HISTOIRE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

LA PRÉSIDENCE DE CARNOT

 

CHAPITRE II. — LE MINISTÈRE FLOQUET.

3 Avril 1888-22 Février 1889. - Un ministère radical.

 

 

La France pendant les onze mois du Ministère Floquet. — Courte durée de la crise. — Les membres du nouveau Cabinet. — Causes de la faiblesse du Cabinet. — La Déclaration ministérielle. — Le nouveau président de la Chambre. — L'élection du 8 Avril dans la Dordogne. — L'élu du 8 Avril refuse le mandat. — L'élection du 15 Avril dans le Nord. — Le remerciement aux électeurs du Nord. —« Le manteau troué de la Dictature ». — Les élections municipales de 1888. — Le Comité permanent. — Le Comité de Consultation nationale. — Le boulangisme et la Constitution de 1875. — Lois d'affaires à la Chambre. — L'incident Tisza à la Chambre. M. Goblet et la politique étrangère. — La Séance du 4 Juin à la Chambre. — L'œuvre législative du 4 Juin au 12 Juillet. — Le maire socialiste de Carcassonne. — La loi militaire au Sénat. — Le Comte de Paris et l'autonomie communale. — La Séance du 12 Juillet à la Chambre. — Le duel Floquet-Boulanger. — Journée électorale du 12 Juillet. — Inauguration du monument de Gambetta. — Le Banquet des maires à Paris. — Entrevues de souverains et de ministres. — Les grèves et le préfet de police. — Les trois élections du 19 Août. — Remerciements aux électeurs. — La session des Conseils généraux. — Les monarchistes et le Boulangisme. — Violations de la discipline militaire. — Numa Gilly et la Commission du budget. — Recensement des étrangers en France. — Dépôt du projet de révision. — Ouverture de la discussion du budget à la Chambre (22 Octobre). — M. Peytral et le budget. — Le discours de Challemel-Lacour au Sénat. — Retour de M. Wilson ta Chambre. — Compagnie du Canal interocéanique de Panama. — Lois d'affaires pendant la session extraordinaire. — Boulanger à devers. — La France en Extrême Orient. — Retour sur l'année 18S8. — L'œuvre législative au début de la session ordinaire de 188t. — Modifications ministérielles in extremis. L'élection du 27 Janvier. — L'union des républicains. — Danger que court la République. Remerciement aux électeurs. — L'interpellation de Jouvencel. — Le scrutin d'arrondissement. — La révision limitée, d'après le système Floquet. — La Chambre, le Sénat, le Conseil d'État. — Les ministres. — La révision devant la Chambre (t4 Février). — Appréciation sur le Ministère radical.

 

Formé au lendemain de la décision qui avait rendu le général Boulanger éligible, renversé au lendemain de sa triomphante élection à Paris, le Ministère Floquet, a vu la prodigieuse fortune de t'aspirant, dictateur, il n'a rien su faire pour en arrêter les progrès et il a laissé à tous la conviction que le salut de la République ne pouvait être assuré que par une administration plus clairvoyante et plus ferme. Les événements que nous allons raconter sont à peine vieux de dix ans nul n'a perdu le souvenir de ces onze mois, où chaque jour nous apportait la nouvelle d'une victoire de la faction, où tous les ennemis de la République s'exaltaient à l'espoir du prochain triomphe, où tous ses amis attendaient, avec une indignation passive, la confiscation de toutes les libertés par un soldat rebelle, la ruine de la patrie à l'intérieur, sa déchéance à l'extérieur par l'effort combiné des monarchistes, des blanquistes, des mécontents et des patriotes de parade.

Le Cabinet du 3 Avril fut constitué avec une telle rapidité qu'il parut à tout le monde qu'il était fait à l'avance. Pour la forme, des portefeuilles furent offerts à trois députés non radicaux MM. Rouvier, Ricard et Loubet tous trois refusèrent. M. Rouvier ne voyait pas sans inquiétude M. Goblet aux Affaires Etrangères. MM. Ricard et Loubet, très politiquement, auraient voulu que la révision ne figurât pas au programme ministériel. Nous savons bien que le Cabinet Tirard avait été renversé sur cette question, mais M. Floquet, reconnaissant, dans sa Déclaration, qu'elle exigeait beaucoup de calme et de réflexion, n'était pas éloigné, à ce moment du moins, de penser comme MM. Ricard et Loubet. A défaut de membres connus de la Gauche républicaine, on en prit de plus obscurs ou qui siégeaient aux confins de la Gauche républicaine et de la Gauche radicale. M. Floquet eut avec la présidence du Conseil le ministère de l'Intérieur ; un sénateur, M. Ferrouillat, la Justice et les Cultes ; M. Goblet, les Affaires Etrangères ; M. Peytral, les Finances ; M. de Freycinet, la Guerre ; M. le vice-amiral Krantz, ta Marine el les Colonies ; M. Lockroy, l'Instruction publique et les Beaux-Arts ; M. Deluns-Montaud, les Travaux Publics M. Pierre Legrand, le Commerce et l'Industrie M. Viette, t'Agriculture. Quarante-huit heures après la constitution du Ministère M. de la Porte reçut le sous-secrétariat d'Etat des Colonies et six semaines plus tard, le 19 Mai, M. Floquet s'annexa comme sous-secrétaire d'État à l'Intérieur, un jeune député, qui avait déjà rempli des postes administratifs très importants, M. Léon Bourgeois.

Certes le Cabinet radical du 3 Avril comprenait des républicains éprouvés et des hommes d'un incontestable talent. Sa faiblesse résultait du caractère de son chef, du programme qu'il avait adopté, de la présence de M. de Freycinet à la Guerre, de celle de MM. Goblet et Lockroy dans une administration qui avait à lutter contre les fauteurs de Dictature et surtout des circonstances au milieu desquelles cette administration s'était formée.

Excellent à la présidence de la Chambre, où il s'était montré ferme, impartial, spirituel, toujours digne, M. Floquet devait, comme président du Conseil, se montrer entêté, partial pour les radicaux, dépourvu d'à-propos et plutôt fastueux que' digne. L'inscription à son programme de gouvernement de l'un des articles inscrits aux programmes boulangiste, révolutionnaire et monarchiste fut une erreur initiale qu'il devait expier' chèrement et que la France faillit expier avec lui. L'expérience d'un ministre civil de la guerre était peut-être inopportune, après que le prédécesseur de M. de Freycinet, le général Logerot, avait si énergiquement rappelé au respect de la discipline le commandant du XIIIe Corps d'armée. On s'étonnait plus encore de voir, parmi les collègues de M. Floquet, M. Goblet, l'ancien président du Conseil, qui avait gardé M. Boulanger à la Guerre, lorsqu'il avait pris le pouvoir en Décembre 1886 et M. Lockroy, qui avait été en coquetterie réglée avec les partisans du général Boulanger. MM. Goblet et Lockroy, édifiés désormais sur les projets des boulangistes, seraient-ils disposés à s'associer à une action énergique contre le généra ! en retraite, devenu l'espoir de de tous les mécontents et le candidat de tous les factieux ? Ces questions se posaient et des actes comme le remplacement de M. Levaillant par M. Gragnon ; à la direction de la Sûreté, n'étaient pas de nature à dissiper les inquiétudes.

La Déclaration ministérielle, qui fut lue le 3 Avril, revêtait les illusions de M. Floquet, en qualifiant le Boulangisme « d'agitation passagère et superficielle ». Les observateurs clairvoyants n'avaient pas besoin de la première élection boulangiste, pour reconnaitre que l'agitation était profonde et qu'elle durerait tout au moins jusqu'aux élections générales de 1889, si elle ne leur survivait pas. En dehors de cette affirmation téméraire, la Déclaration faisait appel à toutes les fractions de l'opinion républicaine, annonçait que l'impartialité inspirerait toujours les actes du Gouvernement et revendiquait hautement, pour ce Gouvernement, le droit et l'honneur de marcher en avant. Revenant sur la phrase qu'il avait prononcée, comme président de la Chambre, à l'ouverture de la session de 1888, àl. Floquet faisait bon marché de la procédure politique et appelait J'attention des Chambres sur quelques mesures urgentes une loi sur les associations, la réforme du régime des boissons et des lois successorales, l'aboutissement des lois militaires alors en discussion devant le Sénat. Pour l'extérieur, le Gouvernement se contentait d'une vague déclaration de sincère attachement à la paix. La Déclaration ne se distinguait donc des autres documents de cette espèce que par une imprudente promesse de révision. Accueillie au Sénat avec une froideur glaciale, elle ne provoqua ni enthousiasme ni indignation à la Chambre.

M. Floquet laissait vacante la présidence de la Chambre. Trois tours de scrutin furent nécessaires pour y pouvoir. Au troisième tour M. Méline, qui avait obtenu le même nombre de suffrages que M. Clémenceau, fut élu au bénéfice de l'âge. M. Clémenceau était le candidat des radicaux et du Ministère. M. Henri Brisson et M. Méline avaient été successivement les candidats des républicains non radicaux. M. Méline, très sérieux, très instruit, très modeste va prendre à tâche de ramener à l'œuvre législative une Chambre trop portée à gaspiller son temps dans les agitations vaines et dans ce que M. Floquet appelait la procédure politique.

Le Cabinet n'eut que quinze jours pour s'installer, le Sénat, « s'inspirant de la situation politique, » n'ayant voulu s'ajourner qu'au 19 Avril. La Chambre avait pris une résolution identique, bien que le Gouvernement désirât un plus long délai, par 314 voix contre 162. C'est à bon droit que la situation inquiétait les sénateurs et tous les bons citoyens le 8 Avril eut lieu la première élection du générât Boulanger. Il avait choisi, pour poser sa candidature, un département ou les monarchistes avaient eu la majorité en 188&, la Dordogne, et il s'était naturellement appuyé sur les bonapartistes qui constituent les trois quarts du parti monarchique. Élu par 59.500 voix, contre 36.000 au candidat républicain, il avait eu, le même jour, 11.600 voix dans l'Aisne et 8a00 dans l'Aude.

Élu des bonapartistes, des royalistes et de quelques républicains dévoyés, le général Boulanger adressa aux électeurs de la Dordogne une proclamation à laquelle ne manquait que l'imperatoria breviras. Il y déclarait que la stérilité et l'impuissance du Parlement finiraient par livrer la République française à la risée de l'Europe ; il ajoutait que la prétention de politiciens déconsidérés de faire leur serviteur du suffrage universel, qui est notre maître, était intolérable et il proclamait la nécessité de la dissolution et de la révision. Mais, ayant donné sa parole à d'autres électeurs, il refusait le mandat que lui avaient confié les habitants de la Dordogne. Le Nord était le seul département qu’il lui fût permis de représenter. Il concluait, en engageant ceux qui lui avaient donné leurs suffrages à les reporter sur un homme affirmant, comme lui, la politique nationale et républicaine. Nous verrons plus tard comment ce conseil sera suivi.

Aux électeurs du Nord, comme à ceux de la Dordogne ; le général Boulanger se présenta sans profession de foi, ne voulant, disait-il, s'inféoder à aucun parti. Toute la Droite, et elle est nombreuse et influente dans ce département, accueillit sa candidature les yeux fermés, bien qu'elle fut soutenue par des hommes comme MM. Laguerre, Laur et Vergoin, dont elle avait horreur, mais la haine de la République lui enlevait toute clairvoyance. La Gauche, au contraire, fut divisée. Bien que les radicaux, qui suivaient les inspirations de M. Clémenceau, eussent rompu avec le général, depuis que ses velléités plébiscitaires s'étaient naïvement révélées, ils opposèrent au candidat des républicains sans épithète, M. Foucart, un républicain plus accentué, M. Moreau, sous prétexte d'amener un ballottage. La candidature Moreau affaiblit la candidature Foucart, sans profit pour la République le 15 Avril le général fut élu par 172.500 voix : il avait 87.500 voix de majorité sur ses deux adversaires réunis.

Cette élection, plus encore que celle de la Dordogne, produisit une immense impression dans le pays. Le grand vaincu du 30 Mars 1885, Jules Ferry, poussa un cri d'alarme et, avec sa netteté habituelle, il indiqua la seule politique à suivre avec le « Saint-Arnaud de café-concert ». C'était bien un Saint-Arnaud, un général de coup d'Etat, que les électeurs du Nord avaient acclamé et Jules Ferry dévoila hardiment la faction audacieuse qui poursuivait le renversement de la République. Il conseillait au Cabinet, contre lequel il se défendait de nourrir aucun ténébreux dessein, d'avoir en face de la faction une attitude militante et active. Il regrettait seulement que le Ministère eût emprunté à M. Boulanger son mot d'ordre la révision. Dans son remerciement aux électeurs du Nord le vainqueur du 15 Avril répétait, en effet, que l'on avait affirmé sur son nom la nécessité d'une Assemblée Constituante, seule capable de donner au peuple « la large part qu'il doit occuper ». Toutes ces proclamations, tous ces remerciements, d'un français douteux, renfermaient les mêmes injures aux pouvoirs publics, les mêmes flatteries au peuple et restaient dans le même vague, quant aux projets du dictateur. On lui attribuait, à ce moment, une ébauche de Constitution, qui nous aurait fait reculer en deçà de la Constitution de l'an VIII, même de celle de 1852, qui aurait fait de la France le pays le moins libre de l'Europe it se garda bien de la désavouer.

Quand les Chambres reprirent séance, le président du Conseil sembla surtout préoccupé de se défendre de toute alliance avec les modérés. M. Jules Ferry, dans son discours aux électeurs sénatoriaux des Vosges, lui avait, en somme, offert un concours sans réserve. It répondit à ces avances en affirmant, contrairement à la célèbre parole de Jules Ferry, que « le péril n'était pas à Gauche ». Jules Ferry avait déclaré que la révision était inopportune et dangereuse ; M. Floquet consentit à attendre, pour la proposer, qu'elle ne fût plus « le piège tendu par les monarchistes ou le manteau troué de la dictature ». A défaut d'un interpellateur complaisant, le président du Conseil s'était interpellé lui-même. La Chambre, qui n'avait nulle intention malveillante à son égard, lui vota un ordre du jour de confiance, par 363 voix contre 'f70, et ordonna l'affichage de son discours[1].

Il était piquant de voir un Cabinet, constitué sur la question de révision, applaudi par la grande majorité de la Chambre, parce qu'il ajournait la révision. Quand la Commission de révision fut nommée, deux jours après, elle compta 4 membres hostiles, 2 membres favorables et 5 membres disposés à ajourner aussi longtemps qu'il plairait au Gouvernement. Le Cabinet eut le même succès, le 23 Avril, dans sa réponse à l'interpellation de la Droite, sur la nomination d'un ministre civil à la Guerre. Sa conduite fut approuvée par 354 voix contre 167.

Au Sénat la discussion en première délibération de la loi sur le recrutement de l'armée fut interrompue, le 24 Avril, pour une interpellation déposée par deux membres du Centre Gauche, MM. Trarieux et Léon Renault. M. Floquet répondit aux deux orateurs par quelques formules vagues et l'ordre du jour pur et simple, voté par d35 voix contre *)06, clôtura cette peu intéressante passe d'armes. Le 28 Avril les deux Chambres s'ajournaient de nouveau, pour permettre à leurs membres de prendre part aux élections municipales. Celles-ci eurent lieu le 6 Mai ; elles portèrent sur 427 484 sièges de conseillers municipaux et elles ne modifièrent pas d'une façon sensible la situation respective des partis.

Après la première élection du Nord, les partisans du général Boulanger avaient formé un Connue permanent qui avait son siège rue de Sèze, adopté comme emblème l'œillet rouge et décidé très habilement de poser la candidature du général partout où il y aurait un député à nommer c'est ainsi que dans l'Isère 14000 voix furent accordées à l'aspirant dictateur. Dès que les électeurs d'un département étaient convoqués, le Comité y expédiait photographies, affiches, journaux et proclamations en nombre infini et des agents qui, du chef-lieu, s'entendaient avec les agents locaux dé chaque canton, souvent même de chaque commune.

Cette propagande endiablée n'allait pas sans frais la seule élection du Nord avait coûté plus de 200.000 francs. Les fonds, à cette époque, étaient fournis par le comte Dillon, l'homme des monarchistes, monarchiste lui-même et aussi par des dons volontaires, souvent anonymes, qui parvenaient au général sous forme de lettres chargées et qui n'allaient qu'en faible partie au Comité de la rue de Sèze. Les dépenses personnelles du général, ses goûts de luxe en absorbaient une notable portion. Des éditeurs avaient songé à exploiter sa popularité et M. Rouff lui apporta 100.000 francs dans ses appartements de l'hôtel du Louvre, prix de sa collaboration à un ouvrage sur l'Invasion allemande qui devait paraître en livraisons. Il n'en écrivit que la préface, si même il l'écrivit, car il ne se livrait pas volontiers et il était énigmatique, en ces premiers temps de sa prodigieuse fortune, comme Louis-Napoléon en 1848.

Dans sa conduite, dans ses actes, dans ses paroles, tout était contradiction et mensonge. Subventionné par la caisse monarchiste, il semblait l'instrument docile du radicalisme révolutionnaire et des blanquistes. II était l'homme des Naquet, des Mayer, des Meyer et il disait à Avronsart : « Il faut avant tout se débarrasser de la Juiverie ». M Aspirant à une magistrature civile, il revendiquait pour l'armée un rôle politique actif et s'élevait contre ceux qui prétendent qu'elle n'a pour mission que de se taire et de se battre.

Les mêmes contradictions se rencontrent, dans toutes les manifestations de ses partisans, avoués ou secrets. Le comte de Paris, dans une Note du 24 Avril, destinée à ses fidèles, s'était prononcé pour la dissolution et pour la révision, et la Droite delà Chambre, même la Droite monarchiste, adoptant le programme des bonapartistes, constituait un Comité de la surveillance nationale. Plus digne, la Droite sénatoriale se refusait à abjurer tous ses principes et à se lancer dans cette politique de casse-cou.

Mais l'erreur la plus grossière était celle des radicaux et du Gouvernement, convaincus que l'on ne triompherait de Boulanger qu'en lui empruntant le principal article de son programme, celui qui était relatif à la révision.

MM. Ranc, Clémenceau, Joffrin, les principaux fondateurs de la Société des droits de l’homme, ne voyaient pas combien leurs protestations contre « l'aventure boulangiste » perdait dé force, par une demande de révision. Seuls les républicains modérés avaient bien compris qu'ils ne laveraient le Parlementarisme des attaques dirigées contre lui, qu'en défendant énergiquement la Constitution de 1875 de même qu'ils ne combattraient efficacement le Dictateur qu'en se serrant étroitement autour de M. Carnot. Le Président de la République, par la correction impeccable, par la haute dignité de son attitude, par sa politique de la main ouverte facilitait leur tâche. Durant un assez long voyage qu'il fit à cette époque, dans le Sud-Ouest, il recueillit des hommages qui allaient à sa personne 'autant qu'à sa fonction et des sympathies qui fortifièrent l'institution présidentielle dans l'opinion des masses. Ce chef de l'État affable, accueillant, allant au-devant des misères pour les soulager, sans faste, sans morgue, sans souci exagéré de l'étiquette et du protocole, était bien le magistrat qui convenait à notre démocratie, et peut-être le seul médecin capable de calmer l'accès de fièvre qui avait saisi la France.

Le général Boulanger ayant attendu plus de six semaines, avant de tenir les promesses qu'il avait faites à ses électeurs, avant d'introduire le désordre dans le Parlement qu'il accusait de stérilité et d'impuissance, les deux Chambres eurent le temps de discuter sinon de voter définitivement quelques lois d'affaires, du 15 Mai au 4 Juin. La Chambre rejeta le 15 Mai le tarif douanier sur le maïs, que lui proposaient la Commission des douanes et son rapporteur M. Méline. Le 1er Juin elle adopta le projet qui reportait du 1er Janvier au 1er Juillet le commencement de l'année financière. M. Peytral avait pu réaliser comme ministre une idée qu'il avait émise comme président de la Commission du budget. Pareille bonne fortune échoit rarement à ceux qui arrivent au pouvoir. Enfin, la Chambre avait fait une place aux lois sociales et discuté, en première délibération, la loi sur les accidents ouvriers et sur l'assurance contre ces accidents, au profit des ouvriers et aussi des patrons. Cette loi devait faire longtemps la navette entre la Chambre et le Sénat avant d'être promulguée. La Commission de la Chambre l'avait pourtant longuement étudiée et son rapporteur, M. L. Ricard, député de la Seine-Inférieure, était passé maître en ces délicates questions de responsabilité ouvrière ou patronale. Le 2 Juin commença la discussion d'une autre loi sociale, qui ne devait être votée qu'à la fin de 1892, la loi sur le travail des femmes et des enfants dans les manufactures. Il faut rattacher aussi à cette période l'autorisation, difficilement accordée, à la Compagnie du canal interocéanique de Panama d'émettre des valeurs à lots. Cette très grosse question passe alors presque inaperçue.

La plus intéressante des séances tenues par la Chambre au mois de Mai fut celle du 31, consacrée ce que l'on a appelé l'incident Tisza. M. Tisza avait refusé, au nom de la Hongrie, toute participation officielle à l'Exposition Universelle de 1889. Mais des groupes s'étaient formés, sur l'initiative des Chambres de Commerce, pour assurer aux produits hongrois une participation au moins officieuse à notre grande fête industrielle. Appelé, par une question incidente, adonner son avis sur l'Exposition du centenaire, M. Tisza le fit avec une insigne maladresse ; il prononça les paroles les plus malheureuses il émit, sur la situation intérieure de la France, sur sa tranquillité, des doutes qui étaient presque des injures. « Vous savez, dit-il, qu'en France les esprits sont souvent agités. Si une insulte quelconque atteignait le drapeau national... Cela est impossible ! crie un députe. C'est donc, riposta M. Tisza, que celui qui interrompt croit pouvoir nous donner plus de garanties que ne le ferait aujourd'hui, je crois, le Gouvernement français lui-même et il ajoutait Si quelqu'un me demande un conseil, je lui donnerai celui de ne pas prendre part à l'Exposition de 1889. »

Les explications que donna M. Goblet à la Chambre sont un modèle de tact, de convenance, de dignité patriotique. Les Gouvernements étrangers, dit-il, ont le droit d'oublier que la date de 1789 ne rappelle que des souvenirs de liberté, de justice, d'émancipation, de progrès social. Le ministre fit connaître qu'a Vienne le comte Kalaoky, ministre commun des Affaires Etrangères, dans une entrevue avec notre ambassadeur, avait exprimé un vif regret de l'impression qu'avait produite en France cet incident aussi fâcheux qu'imprévu. M. Goblet terminait en affirmant que la France voulait la paix, qu'elle restait calme et impassible, qu'elle ne recherchait pas d'aventures, que dans aucun pays, à aucune époque, l'ordre n'avait été assuré comme il l'était chez elle.

Cette réponse, pleine de noblesse, mit toutes les Chancelleries de notre côté et l'incident n'eut pas d'autres suites. M. Goblet ne fut pas toujours aussi heureusement inspiré que le 31 Mai ; le diplomate ne valut pas toujours l'orateur. Sans parler de l'abandon des Nouvelles Hébrides à l'Angleterre, qui fut consenti un peu légèrement, on doit regretter plus encore la conversation qu'il engagea avec M. Crispi, au sujet de Massaouah. Le ministre italien prétendait que, par le fait seul de l'établissement d'une nation chrétienne en pays musulman, les capitulations devenaient lettre morte. Pourquoi contester ce principe si nous n'avions aucune vue sur Massaouah ? L'affirmation était, en effet, très contestable, mais ne valait-il pas mieux en prendre acte et agir à Tunis comme l'Italie agissait à Massaouah ? Notre inopportune intervention autorisa ['ambassadeur italien à Constantinople à agir sur le Sultan, pour lui faire affirmer la suzeraineté de la Porte sur Tunis, même sur Alger, et le règlement de la question des capitulations à Tunis fut retardé d'autant

 Rappelons, avant de revenir à notre triste histoire intérieure, trois événements importants, qui eurent lieu dans l'espace de huit jours et dont l'influence se fit sentir en France le 12 Juin la défaite électorale des libéraux en Belgique ; le 15 l'avènement de Guillaume II en Allemagne et le 20 l'Encyclique De libertate humana, où Léon XIII accentuait son évolution libérale, tout en condamnant dogmatiquement la liberté.

Le 2 Juin M. Floquet, appelé devant la Commission de révision, avait déclaré, comme un simple opportuniste, que l'heure de la révision n'était pas encore venue et la Commission docile s'était ajournée au 25 Octobre. Le surlendemain 4 Juin, le général Boulanger montait à la tribune et, sous prétexte de réclamer l'urgence de la révision, lisait un long Manifeste, rédigé en partie par M. Naquet, le vice-président de son Comité, en partie par lui-même. C'était, avec l'apologie de la Dictature et du pouvoir personnel, une attaque froide, préméditée, outrageante contre le Parlement, le Président de la République et tout le parti républicain. L'urgence fut appuyée, au nom de la Légitimité par M. de la Rochefoucauld, au nom du Bonapartisme par M. Jolibois, au nom de la Commune par M. Félix Pyat, qui venait d'être élu député de Marseille contre M. Boulanger lui-même et aussi contre un républicain modéré, M. Henri Fouquier. Le président du Conseil, M. Clémenceau et M. Bussy répondirent aux partisans de l'urgence par de libres et fortes paroles que la majorité, unie cette fois, accueilli avec des acclamations redoublées. On fit à M. Floquet les honneurs très mérités de l'affichage, bien qu'il eût laissé échapper ce mot, un peu inattendu et naïf : « A votre âge, Monsieur le général Boulanger, Napoléon était mort et vous ne serez que le Sieyès d'une Constitution mort-née, » parce qu'il s'exprima comme aurait pu le faire M. Jules Ferry ou M. Rouvier[2]. « Gloire aux pays où l'on parle, s'écria M. Clémenceau, avec une chaleur qui ne lui était pas habituelle, honte aux pays où l'on se tait ! Si c'est le régime de discussions que vous croyez flétrir, sous le nom de Parlementarisme, sachez-le, c'est le régime représentatif lui-même, c'est la République sur qui vous osez porter la main. » Après M. Clémenceau, M. Basly demanda à M. Boulanger, représentant des mineurs d'Anzin, ou il était la semaine précédente, pendant que la Chambre discutait les lois destinées a protéger la sécurité et la vie des ouvriers. L'urgence fut repoussée par 359 voix contre 18' toute la Gauche contre toute la Droite, celle-ci renforcée d'une douzaine de boulangistes. Après cet insuccès parlementaire, M. Boulanger éprouva un échec électoral. Voter pour M. Déroulède c'est voter pour moi, avait-il fait dire aux électeurs de la Charente. Un bonapartiste, M. Gellibert des Seguins, réunit 31.000 voix au premier tour, contre 24.000 à M. Weiller républicain et 20.000 à M. Déroulède. Au second tour M. Déroulède, dont la candidature avait été maintenue par la Cocarde, n'eut plus que 11.500 voix ; M. Gellibert des Seguins fut élu par 37.500 voix contre 27.000.

Du 4 Juin au 12 Juillet le travail législatif reprit dans les deux Chambres. La loi sur les sucres, discutée et adoptée par la Chambre des Députés du 5 au 8 Juin, diminua de 10 francs la prime assurée aux bons de fabrication. Ce vote fut ratifié par le Sénat. Quelques jours après, la Chambre terminait la première délibération de la loi sur le travail des femmes et des enfants dans les manufactures, et le 21 Juin elle abordait la 2e délibération de la loi sur les accidents, qu'elle menait à fin le-10 Juillet, par 356 voix contre 80. Dans ce vote, comme dans celui qui avait été émis sur l'autre loi sociale, les socialistes s'étaient trouvés d'accord avec les légitimistes, alors boulangistes M. Millerand avait voté comme M. de Mun.

Entre temps, la Chambre se livrait à une manifestation platonique, en accordant l'urgence à une proposition de M. René LaSbn, tendant à la dissolution immédiate des congrégations d'hommes. Le renvoi de la proposition à la Commission chargée d'étudier la loi sur les associations lui enlevait toute portée. Quelques jours avant cette innocente distraction, le 3 Juillet, la Chambre avait accordé un vote de confiance, assez marchandé et assez peu mérité, au Cabinet radical. Un maire socialiste de Carcassonne, condamné à l'emprisonnement pour fraudes électorales, avait été réélu conseiller municipal. Le substitut du procureur de la République le fit arrêter et emprisonner il fut, pour cet accomplissement de son devoir, que l'on considéra comme un excès de zèle, envoyé en disgrâce à Lorient. Saisi de la question, le Sénat vota un blâme au garde des sceaux, M. Ferrouillat. La Chambre, plus indulgente, amnistia M. Ferrouillat et donna un vote de confiance à M. Floquet, par2' !0 voix contre 158 ; les modérés s'abstinrent : ils ne pouvaient approuver cette faiblesse gouvernementale et ils ne voulaient pas ébranler le Finistère.

Plus Indépendant, le Sénat faisait quelquefois éprouver des échecs au Gouvernement ; le 12 Juillet il repoussa le projet qui changeait la date de l'année financière ; le 13 Juillet il adopta avec modification la loi sur les délégués mineurs et le 19 il entama la seconde délibération de la loi sur le recrutement, à laquelle il devait faire subir d'assez notables changements. Sur le rapport du général Deffis, les dispenses facultatives furent supprimées ; les dispenses de droit furent autorisées, mais a. la condition que les dispensés feraient un an de service ; les dispenses des docteurs, licenciés et élèves ecclésiastiques, que la Chambre avait supprimées, furent rétablies la durée totale du service militaire fut portée de 20 à 25 ans, avec 3 ans d'active, 6 de réserve, 8 de territoriale et 11 de réserve territoriale. L'amendement du général Campenon, imposant à tous les Français 3 ans de service militaire, fut repoussé par 18S voix contre 80. bien que M. Floquet lui eût donné son appui. C'est la présence au ministère de la Guerre de M. de Freycinet, président de la Commission sénatoriale de l'armée, qui fit aboutir au Sénat le vote de la loi de recrutement. La réorganisation du Conseil supérieur de la Guerre et l'établissement des inspections générales d'armée doivent être également cités à l'actif du ministre civil de la Guerre, avec cette réserve que les pouvoirs du ministre responsable étaient beaucoup trop amoindris.

La seconde apparition du général Boulanger à la tribune de la Chambre fut précédée, le 6 Juillet, de la publication et de l'affichage clandestins d'une circulaire bien inattendue que le Comte de Paris adressait aux maires récemment élus des communes de France. La commune, cette grande famille, disait le prétendant, est divisée en oppresseurs et en opprimés, et il réclamait pour chaque commune, non seulement des pouvoirs plus étendus, mais une sorte d'autonomie. Il était dit que le Comte de Paris prendrait successivement tous les masques celui de l'autonomiste, après celui du plébiscitaire et finalement celui du boulangiste.

M. Boulanger avait déposé le 4 Juin une demande de révision le 12 Juillet il déposa une demande de dissolution, comme prélude à une nouvelle campagne d'agitations et de séditions dans le pays. Au milieu des hurlements de la Droite bonapartiste et royaliste, des huées de la Gauche, M. Boulanger renouvelle ses attaques contre le Parlementarisme : M. Floquet lui répond avec une éloquente vivacité. On propose la question préalable sur la motion Boulanger avant qu'elle ne soit votée, le général, peu au courant de la procédure parlementaire, sort de sa poche une lettre de démission écrite à l'avance et la lit, sans en changer un seul mot. Il quitte la Chambre, au milieu d'un éclat de rire général. Dans le tumulte de la discussion, M. Floquet avait reproché au général d'avoir passé des sacristies dans les antichambres. Le général avait riposté en traitant M. Floquet de menteur et de pion de collège mal élevé. Le lendemain M. Floquet envoyait ses témoins, MM. ~Clemenceau et Georges Périn, à ceux du général Boulanger ; le surlendemain un duel avait lieu, où le général apporta toute sa bravoure et toute son inexpérience en escrime. Grièvement blessé, il était rétabli au bout de quelques jours et paradait en voiture découverte, dans les quartiers les plus fréquentés de Paris. Jules Simon écrivait alors, six mois avant le 27 Janvier 1889 « Son élection à Paris est dès à présent assurée. Puisqu'il y a une bêtise à faire, la Ville-Lumière la fera ».

Le général Boulanger avait une foi superstitieuse, invincible dans son étoile et tout ce qui s'est passé, du 1S Avril 1888 au Avril 1889, n'a pu que fortifier en lui cette conviction irraisonnée. Les avances qui lui étaient faites par le parti royaliste, les adhésions d'hommes d'esprit comme Aurélien Scholl qui lui écrivait « Je serai avec vous jusqu'au 17 Brumaire, » les ovations populaires devaient la fortifier encore. Peu lui importaient les échecs. Si l'Ardèche, le 32 Juillet, nommait un républicain contre lui, à 15.000 voix de majorité, il considérait comme sienne, le même jour, l'élection de la Dordogne, ou le bonapartiste clérical Taillefer était élu par 49.000 voix, contre 43.000 au républicain Clerjounie. D'ailleurs, il comptait sur un triple succès, aux élections partielles du 19 Août, et sa confiance ne devait pas être trompée.

Avant d'aller se battre, M. Floquet avait composé le discours qu'il devait prononcer sur la place du Carrousel, à l'inauguration du monument de Gambetta. Cette cérémonie dut aux circonstances où l'on se trouvait, aux lieux où elle s'accomplissait, au personnage que l'on célébrait, au monument même que l'on inaugurait un caractère tout particulier. Les circonstances, c'était la crise plébiscitaire ; le lieu c'était cette place du Carrousel, théâtre tour à tour de tant de gloires et de tant de déchéances ; le héros de la fête, c'était le grand patriote, le réorganisateur de l'armée, le fondateur de la République, celui dont chaque jour, depuis dix-huit ans, la perte est plus vivement ressentie le monument c'était cette pierre, médiocre au point de vue architectural, mais où sont gravées ces belles sentences, que l'on ne relit jamais sans que tous les souvenirs de t'Année Terrible et de l'âge héroïque reviennent en foule à l'esprit, c'était cette statue, un peu massive de formes, mais dont la main désigne d'un geste si impérieux le but à atteindre, les chères provinces à reconquérir. Et tous les républicains, modérés, progressistes ou radicaux applaudirent avec enthousiasme M. Floquet, dont l'éloquence émue les réunit dans de communs regrets, dans une commune admiration.

La fête nationale du 14 Juillet 1888 fut marquée par une heureuse innovation. Les maires, que le Comte de Paris incitait presque à la révolte, furent conviés par le Gouvernement a un banquet que présida M. Carnot. Le Président de la République prononça de sages, d'excellentes paroles[3], qui ne furent pas immédiatement entendues dans toute la France, mais dont les maires devaient se souvenir, en Septembre 1889, le jour de la grande consultation nationale.

La session fut close le 18 Juillet, après le vote par la Chambre d'un crédit de 70 millions, pour les travaux de défense à exécuter à Brest et à Cherbourg. Le lendemain même de la clôture, le nouvel Empereur d'Allemagne inaugurait, par une visite au Tsar, cette série de voyages à la fois politiques et fastueux, qui devaient se multiplier par la suite, a un tel degré, que l'opinion en vint à ne plus les regarder que comme des excursions de touriste. Plus importante fut, le mois suivant (22 Août), l'entrevue entre MM. de Bismarck et Crispi la présence du ministre italien en Allemagne, au lendemain des Notes sur Massaouah, était significative.

Au début des vacances parlementaires, une grève avait éclaté à Paris, comme il arrive à la veille de chaque Exposition, parmi les maçons et les terrassiers. La grève ne s'étendit guère, au-delà de Paris, qu'à Amiens, à Troyes, dans les mines de la Loire et dans les chantiers du Limousin. Elle aurait eu peu d'importance, à Paris même, si les ouvriers n'avaient été encouragés par les excitations des agents de Boulanger et aussi par la faiblesse du Gouvernement. Le préfet de police avait adressé aux commissaires de police une circulaire où il disait : « Les voies de fait, de nature à entraver le libre exercice du travail, ne sont punissables que si elles ont été directement exercées sur les personnes et par conséquent ne peuvent être poursuivis ceux qui, comme la plupart des grévistes arrêtés ces jours-ci, se sont bornés à détruire les outils, sans avoir préalablement menacé ou frappé les ouvriers dont ils cherchaient à interrompre le travail. » En effet, ces grévistes, que justifiait M. Lozé, avaient jeté à la Seine les outils de ceux qui refusaient de se joindre à eux ils avaient même mis à sac et incendié une usine à Asnières. Les protestations indignées de la presse républicaine obligèrent le préfet à retirer sa circulaire, le Gouvernement à fermer momentanément la Bourse du travail, où les Associations syndicales se réunissaient depuis 1882, et à maintenir énergiquement l'ordre public aux funérailles d'Eudes, l'ancien général de la commune. Dirigée par un sieur Boulé, que subventionnaient l'Intransigeant et la Cocarde la grève ne cessa que le 17 Août, deux jours avant les élections partielles, que le Ministère avait fixées au 19, contre l'avis des trois préfets intéressés ces fonctionnaires avaient inutilement déclaré à M. Floquet qu'il marchait à un échec certain.

Le résultat fut tel que l'avaient prévu les préfets et, bien que le général eût obtenu dans le Nord 30.000 voix de moins qu'au mois d'Avril, son élection dans ce département, dans la Somme et dans la Charente-Inférieure fut une défaite pour la République parlementaire. M. Floquet, plus convaincu que jamais que le générât devait ses succès au mot de révision, inscrit sur son programme, annonça que, lui aussi, il tenait en réserve un projet de révision, qu'il déposerait dès la rentrée sur le bureau de la Chambre.

Il se préparait, lui aussi, à battre en brèche une Constitution, dont le vainqueur du 19 Août parlait en ces termes, dans son remerciement aux électeurs Vous avez « l'inébranlable volonté d'en finir avec les mensonges d'une Constitution dont un courant irrésistible impose aujourd'hui le remaniement total ». Puis venaient les injures habituelles contre les convulsionnaires de la Chambre, qui sont acculés à une dissolution inévitable, qui se cramponnent à leur siège, qui arborent l'impertinente prétention de gouverner contre tout le monde, contre le Parlementarisme « qui se cantonne dans l'édifice vermoulu où les électeurs du Nord ont mis la pioche ».

Dans le remerciement aux électeurs de la Somme les parlementaires sont de faux républicains, des bêtes fauves et' des épileptiques, des valétudinaires dont les brutalités mêmes accusent la faiblesse. La Constitution de 1875 est « un squelette dont on entend craquer les os ».

Dans la lettre aux électeurs de la Charente-Inférieure les députés sont des ambitieux, qui ont mis la France en coupe réglée, des politiciens avides et des incapables. Ces recueils d'injures semblent être sortis de la plume du rédacteur en chef de l'Intransigeant qui sommait, à ce moment même, M. Carnot d'appeler le vainqueur du 19 Août à la présidence du Conseil des ministres. Quant aux morceaux de doctrine, ils émanaient soit de M. Dugué de la Fauconnerie, bien revenu de ses velléités de ralliement, soit de M. Naquet, qui aspirait à devenir le Sieyès du pseudo Bonaparte.

Au lendemain des élections partielles, la session des Conseils généraux s'était ouverte. Elle eût passé inaperçue, si la majorité des Assemblées départementales (53 sur 86), réunie hors session, n'eût demandé la substitution du scrutin d'arrondissement au scrutin de liste, non pas que celui-ci parût inférieur à celui-là ; mais les influences locales seraient plus vivaces avec le petit scrutin et les courants plébiscitaires moins redoutables.

A la suite de la grève du mois d'Août un tapissier, un coiffeur et un garçon libraire avaient été condamnés à la prison, pour s'être acharnés à coups de gourdins contre un agent de police. Sur l'un d'eux, on trouva une carte du général Boulanger, avec ces mots « Général Boulanger vous remercie de vos offres de service en prend bonne note pour y avoir recours à l'occasion. » La complicité de Boulanger dans les troubles du mois d'Août était donc certaine. Ni cette complicité, ni l'instance en divorce qu'il avait introduite contre sa femme, dans le seul but de reconquérir sa liberté, pour l'aliéner ensuite, n'éloignèrent de lui les royalistes et les catholiques, que son succès avaient littéralement grisés. La duchesse d'Uzès dépensa 500.000 francs pour la triple élection du 19 Août. MM. de Martimprey, de Breteuil, de Lévis-Mirepoix, de Mun, de Mackau, Paul de Cassagnac mirent tout leur espoir dans le général rebelle, dans le citoyen factieux. A une réunion de la Droite de la Chambre, qui précéda la rentrée, M. de Mackau déclara que la situation du parti républicain était désormais perdue. Que les monarchistes aient contracté une alliance avec le général Boulanger, c'était leur droit. Ce sera aussi le droit et le devoir des républicains de faire marquer le pas à ceux de ces monarchistes qui, après l'échec et la mort du général, vont se rallier à la République triomphante.

Les autres incidents des vacances se rapportent presque tous à la crise boulangiste. Le ministre de la Guerre, qui eut le courage de proposer et de faire accepter au Gouvernement radical la nomination du général de Miribel à la tête du VP Corps d'armée, se préoccupait assez peu des menues atteintes à la discipline ou aux règlements que commettaient soit le général lui-même, lorsqu'il assistait en grand uniforme au mariage de sa fille avec le capitaine Driant, soit le député Laguerre, qui recevait à Lisieux, pendant ses vingt-huit jours, la visite du général, qui le traitait comme un chef de parti, qui entremêlait le service militaire et la politique et faisait participer ses camarades à ces manifestations séditieuses.

Le soldat Laguerre était un des députés qui attaquaient avec le plus de violence le Parlementarisme. Son collègue Numa Gilly, député socialiste du Gard, avait trouvé un autre moyen de déconsidérer la République. Le 3 Septembre, à Alais, dans une réunion publique, il avait prononcé ces paroles : « On a poursuivi Wilson ; pure comédie, pour faire croire que l'on était plus honnête que lui, mais sur 33 membres de la Commission du budget, vous avez au moins 20 Wilsons. » MM. Jamais, Salis, Sigismond-Lacroix, Bainaut, Compayré, Raynal, Gerville-Réache et Mérillon, membres de la Commission du budget, invitèrent M. Numa Gilly i préciser ces accusations, que la presse boulangiste avait avidement recueillies, traitant tous les députés de voleurs. M. Gilly répondit qu'il préciserait, le jour où la Commission lui en aurait fait la sommation collective à l'unanimité moins une voix, celle de M. Andrieux, la Commission riposta que M. Gilly se dérobant, elle livrait sa conduite au jugement de l'opinion. M. Andrieux intervint alors il demandait au garde des sceaux de poursuivre M. Gilly pour diffamation, en vertu de la loi du 22 Juillet 1881. Poursuivi, M. Numa Gilly fut acquitté, sur la réponse négative faite à cette question : « M. Gilly est-il coupable d'avoir porté atteinte à l'honneur et à la considération de M. Andrieux, en prononçant les phrases d'Alais ? Il convient d'ajouter que M. Andrieux, dont le rôle fut décidément étrange, dans ce procès comme dans toute l'agitation boulangiste, avait retiré sa plainte en cours d'audience.

Pendant que les fauteurs de Dictature poursuivaient leur campagne d'attaques violentes ou perfides et leur propagande de diffamation, le Gouvernement se préparait à la session extraordinaire de 1888. Une seule mesure administrative est à citer, au début du mois d'Octobre c'est le décret du 2, par lequel M. Floquet exigeait une déclaration de tous les étrangers résidant en France. Nous ne saurions dire quels résultats eut cette fantaisie. M. Floquet attachait certainement beaucoup plus d'importance à son projet de revivions constitutionnelle il le préparait, pendant que les journaux ministériels. Mot d’ordre, Justice, Nation prônaient chacun une révision différente et il le déposait sur le bureau de la Chambre ; le jour même de la rentrée. Sur sa demande, l'Assemblée renvoya le projet à la Commission existante, par 299 voix contre 167 et la Commission choisit pour rapporteur, non pas un publiciste ni un avocat, mais un romancier, M. Tony-Révillon, ancien collaborateur littéraire du Petit Journal, qui devait toute sa renommée à ses feuilletons. Cette renommée, appuyée sur un programme révolutionnaire, avait été assez grande, en t881, pour assurer sa victoire sur Gambetta. Son élection avait fourni une nouvelle preuve de la clairvoyance politique de Paris.

La discussion du budget de 1889 s'ouvrit à la Chambre le 23 Août et se prolongea jusqu'au 10 Décembre au Sénat elle dura du 19 au 27 Décembre et la loi de Finances put être promulguée le 29 Décembre 1888. On a remarqué que les ministres radicaux évitaient plus facilement que les ministres modérés l'expédient des douzièmes provisoires cela tient à ce que les modérés ne font pas d'obstruction sous les Ministères radicaux, ne prolongent pas indéfiniment les discussions et surtout n'émettent pas la prétention de trancher toutes les questions dans une loi de Finances

Le budget de 1889 comportait 3012 millions de dépenses ordinaires, 464 millions de dépenses sur ressources spéciales et 87 millions de dépenses de budgets annexes. Ce fut, comme tant d'autres budgets, un budget d'attente ou de statu quo, en ce sens qu'il n'opérait aucune réforme fondamentale. M. Peytral avait bien déposé un projet d'impôt sur le revenu, projet très modeste, qui mettait une taxe d'un pour cent sur les placements et une taxe d'un demi pour cent sur le travail professionnel, avec exemption totale pour les revenus inférieurs à 2000 francs. On peut regretter, au point de vue financier, que le projet Peytral n'ait pas été discuté il faut reconnaître, au point de vue politique, que la discussion en eût été inopportune. La République n'avait pas assez de sympathies, à ce moment, pour courir le risque de s'en aliéner quelques-unes de plus.

Au Sénat, l'événement de la discussion générale du budget fut le discours, admirable et un peu impolitique, que prononça M. Challemel-Lacour. Il fit, avec une ironie cruelle, meurtrière, le procès de la politique radicale. M. Floquet lui répondit tellement quellement et il n'y aurait eu qu'un beau discours de plus, si l'opposition royaliste et révolutionnaire n'avait tourné contre la République tes traits acérés que M. Challemel-Lacour avait dirigés contre le seul radicalisme. Dans une réunion privée de l'Association nationale républicaine, à l'Hôtel continental, M. Jules Ferry avait tenu le même langage que son ancien collègue du Ministère, sans fournir les mêmes armes à leurs communs adversaires.

La Présidence de M. Carnot, dont l'élection avait été une revanche de l'honnêteté, subit le contre-coup des incidents qui avaient marqué la chute de M. Grévy. Le 26 Novembre AL Wilson revint occuper son siège à la Chambre sur la proposition de MM. Mesureur et Millerand, le président suspend la séance qui n'est reprise qu'au bout d'une heure. La rentrée de M. Wilson n'avait d'autre inconvénient que de fournir aux ennemis du Parlementarisme un prétexte à calomnier et à attaquer. L'affaire de Panama, qui ruina la petite épargne et qui édifia quelques fortunes scandaleuses, fit un bien autre tort aux institutions libres. Nous avons signalé la loi du 8 Juin qui autorisa la Compagnie du Canal interocéanique à émettre 720 millions de francs d'obligations à lots. La société civile qui se forma pour placer les obligations et qui comprenait les administrateurs mêmes de la Compagnie, ne parvint pas à placer plus de 305 millions d'obligations, ce qui portait les sommes absorbées, depuis le début de l'entreprise, au chiffre colossal de 1 milliard 400 millions. La Compagnie eut recours à l'État et au ministre des Finances qui déposa un projet de loi autorisant la Compagnie à proroger durant trois mois le paiement de ses dettes et celui des coupons et obligations. Le.'f4 Décembre la Chambre repoussa ce projet à une forte majorité : c'était la faillite à brève échéance. M. de Lesseps dut solliciter du Tribunal de la Seine ta nomination d'administrateurs, pour essayer de prévenir la déconfiture. Les administrateurs ne réussissent pas à relever les affaires de la Compagnie la dissolution fut prononcée le 5 Février 1889. Les délapidations et les concussions ne furent connues que plus tard. Au mois de Décembre 1888, les seules responsabilités qui fussent en jeu étaient celles des administrateurs, celle de l'État qui devait connaître par ses ingénieurs la difficulté de l'entreprise, peut-être même l'impossibilité de la réalisation et qui ne fit rien pour informer les souscripteurs des risques courus par eux. Qui pouvait concevoir des doutes en voyant l'État, de 1881 à 1888, autoriser, par des lois successives, des émissions d'obligations qui dépassèrent un milliard ?

Au nombre des lois d'affaires, discutées durant la session extraordinaire de 1888, il faut mentionner au Luxembourg celle qui autorisait l'extension aux villes du bénéfice de la loi de 21 Juin 1865 sur les Associations syndicales elle fut promulguée le 22 Décembre celle qui substitua à la faillite le régime de la liquidation judiciaire, plus favorable au failli honnête, auquel était maintenue l'éligibilité aux fonctions politiques la deuxième délibération sur l'hypothèque légale de la femme mariée la deuxième délibération sur le budget de la préfecture de police, qui fut rattaché au budget de l'Etat, malgré l'opposition du ministre de l'Intérieur ; le renvoi à la Commission du projet portant suppression des livrets ouvriers enfin la première délibération sur le projet relatif aux eaux d'égout de Paris. Le Sénat avait adopté, le 18 Octobre, la proposition Bozerian sur le trafic des décorations, autre écho de l'affaire Wilson.

A la Chambre on discuta pendant la session extraordinaire, du 16 au 20 Octobre, la loi sur les faillites ; le 22 Novembre la proposition de transfert des cendres de Baudin au Panthéon le 11 Décembre le budget extraordinaire de la Guerre qui fut adopté et renvoyé au Sénat dont il obtint l'approbation le 29 Décembre le 13 Décembre une convention commerciale avec la Grèce, qui fut rejetée ; du la au 28 Décembre la loi sur le recrutement qui subit d'importants remaniements. Par 412 voix contre 139 on rétablit une deuxième portion du contingent, désignée par le sort et, le 21 Janvier 1889, la loi fut votée dans son ensemble, par 361 voix contre 172.

Parmi les événements parlementaires ou politiques nous rappellerons l'incident dit des questeurs, causé par le manque d'autorité du bureau, qui aboutit à la démission de MM. de Mahy et Madier de Montjau et à leur remplacement par MM. Royer et Guillaumou. La manifestation du 2 Décembre, sur la tombe de Baudin, dirigée par le Conseil municipal de Paris, fut très calme. Le même jour Boulanger, dans une réunion composée presque exclusivement de bonapartistes, à Nevers, se défendait assez mollement de vouloir « renouveler une entreprise qui n'est plus de notre temps et dont la fin lamentable est d'un trop terrible exemple pour qu'on la veuille recommencer ». Cette sagesse inattendue ne l'empêchait pas de se faire plébisciter une fois de plus, dans la personne d'un monarchiste clérical des Ardennes, M. Auffray, qui fut battu par un républicain radical, M. Linard. Cet échec, venant après celui de M. Déroulède, démontrait que M. Boulanger n'était redoutable que lorsqu'il se présentait-personnellement, parce qu'il était le syndic de tous les mécontents.

Les relations de la France avec l'Allemagne restèrent calmes, même après l'avènement de Guillaume II. On ne tint pas grand compte d'une Note de la Gazette de l’Allemagne du Nord, affirmant que le décret du 2 Octobre, sur le recensement des étrangers, était une mesure de représailles. M. Goblet, dans ses rapports avec les puissances, continua d'avoir l'attitude la plus correcte et la plus digne. Il fit ratifier les traités de commerce conclus avec la Chine en 1886 et 1887. Il ne dépendit pas de lui de sauvegarder notre Influence dans l'Extrême Orient, en conservant la clientèle de tous tes catholiques de l'Empire Chinois. Les catholiques allemands cessèrent d'être protégés par la France. Mais le Gouvernement français refusa de se soumettre au droit de visite, que les anglo-allemands, alors en guerre contre les indigènes de Zanzibar, voulaient exercer sur tous les navires, sous prétexte d'empêcher les importations d'armes et la traite dans l'Afrique Orientale.

La session extraordinaire des Chambres fut close le 29 Décembre et ainsi s'acheva l'année 1888, une des plus critiques que la République ait traversées depuis 1879. Un chef de l'État irréprochable, un Gouvernement très républicain mais imprévoyant et parfois brouillon, un Sénat très vigilant, gardien attentif de la Constitution, une Chambre bigarrée, où l'on avait pu trouver des majorités pour les politiques les plus dissemblables, des partis acharnés contre, les institutions libres et qui ne s'entendaient que pour un effort commun de destruction, une opinion publique inquiète, tel était le spectacle qu'offrait notre pays à l'aurore de l'année 1889. Nul n'a mieux vu le mal, nul ne l'a décrit avec plus d'exactitude qu'un ancien président du Conseil, celui que le Maréchal avait si brutalement congédié le 16 Mai 1877. Dans les articles du Marin qu'il a réunis en un volume auquel il a donné ce titre suggestif : Souviens-toi du 2 Décembre ! Jules Simon a dit que la France d'alors avait l'esprit malade. Son premier médecin, M. Floquet, allait la soigner par la révision « selon le système Pasteur ».

Trois dates sont importantes dans l'histoire des six premières semaines de 1889 celle du 27 Janvier, celles des 13 et 14 Février. Il faut pourtant, avant de raconter l'élection de Boulanger à Paris, le rétablissement du scrutin d'arrondissement et la chute du Cabinet radical, énumérer des événements qui ont eu un moindre retentissement.

La session ordinaire s'ouvre le 20 Janvier. A la Chambre M. Méline est reporté péniblement au fauteuil, au troisième tour de scrutin ; au Sénat M. Challemel-Lacour perd SO voix sur les précédents scrutins pour la vice-présidence et M. de Marcère, candidat du Centre-Gauche, est battu pour le quatrième siège de vice-président par M. Tirard. L'œuvre législative est multiple, sinon très intéressante au Sénat c'est la loi sur les faillites, la loi sur les égouts de Paris en deuxième délibération, la restitution des droits politiques à divers condamnés, la modification de la durée de l'exercice financier, la première délibération de la loi sur les Conseils de préfecture, la suppression des livrets ouvriers, une proposition de répression des délits de presse et le rejet du projet sur les prud'hommes commerciaux.

A la Chambre on discute, en dehors de la loi sur le recrutement, la loi sur les Syndicats de communes, la loi sur les travaux de la Basse-Seine, le travail des femmes et des enfants dans les manufactures en deuxième délibération, la suppression des octrois.

Parmi les mesures administratives, est à noter celle du 5 Février, qui punit le général Riu de quinze jours d'arrêts forcés, pour un discours à la Loge la Justice. Un mois auparavant, le S Janvier, le ministre de la Guerre avait fait rendre un décret établissant l'unification des soldes. Le président du Conseil, aussi bien inspiré, avait créé a l'Intérieur une direction de l'assistance et de l'hygiène publiques et rattaché l'administration des Postes et Télégraphes au ministère du Commerce et de l'Industrie.

Le Cabinet du 3 Avril fut modifié, quelques jours avant sa chute M. de La Porte, sous-secrétaire d'État des Colonies, démissionnaire, ne put être remplacé. A la Justice M. Ferrouillat avait comme successeur, le 5 Février, M. Guyot-Dessaigne, que ne recommandaient ni son passé de procureur impérial, ni les fonctions qu'il avait plus récemment exercées de rapporteur de la loi de recrutement, en remplacement de M. Labordère, démissionnaire depuis le 12 Janvier, date du vote rétablissant une seconde portion du contingent désignée par le sort.

Pour l'élection de Paris, comme pour la triple élection du 19 Août, M. Floquet, certain du succès, avait choisi hâtivement la date du 27 Janvier, pour le remplacement d'un obscur député, M. Hude, qui ne dut qu'à son successeur son éphémère notoriété. La période électorale fut marquée par une profusion d'affiches comme on n'en avait jamais vu tout Paris prit l'aspect hideux des kiosques qui portent les programmes multicolores des théâtres. Les marches des églises, les monuments jusqu'à une hauteur de 5 à 6 mètres, les arbres des promenades furent déshonorés par l'apposition d'affreux papiers.

Très unis dès le premier jour, les républicains marchèrent au combat, sans défaillance aucune, contre les masses césariennes. Ils avaient confié leur drapeau à un conseiller municipal de Paris, M. Jacques, esprit mesuré, qui était agréable aux radicaux et qui' rassurait les opportunistes. Ce choix était bon ; eût-il été dix fois meilleur, le résultat n'en aurait pas été modifié. Le général Boulanger avait, en effet, pour lui tous les monarchistes, tout le clergé et tous ceux qui votent sur le mot d'ordre parti du confessionnal tous les révolutionnaires, tous les blanquistes, la Ligue des patriotes, les mécontents, les espiègles qui mettent un bulletin dans l'urne avec le seul désir d'être désagréable au Gouvernement et enfin la foule trop nombreuse des républicains naïfs. Les soldats de M. Jacques ne pouvaient évidemment pas lutter contre cette armée, contre cette cohue. Ils ne furent que 162.000 ; 17.000 voix furent données à un socialiste M. Boulé, l'artisan de la grève des maçons et terrassiers et 12.000 voix furent perdues. Le 27 Janvier, vers dix heures du soir, Paris savait que le général Boulanger l'emportait de plus de 80000 suffrages sur son concurrent républicain. C'était le plus grave échec que la République eût éprouvé depuis les célèbres journées du 34 Mai 1873 et du 16 Mai 1877. Elle eût été en péril, si le vainqueur du 27 Janvier eût été un autre homme, s'il eût su exploiter le plébiscite que les Parisiens venaient de faire sur son nom. Nous n'avions pas les moyens de nous défendre, a dit l'un des ministres d'alors. Ce mot était d'autant plus vrai que les sympathies de la police, des sous-officiers de l'armée et des soldats étaient t évidemment pour le général Boulanger.

Moins surpris de sa victoire que M. Floquet de son échec, le général adressa un remerciement à ses électeurs, où se trouvait, avec les habituelles injures aux parlementaires, l'affirmation que le parti républicain national était désormais fondé. Il se disait républicain celui qui rêvait de substituer au régime de lois le régime du sabre et national celui qui voulait infliger à la nation la honte d'une Dictature, comme se disaient patriotes ceux qui voulaient jeter la patrie aux pieds d'un soldat factieux.

Trois jours après l'élection un député radical, M. de Jouvencel, interpella le Gouvernement sur les mesures qu'il comptait prendre pour faire respecter les pouvoirs publics. La réponse de M. Floquet, très vague comme programme politique, fut très digne. Le vieux et sincère républicain qu'était M. Floquet parla avec une tristesse émue et convaincante de la République, du régime parlementaire et la confiance lui fut accordée par 289 voix contre 236. Ce fut sa dernière victoire. Les opportunistes, qui formèrent sa majorité le 31 Janvier, auraient rougi, dans cette circonstance, de mêler leurs votes à ceux des plébiscitaire et de la Droite. Ils avaient d'ailleurs besoin des radicaux pour assurer le vote du scrutin d'arrondissement que l'on considérait, non sans raison, comme devant être le principal obstacle à la manifestation plébiscitaire que se proposait l'élu de Paris. C'est le 5 Février que fut nommée la Commission chargée d'étudier le projet de rétablissement du scrutin d'arrondissement c'est le 9 Février que le rapporteur, M. Thomson, déposa son rapport sur le bureau de la Chambre, le jour même où l'ex-feuilletoniste du Petit Journal, M. Tony-Révillon, déposait son rapport sur le projet de révision.

La question de priorité avait ici une importance capitale très patriotiquement M. Floquet la fit trancher en faveur du scrutin d'arrondissement et, le 11 Février, le projet gouvernemental, adopté sans résistance sérieuse, rétablissait le régime électoral antérieur à 1885, celui qui avait donné les Chambres de 1876, de 1877 et de 1881.

Le 2 Juin 1888 le président du Conseil, quand il s'était présenté devant la Commission de révision, élue le 21 Avril précédent, avait reconnu à la fois la plénitude de droit de l'Assemblée nationale et la possibilité, pour la majorité des deux Chambres, de limiter le plan de révision. De plus, il voulait une révision qui, tout en donnant satisfaction au besoin de réformes sérieuses, ruinât des espérances des monarchistes et des factieux et permît à la République de trouver de nouvelles forces, dans la crise même qu'elle aurait traversée. C'était demander beaucoup à une simple révision au plan limité et même à une révision illimitée. On sait comment l'espoir de M. Floquet sur la ruine des espérances factieuses s'était réalisé : le 4 Juin le général Boulanger avait réclamé la suppression de la responsabilité ministérielle, la nomination du Sénat par le suffrage universel, à défaut de sa suppression, la réorganisation de la Présidence de la République, à défaut de sa suppression, et le référendum.

Dans son exposé des motifs du 15 Octobre, M. Floquet opposait aux prétendus sages, qui trouvaient le remède de la révision inefficace, les hommes d'État qui croyaient ce remède capable de dénouer ou d’affaiblir des conditions dangereuses. Il se défendait de toute solidarité politique avec ceux qui proposent de se réfugier sous la protection d'un homme, roi ou dictateur, et il revenait au système soutenu en 1882 contre Gambetta par M. Andrieux. Ce système consiste à faire déclarer par les deux Assemblées qu'il y a lieu à réviser les lois constitutionnelles et à prendre ses précautions contre l'omnipotence du Congrès, par des indications ou des réserves qui ne l'engageront pas. Le résultat fatal sera d'amoindrir l'autorité morale de la Constitution et d'exposer cette Constitution aux discussions de 900 congressistes, nominalement limités dans leur droit, en réalité tout-puissants.

Quelles indications étaient données à ces 900 souverains ? On leur proposait de renouveler par tiers, tous les deux ans, la Chambre des députés et, par contre, d'enlever au Sénat le droit de dissolution, au Gouvernement le droit d'ajournement. Privé du droit de dissolution, le Sénat, choisi par le suffrage universel à deux degrés, n'aurait plus eu qu'une autorité de contrôle sur l'ensemble des lois et, en matière de finances, un droit de remontrances. U se serait renouvelé par tiers, tous les deux ans, comme la Chambre. Les ministres auraient été nommés pour la durée de la période de renouvellement législatif (deux ans) et n'auraient pu être renversés que par une déclaration formelle de la Chambre qu'ils avaient perdu la confiance de la nation. Enfin le Conseil d'Etat, désigné par le Sénat et la Chambre, sur des listes de présentation dressées par les groupes professionnels, aurait eu un rôle consultatif dans la préparation, la discussion et la rédaction des lois.

En somme les indications de M. Floquet constituaient un projet complet de réforme constitutionnelle et étaient la négation même de la Constitution de 1875. Tout n'était pas mauvais dans son projet quelques modifications étaient acceptables mais il n'était pas besoin, pour les réaliser, de recourir à la procédure de la révision, ni surtout de l'aire passer du domaine législatif dans le domaine constitutionnel les lois organiques du Sénat et de la Chambre, que l'on avait tout récemment fait sortir du domaine constitutionnel. C'est l'ensemble même du projet qui était dangereux, c'est l'introduction d'une révision, au milieu des difficultés de la situation politique, qui était une erreur et une faute, dont les conséquences auraient pu être meurtrières pour la République.

Reprenons un à un chacun des paragraphes indicatifs[4]. Le premier proposait le renouvellement partiel de la Chambre des Députés. La réforme était excellente les meilleurs esprits, les républicains les plus fermes sont partisans du renouvellement partiel. On peut l'introduire dans la loi organique de la Chambre, avec cette seule réserve qu'il convient de laisser au pouvoir exécutif le droit d'en appeler, dans certaines circonstances, au pays tout entier. Au contraire la suppression du droit de dissolution aurait pour double conséquence de ruiner l'autorité du Sénat et de rendre la Chambre omnipotente, en même temps que la suppression du droit d'ajournement aurait pour résultat de la rendre permanente. Ce serait le système de la Chambre Unique, de la Convention, substitué au système des deux Chambres.

Dans le paragraphe 2 l'organisation du suffrage universel à deux degrés, chargé de recruter le Sénat, n'était pas fixée, non plus que les conditions spéciales d'âge et d'éligibilité que devaient remplir les sénateurs. Quant au contrôle du Sénat sur l'ensemble des lois, il se bornait à un veto qui expirait en même temps que la période de renouvellement partie ! de la Chambre. Si la Chambre, renouvelée adoptait de nouveau la loi repoussée par le Sénat, le Sénat devait céder. Quant au droit de remontrances, en matière financière, il était illusoire, la Chambre pouvant statuer en dernier ressort, sans tenir aucun compte des remontrances sénatoriales. Le paragraphe relatif aux ministres était de beaucoup le plus contestable. Certes, il serait très désirable que le pouvoir ministériel eût un peu plus de stabilité mais cette stabilité ce seront les mœurs qui l'assureront et non pas une loi ou un article de Constitution. Pourquoi d'ailleurs n'assigner, comme durée a l'existence d'un Ministère, que la période comprise entre deux renouvellements ? Pourquoi un Cabinet ne vivrait-il pas autant que la Chambre ou autant que le Sénat ? M. Floquet disait bien, dans son projet, duc les ministres pouvaient être maintenus en fonctions, même après un renouvellement. Mais si cet article de Constitution eût pu être adopté, il est certain que chaque renouvellement de la Chambre eût été l'occasion d'une crise ministérielle qui aurait éclaté tous les deux ans, à heure fixe et comme automatiquement. Quant à la mise en accusation des ministres devant le Sénat, elle peut bien être écrite dans la Constitution, il sera toujours bien difficile d'en faire une réalité et de recourir, pour un simple changement de ministre ou de Cabinet, à la procédure de la Haute-Cour.

Le dernier paragraphe, concernant la réforme du Conseil d'État faisait intervenir la révision, dans une matière où il suffit d'une loi, voire d'un décret, pour assigner à notre grande Assemblée contentieuse et administrative le rôle qui est le sien, dans l'étude des projets de la loi déposés par le Gouvernement. Ce rôle pourrait être étendu aux projets émanant de l'initiative parlementaire. Il n'y aurait même que des avantages à charger le Conseil d'État de mettre au point toutes les lois votées par les deux Chambres, d'établir une concordance entre ces lois et le reste de notre législation.

Quand le projet de M. Floquet eut été renvoyé à la Commission, par 299 voix contre 177, le président du Conseil déclara, devant cette Commission, qu'il était nettement opposé à la réunion d'une Constituante. La Commission ne s'en prononça pas moins pour une Constituante, dont les décisions seraient soumises au referendum.

C'est le 14 Février que le projet de révision vint en discussion devant la Chambre. M. de Mackau, posant une sorte de question préjudicielle, demande au Cabinet de conseiller au Président de la République la dissolution de la Chambre. La proposition du président des Droites est repoussée par 363 voix contre 'l71, après quelques mots dédaigneux du président du Conseil. Au milieu de l'inattention générale, un député fantaisiste, plus connu par ses boutades et ses interruptions, parfois spirituelles, plus souvent grossières, que par son sens politique et son sérieux, M. de Douville-Maillefeu, monte à la tribune. Pour la première fois peut-être, il dit des choses fort justes, que la Chambre écoute en riant et auxquelles M. Floquet répond en quelques phrases : « M. de Douville-Maillefeu a demandé l'ajournement indéfini de la discussion ; la Chambre a décidé que la discussion aurait lieu le 14 Février ; M. Floquet espère que la Chambre ne se déjugera pas. » Elle se déjugea par 307 voix contre 218 ; elle ajourna indéfiniment cette révision qu'elle avait déclarée urgente le 30 Mars 1888 et le Cabinet, qui avait fait de la révision le pivot de sa politique tomba, pour ainsi dire, sans avoir combattu.

M. Tirard avait succombé, parce qu'il jugeait la révision inopportune ; M. Floquet succomba parce qu'il la jugeait opportune et il serait intéressant de rechercher si quelques-uns de ceux qui avaient renversé M. Tirard n'ont pas contribué à la chute de M. Floquet. Il n'y a guère, dans le Parlement, que cinq ou six personnages politiques qui puissent aspirer à la Présidence de la République mais il y en a cinquante ou soixante qui peuvent aspirer à être ministres et qui, au moment de laisser tomber un bulletin dans l'urne, se demandent quelle sera l'influence de ce bulletin sur la composition du futur Ministère. C'est un des inconvénients du Parlementarisme, mais quel régime n'a pas les siens ?

Le premier Cabinet radical avait vécu moins d'un an il est mort à temps pour l'avenir des institutions républicaines. De réformes il n'en fit pas. De résistance sérieuse aux progrès du Césarisme il n'en opposa point. D'un Gouvernement il n'eut que le nom et l'apparence. D'autorité, d'action sur le pays il fut totalement dépourvu. Quelle loi recommande cette administration, composée pourtant d'hommes remarquables à tant d'égards ? Les dates importantes, celles que l'opinion a retenues, dans l'histoire du Cabinet du 30 Avril, ce sont les dates des succès électoraux du général Boulanger. Le président du Conseil fut comme hypnotisé par la révision il ne vit pas que, celui-là seulement triompherait du général factieux et ramènerait l'opinion fourvoyée, qui saurait ce qu'il voudrait et où il irait. Un peu de clairvoyance et de tact politique l'eussent mieux servi que son courage, ses dons oratoires et ses côtés représentatifs.

 

 

 



[1] Appendice I. Discours de M. Floquet la Chambre des Députes.

[2] Appendice Il. Discours de M. Floquet à la Chambre des Députes.

[3] Appendice III. Discours de M. Carnot aux maires le 14 juillet 1888.

[4] Appendice IV. Dispositif du projet de révision constitutionnelle.