Enfance et jeunesse de
Sadi Carnot. — L'Ecole Polytechnique et le séjour à Annecy. — Le préfet de la
Défense nationale. — Le députe de la Côte-d'Or. — Le sous-secrétaire d'État
des Travaux Publics. — M. Sadi Carnot orateur. — M. Sadi Carnot ministre. — Les
candidatures à la. Présidence. — Election de M. Carnot. — Signification de
cette élection. — La situation avant le 12 Décembre. — La politique
d'affaires. — Les négociations ministérielles. — Le nouveau Cabinet. — Le
Message et la Déclaration. — Le groupe socialiste parlementaire. — Son
premier Manifeste. — Les affaires Caffarel, Limouxin, Wilson. — Le
renouvellement sénatorial de Janvier 1888. — Ouverture de la session
ordinaire. — Interpellation de La Marzelle. — Les lois d'affaires au Sénat,
et à la Chambre. — M. Bouvier président de l'Union des Gauches. — La
proposition de La Berge. — La discussion du budget de 1888. — Propositions
Peytral et Yves Guyot. — Les échecs partiels du Cabinet. — Adoption du budget
de 1888. — Le Comité d'initiative. — Le commandement du XVIIIe Corps. —
Rapport et décret du t4 Mars. — Le Comité de protestation nationale. — Rôle
du groupe socialiste et de l'Extrême Gauche. — L'interpellation du 20 Mars. —
Les élections du 25 Mars. — M. Floquet et le tsar. — La proposition Laguerre.
— Chute du Cabinet du 12 Décembre. — Responsabilité de M. Clémenceau.
François-Marie-Sadi
Carnot naquit à Limoges le 11 Août 1837. Le prénom de Sadi lui fut donné en
souvenir de son oncle, le célèbre savant Sadi Carnot, et parce que ce prénom
rappelait à l'Organisateur de la Victoire, Lazare Carnot, « des idées de
sagesse et de poésie ». Né dans le Limousin où la famille de sa mère, Mme Hippolyte
Carnot, était établie, Sadi passe à Paris et en Bourgogne, pendant les
vacances, les vingt-cinq premières années de sa vie. Son père, qui fut son
premier éducateur et son premier instructeur, lui fit apprendre le métier de
menuisier, estimant qu'à une époque féconde en révolutions politiques et en
bouleversements sociaux, il convient avant tout d'assurer le lendemain. Mêlé
au petit monde des Saint-Simoniens, Hippolyte Carnot voulut t aussi que les
pensées de ses enfants fussent tournées vers le peuple, vers les humbles,
vers les petits, vers la pauvre humanité souffrante : il leur inspira cette
droiture inflexible, cette conscience rigoureuse, ces préoccupations
altruistes qui sont l'apanage des plus hautes, des plus nobles âmes de notre
temps et de tous les temps. En 1857
Sadi Carnot entre à l'École Polytechnique son frère l'y rejoint l'année
suivante. La maladie ayant obligé Sadi à recommencer une année d'études, les
deux frères sortent en même temps de l'Ecole : Adolphe dans les Mines et Sadi
dans les Ponts et Chaussées. En 1863, Sadi devient secrétaire du Conseil des
Ponts et Chaussées et, en 1864, ingénieur a. Annecy. H avait choisi cette
résidence, parce qu'il y avait dans la Savoie, récemment annexée, plus de
travaux importants à exécuter que dans la vieille France. Il se consacra tout
entier à sa tâche, plus préoccupé certainement des ponts à construire et des
routes à tracer que de la lutte alors engagée entre l'opposition libérale et
l'Empire aux abois. Cette lutte le touchait cependant d'assez près aux élections
de 1869, Hippolyte Carnot était battu une première fois par Gambetta, une
seconde fois par un révolutionnaire fantaisiste, qui fit autant de mal à
l'Empire qu'il devait en faire plus tard à la République, par Henri Rochefort. La
guerre survient et le petit-fils de Lazare Carnot offre une mitrailleuse
perfectionnée au Gouvernement de la Défense Nationale. A Tours, où il s'est
rendu, Gambetta le voit, le devine et t'attache à la personne et aux labeurs
de M. de Freycinet. Il ne quitte la Délégation, qui s'était transportée de
Tours à Bordeaux, que pour aller prendre, au mois de Janvier 1871, le titre
de préfet de Rouen, avec résidence au Havre et de commissaire extraordinaire
dans les trois départements de la Seine-Inférieure, de l'Eure et du Calvados. Pendant
la seconde quinzaine de Janvier il travaille à la défense du Havre ; il reste
fidèle à la Délégation de Bordeaux qui l'a mis au poste du périt ; it se
retire en même temps que Gambetta, non sans avoir assuré le ravitaillement de
Paris par la Seine, et il se retrouve à Bordeaux, à l'Assemblée Nationale, où
l'ont envoyé les électeurs de la Côte-d'Or, pendant que ceux de Seine-et-Oise
portaient leurs suffrages sur Hippolyte Carnot, maire d'un arrondissement de
Paris pendant le siège. Il vote la continuation de la guerre avec Gambetta,
avec Chanzy, avec Denfert-Rochereau ; il vote la déchéance de t'empire avec
la presque unanimité de ses collègues et, quand les grandes questions sont
tranchées, quand la paix est signée, quand la Commune est vaincue, il fait
son apprentissage d'homme politique, avec autant de zèle et d'application
qu'il a fait son apprentissage d'Ingénieur sous l'Empire et de préfet
mi-partie civil et militaire sous la Défense Nationale. Secrétaire
de l'un des groupes les plus importants de l'Assemblée, la Gauche
républicaine, il rédige chaque soir les discussions auxquelles il a assisté
et qui portent sur les questions les plus diverses, administratives,
financières, sociales. Cette gymnastique parlementaire le prépare
merveilleusement aux situations qu'il va occuper dans les Législatures
suivantes. En 1876, il est élu député de Beaune, au scrutin d'arrondissement,
par plus de 7.000 voix. Dans sa profession de foi se lisent ces sages paroles
qui constituèrent, jusqu'à la fin, tout son programme politique « La
République seule peut apaiser nos anciennes dissidences elle n'est pas un
gouvernement de parti. Ouverte à tous, acceptant toutes les adhésions
sincères, elle groupera toutes les bonnes volontés et une ère de calme,
d'ordre et de liberté rendra à la France la place qui lui revient dans le
monde. » Après le Seize-Mai, Carnot, qui a signé le manifeste des 363, est
réélu, le 14 octobre 1877, par 7.634 voix. La pression gouvernementale, qui
s'est exercée violemment contre lui, n'a réussi qu'à augmenter sa majorité de
600 voix et, dix-huit mois plus tard, le 8 février 1879, dans le Cabinet
Waddington, il est nommé sous-secrétaire d'État aux Travaux Publics, M. de
Freycinet étant ministre et M. Grévy Président. Arrivé
au pouvoir, M. Sadi Carnot resta ce qu'il avait été dans tes rangs de la
majorité, un laborieux et un modeste ; un laborieux comme sous-secrétaire
d'État d'abord, ensuite comme ministre un modeste et presque un timide comme
orateur. Il abordait rarement la tribune. Quand il y montait, il se gardait
bien de s'abandonner à l'improvisation, non pas par défiance de ses forces,
mais, si l'on peut dire, par probité oratoire. Voulant éclairer plutôt
qu'entraîner ses auditeurs, il se refusait aux grands éclats de voix, à
l'action animée, aux gestes vifs son attitude un peu froide était -simple et
correcte, sa démonstration claire et précise, sa méthode très sûre. C'était
avant tout un orateur d'affaires et c'était en même temps un homme politique
qui n'était inapte à aucune tâche. Quand M. de Freycinet quitta la présidence
du Conseil, au mois de Septembre 1880, M. Sadi Carnot conserva le sous
secrétariat des Travaux Publics avec M. Varroy, sous le premier Ministère de
Jules Ferry. It ne fit partie ni du grand Ministère, ni du Cabinet Duclerc Fallières-Devès,
ni du second Ministère Ferry. Après sa réélection à Beaune. Le 20 Août 1881,
avec 9.038 voix, il fut nommé membre et président de la Commission du budget
en 1883, puis vice-président de la Chambre et enfin, le 6 Avril 1888,
ministre des Travaux Publics dans le premier Cabinet Henri Brisson. Quelques
jours après, le 16 Avril, il acceptait le portefeuille des Finances que M.
Clamageran venait d'abandonner pour raison de santé. JI conserva
l'administration de nos Finances dans le Cabinet de Freycinet, qui remplaça
le Cabinet Brisson, jusqu'au 11 Décembre 1886. Nous avons dit ailleurs quelle
part il prit à la discussion et au vote du budget de 1886, un budget franc et
sincère et quelle lumière il jeta sur notre situation financière au mois de
Mars, il déposait un courageux projet d'emprunt, qui ne fut malheureusement
pas accepté par la Chambre. On ne
sut que plus tard, le 5 Novembre 1887, par une révélation de M. Rouvier,
alors président du Conseil, quelle scrupuleuse probité M. Carnot avait
apportée à la gestion des Finances publiques et à la sauvegarde des intérêts
du Trésor. Quand la Chambre apprit qu'un des prédécesseurs de M. Rouvier
avait opposé un refus invincible à une Société privée que recommandait M.
Wilson, tous les yeux se tournèrent vers M. Carnot et toutes les mains
applaudirent. Le héros de cette ovation inattendue ne se doutait guère que le
président du Conseil l'avait, ce jour-là, désigné aux suffrages de ses
collègues et à l'attention de la France pour la première magistrature de
l'État. Nous
avons dit quelles candidatures furent agitées dans la semaine qui précéda le
3 Décembre, quels noms furent prononcés dans les milieux parlementaires et en
dehors des Chambres. Au Sénat et à la Chambre tous les groupes modérés
étaient d'accord sur le nom de Jules Ferry tous les groupes radicaux étaient
incertains entre MM. Floquet et de Freycinet toutes les Droites étaient
décidées à voter aussi bien contre le candidat unique des modérés que contre
le candidat éventuel des radicaux. En
dehors des Chambres le parti révolutionnaire et le Conseil Municipal de Paris
faisaient une opposition violente à Jutes Ferry et menaçaient de déchaîner la
guerre civile s'il était choisi par le Congrès. Cette opposition et ces
menaces avaient fait impression sur un certain nombre d'esprits timides à
Paris, même en Province et l'on attendait, non sans anxiété, les résultats de
la séance du Congrès. La
veille, dans les trois scrutins préparatoires de tous les groupes de Gauche,
Sadi Carnot avait eu successivement 69, 61 et 169 voix, beaucoup plus que MM.
Floquet et de Freycinet, dont les candidatures se trouvaient, par le fait,
définitivement écartées, mais moins que Jules Ferry qui en avait réuni 216.
Les partisans de MM. Floquet et de Freycinet, les radicaux et en particulier
M. Clémenceau étaient donc les maitres de l'élection. Ils abandonnèrent M. de
Freycinet, comme ils avaient la veille abandonné M. Floquet, ils portèrent
leurs 180 ou 200 voix sur M. Sadi Carnot qui en réunit 303 contre 212
seulement à M. Ferry et près de 150 au général Saussier, candidat maigre lui
de toutes les Droites. A peine ce résultat est-il proclamé que M. Jules Ferry
se lève de son banc et va serrer la main de son heureux compétiteur, en
faveur duquel il se désiste immédiatement ; il invite tous ses amis à en
faire autant et le second tour de scrutin donne 6)6 voix à M. Sadi Carnot contre
188 au général Saussier. C'était une victoire des radicaux, mais en faveur
d'un modéré. Le
Congrès, qui répugnera toujours à prendre un homme de premier plan et un
militant très en vue, pour le porter à la plus haute magistrature de l'État,
ne pouvait faire un choix plus heureux que celui de M. Sadi Carnot. Il
arrivait à cinquante ans à un poste, non pas de direction mais de
conciliation et de représentation. Il y arrivait avec un des plus grands noms
de notre histoire et avec un passé sans tache il y arrivait sans avoir été
trop mêlé aux luttes ardentes des partis, ayant rempli tout son devoir depuis
trente ans, dans les situations les plus diverses et les plus critiques, sans
un moment de défaillance, sans un retour en arrière, fidèle à lui-même,
fidèle aux principes qu'il avait reçus de son grand-père, de son père, de son
admirable famille. Avec sa figure un peu froide, dont l'austérité était
tempérée par un regard plein de douceur, avec le calme dont il ne se départit
jamais, il allait donner à la France le spectacle d'un homme juste et bon,
arrivé sans brigue à la plus haute fonction, qui s'y maintient sans efforts,
par la suprême dignité de son caractère et qui n'y a pas d'autres ennemis que
ceux de l'ordre public. Le soir
même du 3 Décembre M. Rouvier, pour se conformer à l'usage, avait remis sa
démission et celle de ses collègues au nouveau Président de la République. Il
conserva l'expédition des affaires, pendant les neuf jours que dura la crise
ministérielle. Les événements qui s'accomplirent pendant ces neuf jours, ne
furent qu'un écho de ceux qui avaient passionné l'opinion pendant les
semaines précédentes. A Paris l'Intransigeant et la Lanterne
prirent violemment à partie le général Saussier, d'abord parce qu'il avait
été le candidat des Droites aux deux scrutins du 3 Décembre, ensuite et
surtout parce que son loyalisme républicain avait été le principal obstacle
au coup de force rêvé par les partisans du général Boulanger. Un de ces
partisans et non des moindres, M. Déroulède, plus redoutable pour les
libertés publiques et pour la tranquillité intérieure, parce qu'il était plus
sincère, avait dû abandonner la présidence de !a Ligue des patriotes, si
gravement compromise dans les intrigues et les tentatives de désordre que
nous avons racontées. Le
Conseil municipal, non moins compromis, avait failli se ressaisir, sur la
demande de deux de ses membres socialistes MM. Joffrin et Chabert l'attitude
de l'Assemblée communale dans la journée du 2 Décembre, blâmée par les
socialistes, par la droite du Conseil et par les républicains modérés,
n'avait été défendue, assez mal du reste, que par les révolutionnaires, par les
radicaux et l'ordre du jour pur et simple, proposé par eux comme conclusion
de la discussion, n'avait réuni que 32 voix contre 28. Il est vrai que le
débat, en dehors d'un blâme qui fût resté platonique, ne comportait guère
d'autre conclusion. Les
polémiques injurieuses, les excitations de la presse boulangiste et de la
presse révolutionnaire eurent une dernière et funeste conséquence un malade,
Aubertin, tira sur Jules Ferry, qui fut atteint en pleine poitrine. La
blessure était insignifiante. Elle n'en eut pas moins sa répercussion sur un
organisme fatigué elle aggrava une affection cardiaque qui devait avoir, à
quelques années de là, une issue fatale. Il n'y
avait guère plus d'union dans les groupes parlementaires que dans la presse
et dans l'opinion. Le 29 Novembre deux députés républicains MM. Siegfried et
Delmas, qui se tenaient à égale distance des radicaux et des opportunistes,
avaient pris l'initiative d'une fusion ou d'une concentration de tous les
éléments non révolutionnaires de la Chambre. Voulant arriver sans encombre à
l'expiration légale du mandat de la Législature~ MM. Siegfried et Delmas
avaient rédigé un programme minimum, comprenant l'établissement d'un
équilibre réel du budget, la réforme de l'impôt des boissons, le service
militaire de trois ans, le vote d'une loi sur la liberté d'association,
quelques lois d'affaires et la législation sociale. Ce programme, d'où les
questions de personnes étaient soigneusement écartées, pouvait et devait
réunir 400 députés 160 seulement y donnèrent leur adhésion. Et, en effet, on
ne comptait guère plus de 160 républicains de gouvernement dans la Chambre
élue en 1885. L'élection
du 3 Décembre n'avait donc pas fait l'entente, elle n'avait pas constitué,
comme par enchantement, une majorité durable. On ne vit bien pendant la crise
ministérielle ; on devait le voir mieux encore au lendemain de la crise et
pendant toute la durée de la Présidence Carnot. Se
croyant tenu a faire un pas au-devant des radicaux, auxquels il devait les
deux tiers de ses suffrages du premier tour, le Président de la République
s'adressa en premier lieu à M. Goblet qui devait être, qui était, en effet,
guéri du général Boulanger et qui, comme président du Conseil, avait fait à
la Droite républicaine et même au Saint-Siège des avances significatives. M.
Goblet songea à un Cabinet de vaste conciliation, allant du Centre gauche à
la Gauche radicale la plus avancée et comprenant à la fois M. Ribot et M.
Sigismond Lacroix. Celui-ci, qui avait mis comme conditions à son concours la
présentation d'une loi sur les associations, d'un impôt sur le revenu et
d'une modification constitutionnelle tendant à faire élire le Sénat au
suffrage universel, ne pouvait évidemment se rencontrer dans la même
combinaison que M. Ribot : M. Goblet dut remettre ses pouvoirs à M. Carnot et
M. Faîtières, membre du Cabinet Rouvier, fut chargé des négociations. M.
Faîtières se mit à l'œuvre et se heurta tout d'abord à l'opposition des
radicaux. M. Lockroy, pressenti, se refusa à entrer dans la combinaison, où
ses amis voulaient tout ou rien, et affirma, non sans désinvolture, que M.
Faîtières ne serait que le prête-nom de M. Jules Ferry. Ayant
échoué avec les radicaux et avec les opportunistes, M. Carnot se tourna vers
un sénateur inamovible qui n'avait pas encore tenu de portefeuille, M. Tirard,
républicain éprouvé. M. Tirard constitua, sans difficultés sérieuses, un
Cabinet d'affaires où il prit l'administration des Finances. Du
cabinet Rouvier, M. Tirard ne conserva que M. Flourens aux Affaires
Etrangères, M. Dautresme au Commerce, où il devait continuer les préparatifs
de l'Exposition universelle de 1889 et M. Fallières qui échangea l'Intérieur
contre la Justice. Ses autres collègues furent M. Sarrien a l'Intérieur, le
général Logerot à la Guerre, M. de Mahy à la Marine et aux Colonies, M. Faye
à l'Instruction Publique et aux Beaux-Arts, M. Loubet aux Travaux Publics et
M. Viette à l'Agriculture. M.
Sarrien était un peu effacé. Le général Logerot appartenait à une famille
militaire, où l'on a la religion du drapeau et le respect inné de la
discipline. M. de Mahy, député colonial, était en politique un indépendant.
M. Paye remplaçait à l'Instruction Publique son ami Spuller, dont il avait
les idées, la modération et la fermeté républicaine. M. Loubet s'était fait
remarquer par sa compétence dans les questions financières. Enfin, M. Viette,
un jeune, était plein de verve dans le privé, plein de bonne humeur en public
et il devait se faire vite à des fonctions où la grosse jovialité ne messied
pas. En somme les nouveaux ministres étaient protégés par leur obscurité
relative contre les violentes attaques qui étaient devenues, dans une presse
sans frein, comme la rançon de l'avènement au pouvoir. Avec l'honnête homme
qui était à leur tête, avec M. Tirard qui avait échangé pour la direction
politique du pays la haute fonction de président de la Commission supérieure
de l'Exposition de 1889, ils constituaient une administration un peu terne
mais parfaitement honorable, qui manquait seulement de fermeté et qui allait
rencontrer les plus grands obstacles du côté des radicaux, auxquels M. Tirard
avait pourtant offert des portefeuilles. Mais ses offres avaient été
successivement repoussées par M. Goblet et par M. Lockroy qui se réservaient
pour une combinaison purement radicale. Le Cabinet du 12 Décembre, à défaut
du Cabinet Rouvier, était le plus acceptable que l'on pût former à ce moment. Dès le
lendemain de la constitution du Cabinet, le Message du Président de la
République était communiqué aux deux Chambres. Ce document, d'allures
modestes, promettait une politique de progrès, d'apaisement et de concorde.
M. Carnot s'engageait à appeler députés et sénateurs « sur le terrain commun
des intérêts moraux et matériels de la nation ». La Déclaration
ministérielle, qui fut lue le 18 Décembre, disait, presque dans les mêmes
termes, que le Gouvernement continuerait t'œuvre de concorde et d'entente
républicaines, qu'il travaillerait à l'apaisement des esprits à l'intérieur.
Trois douzièmes provisoires furent ensuite accordés au Cabinet sans
difficultés, par 487 voix contre 13, après que M. Camille Pelletan eut
déclaré, avec sa fougue juvénile, que son vote favorable n'impliquait aucune
confiance dans le Ministère. Deux
questions importantes furent encore discutées, avant la clôture de la session
qui fut prononcée le 17 Décembre. Le
traité de commerce avec l'Italie arrivant à expiration le 31 Décembre, il
fallait donner au Gouvernement, par voie législative, les pouvoirs
nécessaires pour proroger de six mois le traité existant. Ce fut fait le 15 à
la Chambre, le 16 au Sénat et l'Italie, consentit à une prorogation de deux
mois. La
seconde question, d'ordre intérieur, était relative aux approvisionnements de
fourrages militaires. Après une longue discussion, très technique, le statu
quo fut maintenu et l'armée fut approvisionnée de fourrages, comme par le
passé, pour les quatre cinquièmes à l'entreprise, pour un cinquième par
gestion directe. Le 16
Décembre, la veille de la clôture, les députés socialistes de la Chambre
s'étaient constitués en groupe distinct et avaient rédigé un Manifeste qu'il
convient de retracer dans ses grandes lignes. Le Manifeste après avoir réclamé,
en termes très généraux, l'autonomie communale qu'il ne précise ni ne limite,
la fédération internationale des peuples, la solution arbitrale de tous les
différends entre les nations comme entre les individus, aborde la question
des armées permanentes et n'hésite pas a. demander leur transformation en
milices sédentaires, composées de tous les citoyens majeurs. Dans une phrase
incidente est faite une réserve, de pure forme, qui subordonne cette
transformation aux nécessités de la défense nationale. La peine de mort doit
être abolie comme l'armée permanente et le droit de punir limité au droit de
défense sociale. La souveraineté du peuple doit être garantie par le suffrage
universel, organisé de façon à respecter le droit des minorités. On ne
saurait trop approuver ce dernier article, aussi bien que celui qui réclame
l'émancipation progressive de la femme. L'octroi de l'égalité de droits à
l'enfant naturel et à l'enfant issu du mariage n'emporte pas la même
approbation, non plus que l'article beaucoup trop vague qui réclame l'enseignement
intégral, scientifique, professionnel et militaire gratuit, pour tous et à
tous les degrés. La séparation des Eglises d'avec les administrations
publiques, la suppression du budget des cultes, la liberté absolue de penser,
parler, écrire, se réunir, s'associer, contracter et travailler, qui figurent
aux articles 9 et 10, pourraient être inscrits aussi bien sur un programme
radical, voire sur un programme opportuniste, que sur un programme
socialiste. Les
réformes sociales proprement dites ne figurent qu'aux quatre derniers
articles du Manifeste elles consistent dans la transformation des monopoles
en services publics, dans la nationalisation progressive de la propriété,
dans l'établissement d'impôts progressifs sur les richesses personnelles et
l'abolition de l'héritage en ligne collatérale, enfin dans la création de
crèches, d'écoles, de caisses de retraites, de caisses contre les accidents à
la charge de la société. L'article 14 et dernier, qui réclame ces créations,
figure maintenant sur les programmes les plus conservateurs. Quant aux
articles 11, 12 et 18, d'où devait bientôt sortir tout le pro-' gramme
collectiviste, ils restaient dans un vague prudent. Le Manifeste était signé
par 17 députés M. Basly, Boyer, Brialou, Calvinhac, Camélinat, Daumas,
Franconie, Gilly, Clovis Hugues, Laguerre, Laisant, Michelin, Millerand,
P!auteau, Prudon, Simyan, de Susini et Théron. Quelques-uns, parmi ces
députés sont restés fidèles a leurs idées du 16 Décembre 1888 ils les
défendent encore avec talent dans le Parlement et dans la presse. D'autres et
non des moindres devaient, à deux mois de là, signer le premier Manifeste
boulangiste et, pendant les deux années suivantes, tout faire pour imposer
une Dictature à la Franco, pour substituer le régime du sabre au régime des
lois. Le 13
Décembre 1887, la Chambre des mises en accusation de la Cour de Paris avait
décidé, contrairement à l'avis du juge d'instruction, qu'il n'y avait pas lieu
de poursuivre MM. Gragnon, Goron et Wilson, pour détournement et substitution
de pièces dans un dossier, « attendu que de pareilles pratiques doivent être
hautement réprouvées, mais ne tombent sous l'application d'aucune disposition
de la loi pénale ». La substitution aux lettres primitives de lettres
nouvelles, qu'avait dénoncées le filigrane accusateur, était en effet le
moindre des délits reprochés au gendre de l'ancien Président. Le 29 Février 1888
la police correctionnelle en réprima sévèrement de plus sérieux, mais qui ne
tombaient pas non plus sous le coup de la loi, puisque la Cour, en appel,
acquitta, le 26 Mars suivant, le condamné du 29 Février, tout en appréciant
sévèrement les défaillances morales qui se rencontraient dans la cause. La
condamnation prononcée le 19 mars contre le général Caffarel et contre la
Limouzin, correspondante de M. Wilson, reçut au contraire son pleineffet et
de cette répugnante affaire, il ne serait resté qu'un triste souvenir, tôt
effacé dans notre pays aux impressions fugitives, si le bénéficiaire du
non-lieu et de l'acquittement n'avait, après quelques mois de retraite,
demandé au suffrage universel une sorte d'absolution qui ne lui fut pas
refusée. Le Ministère du 1~ Décembre subit une modification partielle le 5
Janvier. M. de Mahy refusa de se conformer à l'usage établi d'adjoindre au
ministre de la Marine un sous-secrétaire d'Etat pour tes Colonies. Le
vice-amiral Krantz, son successeur, s'adjoignit M. Félix Faure et le 17
Février suivant, quand M. Félix Faure eut donné sa démission, parce que la
Chambre avait réduit les crédits du Tonkin, un député des Deux-Sèvres, M. de
la Porte, fut chargé du sous-secrétariat d'Etat. La substitution d'un
spécialiste à M. de Mahy ne modifiait pas le caractère de la combinaison, pas
plus que la substitution du député des Deux-Sèvres au député de la Seine-Inférieure.
Elle restait, après le 5 Janvier, ce qu'elle était avant, très honnête,
offrant toutes les garanties au point de vue républicain, mais manquant
d'autorité au point de vue parlementaire et de prestige au point de vue de
l'opinion. Le
renouvellement triennal du Sénat, qui eut lieu le 5 Janvier, ne fut ni un
succès ni une défaite pour le Ministère et pour le parti républicain. Sur 83
sièges à pourvoir, 65 étaient occupés par les républicains et 18 par les
réactionnaires ; après l'élection 62 appartinrent aux républicains et 21 aux
réactionnaires. Dans deux départements, l'Ille-et-Vilaine et la Mayenne, la
majorité était passée de Gauche à Droite, sans motifs appréciables dans un
troisième, la Nièvre, la majorité de Gauche désunie se laissa battre par la
minorité de Droite qui marcha compacte au scrutin. En somme la majorité
importante que possédait la Gauche dans la Haute Assemblée fut à peine
entamée elle reporta M. Le Royer au fauteuil et l'honorable président fit
entendre, une fois de plus, de très sages conseils, rappelant, avec son
expérience de de vieux démocrate et l'autorité de sa situation, que la
République parlementaire restait le refuge des libertés publiques. Cette
sagesse fut contagieuse et le président réélu de la Chambre, M. Floquet,
sembla converti à la politique concrète, quand il déclara que « les problèmes
touchant à la procédure politique intéressaient moins vivement la nation que
les questions qui atteignent au fond même de ses grandes affaires ». Il est
regrettable que M. Floquet se soit déjugé, quelques semaines plus tard et ait
contribué, au moins par ses désirs et son ambition impatiente, à la chute du
Cabinet Tirard, renversé sur une question de procédure. C'est le 16 Janvier,
lors de l'interpellation de M. de La Marzelle, que le Ministère subit le
premier assaut un peu sérieux. Le député de la Droite interrogeait le
ministre de l'Intérieur sur l'attitude du Conseil municipal de Paris pendant
la crise présidentielle. La question était d'importance. M. Sarrien la
réduisit à un démêlé entre propriétaire et locataire. Le Conseil,
propriétaire de l'Hôtel de Ville, avait-il le droit de refuser un logement au
préfet de la Seine ? Pour le ministre, la négative ne faisait pas doute.
Mais, par une étrange contradiction, M. Sarrien voulait que le préfet de la
Seine s'abstint d'user du droit qu'il lui reconnaissait, jusqu'à ce que.la
Chambre se fût prononcée sur un projet complet d'organisation municipale, que
le Gouvernement avait déposé. M. Tirard pensait comme M. Sarrien, « par
respect pour la Chambre ». Celle-ci se prononça en faveur de l'ordre du jour
de confiance la question resta sans solution et le Ministère sortit de la
discussion victorieux mais un peu amoindri. En
dehors de ta discussion du budget dans les Chambres et de l'agitation
boulangiste au dehors, sur lesquelles nous reviendrons, il suffira d'énumérer
dans leur ordre chronologique quelques incidents parlementaires sans grande
importance et quelques délibérations consacrées à des questions d'une
importance capitale mais qui ne furent pas définitivement réglées. Au mois
de Janvier c'est l'adoption d'u'n projet de loi très appuyé par le ministre
des Travaux Publics, M. Loubet, qui autorisait la Ville de Paris à épandre
ses eaux d'égout dans le département de Seine-et-Oise, entre Conflans-Sainte-Honorine
et Saint-Germain ce sont des interpellations sur la réorganisation de l'Ecole
forestière de Nancy, sur l'admission temporaire des fontes étrangères et sur
l'application des lois pénitentiaires ; c'est enfin la première délibération
au Sénat de la loi sur le crédit agricole mobilier. A
l'extérieur la mission commerciale de M. Teisserenc de Bort à Rome fut
marquée par un échec et la satisfaction dérisoire qui nous fut accordée par
le Quirinal, pour l'affaire de Florence, où un juge de paix italien avait
forcé l'entrée de notre Consulat, n'était pas de nature à détendre les rapports
entre les deux nations. Le juge de paix coupable fut simplement changé de
quartier. Le t" Février "[888, la rupture économique avec l'Italie
était un fait accompli elle devait durer onze ans et onze jours. Détail
piquant le négociateur italien du traité qui rétablira les relations
commerciales, M. Luzzati, sera justement le principal artisan de la rupture
des relations en 1888. Lorsque M. Teisserenc de Bort était arrivé à Rome, M.
Luzzati avait prétendu mettre la discussion sur les prix du tarif général,
récemment adopté par le Gouvernement italien, majorait les droits sur les
produits français de 90 p. 100. En accordant une remise de 50 p. 100 aux produits
français, il semblait nous faire une grande concession en réalité il majorait
encore ses prix de 40 p. 100 par rapport aux anciens droits. M. Teisserenc de
Bort déjoua ce calcul, en refusant de traiter sur les bases du nouveau tarif. De
nouvelles interpellations, d'un médiocre intérêt, se produisent au mois de
Février sur M. Wilson, sur le préfet des Landes et aussi des discussions très
sérieuses sur l'hypothèque légale de la femme, sur les agents commissionnés
des chemins de fer, sur les tarifs douaniers à appliquer à l'Italie seules
ces dernières aboutirent, à des votes définitifs. Au mois de Mars, pendant
qu'en Allemagne un Empereur moribond succédait (le 9) au fondateur de l'unité, le
Sénat repoussait la loi tendant à séparer le Conseil général de la Seine du
Conseil municipal de Paris, discutait en deuxième délibération le contrat de
louage de services, en première des modifications à la loi sur la presse et
adoptait une loi accordant des pensions aux blessés de Février 1848. De son
côté la Chambre consacrait une première délibération an projet
d'établissement d'une caisse de secours et de retraites pour les ouvriers
mineurs. Dans
les coulisses parlementaires deux manifestations intéressantes se
produisaient. Le 14 Mars, en prenant possession de la présidence de l'Union
des Gauches, M. Rouvier démontrait éloquemment la nécessité de ['union dans
le parti républicain ses divisions lui avaient fait perdre un grand nombre de
sièges ; elles avaient amené l’instabilité ministérielle, en rendant
impossible la constitution d'une majorité stable. Nombreuses pourtant étaient
les questions que l'on pouvait aborder et traiter, sans risque de diviser les
républicains. M. Rouvier concluait en mettant la République en garde contre
les deux écueils qui doivent éviter toutes les démocraties : l'Anarchie
et le Césarisme. Quatre
jours plus tard le groupe socialiste, grossi de quatre membres, MM. Daumas,
Laur, Planteau et Saint-Ferréol, célébra l'anniversaire du 18 Mars, en
reproduisant le Manifeste dont nous avons donné l'analyse. Signalons
encore, parmi les manifestations extraparlementaires émanant de membres du
Parlement, l'originale proposition de M. de la Berge, député de la Loire.
D'accord avec le Saint Siège, le Gouvernement français aurait, fait l'essai
du régime de la séparation de l'Eglise et de l'Etat, durant un certain nombre
d'années, dans un département ayant nommé en 1885 des députés
anticoncordataires. Beaucoup de réformes attendent et attendront longtemps
leur tour, parce que l'on ignore forcément à l'avance les conséquences
possibles de leur application. Le système proposé par M. de la Berge avait le
grand avantage de limiter étroitement le champ d'expérience. S'il avait été
suivi, nous saurions peut-être aujourd'hui ce que peut produire la
dénonciation du Concordat, sur un point déterminé du territoire et, par induction,
ce qu'elle donnerait dans toute la France. Il est très regrettable que la
séparation, sur laquelle tout le monde est d'accord en théorie et qui
rencontre tant de difficultés dans la pratique, n'ait pas bénéficié de cet
essai loyal. Commencée
à la Chambre le 26 Janvier 1888 la discussion du budget devait se poursuivre
sans interruption notable devant la Chambre, puis devant le Sénat et pour la
seconde fois devant la Chambre, jusqu'à la fin du mois de Mars. La Commission
du budget avait pour président M. Peytral et pour rapporteur-général M. Yves
Guyot. Il était à peu près certain que la discussion du budget, abordée le 26
Janvier, serait à peine terminée à la fin du trimestre en cours ; il était
plus certain encore qu'aucune réforme fondamentale ne pourrait être
introduite dans nos Finances. Aussi, pour économiser le temps de la Chambre,
un député dont l'autorité grandissait chaque jour, M. Jules Roche,
demanda-t-il que l'on votât les recettes sur les mêmes bases que l'année
précédente. Sa proposition ne fut repoussée qu'à la majorité de 10 voix, sur
plus de 500 votants et, en fin de compte, le budget des recettes de 1888,
après d'interminables discussions, fut à peu près identique à celui de 1887.
Il atteignait presque 3 milliards. Le
président de la Commission du budget formulait une proposition plus
séduisante et qu'il devait reprendre douze années plus tard, comme ministre
des Finances. Si l'année financière, au lieu de commencer le 1er Janvier,
commençait seulement le 1er Juillet, on aurait cinq mois pleins, de Janvier à
Juillet 1888, pour préparer le budget de 1889. Il suffisait donc de
percevoir, du Janvier au 1er Juillet 1888, les mêmes taxes que du 1er Janvier
au 1er Juillet 1887 et d'effectuer les mêmes dépenses, M. Tirard fit valoir
le trouble que ce changement apporterait aux habitudes administratives et
cette objection. trop souvent faite à toute réforme, aux plus utiles comme
aux plus contestables, fit repousser le système Peytral. L'adoption de ce
système eût-elle d'ailleurs, avec nos mœurs parlementaires, beaucoup changé
le fond des choses ? De Février à Juillet 1888, en cinq mois, on eût
certainement pu voter le budget de 1888-1889 et, à partir du 1er Juillet
1888, on eût eu une année pleine pour préparer, étudier et voter celui de 1889-1890.
Mais, pour peu que le Gouvernement eût apporté quelque retard dans le dépôt
de la loi de Finances et la Chambre quelque lenteur clans son étude, le vote
en eût été retardé jusqu'aux premiers jours de l'année civile suivante et, si
l'ordre du jour de la session ordinaire eut été un peu charge, la discussion
du budget eût été reportée après les vacances de Pâques. On aurait eu alors
des douzièmes provisoires portant sur Juillet, Août et Septembre, au lieu de
porter sur Janvier~ Février et Mars, tant il est vrai qu'il est plus facile
de changer les dates que les mœurs. La
réforme proposée par M. Yves Guyot, au nom de la Commission du budget, était
autrement importante. Il s'agissait en premier lieu de déduire le passif du
total des successions, sur lequel pèsent les droits fiscaux et de compenser
la perte qui en serait résultée pour le Trésor en élevant les droits successoraux
en ligne collatérale. En second lieu M. Yves Guyot et la majorité de la
Commission voulaient dégrever les boissons hygiéniques la perte en résultant
eût été compensée par une surtaxe de l'alcool. Le
ministre des Finances ayant fait rejeter les propositions de réformes, avec
l'aide de MM. Ribot, Jule Roche et Allain Targé, comme il avait fait rejeter
le changement de date de l'exercice financier et par les mêmes raisons, la
discussion du u budget fut condamnée à se traîner dans les ornières
habituelles. La prudence du président du Conseil n'évita pas tous les
écueils, où deux fois la barque ministérielle faillit chavirer. Dans le vote
sur le crédit de 20 millions demandé pour te Tonkin, il y eut partage des
voix et, conformément à la procédure parlementaire, le crédit fut repoussé. Il
ne fut adopté péniblement, par 264 voix contre 256, à une infime majorité de
huit voix, qu'après avoir été réduit de 200.000 francs. C'est à la suite de
ce vote que le sous-secrétaire d'État des Colonies, M. Félix Faure, crut
devoir se retirer, bien que les opposants eussent visé le Cabinet modéré,
beaucoup plus qu'une individualité. Demandés par une administration radicale,
les 20 millions eussent été accordés par beaucoup de radicaux qui les
refusèrent à M. Tirard. Ils lui refusèrent également les fonds secrets, qui
ne furent votés qu'à 28 voix de majorité. Les opposants furent 220. En
dehors de ces minces incidents, nous n'avons plus a signaler, au budget des
Affaires Etrangères, que la réapparition à ta tribune de Jules Ferry.
L'ancien président du Conseil, dans un discours très éloquent et très
convaincant, qui ne fut interrompu que par la Droite bonapartiste ou
légitimiste, signala les grands résultats obtenus au Tonkin par la politique
du Protectorat. Enfin le 16 Mars, après une série de votes contradictoires,
la discussion du budget des recettes, entreprise à la suite de celle du
budget des dépenses, se terminait par un vote qui égalait ces recettes à
celles du budget précédent et qui donnait raison à M. Jules Roche. Au Sénat
on entendit deux bons discours, l'un du duc d'Audiffret-Pasquier sur la
comptabilité des approvisionnements de Guerre, l'autre du ministre des
Travaux Publics, M. Loubet, sur l'ajournement de 5.000 kilomètres de chemins
de fer à construire on releva quelques crédits proposés primitivement par le
Ministère et non admis par la Chambre. Celle-ci, pour en finir, accepta
quelques-uns des relèvements proposés et finalement boucla le budget à 2.976
millions en recettes, à 2.976 millions en dépenses. La promulgation eut lieu
le 31 Mars. Ce
n'est pas seulement au cours de la discussion du budget que le Ministère
avait obtenu de pénibles majorités. L'un de ses membres et non le moindre, M.
Flourens, était candidat aux élections, qui devaient avoir lieu le 26 Février
dans quelques départements, pour remplacer M. Carnot élu Président de la
République, plusieurs députés élus sénateurs et deux députés décédés.
L'Extrême Gauche accusa le ministre de pratiquer la candidature officielle et
deux députés, MM. Anatole de La Forge et Le Hérissé, ce dernier entièrement
acquis au général Boulanger, déposèrent une proposition de loi tendant à
interdire aux ministres la candidature dans les élections partielles.
L'urgence, combattue par le Cabinet, ne fut repoussée qu'à la dérisoire
majorité de 238 voix contre 221. A ce
moment même paraissait dans tous les départements où devaient avoir lieu des
élections, répandu à de nombreux exemplaires, un Manifeste sans date, émanant
d'un groupe d'électeurs et contresigné, au nom d'un prétendu Comité
d'initiative, par M. Georges Thiébaud, ancien candidat bonapartiste dans
le département des Ardennes. Le Manifeste conviait les électeurs à voter,
sans distinction d'opinion, pour le général Boulanger, afin « d'improviser
sur son nom, dont l'opinion avait fait un drapeau, la démonstration de
l'union pour la défense commune ». M. Thiébaud poursuivait, en affirmant que
M. de Bismarck s'était félicité d'avoir remporté une victoire parlementaire,
le jour où des « intrigues désormais connues » avaient amené la retraite
ministérielle du général. Il attribuait au commandant du XIIIe Corps le
mérite d'avoir eu seul une « politique nationale », après Thiers et Gambetta,
d'avoir rendu à l'armée la foi dans sa valeur, d'avoir donné au pays
conscience de sa force et de son droit. Il concluait en disant que voter pour
le général n'empêchait par le fait aucune autre candidature. Le général
était, en effet, inéligible. Au lendemain de l'élection présidentielle, il
avait écrit à M. Carnot ; son ancien collègue du Ministère de Freycinet, pour
le féliciter de son succès. Puis il s'était renfermé en apparence dans ses
fonctions militaires. En réalité il avait cherché patiemment, sourdement la
revanche de sa chute du mois de Mai 1887 il s'était trouvé dans un état
d'esprit qui faisait de lui une proie facile pour un homme hardi comme était
M. Georges Thiébaud, un instrument maniable pour des mains audacieuses en
même temps qu'habiles. Le
commandant du XIIIe Corps laissa tout faire, car le télégramme bénin, où il
disait qu'il « demeurait étranger à tout ce qui se passait relativement
aux élections législatives du 26 Février », ne ressemblait en rien à une
protestation indignée et la manœuvre de M. Thiébaud eut tout le succès qu'en
attendait son auteur. Le général inéligible ne fut pas élu, mais sur son nom
se réunirent plus de 55.000 voix il n'en eut que 123 dans les Hautes-Alpes,
que 644 dans la Haute-Marne ; il en eut 12.532 dans la Loire, 16.007
dans la Marne, près de 10.000 dans la Côte-d'Or, 13.000 dans le Loiret. Le
ministre de la Guerre fit demander au commandant du XIIIe Corps de protester
contre l'usage qui avait été fait de son nom. Le général répondit le 3 Mars
par une lettre embarrassée, où l'on ne sentait pas, comme l'écrivit, M.
Camille Pelletan, « l'accent de révolte indignée, naturel à l'homme
auquel on prête un rôle indigne de lui ». Je prierai mes amis, disait le général,
de ne point égarer sur moi des suffrages que je ne puis accepter. Ses Mus
c'étaient les rédacteurs de l'Intransigeant, de la Lanterne, de
la France et de la Cocarde, c'était M. Thiébaud, à la recherche
du robuste baliveau où l'on emmancherait de nouveau le balai de 1851. Du 3 au
)5 Mars tous les hommes éclairés, en constatant ce que l'on a appelé fort
bien l'état d'esprit boulangiste, se demandèrent avec angoisse si nous
n'étions pas menacés d'un retour offensif du Césarisme, si la foule
inconsciente des mécontents, des ambitieux et des patriotes de parade
n'allait pas, une fois de plus, livrer la patrie à un homme. On se demandait
aussi si nous avions un Gouvernement qui voulût et qui sût gouverner. La réponse
parut au Journal Officiel du 16 Mars. Dans un rapport adressé au
Président de la République, le général Logerot, ministre de la Guerre,
rappelait toutes les violations de la discipline militaire commises par le
général Boulanger, ses trois voyages à Paris sans autorisation, les deux
derniers accomplis sous un déguisement, et proposait de le placer dans la
position de non-activité par retrait d'emploi. L'approbation présidentielle
revêtait le rapport ministériel du grand nom de l'un des fondateurs de
l'armée française. Sans
prendre le temps de remettre le commandement à son successeur, le général
part pour Paris et s'abouche avec un Comité tout formé, où l'on
rencontre M. Chevillon, M. Francis Laur, M. Maurice Vergoin, M. Laisant, M.
Borie, M. Michelin, M. Déroulède, M. Laguerre, M. de Susini, M. Duguyot, M.
Le Hérissé, M. Henri Rochefort, M. Mayer, M. Lalou, etc. Ce comité patronnera
dans les élections partielles la candidature de M. Boulanger « non pour le
faire entrer à la Chambre (il était encore inéligible), mais à titre de
protestation contre un Gouvernement qui n'est pas inspiré par le sentiment de
la patrie ». Carnot, Logerot, Krantz, Tirard, rappelés au sentiment de la
patrie par MM. Déroulède, Duguyot, Borie, Rochefort et Laisant En même temps
MM. Laguerre, Laisant, Laur, Le Hérissé et Rochefort invitaient les électeurs
de Marseille, qui étaient appelés à nommer un député le 25 Mars, à voter pour
le général Boulanger à titre de « protestation nationale n. La nation, la
patrie, quel abus l'on faisait de ces mots sacrés et pour quelle cause ! Le
Comité primitif se transforme en Comité républicain de protestation et
il engage, non seulement les électeurs des Bouches-du-Rhône mais ceux de
l'Aisne, à voter pour M. Boulanger. Douze députés, trois journalistes et M.
Déroulède déclarent à la France que le nom du général Boulanger signifie « libertés
publiques, réformes démocratiques à l'intérieur, dignité à l'extérieur. M Us
traitent gravement le général, sur le nom duquel ils provoquent une
manifestation plébiscitaire, de « soldat républicain et patriote ». En
présence des défaillances de quelques-uns de ses membres, artisans conscients
ou inconscients de la Dictature, l'Extrême Gauche se ressaisit et déclara
nettement qu'avec les républicains de tous les temps elle détestait le
plébiscite, cette abdication d'un peuple libre. Elle rappela que la
Révolution avait obligé les généraux les plus glorieux à se courber devant
les lois et que l'intrusion des chefs militaires dans la politique n'est pas
seulement une menace pour un pays libre elle désarme, en les divisant, nos
forces devant l'étranger. Le groupe socialiste fit des déclarations analogues
à celles de l'Extrême Gauche. La Gauche radicale attendit pour se prononcer
que M. de Cassagnac interpellât le Gouvernement sur le décret du 14 Mars. M.
Tirard annonça que le Gouvernement avait résolu de citer M. Boulanger devant
un Conseil d'Enquête, pour y répondre des nouvelles atteintes qu'il avait
portées à la discipline, depuis sa mise en retrait d'emploi. Pour ne pas
influencer le Conseil d'Enquête par un vote de blâme, le Gouvernement se
contenterait de l'ordre du jour pur et simple, comme conclusion de
l'interpellation. M. Clémenceau qui rendait la politique opportuniste,
accusée par lui de stérilité, responsable de l'agitation plébiscitaire,
engagea ses amis à repousser l'ordre-du jour pur et simple. Les éloquentes
adjurations de M. Ribot ne purent modifier son attitude et l'ordre du jour
pur et simple ne réunit que 339 voix contre 82 : 122 membres s'étaient
abstenus. La grosse majorité des républicains (273 membres) restait fidèle, au
Gouvernement. M. Clémenceau ne réunit autour de lui, dans ce vote
impolitique, que 30 radicaux les 82 autres opposants appartenaient à la
Droite ou au parti plébiscitaire. L'annonce
de la comparution du général Boulanger devant un Conseil d'Enquête effraya le
Comité de protestation nationale qui, tout en couvrant d'injures M.
Tirard et les ministres indignes « qui ont mérité les éloges de la
Prusse », retira la candidature du général pour les deux élections
partielles du 25 Mars. A Marseille, où le parti ouvrier socialiste
révolutionnaire s'était énergiquement prononcé contre Boulanger, il n'eut pas
1.000 voix sur 80.000 suffrages exprimés à Mézières il arrivait en tête du ballottage,
avec 45.000 voix contre 82.000 au républicain et au réactionnaire. On a pu
dire légitimement que le 25 mars le Césarisme avait triomphé au Nord et
l'Anarchie au Sud de la France, dans la personne de Félix Pyat. C'est le
lendemain de cette triste journée que le Conseil d'Enquête, réuni sous la
présidence du général Février, décidait à l'unanimité que le général
Boulanger était dans le cas d'être mis en réforme, pour fautes graves contre
la discipline. A la date du 27 Mars il fut rayé des cadres de l'armée et mis,
non pas en réforme, parce qu'il comptait plus de trente ans de services, mais
d'office à la retraite. Dès le
lendemain le général retirait sa candidature dans l'Aisne, parce que,
disait-il, il n'était pas éligible lorsqu'il avait obtenu 45.000 suffrages.
Était-il donc devenu le scrupuleux observateur de la discipline, du moment
qu'elle ne s'appliquait plus à lui ? Non certes, mais il se réservait pour
une élection plus retentissante, celle du Nord, fixée au 16 avril. Dès le 30
Mars, tout le programme que lui avaient soufflé ceux qui le faisaient agir et
qui devait lui servir pendant toute sa bruyante et éphémère carrière
politique, se résumait en deux mois dissolution et révision. La
seconde moitié de ce programme fut adoptée par la majorité de la Chambre dans
la journée du 31 Murs et M. Floquet, dont M. Clémenceau avait fait te jeu,
fut chargé de l'appliquer à la tête d'un nouveau Ministère. Nous avons dit
qu'elle avait été l'attitude de M. Floquet, dès l'ouverture de la session
ordinaire. Il avait sagement engagé ses collègues a ne pas chercher la
solution des problèmes de procédure politique, mais il s'était bien gardé de
suivre lui-même ce bon conseil. Pendant les douze ou treize semaines qu'avait
duré la discussion du budget, il avait continué à présider la Chambre
toujours avec bonne grâce, parfois avec esprit et semblé tout à fait étranger
aux intrigues qui se nouaient autour des portefeuilles ministériels. Il
agissait pourtant et faisait agir. C'est certainement avec son assentiment
que M. Flourens avait pressenti M. de Mohrenheim, au sujet d'un rapprochement
entre le président de la Chambre française et le fils du tsar aux oreilles
duquel avait retentit le vivat en faveur de la Pologne. Ce rapprochement
s'était fait et on en avait conclu, non sans raison, qu'Alexandre III verrait
sans déplaisir élever à la présidence du Conseil l'avocat de 1867. Il
fallait un prétexte pour renverser le Cabinet du 12 Décembre, au lendemain du
jour où il venait de rendre à la République et aux institutions libres un
éclatant service, où il avait fait oublier ses timidités passées par la
rudesse du coup qu'il avait porté à l'aspirant dictateur. Ce prétexte fut
fourni par l'un de ceux qui avaient adhéré, avec le plus de fougue juvénile
et d'intransigeance froidement violente, à l'agitation plébiscitaire, par M.
Laguerre. A la surprise générale, il demande la discussion d'une proposition
de révision constitutionnelle, déposée par M. Michelin, son collègue
boulangiste, et inscrite à l'ordre du jour de la Chambre avec le numéro 38.
Cette proposition met en émoi la ruche parlementaire alors oisive car on
attendait le retour du président du Conseil, qui devait rapporter du
Luxembourg le budget définitivement adopté par la Haute Assemblée. La Droite,
qui a compris le parti que l'on peut tirer de cette question contre la
République, soutient l'orateur. La Gauche radicale, par l'organe de M.
Camille Pelletan, fait cause commune avec la Droite. Les chefs incontestés du
parti républicain, ses plus grands orateurs M. Henri Brisson, M. Rouvier, M.
Goblet font de vains efforts pour ouvrir les yeux de la majorité. Les
prophétiques avertissements de M. Brisson, les élans chaleureux de M.
Rouvier, les angoisses non feintes de M. Goblet la laissent insensible. M.
Tirard, rappelé en hâte du Sénat, combat a son tour l'urgence en quelques
paroles très dignes ; MM. Andrieux et Clémenceau, ce dernier avec son
redoutable talent de démolisseur, l'appuient au contraire et la Chambre,
trois ans après son vote néfaste du 30 Mars 1885, commet une faute presque
aussi grave, en renversant le Ministère Tirard, à 34 voix de majorité. En quittant
la Chambre, le bon citoyen, le loyal républicain que l'on venait d'écarter du
pouvoir, retournait une fois encore au Sénat et arrachait au patriotisme de
la Haute Assemblée le vote du budget de t888. Très lourde est la responsabilité de M. Clémenceau dans la crise ouverte le 31 Mars. En contribuant à précipiter du pouvoir le ministre qui venait d'exclure de l'armée un officier factieux, il donnait à tous les républicains le droit d'évoquer son passé et de rappeler, qu'avec son immense talent de parole et toutes les ressources de son esprit, il avait porté les plus rudes coups a la République, faisant la vie impossible à tous les Ministères, détruisant par les attaques les plus violentes la confiance de la démocratie en des hommes comme Gambetta et Jules Ferry. Et plus tard, n'avait-il pas imposé M. Boulanger comme ministre de la Guerre à M. de Freycinet, n'avait-il pas répondu de la pureté républicaine du politicien établi par lui rue Saint-Dominique, n'avait-il pas combattu tous ceux qui réclamaient son remplacement à la tête de t'armée ? Certes il avait vu clair un des premiers dans le jeu du général qui lui devait tout, il avait percé à jour ses velléités dictatoriales et compris le danger que couraient les institutions libres. Il avait brute son idole mais beaucoup d'autres continuaient à l'adorer et il doit être rendu personnellement responsable de la renaissance de cet esprit césarien, dénoncé par M. Rouvier, combattu par M. Tirard ; par tous les modérés auxquels il n'a cessé de faire une guerre sans merci. |