HISTOIRE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

LA PRÉSIDENCE DE JULES GRÉVY

 

CHAPITRE VIII. — LE MINISTÈRE BRISSON.

Du 6 Avril 1885 au 7 Janvier 1886.

 

 

La crise ministérielle. — Le nouveau Ministère. — M. Brisson et la majorité. — La Déclaration du 7 Avril. — Le Traité de Tien-Tsin. — La politique extérieure de M. Brisson. — Le crédit pour Madagascar. — Les partis à la Chambre. — Les interpellations. — Rejet de la mise en accusation du Cabinet Ferry. — Lois d'affaires. — Le budget, de )886. — Le scrutin de liste à la Chambre et au Sénat. — Les inconvénients du scrutin de liste. — La législature 1881-1885. — La situation électorale en Août et en Septembre. — Programme de Jules Ferry. — Programme de M. Brisson. — Programme de M. Tolain. — Programme de M. Clemenceau. — Programme des républicains libéraux. — Programme de la Droite. — Le scrutin du 4 Octobre. — Le scrutin du 18 Octobre. — Les résultats comparés de 1881 et de 1885. — Ouverture de la session. — Les crédits pour le Tonkin et Madagascar. — L'enquête de la Commission des 33. — La déposition Brière de l'Isle. — La discussion et le vote. — Interpellations et invalidations. — Le Sénat pendant la session extraordinaire. — Les décrets du 25 Juillet et du 28 Décembre. — La réélection de M. Grévy. — La situation au 31 Décembre 1885. — Jugement sur le Cabinet du 6 Avril 1886.

 

La crise ministérielle qui aboutit à la constitution du Cabinet du 6 Avril fut des plus laborieuses. M. Brisson repoussa d'abord les offres du Président de la République. M. de Freycinet essaya durant trois jours de réunir dix collaborateurs, puis lI. Constans durant deux jours. Pendant ces pourparlers on apprit, le 4 Avril, la conclusion des préliminaires de paix entre la France et là Chine et beaucoup d'hommes politiques parlèrent de la possibilité d'un retour aux affaires du Cabinet Jules Ferry. C'eût été la solution la plus logique : aussi fut-elle immédiatement écartée et M. Brisson, au dévouement duquel on fit un second appel, sans se dissimuler les difficultés ou la gravité de la situation, se rendit-il aux instances de M. Grévy le 6 Avril le nouveau Cabinet était formé.

M. Brisson prenait avec la Présidence du Conseil le ministère de la Justice. Il confiait les Affaires Etrangères à M. de Freycinet ; l'Intérieur, à M. Allain Targé ; lés Finances, à M. Clamageran, puis à M. Sadi-Carnot la Guerre ; au général Campenon ; la Marine, à l'amiral Galiber ; l'Instruction publique, les Cultes et les Beaux-Arts, à M. Goblet ; les Travaux publics, à M. Sadi-Carnot, puis à M. Demôle le Commerce, à M. Pierre Legrand ; l'Agriculture, à M. Hervé Mangon les Postes et Télégraphes, à M. Sarrien. Quatre sous-secrétaires d'État furent désignés quelques jours après M. Hérault pour les Finances ; M. Cavaignac pour la Guerre M. Rousseau pour les Colonies, qui étaient rattachées à la Marine, et M. Turquet pour les Beaux-Arts.

La présence au Ministère de MM. Brisson, Alain-Targé et Goblet indiquait évidemment un pas fait vers la Gauche radicale on comptait pourtant, dans la nouvelle administration, quatre ministres ou sous-secrétaires d'État qui n'avaient pas hésité à voter pour M. Ferry au 30 Mars. Ces quatre audacieux étaient MM. Sadi-Carnot, Pierre Legrand, Cavaignac et Rousseau. Quant au ministre des Affaires Étrangères, on sait qu'il aurait pu figurer indifféremment dans un Cabinet de Droite pure ou dans un Cabinet d'Extrême-Gauche, Les autres ministres, MM. Demôle, Hervé Mangon et Sarrien, n'étaient ni tout à fait opportunistes ni tout à fait radicaux. Quant aux titulaires de la Marine et de la Guerre, ils étaient spécialistes avant tout, surtout l'amiral Galiber. Le dissentiment qui s'était produit le 3 Janvier 1885, entre MM. Ferry et Campenon, avait sans doute déterminé le choix que fit M. Brisson de l'ancien collègue de Gambetta et de Jules Ferry pour la Guerre. Il était difficile, du reste, de mieux choisir. Le général Campenon s'imposait par sa compétence technique, par son libéralisme et surtout par son caractère, par la correction de son attitude qui devaient, après coup, contraster si heureusement avec le caractère et l'attitude de son successeur, le général Boulanger.

C'est également par son caractère que M. Brisson s'était imposé au choix de M. Grévy, après la chute de M. Jules Ferry, comme en 1882 ; après la chute du Cabinet du 30 Janvier. C'est un devoir, pour un homme politique, de se refuser à prendre la direction des affaires quand il ne trouve ni les éléments d'une combinaison durable dans le Parlement ; ni les appuis nécessaires à tout Gouvernement dans une majorité solide. Ce devoir, M. Brisson l'avait rempli en repoussant les premières offres de M. Grévy en 1882 et il ne céda en 1888 que lorsque l'on fit appel à son patriotisme et à son abnégation républicaine. La nécessité de liquider les affaires coloniales à l'approche des éjections celle de préparer la transmission du pouvoir présidentiel, eurent raison de ses répugnances ; mais il se rendit bien compte qu'il n'aurait ni Ministère homogène, ni majorité assurée, ni possibilité de faire prévaloir aucune des idées qu'il avait toujours soutenues. Ce n'était pas un Ministère homogène que cette combinaison où se rencontraient des hommes politiques ayant voté pour Jules Ferry et d'autres ayant voté contre lui. Ce n'était pas un Cabinet formé suivant les règles parlementaires que celui qui avait au moins deux chefs, en dehors de M. Brisson, M. de Freycinet et M. Goblet. Ce n'était pas non plus une majorité bien cohérente que celle qui ne pouvait se maintenir qu'avec l'appui des 149 députés qui avaient été fidèles à M. Ferry le 30 Mars et qui remplacèrent les radicaux, dès que ceux-ci eurent repris contre M. Brisson leurs habitudes d'opposition quand même. Enfin, pour réaliser une œuvre de longue haleine, comme la séparation de l'Église et de l'Etat, le moment était on ne peut plus défavorable, trois mois avant la fin de la Législature. En prenant le pouvoir dans ces conditions, M. Brisson faisait un véritable sacrifice et risquait de compromettre une force encore intacte qui pouvait, à un moment donné, être nécessaire au pays. Il a su tirer d'une situation difficile le meilleur parti possible. Ce n'est pas un mince mérite. M. Ferry renversé et impuissant, nul n'avait plus d'autorité que M. Brisson pour présider au renouvellement de la Chambre et à la transmission des pouvoirs présidentiels, pour régler les difficultés extérieures, sans préjudice pour les intérêts ni pour l'honneur de la France.

Les adversaires politiques sont coutumiers d'être injustes et partiaux. Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'ils aient reproché à M. Brisson d'avoir usé de son autorité présidentielle pour faciliter la chute de Gambetta en 1882 et celle de Jules Ferry en 1885, comme ils devaient lui reprocher plus tard de miner sourdement tel Ministère formé de républicains moins avancés que lui-même. Il faut peu connaître M. Brisson pour lui attribuer des pensées aussi machiavéliques. Sa conduite est transparente comme son âme. Le refus qu'il a opposé à M. Grévy en 1882, celui qu'il a renouvelé une première fois en 1885 auraient dû le mettre à l'abri de ce reproche. Ce n'est pas un ambitieux d'une espèce très commune que celui qui se dérobe au pouvoir avec autant de soin que d'autres en mettent à le rechercher que celui qui est toujours prêt à descendre du fauteuil, s'il croit qu'il ne possède plus la pleine confiance de ceux qui l'y ont élevé que l'homme le plus étranger qui fut jamais à la brigue et aux intrigues parlementaires. M. Brisson n'a qu'une passion, la République, qu'il considère comme le seul régime compatible avec l'existence de la liberté religieuse et de la liberté politique et, parmi les républicains, les seuls qu'il déteste sont ceux qui n'ont pas les mains nettes ou ceux qui veulent user de la liberté pour se ruer sur elle et pour l'abattre. C'est par son désintéressement, par la dignité de son caractère, par sa conscience stoïcienne, qu'il s'est imposé si souvent à une Chambre où ses opinions n'avaient pas la majorité, qu'il s'est imposé au Président de la République, dans mainte circonstance délicate, qu'il s'est imposé en somme au respect de tous les partis et de la France.

Dans la très brève Déclaration qu'il lut le 7 Avril, M. Brisson qualifia son Ministère de Ministère d'union et de conciliation il annonça qu'il tenterait de réaliser la concentration naturelle des forces républicaines, qu'il suivrait à l'extérieur la même politique que le Cabinet précédent et qu'il s'efforcerait de préparer des élections libre, loyales et sincères. Ce programme très bref fut scrupuleusement suivi. L'administration de M. Brisson fut avant tout sincère, loyale et respectueuse de toutes les libertés.

Chambre et Sénat accordent, sans marchander, un crédit de 150 millions au Ministère pour le Tonkin. Bien que la paix fût assurée, le Cabinet organise le corps expéditionnaire comme si la guerre devait recommencer le lendemain le général de Courcy est placé à la tête d'une force de 35.000 hommes ; le général Warnet est son chef d'état-major ; le général Jamont commande l'artillerie deux divisionnaires, Brière de l'Isle et de Négrier, et 4 brigadiers Giovanninelli, Jamais, Munier et Prudhomme, complètent cette brillante réunion d'officiers généraux. Pour parer à toute éventualité, une armée de réserve est réunie au Pas-des-Lanciers, sous la direction du général Coiffé. L'avenir n'est pas plus négligé que le présent la Chambre, avec l'appui du Gouvernement, discute le 21 Mai en première et le 3 Août en seconde délibération les grandes lignes d'une armée coloniale. Les troupes de la Marine doivent être rattachées à la Guerre ; les forces qui tiennent garnison en Afrique, rendues distinctes des forces continentales, toutes réservées à la grande mobilisation, doivent être augmentées et recrutées par engagements volontaires avec primes d'engagement. Ces principes offraient, au moins les bases d'une organisation future la Législature finit sans que le Sénat pût les étudier, et plusieurs autres Législatures ont passé sans que la question ait fait un pas.

Les négociations avec la Chine aboutirent le 9 Juin à la signature du traité de Tien-Tsin. Les incidents de Lang-Son n'avaient pas augmenté les prétentions du Céleste-Empire il acceptait les conditions imposées par M. J. Ferry et consentait à évacuer le Tonkin, mais ne payait pas d'indemnité de guerre. L'évacuation fut un peu plus lente qu'on ne l'avait annoncé les Pavillons Noirs de Luh-Vinh-Phuoc ne quittèrent Than-Quan qu'à la fin de Juin. De notre côté, nous abandonnâmes dans les délais fixés toutes nos conquêtes maritimes et en particulier l'excellent mouillage des iles Peseadores que Courbet avait occupé à la fin de Mars. Le grand marin, dont la science nautique et les qualités militaires nous avaient valu sur mer et sur terre les vrais succès de cette guerre, mourut à son bord, le 11 Juin, victime des fatigues de la lutte et des souffrances morales que les incertitudes de la direction suprême avaient infligées son patriotisme.

Le traité de Tien-Tsin fut ratifié par la Chambre le 6 Juillet et le 16 par le Sénat. Le traité conclu le 17 Juin 1884 avec le Cambodge fut également ratifié par les deux Chambres. Dans toutes ces négociations le Cabinet du 6 Avril prenait la suite des affaires du Cabinet du 21 Février, comme il le faisait pour la convention de Londres du 17 Mars 1885, pour la neutralisation du canal de Suez, pour le règlement de la question du Congo. M. Henri Brisson fit preuve d'un remarquable esprit politique en continuant purement et simplement la politique extérieure et la politique coloniale de Jules Ferry. Les événements le favorisèrent, d'ailleurs, et il n'éprouva pas les déceptions et les mécomptes qui avaient si malencontreusement troublé notre action en Indochine et amené la rupture entre la majorité et le Cabinet précédent. On ne connut qu'après la répression la perfidie des Annamites et les intrigues de la cour de Hué. Celle-ci avait préparé un de ces guet-apens où les Asiatiques sont passés maîtres. Le général de Courcy leur tua 1.500 hommes et peu après il fit déporter à Poulo-Condore l'un des régents, Thuong. L'autre régent, Thuyet, s'était enfui avec le jeune roi. Le prince Metrien fut substitué au roi en fuite il prit le nom de Donc-Khanh et subit docilement notre protectorat. Au Tonkin, le général Jamont prit Than-Moï le 24 Octobre.

C'est dans la grande discussion de la fin du mois de Juillet sur le crédit de 12 millions pour Madagascar, demande par son prédécesseur, que M. Brisson se déclara nettement et, comme son prédécesseur, en faveur de la politique « de conservation du patrimoine national. Le rapporteur, M. de Lanessan s'était montré favorable à la demande. MM. G. Périn et Clémenceau s'étaient montrés très hostiles à toute politique coloniale. M. de Mahy, député de la Réunion, aurait voulu que la France s'annexât Madagascar. M. de Freycinet, au contraire, protestait contre toute idée de conquête. Le Président du Conseil enleva le vote en s'engageant à ne rien abandonner ni des droits ni des intérêts français. Le crédit fut accordé par 277 voix contre 120.

Les réserves faites par M. de Freycinet au sujet de l'expansion française dans la grande île malgache empêchèrent d'y réaliser de sérieux progrès le combat de Furafate y fut livré non sans succès le 12 Septembre, et trois mois plus tard fut signé un arrangement qui nous donnait, avec de libres établissements pour nos nationaux, une indemnité de 10 millions, la possession de la baie de Diego-Suarez, et la direction de la politique extérieure des Hovas. Nous reconnaissions la reine de Madagascar. Mais celle-ci sut échapper à notre action, comme ses ministres, et notre influence fut purement nominale sur tous les points de la grande île que nous n'occupions pas avec des forces respectables.

Le lendemain de la formation du Ministère, la Chambre avait dû procéder à l'élection de son Président, en remplacement de M. Brisson. La majorité était tellement divisée que M. Floquet, candidat des radicaux, n'avait pu passer qu'au troisième tour, avec les votes de quelques membres de la Droite, par 179 voix contre 175 données à M. Fallières, candidat des modérés ou ferrystes. Ces modérés ne pouvaient plus être exclus de toutes les Commissions, comme ils l'avaient été au lendemain de la chute de Gambetta ils entraient en nombre dans la Commission du budget de 1886 et c'est un ancien ministre de Jules Ferry, M. Rouvier, qu'ils plaçaient à leur tête comme président.

La session ordinaire, close le 7 Avril, reprit le 4 Mai et le Cabinet de M. Brisson, malgré les gages qu'il avait donnés au radicalisme, en remplaçant ou en déplaçant quelques préfets, en demandant la démission de M. Camescasse, préfet de police, se trouva en butte aux mêmes attaques que celui de M. Ferry, de la part de l'Extrême Gauche ou de la Droite. Il combattait les prétentions de ces deux groupes intransigeants par les mêmes arguments que M. Jules Ferry et il obtenait les mêmes majorités. Le 16 Mai, il faisait rejeter une proposition d'amnistie déposée par MM. Clovis Hugues et Pelletan, à 100 voix de majorité. Le 26 Mai, M. Allain-Targé, répondant à une interpellation sur les manifestations qui s'étaient produites au Père-Lachaise pour l'anniversaire du 24 Mai, faisait une distinction subtile entre les bannières rouges et les drapeaux rouges, entre l'enceinte du cimetière et l'extérieur du cimetière mais, cette concession mise à part, il condamnait le désordre aussi énergiquement que M. Waldeck-Rousseau et il obtenait un ordre du jour de confiance voté par 373 voix contre 5. M. Goblet, a la Chambre et au Sénat, répondait aussi victorieusement sur la désaffectation du Panthéon le 28 et le 30 Mai. Victor Hugo était mort le 31 Mai le Gouvernement pensa,' non sans raison, qu'une seule sépulture lui convenait, celle que la Révolution avait assignée aux grands hommes. Paris comprit cette pensée et il fit au poète des funérailles qui furent comme la glorification du génie et de la République.

Trois jours après, le 4 Juin, venait devant la Chambre la discussion de la proposition de mise en accusation du Cabinet Ferry, discussion dont l'urgence avait été repoussée dans la séance du 30 Mars. Depuis sa chute, M. Jules Ferry avait gardé le silence à la Chambre. Le 15 Avril seulement, au Cercle du Commerce d'Épinal, il dit prophétiquement : « L'apologie du Cabinet tombé, je charge les événements de la faire » et annonça que le Cabinet du 6 Avril ne pourrait faire une politique différente de celle qu'avait suivie le Cabinet démissionnaire aussi donna-t-il le concours le plus dévoué à son successeur.

Le rapporteur de la Commission des poursuites, M. Gomot, concluait au rejet de la proposition. Le Président du Conseil prit la parole avant toute discussion et, dans une déclaration pleine de franchise et de netteté, qui faisait autant d'honneur à son caractère qu'à son esprit politique et gouvernemental, il démontra l'inopportunité de la manifestation projetée, l'absence fatale de sanctions dans le cas ou la proposition serait votée et la désunion non moins fatale qu'elle introduirait dans les rangs de la majorité. Un membre de la Gauche radicale, M. Rivière, et un membre de la Droite, M. Delafosse, reproduisirent avec une violence passionnée des attaques contre le Cabinet Ferry qui étaient devenues banales à force d'être répétées. M. Delafosse engloba dans ces attaques la majorité qui avait soutenu le Cabinet Ferry pendant vingt-cinq mois. Il s'éleva contre le Ministère déchu qu'il représenta comme ayant exploité le dévouement et la complaisance de cette majorité, comme ayant tout osé contre la patrie et contre la loi. Ces furieuses critiques, présentées en bon style, semblaient comme un écho refroidi des violences du 30 Mars personne ne crut devoir les relever, M. Clémenceau garda le silence et les conclusions de la Commission furent adoptées par 305 voix contre 141. Si M. Jules Ferry n'avait pas été avant tout un homme de gouvernement, il eût souhaité d'être déféré au Sénat cette Assemblée lui aurait fait un triomphe, juste compensation des indignes traitements dont il avait été l'objet dans l'autre Chambre.

Cette discussion, rétrospective et vaine, fut la dernière incursion de la Chambre sur le terrain politique. Les trois derniers mois d'existence de l'Assemblée élue en1881 furent consacrés, comme de coutume, au vote de nombreuses mesures qui avaient surtout un caractère électoral et qui ne furent pas toutes ratifiées par le Sénat. La loi sur le recrutement et sur le service de trois ans qui refusait toute dispense aux diplômés, aux instituteurs et aux ecclésiastiques fut du nombre. La loi sur les récidivistes, au contraire, fut définitivement votée, telle qu'elle était sortie des délibérations du Sénat. M. Allain-Targé, qui l'avait énergiquement combattue avant le 6 Avril, dut la soutenir comme ministre et il la fit voter par 383 voix contre 52. L'article le plus contesté fat celui qui rendait la relégation obligatoire pour les tribunaux. Il était pourtant à peu près annulé par l'article 18 qui laissait le soin au Gouvernement de déterminer le mode d'application de la relégation. Celle-ci était, par le fait, obligatoire pour les tribunaux mais facultative pour l'administration. Le vote d'une proposition de M. Bérenger, le célèbre criminaliste, sur la libération conditionnelle, le patronage et la réhabilitation compléta heureusement la loi dont M. Joseph Reinach avait démontré la nécessité dès 1882 dans sa célèbre brochure sur les Récidivistes.

Préparé par M. Tirard, conservé dans ses grandes lignes par M. Sadi-Carnot, le budget de 1886, que l'on a appelé un budget d'attente, fut voté par le Sénat, tel que l'avait adopté la Chambre, le 6 Août 1885, le jour même de la clôture, et promulgué le surlendemain. Le budget ordinaire s'élevait à 3 milliards 15 millions en dé penses, à 3 milliards 16 millions en recettes et le budget extraordinaire à 163 millions et demi.

La liquidation de l'ancienne Caisse des lycées, collèges et écoles et la dotation d'une nouvelle Caisse des écoles et des chemins vicinaux, en faveur de laquelle on émit 330 millions d'obligations à court terme, remboursables en vingt-deux ans, sur les ressources du budget ordinaire, servit comme de préface à la discussion de la loi de Finances. Cette discussion provoqua les critiques habituelles de MM. Germain, Amagat et Daynaud à la Chambre, Buffet et Bocher au Sénat. Il y fut révélé que la Dette perpétuelle atteignait 20 milliards, la Dette amortissable 6 milliards et la Dette flottante 1 milliard 100 millions. Pour réfuter les critiques de la Droite et celles de M. Germain, qui prononça un vif réquisitoire contre la gestion des finances républicaines, MM. Jules Roche et Dauphin, aidés du ministre des Finances, firent valoir les 7S millions économisés en trois ans sur les dépenses générales, les crédits extraordinaires et supplémentaires ramenés, en quelques années, de 200 millions en 1882 à 30 millions en 1884, et abaissés à 5 millions et demi pour le premier semestre de 188o. La réduction de l'impôt foncier pour les familles comptant 7 enfants qui se transforma en une allocation supplémentaire de 400.000 francs au chapitre des bourses, la suppression de l'impôt sur le papier dont la Chambre avait reculé l'effet au 1er Décembre 1886, pratiquant ainsi la politique d' « Après nous le déluge » et la limitation, à une année, des remises d'impôts accordées aux propriétaires d'appartements non loués furent les points saillants de la discussion. La hâte ou l'on était de clore les travaux législatifs enleva toute acuité la contestation annuelle entre les deux fractions du Parlement, sur leurs attributions financières respectives.

Nous avons laissé de côté la loi sur le scrutin de liste, qui fut discutée au Sénat du 19 au 23 Mai et adoptée a la Chambre le 8 Juin, sans modifications, telle qu'elle revenait du Sénat. Un seul article de la loi votée par la Chambre avait été sérieusement contesté par le Sénat c'était celui qui comprenait les étrangers dans le calcul de la population d'où dépendait le nombre des députés. La Chambre avait admis les étrangers dans ce calcul son vote défendu par MM. Brisson, Léon Renault et Tolain, attaqué par MM. Bozerian et G. Denis fut rectifié, a la majorité de 129 voix contre 121, et la Chambre passa condamnation.

L'Union républicaine, le journal la République française semblaient voir dans le vote du scrutin de liste une sorte de pieux hommage rendu à la mémoire de Gambetta. Ce principe, très contestable et très contesté, qui ne vaut d'ailleurs que par l'application qui en est faite, était devenu comme l'article 1er d'une sorte de testament politique qu'aurait laissé le grand patriote. Amis ou adversaires de Gambetta, tous se faisaient illusion et attachaient une importance démesurée au nouveau credo. Le courant était si fort qu'il ne fallait pas chercher à le remonter personne n'y songea. C'est à peine si le scrutin d'arrondissement rencontra quelques défenseurs isolés et personne non plus, ni au Sénat ni à la Chambre, ne sembla prévoir les déceptions que le scrutin de liste réservait à ses partisans. Ces partisans étaient tous les républicains qui s'en étaient épris en théorie et, en effet, théoriquement le scrutin de liste est incontestablement supérieur au petit scrutin, au scrutin uninominal. Dans la pratique ; les députés élus au petit scrutin en 1876, en 1877 et en 1881 avaient empiété sur les attributions des ministres, touché à mille questions sans en résoudre beaucoup, manqué de vues d'ensemble et d'idées générales ; ils s'étaient montrés aussi incapables de discipline que de travail suivi. Pour que les députés élus d'après un nouveau mode de votation ne ressemblassent pas à leurs prédécesseurs, il fallait évidemment que le choix au scrutin de liste s'opérât par un autre procédé que le choix au scrutin d'arrondissement. Or, il n'était pas interdit de prévoir que chaque arrondissement, surtout en province, tiendrait à avoir son représentant sur la liste départementale qui serait formée par la réunion des 5, 6 ou 7 députés de chacun des arrondissements. Quant à espérer que ces députés, élus par 40.000 voix au lieu de l'être par 4.000, puiseraient dans ce nombre décuplé d'électeurs plus de largeurs de vues et cesseraient d'être les défenseurs des intérêts locaux et étroits de leur arrondissement, c'était une illusion qui confinait à l'aveuglement.

En outre la difficulté de faire accepter un programme de gouvernement aux républicains des deux Écoles, ceux de l'École jacobine et ceux de l'École libérale, devait avoir le double résultat de faire dresser deux listes républicaines dans beaucoup de départements et de faire opposer à ces deux listes la liste unique des réactionnaires de toutes nuances qui, n'ayant à rédiger qu'un programme dë démolition, ne regarderaient pas aux détails et arriveraient facilement à s'entendre.

Enfin le scrutin de liste, plus encore que celui d'arrondissement, a besoin d'être dirigé ; il lui faut un grand électeur qui mène la campagne et fasse passer avant les petits intérêts locaux les grands intérêts nationaux. Cet électeur, depuis la mort de Gambetta, n'existait plus. M. Jules Ferry, atteint par le vote du 30 Mars, est momentanément frappé d'impuissance M. Brisson a plus d'autorité dans les milieux parlementaires que sur la masse électorale ; M. Clémenceau, le plus connu des radicaux, n'a pas même d'action prépondérante sur son parti.

Au milieu de l'année 1885, quelques mois avant les élections du 4 Octobre, tous les esprits éclairés pouvaient prévoir que la future Chambre, renforcée à ses extrémités, diminuée au centre, n'aurait ni programme, ni majorité ; que beaucoup de départements, sans être monarchistes, passeraient tout entiers à la réaction ; que beaucoup d'autres, sans être radicaux, donneraient la majorité de leurs suffrages à des radicaux ; que dans tous la minorité serait écrasée et que la France fermement républicaine, mais aussi éloignée des violences que des chimères, ne se reconnaîtrait pas dans ses élus. Oui, l'on pouvait prévoir en d888 que la prochaine consultation électorale, éliminant les modérés et mettant face à face les violents de Droite et de Gauche, rendrait bien difficile la constitution d'un parti intermédiaire dans la future Assemblée, d'un parti ne s'inspirant que des intérêts essentiels du pays, que de pensées patriotiques et libérales, écartant à la fois le péril monarchique ressuscité huit ans après le i6 mai, et le péril révolutionnaire qui devait s'incarner dans un soldat inventé, protégé et poussé par le radicalisme inconscient.

La troisième Législature républicaine (1881-1885), qui avait excité tant d'espérances à ses débuts et provoqué tant de déceptions, s'était terminée au milieu d'une sorte de désarroi. Le Gouvernement en trois circonstances importantes, le 4 Juin, le 6 Juillet et le 28 Juillet, s'était solidarisé avec le Gouvernement précédent, au grand mécontentement de l'Extrême Gauche. La plus grande partie des membres de la majorité avait reconnu la faute commise le 30 Mars 1885 sans avoir le courage de la réparer. Les autres fractions parlementaires avaient donné le spectacle d'un émiettement qui ne présageait rien de bon pour les prochaines élections. Quand les représentants du peuple sont divisés et incohérents, il ne faut pas s'attendre à trouver dans la masse électorale beaucoup d'union et de fixité de vues.

Nous prendrons pour guide, dans l'exposé de la situation électorale après la séparation de la Chambre, l'auteur de l'Année politique 1885, M. André Daniel (André Lebon). Son ouvrage[1] devient d'année en année plus nourri, plus substantiel, plus intéressant. On ne peut lui reprocher, car la critique ne perd jamais ses droits, que de présenter parfois les faits avec une certaine confusion, sans les dater, ce qui oblige le lecteur à se reporter perpétuellement à la table chronologique, très soignée mais un peu sèche, qui termine chaque volume.

Les membres de l'ancienne majorité ferryste avaient songé à adresser un Manifeste collectif aux électeurs et, dans ce but, constitué un comité de rédaction composé de membres marquants du Sénat et de la Chambre. MM. Ranc, Paul Bert, Ribot, qui faisaient partie du Comité, ne purent s'entendre et le Manifeste ne fut jamais rédigé. Dans ce désarroi de ses anciennes troupes, M. Jules Ferry exposa seul la politique qu'il avait suivie et celle qu'il se proposait de suivre, dans ses discours de Lyon et de Bordeaux, dans sa profession de foi aux électeurs des Vosges. A Lyon, tout en s'affirmant opportuniste, il laissait libres ses auditeurs radicaux de voter pour des radicaux il ne les mettait en garde que contre les intransigeants. A Bordeaux, il insista sur la nécessité de former une majorité de gouvernement, sans laquelle, dit-il, ne pourraient subsister ni la République, ni la France même. Aux électeurs- des Vosges, il indiqua que notre politique coloniale devait désormais se borner à l'organisation et à l'exploitation des régions nouvellement acquises, et la politique intérieure à la révision des lois militaires, à la réforme des circonscriptions administratives, à l'extension de la compétence des juges de paix, à la réduction des frais de justice. à l'introduction dans notre système fiscal du principe de l'impôt sur les revenus, à l'économie la plus rigoureuse, à la présentation d'une loi équitable sur la responsabilité des accidents dans la grande industrie et au plus large développement de l'enseignement manuel technique et professionnel.

MM. Jules Ferry, Méline, Brugnot, Bresson, Albert Ferry, et Frogier de Ponlevoy, inscrits sur la liste républicaine du département des Vosges, se présentèrent le 23 août devant les délégués des cantons réunis à Epinal. M. Jules Ferry commença par tracer un large tableau de l'œuvre accomplie sous la Législature qui venait de finir, par la République gouvernementale il rappela les 13.000 kilomètres de chemins vicinaux et les 12.000 kilomètres de chemins de fer construits, les 26.000 écoles bâties, le budget de l'Instruction Publique porté de 38 millions à 136 millions, la frontière de l'Est refaite, le matériel militaire reconstitué. Après avoir souhaité que la prochaine Législature fut vouée aux réformes pratiques et aux progrès réalisables, il protesta une fois de plus contre les réformes mal conçues, les phrases creuses et sonores, les utopies. M. Méline qui devait relever, dix ans après, le drapeau renversé le 30 Mars 1885, fut questionné par un délégué sur le régime économique des colonies. Il établit que le marché chinois, avec sa clientèle de 10 millions de consommateurs, suffisait à justifier l'expédition du Tonkin et il montra, avec beaucoup de force, comment les Anglais, hommes pratiques, comprenaient la politique coloniale. « Si un cabinet Anglais, dit-il, avait jamais apporté à l'Angleterre une colonie comme le Tonkin, il aurait était accueilli par un élan unanime d'enthousiasme. Amis et adversaires se seraient réunis pour l'acclamer. »

M. Méline, comme son collègue et ami M. Jules Ferry, comme tous les républicains, faisait justice de la campagne de calomnies, de diffamations, de mensonges entreprise, non pas seulement contre les républicains modérés, mais contre la République parlementaire elle-même.

Le programme des républicains des Vosges, auquel l'immense majorité de la Chambre et du Sénat aurait pu et dû se rallier, différait peu de celui que M. Brisson développa le 8 Septembre, à Paris, dans une réunion électorale. Il écarta la question de la séparation de l'Église et de l'État, parce que la majorité du pays n'y était pas préparée et M. Goblet ne devait pas tenir, dans la Somme, un autre langage que son collègue de la Seine. M. Brisson ne se distinguait de M. Ferry que par la déclaration faite par lui que le péril n'était pas à Gauche et par l'illusion conservée par lui qu'un Ministère de concentration était possible et pouvait durer sur le fond des choses l'ancien et le nouveau Président du Conseil pensaient et parlaient de même.

L'Alliance républicaine des comités radicaux et progressistes de la Seine, que présidait M. Tolain, avait adressé le 23 Juillet aux électeurs une Déclaration où elle conviait tous les républicains à une entente loyale. Après avoir insisté sur la nécessité de fonder la stabilité gouvernementale par la formation d'une majorité homogène, elle dressa un programme contenant un trop grand nombre de questions et proposant sur les plus délicates, comme la séparation de l'Église et de l'État, la loi électorale du Sénat, les biens de main-morte, des solutions vagues ou contestables. L'Alliance républicaine, après ces déclarations de principe, faisait de l'éclectisme politique en inscrivant pêle-mêle sur sa liste de 38 noms MM. Frédéric Passy, Spuller, Brisson, Ranc, Lockroy et Floquet.

Les radicaux, dès le mois de Juin, avaient rédigé un long Manifeste où ils demandaient, entre autres réformes, la révision constitutionnelle, l'impôt sur le revenu, la révision des conventions, la séparation des Églises et de l'État, des lois de protection et d'émancipation du travail. Ce programme, que l'on appela le programme de la rue Cadet, portait les noms de MM. Barodet, Boysset, Clémenceau, Sigismond Lacroix, de Lanessan, Henry Maret, Camille Pelletan, Georges Perin et de i2 de leurs collègues. Bien qu'il condamnât la politique d'aventures et de conquêtes, séparât l'Église de l'État, réduisit le service militaire supprimât le volontariat d'un an et l'exemption des séminaristes, promît des lois de protection et d'émancipation du travail et l'abolition du suffrage restreint, le programme de la rue Cadet n'était qu'un prélude.

Le Comité central des groupes radicaux socialistes de la Seine dressa un programme beaucoup plus complet qui réclamait simplement la suppression du Sénat, du Président de la République et des ministres, l'omnipotence d'une Assemblée unique, l'arbitrage international, l'autonomie communale, la suppression du budget des cultes, la magistrature élective et temporaire, la révision égalitaire des codes, la suppression des armées permanentes, la nourriture et l'entretien gratuits des enfants d'âge scolaire, l'instruction intégrale, l'amnistie, l'impôt progressif sur le capital et sur le revenu, la révision de tous les contrats ayant aliéné la propriété publique canaux, mines, chemins de fer, l'assistance publique obligatoire pour la commune, le département et l'État. Le plus mortel ennemi, le plus perfide adversaire de la démocratie, s'ingéniant à rédiger un programme capable d'écarter de la République le plus grand nombre possible de Français, de lui aliéner des millions de suffrages ; n'aurait pas trouvé mieux que le Comité central des groupes radicaux socialistes. L'exagération de ces revendications, reconnue par M. Clémenceau lui-même ; ne trouva pourtant pas grâce devant les partisans de la révolution violente, qui reprirent leur liberté d'action et proposèrent aux suffrages des électeurs parisiens une liste plus rouge que celle où figuraient M. Clémenceau et ses collègues de l'ancienne Gauche radicale.

Ce n'était pas seulement parmi les républicains avancés que régnaient ces divisions. Les modérés n'étaient pas plus unis. Pendant que d'anciens membres du Centre gauche, comme MM. Ribot et Francis Charmes, se ralliaient au gros des forces républicaines, d'autres faisaient scission et, sous l'inspiration de MM. Léon Say et Barthélemy Saint-Hilaire critiquaient amèrement la politique à laquelle ils avaient participé et adressaient à la majorité de M. Ferry, qui était restée la majorité de M. Brisson, des critiques aussi peu mesurées que celles de M. Clémenceau ou de M. Delafosse.

Le Manifeste du Comité de Seine-et-Oise traitait la République opportuniste « de gaspillage et de déficit en permanence, » exploitait les préjugés populaires contre les expéditions coloniales et qualifiait la révision de 1884 de « révision ridicule ». L'intervention inattendue de ces sénateurs, de ces fondateurs de la République dans la bataille électorale ne contribua pas médiocrement à porter le trouble et la division dans les rangs des républicains modérés, et le désordre dans l'esprit des électeurs. M. Léon Say, qui avait réclamé la révision en Décembre 1881, avant les dernières élections sénatoriales, était mal fondé à critiquer l'œuvre du Congrès de 1884. Quant à la politique de « gaspillage », ne l'avait-il pas inaugurée en 1879, par l'approbation initiale du plan Freycinet ?

Le Manifeste de la Droite, signé de 76 anciens députés, résumait en trois mots toute la politique de la Chambre élue en 1881 et des Ministères républicains le déficit, les violences, la guerre. La Droite se contentait de critiquer le passé ; elle se gardait bien de formuler un programme d'avenir, dans la crainte de diviser les éléments variés qui la constituaient ; l'union des conservateurs ne pouvait se maintenir qu'au prix du silence sur la forme du Gouvernement. Mais il y avait dans la Droite des enfants terribles, comme dans la Gauche, et le 17 Septembre le prince Napoléon, violant la consigne dans une lettre à un ami, exprima son avis sur le spectacle édifiant qu'offraient les conservateurs. Dans l'union conservatrice, dit-il rudement, chacun cache son programme, chacun dissimule son drapeau. Et encore : « Cette monstrueuse alliance est faite de réticences et de dissimulation. » Le prince refusait de prendre part à la mêlée électorale dont il n'avait rien à attendre et dont le pays n'avait rien à espérer. Sa protestation isolée fut sans écho l'alliance monstrueuse subsista et l'on vit sur les mêmes listes figurer des impérialistes comme M. de Cassagnac, des royalistes comme M. Lambert-Sainte-Croix, des cléricaux comme M. de Mun.

En présence de ces partis sans franchise, d'un Gouvernement qui par scrupule de conscience, par excès de probité électorale, affecta de rester neutre et qui ne démentit même pas les fausses nouvelles, de fonctionnaires administratifs qui ne dissimulèrent pas toujours leurs sympathies pour les candidats hostiles aux institutions établies, les guides autorisés, les conducteurs de peuple faisant défaut, la France, en possession d'un nouveau mode de scrutin dont elle ignorait l'emploi, allait, comme disent les Anglais, faire un saut dans la nuit.

Au premier tour de scrutin, le 4 Octobre, 176 réactionnaires furent élus et seulement 127 républicains. Treize départements, où les forces républicaines étaient considérables, avaient entièrement passé à la réaction. Le Nord, le Pas-de-Calais, la Somme, le Calvados, l'Eure, le Finistère, les Landes les Basses-Pyrénées, les Hautes-Pyrénées, le Tarn-et-Garonne l'Aveyron, l'Ardèche, l'Indre étaient momentanément perdus pour la République. Que le mouvement continuât et s'étendit le 18 Octobre, et la forme même du Gouvernement était en péril. Les plus optimistes espérances des réactionnaires étaient dépassées, comme aussi les prévisions les plus pessimistes des républicains. Le scrutin de liste n'avait rien donné de ce que l'on attendait de lui à Droite comme à Gauche il avait écarté du Parlement les hommes les plus connus et il les avait remplacés par des candidats dont la notoriété ne s'étendait pas même jusqu'aux limites de l'arrondissement. A Droite MM. Caillaux, de Fourtou, Decazes, de Meaux et de Broglie étaient battus à Gauche MM. Ribot, Devès, Germain et Ranc. Le Ministère avait laissé 4 de ses membres sur le carreau MM. Pierre Legrand, Hervé-Mangon, Hérault et Rousseau, et un cinquième, M. Goblet, en mauvaise posture pour le ballottage. Trois membres du Cabinet seulement étaient élus MM. Brisson, Sarrien et Cavaignac. Paris n'avait pu faire sortir des urnes que 4 noms sur 38 ceux de MM. Lockroy, Floquet, Anatole de la Forge et Brisson.

Les journaux royalistes, après le 4 Octobre 1885, étaient en droit d'affirmer que le parti conservateur avait doublé ses forces dans le pays, tandis que le parti républicain avait vu son armée diminuer d'un tiers.

Une seule manifestation gouvernementale de quelque importance se produisit entre le 4 et le 18 Octobre. Le 11 Octobre, le Président du Conseil adressa une lettre très sage, très politique à ses électeurs, où il faisait une fois de plus appel à la conciliation. Ses conseils seraient-ils entendus ? Ils le furent, parcque les plus modérés parmi les républicains s'effacèrent patriotiquement devant les candidats d'opinion plus avancée, et le second tour de scrutin fut un triomphe pour les radicaux, comme le premier avait été un triomphe pour les monarchistes.

Dès le lendemain du 4 Octobre les journalistes radicaux avaient rappelé la règle républicaine qui veut que le candidat le moins favorisé au premier tour s'efface au second tour devant le candidat de même nuance qui a obtenu le plus de voix. Cette procédure s'impose évidemment au scrutin d'arrondissement, quand il n'y a qu'un siège à pourvoir ; mais au scrutin de liste quand le nombre des députés à nommer est multiple, l'équité comme l'arithmétique commandent de proportionner le nombre des candidats accordés à chaque fraction du parti républicain, au nombre des suffrages obtenus au premier tour par chaque liste républicaine. S'il s'agit, par exemple, de 25 sièges à pourvoir au second tour de scrutin, la liste radicale ayant obtenu 150.000 voix au premier tour et la liste républicaine 100.000, il conviendra d'accorder 15 sièges à la première liste et10 à la seconde. Les républicains n'ayant pas exigé qu'il en fût ainsi, la théorie de la liste la plus favorisée tourna presque partout au profit des radicaux.

Le 18 Octobre, sur 269 sièges à pourvoir, 244 revinrent aux républicains et aux radicaux, 25 seulement aux réactionnaires. Après les élections coloniales, la Chambre nouvelle comprit 383 républicains et 201 réactionnaires. Les 383 républicains se divisaient en radicaux au nombre de 180 et en modérés au nombre de 200. Les réactionnaires se divisaient à peu près par tiers en royalistes, impérialistes et réactionnaires cléricaux. Que les 201 réactionnaires s'unissent aux 180 radicaux, suivant une habitude invétérée, et, les 200 républicains modérés étant écrasés entre les deux ailes de l'Assemblée, tout Gouvernement sera rendu impossible. On comptait sur le scrutin de liste pour former une majorité qui aurait donné la force, la stabilité, la durée à un Gouvernement et le scrutin de liste, abandonné à lui-même, avait produit une Assemblée où l'on ne trouvait que trois minorités, impuissantes pour appuyer un Cabinet quelconque, toutes puissantes pour le renverser par une coalition.

Il nous reste à rapprocher quelques chiffres qui montreront éloquemment le résultat des élections générales de 1885. En 1881 les républicains avaient obtenu 5.128.442 suffrages et les réactionnaires 1.789.767. En 1885, les républicains réunirent seulement 4.327.162 suffrages et les réactionnaires 3.541.384. Les voix réactionnaires avaient plus que doublé en quatre ans, de 1881 à 1883 : jamais depuis 1876, même en1877, où toutes les forces de l'administration et du clergé étaient à leur service, les adversaires de la République n'étaient arrivés aussi près du but. Sans programme, sans drapeau, ayant contre eux le pouvoir exécutif, le Ministère et toutes les grandes forces sociales, moins le clergé, ils avaient fait échec au régime établi et presque triomphé, dans des conditions cent fois moins favorables qu'au 16 mai 1877.

La session extraordinaire de 1885 s'ouvrit le10 Novembre. Le matin même le Journal officiel avait annoncé le remplacement de MM. Pierre Legrand et Hervé-Mangon, ministres non réélus, par MM. Gomot et Dautresme. MM. Hérault et Rousseau ne furent pas remplacés comme sous-secrétaires d'État. Les élections non contestées furent validées à la Chambre avant l'élection du bureau, fixée au 14 Novembre. Antérieurement à cette élection, des réunions extra-parlementaires furent tenues rue Cadet, au Grand-Orient, dans la salle d'où était parti le fameux programme. Elles furent présidées par M. Lockroy, le premier élu de Paris, et fréquentées par 150 députés une centaine se rattachaient au radicalisme et une cinquantaine seulement à l'ancienne majorité ferryste. Aussi les résolutions qui furent prises se ressentirent-elles de cette composition les radicaux, comme toujours, firent la loi aux modérés et parmi les radicaux les plus aventureux imposèrent leurs vues et leurs projets aux autres. Vues et projets étaient d'une très grande simplicité. Estimant que l'affaire la plus urgente était la mise en accusation du Cabinet Ferry réclamée, disaient-ils, par le suffrage universel, les intransigeants consentaient pourtant à renoncer à la mise en accusation, si on leur accordait /nc et mmc l'amnistie qui devait s'appliquer exactement a quatre personnes à M"" Louise Miche), au prince Kropotkine et à deux inconnus. On allait répétant que cette combinaison, que ce marché avait l'assentiment de deux ministres et que le Président de la République n'y était pas opposé. En tout cas, le Président du Conseil le repoussa formellement et, dans la Déclaration qui fut lue aux Chambres le 16 Novembre, il recommanda une politique d'union, de conciliation, de concentration et d'affaires, sans la moindre allusion à l'amnistie et sans s'exprimer avec une énergie suffisante, au gré des radicaux, sur les révocations de fonctionnaires qu'ils jugeaient nécessaires.

Au lieu d'interpeller immédiatement le Président du Conseil et de vider leur querelle avec lui, sur cette question, au grand jour de la tribune, comme le conseillaient deux jeunes députés du Midi, MM. Jaurès et Jamais, les républicains avancés, dans de nouveaux conciliabules tenus au Grand-Orient, résolurent de demander sa démission au Président du Conseil. M. Brisson accueillit fort mal cette démarche. Il répondit à ses interlocuteurs que, conformément à toutes les règles parlementaires, il ne se retirerait que s'il était mis en minorité par la Chambre. Du reste, il allait lui donner l'occasion de faire connaître son opinion, en déposant un projet de crédits pour le Tonkin et pour Madagascar.

Trois jours après, le 21 Novembre, la demande de crédits était déposée. Sur 243 millions de crédits ouverts en 1885 pour le Tonkin et pour Madagascar 113 restaient disponibles. Le Gouvernement proposait de reporter sur l'exercice 1886 une somme de 79 millions qui seraient ainsi répartis 45 millions pour la Marine, 30 millions pour la Guerre et 4 millions pour Madagascar. Il estimait qu'avec un corps expéditionnaire réduit à 11.352 hommes et que l'on fortifierait par l'organisation de 5.738 tirailleurs tonkinois, les dépenses de la métropole pour sa colonie s'abaisseraient sensiblement en 1886.

La Commission qui fut nommée le 24 Novembre comprenait 26 membres hostiles et 7 membres favorables elle choisit comme président M. Georges Périn, l'adversaire né de toute conquête coloniale, et elle appela immédiatement devant elle le Président du Conseil. Prenant position avec une remarquable netteté et un véritable courage civique, M. Brisson déclara, avec la même énergie que l'eût pu faire M. Jules Ferry, que le Gouvernement ne consentirait jamais ni à l'évacuation immédiate, ni à l'évacuation échelonnée et progressive. La Commission commença immédiatement ses travaux après s'être divisée en trois sous-commissions, militaire, diplomatique et économique, elle se' livra à une enquête approfondie sur les origines, les péripéties et le but de nos établissements au Tonkin et à Madagascar et sur toute la politique coloniale. Elle interrogea longuement les fonctionnaires que le Gouvernement avait eu la faiblesse d'autoriser à déposer devant elle et elle put s'immiscer dans des détails d'administration, dans des recherches de responsabilités dont seul le pouvoir exécutif avait à connaître. De plus elle dirigea son enquête comme une instruction judiciaire, non pas contre le Cabinet du 6 Avril, mais contre celui du 21 Février. Le résultat répondit mal à son attente et presque toutes les dépositions furent la justification éclatante de la conduite de M. Jules Ferry et de ses collègues.

La plus remarquée de ces dépositions, celle qui produisit la plus vive émotion et en même temps qui fit le mieux ressortir l'imprudence commise par le Gouvernement, qui avait autorisé des officiers à comparaître devant une Commission parlementaire, fut faite par le général Brière de l'Isle. Le successeur du général Millet reconnut que le ministre de la Guerre du Cabinet Ferry l'avait laissé seul juge de l'opportunité de la marche sur Lang-Son et il en assumait toute la responsabilité.

Quant à la retraite qui avait suivi la blessure du général de Négrier, le général Brière de l'Isle l'attribuait uniquement à l'état d'ébriété du lieutenant-colonel Herbinger. Déjà traduit devant un Conseil de guerre pour la retraite de Lang-Son et bénéficiaire d'une ordonnance de non-lieu, le lieutenant-colonel fut traduit devant un Conseil d'enquête, à la suite de ces nouvelles accusations et acquitté à l'unanimité le 10 Février 1886.

Le troisième point de la déposition du général Brière de l'Isle, qui frappa vivement l'opinion, fut relatif au général de Courcy. Le général Brière de l'Isle attribuait à sa rudesse, à sa méconnaissance des habitudes et des mœurs asiatiques, les troubles qui s'étaient produits à Hué et qu'il avait fallu si sévèrement réprimer.

Le général Brière de l'Isle plus que personne avait amené la chute du Cabinet Ferry par sa dépêche affolée du 24 Mars. Interrogé par la Commission sur le point de savoir s'il avait dit qu'il faudrait 60.000 hommes pour garder le Tonkin, il répondit « C'était une boutade ». L'auteur de cette « boutade » était absolument hostile à l'évacuation et affirmait qu'avec 6.000 Français et 15.000 Tonkinois on pouvait garder et défendre le Tonkin. Bien que le général Brière de l'Isle eut fait preuve en quelques circonstances d'une regrettable légèreté, la déposition d'un homme qui connaissait le pays, qui y avait remporté de brillants succès au Kep, à Chu, sur la ligne du Loch-Nam, fit impression sur les commissaires et, sans les ramener à une plus juste appréciation des nécessités qui s'imposaient à la France, les empêcha de se prononcer ouvertement pour la solution radicale et désastreuse de l'évacuation.

Le long rapport de M. Camille Pelletan porta les traces de cet embarras. Il ne conseillait pas au Gouvernement de rappeler nos troupes « sur un coup de télégraphe », mais « de faire la liquidation » avec toutes les garanties et les précautions nécessaires, garanties et précautions qu'il ne se chargeait pas d'indiquer. Aussi hostile au protectorat qu'à l'annexion, la Commission proposait simplement le vote d'un crédit de provision pour l'entretien des troupes. Appuyées par le rapporteur et par MM. Delafosse, Raoul-Duval, G. Périn, F. Passy, Clémenceau et Andrieux, durant quatre séances, ces conclusions furent vivement combattues par Mgr Freppel, par MM. Paul Bert, Battue, Brisson, Campenon, Casimir-Périer et de Freycinet. Tous ces orateurs firent valoir les conséquences déplorables que l'abandon du Tonkin aurait pour notre prestige en Orient ; ils montrèrent nos rivaux tout prêts à occuper la place que nous laisserions vacante après avoir accompli les trois quarts de la tâche. Nos intérêts comme notre honneur nous conseillaient d'achever l'œuvre commencée et d'exécuter le traité que nous avions signé avec la Chine.

M. Brisson avait d'autant plus de mérite à accepter l'héritage de son prédécesseur et à défendre intégralement sa politique coloniale qu'il pensait, qu'il pense peut-être encore que les intérêts de la France lui commandaient de ne pas étendre son action au-delà du bassin de la Méditerranée. Notre influence a augmenté dans la Méditerranée occidentale, depuis que nous exerçons le protectorat de Tunis on n'en saurait dire autant de notre influence dans la Méditerranée orientale, où le prestige de l'Angleterre a si fort éclipsé le nôtre, depuis qu'elle domine dans la vallée du Nil, qu'elle est maîtresse à Chypre depuis aussi que d'autres rivaux de la France, tout-puissants à Constantinople, ont pris la place que nous devions à une alliance plusieurs fois séculaire avec la Porte. Qui pourrait affirmer qu'en disséminant nos efforts sur tant de points du globe, nous n'avons pas affaibli notre capacité de résistance aux empiétements qui devaient fatalement se produire dans un domaine plus rapproché et plus restreint, où nos traditions historiques, une clientèle dès longtemps acquise nous assuraient à moindres frais des succès plus certains ? N'était-ce pas là la véritable politique de conservation coloniale ? Ne nous eût-elle pas réservé moins de mécomptes que la politique d'extension lointaine et d'annexion par les armes ? Ces questions, que nous posons après coup, ne se posaient pas au mois de Décembre 1885 une seule était en jeu la France abandonnerait-elle une terre arrosée du sang de nos soldats, un marché de 10 millions d'habitants, voisin du plus grand marché du monde, la Chine, et M. Brisson fit à cette question la seule réponse honorable, en donnant avec tout son talent, tout son patriotisme, toute son autorité de républicain intègre, pour obtenir le vote des crédits.

Le 24 Décembre, à 10 heures du soir, l'ensemble des crédits fut voté par 274 voix contre 270. La majorité comprenait 273 républicains et un membre de la Droite, Mgr Freppel ; la minorité comprenait 176 réactionnaires et 94 républicains il n'y eut que 6 abstentions, 5 de Gauche et une de Droite. Le Cabinet l'avait emporté, mais grâce à deux circonstances toutes fortuites l'absence des députés du Tarn-et-Garonne, de la Corse, de la Lozère, de l'Ardèche et des Landes qui avaient été invalidés ; la vacance de six sièges de députés de la Seine, élus le 4 ou le 18 Octobre dans les départements, qui avaient opté pour ces départements et qui ne furent remplacés que le 28 Décembre par MM. Labordère, Maillard, Millerand, de Douville-Maillefeu, Achard et Brialou. Si ces députés de Paris, qui tous auraient voté contre les crédits, et les 22 députés de la. Droite avaient été présents à la Chambre le 24 Décembre, les crédits auraient été repoussés par 298 voix contre 274. On conçoit que M. Brisson n'ait pas considéré comme suffisante cette majorité péniblement acquise de 4 voix. De ce jour la résolution que lui commandait sa dignité fut prise. Les intérêts et l'honneur de la France étaient saufs c'était l'essentiel.

Toute la politique, depuis la rentrée des Chambres, s'était concentrée dans les discussions de la Commission des Trente-Trois. Pourtant, à la Chambre même, au Sénat et dans l'ordre administratif d'intéressantes questions avaient sollicité l'attention publique.

La Chambre avait renoncé à interpeller le Gouvernement sur sa politique dès la rentrée, mais, un mois plus tard, trois interpellations s'étaient produites successivement les 10, 12 et 15 Décembre. M. Raoul-Duval avait interrogé le ministre de l'Intérieur sur les droits et les devoirs des maires en temps d'élection M. Camélinat, le ministre des Travaux Publics sur les travaux de Paris l'ordre du jour pur et simple avait clos ces deux interpellations qui n'avaient pas passionné la Chambre. Il n'en avait pas été de même de l'interpellation de M. Baudry d'Asson au ministre des Cultes, sur la suppression des traitements ecclésiastiques. M. Goblet avait revendiqué les droits de l'autorité civile confirmés par l'arrêt du Conseil d'État que nous avons cité. La Chambre avait fait un chaleureux accueil au discours de M. Goblet, ordonné l'affichage et voté un ordre du jour de confiance, par 317 voix contre 186. Quinze jours auparavant, elle avait montré des tendances protectionnistes, en obligeant l'administration de la Guerre, malgré le sous-secrétaire d'État, M. Cavaignac, à n'admettre dans les adjudications publiques intéressant l'alimentation de l'armée que des produits d'origine française. Enfin, la Chambre avait procédé avec des intermittences à la vérification des pouvoirs de ses membres et appliqué à ces vérifications une doctrine assez capricieuse, invalidant les élections de tel département, où le clergé était intervenu, où les fausses nouvelles avaient pu exercer une certaine influence et validant celles du département voisin, où les mêmes interventions s'étaient produites, où les mêmes abus avaient été relevés.

Le Sénat, avant d'être appelé à voter, le 26 Décembre, sur les crédits du Tonkin et de Madagascar, qu'il avait adoptés par 212 voix contre 39, avait eu à se prononcer sur de nombreuses lois d'affaires concernant les délégués mineurs, la liberté du taux de l'intérêt en matière commerciale, le monopole des pompes funèbres attribué aux fabriques et à ratifier bien tardivement le traité de commerce conclu le 15 Janvier 1885 entre la France et le roi de Birmanie Thibô. Le roi avait accordé à une Compagnie française le privilège de l'exploitation de ses forêts enlevé à une compagnie anglaise. Le Cabinet de Londres avait protesté Thibô n'avait pas tenu compte de ces protestations et les Anglais avaient eu recours aux grands arguments : le 28 Novembre, le général Prendergast pénétrait dans Mandalay avec une petite armée, dictait la loi à Thibô et annulait l'influence française en Birmanie.

Dans le département ministériel de M. Goblet deux très importantes mesures, peu remarquées alors, en dehors du monde spécial des universitaires, inaugurèrent la réforme de l'enseignement supérieur, entrevue par MM. Waddington et Jules Ferry et qui ne devait aboutir qu'au mois de Juillet 1896, onze ans juste après le premier des deux décrets qui furent rendus sur l'initiative du ministre de l'Instruction Publique.

Le décret du 25 Juillet 1885 autorisa les Facultés à recevoir des dons, legs et subventions, à administrer ces ressources, à discuter et à arrêter les programmes des cours, à présenter des candidats pour le décanat. C'était un commencement d'autonomie donné aux Facultés qui depuis 1808 étaient étroitement subordonnées à l'administration centrale. Un nouveau pas fut fait dans cette voie par le décret du 28 Décembre, qui créa dans chaque chef-lieu académique un Conseil général composé des représentants de chaque Faculté ou École d'enseignement supérieur, élus en partie par la Faculté ou par l'Ecole, délibérant sous la présidence du recteur et chargé de répartir entre les Facultés les fonds affectés aux services communs.

Par leur portée, par les conséquences qui en découlèrent tout naturellement, les décrets de Juillet et de Décembre i88o nous apparaissent, à distance, comme l'acte le plus remarquable qui se soit accompli sous le Ministère de M. Henri Brisson.

Le jour même où le décret de Décembre était signé. le Congrès se réunissait à Versailles et, après que la Droite eut retardé ses travaux par un violent tumulte, comme protestation contre l'absence des députés invalidés, il reportait M. Grévy à la Présidence de la République, avec cent voix de moins qu'en 1879. M. Brisson, qui n'était pas candidat, réunit 68 suffrages. Les craintes que faisait concevoir la composition de la Chambre des Députés n'étaient pas étrangères à la réélection de M. Grévy. On oublia d'autant plus facilement ses fautes, qui étaient un peu celles de son entourage, que les républicains modérés en avaient surtout souffert et que ces républicains, hommes de Gouvernement, par discipline, par sentiment des nécessités politiques sont moins portés à la rancune. D'ailleurs, dans l'état d'esprit oh se trouvaient, le 28 Décembre 188S, les 383 députés républicains, on ne voit pas trop quel meilleur choix ils auraient pu faire.

Réélu dans les Vosges, avec toute la liste républicaine, M. Jules Ferry était encore sous le coup des colères, des haines qui avaient amené sa chute, le 30 Mars, et d'une impopularité qui devait mettre huit années à se dissiper seulement en partie. M. Brisson, outre que ses opinions étaient un peu plus avancées que celles de la majorité du Congrès, surtout que celles de la majorité de la France, était rendu responsable du résultat des élections d'Octobre et de fautes qu'il n'avait pas commises. M. Clémenceau n'avait d'influence que sur une minime fraction du parti radical dans le pays son autorité était restreinte et son programme semblait peu rassurant. M. de Freycinet avait contre lui la ruine partielle de l'influence française en Égypte et plus récemment son adhésion à la politique de conservation coloniale, son discours en faveur du vote des crédits du Tonkin et de Madagascar qui lui enlevaient presque tous les suffrages sur lesquels il aurait pu compter en toute circonstance. M. Sadi-Carnot, appelé aux grandes affaires depuis le 6 Avril seulement, n'avait joué qu'un rôle effacé comme ministre comme député, les ordres du jour de confiance qui portaient habituellement sa signature n'étaient pas pour le recommander auprès des radicaux et des intransigeants. M. Floquet, enfin, n'avait jamais été ministre et les souvenirs de 1867 lui interdisaient la première place de l'État. La nomination de M. Jules Grévy, qui bénéficiait encore des tristes résultats qu'avait donnés la première expérience d'un scrutin auquel il était opposé, s'imposait donc presque fatalement, en l'absence d'un autre candidat présidentiel ayant de sérieuses chances de succès il était de plus le beatus possidens et bien que le renouvellement de la Présidence fût contraire aux principes démocratiques, sa réélection se fit d'elle-même. On vota pour lui sans enthousiasme mais sans hésitation.

Le 29 Décembre M. Henri Brisson remit la démission du Cabinet au Président de la République et la session de J885 fut déclarée close. Au terme de cette médiocre année 1885, où tous les pouvoirs publics avaient été renouvelés, la France se trouvait en présence d'un vieux Président, d'un Sénat excellent, d'une Chambre sans majorité et d'un Cabinet démissionnaire ; la lassitude, le découragement, l'incertitude de l'avenir régalent partout ; le pays n'avait ni la conscience de soi-même, ni l'énergie persévérante qui font les nations puissantes l'heure critique de la République avait sonné. Radical par les personnalités de MM. Brisson, Goblet, de Freycinet et P. Legrand, le Cabinet du 6 Avril avait été opportuniste par ses actes. En dehors de quelques avances à la Gauche et de quelques épurations regrettables, il n'est pas une de ses paroles que n'eût contresignée un Cabinet plus modéré, pas une mesure qu'il n'eût prise. Si M. Jules Ferry avait été au pouvoir avant les élections de 1888, il est bien probable que le Gouvernement, sans sortir d'une neutralité qui s'impose à toute administration vraiment libérale, eût guidé les votants par quelque déclaration très ferme et affirmé la politique de conservation républicaine et de progrès démocratique qui avait été la sienne. Par un respect scrupuleux pour la liberté des électeurs ; M. Henri Brisson n'a pas fait cette déclaration ni affirmé cette politique. II n'en a pas moins gouverné comme l’eût fait M. Jules Ferry et, après avoir rendu au pays les services que l'on attendait de lui, il est rentré dans le rang, sans amertume ni récrimination, avec la dignité tranquille et simple dont il ne s'est jamais départi. Son nom ne sera pas prononcé dans les innombrables combinaisons ministérielles qui vont s'élaborer désormais sa voix frémissante de douleur et d'indignation ne se fera entendre que lorsque le Césarisme renaissant menacera son idéal de raison, de justice et de moralité nous voulons dire la République.

 

 

 



[1] Paris, Charpentier et Cie, Editeurs, 1886.