La crise
ministérielle. — Le nouveau Ministère. — M. Brisson et la majorité. — La
Déclaration du 7 Avril. — Le Traité de Tien-Tsin. — La politique extérieure
de M. Brisson. — Le crédit pour Madagascar. — Les partis à la Chambre. — Les
interpellations. — Rejet de la mise en accusation du Cabinet Ferry. — Lois
d'affaires. — Le budget, de )886. — Le scrutin de liste à la Chambre et au
Sénat. — Les inconvénients du scrutin de liste. — La législature 1881-1885. —
La situation électorale en Août et en Septembre. — Programme de Jules Ferry.
— Programme de M. Brisson. — Programme de M. Tolain. — Programme de M.
Clemenceau. — Programme des républicains libéraux. — Programme de la Droite.
— Le scrutin du 4 Octobre. — Le scrutin du 18 Octobre. — Les résultats
comparés de 1881 et de 1885. — Ouverture de la session. — Les crédits pour le
Tonkin et Madagascar. — L'enquête de la Commission des 33. — La déposition
Brière de l'Isle. — La discussion et le vote. — Interpellations et
invalidations. — Le Sénat pendant la session extraordinaire. — Les décrets du
25 Juillet et du 28 Décembre. — La réélection de M. Grévy. — La situation au
31 Décembre 1885. — Jugement sur le Cabinet du 6 Avril 1886.
La
crise ministérielle qui aboutit à la constitution du Cabinet du 6 Avril fut
des plus laborieuses. M. Brisson repoussa d'abord les offres du Président de
la République. M. de Freycinet essaya durant trois jours de réunir dix
collaborateurs, puis lI. Constans durant deux jours. Pendant ces pourparlers
on apprit, le 4 Avril, la conclusion des préliminaires de paix entre la
France et là Chine et beaucoup d'hommes politiques parlèrent de la
possibilité d'un retour aux affaires du Cabinet Jules Ferry. C'eût été la
solution la plus logique : aussi fut-elle immédiatement écartée et M.
Brisson, au dévouement duquel on fit un second appel, sans se dissimuler les
difficultés ou la gravité de la situation, se rendit-il aux instances de M.
Grévy le 6 Avril le nouveau Cabinet était formé. M.
Brisson prenait avec la Présidence du Conseil le ministère de la Justice. Il
confiait les Affaires Etrangères à M. de Freycinet ; l'Intérieur, à M. Allain
Targé ; lés Finances, à M. Clamageran, puis à M. Sadi-Carnot la Guerre ; au
général Campenon ; la Marine, à l'amiral Galiber ; l'Instruction publique,
les Cultes et les Beaux-Arts, à M. Goblet ; les Travaux publics, à M.
Sadi-Carnot, puis à M. Demôle le Commerce, à M. Pierre Legrand ;
l'Agriculture, à M. Hervé Mangon les Postes et Télégraphes, à M. Sarrien.
Quatre sous-secrétaires d'État furent désignés quelques jours après M.
Hérault pour les Finances ; M. Cavaignac pour la Guerre M. Rousseau pour les
Colonies, qui étaient rattachées à la Marine, et M. Turquet pour les
Beaux-Arts. La
présence au Ministère de MM. Brisson, Alain-Targé et Goblet indiquait
évidemment un pas fait vers la Gauche radicale on comptait pourtant, dans la
nouvelle administration, quatre ministres ou sous-secrétaires d'État qui
n'avaient pas hésité à voter pour M. Ferry au 30 Mars. Ces quatre audacieux
étaient MM. Sadi-Carnot, Pierre Legrand, Cavaignac et Rousseau. Quant au
ministre des Affaires Étrangères, on sait qu'il aurait pu figurer
indifféremment dans un Cabinet de Droite pure ou dans un Cabinet d'Extrême-Gauche,
Les autres ministres, MM. Demôle, Hervé Mangon et Sarrien, n'étaient ni tout
à fait opportunistes ni tout à fait radicaux. Quant aux titulaires de la
Marine et de la Guerre, ils étaient spécialistes avant tout, surtout l'amiral
Galiber. Le dissentiment qui s'était produit le 3 Janvier 1885, entre MM.
Ferry et Campenon, avait sans doute déterminé le choix que fit M. Brisson de
l'ancien collègue de Gambetta et de Jules Ferry pour la Guerre. Il était
difficile, du reste, de mieux choisir. Le général Campenon s'imposait par sa
compétence technique, par son libéralisme et surtout par son caractère, par
la correction de son attitude qui devaient, après coup, contraster si
heureusement avec le caractère et l'attitude de son successeur, le général
Boulanger. C'est
également par son caractère que M. Brisson s'était imposé au choix de M.
Grévy, après la chute de M. Jules Ferry, comme en 1882 ; après la chute du
Cabinet du 30 Janvier. C'est un devoir, pour un homme politique, de se
refuser à prendre la direction des affaires quand il ne trouve ni les
éléments d'une combinaison durable dans le Parlement ; ni les appuis
nécessaires à tout Gouvernement dans une majorité solide. Ce devoir, M.
Brisson l'avait rempli en repoussant les premières offres de M. Grévy en 1882
et il ne céda en 1888 que lorsque l'on fit appel à son patriotisme et à son
abnégation républicaine. La nécessité de liquider les affaires coloniales à
l'approche des éjections celle de préparer la transmission du pouvoir
présidentiel, eurent raison de ses répugnances ; mais il se rendit bien
compte qu'il n'aurait ni Ministère homogène, ni majorité assurée, ni
possibilité de faire prévaloir aucune des idées qu'il avait toujours
soutenues. Ce n'était pas un Ministère homogène que cette combinaison où se
rencontraient des hommes politiques ayant voté pour Jules Ferry et d'autres
ayant voté contre lui. Ce n'était pas un Cabinet formé suivant les règles
parlementaires que celui qui avait au moins deux chefs, en dehors de M.
Brisson, M. de Freycinet et M. Goblet. Ce n'était pas non plus une majorité
bien cohérente que celle qui ne pouvait se maintenir qu'avec l'appui des 149
députés qui avaient été fidèles à M. Ferry le 30 Mars et qui remplacèrent les
radicaux, dès que ceux-ci eurent repris contre M. Brisson leurs habitudes
d'opposition quand même. Enfin, pour réaliser une œuvre de longue haleine,
comme la séparation de l'Église et de l'Etat, le moment était on ne peut plus
défavorable, trois mois avant la fin de la Législature. En prenant le pouvoir
dans ces conditions, M. Brisson faisait un véritable sacrifice et risquait de
compromettre une force encore intacte qui pouvait, à un moment donné, être
nécessaire au pays. Il a su tirer d'une situation difficile le meilleur parti
possible. Ce n'est pas un mince mérite. M. Ferry renversé et impuissant, nul
n'avait plus d'autorité que M. Brisson pour présider au renouvellement de la
Chambre et à la transmission des pouvoirs présidentiels, pour régler les
difficultés extérieures, sans préjudice pour les intérêts ni pour l'honneur
de la France. Les
adversaires politiques sont coutumiers d'être injustes et partiaux. Aussi ne
faut-il pas s'étonner qu'ils aient reproché à M. Brisson d'avoir usé de son
autorité présidentielle pour faciliter la chute de Gambetta en 1882 et celle
de Jules Ferry en 1885, comme ils devaient lui reprocher plus tard de miner
sourdement tel Ministère formé de républicains moins avancés que lui-même. Il
faut peu connaître M. Brisson pour lui attribuer des pensées aussi
machiavéliques. Sa conduite est transparente comme son âme. Le refus qu'il a
opposé à M. Grévy en 1882, celui qu'il a renouvelé une première fois en 1885
auraient dû le mettre à l'abri de ce reproche. Ce n'est pas un ambitieux
d'une espèce très commune que celui qui se dérobe au pouvoir avec autant de
soin que d'autres en mettent à le rechercher que celui qui est toujours prêt
à descendre du fauteuil, s'il croit qu'il ne possède plus la pleine confiance
de ceux qui l'y ont élevé que l'homme le plus étranger qui fut jamais à la
brigue et aux intrigues parlementaires. M. Brisson n'a qu'une passion, la
République, qu'il considère comme le seul régime compatible avec l'existence
de la liberté religieuse et de la liberté politique et, parmi les
républicains, les seuls qu'il déteste sont ceux qui n'ont pas les mains
nettes ou ceux qui veulent user de la liberté pour se ruer sur elle et pour
l'abattre. C'est par son désintéressement, par la dignité de son caractère,
par sa conscience stoïcienne, qu'il s'est imposé si souvent à une Chambre où
ses opinions n'avaient pas la majorité, qu'il s'est imposé au Président de la
République, dans mainte circonstance délicate, qu'il s'est imposé en somme au
respect de tous les partis et de la France. Dans la
très brève Déclaration qu'il lut le 7 Avril, M. Brisson qualifia son
Ministère de Ministère d'union et de conciliation il annonça qu'il tenterait
de réaliser la concentration naturelle des forces républicaines, qu'il
suivrait à l'extérieur la même politique que le Cabinet précédent et qu'il
s'efforcerait de préparer des élections libre, loyales et sincères. Ce
programme très bref fut scrupuleusement suivi. L'administration de M. Brisson
fut avant tout sincère, loyale et respectueuse de toutes les libertés. Chambre
et Sénat accordent, sans marchander, un crédit de 150 millions au Ministère
pour le Tonkin. Bien que la paix fût assurée, le Cabinet organise le corps
expéditionnaire comme si la guerre devait recommencer le lendemain le général
de Courcy est placé à la tête d'une force de 35.000 hommes ; le général
Warnet est son chef d'état-major ; le général Jamont commande
l'artillerie deux divisionnaires, Brière de l'Isle et de Négrier, et 4
brigadiers Giovanninelli, Jamais, Munier et Prudhomme, complètent cette
brillante réunion d'officiers généraux. Pour parer à toute éventualité, une
armée de réserve est réunie au Pas-des-Lanciers, sous la direction du général
Coiffé. L'avenir n'est pas plus négligé que le présent la Chambre, avec
l'appui du Gouvernement, discute le 21 Mai en première et le 3 Août en
seconde délibération les grandes lignes d'une armée coloniale. Les troupes de
la Marine doivent être rattachées à la Guerre ; les forces qui tiennent
garnison en Afrique, rendues distinctes des forces continentales, toutes
réservées à la grande mobilisation, doivent être augmentées et recrutées par
engagements volontaires avec primes d'engagement. Ces principes offraient, au
moins les bases d'une organisation future la Législature finit sans que le
Sénat pût les étudier, et plusieurs autres Législatures ont passé sans que la
question ait fait un pas. Les
négociations avec la Chine aboutirent le 9 Juin à la signature du traité de
Tien-Tsin. Les incidents de Lang-Son n'avaient pas augmenté les prétentions
du Céleste-Empire il acceptait les conditions imposées par M. J. Ferry et
consentait à évacuer le Tonkin, mais ne payait pas d'indemnité de guerre.
L'évacuation fut un peu plus lente qu'on ne l'avait annoncé les Pavillons
Noirs de Luh-Vinh-Phuoc ne quittèrent Than-Quan qu'à la fin de Juin. De notre
côté, nous abandonnâmes dans les délais fixés toutes nos conquêtes maritimes
et en particulier l'excellent mouillage des iles Peseadores que Courbet avait
occupé à la fin de Mars. Le grand marin, dont la science nautique et les
qualités militaires nous avaient valu sur mer et sur terre les vrais succès
de cette guerre, mourut à son bord, le 11 Juin, victime des fatigues de la
lutte et des souffrances morales que les incertitudes de la direction suprême
avaient infligées son patriotisme. Le
traité de Tien-Tsin fut ratifié par la Chambre le 6 Juillet et le 16 par le
Sénat. Le traité conclu le 17 Juin 1884 avec le Cambodge fut également
ratifié par les deux Chambres. Dans toutes ces négociations le Cabinet du 6
Avril prenait la suite des affaires du Cabinet du 21 Février, comme il le
faisait pour la convention de Londres du 17 Mars 1885, pour la neutralisation
du canal de Suez, pour le règlement de la question du Congo. M. Henri Brisson
fit preuve d'un remarquable esprit politique en continuant purement et
simplement la politique extérieure et la politique coloniale de Jules Ferry.
Les événements le favorisèrent, d'ailleurs, et il n'éprouva pas les
déceptions et les mécomptes qui avaient si malencontreusement troublé notre
action en Indochine et amené la rupture entre la majorité et le Cabinet
précédent. On ne connut qu'après la répression la perfidie des Annamites et
les intrigues de la cour de Hué. Celle-ci avait préparé un de ces guet-apens
où les Asiatiques sont passés maîtres. Le général de Courcy leur tua 1.500
hommes et peu après il fit déporter à Poulo-Condore l'un des régents, Thuong.
L'autre régent, Thuyet, s'était enfui avec le jeune roi. Le prince Metrien
fut substitué au roi en fuite il prit le nom de Donc-Khanh et subit
docilement notre protectorat. Au Tonkin, le général Jamont prit Than-Moï le
24 Octobre. C'est
dans la grande discussion de la fin du mois de Juillet sur le crédit de 12
millions pour Madagascar, demande par son prédécesseur, que M. Brisson se
déclara nettement et, comme son prédécesseur, en faveur de la politique « de
conservation du patrimoine national. Le rapporteur, M. de Lanessan s'était montré
favorable à la demande. MM. G. Périn et Clémenceau s'étaient montrés très
hostiles à toute politique coloniale. M. de Mahy, député de la Réunion,
aurait voulu que la France s'annexât Madagascar. M. de Freycinet, au
contraire, protestait contre toute idée de conquête. Le Président du Conseil
enleva le vote en s'engageant à ne rien abandonner ni des droits ni des
intérêts français. Le crédit fut accordé par 277 voix contre 120. Les
réserves faites par M. de Freycinet au sujet de l'expansion française dans la
grande île malgache empêchèrent d'y réaliser de sérieux progrès le combat de
Furafate y fut livré non sans succès le 12 Septembre, et trois mois plus tard
fut signé un arrangement qui nous donnait, avec de libres établissements pour
nos nationaux, une indemnité de 10 millions, la possession de la baie de
Diego-Suarez, et la direction de la politique extérieure des Hovas. Nous
reconnaissions la reine de Madagascar. Mais celle-ci sut échapper à notre
action, comme ses ministres, et notre influence fut purement nominale sur
tous les points de la grande île que nous n'occupions pas avec des forces
respectables. Le
lendemain de la formation du Ministère, la Chambre avait dû procéder à
l'élection de son Président, en remplacement de M. Brisson. La majorité était
tellement divisée que M. Floquet, candidat des radicaux, n'avait pu passer
qu'au troisième tour, avec les votes de quelques membres de la Droite, par
179 voix contre 175 données à M. Fallières, candidat des modérés ou
ferrystes. Ces modérés ne pouvaient plus être exclus de toutes les
Commissions, comme ils l'avaient été au lendemain de la chute de Gambetta ils
entraient en nombre dans la Commission du budget de 1886 et c'est un ancien
ministre de Jules Ferry, M. Rouvier, qu'ils plaçaient à leur tête comme
président. La
session ordinaire, close le 7 Avril, reprit le 4 Mai et le Cabinet de M.
Brisson, malgré les gages qu'il avait donnés au radicalisme, en remplaçant ou
en déplaçant quelques préfets, en demandant la démission de M. Camescasse,
préfet de police, se trouva en butte aux mêmes attaques que celui de M.
Ferry, de la part de l'Extrême Gauche ou de la Droite. Il combattait les
prétentions de ces deux groupes intransigeants par les mêmes arguments que M.
Jules Ferry et il obtenait les mêmes majorités. Le 16 Mai, il faisait rejeter
une proposition d'amnistie déposée par MM. Clovis Hugues et Pelletan, à 100
voix de majorité. Le 26 Mai, M. Allain-Targé, répondant à une interpellation
sur les manifestations qui s'étaient produites au Père-Lachaise pour
l'anniversaire du 24 Mai, faisait une distinction subtile entre les bannières
rouges et les drapeaux rouges, entre l'enceinte du cimetière et l'extérieur du
cimetière mais, cette concession mise à part, il condamnait le désordre aussi
énergiquement que M. Waldeck-Rousseau et il obtenait un ordre du jour de
confiance voté par 373 voix contre 5. M. Goblet, a la Chambre et au Sénat,
répondait aussi victorieusement sur la désaffectation du Panthéon le 28 et le
30 Mai. Victor Hugo était mort le 31 Mai le Gouvernement pensa,' non sans
raison, qu'une seule sépulture lui convenait, celle que la Révolution avait
assignée aux grands hommes. Paris comprit cette pensée et il fit au poète des
funérailles qui furent comme la glorification du génie et de la République. Trois
jours après, le 4 Juin, venait devant la Chambre la discussion de la
proposition de mise en accusation du Cabinet Ferry, discussion dont l'urgence
avait été repoussée dans la séance du 30 Mars. Depuis sa chute, M. Jules
Ferry avait gardé le silence à la Chambre. Le 15 Avril seulement, au Cercle
du Commerce d'Épinal, il dit prophétiquement : « L'apologie du
Cabinet tombé, je charge les événements de la faire » et annonça que le
Cabinet du 6 Avril ne pourrait faire une politique différente de celle qu'avait
suivie le Cabinet démissionnaire aussi donna-t-il le concours le plus dévoué
à son successeur. Le
rapporteur de la Commission des poursuites, M. Gomot, concluait au rejet de
la proposition. Le Président du Conseil prit la parole avant toute discussion
et, dans une déclaration pleine de franchise et de netteté, qui faisait
autant d'honneur à son caractère qu'à son esprit politique et gouvernemental,
il démontra l'inopportunité de la manifestation projetée, l'absence fatale de
sanctions dans le cas ou la proposition serait votée et la désunion non moins
fatale qu'elle introduirait dans les rangs de la majorité. Un membre de la
Gauche radicale, M. Rivière, et un membre de la Droite, M. Delafosse,
reproduisirent avec une violence passionnée des attaques contre le Cabinet
Ferry qui étaient devenues banales à force d'être répétées. M. Delafosse
engloba dans ces attaques la majorité qui avait soutenu le Cabinet Ferry
pendant vingt-cinq mois. Il s'éleva contre le Ministère déchu qu'il
représenta comme ayant exploité le dévouement et la complaisance de cette
majorité, comme ayant tout osé contre la patrie et contre la loi. Ces
furieuses critiques, présentées en bon style, semblaient comme un écho
refroidi des violences du 30 Mars personne ne crut devoir les relever, M.
Clémenceau garda le silence et les conclusions de la Commission furent
adoptées par 305 voix contre 141. Si M. Jules Ferry n'avait pas été avant
tout un homme de gouvernement, il eût souhaité d'être déféré au Sénat cette
Assemblée lui aurait fait un triomphe, juste compensation des indignes
traitements dont il avait été l'objet dans l'autre Chambre. Cette
discussion, rétrospective et vaine, fut la dernière incursion de la Chambre
sur le terrain politique. Les trois derniers mois d'existence de l'Assemblée
élue en1881 furent consacrés, comme de coutume, au vote de nombreuses mesures
qui avaient surtout un caractère électoral et qui ne furent pas toutes
ratifiées par le Sénat. La loi sur le recrutement et sur le service de trois
ans qui refusait toute dispense aux diplômés, aux instituteurs et aux
ecclésiastiques fut du nombre. La loi sur les récidivistes, au contraire, fut
définitivement votée, telle qu'elle était sortie des délibérations du Sénat. M.
Allain-Targé, qui l'avait énergiquement combattue avant le 6 Avril, dut la
soutenir comme ministre et il la fit voter par 383 voix contre 52. L'article
le plus contesté fat celui qui rendait la relégation obligatoire pour les
tribunaux. Il était pourtant à peu près annulé par l'article 18 qui laissait
le soin au Gouvernement de déterminer le mode d'application de la relégation.
Celle-ci était, par le fait, obligatoire pour les tribunaux mais facultative
pour l'administration. Le vote d'une proposition de M. Bérenger, le célèbre
criminaliste, sur la libération conditionnelle, le patronage et la réhabilitation
compléta heureusement la loi dont M. Joseph Reinach avait démontré la
nécessité dès 1882 dans sa célèbre brochure sur les Récidivistes. Préparé
par M. Tirard, conservé dans ses grandes lignes par M. Sadi-Carnot, le budget
de 1886, que l'on a appelé un budget d'attente, fut voté par le Sénat, tel
que l'avait adopté la Chambre, le 6 Août 1885, le jour même de la clôture, et
promulgué le surlendemain. Le budget ordinaire s'élevait à 3 milliards 15
millions en dé penses, à 3 milliards 16 millions en recettes et le budget
extraordinaire à 163 millions et demi. La
liquidation de l'ancienne Caisse des lycées, collèges et écoles et la
dotation d'une nouvelle Caisse des écoles et des chemins vicinaux, en faveur
de laquelle on émit 330 millions d'obligations à court terme, remboursables
en vingt-deux ans, sur les ressources du budget ordinaire, servit comme de
préface à la discussion de la loi de Finances. Cette discussion provoqua les
critiques habituelles de MM. Germain, Amagat et Daynaud à la Chambre, Buffet
et Bocher au Sénat. Il y fut révélé que la Dette perpétuelle atteignait 20
milliards, la Dette amortissable 6 milliards et la Dette flottante 1 milliard
100 millions. Pour réfuter les critiques de la Droite et celles de M.
Germain, qui prononça un vif réquisitoire contre la gestion des finances
républicaines, MM. Jules Roche et Dauphin, aidés du ministre des Finances,
firent valoir les 7S millions économisés en trois ans sur les dépenses
générales, les crédits extraordinaires et supplémentaires ramenés, en
quelques années, de 200 millions en 1882 à 30 millions en 1884, et abaissés à
5 millions et demi pour le premier semestre de 188o. La réduction de l'impôt
foncier pour les familles comptant 7 enfants qui se transforma en une
allocation supplémentaire de 400.000 francs au chapitre des bourses, la
suppression de l'impôt sur le papier dont la Chambre avait reculé l'effet au
1er Décembre 1886, pratiquant ainsi la politique d' « Après nous le
déluge » et la limitation, à une année, des remises d'impôts accordées
aux propriétaires d'appartements non loués furent les points saillants de la
discussion. La hâte ou l'on était de clore les travaux législatifs enleva
toute acuité la contestation annuelle entre les deux fractions du Parlement,
sur leurs attributions financières respectives. Nous
avons laissé de côté la loi sur le scrutin de liste, qui fut discutée au
Sénat du 19 au 23 Mai et adoptée a la Chambre le 8 Juin, sans modifications,
telle qu'elle revenait du Sénat. Un seul article de la loi votée par la
Chambre avait été sérieusement contesté par le Sénat c'était celui qui
comprenait les étrangers dans le calcul de la population d'où dépendait le
nombre des députés. La Chambre avait admis les étrangers dans ce calcul son
vote défendu par MM. Brisson, Léon Renault et Tolain, attaqué par MM.
Bozerian et G. Denis fut rectifié, a la majorité de 129 voix contre 121, et
la Chambre passa condamnation. L'Union
républicaine, le journal la République française semblaient voir dans
le vote du scrutin de liste une sorte de pieux hommage rendu à la mémoire de
Gambetta. Ce principe, très contestable et très contesté, qui ne vaut
d'ailleurs que par l'application qui en est faite, était devenu comme
l'article 1er d'une sorte de testament politique qu'aurait laissé le grand
patriote. Amis ou adversaires de Gambetta, tous se faisaient illusion et
attachaient une importance démesurée au nouveau credo. Le courant était si
fort qu'il ne fallait pas chercher à le remonter personne n'y songea. C'est à
peine si le scrutin d'arrondissement rencontra quelques défenseurs isolés et
personne non plus, ni au Sénat ni à la Chambre, ne sembla prévoir les
déceptions que le scrutin de liste réservait à ses partisans. Ces partisans
étaient tous les républicains qui s'en étaient épris en théorie et, en effet,
théoriquement le scrutin de liste est incontestablement supérieur au petit
scrutin, au scrutin uninominal. Dans la pratique ; les députés élus au petit
scrutin en 1876, en 1877 et en 1881 avaient empiété sur les attributions des
ministres, touché à mille questions sans en résoudre beaucoup, manqué de vues
d'ensemble et d'idées générales ; ils s'étaient montrés aussi incapables de
discipline que de travail suivi. Pour que les députés élus d'après un nouveau
mode de votation ne ressemblassent pas à leurs prédécesseurs, il fallait
évidemment que le choix au scrutin de liste s'opérât par un autre procédé que
le choix au scrutin d'arrondissement. Or, il n'était pas interdit de prévoir
que chaque arrondissement, surtout en province, tiendrait à avoir son
représentant sur la liste départementale qui serait formée par la réunion des
5, 6 ou 7 députés de chacun des arrondissements. Quant à espérer que ces
députés, élus par 40.000 voix au lieu de l'être par 4.000, puiseraient dans
ce nombre décuplé d'électeurs plus de largeurs de vues et cesseraient d'être
les défenseurs des intérêts locaux et étroits de leur arrondissement, c'était
une illusion qui confinait à l'aveuglement. En
outre la difficulté de faire accepter un programme de gouvernement aux
républicains des deux Écoles, ceux de l'École jacobine et ceux de l'École
libérale, devait avoir le double résultat de faire dresser deux listes
républicaines dans beaucoup de départements et de faire opposer à ces deux
listes la liste unique des réactionnaires de toutes nuances qui, n'ayant à
rédiger qu'un programme dë démolition, ne regarderaient pas aux détails et
arriveraient facilement à s'entendre. Enfin
le scrutin de liste, plus encore que celui d'arrondissement, a besoin d'être
dirigé ; il lui faut un grand électeur qui mène la campagne et fasse passer
avant les petits intérêts locaux les grands intérêts nationaux. Cet électeur,
depuis la mort de Gambetta, n'existait plus. M. Jules Ferry, atteint par le
vote du 30 Mars, est momentanément frappé d'impuissance M. Brisson a plus
d'autorité dans les milieux parlementaires que sur la masse électorale ; M.
Clémenceau, le plus connu des radicaux, n'a pas même d'action prépondérante
sur son parti. Au
milieu de l'année 1885, quelques mois avant les élections du 4 Octobre, tous
les esprits éclairés pouvaient prévoir que la future Chambre, renforcée à ses
extrémités, diminuée au centre, n'aurait ni programme, ni majorité ; que
beaucoup de départements, sans être monarchistes, passeraient tout entiers à
la réaction ; que beaucoup d'autres, sans être radicaux, donneraient la
majorité de leurs suffrages à des radicaux ; que dans tous la minorité serait
écrasée et que la France fermement républicaine, mais aussi éloignée des
violences que des chimères, ne se reconnaîtrait pas dans ses élus. Oui, l'on
pouvait prévoir en d888 que la prochaine consultation électorale, éliminant
les modérés et mettant face à face les violents de Droite et de Gauche,
rendrait bien difficile la constitution d'un parti intermédiaire dans la
future Assemblée, d'un parti ne s'inspirant que des intérêts essentiels du
pays, que de pensées patriotiques et libérales, écartant à la fois le péril
monarchique ressuscité huit ans après le i6 mai, et le péril révolutionnaire
qui devait s'incarner dans un soldat inventé, protégé et poussé par le
radicalisme inconscient. La
troisième Législature républicaine (1881-1885), qui avait excité tant
d'espérances à ses débuts et provoqué tant de déceptions, s'était terminée au
milieu d'une sorte de désarroi. Le Gouvernement en trois circonstances
importantes, le 4 Juin, le 6 Juillet et le 28 Juillet, s'était solidarisé
avec le Gouvernement précédent, au grand mécontentement de l'Extrême Gauche.
La plus grande partie des membres de la majorité avait reconnu la faute
commise le 30 Mars 1885 sans avoir le courage de la réparer. Les autres
fractions parlementaires avaient donné le spectacle d'un émiettement qui ne
présageait rien de bon pour les prochaines élections. Quand les représentants
du peuple sont divisés et incohérents, il ne faut pas s'attendre à trouver
dans la masse électorale beaucoup d'union et de fixité de vues. Nous
prendrons pour guide, dans l'exposé de la situation électorale après la
séparation de la Chambre, l'auteur de l'Année politique 1885, M. André
Daniel (André
Lebon). Son ouvrage[1] devient d'année en année plus
nourri, plus substantiel, plus intéressant. On ne peut lui reprocher, car la
critique ne perd jamais ses droits, que de présenter parfois les faits avec
une certaine confusion, sans les dater, ce qui oblige le lecteur à se reporter
perpétuellement à la table chronologique, très soignée mais un peu sèche, qui
termine chaque volume. Les
membres de l'ancienne majorité ferryste avaient songé à adresser un Manifeste
collectif aux électeurs et, dans ce but, constitué un comité de rédaction
composé de membres marquants du Sénat et de la Chambre. MM. Ranc, Paul Bert,
Ribot, qui faisaient partie du Comité, ne purent s'entendre et le Manifeste
ne fut jamais rédigé. Dans ce désarroi de ses anciennes troupes, M. Jules
Ferry exposa seul la politique qu'il avait suivie et celle qu'il se proposait
de suivre, dans ses discours de Lyon et de Bordeaux, dans sa profession de
foi aux électeurs des Vosges. A Lyon, tout en s'affirmant opportuniste, il
laissait libres ses auditeurs radicaux de voter pour des radicaux il ne les
mettait en garde que contre les intransigeants. A Bordeaux, il insista sur la
nécessité de former une majorité de gouvernement, sans laquelle, dit-il, ne
pourraient subsister ni la République, ni la France même. Aux électeurs- des
Vosges, il indiqua que notre politique coloniale devait désormais se borner à
l'organisation et à l'exploitation des régions nouvellement acquises, et la
politique intérieure à la révision des lois militaires, à la réforme des
circonscriptions administratives, à l'extension de la compétence des juges de
paix, à la réduction des frais de justice. à l'introduction dans notre
système fiscal du principe de l'impôt sur les revenus, à l'économie la plus
rigoureuse, à la présentation d'une loi équitable sur la responsabilité des
accidents dans la grande industrie et au plus large développement de
l'enseignement manuel technique et professionnel. MM.
Jules Ferry, Méline, Brugnot, Bresson, Albert Ferry, et Frogier de Ponlevoy,
inscrits sur la liste républicaine du département des Vosges, se présentèrent
le 23 août devant les délégués des cantons réunis à Epinal. M. Jules Ferry
commença par tracer un large tableau de l'œuvre accomplie sous la Législature
qui venait de finir, par la République gouvernementale il rappela les 13.000
kilomètres de chemins vicinaux et les 12.000 kilomètres de chemins de fer
construits, les 26.000 écoles bâties, le budget de l'Instruction Publique
porté de 38 millions à 136 millions, la frontière de l'Est refaite, le
matériel militaire reconstitué. Après avoir souhaité que la prochaine
Législature fut vouée aux réformes pratiques et aux progrès réalisables, il
protesta une fois de plus contre les réformes mal conçues, les phrases
creuses et sonores, les utopies. M. Méline qui devait relever, dix ans après,
le drapeau renversé le 30 Mars 1885, fut questionné par un délégué sur le
régime économique des colonies. Il établit que le marché chinois, avec sa
clientèle de 10 millions de consommateurs, suffisait à justifier l'expédition
du Tonkin et il montra, avec beaucoup de force, comment les Anglais, hommes
pratiques, comprenaient la politique coloniale. « Si un cabinet Anglais,
dit-il, avait jamais apporté à l'Angleterre une colonie comme le Tonkin, il
aurait était accueilli par un élan unanime d'enthousiasme. Amis et
adversaires se seraient réunis pour l'acclamer. » M.
Méline, comme son collègue et ami M. Jules Ferry, comme tous les
républicains, faisait justice de la campagne de calomnies, de diffamations,
de mensonges entreprise, non pas seulement contre les républicains modérés,
mais contre la République parlementaire elle-même. Le
programme des républicains des Vosges, auquel l'immense majorité de la
Chambre et du Sénat aurait pu et dû se rallier, différait peu de celui que M.
Brisson développa le 8 Septembre, à Paris, dans une réunion électorale. Il
écarta la question de la séparation de l'Église et de l'État, parce que la
majorité du pays n'y était pas préparée et M. Goblet ne devait pas tenir,
dans la Somme, un autre langage que son collègue de la Seine. M. Brisson ne
se distinguait de M. Ferry que par la déclaration faite par lui que le péril
n'était pas à Gauche et par l'illusion conservée par lui qu'un Ministère de
concentration était possible et pouvait durer sur le fond des choses l'ancien
et le nouveau Président du Conseil pensaient et parlaient de même. L'Alliance
républicaine des comités radicaux et progressistes de la Seine, que
présidait M. Tolain, avait adressé le 23 Juillet aux électeurs une
Déclaration où elle conviait tous les républicains à une entente loyale.
Après avoir insisté sur la nécessité de fonder la stabilité gouvernementale
par la formation d'une majorité homogène, elle dressa un programme contenant
un trop grand nombre de questions et proposant sur les plus délicates, comme
la séparation de l'Église et de l'État, la loi électorale du Sénat, les biens
de main-morte, des solutions vagues ou contestables. L'Alliance républicaine,
après ces déclarations de principe, faisait de l'éclectisme politique en
inscrivant pêle-mêle sur sa liste de 38 noms MM. Frédéric Passy, Spuller,
Brisson, Ranc, Lockroy et Floquet. Les
radicaux, dès le mois de Juin, avaient rédigé un long Manifeste où ils
demandaient, entre autres réformes, la révision constitutionnelle, l'impôt
sur le revenu, la révision des conventions, la séparation des Églises et de
l'État, des lois de protection et d'émancipation du travail. Ce programme,
que l'on appela le programme de la rue Cadet, portait les noms de MM.
Barodet, Boysset, Clémenceau, Sigismond Lacroix, de Lanessan, Henry Maret,
Camille Pelletan, Georges Perin et de i2 de leurs collègues. Bien qu'il
condamnât la politique d'aventures et de conquêtes, séparât l'Église de
l'État, réduisit le service militaire supprimât le volontariat d'un an et
l'exemption des séminaristes, promît des lois de protection et d'émancipation
du travail et l'abolition du suffrage restreint, le programme de la rue Cadet
n'était qu'un prélude. Le Comité
central des groupes radicaux socialistes de la Seine dressa un programme
beaucoup plus complet qui réclamait simplement la suppression du Sénat, du
Président de la République et des ministres, l'omnipotence d'une Assemblée
unique, l'arbitrage international, l'autonomie communale, la suppression du
budget des cultes, la magistrature élective et temporaire, la révision
égalitaire des codes, la suppression des armées permanentes, la nourriture et
l'entretien gratuits des enfants d'âge scolaire, l'instruction intégrale,
l'amnistie, l'impôt progressif sur le capital et sur le revenu, la révision
de tous les contrats ayant aliéné la propriété publique canaux, mines,
chemins de fer, l'assistance publique obligatoire pour la commune, le
département et l'État. Le plus mortel ennemi, le plus perfide adversaire de
la démocratie, s'ingéniant à rédiger un programme capable d'écarter de la
République le plus grand nombre possible de Français, de lui aliéner des
millions de suffrages ; n'aurait pas trouvé mieux que le Comité central
des groupes radicaux socialistes. L'exagération de ces revendications,
reconnue par M. Clémenceau lui-même ; ne trouva pourtant pas grâce devant les
partisans de la révolution violente, qui reprirent leur liberté d'action et
proposèrent aux suffrages des électeurs parisiens une liste plus rouge que
celle où figuraient M. Clémenceau et ses collègues de l'ancienne Gauche
radicale. Ce
n'était pas seulement parmi les républicains avancés que régnaient ces
divisions. Les modérés n'étaient pas plus unis. Pendant que d'anciens membres
du Centre gauche, comme MM. Ribot et Francis Charmes, se ralliaient au gros
des forces républicaines, d'autres faisaient scission et, sous l'inspiration
de MM. Léon Say et Barthélemy Saint-Hilaire critiquaient amèrement la
politique à laquelle ils avaient participé et adressaient à la majorité de M.
Ferry, qui était restée la majorité de M. Brisson, des critiques aussi peu
mesurées que celles de M. Clémenceau ou de M. Delafosse. Le
Manifeste du Comité de Seine-et-Oise traitait la République
opportuniste « de gaspillage et de déficit en permanence, » exploitait les
préjugés populaires contre les expéditions coloniales et qualifiait la
révision de 1884 de « révision ridicule ». L'intervention
inattendue de ces sénateurs, de ces fondateurs de la République dans la
bataille électorale ne contribua pas médiocrement à porter le trouble et la
division dans les rangs des républicains modérés, et le désordre dans
l'esprit des électeurs. M. Léon Say, qui avait réclamé la révision en
Décembre 1881, avant les dernières élections sénatoriales, était mal fondé à
critiquer l'œuvre du Congrès de 1884. Quant à la politique de « gaspillage »,
ne l'avait-il pas inaugurée en 1879, par l'approbation initiale du plan
Freycinet ? Le
Manifeste de la Droite, signé de 76 anciens députés, résumait en trois mots
toute la politique de la Chambre élue en 1881 et des Ministères républicains
le déficit, les violences, la guerre. La Droite se contentait de critiquer le
passé ; elle se gardait bien de formuler un programme d'avenir, dans la
crainte de diviser les éléments variés qui la constituaient ; l'union des
conservateurs ne pouvait se maintenir qu'au prix du silence sur la forme du
Gouvernement. Mais il y avait dans la Droite des enfants terribles, comme
dans la Gauche, et le 17 Septembre le prince Napoléon, violant la consigne
dans une lettre à un ami, exprima son avis sur le spectacle édifiant
qu'offraient les conservateurs. Dans l'union conservatrice, dit-il rudement,
chacun cache son programme, chacun dissimule son drapeau. Et encore : « Cette
monstrueuse alliance est faite de réticences et de dissimulation. » Le prince
refusait de prendre part à la mêlée électorale dont il n'avait rien à
attendre et dont le pays n'avait rien à espérer. Sa protestation isolée fut
sans écho l'alliance monstrueuse subsista et l'on vit sur les mêmes listes
figurer des impérialistes comme M. de Cassagnac, des royalistes comme M.
Lambert-Sainte-Croix, des cléricaux comme M. de Mun. En
présence de ces partis sans franchise, d'un Gouvernement qui par scrupule de
conscience, par excès de probité électorale, affecta de rester neutre et qui
ne démentit même pas les fausses nouvelles, de fonctionnaires administratifs
qui ne dissimulèrent pas toujours leurs sympathies pour les candidats
hostiles aux institutions établies, les guides autorisés, les conducteurs de
peuple faisant défaut, la France, en possession d'un nouveau mode de scrutin
dont elle ignorait l'emploi, allait, comme disent les Anglais, faire un saut
dans la nuit. Au
premier tour de scrutin, le 4 Octobre, 176 réactionnaires furent élus et
seulement 127 républicains. Treize départements, où les forces républicaines
étaient considérables, avaient entièrement passé à la réaction. Le Nord, le
Pas-de-Calais, la Somme, le Calvados, l'Eure, le Finistère, les Landes les
Basses-Pyrénées, les Hautes-Pyrénées, le Tarn-et-Garonne l'Aveyron,
l'Ardèche, l'Indre étaient momentanément perdus pour la République. Que le
mouvement continuât et s'étendit le 18 Octobre, et la forme même du
Gouvernement était en péril. Les plus optimistes espérances des
réactionnaires étaient dépassées, comme aussi les prévisions les plus
pessimistes des républicains. Le scrutin de liste n'avait rien donné de ce
que l'on attendait de lui à Droite comme à Gauche il avait écarté du
Parlement les hommes les plus connus et il les avait remplacés par des
candidats dont la notoriété ne s'étendait pas même jusqu'aux limites de
l'arrondissement. A Droite MM. Caillaux, de Fourtou, Decazes, de Meaux et de
Broglie étaient battus à Gauche MM. Ribot, Devès, Germain et Ranc. Le
Ministère avait laissé 4 de ses membres sur le carreau MM. Pierre Legrand,
Hervé-Mangon, Hérault et Rousseau, et un cinquième, M. Goblet, en mauvaise
posture pour le ballottage. Trois membres du Cabinet seulement étaient élus
MM. Brisson, Sarrien et Cavaignac. Paris n'avait pu faire sortir des urnes
que 4 noms sur 38 ceux de MM. Lockroy, Floquet, Anatole de la Forge et
Brisson. Les
journaux royalistes, après le 4 Octobre 1885, étaient en droit d'affirmer que
le parti conservateur avait doublé ses forces dans le pays, tandis que le
parti républicain avait vu son armée diminuer d'un tiers. Une
seule manifestation gouvernementale de quelque importance se produisit entre
le 4 et le 18 Octobre. Le 11 Octobre, le Président du Conseil adressa une
lettre très sage, très politique à ses électeurs, où il faisait une fois de
plus appel à la conciliation. Ses conseils seraient-ils entendus ? Ils le
furent, parcque les plus modérés parmi les républicains s'effacèrent
patriotiquement devant les candidats d'opinion plus avancée, et le second
tour de scrutin fut un triomphe pour les radicaux, comme le premier avait été
un triomphe pour les monarchistes. Dès le
lendemain du 4 Octobre les journalistes radicaux avaient rappelé la règle
républicaine qui veut que le candidat le moins favorisé au premier tour
s'efface au second tour devant le candidat de même nuance qui a obtenu le
plus de voix. Cette procédure s'impose évidemment au scrutin
d'arrondissement, quand il n'y a qu'un siège à pourvoir ; mais au scrutin de
liste quand le nombre des députés à nommer est multiple, l'équité comme
l'arithmétique commandent de proportionner le nombre des candidats accordés à
chaque fraction du parti républicain, au nombre des suffrages obtenus au
premier tour par chaque liste républicaine. S'il s'agit, par exemple, de 25
sièges à pourvoir au second tour de scrutin, la liste radicale ayant obtenu
150.000 voix au premier tour et la liste républicaine 100.000, il conviendra
d'accorder 15 sièges à la première liste et10 à la seconde. Les républicains
n'ayant pas exigé qu'il en fût ainsi, la théorie de la liste la plus
favorisée tourna presque partout au profit des radicaux. Le 18
Octobre, sur 269 sièges à pourvoir, 244 revinrent aux républicains et aux
radicaux, 25 seulement aux réactionnaires. Après les élections coloniales, la
Chambre nouvelle comprit 383 républicains et 201 réactionnaires. Les 383
républicains se divisaient en radicaux au nombre de 180 et en modérés au
nombre de 200. Les réactionnaires se divisaient à peu près par tiers en
royalistes, impérialistes et réactionnaires cléricaux. Que les 201
réactionnaires s'unissent aux 180 radicaux, suivant une habitude invétérée,
et, les 200 républicains modérés étant écrasés entre les deux ailes de
l'Assemblée, tout Gouvernement sera rendu impossible. On comptait sur le
scrutin de liste pour former une majorité qui aurait donné la force, la
stabilité, la durée à un Gouvernement et le scrutin de liste, abandonné à
lui-même, avait produit une Assemblée où l'on ne trouvait que trois
minorités, impuissantes pour appuyer un Cabinet quelconque, toutes puissantes
pour le renverser par une coalition. Il nous
reste à rapprocher quelques chiffres qui montreront éloquemment le résultat
des élections générales de 1885. En 1881 les républicains avaient obtenu
5.128.442 suffrages et les réactionnaires 1.789.767. En 1885, les
républicains réunirent seulement 4.327.162 suffrages et les réactionnaires
3.541.384. Les voix réactionnaires avaient plus que doublé en quatre ans, de 1881
à 1883 : jamais depuis 1876, même en1877, où toutes les forces de
l'administration et du clergé étaient à leur service, les adversaires de la
République n'étaient arrivés aussi près du but. Sans programme, sans drapeau,
ayant contre eux le pouvoir exécutif, le Ministère et toutes les grandes
forces sociales, moins le clergé, ils avaient fait échec au régime établi et
presque triomphé, dans des conditions cent fois moins favorables qu'au 16 mai
1877. La
session extraordinaire de 1885 s'ouvrit le10 Novembre. Le matin même le Journal
officiel avait annoncé le remplacement de MM. Pierre Legrand et
Hervé-Mangon, ministres non réélus, par MM. Gomot et Dautresme. MM. Hérault
et Rousseau ne furent pas remplacés comme sous-secrétaires d'État. Les
élections non contestées furent validées à la Chambre avant l'élection du
bureau, fixée au 14 Novembre. Antérieurement à cette élection, des réunions
extra-parlementaires furent tenues rue Cadet, au Grand-Orient, dans la salle
d'où était parti le fameux programme. Elles furent présidées par M. Lockroy,
le premier élu de Paris, et fréquentées par 150 députés une centaine se
rattachaient au radicalisme et une cinquantaine seulement à l'ancienne
majorité ferryste. Aussi les résolutions qui furent prises se
ressentirent-elles de cette composition les radicaux, comme toujours, firent
la loi aux modérés et parmi les radicaux les plus aventureux imposèrent leurs
vues et leurs projets aux autres. Vues et projets étaient d'une très grande
simplicité. Estimant que l'affaire la plus urgente était la mise en
accusation du Cabinet Ferry réclamée, disaient-ils, par le suffrage
universel, les intransigeants consentaient pourtant à renoncer à la mise en
accusation, si on leur accordait /nc et mmc l'amnistie qui devait s'appliquer
exactement a quatre personnes à M"" Louise Miche), au prince
Kropotkine et à deux inconnus. On allait répétant que cette combinaison, que
ce marché avait l'assentiment de deux ministres et que le Président de la République
n'y était pas opposé. En tout cas, le Président du Conseil le repoussa
formellement et, dans la Déclaration qui fut lue aux Chambres le 16 Novembre,
il recommanda une politique d'union, de conciliation, de concentration et
d'affaires, sans la moindre allusion à l'amnistie et sans s'exprimer avec une
énergie suffisante, au gré des radicaux, sur les révocations de
fonctionnaires qu'ils jugeaient nécessaires. Au lieu
d'interpeller immédiatement le Président du Conseil et de vider leur querelle
avec lui, sur cette question, au grand jour de la tribune, comme le
conseillaient deux jeunes députés du Midi, MM. Jaurès et Jamais, les
républicains avancés, dans de nouveaux conciliabules tenus au Grand-Orient,
résolurent de demander sa démission au Président du Conseil. M. Brisson
accueillit fort mal cette démarche. Il répondit à ses interlocuteurs que,
conformément à toutes les règles parlementaires, il ne se retirerait que s'il
était mis en minorité par la Chambre. Du reste, il allait lui donner
l'occasion de faire connaître son opinion, en déposant un projet de crédits
pour le Tonkin et pour Madagascar. Trois
jours après, le 21 Novembre, la demande de crédits était déposée. Sur 243
millions de crédits ouverts en 1885 pour le Tonkin et pour Madagascar 113
restaient disponibles. Le Gouvernement proposait de reporter sur l'exercice
1886 une somme de 79 millions qui seraient ainsi répartis 45 millions pour la
Marine, 30 millions pour la Guerre et 4 millions pour Madagascar. Il estimait
qu'avec un corps expéditionnaire réduit à 11.352 hommes et que l'on
fortifierait par l'organisation de 5.738 tirailleurs tonkinois, les dépenses
de la métropole pour sa colonie s'abaisseraient sensiblement en 1886. La
Commission qui fut nommée le 24 Novembre comprenait 26 membres hostiles et 7
membres favorables elle choisit comme président M. Georges Périn,
l'adversaire né de toute conquête coloniale, et elle appela immédiatement
devant elle le Président du Conseil. Prenant position avec une remarquable
netteté et un véritable courage civique, M. Brisson déclara, avec la même
énergie que l'eût pu faire M. Jules Ferry, que le Gouvernement ne
consentirait jamais ni à l'évacuation immédiate, ni à l'évacuation échelonnée
et progressive. La Commission commença immédiatement ses travaux après s'être
divisée en trois sous-commissions, militaire, diplomatique et économique,
elle se' livra à une enquête approfondie sur les origines, les péripéties et
le but de nos établissements au Tonkin et à Madagascar et sur toute la
politique coloniale. Elle interrogea longuement les fonctionnaires que le
Gouvernement avait eu la faiblesse d'autoriser à déposer devant elle et elle
put s'immiscer dans des détails d'administration, dans des recherches de
responsabilités dont seul le pouvoir exécutif avait à connaître. De plus elle
dirigea son enquête comme une instruction judiciaire, non pas contre le
Cabinet du 6 Avril, mais contre celui du 21 Février. Le résultat répondit mal
à son attente et presque toutes les dépositions furent la justification
éclatante de la conduite de M. Jules Ferry et de ses collègues. La plus
remarquée de ces dépositions, celle qui produisit la plus vive émotion et en
même temps qui fit le mieux ressortir l'imprudence commise par le
Gouvernement, qui avait autorisé des officiers à comparaître devant une
Commission parlementaire, fut faite par le général Brière de l'Isle. Le
successeur du général Millet reconnut que le ministre de la Guerre du Cabinet
Ferry l'avait laissé seul juge de l'opportunité de la marche sur Lang-Son et
il en assumait toute la responsabilité. Quant à
la retraite qui avait suivi la blessure du général de Négrier, le général
Brière de l'Isle l'attribuait uniquement à l'état d'ébriété du
lieutenant-colonel Herbinger. Déjà traduit devant un Conseil de guerre pour
la retraite de Lang-Son et bénéficiaire d'une ordonnance de non-lieu, le
lieutenant-colonel fut traduit devant un Conseil d'enquête, à la suite de ces
nouvelles accusations et acquitté à l'unanimité le 10 Février 1886. Le
troisième point de la déposition du général Brière de l'Isle, qui frappa
vivement l'opinion, fut relatif au général de Courcy. Le général Brière de l'Isle
attribuait à sa rudesse, à sa méconnaissance des habitudes et des mœurs
asiatiques, les troubles qui s'étaient produits à Hué et qu'il avait fallu si
sévèrement réprimer. Le
général Brière de l'Isle plus que personne avait amené la chute du Cabinet
Ferry par sa dépêche affolée du 24 Mars. Interrogé par la Commission sur le
point de savoir s'il avait dit qu'il faudrait 60.000 hommes pour garder le
Tonkin, il répondit « C'était une boutade ». L'auteur de cette « boutade »
était absolument hostile à l'évacuation et affirmait qu'avec 6.000 Français
et 15.000 Tonkinois on pouvait garder et défendre le Tonkin. Bien que le
général Brière de l'Isle eut fait preuve en quelques circonstances d'une
regrettable légèreté, la déposition d'un homme qui connaissait le pays, qui y
avait remporté de brillants succès au Kep, à Chu, sur la ligne du Loch-Nam,
fit impression sur les commissaires et, sans les ramener à une plus juste
appréciation des nécessités qui s'imposaient à la France, les empêcha de se
prononcer ouvertement pour la solution radicale et désastreuse de
l'évacuation. Le long
rapport de M. Camille Pelletan porta les traces de cet embarras. Il ne
conseillait pas au Gouvernement de rappeler nos troupes « sur un coup de
télégraphe », mais « de faire la liquidation » avec toutes les
garanties et les précautions nécessaires, garanties et précautions qu'il ne
se chargeait pas d'indiquer. Aussi hostile au protectorat qu'à l'annexion, la
Commission proposait simplement le vote d'un crédit de provision pour
l'entretien des troupes. Appuyées par le rapporteur et par MM. Delafosse,
Raoul-Duval, G. Périn, F. Passy, Clémenceau et Andrieux, durant quatre
séances, ces conclusions furent vivement combattues par Mgr Freppel, par MM.
Paul Bert, Battue, Brisson, Campenon, Casimir-Périer et de Freycinet. Tous
ces orateurs firent valoir les conséquences déplorables que l'abandon du
Tonkin aurait pour notre prestige en Orient ; ils montrèrent nos rivaux tout
prêts à occuper la place que nous laisserions vacante après avoir accompli
les trois quarts de la tâche. Nos intérêts comme notre honneur nous
conseillaient d'achever l'œuvre commencée et d'exécuter le traité que nous
avions signé avec la Chine. M.
Brisson avait d'autant plus de mérite à accepter l'héritage de son
prédécesseur et à défendre intégralement sa politique coloniale qu'il
pensait, qu'il pense peut-être encore que les intérêts de la France lui
commandaient de ne pas étendre son action au-delà du bassin de la
Méditerranée. Notre influence a augmenté dans la Méditerranée occidentale,
depuis que nous exerçons le protectorat de Tunis on n'en saurait dire autant
de notre influence dans la Méditerranée orientale, où le prestige de
l'Angleterre a si fort éclipsé le nôtre, depuis qu'elle domine dans la vallée
du Nil, qu'elle est maîtresse à Chypre depuis aussi que d'autres rivaux de la
France, tout-puissants à Constantinople, ont pris la place que nous devions à
une alliance plusieurs fois séculaire avec la Porte. Qui pourrait affirmer
qu'en disséminant nos efforts sur tant de points du globe, nous n'avons pas
affaibli notre capacité de résistance aux empiétements qui devaient
fatalement se produire dans un domaine plus rapproché et plus restreint, où
nos traditions historiques, une clientèle dès longtemps acquise nous
assuraient à moindres frais des succès plus certains ? N'était-ce pas là la
véritable politique de conservation coloniale ? Ne nous eût-elle pas réservé
moins de mécomptes que la politique d'extension lointaine et d'annexion par
les armes ? Ces questions, que nous posons après coup, ne se posaient pas au
mois de Décembre 1885 une seule était en jeu la France abandonnerait-elle une
terre arrosée du sang de nos soldats, un marché de 10 millions d'habitants,
voisin du plus grand marché du monde, la Chine, et M. Brisson fit à cette
question la seule réponse honorable, en donnant avec tout son talent, tout
son patriotisme, toute son autorité de républicain intègre, pour obtenir le
vote des crédits. Le 24
Décembre, à 10 heures du soir, l'ensemble des crédits fut voté par 274 voix
contre 270. La majorité comprenait 273 républicains et un membre de la
Droite, Mgr Freppel ; la minorité comprenait 176 réactionnaires et 94
républicains il n'y eut que 6 abstentions, 5 de Gauche et une de Droite. Le
Cabinet l'avait emporté, mais grâce à deux circonstances toutes fortuites
l'absence des députés du Tarn-et-Garonne, de la Corse, de la Lozère, de
l'Ardèche et des Landes qui avaient été invalidés ; la vacance de six sièges
de députés de la Seine, élus le 4 ou le 18 Octobre dans les départements, qui
avaient opté pour ces départements et qui ne furent remplacés que le 28
Décembre par MM. Labordère, Maillard, Millerand, de Douville-Maillefeu,
Achard et Brialou. Si ces députés de Paris, qui tous auraient voté contre les
crédits, et les 22 députés de la. Droite avaient été présents à la Chambre le
24 Décembre, les crédits auraient été repoussés par 298 voix contre 274. On
conçoit que M. Brisson n'ait pas considéré comme suffisante cette majorité
péniblement acquise de 4 voix. De ce jour la résolution que lui commandait sa
dignité fut prise. Les intérêts et l'honneur de la France étaient saufs
c'était l'essentiel. Toute
la politique, depuis la rentrée des Chambres, s'était concentrée dans les
discussions de la Commission des Trente-Trois. Pourtant, à la Chambre même,
au Sénat et dans l'ordre administratif d'intéressantes questions avaient
sollicité l'attention publique. La
Chambre avait renoncé à interpeller le Gouvernement sur sa politique dès la
rentrée, mais, un mois plus tard, trois interpellations s'étaient produites
successivement les 10, 12 et 15 Décembre. M. Raoul-Duval avait interrogé le
ministre de l'Intérieur sur les droits et les devoirs des maires en temps
d'élection M. Camélinat, le ministre des Travaux Publics sur les travaux de
Paris l'ordre du jour pur et simple avait clos ces deux interpellations qui
n'avaient pas passionné la Chambre. Il n'en avait pas été de même de
l'interpellation de M. Baudry d'Asson au ministre des Cultes, sur la
suppression des traitements ecclésiastiques. M. Goblet avait revendiqué les
droits de l'autorité civile confirmés par l'arrêt du Conseil d'État que nous
avons cité. La Chambre avait fait un chaleureux accueil au discours de M.
Goblet, ordonné l'affichage et voté un ordre du jour de confiance, par 317
voix contre 186. Quinze jours auparavant, elle avait montré des tendances
protectionnistes, en obligeant l'administration de la Guerre, malgré le
sous-secrétaire d'État, M. Cavaignac, à n'admettre dans les adjudications
publiques intéressant l'alimentation de l'armée que des produits d'origine
française. Enfin, la Chambre avait procédé avec des intermittences à la
vérification des pouvoirs de ses membres et appliqué à ces vérifications une
doctrine assez capricieuse, invalidant les élections de tel département, où
le clergé était intervenu, où les fausses nouvelles avaient pu exercer une
certaine influence et validant celles du département voisin, où les mêmes
interventions s'étaient produites, où les mêmes abus avaient été relevés. Le
Sénat, avant d'être appelé à voter, le 26 Décembre, sur les crédits du Tonkin
et de Madagascar, qu'il avait adoptés par 212 voix contre 39, avait eu à se
prononcer sur de nombreuses lois d'affaires concernant les délégués mineurs,
la liberté du taux de l'intérêt en matière commerciale, le monopole des
pompes funèbres attribué aux fabriques et à ratifier bien tardivement le
traité de commerce conclu le 15 Janvier 1885 entre la France et le roi de
Birmanie Thibô. Le roi avait accordé à une Compagnie française le privilège
de l'exploitation de ses forêts enlevé à une compagnie anglaise. Le Cabinet
de Londres avait protesté Thibô n'avait pas tenu compte de ces protestations
et les Anglais avaient eu recours aux grands arguments : le 28 Novembre,
le général Prendergast pénétrait dans Mandalay avec une petite armée, dictait
la loi à Thibô et annulait l'influence française en Birmanie. Dans le
département ministériel de M. Goblet deux très importantes mesures, peu
remarquées alors, en dehors du monde spécial des universitaires, inaugurèrent
la réforme de l'enseignement supérieur, entrevue par MM. Waddington et Jules
Ferry et qui ne devait aboutir qu'au mois de Juillet 1896, onze ans juste
après le premier des deux décrets qui furent rendus sur l'initiative du
ministre de l'Instruction Publique. Le
décret du 25 Juillet 1885 autorisa les Facultés à recevoir des dons, legs et
subventions, à administrer ces ressources, à discuter et à arrêter les
programmes des cours, à présenter des candidats pour le décanat. C'était un
commencement d'autonomie donné aux Facultés qui depuis 1808 étaient
étroitement subordonnées à l'administration centrale. Un nouveau pas fut fait
dans cette voie par le décret du 28 Décembre, qui créa dans chaque chef-lieu
académique un Conseil général composé des représentants de chaque Faculté ou
École d'enseignement supérieur, élus en partie par la Faculté ou par l'Ecole,
délibérant sous la présidence du recteur et chargé de répartir entre les
Facultés les fonds affectés aux services communs. Par
leur portée, par les conséquences qui en découlèrent tout naturellement, les
décrets de Juillet et de Décembre i88o nous apparaissent, à distance, comme
l'acte le plus remarquable qui se soit accompli sous le Ministère de M. Henri
Brisson. Le jour
même où le décret de Décembre était signé. le Congrès se réunissait à
Versailles et, après que la Droite eut retardé ses travaux par un violent
tumulte, comme protestation contre l'absence des députés invalidés, il
reportait M. Grévy à la Présidence de la République, avec cent voix de moins
qu'en 1879. M. Brisson, qui n'était pas candidat, réunit 68 suffrages. Les
craintes que faisait concevoir la composition de la Chambre des Députés
n'étaient pas étrangères à la réélection de M. Grévy. On oublia d'autant plus
facilement ses fautes, qui étaient un peu celles de son entourage, que les
républicains modérés en avaient surtout souffert et que ces républicains,
hommes de Gouvernement, par discipline, par sentiment des nécessités
politiques sont moins portés à la rancune. D'ailleurs, dans l'état d'esprit
oh se trouvaient, le 28 Décembre 188S, les 383 députés républicains, on ne
voit pas trop quel meilleur choix ils auraient pu faire. Réélu
dans les Vosges, avec toute la liste républicaine, M. Jules Ferry était
encore sous le coup des colères, des haines qui avaient amené sa chute, le 30
Mars, et d'une impopularité qui devait mettre huit années à se dissiper
seulement en partie. M. Brisson, outre que ses opinions étaient un peu plus
avancées que celles de la majorité du Congrès, surtout que celles de la
majorité de la France, était rendu responsable du résultat des élections
d'Octobre et de fautes qu'il n'avait pas commises. M. Clémenceau n'avait
d'influence que sur une minime fraction du parti radical dans le pays son
autorité était restreinte et son programme semblait peu rassurant. M. de
Freycinet avait contre lui la ruine partielle de l'influence française en
Égypte et plus récemment son adhésion à la politique de conservation
coloniale, son discours en faveur du vote des crédits du Tonkin et de
Madagascar qui lui enlevaient presque tous les suffrages sur lesquels il
aurait pu compter en toute circonstance. M. Sadi-Carnot, appelé aux grandes
affaires depuis le 6 Avril seulement, n'avait joué qu'un rôle effacé comme
ministre comme député, les ordres du jour de confiance qui portaient
habituellement sa signature n'étaient pas pour le recommander auprès des
radicaux et des intransigeants. M. Floquet, enfin, n'avait jamais été
ministre et les souvenirs de 1867 lui interdisaient la première place de
l'État. La nomination de M. Jules Grévy, qui bénéficiait encore des tristes
résultats qu'avait donnés la première expérience d'un scrutin auquel il était
opposé, s'imposait donc presque fatalement, en l'absence d'un autre candidat
présidentiel ayant de sérieuses chances de succès il était de plus le beatus
possidens et bien que le renouvellement de la Présidence fût contraire
aux principes démocratiques, sa réélection se fit d'elle-même. On vota pour
lui sans enthousiasme mais sans hésitation. Le 29 Décembre M. Henri Brisson remit la démission du Cabinet au Président de la République et la session de J885 fut déclarée close. Au terme de cette médiocre année 1885, où tous les pouvoirs publics avaient été renouvelés, la France se trouvait en présence d'un vieux Président, d'un Sénat excellent, d'une Chambre sans majorité et d'un Cabinet démissionnaire ; la lassitude, le découragement, l'incertitude de l'avenir régalent partout ; le pays n'avait ni la conscience de soi-même, ni l'énergie persévérante qui font les nations puissantes l'heure critique de la République avait sonné. Radical par les personnalités de MM. Brisson, Goblet, de Freycinet et P. Legrand, le Cabinet du 6 Avril avait été opportuniste par ses actes. En dehors de quelques avances à la Gauche et de quelques épurations regrettables, il n'est pas une de ses paroles que n'eût contresignée un Cabinet plus modéré, pas une mesure qu'il n'eût prise. Si M. Jules Ferry avait été au pouvoir avant les élections de 1888, il est bien probable que le Gouvernement, sans sortir d'une neutralité qui s'impose à toute administration vraiment libérale, eût guidé les votants par quelque déclaration très ferme et affirmé la politique de conservation républicaine et de progrès démocratique qui avait été la sienne. Par un respect scrupuleux pour la liberté des électeurs ; M. Henri Brisson n'a pas fait cette déclaration ni affirmé cette politique. II n'en a pas moins gouverné comme l’eût fait M. Jules Ferry et, après avoir rendu au pays les services que l'on attendait de lui, il est rentré dans le rang, sans amertume ni récrimination, avec la dignité tranquille et simple dont il ne s'est jamais départi. Son nom ne sera pas prononcé dans les innombrables combinaisons ministérielles qui vont s'élaborer désormais sa voix frémissante de douleur et d'indignation ne se fera entendre que lorsque le Césarisme renaissant menacera son idéal de raison, de justice et de moralité nous voulons dire la République. |