mise en accusation des ministres devant le
Sénat, elle peut bien être écrite dans la Constitution, il sera toujours bien
difficile d'en faire une réalité et de recourir, pour un simple changement de
ministre ou de Cabinet, à la procédure de la Haute-Cour. Le
dernier paragraphe, concernant la réforme du Conseil d'État faisait
intervenir la révision, dans une matière où il suffit d'une loi, voire d'un
décret, pour assigner à notre grande Assemblée contentieuse et administrative
le rôle qui est le sien, dans l'étude des projets de la loi déposés par le
Gouvernement. Ce rôle pourrait être étendu aux projets émanant de
l'initiative parlementaire. Il n'y aurait même que des avantages à charger le
Conseil d'État de mettre au point toutes les lois votées par les deux
Chambres, d'établir une concordance entre ces lois et le reste de notre
législation. Quand
le projet de M. Floquet eut été renvoyé à la Commission, par 299 voix contre 177,
le président du Conseil déclara, devant cette Commission, qu'il était
nettement opposé à la réunion d'une Constituante. La Commission ne s'en
prononça pas moins pour une Constituante, dont les décisions seraient
soumises au referendum. C'est
le 14 Février que le projet de révision vint en discussion devant la Chambre.
M. de Mackau, posant une sorte de question préjudicielle, demande au Cabinet
de conseiller au Président de la République la dissolution de la Chambre. La
proposition du président des Droites est repoussée par 363 voix contre 'l71,
après quelques mots dédaigneux du président du Conseil. Au milieu de
l'inattention générale, un député fantaisiste, plus connu par ses boutades et
ses interruptions, parfois spirituelles, plus souvent grossières, que par son
sens politique et son sérieux, M. de Douville-Maillefeu, monte à la tribune.
Pour la première fois peut-être, il dit des choses fort justes, que la
Chambre écoute en riant et auxquelles M. Floquet répond en quelques phrases :
« M. de Douville-Maillefeu a demandé l'ajournement indéfini de la
discussion ; la Chambre a décidé que la discussion aurait lieu le 14 Février
; M. Floquet espère que la Chambre ne se déjugera pas. » Elle se déjugea
par 307 voix contre 218 ; elle ajourna indéfiniment cette révision qu'elle
avait déclarée urgente le 30 Mars 1888 et le Cabinet, qui avait fait de la révision
le pivot de sa politique tomba, pour ainsi dire, sans avoir combattu. M.
Tirard avait succombé, parce qu'il jugeait la révision inopportune ; M.
Floquet succomba parce qu'il la jugeait opportune et il serait intéressant de
rechercher si quelques-uns de ceux qui avaient renversé M. Tirard n'ont pas
contribué à la chute de M. Floquet. Il n'y a guère, dans le Parlement, que
cinq ou six personnages politiques qui puissent aspirer à la Présidence de la
République mais il y en a cinquante ou soixante qui peuvent aspirer à être
ministres et qui, au moment de laisser tomber un bulletin dans l'urne, se
demandent quelle sera l'influence de ce bulletin sur la composition du futur
Ministère. C'est un des inconvénients du Parlementarisme, mais quel régime
n'a pas les siens ? Le premier Cabinet radical avait vécu moins d'un an il est mort à temps pour l'avenir des institutions républicaines. De réformes il n'en fit pas. De résistance sérieuse aux progrès du Césarisme il n'en opposa point. D'un Gouvernement il n'eut que le nom et l'apparence. D'autorité, d'action sur le pays il fut totalement dépourvu. Quelle loi recommande cette administration, composée pourtant d'hommes remarquables à tant d'égards ? Les dates importantes, celles que l'opinion a retenues, dans l'histoire du Cabinet du 30 Avril, ce sont les dates des succès électoraux du général Boulanger. Le président du Conseil fut comme hypnotisé par la révision il ne vit pas que, celui-là seulement triompherait du général factieux et ramènerait l'opinion fourvoyée, qui saurait ce qu'il voudrait et où il irait. Un peu de clairvoyance et de tact politique l'eussent mieux servi que son courage, ses dons oratoires et ses côtés représentatifs. |