M. de Freycinet. — La
combinaison du 7 Janvier. — Prépondérance des radicaux. — Le Message du 14
Janvier. — La Déclaration du 16 Janvier. — L'urgence sur l'amnistie. — Les
interpellations. — La grève de Decazeville. — L'affaire de Châteauvillain. —
Les tarifs des chemins de fer. — L'abus des interpellations. — Les
propositions Duché et livet. — Les trois majorités. — La fête du 15 Mai. — La
loi d'expulsion à la Chambre. — La loi d'expulsion au Sénat. — Les
princes-officiers. — Le général Boulanger en 1886. — La revue du 14 Juillet.
— L'œuvre législative de la session ordinaire. — La loi sur les Caisses de
retraite pour la vieillesse. — Les élections départementales des 1er et 8
Août. — Le Parlement hors session. — La grève de Vierzon et la séance du 18
Octobre. — Le budget de M. Sadi-Carnot. — La Commission du budget de 1887. —
L'œuvre de M. Goblet en 1886. — L'enseignement supérieur. — L'enseignement
secondaire moderne. — La loi du 30 Octobre en première délibération ait
Sénat. — La seconde délibération au Sénat. — La nomination des instituteurs
par les préfets. — La loi sur l’enseignement primaire à la Chambre. — La
politique coloniale de M. de Freycinet les Protectorats. — La politique
extérieure. — Les derniers actes de M. de Freycinet à l'extérieur. — L'évolution
de Léon XIII. — L'amendement de M. Colfavru. — Chute du Ministère du 7
Janvier.
Il
fallait que le parti républicain fût bien pauvre en hommes pour qu'après la
retraite de M. Brisson, en l'absence de tout principe et de toute direction,
l'on soit retombé presque fatalement à M. de Freycinet. Son plan de travaux
publics, si onéreux pour le Trésor, son attitude en face des congrégations en
1880, les fautes de sa politique extérieure en 1882, auraient dû le tenir
longtemps éloigné du pouvoir. D'autres en ont été écartés à tout jamais pour
de moindres erreurs. Ils n'avaient pas la merveilleuse souplesse de M. de
Freycinet ils n'excellaient pas comme lui i se diriger au milieu des écueils
parlementaires, à faire dévier les coups, à embrouiller les contradicteurs, à
sortir sains et saufs des plus confuses mêlées, à obtenir, dans une seule séance,
deux et jusqu'à trois majorités différentes, faisant voter pour le Cabinet
d'abord la Droite et l'Extrême Gauche, ensuite la Gauche modérée et la Gauche
radicale, en dernier lieu toutes les Gauches. Seul il était capable de ces
exercices de prestidigitation parlementaire, dans une Assemblée où
coexistaient trois minorités d'égale force. Mais aussi il était parfaitement
incapable d'exercer une action durable sur les 200 membres de la Gauche
modérée et d'attirer à eux, pour en faire une vraie majorité de gouvernement,
les 60 ou 80 membres de la Gauche radicale qu'il eût été possible de retenir,
avec un peu de fermeté et de caractère. Gambetta
avait prédit une ère des difficultés c'est l'ère des périls qui avait
commencé et M. de Freycinet n'était pas de taille à les conjurer. On s'en
aperçut dès le 7 Janvier 1886, quand l'on connut l'étrange combinaison à
laquelle il s'était arrêté. Prenant avec la Présidence du Conseil les
Affaires Étrangères et les pays de Protectorat, M. de Freycinet gardait de
l'ancien Ministère M. Goblet à l'Instruction Publique, M. Sadi-Carnot aux
Finances, M. Demôle qui passait des Travaux publics à la Justice et M.
Sarrien qui échangeait les Postes et Télégraphes pour l'Intérieur. Les
nouveaux ministres étaient M. Baïhaut aux Travaux Publics, M. Develle à
l'Agriculture, M. Granet aux Postes et Télégraphes, M. Lockroy au Commerce,
augmenté par décret de l'Industrie, l'amiral Aube, un spécialiste, à la
Marine, et enfin à la Guerre, un général encore peu connu en dehors de
l'entourage de M. Clémenceau, qui allait se faire connaître dans une
spécialité, heureusement rare, celle du soldat politicien. Les sous-secrétaires
d'État étaient M. Peytral aux Finances, M. Bernard (du Doubs) à l'Intérieur, M. Turquet aux
Beaux-Arts et M. de la Porte aux Colonies. Il y
avait de tout, dans cette administration parfaitement hétérogène et
incohérente, même des républicains de gouvernement comme MM. Sadi-Carnot,
Develle, Demôle et Baïhaut. Il y avait aussi des politiques qui avaient
adhéré au programme de la rue Cadet comme MM. Lockroy, Granet et Peytral. Il
y avait enfin des hommes comme MM. Sarrien et Goblet qui se tenaient alors
aux frontières qui séparent la Gauche radicale de la Gauche gouvernementale.
Seraient-ils un lien entre ces deux grandes fractions du parti républicain ?
En aucune manière. Ils apportaient au Cabinet une seule voix, la leur, et le
Président du Conseil devait souvent aller chercher ses soutiens presque aux
confins de l'Extrême Gauche. M.
Floquet ne fut reporté au fauteuil que par 243 voix sur 298 votants. Ce
n'était pas même la moitié des membres composant la Chambre. M. Grévy qui
n'avait obtenu lui-même, à sa seconde élection, que 14 voix de plus que la
majorité absolue, adressa son Message aux deux Chambres dès que les bureaux
furent constitués. Après avoir constaté que la République était plus que
jamais le Gouvernement nécessaire de la France, le seul qui pût durer, parce
qu'il était approprié à son état démocratique et seul conciliable avec la
souveraineté nationale, M. Grévy rappelait, avec un sentiment profond de la
réalité, que la stabilité ministérielle était nécessaire à la bonne gestion
des affaires publiques, à la dignité du Gouvernement républicain, à son
crédit et à sa considération dans le monde. Que fallait-il pour assurer cette
stabilité ? Une majorité gouvernementale. C'était l'impérieux besoin de
l'heure présente. Et pour constituer cette majorité, le Président de la
République conseillait, lui aussi, la politique de concentration, dans une
phrase d'un français douteux, mais animée des plus honnêtes intentions :
« Que les amis de la République se concentrent sur le terrain qui leur
est commun il est assez large et assez fécond pour qu'ils en puissent tirer,
par leur union, toutes les satisfactions à donner aux besoins et aux vœux du
pays. » La
Déclaration ministérielle, dans une meilleure langue, émettait une vérité
plus contestable, quand elle disait qu'un Gouvernement ne saurait durer sans
l'appui de toutes les fractions de la majorité républicaine. On a quelque
peine à se représenter un Gouvernement soutenu à la fois par M. Ribot et par
M. Rochefort, par M. Francis Charmes et par M. Michelin, voire par M. Ferry
et par M. Clémenceau. Tel fut
pourtant le problème ardu dont M. de Freycinet s'efforça de trouver la
solution. Il exposa dans sa Déclaration une politique purement opportuniste,
tout en faisant des avances significatives aux plus avancés des radicaux. II
parla, comme eût pu le faire M. Jules Ferry, de rétablir l'équilibre dans le
budget en procédant, non par emprunts ni par impôts nouveaux, mais par
économies et par remaniements de taxes en annonçant que les dépenses du
Protectorat de l'Annam, réduites en 1886 à 75 millions, s'abaisseraient en
1887 à 30 millions et finiraient par s'éteindre graduellement et en déclarant
que le budget extraordinaire devait disparaître. Les mesures intéressant le
sort des travailleurs, les lois militaires, la révision de la procédure
civile et criminelle, les lois d'enseignement auraient pu également figurer
sur le programme le plus modéré. La promesse de ramener l'ordre et la
discipline dans l'administration était un demi-engagement pris envers les
affamés d'épuration. De même la phrase sur le clergé « qui doit se
renfermer dans le rôle que lui tracent son mandat et la nature des
choses », était de nature à satisfaire les anticléricaux, comme la
phrase sur les expéditions lointaines, « source de sacrifices dont la
compensation n'apparaît pas toujours nettement », devait satisfaire les
adversaires de l'expansion coloniale. Comment ces avances furent-elles
accueillies par ceux auxquels elles s'adressaient ? La séance du 21 Janvier
fournit une réponse à cette question. Le
Garde des Sceaux avait fait accorder la remise du restant de leur peine à
Mlle Louise Michel, au prince Kropokine et à quelques autres anarchistes de
moindre notoriété. M. Rochefort et onze de ses collègues n'en déposèrent pas
moins une demande d'amnistie. Le Gouvernement, par l'organe de M. Goblet,
combattit énergiquement l'urgence sur la demande d'amnistie. L'urgence n'en
fut pas moins adoptée, à la majorité de 3 voix, par la coalition de la Droite
avec 80 membres de la Gauche. La Droite espérait que l'on comprendrait dans
l'amnistie les nombreux délits électoraux dont ses partisans s'étaient rendus
coupables en 1885. Quand il s'agit de voter sur le fond et d'amnistier les
seuls anarchistes, elle s'unit à la Gauche modérée et la proposition fut
repoussée par 335 voix contre Hl voix de Gauche. Le Gouvernement n'avait pas
posé la question de confiance, pour ne pas embarrasser ceux de ses membres
qui s'étaient prononcés en faveur de l'amnistie trois d'entre eux, MM.
Lockroy, Granet et Peytral s'abstinrent de prendre part au vote. Ces deux
scrutins, à 15 jours d'intervalle, éclairaient d'un jour vif et cru la
situation parlementaire une Droite de 180 à 200 membres toujours prête à
émettre des votes révolutionnaires une Union des Gauches de 200 membres très décidés
à faire vivre un Gouvernement ; une Gauche radicale 100 membres très
embarrassée entre ses sympathies pour un Cabinet où elle était largement
représentée et sa fidélité aux habitudes d'opposition ; enfin une Extrême
Gauche révolutionnaire, aussi indifférente au sort du Cabinet qu'au choix des
alliances. II eût
été vain d'espérer d'une Assemblée aussi divisée une politique réformatrice
la session ordinaire et la session extraordinaire de 1886 furent remplies par
des interpellations et par des agitations qui rappelèrent celles des premiers
mois de 1883, jusqu'au jour où l'imprudence d'un député de la Droite, M. de
Lanjuinais, vint donner un regain d'actualité à la question fort oubliée des
prétendants. Les interpellations qu'eut à subir le Cabinet du 7 Janvier
s'élevèrent au nombre de 18 14 ou 15 furent discutés à la Chambre, 2 ou 3 au
Sénat. Nous n'en rappellerons qu'une ou deux, pour fournir un exemple de ces
ordres du jour à deux faces, où l'équivoque masquait le manque ou tout au
moins l'insuffisance de confiance. Le
krach de l'Union générale, en 1882, avait amené une crise économique
qui n'était pas particulière à la France. De grandes industries avaient dû
restreindre leur production ou réduire les salaires et de très réelles
souffrances avaient atteint la classe ouvrière. Le 26 Janvier, une grève de
2.000 mineurs s'étant produite à Decazeville, le directeur de l'exploitation
avait été assassiné en présence des autorités impuissantes. Dans un meeting
tenu à Paris, auquel assistaient trois députés socialistes, les assassins du
malheureux Watrin avaient été qualifiés de « justiciers ». Deux de
ces députés interpellèrent le Gouvernement le 11 Février. La Chambre
manifesta sa confiance dans la sollicitude du Gouvernement pour les intérêts
des travailleurs et dans son énergie pour assurer la sécurité publique. Momentanément
apaisée, la grève de Decazeville avait repris, pacifique cette fois, et une
nouvelle interpellation était déposée le 11 mars. Après une réponse du
ministre des Travaux Publics l'Assemblée, comme au 9 Novembre 1881, rejetait
successivement 8 ordres du jour, y compris celui que le Gouvernement avait
accepté et, de guerre lasse, renvoyai t la fin de la discussion au 15 Mars.
Elle enregistrait, le la Mars l'engagement pris par le Gouvernement de réviser
la législation minière et exprimait la confiance qu'il saurait « s'inspirer
du besoin de sauvegarder les droits de l'État et les intérêts du travail. »
Cette formule équivoque, comme celle du 11 Février, réunit 353 voix contre
89. Quant à la grève de Decazeville, plutôt encouragée par les engagements
imprudents de l’État, elle continua durant de longs mois. D'autres
déplorables incidents, dont il ne serait pas juste de faire peser toute la
responsabilité sur le Gouvernement, s'étaient produits à Châteauvillain, dans
l'Isère. Il existait une chapelle non autorisée dans les bâtiments de la
manufacture de soieries de cette ville. Mis en demeure de remplir les
formalités légales, le directeur s'y refusa et, quand l'autorité voulut
pénétrer dans la manufacture pour apposer les scellés, elle fut accueillie à
coups de revolver. Les gendarmes ripostèrent le directeur fut blessé, une
jeune fille fut atteinte à la cuisse par une balle, une autre fut tuée roide.
Le directeur et le curé qui avaient encouragé la résistance comparurent en
Cour d'assises et furent condamnés à 200 francs d'amende. Il va sans dire que
l'opposition exploita ces incidents contre le Gouvernement ; il n'avait eu
qu'un tort celui de recourir, au début, à la voie administrative plutôt qu'à
la voie judiciaire, pour imposer au directeur Fischer et au curé Guillaud le
respect de la loi. C'est
le 13 Avril qu'eut lieu à la Chambre l'interpellation sur l'affaire de
Châteauvillain. Le 27 Mars précédent, avait pris fin l'interpellation sur les
tarifs des chemins de fer que MM. Jamais et Thévenet avaient déposée plus
d'un mois auparavant, le 22 Février. L'adoption de la tarification
kilométrique à base décroissante avait fait baisser le prix de parcours de
certains objets et augmenter le prix de quelques autres tel fut le prétexte
de l'interpellation ; elle permit de discuter à nouveau les conventions de
1883 et elle eut pour conclusion l'augmentation du nombre des membres de la
Commission parlementaire des chemins de fer qui fut porté de 33 à 44. On voit
que l'abus des interpellations date de loin. La fréquence des interpellations
et leur inutilité, la multiplicité des séances perdues en discussions
oiseuses sont les thèmes choisis par tous les adversaires du régime
parlementaire pour diriger contre ce régime les attaques les moins
justifiées. Une réforme bien simple introduite dans le règlement de
l'Assemblée pourrait corriger cet abus ou du moins le rendre fort rare toute
demande d'interpellation devrait porter les signatures d'un grand nombre de députés.
A défaut d'une modification au règlement, une majorité sûre d'elle-même est
toujours maîtresse d'ajourner indéfiniment une interpellation, Mais, s'il fut
jamais une majorité peu sûre d'elle-même, c'est celle de l'Assemblée élue en
1885. Le
principal défaut du régime parlementaire, c'est l'espèce de contagion morale
qui des Assemblées gagne l'opinion, lorsque ces Assemblées, au lieu de se
livrer à une besogne utile, s'abandonnent à toutes leurs fantaisies. La
presse et le public en sont influencés et comme pervertis le malaise et
l'inquiétude se répandent de proche en proche les fous qui sont légion
propagent le mal et les sages qui sont en nombre infime se demandent parfois
s'ils ne sont pas atteints eux-mêmes. On revit en 1886 le spectacle auquel on
avait assisté en 1883 on le reverra encore a. deux ou trois reprises, au
cours de cette histoire. Au mois
de Février, un député monarchiste, M. de Lanjuinais, avait prédit avec
quelque fanfaronnade la substitution de la Monarchie à la République. Cette
prédiction ne méritait évidemment pas d'être prise au sérieux et, au sortir
de la séance où elle avait été faite, personne n'y pensait plus. Quelques
députés et non des plus violents, M. Duché, M. Viette, se forgeant des
craintes chimériques, s'auto-suggestionnant eux-mêmes, comme on dirait
aujourd'hui, prirent au tragique les prophéties du député de. la Droite et
cherchèrent à conjurer ce péril imaginaire en déposant une proposition
d'expulsion des princes. Ils voulaient faire remettre en vigueur les lois des
10 Avril 1832 et 26 Mai 1848 concernant la famille Bonaparte et les princes
de la maison de Bourbon. Le Gouvernement, surpris par cette proposition, fit
de vains efforts pour amener M. Duché et ses collègues à la retirer. D'autres
députés, comme M. Rivet, intervinrent, demandant que l'on inscrivît dans une
loi le droit d'expulsion que le Gouvernement déclarait posséder. Désormais la
question était posée et il ne dépendait plus de personne de l'enterrer. Ceux
que menaçaient les propositions intervenaient et le plus bruyant de tous, le
prince Napoléon, profitait de l'occasion pour dire leur fait aux républicains
et aux Bourbons qu'il s'efforçait de séparer des Bonapartes. Il représentait
ceux-ci comme étant les respectueux serviteurs de la Souveraineté nationale,
ceux-là comme ayant depuis un siècle combattu et trahi sans cesse la
Révolution. Les
propositions Duché et Rivet vinrent en discussion le 4 Mars : le
Président du Conseil fit valoir contre elles non pas des raisons de principe,
mais des raisons d'opportunité ; il déclara qu'il avait en mains tous
les pouvoirs nécessaires pour conjurer les périls qui pouvaient menacer la
République et les deux propositions furent rejetées, la première par 330 voix
contre 193, la seconde par 319 voix contre 179. Dans ces deux scrutins la
Droite avait contribué à faire la majorité dans le troisième, ouvert sur un
ordre du jour de confiance en la fermeté du Gouvernement pour réprimer les
menées monarchistes et qui fut adopté par 347 voix contre109, la majorité
était exclusivement républicaine. Deux mois se passèrent après cette séance,
où M. de Freycinet s'était révélé comme un tacticien parlementaire de premier
ordre, et les vacances survinrent le 25 Avril. Le Président du Conseil,
pendant cette première partie de la session, avait fait preuve d'une incomparable
virtuosité et son autorité paraissait inébranlable. Durant
les vacances le bruit s'était répandu que le comte de Paris donnait sa fille
en mariage à l'héritier présomptif de la couronne de Portugal. Dès que ce
bruit avait été confirmé M. Billot, notre ministre à Lisbonne, conformément
aux instructions de M. de Freycinet, avait adressé les félicitations
courtoises du Gouvernement français au Gouvernement portugais pour un mariage
qui ne pouvait que resserrer les liens d'amitié entre les deux nations. Le 15
Mai, dans sa magnifique résidence de la rue de Grenelle, l'hôtel Galliera, le
comte de Paris, à l'occasion du mariage de sa fille, donna une grande fête à
laquelle assistèrent tous les membres de sa famille, le « Tout Paris »
mondain, un certain nombre de républicains et parmi eux un académicien,
ancien ministre et sénateur du Centre Gauche dissident, plus connu par son
séduisant esprit, par sa merveilleuse éloquence que par la fixité de ses
opinions. Les représentants des puissances étrangères à Paris, également
conviés, avaient eu le bon goût de décliner l'invitation. L'événement aurait
passé presque inaperçu si les journaux du parti et les gazettes des fêtes
mondaines n'avaient mené grand bruit autour de la réception du 15 Mai. La
tentative de restauration monarchiste avait échoué en 1873, quand le
Président de la République et la majorité de l'Assemblée unique étaient
monarchistes elle avait échoué une seconde fois en 1877, quand le Chef du
pouvoir exécutif n'avait pour le soutenir qu'une majorité de quelques voix
très douteuses dans l'Assemblée issue du suffrage restreint ; elle n'était
certainement pas redoutable en 1886, quand tous les pouvoirs publics
appartenaient aux républicains. Le Conseil des ministres n'en jugea pas ainsi.
Huit jours durant, il délibéra sur les mesures à prendre contre les
prétendants, et le 27 Mai, le surlendemain de la rentrée, le Garde des Sceaux
déposait sur le bureau de la Chambre un projet de loi dont l'article 1er'
autorisait le Gouvernement à interdire le territoire de la République aux
membres des familles ayant régné sur la France. L'expulsion, laissée
facultative, devait être prononcée par un arrêté du ministre de l'Intérieur,
pris en Conseil des ministres. On prétendit que l'idée de ce projet peu
franc, qui laissait la menace de l'expulsion suspendue sur la tête de tous
les princes et qui partageait la responsabilité de l'expulsion entre tous les
ministres, avait été suggérée par le Président de la République, tenu, en sa
qualité de chef de l'Etat, à certains ménagements envers les familles
souveraines, amies ou alliées des princes de la maison de Bourbon ou de la
maison Bonaparte. Quoi qu'il en soit le Cabinet, en plein désaccord avec
lui-même, contrairement à l'opinion qu'il avait soutenue et fait adopter par
la majorité le 4 Mars précédent, prenait l'initiative d'un projet de loi. La
Commission nommée pour l'examen du projet comprit 6 membres favorables à
l'expulsion totale et obligatoire et S membres opposés à toute espèce
d'expulsion pas un membre ne s'était prononcé pour l'expulsion facultative
imaginée par le Gouvernement. De longues et médiocres discussions eurent lieu
dans la Commission où tout le monde, majorité de la Commission et
Gouvernement, se déjugea successivement. La majorité, favorable d'abord à
l'expulsion générale, consentit pourtant à adopter un contre-projet de M.
Brousse. Ce député n'expulsait que les chefs des familles princières et leurs
héritiers directs par ordre de primogéniture il autorisait le Gouvernement à
n'expulser les autres membres de ces familles que s'ils faisaient courir un
danger aux institutions républicaines. La majorité, sans s'apercevoir de
l'inconséquence où tombaient des républicains en sanctionnant l'ordre de
succession au trône établi par la Charte et par les Constitutions impériales,
adopta l'article 1er du projet Brousse, relatif aux chefs de familles
princières et aux héritiers directs pour les héritiers non directs, elle
laissait au Gouvernement la faculté d'autoriser la résidence de ceux qu'il
jugerait inoffensifs. M. de Freycinet repoussa le présent que voulait lui
faire la Commission, bien que le projet amendé par elle se rapprochât
beaucoup de celui de M. Demôle, et la majorité de la Commission, reprenant
ses premières positions, se prononça pour l'expulsion obligatoire, immédiate
et totale. M. Pelletan, désigné comme rapporteur, déclara avec une force de
logique invincible qu'il fallait expulser tout le monde ou qu'il ne fallait
expulser personne. Mais la logique est rarement écoutée dans une Assemblée
politique, surtout quand est posée une question comme celle qui s'agitait le
10 et le 11 Juin tous les républicains, même ceux qui désapprouvaient dans
leur for intérieur la mesure proposée, étant moralement forcés de la voter,
se prononceraient évidemment pour l'expulsion restreinte comme pour un
moindre mal. Le discours prodigieusement habile de M. de Freycinet contribua
beaucoup à ce résultat après avoir réfuté d'un mot l'argument de ceux qui
réclamaient le droit commun pour les princes, comme ils avaient réclamé le
droit commun pour les congréganistes non autorisés, en montrant que les
princes n'étaient pas des citoyens comme les autres, qu'ils ne pouvaient être
ni Présidents.de la République, ni sénateurs, ni députés, l'orateur du
Gouvernement, laissant de côté les Bonapartes auxquels personne ne
s'intéressait, prouva que les Bourbons étaient fatalement condamnés par leur
naissance, par leurs fréquentations, par les dévouements intéressés comme par
les amitiés sincères, à être et à rester des prétendants. La cause était
entendue après ce merveilleux discours, plein de tact, de modération et de
finesse, qui ne laissait rien subsister de l'argumentation de MM. de Mun,
Piou et Jolibois le contre-projet Brousse fut adopté dans sa forme primitive
par 315 voix contre 232. L'article 1er rendait l'expulsion obligatoire contre
les chefs de famille et leur héritier direct l'article 2 la laissait
facultative contre les autres membres des familles princières. Au
Sénat, où la discussion remplit les séances du 21 et du 22 Juin, M. de
Freycinet rencontra des adversaires plus redoutables qu'à la Chambre dans la
personne de MM. d'Audiffret-Pasquier, Jules Simon, Léon Renault et Bardoux il
refit son discours de la Chambre en le transposant, en l'appropriant au
milieu ambiant et il remporta le même succès l'article 1er fut adopté par 137
voix contre 122. Au vote sur l'ensemble, la Droite, escomptant des défections
qui ne se produisirent pas, avait demandé le scrutin secret à la tribune elle
fut un peu plus battue, par 141 voix contre 107. L'article
4 de la loi du 22 Juin édictait que les membres des familles ayant régné en
France ne pourraient entrer dans les armées de terre ou de mer, ni exercer
aucune fonction publique, aucun mandat électif. Conformément à cet article le
duc d'Aumale et le due de Chartres furent rayés des cadres de l'armée. Le duc
de Chartres introduisit un recours devant le Conseil d'État le duc d'Aumale
saisit la même juridiction et, de plus, il adressa au Président de la
République une lettre qui motiva son exclusion. Cette lettre, en Juillet
1886, parut ce qu'elle était, parfaitement insolente. Quand on la relit
aujourd’hui, avec le souvenir des derniers mois de la Présidence Grévy, avec
celui de la magnifique réparation que le duc d'Aumale offrit à l'Institut de
France, on est porté à la juger avec quelque indulgence. Le 12 Juillet M.
Keller à la Chambre, le 15 M. Chesnelong au Sénat interpellèrent le ministre
de la Guerre sur la radiation des cadres de l'armée du duc de Chartres et du
duc d'Aumale. Le général Boulanger obtint deux votes de confiance à la
Chambre, par 351 voix contre 172, au Sénat par 152 voix contre '79. Il eut
même un grand succès personnel à la Chambre, en faisant le procès du duc
d'Aumale, général de division à vingt et un ans, pour la rapidité de son
avancement. La Chambre vota l'affichage du discours du ministre de la Guerre
son nom, inconnu la veille, fut répandu dans 36.000 communes. Cinq princes
étaient donc expulsés et pendant cinq mois tout travail utile avait été comme
interrompu dans l'une des deux Chambres. Cela ne compensait pas ceci. Et tes
résultats ultérieurs montrèrent bien la faute commise par le Gouvernement
dans la présentation de cette loi. Il ne faut pas engager de pareilles
affaires, en présence d'une opinion publique nerveuse, qui s'affole aisément
et que l'on n'est pas certain de pouvoir ramener à volonté au calme et à la
raison. Après l'expulsion des princes, l'esprit public, dirigé par des
journalistes sans responsabilité, par des républicains intransigeants,
s'éprit d'un soldat que les derniers événements avaient mis en pleine
lumière, et alors commença cette prodigieuse popularité du général Boulanger
qui aurait fait courir le plus sérieux danger à nos institutions, si les
républicains raisonnables n'étaient venus a leur secours. Âgé de
moins de quarante-huit ans, au moment où il était appelé au ministère de la
Guerre, le généra) de division Boulanger avait eu une carrière militaire
glorieuse, heureuse aussi et un avancement exceptionnellement rapide. En
Kabylie, à Turbigo, dans l'Indochine, à Champigny, dans l'armée de
Versailles, en Tunisie il montra la plus brillante bravoure et conquit sa
troisième étoile en 1884. Directeur de l'infanterie au ministère de la
Guerre, pendant deux ans, il avait pu étudier toutes les réformes qu'il
essaya de réaliser comme ministre. Le 25 Mai 1884, il déposa un projet de
réorganisation de l'armée qui supprimait le volontariat d'un an et réduisait
le service à trois ans il créa les sections techniques il établit un nouveau
système de propositions pour l'avancement et pour les nominations et-
promotions dans la Légion d'honneur. Il s'était donc montré un administrateur
actif et bien renseigné, comme il s'était montré un admirable soldat, quand
survinrent les deux interpellations de la Chambre et du Sénat sur la
radiation des princes-officiers des cadres de l'armée. Que le ministre de la
Guerre ait appliqué aux princes l'article 4 de la loi du 22 Juin 1834-,
personne ne pouvait s'en étonner mais les victimes de ces mesures furent un
peu surprises de l'âpreté que le général Boulanger avait montrée contre son
ancien chef du VIIe Corps., le duc d'Aumale, et elles répandirent des lettres
où le colonel Boulanger traitait Son Altesse Royale avec des formules et une
affectation de courtisanerie que le respect hiérarchique ne commandait pas.
Si le général Boulanger avait loyalement reconnu ses lettres tout eût été dit
il eut la mauvaise inspiration d'en nier l'authenticité, fut forcé ensuite de
les avouer et dès lors tous les esprits sérieux, tous les hommes un peu
droits le tinrent en défiance. Cette défiance ne fit qu'augmenter, quand des
amis maladroits compromirent le général par l'exagération de leurs éloges
quand des journaux, qui prenaient le mot d'ordre dans son cabinet, le
représentèrent à la fois comme un dictateur possible et comme le futur
général de la revanche ; quand l’Intransigeant et la Lanterne,
qui avaient brisé tant d'idoles, en élevèrent une nouvelle. La
revue du 14 Juillet 1886 eut un éclat exceptionnel quelques détachements qui
avaient participé à « l'épopée » du Tonkin, y figuraient avec le
lieutenant-colonel Dominé, le héros de Tuyen-Quan. Leur présence ne
justifiait pas l'extraordinaire enthousiasme dont le ministre de la Guerre
fut l'exclusif objet. Il n'était plus question ni des héros de la fête, ni du
Président, ni des représentants, ni de la République. La foule en délire
n'avait de regards que pour le cheval noir, de cris et de vivats que pour
celui qui le montait. De Longchamps au ministère de la Guerre ce fut une
longue ovation. Quelques personnes qui avaient conservé leur sang-froid
disaient, avec tristesse, en rentrant à Paris : « Nous avons un
maître ». C'était en vain que pendant seize ans on avait travaillé au
relèvement de la patrie, à la guérison de ses s blessures, à la réforme de
ses mœurs. Tout ce travail n'avait profité qu'à un homme. Le vieil esprit
renaissait. De nouveau les destinées du pays dépendaient d'un soldat de
fortune. Bien aveugles ceux qui ne le virent pas ce jour-là. Bien coupables
ceux qui, le voyant, fermèrent les yeux à la lumière. La
session ordinaire de 1886 fut close le 18 Juillet nous n'avons à retenir de
l'œuvre législative accomplie dans cette session, en dehors d'une loi
d'enseignement sur laquelle nous reviendrons, que le vote de la loi sur les
sucres qui fut discutée du 7 au 24 Juin à la Chambre et adoptée le 8 Juillet
au Sénat. Le système de la loi du 29 Juillet 1884 en changeant l'assiette de
l'impôt, qui pesa non plus sur les produits fabriqués mais sur la betterave
entrant chez les fabricants, avait fait perdre au Trésor, depuis
l'application de la loi, une somme de 40 millions, chiffre du bénéfice
réalisé par les fabricants. Le Gouvernement, pour atténuer la perte du
Trésor, aurait pu augmenter un peu le rendement du taux légal ; il en fut
empêché par les protectionnistes et dut consentir à un remaniement de taxes
demandé par les colonies sucrières françaises et à la propagation de la
'surtaxe sur les sucres étrangers. La loi
sur la Caisse nationale des retraites pour la vieillesse, adoptée par la
Chambre avec les modifications que le Sénat y avait introduites, fut
promulguée le 29 Juillet. La Caisse des retraites est gérée par
l'administration de la Caisse des dépôts et consignations. Son capital de
rentes viagères est formé par les versements volontaires des déposants. Le
maximum de rentes viagères que la Caisse est autorisée à inscrire sur la même
tête est de 1.200 francs. L'entrée en jouissance de la pension peut commencer
à cinquante-cinq ans ; plus tôt ; en cas de blessures ou d'infirmités. Les
vacances parlementaires de 1886 qui durèrent trois mois, du lo Juillet au 14
Octobre, n'offrirent à l'intérieur qu'un événement d'intérêt général les
élections départementales du 1er et du 8 Août. Après leur succès de 188S les
conservateurs fondaient de grandes espérances sur les élections
départementales ces espérances furent déçues puisqu'ils ne gagnèrent que 13
sièges. C'était un recul pour les républicains sur les élections précédentes,
mais un recul insignifiant. Les conservateurs avisés se rendirent si bien
compte de l'indifférence du pays à l'égard des monarchistes qu'ils
constituèrent, au lendemain de ces élections, une Droite républicaine le
premier article du programme du nouveau groupe, fondé par MM. Raoul-Duval et
Lepoutre, fut l'accord avec les républicains sur le terrain de la
Constitution. Il
semblait que M. Raoul-Duval, en s'interdisant toute atteinte contre la forme
du Gouvernement, eût entendu les remarquables paroles que Jules Ferry avait
prononcées à l'ouverture de la session du Conseil général des Vosges : « En
dehors de la République, franchement et résolument acceptée, il n'y a plus,
pour les conservateurs dignes de ce nom, ni rôle politique sérieux à
prétendre, ni action efficace à exercer sur les grands intérêts nationaux. Il
faut à une République bien constituée un parti conservateur. Tempérer la
démocratie, la modérer, la contenir, c'est un noble rôle. Mais, pour le
remplir, il ne faut pas se séparer d'elle. » Cette action sociale à exercer
sur les grands intérêts nationaux, M. Waldeck-Rousseau la précisait avec une
force saisissante, dans un comice agricole d'Ille-et-Vilaine. L'ancien
ministre de l'Intérieur traçait tout un programme de gouvernement et
semblait, en même temps, faire la critique amère du système politique suivi
par le Cabinet du 7 Janvier, quand il exposait les vœux, les volontés du pays
réclamant plus de décision, plus de travail effectif, moins d'agitation et
surtout une certitude et une persistance d'orientation sans lesquelles rien
n'est possible. Il faut faire plus de place aux préoccupations économiques et
aux réformes pratiques ; il faut poursuivre l'œuvre de défense qui ne
s'impose pas seulement sur le terrain militaire, mais sur le terrain
industriel où nos positions sont menacées, aussi bien que dans le domaine
commercial. Il faut aussi rendre l'instruction plus variée, plus appropriée à
une culture et à un développement professionnels. Il faut enfin chercher une
conciliation pacifique entre le capital et le travail, parce que le moindre
progrès social est d'un plus haut intérêt que ce que M. Waldeck-Rousseau
appelait « des problèmes de scolastique et de théologie républicaines ». M.
Waldeck-Rousseau dans l'Ille-et-Vilaine, parlait comme Frédéric-Charles,
après Metz. Nous venons, disait le prince à ses officiers, de combattre et de
vaincre sur le terrain militaire il s'agit maintenant de combattre et de
vaincre sur le terrain industriel. Pour les Allemands, ces paroles ont été
tout un programme et l'on a pu dire qu'après le Sedan militaire, ils nous ont
infligé un Sedan industriel. M. Waldeck-Rousseau voyait clairement ce danger
en 1886 et il indiquait les moyens les plus propres à le conjurer ;
malheureusement il ne dépendait pas de lui de supprimer les vaines querelles
de parti, de substituer les combats du travail aux combats de la parole, de
susciter chez les Français inertes l'esprit d'entreprise, de les pousser hors
de leurs frontières où ils étouffent et surtout de refaire l'éducation
économique d'une bourgeoisie foncièrement honnête mais pusillanime et
paresseuse. Pendant
que MM. Ferry et Waldeck-Rousseau envisageaient la situation avec cette
hauteur de vues M. de Freycinet, dans la Haute-Garonne, était comme hypnotisé
par sa politique de concentration ; il ne songeait qu'à demander aux membres
de l'Extrême Gauche, à ceux qu'il appelait les éclaireurs d'avant-garde, de
ne pas aller trop vite, et à la masse gouvernementale, à son corps d'armée
principal, de hâter un peu le pas, de faire encore et sans cesse, à une union
impossible entre les groupes les plus disparates, des sacrifices qui ne sont
jamais payés de retour. On le
vit bien dès l'ouverture de la session extraordinaire. Une grève avait éclaté
à Vierzon, au mois d'Août, parmi les ouvriers de la Société française de matériel
agricole. Elle était restée pacifique, parce que les meneurs de la grève
n'avaient pu décider les députés socialistes et les rédacteurs des journaux
révolutionnaires à venir tout envenimer. Quand la Société rouvrit ses
ateliers, au commencement d'Octobre, les grévistes voulurent empêcher leurs
camarades de rentrer ; ils les attaquèrent à coups de pierre et de bâton et
ils en blessèrent plusieurs. La gendarmerie et l'infanterie firent plusieurs
arrestations, parmi lesquelles celles d'un conseiller général et d'un
conseiller municipal qui furent condamnés à la prison et déchus de leurs
droits civiques, Le
Gouvernement qui venait de gracier Mlle Louise Michel, après MM. Duc-Quercy
et Roche, condamnés eux aussi pour leur intervention dans les troubles de
Decazeville, n'était pas suspect d'animosité contre les grévistes, non plus
que contre leurs protecteurs. Il n'en fut pas moins rudement interpellé a.
propos des incidents du 8 Octobre a Vierzon, par MM. Maret, Millerand,
Camelinat et Basly. MM. Sarrien et Demôle justifièrent la conduite du
Gouvernement et acceptèrent un ordre du jour déposé par M. Steeg. C'était une
approbation, avec la confiance que l'énergie du Gouvernement saurait
maintenir la tranquillité publique et la liberté des travailleurs. L'ordre du
jour pur et simple ayant été adopté sans scrutin, M. Sarrien considéra ce
vote comme un blâme et quitta la séance en annonçant qu'il allait remettre sa
démission M. Sadi-Carnot dont les projets financiers étaient mal accueillis
par la Chambre, l'aurait suivi MM. Baïhaut et Develle se seraient
probablement joints à leurs collègues et le Cabinet du 7 Janvier, privé de
tous ses éléments modérés, se serait dissous. Cette
perspective inquiéta vivement le Président de la République il fit un
pressant appel à tous les ministres et le Cabinet resta aux affaires. Ce
replâtrage fut annoncé au public par une note ainsi conçue Le Conseil a été
d'avis que le débat du 18 Novembre soulevait une question de politique
générale, engageant la responsabilité du Cabinet tout entier et qu'il était
impossible de considérer le vote de l'ordre du jour pur et simple comme un
vote de désapprobation soit pour cette politique, soit pour le ministre de
l'Intérieur. Cette déclaration n'était pas très fière elle assura au Cabinet
du 7 Janvier cinq semaines de plus d'une existence très marchandée. Seul, M.
Baïhaut, trouvant humiliantes les conditions faites aux modérés et à l'Union
des Gauches, se retira le 4 Novembre et fut remplacé par M. Ed. Millaud,
sénateur du Rhône. M. Grévy avait redouté l'explosion d'une crise qui
l'aurait mis dans un réel embarras, vu l'état de division des partis et qui
serait survenue bien mal à propos, en pleine discussion budgétaire. Radicaux
et modérés continuèrent à vivre côte à côte durant quelques jours, sous la
Présidence de M. de Freycinet, sans plus de solidarité ni d'union intime que
par le passé. En 1886
comme en 1888 M. Sadi-Carnot présenta un budget sincère et courageux. Il
parvint à réaliser sur tous les départements ministériels une économie de 50
millions qui devait profiter au budget de 1887, mais qui était insuffisante
pour couvrir le déficit. Les recettes de 1888 sur lesquelles il fallait se
baser, depuis l'abandon du système d'évaluation de M. Léon Say, donnaient 37
millions de moins-value par rapport aux évaluations budgétaires et S millions
de moins-value par rapport à 1884 les deux premiers mois de 1886 avaient
donné 23 millions et demi de moins-value par rapport aux évaluations
budgétaires et la millions et demi par rapport à 1885. Il fallait donc, au
moment où fut préparé le budget de 1887, parer à une insuffisance de recettes
de 206 millions et le Gouvernement s'était engagé, par la Déclaration
ministérielle du 16 Janvier, ne pas contracter d'emprunt, à ne point créer
d'impôt nouveau et à fondre le budget extraordinaire dans le budget
ordinaire. M.
Carnot proposait de réformer l'impôt sur les boissons en doublant le prix de
la licence et en portant de 156 à 215 francs par hectolitre la taxe de
l'alcool. Cette réforme ne devant donner qu'une somme insuffisante, il
trouvait un supplément de ressources dans une combinaison assez simple.
L'Assemblée nationale avait inscrit au budget du ministère des Finances un
chapitre intitulé amortissement des obligations sexennaires. Il existait 466
millions d'obligations sexennaires que l'on aurait transformés en Dette
perpétuelle par une émission de rentes. Cette émission ; que M. Carnot
voulait faire de 1.466 millions en 3 p. 100, aurait permis de couvrir 1S2
millions d'obligations à court terme destinés à pourvoir aux dépenses
extraordinaires de 1886, 105 millions de dépenses nécessaires pour la
réfection ou le complément de l'armement, et enfin 750 millions destinés à
rembourser la Caisse des dépôts et consignations. La Commission du budget,
moins hardie que le ministre, n'autorisa qu'un emprunt de 500 millions qui
eut lieu le 10 Mai. L'État offrait près de 19 millions de rentes, on
souscrivit plus de 20 fois cette somme. L'emprunt réussit donc mais la
principale combinaison financière de M. Carnot avait reçu une sérieuse
atteinte elle en reçut d'autres, quand la Commission refusa de supprimer le
budget extraordinaire, de convertir en rentes perpétuelles les obligations
sexennaires et d'admettre la surtaxe sur l'alcool. Plusieurs fois le ministre
fut sur le point de se démettre. Il ne consentit que par patriotisme à garder
son portefeuille, à suivre les évolutions d'un budget qui n'était plus le
sien. La Commission, en effet, évaluant à 154 millions environ le déficit,
proposait de le couvrir par la suppression du privilège des bouilleurs de cru
(40
millions), la
majoration des droits sur les céréales (près de 10 millions), les économies à réaliser (13 millions), le quadruplement des licences (26 millions), l'impôt sur le revenu (53 millions) et autres ressources aussi
éventuelles. Le dissentiment subsista entre le Gouvernement et la Commission,
la Chambre soutenant tantôt l'un tantôt l'autre, jusqu'à la chute du Cabinet. La
discussion générale, du 4 au 15 Novembre, n'avait été signalée que par des
débats politiques. Celle des articles aboutit, au bout de deux jours, au
renvoi du budget tout entier à la Commission et à des réductions sur le
personnel des finances, sur les pensions de la marine, sur les frais de
justice criminelle, sur les trésoriers généraux et les receveurs
particuliers, réductions opérées malgré le ministre des Finances par une
Commission toute-puissante, en présence d'un Gouvernement inerte, dont les
finesses et les hésitations exaspéraient tout le monde, même les membres du
Cabinet dont les sous-secrétaires d'État démissionnèrent, parce que leurs
traitements étaient mis en question et ne reprirent leurs fonctions, pour
vingt-quatre heures, qu'à leur corps défendant (2 Décembre.) Si M.
Sadi-Carnot, mal soutenu par le Président du Conseil, ne put faire accepter
par la Commission, où MM. Rouvier et Wilson lui furent également hostiles,
son projet de budget, le ministre de l'Instruction publique, des Beaux-Arts
et des Cultes, laissé entièrement libre dans son département, y réalisa
l'œuvre la plus utile de cette administration. Il put même donner un
commencement d'exécution à son projet de séparation des Églises et de l'État.
Dans la discussion qui s'engagea le 1er Juin, à la Chambre, sur l'abrogation
du Concordat, M. Goblet se montra favorable à la prise en considération, afin
de permettre ultérieurement une étude approfondie de cette grave question. La
prise en considération fut votée mais l'heure de l'étude approfondie ne sonna
pas les partisans de la séparation n'ont, comme présomption favorable, que le
vote, sans doute périmé, du 1er Juin 1886. En
matière d'enseignement les résultats obtenus par M. Goblet et dus à son
énergique initiative furent beaucoup plus importants. Dans l'enseignement
supérieur nombre de circulaires très nettes, très impératives facilitèrent
l'application des décrets de Juillet et de Décembre 1885 et habituèrent les
Conseils généraux de Facultés à la pratique d'une liberté très nouvelle pour
eux. Par un
décret du 8 Août 1886 furent mis en vigueur les nouveaux programmes de
l'enseignement secondaire spécial que le Conseil supérieur avait adoptés dans
sa session de Juillet. L'enseignement devait comprendre deux langues vivantes
au lieu d'une, et durer six années au lieu de cinq. La méthode générale du
nouvel enseignement fut maladroitement calquée sur celle de l'enseignement
classique elle consistait à donner, autant que possible, aux élèves qui ne se
destinent pas aux carrières libérales, une culture aussi littéraire, aussi
désintéressée qu'à leurs camarades de l'enseignement classique. Dans
une circulaire du 29 Septembre 1886 M. Goblet exprimait l'espoir que ces
réformes détourneraient beaucoup d'élèves de l'enseignement classique, qui ne
convient qu'à une minorité, pour les ramener à l'enseignement spécial. Cet
espoir ne s'est pas réalisé. La grande majorité de la population scolaire
continua d'encombrer l'enseignement classique, parce que les parents
continuèrent à s'engouer de l'enseignement classique pour eux, faire des
études c'est apprendre du grec et du latin. Les autres réformes introduites
dans l'enseignement spécial, la suppression du certificat d'études délivré
après la troisième année et l'établissement d'une sixième année n'étaient pas
faites non plus pour retenir une clientèle plus pressée, ayant moins d'argent
et moins de temps à consacrer à la culture générale et qui se fera d'autant
plus rare qu'on voudra la retenir plus longtemps. M.
Goblet aurait voulu donner à l'enseignement secondaire spécial le nom
d'enseignement classique français il ne fut pas suivi par le Conseil
supérieur et l'ancien nom fut conservé. M. Goblet eut le mérite de bien
comprendre que la révolution économique et sociale de ce siècle en entraine
d'autres après elle, que le système d'éducation d'un État aristocratique,
gouverné par une élite élégante et riche, ne saurait convenir à une grande
démocratie, obligée de lutter pour gagner sa vie de chaque jour, pour garder
sa place dans la concurrence universelle. Si le type d'enseignement adopté
par le Conseil supérieur en 1886 n'était pas de nature à donner satisfaction
à tous les besoins d'une démocratie laborieuse, le ministre ne doit pas en
être rendu seul responsable ; il avait indiqué la voie les partisans des
études gréco-latines, légiférant pour l'enseignement spécial, refusèrent de
s'y engager ; ils auraient même volontiers reculé, estimant qu'on devait s'en
tenir à la lettre et à l'esprit de la loi de 1868, qu'il serait inopportun et
dangereux < de dénaturer l'enseignement créé par M. Duruy. La loi
du 30 Octobre 1886 sur l'enseignement primaire ne soulève pas les mêmes
critiques que la réforme incomplète de l'enseignement secondaire spécial.
Elle est restée un titre d'honneur, nous oserions presque dire un titre de
gloire, pour M. Goblet qui en soutint la discussion au Sénat avec une force
et un éclat incomparables, dans la session d'hiver. C'est, bien entendu,
contre la laïcisation que porta tout l'effort de la Droite, aidée par le
Centre gauche dissident, parfois même par quelques membres du Centre gauche
pur, comme M. Bardoux. L'article 12 confie l'enseignement à un personnel
exclusivement laïque dans les Écoles publiques de tout ordre aucun
congréganiste ne peut plus être nommé dans les Écoles publiques des
départements où existe depuis quatre ans une École normale d'instituteurs ou
d'institutrices. Les congréganistes hommes seront tous remplacés, dans les
Écoles publiques de garçons, cinq ans après la promulgation de la loi ;
les congrêganistes femmes seront remplacées, dans les Écoles publiques de
filles, au fur et à mesure des extinctions, sans délai fixé d'avance pour
l'exécution de la loi. La Droite prétendait que l'exclusion des
congréganistes était la violation du principe qui déclare tous les citoyens
également admissibles à tous les emplois. M. Goblet répondit que les
congréganistes n'avaient qu'à ouvrir des Écoles libres et à y enseigner
conformément à leurs principes mais il les jugeait incapables de respecter la
neutralité religieuse dans les Écoles de l'État. Le Sénat vota l'affichage du
discours de M. Goblet dans toutes les communes de France. Un amendement de
MM. Bardoux et La Caze, tendant à subordonner la laïcisation à l'avis
conforme du Conseil municipal, fut repoussé par 149 voix contre 107 et
l'article 12 adopté par 1S4 voix contre 99. En
seconde délibération M. Jules Simon, devenu partisan de la liberté absolue de
l'enseignement et adversaire résolu de la neutralité religieuse, attaqua la
loi comme contraire a la justice, à la liberté et au progrès. M. Goblet n'eut
qu'à reproduire sa réponse de la première délibération et l'article 12,
devenu l'article 17, fut adopté par 166 voix contre 99. Un amendement de MM.
Barbey et Labiche, autorisant le ministre à surseoir à la laïcisation d'une
École, sur l'avis conforme du Conseil municipal, fut repoussé à 3 voix de
majorité, par 135 voix contre 132. L'article 66 réservant la dispense du
service militaire aux services accomplis dans une École publique, combattu
par M. Batbie, réunit 167 voix contre 88 et l'ensemble de la loi 171 voix
contre 100. Plusieurs
sénateurs du Centre Gauche et de la Gauche sénatoriale, MM. Bardoux, de
Pressensé, Lenoël et Dide, avaient demandé que la nomination des instituteurs
et institutrices fût enlevée aux préfets et rendue aux recteurs. Le ministre
et le rapporteur, M. Ferrouillat, combattirent l'amendement Bardoux pour des
raisons politiques. L'institutrice et l'instituteur, dirent-ils, qui vont
être en butte à des attaques passionnées doivent être défendus par une
autorité plus rapprochée d'eux que le recteur. On aurait pu répondre à MM.
Goblet et Ferrouillat que l'inspecteur d'académie départemental est aussi
rapproché de l'instituteur et de l'institutrice que le préfet lui-même ;
à cette objection MM. Goblet et Fenouillat auraient certainement riposté que
l'inspecteur d'académie est moins en état qu'un préfet de résister aux
sollicitations d'un maire ou d'un personnage politique, moins qualifié aussi
pour obtenir des municipalités les améliorations matérielles que réclament
les Écoles. En réalité, la nomination des instituteurs par les préfets, telle
que l'a organisée la loi du 30 Octobre 1886, n'offre pas d'inconvénients elle
n'en offrirait que si les préfets prétendaient, ce qui n'est pas, transformer
les instituteurs en agents électoraux. Que si une modification apportée à la
loi du 30 Octobre faisait passer la nomination des préfets aux recteurs, ces
fonctionnaires, absorbés par d'autres soins, ayant à nommer un personnel de
plusieurs milliers d'instituteurs et d'institutrices dans 8, 6, 7, 8, et
jusqu'à 9 départements, laisseraient forcément de pleins pouvoirs aux
inspecteurs d'académie et rien ne serait changé à la situation actuelle. Sans
doute les instituteurs ne relevant que de leurs chefs hiérarchiques seraient
plus indépendants, mais leur indépendance n'a-t-elle pas été sauvegardée sous
le régime de la loi de 1886 ? A la
Chambre, du 19 au 27 Octobre, la loi ne fut attaquée que par la Droite. MM.
Keller, Freppel, de Mun reproduisirent, avec beaucoup moins de talent, les
arguments produits par la Droite du Sénat. Tout l'effort de la discussion
reposa sur M. Steeg, rapporteur, et sur le ministre, et tous les amendements
proposés par la Droite furent repoussés. La Gauche, pour en finir avec une
discussion qui durait depuis des années, s'était concertée pour accepter sans
changements le texte sénatorial il fut adopté, le 27 Octobre, par 363 voix
contre 179. La loi sur l'enseignement primaire portait un nouveau coup à la
loi du 15 Mars 1850 qui ne subsistait plus que dans ceux de ses articles qui
concernent l'enseignement secondaire. C'est l'acte le plus important du
troisième Ministère Freycinet c'est peut-être l'acte le plus important de la
République, depuis l'avènement au pouvoir des républicains. Aucun n'a eu une
portée plus grande, une influence plus décisive sur les générations. L'École,
telle que l'a faite la loi de 1886, a une prise certaine sur l'âme même de la
France. Onze
jours après la promulgation de la loi, l'un de ceux qui en avaient pris
l'initiative, l'un de ses principaux artisans, Paul Bert, était enlevé au
Tonkin, par une attaque de choléra, sans savoir que l'œuvre à laquelle il
avait si passionnément travaillé était enfin accomplie. Par un décret du 27
Janvier M. de Freycinet avait réorganisé le Protectorat du Tonkin et de
l'Annam, constitué en service autonome. Seuls le résident général, les deux
résidents supérieurs de Hanoï et de Hué et deux ou trois autres résidents
restaient à la nomination du Gouvernement central. Tous les autres
fonctionnaires du Protectorat étaient nommés par le résident général. Cette
mesure de très intelligente décentralisation fut complétée par le choix que
fit le Ministère de M. Paul Bert pour le poste de résident général. Le
Président du Conseil fut récompensé de cette bonne politique coloniale par un
double succès à la Chambre et au Tonkin à la Chambre une demande d'enquête
sur les origines de l'expédition, déposée par l'Extrême Gauche et appuyée par
les bonapartistes, fut rejetée au Tonkin le général de Courcy, rappelé en
France pour sa conduite un peu rude en Annam, fut remplacé par le général
Jamont, et le 29 Mars Lao Kaï, le point extrême de notre occupation sur le
Fleuve Rouge, fut pris. L'administration de M. Paul Bert commençait sous
d'heureux auspices, pendant que la Commission de délimitation poursuivait son
tracé de la frontière entre Lang Son et la Chine, et que les négociations
entamées simultanément à Tien-Tsin et à Pékin aboutissaient, le 23 Avril, à
la conclusion d'une convention commerciale entre la France et le Céleste
Empire. La même
tranquillité régnait a Madagascar ou M. Le Myre de Villers était envoyé comme
résident général, après l'approbation par les Chambres du traité du 17
Décembre 1883. Dans l'Afrique occidentale une révolte des tribus nègres
voisines de Bakel était facilement réprimée et M. de Brazza était nommé
commissaire général du Gouvernement dans le Congo français. L'échec
qu'éprouva M. de Freycinet dans sa négociation avec l'Angleterre, au sujet
des Nouvelles-Hébrides, qu'il voulait réunir à la Nouvelle-Calédonie, se
rattache à sa politique extérieure qui fut moins bien inspirée que sa
politique coloniale. Après
le règlement du conflit qui s'était élevé entre la Serbie et la Bulgarie, la
Grèce était restée en armes. Elle attendait l'exécution, en ce qui la
concernait, du traité de Berlin, les compensations qui lui avaient été
promises et elle maintenait des réclamations qui auraient eu quelques chances
d'être admises par l'Europe, quand toutes les puissances tremblaient que la
guerre ne devînt générale dans la presqu'île des Balkans, qui n'en avaient
plus aucune, une fois le différend apaisé entre les belligérants du Nord.
C'est le moment que choisit M. de Freycinet pour faire remettre le 23 Avril à
M. Delyannis, par M. de. Mouy, plus ingénieux écrivain qu'avisé diplomate,
une Note où la France engageait la Grèce à se montrer conciliante. Le
surlendemain M. Delyannis cédait aux conseils de la France et le 26 Avril il
informait de sa résolution les ministres de l'Allemagne, de l'Autriche, de
l'Angleterre et de l'Italie en résidence à Athènes. Le soir
même, les ministres des quatre puissances, sans se concerter avec le ministre
de France, remettaient un ultimatum à M. Delyannis. Le Président du Conseil
hellénique repoussa cet ultimatum et le 7 Mai les représentants des Quatre
quittèrent Athènes. M. de Mouy, ne tarda pas à les suivre M. de Freycinet
l'avait rappelé, sous prétexte de conférer avec lui, pendant que la flotte
internationale bloquait les côtes de la Grèce. Les Chambres étaient trop
occupées de l'affaire des princes pour que M. de Freycinet fût interpellé sur
l'isolement diplomatique ou sa légèreté avait mis la France. Les choses
d'ailleurs tournèrent mieux qu'on n'eût osé l'espérer après la retraite de M.
Delyannis, M. Tricoupis s'engagea à désarmer et, le 8 Juin, le blocus des
côtes grecques fut levé. M. de
Freycinet, toujours indécis dans sa politique extérieure, avec des
intermittences de fermeté, laissa contester par le roi des Belges la
frontière tracée entre nos possessions et celles de l'État libre du Congo,
conformément à l'acte général de la Conférence de Berlin. Si nos troupes,
appelées dans les Nouvelles-Hébrides pour la protection de nos nationaux, y
plantaient le drapeau français, il s'en excusait a Londres et il laissait
entendre que cette occupation serait éphémère. Plus
écouté de Léon XIII, M. de Freycinet obtenait du Vatican la rupture des
négociations entamées par la Chine pour l'envoi d'un nonce à Pékin. La France
conservait ainsi l'influence que lui donne dans l'Extrême-Orient le
Protectorat des missions catholiques. Léon XIII qui, dès 1880, avait négocié
avec M. de Freycinet la soumission des Congrégations non autorisées qui avait
reçu au mois de Juin 1883 de M. Grévy une lettre ou le Président lui disait :
« Votre Sainteté peut beaucoup sur les ennemis de la République » ;
qui avait répondu à cette lettre le 8 février 1884, en exhortant les évoques
à ne pas se montrer hostiles au Gouvernement, saisit avec empressement
l'occasion de faire à la France une concession qui servait ses desseins
secrets. La France, en effet, était le meilleur terrain pour l'évolution
politique et sociale de l'Église dont le pape allait bientôt donner le
signal. Pendant
qu'à Madagascar la France paraissait vouloir exiger le respect absolu du
traité de ')88ë, au Cambodge elle semblait, pour diminuer d'autant ses
charges financières, vouloir laisser à Norodom plus d'indépendance que ne lui
en reconnaissait le traité du 17 Juin 1884. Le
discours prononcé par M. de Freycinet le 29 Novembre, dans la discussion des
crédits demandés pour le Tonkin, fut son dernier acte comme ministre des
Affaires Étrangères. M. Raoul Duval et M. Georges Périn avaient demandé une
fois de plus l'évacuation le Président du Conseil dut poser la question de
confiance pour obtenir d'une Chambre française que la France restât au Tonkin
une majorité de 24 voix trancha la question contre les partisans de
l'évacuation qui étaient tous les membres.de la Droite, tous ceux de
l'Extrême Gauche et une notable partie de ceux de la Gauche radicale. A
quatre jours de là, la Droite et l'Extrême Gauche et une vingtaine de députés
de la Gauche radicale prenaient leur revanche sur les sous-préfets et sur le
Gouvernement. L'amendement de M. Colfavru, supprimant tous les sous-préfets à
partir du 1er Janvier 1887, fut adopté par 262 voix contre 249 malgré le
ministre de l'Intérieur et le Président du Conseil. Une demi-heure après ce
vote le Cabinet du 7 Janvier était démissionnaire. Il
avait vécu onze mois, vécu à force de concessions et de faiblesses, subissant
la protection hautaine et capricieuse de M. Clémenceau, contribuant à rendre
encore plus ingouvernable la Chambre élue en 1885, contribuant aussi à cette
déconsidération du pouvoir et à cette perversion de l'esprit public qui ont
rendu si lamentables la fin de la Présidence Grévy et la fin de la
Législature de 1888. Après ce troisième Ministère de M. de Freycinet,
l'expérience semblait décisive le chef du Cabinet démissionnaire pouvait
encore figurer avec éclat à la tête d'un département ministériel quelconque ;
Guerre ou Justice, Marine ou Travaux publics, il serait partout de premier
ordre, à la condition d'être partout en sous-ordre ; mais personne, dans ce
pays où tout arrive, n'eût pu penser qu'à cinq mois de là, du 17 au 30 Mai 1887,
il serait sollicité deux fois de reprendre le pouvoir et que, moins de cinq
ans après[1], il figurerait encore à la tête
d'un Cabinet comme Président du Conseil Cette Chambre inconsciente, qui venait de le renverser sans motifs, le jour où il défendait les véritables principes de Gouvernement, M. de Freycinet la jugeait ainsi deux mois auparavant, à Toulouse : « La Chambre nouvellement élue, oubliant les dissentiments de la première heure a su, avec un sens politique parfait, trouver en elle les éléments d'une majorité durable. » On est frappé d'un pareil manque de perspicacité chez un homme d'Etat. M. de Freycinet n'avait pas compris que la journée du 30 Mars et les élections d'Octobre 1885 avaient ouvert une crise qui devait se prolonger autant que la Législature. Dans cette crise le Ministère Brisson, le Ministère de Freycinet et ceux qui les ont suivis, les deux élections présidentielles de 188S et de 1887, le Wilsonisme et le Boulangisme ne sont que des incidents d'importance secondaire, parce que ce ne sont que des résultats, des effets dont il faut chercher la cause dans l'Assemblée elle-même, dans ses dissentiments qui ont duré jusqu'à la dernière heure, dans son absence de sens politique, dans la succession déconcertante de ses majorités sans durée et sans consistance. |