HISTOIRE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

LA PRÉSIDENCE DE JULES GRÉVY

 

CHAPITRE VII. — LE DEUXIÈME MINISTÈRE JULES FERRY.

Du 21 Février 1883 au 6 Avril 1885.

 

 

Le Cabinet du 21 Février. — Jules Ferry en 1883. — La Déclaration ministérielle. — Premières interpellations. — La révision. — Discours au Cercle national. — Nouvelles interpellations. — Le droit d'association au Sénat. — Les vacances de Pâques. — Le socialisme à la Chambre. — Rôle des maires dans les élections. — Les traitements ecclésiastiques. — Les aumôniers des hôpitaux. — Lois d'affaires au Sénat. — La conversion du 5 p. 100. — Les conventions. — La réforme judiciaire à la Chambre. — La réforme judiciaire au Sénat. — Les élections départementales. — Alphonse XI à Paris. — Changements ministériels. — Les lois d'affaires pendant la session extraordinaire. — Nouveaux changements ministériels. — Le budget de 1884 à la Chambre. — Le budget de 1884 au Sénat. — La politique extérieure en 1883 la Triple Alliance. — La France au Sénégal. — La France au Congo. — La France à Madagascar. — La situation au Tonkin : le traité Bourée. — L'attentat contre Rivière. — Le marquis T'Seng. — Le premier traité de Hué. — Le général Bouet, l'amiral Courbet, M. Harmand. — Les interpellations à la Chambre et au Sénat pendant la session extraordinaire. — Prise de Son-Tay. — Revue de l'année 1883. — La session ordinaire de 1884. — Le budget au Sénat. — Les discussions économiques. — Les syndicats professionnels. — Prise de Bac-Kinh. — Traité de Tien-Tsin. — Elections municipales des 4 et 11 Mai. — Les étapes de la révision. — La révision à la Chambre. — La révision au Sénat. — Le Congrès. — La loi électorale du Sénat au Sénat. — La loi électorale du Sénat à la Chambre. — Le divorce. M. Bouvier. — La crise commerciale. — Le budget de 188S à la Chambre. — L'accord anglo-français du 17 Juin. — Rupture de la Conférence de Londres. — Progrès en Tunisie et à Madagascar. — La politique coloniale de M. J. Ferry. — L'attentat de Lac-Lé. — L'ultimatum du 19 Août. — Les amiraux Courbet et Lespès. — Vote des crédits de 16 et de 43 millions. — Revue de l'année 1884. — Le général Lewal à la Guerre. — Les élections sénatoriales. — Le scrutin de liste à la Chambre. — Le budget ordinaire de 1885 au Sénat. — Relèvement des tarifs de douanes. — La Caisse des Écoles. — La dette égyptienne. — Prise de Lang-Son. — Courbet au Yang-Tse-Kiang. — Négociations pour la paix à Paris. — La dépêche de Brière de l'Isle du 25 Mars. — L'interpellation du 28 Mars. — La dépêche de Brière de l'Isle du 28 Mars. — La dépêche du 29 Mars. — La séance du 30 Mars. — La dépêche du 1er Avril. — Défaillance de la majorité du 21 Février dans la séance du 30 Mars. — La responsabilité des républicains modérés.

 

Peu de crises ministérielles furent aussi courtes que celle de i883 le 21 Février, le Cabinet Jules Ferry était constitué. Le député des Vosges, qui apparaissait à tous comme le seul héritier possible de Gambetta, prenait avec la Présidence du Conseil le ministère de l'Instruction Publique où il avait fait tant de choses et de si grandes choses. M. Challemel-Lacour, l'un des lieutenants de Gambetta pendant la Défense Nationale, l'ancien ambassadeur à Londres et l'auteur des deux discours prononcés quelques jours auparavant au Sénat, dans la discussion de la loi des prétendants, était appelé aux Affaires Étrangères. Il y apportait, avec une santé malheureusement très ébranlée, des convictions républicaines ardentes que l'âge et la vie avaient un peu apaisées, des vertus de stoïcien et un admirable talent de tribune. L'ancien collègue de Gambetta dans le Cabinet du 14 Novembre, M. Waldeck-Rousseau, reprenait le portefeuille de l'Intérieur qu'il avait déjà tenu pendant deux mois, on sait avec quelle vigueur. Le Garde des Sceaux, M. Martin-Feuillée, avait également fait partie du Ministère du 14 Novembre comme sous-secrétaire d'État de M. Cazot. Aux Finances M. Jules Ferry avait conservé M. Tirard, et à la Guerre le général Thibaudin. Il avait appelé à la Marine un sénateur, M. Ch. Brun, ancien ingénieur des constructions navales. M. Méline, le collègue de M. Jules Ferry dans la députation des Vosges, le créateur futur de l'ordre du Mérite agricole, qui devait parcourir une belle carrière politique, devenait pour la première fois titulaire du portefeuille de l'Agriculture. M. Hérisson passait des Travaux Publics au Commerce, laissant sa succession à un député de la Gironde, M. Raynal. M. Cochery conservait les Postes et les Télégraphes. Cinq sous- secrétaires d'Etat étaient nommés : MM. Durand à l'Instruction Publique et aux Beaux-Arts, Margue à l'Intérieur, Noirot à la Justice et aux Cultes, Labuze aux Finances et Baïhaut aux Travaux Publics.

Le nouveau Cabinet était de la nuance Gauche républicaine et Union républicaine, mais sans exclusivisme puisque deux de ses membres, le général Thibaudin et M. Hérisson, se rattachaient à la Gauche radicale. Le Président du Conseil pensait d'ailleurs que l'on pouvait étendre très loin la majorité du côté de la Gauche, à la seule condition que les membres de la majorité comprissent les nécessités gouvernementales. Il faisait de la concentration républicaine, mais il ne sacrifiait pas un seul point de son programme très limité et très modéré et il n'y admettait rien d'utopique ou de chimérique. Il acceptait volontiers le titre d'autoritaire, estimant que l'idée d'autorité n'est nullement incompatible avec l'idée de progrès.

Mûri par quatre années passées au pouvoir, presque sans interruption, mêlé, depuis près de trente ans, au monde politique, connaissant à fond toutes les affaires, travailleur infatigable, doué d'un courage froid qui s'affermissait au milieu des tempêtes parlementaires, Jules Ferry était, peut-être au mois de Février 1883, le seul Président du Conseil possible. Sa valeur, son caractère, la dignité de sa vie faisaient sa force. Sa faiblesse venait de l'opposition sourde qu'il rencontrait à l'Élysée, de l'opposition déclarée qu'il rencontrait aux deux extrémités, Droite et Gauche, de la Chambre des députés, et d'une impopularité qui datait du siège de Paris. Après l'acceptation définitive de la démission du précédent Cabinet, M. Grévy avait songé un instant à rappeler M. de Freycinet la stupeur générale l'avait fait renoncer à ce projet mais M. de Freycinet était resté persona grata à l'Élysée, beaucoup plus que M. Jules Ferry, et, dans l'entourage du Président de la République, on cultivait soigneusement ces sentiments de défiance, sinon d'animosité envers le nouveau Président du Conseil. M. Jules Ferry ne s'ouvrait pas volontiers à ce sujet ; mais il lui est arrivé, dans un moment d'irritation, au sortir d'une séance un peu chaude, de se plaindre amèrement qu' « on lui tirât dans le dos », de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, pendant qu'il faisait face à la Droite et à l'Extrême Gauche. De ces deux côtés de la Chambre les injures, les outrages au Président du Conseil étaient ininterrompus et, aux frontières de la Droite comme aux frontières de l'Extrême Gauche, trop de députés, entraînés d'abord dans le torrent de la majorité, n'attendaient qu'une occasion de regagner le rivage. M. Ferry, en effet, n'avait rien de ce qu'il fallait pour les retenir. Ce n'est pas lui qui aurait jamais sacrifié l'intérêt public aux intérêts particuliers qui aurait accordé à un député douteux la moindre de ces faveurs que les chefs du pouvoir ont à leur disposition et qui peuvent fixer des dévouements incertains. C'est pour ces raisons et pour d'autres encore qu'il était impopulaire nature renfermée, peu expansive il ne savait ou ne voulait captiver les foules. Trop franc pour les flatter, trop fier pour rectifier l'opinion que l'on avait de lui, il s'est montré seulement soucieux de quelques suffrages d'élite, assuré que son œuvre garderait sa mémoire, que ceux qui l'ont vu de près, qui l'ont admiré et qui l'ont aimé seraient devant la postérité ses témoins et ses garants.

La Déclaration ministérielle, qui fut lue le 22 Février, limitait le terrain très circonscrit où prétendait se maintenir le nouveau Cabinet et donnait une idée nette de la politique nouvelle inaugurée par M. Jules Ferry. Pour mettre fin à la crise ouverte par l'incartade du prince Napoléon, il annonçait l'intention d'user des droits que la loi du 19 Mai 1834 donnait au pouvoir exécutif. La République n'était pas en péril, mais seulement trop peu défendue par ceux qui avaient mission de la faire respecter des mesures sur les cris publics et sur l'affichage seraient proposées aux Chambres. Après ce retour rapide sur le passé, le Président du Conseil abordait l'examen du présent et interprétait fort exactement l'état de l'opinion, quand il affirmait que le pays demandait au pouvoir exécutif de réformer, mais lui demandait, avec non moins d'énergie, d'administrer, de gouverner et d'enraciner la République. Depuis deux mois le monde parlementaire était en plein désarroi ; il n'y avait plus ni Gouvernement, ni administration, ni autorité nulle part. On sentait que le rédacteur de la Déclaration voulait donner à la majorité l'impression qu'elle avait enfin un chef, au pays l'impression que tout ce qu'il attendait vainement depuis le 16 Janvier lui était enfin rendu.

Et ce Gouvernement enfin reconstitué, ce Gouvernement ferme et stable, adressait le plus sage des conseils aux représentants du pays, en leur recommandant de ne pas aborder toutes les questions à la fois, de ne pas substituer constamment leur initiative individuelle à celle du pouvoir exécutif. La réforme judiciaire, la loi municipale, les lois militaires, la loi sur les récidivistes, les projets ou propositions sur les caisses des retraites pour la vieillesse, sur les sociétés de secours mutuels, sur les syndicats professionnels offraient une assez riche matière législative. Il ne convenait pas de l'entendre démesurément. La situation budgétaire commandait la plus stricte économie et obligeait à l'expédient des négociations avec les Compagnies de chemins de fer. A l'extérieur, après avoir complété l'organisation du protectorat tunisien, il faudrait conserver obstinément une attitude pacifique, jamais une attitude inactive. Tous les hommes éclairés et prévoyants, en entendant la lecture de ce document, comprirent qu'un ordre nouveau commençait, qu'à la période de l'agitation sans motifs et sans fin succédait la période plus calme de l'organisation, que le provisoire énervant faisait place à la stabilité rassurante.

Le premier contact du nouveau Ministère avec la Chambre eut lieu le 24 Février. Un député bonapartiste, M. Jolibois, porte-paroles du prince Napoléon, demanda à interpeller le Cabinet sur « le droit supérieur » de la République dont il était question dans la Déclaration. « Ce droit, répondit M. Jules Ferry avec beaucoup de bonne grâce et d'à-propos, est celui de légitime défense qui appartient à tout Gouvernement. » Puis il invita l'avocat du prince à indiquer à son illustre client la limite qui sépare ce qui est permis de ce qui est défendu il lui conseilla, avec une ironie tranquille, d'être modeste, de ne pas faire de bruit, de ne pas mettre à l'épreuve la mansuétude républicaine. L'ordre du jour d'approbation fut voté par 348 voix contre 89. Immédiatement après l'interpellation bonapartiste vint l'interpellation royaliste, déposée par le prince de Léon. Le porte-parole de la famille d'Orléans et M. de Cassagnac interrogèrent le général Thibaudin sur la situation des princes-officiers. Le ministre de la Guerre répondit que le Gouvernement userait contre eux des pouvoirs que lui conférait la loi de 1834. Cette conduite fut approuvée par 376 voix contre 101 et le lendemain un décret inséré au Journal officiel retirait leurs emplois au duc d'Aumale général de division en disponibilité, au duc de Chartres colonel de cavalerie et au duc d'Alençon capitaine d'artillerie. Le vote de la Chambre, celui du Sénat qui eut lieu le 1er Mars, mirent fin à la longue agitation de six semaines qui a laissé, sous le nom d'affaire des prétendants, un si fâcheux souvenir et qui devait renaître sous un Cabinet de laisser-faire.

La question de la révision fut moins troublante. Le 22 Février un rapport de M. Henri Giraud, député des Deux-Sèvres, concluait à la prise en considération de deux propositions de révision émanant, l'une de M. Barodet, l'autre de M. Andrieux. Le même jour un bonapartiste, M. Prax-Paris, déposait une proposition tendant à saisir le Sénat d'une révision des lois constitutionnelles. La discussion s'ouvrit le 5 Mars à la Chambre par un discours de M. Demarçay, député de la Vienne, qui s'opposa à la prise en considération, considérée par lui comme inutile et inopportune. Après que RI. Henri Giraud eut rappelé le vote du 6 Février 4882 et les professions de foi révisionnistes de 331 députés aux élections générales après que M. Lenient, député de Provins, eut déclaré que la question de révision n'était qu'un moyen d'obstruction et d'agitation sans profit, M. J. Ferry prit la parole. Il repoussait la prise en considération, parce que le laisser-aller et le laisser-faire ne sont ni de la dignité du Gouvernement, ni de l'intérêt de la Chambre. La révision ne peut être que le couronnement d'une politique, non le premier article d'un programme. D'ailleurs la résolution du 26 Janvier 1882 reste debout, non périmée. Mais il faut trouver un Cabinet qui consente à la porter au Sénat. Le Cabinet du 21 Février ne saurait le faire. Il ne saurait non plus se prêter à une discussion qui ferait croire que la République c'est l'agitation perpétuelle. Une majorité solide, un ministère durable, l'harmonie entre les deux Chambres sont les conditions indispensables du succès de la révision.

M. Madier de Montjau reproduisit son cri fameux « Sus au Sénat ». Il accusa la Haute Assemblée d'être, dans l'organisme constitutionnel, comme « un corps étranger dans le corps humain ». Après lui M. Andrieux fit, à la nécessité de maintenir le Ministère au pouvoir, le sacrifice de son projet de Constitution à l'américaine, qu'il développa pourtant, non sans complaisance. La discussion fut renvoyée au lendemain, sur la demande de M. Clémenceau.

Le 6 Mars M. Girault, député du Cher, aurait voulu que le débat fût renvoyé après Pâques, pour que les députés pussent consulter leurs électeurs. M. Granet pensait que Fon pouvait poursuivre la révision, sans se préoccuper de l'opposition du Sénat. M. Clémenceau, lui, prévoyait bien l'opposition du Sénat, mais il citait l'exemple de la Chambre des Lords qui finit toujours par accepter les innovations qui lui répugnent le plus, quand elles lui sont envoyées par la Chambre des Communes. L'orateur de l'Extrême Gauche voulait une Constitution moins monarchique que celle de 1875. Rien loin de redouter l'agitation, il la qualifiait « d'action réglée » et prétendait que c'était la vie même, la vie démocratique des pays libres. Il concluait par ces mots : « Sous la Monarchie, on disait Le roi a failli attendre. Faites que sous la République nul n'ait, à un moment donné, raison de dire : J'ai trop attendu. »

Le Ministre fit ressortir le manque de logique de M. Clémenceau comptant, pour faire la révision, sur une Assemblée dont il souhaitait l'abolition. Partisan d'une Assemblée unique, M. Clémenceau a fait la théorie du conflit. A cette théorie du conflit le Gouvernement, partisan décidé de la dualité, indispensable condition du fonctionnement du régime parlementaire, oppose la pratique de l'accord, de l'entente cordiale entre les deux Chambres. Cette entente a permis d'obtenir de grands résultats et en particulier le vote de l'École laïque. Que si M. Clemenceau estime que le vote de la révision, qui sera difficile dans dix-huit mois, est possible aujourd'hui, qu'il prenne la direction des affaires, qu'il porte lui-même la question au Luxembourg. Le ministre concluait en sollicitant la pleine confiance de l’Assemblée elle lui fut accordée. Un ordre du jour de M. Sadi Carnot, que le Gouvernement accepta « avec reconnaissance », réunit 304 voix contre 166.

Quelques jours après l'ajournement de la révision, le 9 Mars, les membres du Cercle national républicain offraient un banquet au Président du Conseil et à ses collègues. Dans un long et important discours, que toute la presse reproduisit, M. Ferry fit un exposé doctrinal de sa politique qui complétait, avec plus de familiarité et d'abandon, la Déclaration ministérielle du 22 Février. Après un juste hommage rendu à Gambetta, « l'image superbe et vivante de la République triomphante, » Jules Ferry affirme que ce qu'il veut, après Gambetta et comme Gambetta, c'est un Gouvernement dans la République. Et ce Gouvernement ne doit pas être seulement un garde-champêtre, un gendarme, un juge de paix, il doit être aussi une grande force morale. Point de mire d'une nation aux habitudes, aux traditions monarchiques, s'il est livré aux divisions et aux incertitudes, la nation qui le regarde est comme désorientée, elle se trouble et se désintéresse de la chose publique. C'est alors que l'on peut dire que la France ne se sent pas gouvernée et c'est alors qu'elle s'abandonne. La première condition pour que l'on sente un Gouvernement, c'est qu'il y ait une majorité parlementaire étendue, forte et durable. Cette majorité peut et doit comprendre, au Sénat comme à la Chambre, tous les groupes républicains entre lesquels n'existent pas de différences essentielles. Seule, elle peut faire vivre la République parlementaire.

L'idée que la démocratie française ne pouvait tolérer le régime parlementaire était insupportable à Jules Ferry. Le prétendre, c'était, selon lui, faire injure à la démocratie et au suffrage universel. Il croyait que l'imitation du régime américain par notre pays amènerait une cruelle déception, aboutirait à l'organisation du conflit et conduirait fatalement à la dictature. Certes, un régime d'attaques incessantes, d'assauts chaque jour renouvelés, de batailles quotidiennes use les hommes les plus forts, mais à quoi, disait t éloquemment l'ardent et audacieux lutteur qu'était Jules Ferry, à quoi sont bons les hommes si ce n'est à s'user pour le bien, pour le beau, pour la liberté républicaine, pour la patrie ? Et il concluait en portant un toast à l'union de toutes les forces républicaines et à la République parlementaire. Tout le monde remarqua, ce jour-là, combien la conception gouvernementale de Jules Ferry était devenue nette et précise tout le monde fut frappé de la hauteur de vue avec laquelle il envisageait notre situation intérieure et de la chaleur avec laquelle il affirmait que le suffrage universel et la souveraineté populaire étaient compatibles avec l'exercice du régime parlementaire, avec l'existence de deux Chambres tout le monde aussi eut comme un sinistre pressentiment, à la pensée de ces luttes sans merci, où s'usent les plus robustes et qui devaient, en si peu de temps, avoir raison du successeur de Gambetta.

La bataille recommençait dès le lendemain. Un meeting des ouvriers sans travail s'était tenu le 9 Mars sur la place des Invalides. Il s'était terminé par une promenade comique de M" Louise Michel, porteuse du drapeau noir, et par un incident plus tragique, le pillage d'une boulangerie, rue du Four-Saint-Germain. L'ordre du jour pur et simple, demandé par le Gouvernement, fut voté par 391 voix contre 0, sur une question de M. Deluns-Montaud, relative à ces troubles, que M. de Cassagnac avait transformée en interpellation.

Le 18 Mars, anniversaire de la Commune, le Gouvernement, par de sages mesures de précaution, avait découragé toute tentative de désordre et, à la Chambre, il avait obtenu un nouveau succès en faisant repousser, par 384 voix contre 84, la demande d'amnistie que M. Henry Maret avait déposée en faveur des condamnés de Montceau-les-Mines et de Lyon.

Chaque jour sur la brèche, le Président du Conseil répondait le lendemain à un orateur de la Droite, M. Baudry d'Asson, qui demandait l'ouverture d'un crédit de 2 millions pour secours immédiat aux ouvriers sans travail. Le crédit aurait été réparti par une Commission composée de patrons et d'entrepreneurs condamnés au chômage. Le Président du Conseil contesta que l'industrie du bâtiment fût éprouvée, un chantier de 83.000 mètres carrés, comportant une dépense de plus de SO millions de francs, ayant été ouvert au quartier Marbeuf ; mais il reconnut les souffrances momentanées de l'industrie du meuble. Pour soulager ces souffrances, la Ville de Paris mettrait en adjudication l'ameublement de l'Hôtel de Ville et l'État celui de l'hôtel des Postes et du lycée Lakanal. L'État, conscient de son devoir de haute tutelle envers les classes laborieuses, rechercherait et apporterait à la Chambre une solution à la question des logements d'ouvriers. Après ces déclarations l'urgence, demandée par M. Baudry d'Asson, fut repoussée a mains levées.

La Chambre, en dehors des interpellations, avait eu, depuis l'avènement du Cabinet Ferry, la discussion en deuxième délibération de la proposition sur la responsabilité des patrons en matière d'accidents et, en première délibération, celle de la loi sur les sociétés de secours mutuels. Le Sénat avait eu une question de M. de Saint-Vallier sur le Tonkin que nous joindrons à l'histoire extérieure, l'interpellation du général Robert sur les princes-officiers, une seconde délibération sur le serment judiciaire et, du 3 au 8 Mars, une très intéressante discussion sur le droit d'association, qui fut comme un dernier écho de l'article 7 et des décrets.

C'était M. Dufaure qui avait pris l'initiative d'une proposition de loi sur le droit d'association. La Commission chargée d'étudier la proposition choisit pour rapporteur M. Jules Simon, qui déposa son travail sur le bureau du Sénat dans le courant de l'été de 1882. La Commission proposait l'unité de législation pour les associations laïques et pour les associations congréganistes ; elle supprimait toute déclaration préalable, toute mesure préventive contre les associations de quelque nature qu'elles fussent, mais maintenait pour les délits commis la pénalité de droit, commun elle établissait la publicité absolue elle autorisait les associations à posséder des valeurs mobilières, mais ne leur accordait que le strict nécessaire, en fait de valeurs immobilières enfin elle leur interdisait de former aucune société civile ou commerciale. Il n'y eut guère au Sénat qu'une discussion générale qui porta sur le principe plutôt que sur les détails de la proposition. MM. Corbon et Tolain considéraient la proposition comme une revanche des décrets du 29 Mars 1880. La République, d'après M. Tolain, ne devait accorder la liberté à ses adversaires que s'ils signaient un contrat de réciprocité. M. Jules Simon, prenant le contrepied de cette thèse, déclarait qu'il savait bien qu'il était dupe, mais une dupe volontaire et consciente, en accordant la liberté à ceux qui la lui refuseraient s'ils étaient les maîtres. M. Clamageran objecta à M. Jules Simon qu'il faisait de la philosophie et non de la politique il démontra que la liberté des associations laïques ne pouvait être la même que celle des congrégations qui avaient passé un contrat d'assujettissement. Enfin, le ministre de l'Intérieur, dans une argumentation serrée, reprocha à la proposition d'être restrictive pour les associations laïques et privilégiée pour les congrégations. Le discours de M. Waldeck-Rousseau porta le dernier coup à la proposition. Le Sénat n'entendit pas M. Jules Simon l'adjurant de voter au moins le principe il rejeta l'article 1er par ni voix contre 118. Après ce vote, M. Waldeck-Rousseau promit, au nom du Gouvernement, de préparer un projet sur les associations nous attendons encore l'effet de cette promesse, vieille de quinze ans.

Les petites vacances législatives durèrent un mois en 1883, du 19 Mars au 19 Avril. Ce repos fut consacré par les ministres à l'organisation de leurs départements respectifs et à l'administration proprement dite. Le travail parlementaire a été, dès l'origine du fonctionnement des deux Chambres, depuis 1876, si mal distribué que le temps qui devrait être consacré au budget est absorbé par les interpellations ou par les débats législatifs et les députés, neuf fois sur dix, arrivent à la fin d'un exercice sans avoir pu voter la loi de Finances de l'exercice suivant. Et ce n'est pas seulement leur temps qu'ils emploient mal, c'est aussi celui des ministres, astreints à une présence réelle et ininterrompue dans les deux Chambres, placés dans l'impossibilité d'étudier les affaires et forcés de sacrifier leur besogne exécutive à la besogne législative, ou de ne voir que par les yeux de leurs chefs de service.

Pendant les vacances de Pâques les seuls événements à signaler, à l'intérieur, sont, le 21 Mars, la promulgation de la loi augmentant le fonds de la Caisse des Ecoles, et, le 12 Avril, un important mouvement judiciaire qui eut pour points de départ la nomination de M. Jules Cazot à la première présidence de la Cour de cassation, celle de M. Larombière à une présidence, de M. Varambon à un siège de conseiller et de M. Périvier à la première présidence de la Cour d'appel de Paris.

Du 19 Avril, date de la reprise de la session ordinaire, au 2 Août, date de sa clôture, les seules lois adoptées définitivement furent la loi sur la conversion du 5 p. 100, la loi sur les conventions avec les Compagnies de chemins de fer, et la loi sur la réforme judiciaire. II suffira d'énumérer, dans leur ordre chronologique, les autres projets ou propositions qui furent discutés dans les deux Chambres, en insistant sur les plus importants et de signaler au passage les interpellations qui en vaudront la peine.

A la Chambre la première délibération sur les récidivistes avait commencé le 11 Avril la seconde eut lieu deux mois plus tard, le 21 Juin. L'augmentation inquiétante de la récidive, qui avait doublé de 1850 à1881, détermina la présentation du projet dont M. Waldeck-Rousseau fut le premier rapporteur, au mois de Novembre 1882. La Chambre admit le caractère obligatoire de la relégation et ne laissa pas au juge la faculté d'en dispenser le récidiviste.

Le 7 Juin, l'évêque d'Angers adressa une question au ministre des Cultes, sur les Bénédictins de Solesmes. Cette congrégation s'était réinstallée, après l'exécution des décrets. La question, transformée en interpellation, valut au Gouvernement un ordre du jour de confiance.

Le 12 Juin, la loi sur les syndicats professionnels, revenue du Sénat à la Chambre, y donna lieu à une brillante discussion, à laquelle prirent part MM. de Mun, Lockroy et Frédéric Passy. L'orateur chrétien, l'avocat des cercles catholiques, fit un large exposé dogmatique du socialisme, lequel est, selon la formule de Benoît Malon, « la transformation du capital privé en un capital collectif unique ». La réalisation de ce rêve serait, d'après M. de Mun, « la pire des chimères acheminant vers le pire des despotismes ». A ce système M. de Mun opposait la constitution de syndicats mixtes de patrons et d'ouvriers qui seraient dirigés par l'aristocratie cléricale. C'était un socialisme chrétien, ou, comme disait M. Lockroy, un socialisme de sacristie que M. de Mun voulait substituer au socialisme d'État. Entre les deux doctrines M. Frédéric Passy, représentant de l'école libérale, ne prenait pas parti. Il se contentait de faire très éloquemment le procès du passé, « de ce qui est derrière, » selon le mot de saint Paul, c'est-à dire de la servitude, de l'ignorance, du privilège, de l'oppression et, ajoutait-il, je pourrais aller jusqu'à l'anthropophagie. Ce « qui est devant, » au contraire, c'est le respect de l'homme, c'est le droit, la liberté, la justice, la bienveillance, le chemin ouvert à tous, les aînés se retournant vers les cadets et leur disant Monte plus haut, Ascende superius. Les autres orateurs, moins éloquents mais plus pratiques, s'attachèrent plutôt à introduire des modifications dans le texte sénatorial les syndicats privés furent autorisés à côté des syndicats publics les unions de ceux-ci furent permises l'article 416 du Code pénal fut abrogé.

Parmi les autres débats qui eurent lieu à la Chambre avant le 2 Août, il faut relever la discussion d'une interpellation de M. de Cassagnac sur les Caisses d'épargne. Motivée par le dépôt d'un projet de M. Tirard qui autorisait la Caisse des dépôts et consignations à faire les avances des sommes nécessaires pour la réouverture des Caisses d'épargne dont les opérations seraient suspendues, l'interpellation se termina par l'adoption de l'ordre du jour pur et simple. Le 29 Juin, eut lieu la deuxième délibération de la loi municipale. Incidemment et à propos d'une élection législative dans l'arrondissement de Coutances, le ministre avait eu a préciser, quelques jours auparavant, le rôle des maires à l'occasion des élections politiques. On ne saurait interdire aux magistrats municipaux, qui ont été élus pour leur opinion, de faire connaître cette opinion, les jours d'élections politiques, par la voie de la presse. Le Gouvernement n'a pas à intervenir tant que les maires ne signent pas, en qualité de maires, des manifestes injurieux ou anti-constitutionnels.

Les interpellations sur la politique intérieure furent beaucoup plus fréquentes au Sénat qu'à la Chambre, du 19 Avril au 3 Août. Consulté sur la question de savoir si le Gouvernement avait le droit de suspendre les traitements de tous les ministres des cultes ou seulement ceux des vicaires ou desservants non concordataires, le Conseil d'Etat avait répondu, le 26 Avril, que le droit du Gouvernement de suspendre ou de supprimer les traitements ecclésiastiques, par mesure disciplinaire, s'appliquait indistinctement à tous les ministres du culte salariés par l'État. Cette décision provoqua une question adressée par M. Batbie, sénateur, au Garde des Sceaux, ministre de la Justice et des Cultes, le 5 Mai. M. Martin-Feuillée répondit à l'interpellateur, avec beaucoup de franchise et de netteté il rappela les précédents historiques et prouva que tous les Gouvernements précédents avaient usé du droit que revendiquait la République, Le 8 Mai ; le Sénat rejetait une proposition que M. Jean Casimir-Perier avait fait voter à la Chambre des députés elle établissait des classes personnelles pour les préfets et les sous-préfets et permettait de les faire avancer sur place. Cette modeste réforme aurait eu le grand avantage de retenir dans le même poste des fonctionnaires dont l'autorité ne peut s'asseoir qu'avec le temps, à la suite d'un long contact avec leurs administrés. Le Sénat, voyant que le sous-secrétaire d'État de l'Intérieur n'intervenait pas dans la discussion, crut que le Gouvernement s'en désintéressait il fit de même.

La première délibération sur la liberté des funérailles, le 10 Mai, fut un peu plus animée, parce qu'elle mettait une fois de plus l'Assemblée en face de la question religieuse qui revint encore devant le Sénat, le 28 Mai, sous la forme d'une question de M. Bérenger et d'une interpellation du due de Broglie. M. Bérenger questionnait le ministre de l'Intérieur sur la suppression des aumôniers dans les hôpitaux de Paris. « Je n'avais pas le droit, déclara M. Waldeck-Rousseau, de rétablir au budget de l'Assistance publique un crédit supprimé par le Conseil municipal. » Un mois plus tard, le 30 Juin, le ministre ayant démontré que le service religieux pouvait être assuré par des prêtres externes, tout aussi bien que par des aumôniers internes, le Sénat lui donna raison par 136 voix contre 120. L'interpellation du duc de Broglie sur les manuels d'enseignement civique aboutit également au vote d'un ordre du jour pur et simple, rendu à la majorité de 169 voix contre 91. Après comme avant l'interpellation les instituteurs restèrent libres de choisir, comme livres d'enseignement ou de lecture, les ouvrages figurant sur les listes dressées par les conférences cantonales.

Ces questions ou interpellations de la Droite, dont le résultat était connu d'avance, étaient des taquineries sans portée. Plus dignes du Sénat étaient les discussions sur les juges consulaires, sur la liberté des funérailles ou sur la création d'une artillerie de forteresse. Les juges consulaires furent élus au suffrage universel la liberté des funérailles fut établie ; l'artillerie de forteresse fut votée, à la suite d'un bon discours de M. de Freycinet. L'ancien Président du Conseil apporta l'appui de sa parole et de sa compétence au général Thibaudin et fit rejeter l'amendement du général Billot qui aurait voulu conserver le train de l'artillerie, supprimé par le projet.

Déposé à.la Chambre par M. Tirard le 19 Avril, discuté dans les séances du 23 et du 24 Avril, porté immédiatement au Sénat et adopté sans modifications le 26 Avril, le projet de loi sur la conversion du 5 p. 100 en 4 1/2 fut promulgué le 27 Avril. La situation budgétaire, que nous avons exposée sous le Ministère Duclerc, commandait ce remède qui fut malheureusement insuffisant. On avait émis 6 milliards 800 millions de rente 5 p. 100 pour liquider l'Année Terrible ; les impôts nouveaux, créés depuis 187), dépassaient le chiffre de 700 millions ; la Dette flottante atteignait en 1883 deux milliards et l'on estimait à 350 ou 400 millions le déficit prévu en 1884. Le rendement de l'impôt avait bien dépassé les prévisions, grâce à la prospérité des années 1874, 1875 et 1876, mais l'accroissement des dépenses avait été si rapide, les dégrèvements avaient été si prématurés et le programme des travaux publics si démesurément étendu qu'il fallut recourir à la conversion qui devait procurer un bénéfice de 34 millions et escompter l'encaissement par le Trésor de 38 millions à provenir des remboursements éventuels de Compagnies des chemins de fer. Dans la discussion un député bonapartiste, M. de Soubeyran, financier téméraire pourtant, s'éleva contre le système des emprunts annuels de 700 à 800 millions, sous forme de rentes amortissables, et recommanda l'exécution des travaux de chemin de fer par l'industrie privée. L'État eût réalisé ainsi une économie de 35 p. 100. Sur le principe même de la conversion on était d'accord et l'article premier fut adopté à la grosse majorité de 388 voix contre 94. Les divisions ne commencèrent que sur l'emploi à faire des 34 millions de bénéfice. Un député de la Somme, M. Jametel, proposa de prélever 8 millions et demi en faveur de l'agriculture. Avec un grand sens politique le Président du Conseil déclara qu'il était peu raisonnable de disposer à l'avance d'excédents non acquis. « Il n'est pas possible, dit-il courageusement, de mener du même pas la politique des travaux publics à outrance et celle des dégrèvements agricoles. » Cette objurgation fut entendue et 3S2 voix contre 188 rejetèrent l'amendement Jametel. Le projet fut ensuite adopté par 378 voix contre 102. Au Sénat M. Bocher, dans un discours d'une forme parfaite[1], d'une science financière étonnante, fit les mêmes réserves que M. Buffet avait déjà faites. Ses critiques ne furent pas détruites par le ministre ; ses avertissements ne furent pas entendus : ils étaient pourtant dictés par le patriotisme et non par l'esprit de parti. Il avait fallu le déficit pour rendre possible la conversion de 1883 avant cette date les Chambres s'étaient montrées hostiles à une mesure qui pouvait diminuer leur popularité. Ces craintes d'ailleurs étaient chimériques, puisque les remboursements ne dépassèrent pas 95.340 francs pour un capital converti de 6 milliards 790 millions.

Les négociations avec les Compagnies de Chemins de fer, entamées des le mois de Mars par M. Raynal, ratifiées par les Chambres au mois de Juillet, ne devinrent définitives que par la loi du 20 novembre 1883. Les conventions de 1883 donnaient aux Compagnies 8.360 kilomètres à construire, leur cédaient 2.823 kilomètres en exploitation et leur confirmaient la concession de 2.000 kilomètres déjà exploités par elles. Dans la discussion devant la Chambre les conventions, vivement attaquées par MM. Allain Targé, Camille Pelletan et Wilson, furent habilement défendues par le ministre et par le rapporteur, M. Rouvier, puis par MM. Léon Renault, Graux, Baïhaut et Loubet. L'entente avec les Compagnies s'imposait, l'État voulant, dans un intérêt politique et économique à la fois, continuer les travaux commencés et ne pouvant persister dans les émissions de rente comme celle qui avait été décidée par la loi du 11 Juin 1878. Toutes les conventions réunirent une majorité de plus de 300 voix à la Chambre des députés seule la convention avec l'Orléans ne fut adopté que par 206 voix contre 94. Au Sénat il n'y eut pas d'opposition sérieuse. En résumé les Compagnies sont déclarées concessionnaires de 12.687 kilomètres de chemins de fer. Elles doivent fournir l'outillage, le matériel roulant et une subvention de 2.800 francs par kilomètre leur concours pécuniaire s'élève en totalité à 605 millions. Le dividende des actionnaires est fixé à un taux à peine égal et même parfois inférieur au dividende touché avant 1883. En cas d'insuffisance de produit la garantie de l'État intervient en cas d'excédent il est affecté au remboursement des avances faites par l'État à titre de garantie. Dans la situation où l'exécution du plan Freycinet l'avait placé, il était difficile que l'État obtint plus et mieux que les conventions de 1883. Les Compagnies ont bien été garanties contre le rachat, contre l'absorption de leurs réseaux par l'État, mais elles ont dû accepter la construction de lignes improductives, l'augmentation considérable de leur dette envers l'État et la réduction ou l'immobilisation de leur dividende. En outre l'État sera possesseur, dans un avenir assez rapproché, d'un réseau ferré de près de 45.000 kilomètres dont les frais de premier établissement seront amortis et qui lui procurera chaque année une ressource de plusieurs centaines de millions. Le moment sera peut-être venu, pour lui, alors, d'amortir sérieusement sa Dette.

Comme la réforme économique, la réforme judiciaire occupa presque toute l'année 1883, du 10 Mars, date du dépôt du projet par M. Martin-Feuillée, au 30 Novembre, assigné comme terme aux trois mois de suspension de l'inamovibilité. Le travail de la Commission, la discussion de la Chambre et du Sénat remplirent toute la fin de la session ordinaire et le Cabinet du 21 Février eut le mérite de faire aboutir cette grave question. Ses visées, du reste ; étaient modestes l'expérience du passé et d'un passé récent l'avait empêché l'aborder la réforme par ses grands côtés et la connaissance du milieu parlementaire, la crainte des élus du scrutin d'arrondissement l'avaient détourné à la fois de modifier les conditions d'un recrutement soumis à l'arbitraire gouvernemental, comme aussi de supprimer tous les tribunaux de clocher, refuge d'un trop grand nombre de magistrats inoccupés, médiocres et mal payés. Dans un pays où la rapidité des communications a décuplé, où les routes et les chemins de fer ont rapproché les juges de tous les justiciables, où il eût été facile d'organiser un système de magistrats ambulants, comme y avait songé M. Dufaure, qui ne péchait pas pourtant par excès de témérité réformatrice, les petits tribunaux sont restés aussi nombreux qu'au commencement du siècle, époque de leur création, et l'heure d'une réduction ne semble pas prochaine. La question connexe de l'extension de la compétence des justices de paix semble tout aussi éloignée d'une solution ; elle avait été disjointe du projet de M. Martin-Feuillée, comme celle des assises correctionnelles.

Le projet du 10 Mars, très inférieur à la proposition déposée après la chute du Cabinet Gambetta par 11. Martin-Feuillée lui-même, ne comportait que la suspension de l'inamovibilité, un relèvement des traitements, une réduction du personnel, sans diminution du nombre des tribunaux ou des cours, et la création d'un Conseil supérieur de la magistrature, pourvu d'attributions disciplinaires. La discussion dura du 24 Mai au 8 Juin à la Chambre. MM. Ribot et Goblet dirigèrent, contre ce qu'ils appelaient une loi d'expédients, non de réforme, les plus vives critiques et firent entendre les plus éloquentes protestations. Le Garde des Sceaux et le rapporteur, M. Jules Roche, se gardèrent bien de les suivre sur ce terrain. Ils se contentèrent de montrer que les magistrats eux-mêmes avaient rendu la réforme nécessaire en se mêlant de politique, en se mettant en état d'hostilité contre les institutions établies, en se faisant les orateurs et les meneurs de coteries frondeuses, en dirigeant une petite guerre d'épigrammes et d'insinuations calomnieuses contre le Gouvernement. La Chambre donna raison au Garde des Sceaux elle introduisit seulement dans son projet les amendements de MM. Saint-Romme et B. Raspail. Le premier déclarait incompatibles les mandats électifs et les fonctions judiciaires le second écartait de la magistrature les membres des Commissions mixtes de l'Empire.

La Commission sénatoriale se montra beaucoup plus radicale que ne l'avait été la Chambre des députés elle fixait le nombre de juges (3) et de conseillers (5) nécessaires pour la validité des jugements dans les tribunaux et dans les cours, décidait que le nombre des admissions la retraite égalerait celui des suppressions opérées, faisait disparaître 43 tribunaux de première instance et remplaçait le Conseil supérieur par la Cour de cassation. En séance du Sénat les tribunaux supprimés furent rétablis, l'amendement Saint-Romme fut repoussé, avec le consentement du Président du Conseil, et le paragraphe 2 de l'article 15 du projet, celui qui était relatif aux éliminations à opérer dans la magistrature assise ou debout, fut adopté à la faible majorité de 3 voix, par 133 suffrages contre 130, après une pathétique protestation de M. Jules Simon.

C'est M. Jules Ferry qui répondit au second discours de M. Jules Simon, en posant la question de gouvernement avec une grande hauteur. Le Garde des Sceaux avait répondu au premier, à celui où le chef du Centre gauche dissident, avec une vivacité qui n'était pas dans son caractère et qui jurait avec sa manière oratoire habituelle, avait qualifié la loi de loi de colère et d'expédient, de loi odieuse. Revenant à son naturel, M. Jules Simon disait plus finement « C'est une réforme pour faire sortir de la magistrature les magistrats qui n'ont pas votre opinion, » Quand on se sépare de son parti, sur une question de cette importance, on est fatalement amené à rompre avec lui sur presque toutes les autres. Sans doute on reste libéral, mais en quelle compagnie avec tous ceux qui n'attendent qu'un retour de fortune pour donner le coup mortel à la liberté. Les services éminents que rendit à la République M. J. Simon, au plus fort de l'agitation boulangiste, n'ont pu effacer entièrement la faute politique qu'il avait commise, ni faire oublier l'attitude prise par lui, en quelques circonstances décisives pour l'avenir des institutions dont il avait été le fondateur. Il agit et il parla plutôt en philosophe spéculatif qu'en homme d'État mêlé à la lutte il se réfugia dans sa tour d'ivoire, au lieu de rester dans la forteresse assiégée et de faire tête à l'ennemi. Non, ripostait M. Martin-Feuillée à M. Jules Simon, il n'est pas exact de prétendre que nous ne réformons rien nous réduisons le personnel et nous élevons les traitements. Si nous sommes obligés d'attendre l'extinction des magistrats pour faire des remplacements, la réforme est ajournée de dix ans, de quinze ans, rendue impossible et la magistrature, grâce à son inamovibilité, se trouve placée au-dessus du pouvoir législatif, impuissant et annulé. M. Martin-Feuillée promettait d'appliquer la loi sans rancune et sans faiblesse et portait, dans une phrase incidente, ce coup droit aux adversaires du Cabinet, membres du Centre gauche dissident et à leur éloquent porte-paroles : « Il y a quelque chose au-dessus du talent, c'est l'énergie des convictions et du caractère. »

Le 31 Juillet, l'ensemble de la loi réunissait 144 voix contre 129. Porté dès le lendemain à la Chambre, le projet fut soumis à la Commission qui proposa l'adoption pure et simple du texte sénatorial. M. Jolibois demandait l'ajournement à la rentrée 286 voix contre 132 repoussèrent sa demande et les 10 premiers articles furent votés assez facilement. C'est alors que M. Clémenceau intervint et réclama le rétablissement de l'amendement Saint-Romme dans la loi. Toute modification au texte adopté par le Sénat devant entraîner l'ajournement et peut-être l'avortement de la réforme, M. Jules Ferry combat la demande de M. Clémenceau il obtient gain de cause par 21o voix contre 197 et l'ensemble est enfin voté par 259 voix contre 32. La question des incompatibilités n'était qu'ajournée elle revint le même jour sur le tapis, à propos d'une interpellation de M. Gaillard, de Vaucluse, sur un substitut d'Orange candidat à la députation. M. Jules Ferry avait promis quelques jours auparavant, au Sénat et le jour même à la Chambre, de présenter un projet sur les incompatibilités. Il repoussa l’injonction un peu comminatoire que lui adressait M. Ribot et fit adopter l'ordre du jour pur et simple par2o6 voix contre 177. Promulguée le 30 Août, la loi laissait au Gouvernement une marge de 3 mois pour la réforme. Elle s'accomplit du 30 Août au 30 Novembre et porta sur plus de 500 magistrats. Bien que tous les choix du Gouvernement n'aient pas été également heureux, que quelques magistrats, médiocres mais complaisants, aient été préférés à quelques hommes de valeur, au caractère indépendant, on ne peut méconnaître l'impartialité relative que le Garde des Sceaux apporta dans le plus grand nombre des nominations.

Le Gouvernement avait eu surtout le mérite d'aboutir, de débarrasser l'ordre du jour des deux Chambres d'une question décidément épuisée. Au lieu de reprocher au Cabinet du 21 Février de n'avoir pas fait une réforme organique de la magistrature, il serait plus équitable de tenir compte à la République de sa longanimité. Elle a fait ce que n'avait fait avant elle aucun Gouvernement elle a toléré pendant treize ans une magistrature hostile et, lorsqu'elle a enfin procédé à la réforme, elle n'a en général écarté que ses adversaires déclarés, conservant tous ceux qui avaient gardé une correction apparente et leur donnant comme une nouvelle investiture.

Les vacances de 1883, qui s'étendirent du 2 Août au 23 Octobre, furent signalées au début par le succès des républicains aux élections départementales des 12 et 19 Août. Après les ballottages du 19 Août les républicains figurèrent dans les Conseils généraux au nombre de 2.129 contre 869 conservateurs de toutes nuances ; ils gagnèrent la majorité dans huit départements. Un seul socialiste avait réussi à se faire élire, dans la Nièvre.

Le Cabinet s'était modifié partiellement : le 9 Août M. Ch. Brun, ministre de la marine, démissionnaire pour raisons de santé, avait été remplacé par le préfet maritime de Toulon, le vice-amiral Peyron. Quelques semaines plus tard, le 28 Septembre, un ancien membre du Cabinet Gambetta, M. Félix Faure, était adjoint au vice-amiral Peyron comme sous-secrétaire d'État des Colonies. Le 19 Octobre un décret rendu sur son initiative constituait un Conseil supérieur des colonies.

Rien n'avait troublé la tranquillité de ces vacances parlementaires la polémique même des journaux, à la suite de la mort du comte de Chambord (24 Août), avait passé inaperçue, quand des attaques, des insinuations, des intrigues dont le foyer était dans l'entourage du Président de la République, vinrent provoquer contre le Ministère une agitation toute de surface qui, sans compromettre nos relations extérieures, porta quelque atteinte à notre réputation de courtoisie internationale. Le roi d'Espagne, Alphonse XII, à la suite de la conclusion d'un traité de commerce entre son pays et l'Allemagne, avait donné suite à un projet dès long-, temps arrêté de voyager en Autriche et en Allemagne. Dans le cours de ce voyage il fit savoir officiellement au Gouvernement français qu'il arriverait le 29 Septembre à Paris, pour en repartir le 1er Octobre. A Berlin, Alphonse XII avait' accepté, ad honorem, le titre de colonel d'un régiment de uhlans qui tenait garnison à Strasbourg. Quand, le 29 Septembre, Alphonse XII sortit de la gare du Nord, où le Président de la République l'avait reçu entouré de tous les ministres, moins le général Thibaudin, il fut accueilli par une bordée de sifflets. Cette déplorable manifestation se reproduisit dans de moindres proportions quand Alphonse XII se rendit à l'Élysée. M. Grévy dut se transporter à l'ambassade d'Espagne pour adresser au roi des excuses très dignes que relata le Journal officiel, et Alphonse XII consentit à ne pas abréger la durée de son séjour à Paris. Il y avait parmi tes manifestants des misérables, comme le dit au roi le Président de la République ; il y avait aussi des gamins et des badauds en grand nombre, sans parler des patriotes naïfs qui croyaient, en sifflant un roi allié de la France, venger tes désastres de l'Année Terrible ; il y avait enfin des adversaires du Cabinet que de perfides excitations avaient entretenus dans un déplorable état d'esprit. La Petite France de Tours, la France, l'Évènement et autres journaux, dévoués à l’Élysée ou inspirés par M. Wilson, avaient laissé entendre que le Président de la République était opposé aux préparatifs faits à Paris pour la réception d'Alphonse XII. On insinuait que le Cabinet était divisé à cet égard, et le général Thibaudin, en s'abstenant de se joindre à ses collègues le jour de la réception, avait donné quelque créance à ce bruit.

Après les regrettables incidents du 29 et du 30 Septembre M. Jules Ferry exigea et obtint que M. Wilson renonçât au moins officiellement à la direction politique de la Petite France et il demanda la retraite du ministre de la Guerre que le Président de la République accorda sans opposition. Le 9 Octobre l'ancien ministre de la Guerre du Cabinet Gambetta, le général Campenon, prit la succession du général Thibaudin et M. J. Casimir-Périer fut nommé sous-secrétaire d'État à la Guerre. Il avait exercé les mêmes fonctions à l'Instruction Publique, sous M. Jules Ferry. Député démissionnaire après les décrets sur les princes-officiers, il avait été réélu sans opposition par son ancienne circonscription de l'Aube. Avec l'instinct d'un véritable homme de gouvernement M. Jules Ferry savait s'entourer, quelle que fût leur origine, de tous ceux qui devaient plus tard jouer un rôle important dans les destinées de la République. D'autres choix non moins heureux doivent être signalés à ce moment M. Barrère fut nommé chargé d'affaires en Égypte et M. Lavertujon le remplaça à la Commission du Danube. Le général Forgemol de Boisquenard, que la campagne de Tunisie avait mis en relief, fut appelé au commandement du onzième corps. M. Poubelle, qui devait trouver un modus vivendi fait d'opportunes concessions, de fermes résistances et de spirituelles réparties, avec le Conseil municipal de Paris, fut appelé à la Préfecture de la Seine.

La solution donnée aux incidents qui avaient marqué le séjour d'Alphonse XII en France avait vivement irrité les radicaux, qui tentèrent, pour la première fois, de mêler le 'chef de l'armée aux querelles politiques. Dans un Manifeste anonyme, ils représentèrent la retraite du ministre de la Guerre comme une offense au sentiment national et une revanche du parti royaliste. M. Jules Ferry répondit à cette attaque dans les deux discours qu'il prononça le 13 Octobre à Rouen et le 14 Octobre au Havre. Dans le premier, il fit une allusion très digne à la visite d'Alphonse XII et à la réparation que la France lui avait accordée dans le second, il revint sur cette idée qui lui était chère, qu'un Gouvernement même autoritaire pouvait être un Gouvernement réformateur et progressiste.

La session extraordinaire de 1883, dans les deux Chambres, fut consacrée presque exclusivement à la discussion des lois d'affaires et du budget de 1884. La Chambre procéda à la deuxième délibération sur la loi d'organisation municipale et rejeta les amendements tendant soit à établir une sorte d'autonomie communale, soit à instituer une mairie centrale à Paris. Elle vota une proposition enlevant aux fabriques le monopole des inhumations discuta en première délibération le projet d'organisation sur l'enseignement primaire public, en seconde le projet sur les sociétés de secours mutuels et adopta le projet sur les incompatibilités parlementaires. Le projet d'ajournement des élections municipales fut voté, le 22 Décembre. La loi sur les élections des juges consulaires avait été promulguée le 8 du même mois. Au Sénat, après la deuxième délibération sur les livrets ouvriers, vint la première sur le crédit agricole mobilier, puis le rejet d'une proposition de M. Bérenger sur la recherche de la paternité. La Haute Assemblée perdit, le 14 Décembre, l'un des membres qui l'honoraient le plus par la fermeté de leurs opinions, Henri Martin, le populaire historien de l'ancienne France, l'auteur non moins apprécié d'une histoire de la France contemporaine jusqu'en 1875, qu'anime un souffle de libéralisme ardent. MM. de Pressensé, Campenon et Jean Macé entrèrent au Sénat comme inamovibles l'excellence de ces choix, que n'auraient probablement pas faits les électeurs départementaux, inspire quelques regrets pour la suppression qui se préparait à ce moment des sénateurs élus par le Sénat. Le principe de l'inamovibilité était contestable, mais non pas celui de l’élection par le Sénat qui n'a donné que d'excellents résultats, même quand la majorité appartenait à la Droite. II a fait entrer au Luxembourg des hommes comme les Buffet, les Broca, les Berthelot et quelques autres qui sont l'honneur d'une Assemblée. Le niveau du Sénat ne s'élève certainement pas depuis que le suffrage restreint le recrute surtout parmi les anciens députés. Les sénateurs le recrutaient autrefois parmi les illustrations de la politique, des sciences ou des lettres.

Le Cabinet, déjà modifié pendant les vacances parlementaires, subit un nouveau changement le 20 Novembre. M. Challemel-Lacour, que sa santé avait déjà contraint à abandonner l'ambassade de Londres, dut renoncer aux fonctions plus absorbantes encore de ministre des Affaires Etrangères. Après avoir aidé Jules Ferry à jeter tes bases de notre nouvel empire colonial, il résista à ses sollicitations, à celles de tous ses amis et il rentra dans le rang. Il renonça même pour plusieurs années à la tribune. Le Président du Conseil prit le portefeuille des Affaires Etrangères et confia celui de l'Instruction Publique et des Beaux-Arts à M. Fallières qui avait fait preuve, dans le Cabinet Duclerc, de solides qualités gouvernementales et d'un réel talent d'exposition. M. Jules Ferry n'avait hésité pour ce portefeuille, qu'il avait fait sien, qu'entre M. Fallières et M. Spuller, l'ancien sous-secrétaire d'État de Gambetta aux Affaires Étrangères.

La discussion du budget de 1884 offrit, à peu de chose près, les mêmes incidents que celle du budget précédent. M. Tirard n'avait déposé le projet de budget ordinaire que le 3 Mars et le projet de budget extraordinaire, dont l'économie dépendait du vote des conventions, qu'à la rentrée d'Octobre. L'évaluation nouvelle imaginée par M. Léon Say pour le budget ordinaire avait donné d'importants mécomptes les recettes des onze premiers mois de 1883, bien que supérieures de 34 millions aux recettes correspondantes de 1882, étaient inférieures de 55 millions aux évaluations de la loi de Finances. Le ministre dut présenter un projet rectificatif, opérer de notables économies sur les dépenses des ministères, et prélever 15 millions sur la Caisse des retraites pour la vieillesse, sans lui faire rien perdre, en lui concédant en échange J5 millions de rente amortissable. Le projet de budget ordinaire dépassait de 24 millions les trois milliards. Quant au projet de budget extraordinaire, qui comportait 265 millions pour les travaux publics, 30 millions pour la Caisse des Écoles, 30 pour celle des chemins vicinaux, il devait nécessiter un emprunt de 350 millions en 3 p. 100 amortissable.

Dans la discussion du budget des recettes M. Henri Germain proposa vainement le relèvement de certains impôts, en particulier de ceux qui pèsent sur l'alcool et sur le tabac. Au budget des dépenses, article 1er du chapitre des Cultes, on se compta, comme d'habitude, sur la séparation des Églises et de l'État elle fut repoussée par 360 voix contre 143. Le traitement de l'archevêque de Paris fut ramené de 45.000 à 15.000 francs, par l'adoption d'un amendement de M. Jules Roche. Les bourses des séminaires furent supprimées, après lecture par M. Lefèvre d'un manuel à l'usage des élèves-confesseurs. Notre ambassade au Vatican, combattue par MM. Raspail et Madier de Montjau, habilement défendue par M. Spuller, fut maintenue par 320 voix contre 171.

Au Sénat la Commission des Finances ne fut en mesure de présenter son rapport que le 22 Décembre et l'Assemblée décida de ne voter, avant 1884, que le budget ordinaire ; quelques-uns de ses membres et non des moindres MM. Bocher, d'Audiffret-Pasquier et Buffet, s'abstinrent même de prendre part a la discussion. Le dissentiment annuel avec la Chambre se produisit, le Sénat ayant rétabli les bourses des séminaires et le traitement de l'archevêque Paris. M. Jules Ferry n'obtint l'acceptation de ces décisions par la Chambre qu'en promettant de préciser les attributions financières du Sénat lors de la révision constitutionnelle et de proposer l'abrogation des bourses des séminaires. Le ministre ayant eu 80 voix de majorité (265 contre 18S) sur cette question, où la plus grande partie de la Chambre était manifestement d'un autre avis que le sien, on peut dire que l'année )883 se terminait heureusement pour le Cabinet du 21 Février : la majorité de la Chambre l'avait fidèlement soutenu pendant plus de dix mois. Le fait mérite d'être noté.

 

C'est la politique coloniale plutôt que la politique extérieure qui eut une grande activité en 1883, dans la première période du Ministère Ferry. Une seule question, celle de la triple alliance, est, à proprement parler, une question de politique extérieure. D'après les révélations du Times les pourparlers pour la conclusion de la triple alliance auraient commencé au mois d'Avril 1882 et abouti au mois de Novembre de la même année. Le 13 Mars suivant M. Mancini, ministre des Affaires Etrangères d'Italie, dans un discours à la Chambre, avait laissé entendre qu'une alliance, pacifique d'ailleurs, unissait son pays à l'Autriche et à l'Allemagne. Un article de la Gazette de l'Allemagne du Nord qu'inspirait M. de Bismarck parut une confirmation de l'aveu de M. Mancini. Le 14 Avril M. Tisza, président du Conseil, déclara à la Chambre des députés de Pesth que tout le monde était d'accord pour maintenir la paix et M. Gladstone, aux Communes, qu'il n'avait point d'information particulière. Le duc de Broglie adressa, le 1er Mai, une question à M. Challemel-Lacour sur ce sujet délicat. Le ministre des Affaires Étrangères fit une réponse merveilleuse de hauteur sereine, de fine ironie et en même temps de prudente politique. Il montra la France ayant trop vécu et trop souffert, ce qui revient au même ; la France vaincue, mais se relevant et trouvant dans son énergie, dans sa volonté, dans son travail, dans son indomptable espérance de quoi se maintenir debout au rang que les siècles lui ont assigné ; la France condamnée par sa position géographique à entretenir à grands frais une force défensive considérable, par la nature des choses à être toujours en vedette. Un tel pays, entouré d'États jeunes, ambitieux et ombrageux, ne peut se faire d'illusions sur les dispositions qui règnent au dehors à son égard ; ces dispositions lui commandent d'être attentif et il l'est, fort. de ses intentions pacifiques, de son bon droit, de sa raison et de sa bonne conduite qui sont aussi une défense.

C'était la politique du recueillement, mais du recueillement éveillé que soutenait M. Challemel-Lacour et le duc de Broglie lui-même n'aurait pu en pratiquer une autre sur le continent. Ailleurs nos coudées étaient plus franches et le Cabinet du 21 Février, pour maintenir à la France le rang qui lui appartient, dans les questions ou nos intérêts ou notre honneur sont engagés favorisa l'expansion française sur tout le globe, au Sénégal, au Congo, à Madagascar, au Tonkin.

Au Sénégal, notre influence ne pouvait s'étendre que par la jonction de nos établissements de la côte avec la vallée du Niger. Le Parlement avait voté en 1881 la construction de deux chemins de fer, l'un de Dakar a Saint-Louis, l'autre de Médine à Bafoulabé. Ce dernier, exécuté par l'État, avait coûté 16 millions et menaçait d'en absorber 24. Une demande de crédit de 4.677.000 francs, pour le tronçon de Kayes à Bafoulabé, combattue par M. La Vieille, défendue par le Président du Conseil, fut votée par 273 voix contre le 3 Juillet 1883.

Au Congo nos progrès dataient du Ministère Duclerc. Une loi de 1882 avait alloué à M. Savorgnan de Brazza 't.275.000 francs pour assurer le ravitaillement de nos stations, l'entretien d'un transport et l'achat de cadeaux diplomatiques. De vieilles armes avaient été promises M. de Brazza pour le troc. Sous le Ministère Ferry un projet de loi, voté le 19 Mai, lui assura 100.000 fusils à percussion, 8.000 armes de modèles divers, 2.000 sabres, 1.000 haches, de la poudre et des capsules. Grâce à ces ressources M. de Brazza put s'emparer de Punto-Negra à l'embouchure du Niari, et s'établir dans cette région malgré les protestations platoniques d'un stationnaire portugais. La baie de Loango, où avait débarqué M. de Brazza, est à une quarantaine de lieues au nord de l'embouchure du Congo, qui sera toujours la grande route commerciale de l'Afrique occidentale.

A Madagascar comme au Congo M. Duclerc avait montré un peu plus d'énergie que son prédécesseur et rompu les négociations avec les Hovas, après la non-acceptation de l'ultimatum qu'il avait notifié à leurs ambassadeurs. Le ')6 Mai l'amiral Pierre, après avoir détruit les postes hovas établis sur le territoire des Sakalaves, occupa Majunka où il laissa garnison. Il se rendit ensuite devant Tamatave et demanda à la reine Ranavalo de reconnaître les traités que nous avions conclus en 184t avec le gouvernement hova, d'accorder un régime équitable à nos nationaux possesseurs de terres en territoire hova, et finalement de nous payer une indemnité d'un million et demi. L'amiral Pierre, n'ayant pas obtenu de réponse, prit Tamatave le 13 Juin, Foulpointe, Mohambo, Ténerife. et y perçut les droits de douane. Une attaque des Hovas se produit contre Tamatave il la repousse facilement. Un missionnaire protestant, Schaw, intrigue avec les Hovas il l'expédie en Europe. Malheureusement ce hardi et habile marin est forcé par la maladie de quitter Madagascar- : il expire sur le navire qui le ramène en France. L'amiral Galiber, qui le remplace, maintient les Français à Tamatave. Quant à l'affaire Shaw, elle fut réglée par voie diplomatique une indemnité de 25 000 francs fut accordée par la France au missionnaire expulsé. C'est sans doute, dans le but d'obtenir ce résultat que le Times, au mois d'Août, avait qualifié d'expéditions de flibustiers les entreprises de la France au Congo et à Madagascar. Il appliquait la même qualification à notre entreprise au Tonkin, où nous poursuivions simplement l'exécution des traités et des conventions que, depuis 1874, les Cabinets qui avaient précédé celui du 21 Février laissaient trop dans l'oubli, par une crainte pusillanime des puissances étrangères. Ces puissances ne pouvaient et ne voulaient faire, là comme ailleurs, que d'inutiles récriminations diplomatiques.

Depuis le traité que la France avait conclu en 1874 avec l'empereur d'Annam, ni l'attention du public ni celle des gouvernants ne s'étaient portées sur les droits que nous assurait ce traité, et par suite sur les devoirs qu'il nous imposait. De 1874 à 1879 ni le duc Decazes, ni M. Waddington ne s'étaient occupés du Tonkin l'attitude de M. de Freycinet en 1880 avait été plus énergique, mais M. Barthélémy Saint-Hilaire, en 1880-1881, était retombé dans les anciens errements d'indifférence et de mollesse. L'importance de nos intérêts dans l'Indochine n'avait échappé ni à Gambetta, ni à M. de Freycinet, ni à M. Duclerc qui avait projeté, avec l'amiral Jauréguiberry, l'envoi de forces sérieuses au Tonkin, où le commandant Rivière, avec une poignée d'hommes, résistait à la fois aux mandarins annamites, aux pirates désignés sous le nom de Pavillons Noirs ou Jaunes, et aux Chinois, plus ou moins réguliers, encadrés dans les troupes annamites ou dans les bandes des Pavillons.

Étroitement bloqué dans Hanoï, Rivière ne parvenait qu'à force de courage et d'audace à se donner de l'air. Au mois de Mars, mandarins et Pavillons lui barraient le Fleuve Rouge, essayaient de l'écarter de Nam-Dinh qu'il occupait le 27, et, le 28, plus de 4.000 hommes dirigeaient contre Hanoï une attaque difficilement repoussée. Telle était la situation militaire en face de laquelle se trouvait le Cabinet Ferry.

La situation diplomatique était encore plus compliquée notre ministre à Pékin, M. Bourée, se laissait endormir par le Gouvernement chinois, lui faisait des concessions qui n'étaient payées d'aucune concession en retour, reconnaissait ses prétentions sur l’Annam et le Tonkin et renonçait à tous les avantages que nous tenions du traité de 1874. Interrogé au Sénat, Ie')3 Mars, par M. de Saint-Vallier, M. Challemel-Lacour répondait que nous étions décidés à mettre un terme à l'intolérable situation qui nous était faite. M. Bourée était rappelé, remplacé par M. Tricou, notre ministre au Japon, et une demande de crédit de 5 millions était déposée sur le bureau de la Chambre, à la rentrée des vacances de Pâques. Le projet de crédit vint en discussion le 15 Mai devant la Chambre et le 2S Mai devant le Sénat. Attaqué très vivement par MM. De!afosse, Georges Perrin et Frédéric Passy, il fut défendu par M. Challemel-Lacour qui prouva sans peine que Tu-Due, l'empereur d'Annam, avait violé constamment et impunément le traité de 1874 qu'il avait sollicité contre nous l'intervention des Pavillons Noirs, réveillé les prétentions assoupies de la Chine et que, rester inactifs en face de ces attaques, c'était accréditer, dans le monde asiatique où l'on n'estime que la force, l'idée que nous étions incapables de protéger notre colonie de la Cochinchine. Les crédits furent votés à la Chambre par 351 voix contre 48, au Sénat par 218 voix contre 3.

Ce vote qui n'était pas définitif, la loi devant retourner à la Chambre, était bien tardif. Les incidents du mois de Mars auraient dû éclairer le Gouvernement sur la gravité de la situation mais le Gouvernement, attentif seulement aux négociations et croyant que tout se résoudrait par la diplomatie, chargea notre consul général à Bangkok, M. Harmand des fonctions de commissaire général civil au Tonkin et fut t surpris, comme tout le monde, par la catastrophe du d9 Mai dont la nouvelle ne se répandit à Paris que le 26 Mai.

Rivière était rentré à Hanoï le 2 Avril ; après son expédition de Nam Dinh il y avait passé plus d'un mois, dans une tranquillité relative. Le 9 Mai, le cercle des Annamites et des Pavillons Noirs avait semblé se resserrer et s'épaissir autour de la ville le commandant résolut de le forcer et, le 18 Mai au soir, il prépara une sortie qui s'accomplit le 19 de grand matin. Arrivé à 4 kilomètres au Nord-Ouest de Hanoï, Rivière est entouré par des ennemis invisibles qui criblent sa petite troupe de coups de fusil il réussit à faire mettre un canon en position ; l'ennemi se rapproche, enveloppe le commandant et ses compagnons qui succombent, accablés par une masse sans cesse grossie de Pavillons Noirs. Les débris de la petite colonne regagnent Hanoï, sans être sérieusement poursuivis. Les 400 hommes de Rivière avaient eu affaire à 15.000 soldats Rivière, 3 officiers et 29 soldats étaient tués le commandant Berthe de Villers, 6 officiers et 44 soldats étaient blessés. En même temps que la nouvelle de cet échec, le 26 Mai, celle du départ de M. Rheinart était arrivée à Paris notre représentant à Hué avait quitté la capitale de l'Annam. Le sentiment patriotique fait l'union et la Chambre des députés vote, à l'unanimité de 494 voix, les crédits pour le Tonkin.

Le 2 Juin, M. de Saint-Vallier interroge de nouveau le Gouvernement sur le Tonkin. Il attribue notre échec au rappel de M. Bourée et M. Challemel-Lacour refait l'historique de l'arrangement sans valeur conclu par M. Bourée avec le vice-roi de Petchili il prouve à nouveau que cet arrangement déchirait purement et simplement le traité de 1874. Le rappel de M. Bourée n'avait aucun rapport avec la catastrophe du 19 Mai. L'unique cause de la mort du commandant Rivière, c'était l'insuffisance de ses troupes les premiers renforts français n'arrivèrent à Hanoï que le 1er Juin.

Deux mois se passent encore, après le 19 Mai, sans nouveaux incidents au Tonkin et sans interpellation à la Chambre. Le 10 Juillet, MM. Granet et Delafosse interpellent encore une fois le Gouvernement et chacun d'eux préconise son plan d'occupation. M. Granet recommande la concentration de quelques soldats sur les points stratégiques et la révision du traité de 1874 M. Delafosse insiste pour une combinaison analogue au traité Bourée. Le ministre, qui se fait moins d'illusion que ses contradicteurs, reconnaît que nous faisons la guerre à l'empire d'Annam et à ses soldats, les Pavillons Noirs. M. Challemel-Lacour avait raison de parler avec cette franchise, mais il ne dissipait pas entièrement l'équivoque qui avait tant pesé sur l'expédition de Tunisie la guerre contre les Pavillons Noirs, même soldés par Tu-Duc, était-elle une vraie guerre, à déclarer constitutionnellement, ou une simple opération de police ? réclamait-elle une force militaire sérieuse et une flotte imposante, pour agir à la fois contre l'Annam et la Chine, ou seulement quelques troupes de gendarmerie ? La Chambre « confiante dans la prudence et la fermeté du Gouvernement », comme le disait l'ordre du jour qu'elle vota par 362 voix contre 78, n'obtint pas de réponse aces questions. Elles ne furent pas élucidées non plus dans la séance du Sénat du 21 Juillet, où le duc de Broglie n'obtint de M. Challemel-Lacour que des explications assez vagues. L'embarras du Gouvernement se comprend. Son incertitude égalait celle des députés, des sénateurs et du public et elle était entretenue par les communications contradictoires qu'il recevait du marquis T'Seng, ambassadeur du Céleste-Empire à Paris. Le 9 Mai le marquis T'Seng déclarait à notre ministre des Affaires Étrangères que la Chine, suzeraine de l'Annam, ne pouvait se désintéresser de ce qui se passait dans l'Annam et au Tonkin. Le 21 Mai il affirmait qu'il n'y avait pas de réguliers chinois au Tonkin. Dès lors ses communications s'arrêtent. La catastrophe du 19 Mai se produit, puis les autres faits de guerre que nous avons relatés, puis la sortie heureuse du colonel Badens à Nam-Dinh le 19 Juillet et, le 2 Août, le marquis T'Seng reprend la conversation interrompue depuis plus de deux mois et demande à notre Gouvernement la conclusion d'un armistice. Six jours après, le 8 Août, il avoue la présence des troupes chinoises au Tonkin et le 18 Août il remet à M. Challemel-Lacour un mémorandum réclamant l'évacuation du Tonkin par nos troupes.

Ces variations de la Chine, son ingérence dans une affaire qui ne regardait que la France, avaient inspiré des résolutions énergiques au Gouvernement français. Le jour même où le marquis T'Seng remettait son mémorandum à M. Challemel-Lacour, l'amiral Courbet, à la tête d'une magnifique escadre, se présentait à l’entrée de la rivière de Hué le 20 Août, il faisait enlever les forts par ses compagnies de débarquement et le 25 Août M. Harmand imposait i l'empereur le traité de Hué. Le protectorat de la France sur le Tonkin et sur l'Annam était confirmé la province de Bin-Thuan était cédée à la Cochinchine les forts de Thuan-An et la ligne de Voung-Qhiona étaient occupés par nous ; les troupes annamites étaient rappelées du Tonkin les ports de Xuanday et de Tourane ouverts au commerce européen l'administration des douanes annamites confiée à la France.

Ce coup d'audace accompli, l'amiral Courbet avec son escadre aurait pu imposer la paix à la Chine par une simple démonstration sur ses côtes mais le Cabinet français, reculant devant une démarche aux apparences trop belliqueuses, condamna l'amiral et son escadre à une inutile croisière le long des~ côtes du Tonkin et de l’Annam ; pendant que les négociations se poursuivaient à Paris et que la lutte se continuait au Tonkin contre les Pavillons Noirs, contre les Chinois et aussi contre les soldats annamites, rappelés à Hué en vertu du traité du 25 Août, mais conservés au Tonkin par les mandarins. La prise de Hai Dzuong, le 15 Août, n'avait pas été une compensation suffisante à l'échec que le général Bouët avait éprouvé le même jour devant Son-Tay.

Placé à la tête de troupes qu'il jugeait insuffisantes en nombre, le général s'établit à Palan, au confluent du Day et du Fleuve Rouge, le 2 et le 3 Septembre, et s'abstint de tout, acte d'hostilité jusqu'à l'arrivée des renforts qu'il attendait. Notre situation était encore affaiblie par les dissentiments qui régnaient entre le général, l'amiral Courbet et le commissaire général civil, M. Harmand. L'envoi en mission par M. Harmand du général Bouët et son remplacement par le colonel Bichot n'étaient encore qu'une solution provisoire. Le colonel Bichot ne fit rien non plus dans le courant d'Octobre contre les réguliers chinois qui occupaient les deux places de Son-Tay et de Bac-Ninh. Quant aux négociations à Paris, elles n'avaient pas été suspendues par les événements maritimes et militaires de l'Annam et du Tonkin la conversation avait continué entre le marquis T'Seng et M. Challemel-Lacour et elle allait bientôt s'engager à Pékin entre M. Patenôtre, successeur de M. Tricou, et le Gouvernement chinois.

Telle était la situation lorsque la session parlementaire se rouvrit le 23 Octobre. Huit jours après, une discussion qui dura deux jours s'engageait à la Chambre. L'opposition formula ses griefs par la bouche de MM. Granet, Georges Perin et Clémenceau et compara l'expédition du Tonkin à celle que la République venait de faire en Tunisie, à celle que le second Empire avait faite au Mexique. M. Challemel-Lacour répondit à M. Granet, M. Jules Ferry à j\Hf. Perin et Clémenceau et un nouvel ordre du jour de confiance, voté par 325 voix contre 155, après que le général Campenon eût déclaré que la mobilisation n'était nullement compromise par l'envoi des renforts au Tonkin, vint permettre au Cabinet de faire un nouvel acte de vigueur.

L'amiral Courbet commandant la division navale du Tonkin, placé à la tête des troupes de terre, avait quitté le Bayard, son vaisseau amiral, le 26 Octobre et s'était transporté à Hanoï. Un seul acte est à signaler pendant le mois de Novembre le 13, une attaque des Pavillons Noirs contre Hai-Dzuong est repoussée. Courbet, muni de pleins pouvoirs depuis le départ de M. Harmand, ne put attaquer Son-Tay qu'après un nouvel échange de notes entre le marquis T'Seng et M. Ferry. Le S Novembre le marquis T'Seng s'était dit autorisé par son Gouvernement à négocier avec le Gouvernement français et, le 26 Novembre, il avait renouvelé l'aveu de la présence des réguliers chinois à Son-Tay et à Bac-Ninh et déclaré que la Chine considérerait toute attaque contre ces places comme un casus belli. M. Jules Ferry, qui tenait le portefeuille des Affaires Etrangères depuis le 20 Novembre, avait répondu au marquis de T'Seng que la France, déclinant toute responsabilité en cas de conflit, poursuivrait l'exécution de son plan au Tonkin. La Chambre des députés s'était émue et M. Clémenceau avait voulu interpeller le Gouvernement sur l'échange de notes entre la France et la Chine. Le Président du Conseil avait fait ajourner cette interpellation au moment où seraient discutés les nouveaux crédits demandés pour le Tonkin. Cette discussion eût lieu du 7 au 10 Novembre. Après que MM. Rivière, Delafosse, Pelletan, Andrieux et Clémenceau eurent vivement combattu la politique suivie au Tonkin, que cette politique eut été défendue par MM. Léon Renault, Antonin Proust et Ferry, et que MM. Francis Charmes et Ribot eurent pris une position intermédiaire entre les adversaires et les partisans de l'expédition, les crédits furent votés par 373 voix contre t39 et l'ordre du jour de confiance adopté par 308 voix contre 201.

Quelques jours après, le 15 Décembre, M. Jules Ferry demandait à la Chambre un nouveau crédit de 20 millions à imputer sur le budget de 1884. Ces ressources devaient permettre de porter à 15.000 hommes le corps d'occupation du Tonkin. La Chambre vota les 20 millions par 327 voix contre 154. Avant que les deux demandes de crédit n'eussent été votées par le Sénat on recevait la nouvelle d'un important succès de l'amiral Courbet au Tonkin.

Dans la nuit du 15 au 16 Décembre l'amiral, avec les tirailleurs algériens et l'infanterie de marine, enlevait les forts de Phu-Sa, puis Son-Tay que ses défenseurs évacuaient en désordre. L'amiral a raconté en ces termes ce beau fait d'armes : « Phu-Sa et Son-Tay ont leur place marquée dans nos plus glorieux souvenirs. Le corps expéditionnaire du Tonkin, composé d'éléments divers mais animés du même souffle, a accompli des prodiges de valeur. La France doit être fière de ses enfants. L'honneur de ses armes ne pouvait être confié à de plus vaillants soldats. » Le vote du Sénat, malgré les critiques du duc de Broglie, fut rendu à la presque unanimité, par 207 voix contre'6. Le maréchal Canrobert au Sénat, comme Mgr Freppel à la Chambre, s'honora en votant les crédits.

A l'extérieur comme à l'intérieur l'année 1883 se terminait donc bien pour le Cabinet du 21 Février et pourtant il encourait quelques reproches. On a dit, avec beaucoup de sens, que les ministres sont de véritables chefs qui, n'ayant à conduire que des volontaires, doivent à chaque instant et sous peine de subir des désertions, justifier la conception et l'exécution de leurs plans. Or, il est certain que le Cabinet Ferry, fort d'une majorité confiante de 280 à 300 voix, n'a pas laissé suffisamment entrevoir l'usage qu'il voulait faire de cette confiance, ni le but auquel il tendait. A l'intérieur il savait parfaitement jusqu'ou il voulait aller ; à l'extérieur il s'est laissé surprendre par les événements et c'est peu à peu tour à tour avançant et reculant, attendant l'inspiration des députés et des sénateurs, au lieu de leur imposer une direction, qu'il s'est laissé entraîner à la conquête du Tonkin et à la guerre avec la Chine, conquête à demi avouée, guerre à moitié reconnue. La conception primitive, le plan initial, la prévoyance, en un mot, ont certainement fait défaut d'ou l'incertitude, les hésitations et l'insuffisance des moyens employés. De même avec l'opinion, il est dangereux de ruser, de ne pas déclarer hautement où l'on va sans révéler ce qui doit rester secret, ce que l'on ne peut faire connaître aux Français sans l'apprendre en même temps aux étrangers, il convient de s'assurer la collaboration du public, comme celle de ses représentants, en lui montrant à l'avance l'intensité de l'effort qui lui sera imposé. Les hommes éclairés ont compris et approuvé la politique d'extension coloniale du Cabinet Jules Ferry ; beaucoup de Français l'ont blâmée, parce qu'ils n'ont pas été fixés, dès le début, sur le résultat à atteindre et sur l'importance des sacrifices à consentir les uns et les autres sont d'accord pour critiquer les voies que l'on a suivies et les moyens que l'on a employés. Même pour cette première et brillante période de son existence, qui s'étend du 2) Février au 31 Décembre 1883, le Cabinet de M. Jules Ferry n'échappe pas à toute critique.

 

En 1884, la première partie de la session d'hiver, du 8 Janvier au 8 Avril, fut marqué par deux caractères très particuliers les discussions financières ou économiques remplacèrent les discussions de politique pure et le nombre des lois promulguées fut infime, en comparaison du nombre de celles qui furent l'objet de délibérations des deux Chambres. La prédominance des lois d'affaires indiquait à la fois la fin de la période de luttes pour la vie et la stabilité acquise par le Gouvernement que dirigeait un Cabinet modéré, loyal et progressiste. Le petit nombre de lois promulguées attestait un abus de l'initiative parlementaire et une méthode vicieuse de travail. Trop de questions étaient abordées à la fois, au moins à la Chambre. Quand ces questions, propositions ou même projets de lois rencontraient une trop vive opposition ou avaient été dénaturés par l'adoption d'amendements incohérents, leurs auteurs se gardaient bien de demander qu'ils revinssent en discussion les cartons de la Chambre ou du Sénat leur procuraient un repos éternel

Le Sénat entreprit le 18 Janvier la discussion du budget ordinaire de 1884 qu'il n'avait pu aborder au mois de Décembre 1883. Les orateurs de la Droite s'élevèrent avec raison contre la permanence de ce budget extraordinaire, qu'on ne pouvait alimenter qu'avec des ressources d'emprunt. M. de Freycinet justifia une fois de plus son plan qui avait, selon lui, le mérite de perfectionner notre outillage commercial. Le rapporteur, M. Dauphin, et le ministre des Finances reconnurent que le budget extraordinaire devait être réduit et il le fut, en effet, puisque le ministre des Travaux Publics ne demanda que 136 millions en 1884, au lieu de 461 en 1883. L'emprunt de 350 millions en 3 p. 100 amortissable du12 Février 1884 eut peu de succès et le Gouvernement décida de demander les 208 millions du budget extraordinaire de 1885 a l'émission d'obligations ou bons du Trésor à court terme.

L'émission des bons du Trésor à court terme était encore un emprunt, mais un emprunt moins dangereux que celui auquel l'État avait eu recours en 1883 : en convertissant en rentes 3 p. 100 amortissables une somme de 1.200 millions des dépôts de Caisses d'épargne. Cette consolidation équivalait à un emprunt nouveau, sans extinction de la première dette. L'emploi fait par l'État des fonds des Caisses d'épargne, de la Caisse des dépôts et consignations et des fonds des communes constitue des emprunts dissimulés.

Les discussions d'ordre économique avaient commencé dès le 14 Janvier par le rejet d'une proposition d'enquête économique de M. Calla, député monarchiste de Paris. Dix jours plus tard un député de la majorité, M. Langlois, interrogeait le Gouvernement sur son programme économique. M. Jules Ferry contesta qu'il y eût une crise économique particulière à la France, et traça très nettement les limites de l'intervention de l'État en ces matières. L'État, disait-il, m'apparaît comme le surintendant naturel le plus compétent de la prévoyance sociale. Comme sanction de l'interpellation la Chambre adopta un ordre du jour de MM. Roger et Rouvier approuvant la politique économique du Gouvernement et, par ~54 voix contre 249, elle vota, sur la proposition de M. Clémenceau, la constitution d'une Commission d'enquête que M. Ferry avait déclarée inutile. La Commission, composée de 44 membres dont 35 ministériels, choisit M. Spuller comme président et entendit de longues dépositions de patrons et d'ouvriers parfaitement contradictoires.

Dans les conflits entre le capital et le travail, le Gouvernement s'inspira des plus sages principes de neutralité son intervention dans la grève d'Anzin garantit la liberté et la sécurité de ceux des ouvriers qui n'avaient pas voulu faire cause commune avec les grévistes. M. Clovis Hugues interpella le Gouvernement sur l'envoi des troupes à Anzin. La Chambre, par 325 voix contre 63, approuva la conduite du Cabinet.

Parmi les nombreuses et très importantes lois qui furent discutées dans le Parlement pendant l'hiver de 1884, -conseils de prud'hommes pour les ouvriers mineurs, cris séditieux, écoles d'enfants de troupes, organisation de l'enseignement primaire, ventes judiciaires d'immeubles, avancement dans l'armée, recrutement, deux seulement furent promulguées le 21 Mars, la loi sur tes syndicats professionnels, à la suite de nombreux voyages de la Chambre au Sénat et du Sénat à la Chambre et, le 4 Avril, la loi sur l'organisation municipale. La loi du 4 Avril établissait la publicité des séances des Conseils municipaux, réforme qui parut audacieuse, plus encore que l'octroi aux maires de larges pouvoirs administratifs et qui, dans la pratique, n'offrit pas d'inconvénients appréciables. On n'en pourrait dire autant des droits de police conférés aux maires. Dans les petites communes ces magistrats, avec le secours du seul garde champêtre, se trouvèrent impuissants contre les auteurs de crimes ou de délits, qui ne redoutent que les gendarmes, et particulièrement désarmés contre les vagabonds qui sont la terreur des campagnes.

Par la loi du 21 Mars, les syndicats ou associations professionnels, même de plus de vingt personnes, exerçant la même profession, peuvent se constituer sans autorisation du Gouvernement. Ils ne peuvent s'occuper que des intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles. Les administrateurs ou directeurs de syndicats doivent être français et jouir de leurs droits civils. Les syndicats régulièrement constitués peuvent se concerter pour l'étude et la défense de -leurs intérêts, mais les unions syndicales ne peuvent posséder aucun immeuble ni ester en justice. Au contraire, les syndicats peuvent ester en justice, employer les sommes provenant des cotisations de leurs membres et posséder les immeubles nécessaires à leurs réunions, à leurs bibliothèques et à l'instruction professionnelle ils peuvent également constituer entre leurs membres des caisses de secours mutuels et de retraites. Tout membre d'un syndicat peut s'en retirer à tout instant et rester membre de la société de secours mutuels ou de la caisse de retraite à laquelle il a contribué par un versement de fonds ou une cotisation. En 1884, il n'y avait que 370 syndicats professionnels. En 1890 une publication officielle, le Bureau des associations professionnelles, accusait 2.107 syndicats professionnels dont 1.004 de patrons, 1.026 d'ouvriers et 97 mixtes. A la même époque les 910 syndicats agricoles groupaient 600.000 membres d'après les estimations les plus sérieuses, et ce chiffre d'adhérents agricoles était encore faible, comparé à celui des 8.672.000 exploitations de la France. La loi de 1884 qui a produit de tels résultats en produira de plus importants encore, quand la capacité industrielle et commerciale aura été accordée aux syndicats professionnels.

Le succès de la loi du 21 Mars d'une si grande portée, comme celui de la loi du 4 Avril, qui constituait un véritable Code municipal sous le régime duquel nous vivrons sans doute longtemps, et qui fait chaque jour ses preuves, était dû à la ténacité du ministre de l'Intérieur, M. Waldeck-Rousseau. Ces (feux lois, avec les conventions et la réforme de la magistrature dont le Cabinet du 21 Février avait le droit de s'enorgueillir, n'avaient pu aboutir que grâce à l'accord des Chambres avec le Gouvernement et aussi à la stabilité du Ministère.

Les résultats à l'extérieur n'étaient pas moins notables. Le 12 Mars, le général de division Millot avec ses deux brigadiers, de Négrier et Brière de l'Isle, s'emparait de Bac-Ninh presque sans perte et une seule forteresse du Delta, Hong-Hoa, restait au pouvoir de l'ennemi. A Madagascar, où l'amiral Galiber n'occupait que quelques points de la côte, la Chambre aurait voulu une politique plus active elle le manifesta en adoptant, le 24 avril, par 437 voix sur 463 votants, un ordre du jour de M. Boissy d'Anglas.

Pendant les vacances parlementaires, du 8 Avril au 20 Mai, la France achevait la conquête du Delta, le 13 Avril, par la prise de Hong-Hoa, et le 11 Mai elle signait avec la Chine le traité de Tien-Tsin qui mettait fin au différend entre les deux puissances. La France s'engageait à protéger contre toute attaque les frontières de la Chine limitrophes du Tonkin ; la Chine s'engageait à évacuer le Tonkin et à respecter les traités faits ou à faire entre la France et l'Annam. La frontière méridionale de la Chine était ouverte au commerce.

A l'intérieur le Cabinet avait remporté un autre succès aux élections municipales des 4 et 11 Mai, le nombre des républicains radicaux diminua, celui des républicains opportunistes augmenta, celui des conservateurs resta sensiblement le même. La composition du Conseil municipal de Paris fut à peine modifiée on y compta 34 autonomistes, 34 républicains opportunistes ou indépendants, 10 réactionnaires et 2 socialistes.

Le 17 Mai, un changement fut apporté au Cabinet M. Margue, sous-secrétaire d'Etat à l’intérieur, démissionnaire, fut remplacé par M. Laroze, député de la Gironde. Lé 24 Mai, presque au lendemain de la réouverture de la session, le Gouvernement avait déposé un projet tendant à la révision des lois constitutionnelles. Il tenait ainsi ses engagements et il les tenait à l'heure choisie par lui le 27 Mars précédent, il avait fait rejeter l'urgence sur une proposition de révision intégrale déposée par M. Barodet. Du 24 Mai, date du dépôt, au 9 Décembre, date de l'adoption définitive par la Chambre de la loi électorale du Sénat, près de sept mois s'écoulèrent et la révision constitutionnelle fut la grosse question de la politique intérieure de la France en. 1884, question toute pacifique d'ailleurs et qui ne passionna pas l'opinion. Marquons, au début, les principales étapes de la révision. Le 23 Juin la discussion du projet commerce à la Chambre ; le 3 Juillet, il est adopté ; du 24 au 29 Juliet, il est discuté au Sénat ; le 31 Juillet, la Chambre adopte le projet modifié par le Sénat du 4 au 13 Août, le Congrès se réunit à Versailles ; le 14 Août, la loi constitutionnelle révisée est promulguée ; du 4 au 10 Novembre, le Sénat discute et adopte la loi qui règle son recrutement ; cette loi vient en discussion le 29 Novembre devant la Chambre qui adopte, le 2 Décembre, le suffrage universel pour les élections sénatoriales elle fait retour au Sénat qui l'amende du 6 au 8 Décembre et, le 9 Décembre, elle est enfin adoptée par la Chambre, dans les termes où l'a votée le Sénat.

Le Gouvernement proposait de soumettre à la révision l'article 8 de la loi du 2S Février 1875, relative à l'organisation des pouvoirs publics concernant la révision ; les articles 1 et 7 de la loi du 24 Février 1875, relative à l'organisation du Sénat concernant l'élection des sénateurs et l'article 8 de la même loi concernant la présentation et le vote des lois de finances enfin, le paragraphe 3 de l'article 1er de la loi constitutionnelle du 16 Juillet 1875 concernant les prières publiques. Sur le premier point le Gouvernement voulait faire décider par le Congrès que la révision ne pouvait porter sur la forme républicaine ; sur le second il proposait de faire passer la loi électorale du Sénat du domaine constitutionnel dans le domaine législatif ; sur le troisième il proposait de donner à la Chambre des députés le dernier mot, après deux délibérations, quant aux crédits supprimés par elle ; sur le quatrième, il voulait faire disparaître de la Constitution la clause relative aux prières publiques. La révision qu'il proposait était donc doublement limitative, par indication d'articles et par indication de solutions.

La Commission de 22 membres, élue par la Chambre pour l'examen de la révision constitutionnelle, adopta le projet de M. Jules Ferry en y ajoutant un paragraphe qui fixait le délai dans lequel les électeurs devaient être convoqués après dissolution de la Chambre. En séance, M. Goblet reprit la formule du 26 Janvier 1882 elle fut repoussée par 283 voix contre 229. L'élection du Sénat au suffrage universel direct réunit 235 voix contre 263. Un amendement de 11. Andrieux, excluant de la Présidence de la République les membres des familles ayant régné sur la Chambre, fut accepté par M. Jules Ferry et adopté. Le droit de dissolution de la Chambre par le Sénat fut maintenu, à la majorité de 273 voix contre 201. L'ensemble du projet fut adopté par 403 voix contre 106, l'Extrême Gauche ayant renoncé à son opposition « pour aller à Versailles ».

La Commission sénatoriale comptait18 commissaires dont 9 hostiles au projet et 9 favorables, ces derniers avec la réserve que le Sénat aurait des garanties contre les pouvoirs illimités du Congrès elle décida de ne point comprendre l'article 8 de la loi du 24 Février 1875 sur les attributions financières du Sénat parmi les articles à réviser. Le Sénat ratifia cette suppression et vota le projet par 161 voix contre 116. Le 30 Juillet, M. Jules Ferry déposa sur le bureau de la Chambre un texte identique à celui que le Sénat avait adopté les partisans de la révision illimitée furent encore battus par 273 voix contre 224 et l'ensemble fut voté par 285 voix contre 185. Le texte accepté différait du projet gouvernemental par l'absence de l'article 8 et par la latitude laissée au Congrès de retirer de la Constitution les articles relatifs au recrutement dû-Sénat ou de les y maintenir.

La première séance du Congrès, le 4 Août, signalée au début par un épouvantable tumulte, fut perdue en motions de l'Extrême Gauche et de la Droite qui furent toutes repoussées. Le Président du Conseil ne put déposer qu'à la fin de la journée le projet de révision. Ce projet disait- dans son article 1er qu'en cas de dissolution de la Chambre les collèges électoraux seraient réunis dans le délai de deux mois dans son article 2, que les motions de révision devaient être prises à la majorité absolue des membres composant le Congrès et que la forme républicaine du Gouvernement ne pouvait être soumise à révision dans son article 3, que la loi électorale du Sénat n'avait plus le caractère constitutionnel dans son article 4, que les prières publiques, édictées par la loi du 16 juillet 18' ?5, perdraient également le caractère constitutionnel. Le projet fut renvoyé à une Commission de 30 membres, élus au scrutin publie, qui choisit M. Dauphin pour président et M. Gerville-Réache pour rapporteur. Après trois jours d'obstruction, du fait de la minorité, la discussion générale s'engagea et fut sans intérêt, la question étant depuis longtemps épuisée l'article premier réunit 523 voix contre 139, l'article deux, malgré les protestations de M. Bocher et de M~ Freppel, o9 : ! l'article trois 494, et l'article quatre 521. Le 13 Août M. Le Royer proclama l'adoption de l'ensemble par o09 voix contre t72 et déclara close la session de l'Assemblée nationale.

Le 16 Août, le jour même de la clôture de la session ordinaire de 1884, M. Martin-Feuillée déposait sur le bureau du Sénat le projet de réforme électorale de cette Assemblée. Ce projet maintenait les inamovibles qui ne devaient être remplacés qu'au fur et à mesure des extinctions par le Sénat et par la Chambre réunis en Congrès et substituait à l'égalité de représentation des communes dans le collège électoral du Sénat la proportionnalité des délégués variant de 1 à 30 suivant le nombre des conseillers municipaux qui dépend lui-même de la population de la commune. La Commission repoussa le mode de recrutement bizarre que le Gouvernement avait proposé pour remplacer les inamovibles leurs sièges, en cas de vacances, furent attribués aux départements proportionnellement à leur population. De plus, la Commission augmenta dans une certaine mesure le nombre des délégués attribués aux villes populeuses. Devant le Sénat la discussion aboutit au vote imprévu d'un amendement de M. Lenoël, qui substituait aux inamovibles des sénateurs élus pour neuf ans par le Sénat seul. Ce système n'avait aucun des avantages de l'inamovibilité, que M. Schever défendit éloquemment, et il avait le tort d'ouvrir dans le projet une brèche par où pourraient passer les fantaisies de la Chambre.

Non contente de modifier l'échelle de proportionnalité admise par le Sénat, de façon à donner moins de délégués aux communes de moins de 1.800 habitants et à en donner un plus grand nombre aux communes populeuses, la Chambre, par 269 voix contre 21S, prit en considération un amendement de M. Achard qui supprimait les inamovibles. Le lendemain, elle émettait un vote contraire par 263 voix contre 234, elle introduisait la question des incompatibilités dans la loi électorale du Sénat, par 253 voix contre 239, et enfin, sur la proposition de M. Floquet, elle faisait élire le Sénat au suffrage universel par 267 voix contre 280. Après deux jours de désarroi dans le monde officiel, M. Jules Ferry vint annoncer à la Chambre qu'il porterait au Sénat le projet ainsi dénaturé et qu'il se représenterait à la Chambre avec le dernier mot de la Haute Assemblée.

Le Sénat rejeta sans scrutin le principe du suffrage universel et adopta par 136 voix contre 24 la loi électorale qui fut immédiatement reportée à la Chambre celle-ci se déjugea par 280 voix contre 227 et repoussa définitivement l'amendement Floquet. Le soir même la loi était promulguée (9 Décembre) et les élections sénatoriales de Janvier 1881, reculées de quelques jours, purent avoir lieu conformément au nouveau système.

Telle fut la fin de cette agitation révisionniste qui avait occasionné la chute du Cabinet du 14 Novembre 1881, qui avait gêné les deux Cabinets suivants, qui avait mis plusieurs fois en minorité le Cabinet Ferry devant la Chambre ou devant le Sénat et qui aboutissait, en somme, à des modifications constitutionnelles peu importantes. Le seul résultat à retenir, c'était le fait même d'un changement dans la Constitution, opéré par révision et non pas par révolution. La clause de révision, introduite dans la Constitution de 1875 par les monarchistes, tournait ainsi au profit de la République et les républicains, en la faisant disparaître de la Constitution révisée, ne donnaient pas plus de solidité à la République ils constataient seulement, ce que nul n'ignorait, qu'ils étaient en majorité dans les deux Chambres. Le jour où la majorité serait monarchiste, au Sénat et à la Chambre, par une résolution concertée et identique, prise au Luxembourg et au Palais Bourbon, elle pourrait réviser dans le sens -monarchique, tout aussi légalement que la majorité de ~884 a pu réviser dans le sens républicain. A l'usage, la Constitution de 1884 avait paru plus souple que ne le pensaient ses adversaires et ses partisans eux-mêmes au Congrès, les craintes de révision illimitée, que l'on avait pu concevoir, avait été écartées l'union de la majorité avait été assez forte pour résister à tous les empiétements des partis extrêmes sur les articles réservés et les difficultés ne s'étaient produites, pour l'application des principes adoptés à Versailles, que dans le domaine législatif, c'est-à-dire là où elles sont beaucoup moins redoutables.

En dehors de la révision il n'y eut de questions importantes, pendant la session ordinaire d'été, que celles du recrutement militaire et du divorce. Celle du recrutement militaire fut seulement abordée à la Chambre, au mois de Juin celle du divorce fut tranchée, après des délibérations brillantes au Sénat et une dernière discussion à la Chambre, le 19 Juillet la loi fut promulguée le 27 Juillet. Comme M. Léon Renault a la Chambre, M. Naquet avait été au Sénat le principal artisan du succès de la loi. Au tableau enchanteur du ménage uni, qu'avaient présenté MM. J. Simon et Allou, il avait opposé le tableau moins séduisant du ménage troublé par suite des désordres de l'un des conjoints. Il avait surtout réfuté, avec une science incomparable, les objections de tous les adversaires juridiques du divorce. La loi du 27 Juillet 1884 abrogeait celle du 8 Mai 1816 et rétablissait les dispositions du Code civil, à l'exception de celles qui sont relatives au divorce par consentement mutuel. Elle apportait à un certain nombre d'articles les modifications suivantes la femme peut demander le divorce pour cause d'adultère du mari la condamnation de l'un des époux à une peine afflictive et infamante est pour l'autre époux une cause de divorce ; dans le cas de divorce pour cause d'adultère, l'époux coupable ne peut se remarier avec son complice la séparation de corps qui a duré trois ans peut être convertie en jugement de divorce.

Bien que le nombre des divorces ait augmenté en France, depuis 1884, il ne dépasse pas le niveau atteint dans les pays voisins. Le recours au divorce, très remarqué dans les débuts et qui faisait un peu scandale, passe maintenant à peu près inaperçu, quand la rupture ne se produit pas entre personnes d'une grande notoriété, parce que la loi insensiblement pénètre dans les mœurs. La situation est plus franche, plus nette, plus morale entre époux divorcés qu'entre époux séparés judiciairement ou séparés à l'amiable ; elle est surtout préférable pour les enfants, M. Léon Renault l'a éloquemment démontré. Quels sentiments doit éprouver dans le régime le plus éloigné du divorce, dans la séparation à l'amiable, un fils qui passe avec sa mère, restée digne et fière dans sa solitude désolée, la plus grande partie de l'année et qui de loin en loin, pendant quinze jours ou pendant un mois, est confié comme à regret à l'homme qui est pour lui un inconnu, un indifférent ? Soyez certain qu'a mesure qu'il grandira, le fils se sentira plus loin du cœur de cet homme il comprendra, il jugera, et le jour où il aura compris et jugé, l'arrêt sera sans appel. Une rupture absolue ne vaut-elle pas mieux que des entrevues écourtées et pénibles, que des baisers marchandés et qui sonnent faux ? Le divorce seul permet cette rupture sa réintroduction dans le Code civil reste un des meilleurs titres législatifs de la Chambre élue en 1881 et du Sénat renouvelé en 1882.

Parmi les discussions d'ordre économique qui marquèrent la fin de la session ordinaire, la plus importante fut celle sur le régime des sucres. Les droits sur les sucres abaissés en 1880 furent relevés et, sous l'influence d'un ministre protectionniste, M. Méline, les sucres bruts étrangers furent surtaxés de 4 francs à leur entrée, ce qui constitua une faveur de 14 millions de francs pour les fabricants de sucre indigène. La Chambre vota encore une forte surtaxe sur les vins dont le degré alcoolique est supérieur à 12 degrés, que le Sénat ne laissa point passer.

Signalons enfin, dans un ordre d'idées tout différent, pendant la session, la prise en considération d'une proposition de M. Constans, tendant à rétablir le scrutin de liste, qui réunit l'énorme majorité de 416 voix contre 50 et, à la fin des vacances, le 14 Octobre, l'entrée de M. Rouvier dans le Cabinet, en remplacement de M. Hérisson, démissionnaire. Le Cabinet par cette nomination devenait politiquement plus homogène et économiquement plus divisé ou, tout au moins. plus incertain 'dans sa doctrine, le nouveau collègue du ministre de l'Agriculture étant un libre-échangiste avéré. Le 14 Novembre, le ministre du Commerce faisait décréter l'Exposition universelle du centenaire.

Dès la rentrée d'Octobre l'opposition avait questionné le Gouvernement sur la crise commerciale que l'épidémie cholérique avait aggravée, et M. Jules Ferry avait fait espérer un léger relèvement des droits sur le bétail et sur les céréales. Une interpellation de M. Tony Révillon sur la crise ouvrière se termina, après une réponse de M. Waldeck-Rousseau, par l'ordre du jour pur et simple. Quelques lois d'affaires furent adoptées. On réduisit les frais de vente judiciaire des immeubles inférieurs à 200 francs. Le fonctionnement des conseils de prud'hommes, que la grève des prud'hommes patrons entravait en certaines villes, fut garanti. Le Sénat vota une loi sur les sociétés par actions, qui donnait aux obligataires un droit de contrôle sur la gestion de ces sociétés.

La discussion du budget de 1885 avait commencé à la Chambre au milieu de Novembre. Le Gouvernement avait déposé un projet qui s'élevait à 3.048 millions en recettes et en dépenses et qui ne s'équilibrait qu'au moyen de relèvements de taxes. La Commission du budget avait opéré sur les dépenses une économie de 61 millions, mais le service de la garantie d'intérêts aux Compagnies de chemins de fer, prévu à 6 millions, dut être fixé à 29 et les recettes des premiers mois de 1884, comparées à celles de 1883, faisaient craindre un déficit de 84 millions. On trouva des ressources dans une nouvelle réduction de dépenses de 3 millions et demi, dans l'assimilation du régime douanier de l'Algérie à celui de la France, dans l'application plus stricte aux congrégations des droits établis en d880 par la loi du 28 Décembre, et en affectant au budget 21 millions provenant de l'ancienne Caisse de dotation de l'armée. La Commission fixa le budget extraordinaire à 195 millions le Gouvernement demandait 17 millions de plus. Le budget de 1888, dont l'équilibre avait été si difficilement obtenu, fut attaqué vivement par l'opposition de Gauche et de Droite et péniblement défendu par MM. Tirard, Jules Roche, rapporteur général, et Loubet. Dans la discussion des chapitres la Chambre supprima les Facultés de théologie catholique, malgré le Gouvernement ; elle vota 1.150.000 francs pour les instituteurs, encore malgré le Gouvernement. Le budget ne fut voté par la Chambre que le 20 Décembre et le Gouvernement demanda au Sénat de ne voter que les recettes du budget ordinaire, fixées à 3.004 millions. La loi des recettes fut promulguée le 27 Décembre. M. Tirard avait déposé à la Chambre, le 27 Décembre, une demande de crédits de 1.032 millions pour les dépenses des trois premiers mois de 1885 le soin de la répartition était laissé aux ministres sous leur responsabilité. Ce système fut adopté, malgré la vive et très juste opposition de MM. Clémenceau et Ribot à la Chambre, Buffet et Léon Say au Sénat.

 

La politique extérieure de la France, dans la seconde partie de l'année 1884, fut singulièrement active. Dans une Note du 1 Juin, en réponse a une Note de Lord Granville, qui cherchait les bases du rétablissement de l'accord anglo-français en Egypte, M. Waddington avait fait bon marché du condominium, reconnu l'occupation anglaise dans la vallée du Nil et accepté comme des concessions sérieuses des affirmations vagues sur la neutralisation du canal et sur les attributions de la Commission de la Dette. Une interpellation fut déposée à la Chambre le 26 Juin. M. Jules Ferry affirma que l'Angleterre évacuerait l'Egypte à la date promise, en 1888, et que la France se rendrait libre d'engagements à la Conférence de Londres, qui s'ouvrait le 28 Juin, pour statuer sur les finances égyptiennes. L'ordre du jour pur et simple fut voté à l'unanimité.

A Londres M. Waddington et M. de Blignières combattirent les projets de réforme proposés par l'Angleterre et le mois de Juillet se passa sans qu'on fût tombé d'accord. Le 2 Août la Conférence fut rompue et l'entente du 17 Juin annulée par le fait. Le 18 Septembre suivant Nubar Pacha annonçait aux commissaires de la Dette que les sommes affectées à l'amortissement seraient consacrées jusqu'au 25 Octobre aux besoins généraux de l'Administration égyptienne. Le 25 Septembre la France, l'Allemagne, l'Autriche et la Russie protestaient contre cette violation des engagements internationaux.

A Londres comme au Caire on avait remarqué le rapprochement qui s'était manifesté entre l'Allemagne et la France ce rapprochement provoqua le consentement de la France à la Conférence qui se réunit à Berlin le 15 Novembre, pour assurer la liberté commerciale dans les bassins du Congo et du Niger et fixer les conditions d'occupation de l'Afrique occidentale par les puissances européennes.

La France en 1884 avait poursuivi son œuvre civilisatrice dans les autres parties de l'Afrique une loi du 31 Mars avait approuvé la convention financière conclue avec le Bey de Tunis pour la conversion de la Dette et le 2 Août un décret beylical avait accordé la compétence à nos tribunaux dans tous les procès civils et commerciaux entre Européens et indigènes.

A Madagascar, ou la Chambre avait montré par le vote non marchandé d'un crédit de 5 millions, le 21 Juillet, qu'elle aurait volontiers été plus vite et plus loin que le Gouvernement, le général Miot avait occupé Vohémar le 6 Décembre.

L'intérêt de ces questions s'efface devant l'intérêt mêlé d'inquiétude qu'offrit, à partir du mois de Juin, la question du Tonkin. Avec un très fier sentiment de la dignité et de l'honneur de la France M. Jules Ferry apportait à la direction de nos affaires extérieures une préoccupation presque obsédante de nos affaires intérieures, de la répercussion que devaient avoir au Palais Bourbon les moindres incidents qui s'accomplissaient sur le Fleuve Rouge ou sur les côtes de la Chine. De plus, la nécessité où il se trouvait, comme Président du Conseil, de diriger toute notre politique, de répondre à des interpellations incessantes, de faire face à des adversaires infatigables, l'empêchait d'accorder toute sa puissante attention aux ennemis du dehors, sur le compte desquels il se faisait quelques illusions. Il ne prenait pas assez au sérieux le Chinois soldat, il prenait trop au sérieux le Chinois diplomate, surtout quand ce diplomate concluait avec nous un traité désavantageux pour lui. Cette erreur d'appréciation explique en partie la gravité que prirent subitement les affairés du Tonkin.

Le traité de Tien-Tsin venait d'être signé le 6 Juin une nouvelle convention, complétant et modifiant celle de Hué, était conclue par M. Patenôtre avec l'Annam le 17 Juin, un traité de Protectorat entre la France et le Cambodge nous donnait la haute main sur l'administration du Cambodge. L'évacuation du Tonkin par les troupes chinoises devait commencer le 20 Juin. Ce jour même, une colonne française, la colonne Dugenne, chargée d'occuper Lang-Son, fut surprise à Bac-Le elle perdit 13 hommes dont un officier, et eut plus de 40 blessés. Ce guet-apens demandait une réparation. M. de Semallé remit au Tsong-Li-Yamen un ultimatum réclamant une indemnité de 2o0 millions et l'amiral Courbet fut chargé d'appuyer avec son escadre M. Patenôtre qui était envoyé à Pékin. Il pénétra le 17 Juillet dans la rivière Min, qu'il mit en état de blocus, au lieu d'exiger la remise immédiate de Fou-Tcheou et de Nankin, mesures audacieuses, qui auraient peut-être coupé court à toute velléité de résistance, mais que le Gouvernement français refusa d'autoriser, dans la crainte de s'aliéner les grandes puissances et surtout d'engager la guerre sans avoir obtenu l'approbation des Chambres.

Le 5 Août les Français, sous Je commandement du contre-amiral Lespès, étaient pourtant amenés à bombarder Kelung dans l'île Formose le Gouvernement s'en expliqua dans la séance de la Chambre du 14 Août, où fut discutée la demande d'un crédit de 38 millions déposée depuis le 20 Mai et obtint un ordre du jour de confiance voté, il est vrai, par 113 voix seulement contre 80, par suite de l'abstention de la Droite. Au Sénat tout le monde fut d'accord, comme le disait M. de Saint-Vallier, pour défendre le drapeau menacé et les ~crédits furent votés le 16 Août par 193 voix contre une.

C'est avec la force très relative qui lui donnaient la belle majorité du Sénat et l'absence de quorum à la Chambre que M. Jules Ferry dut engager, en pleines vacances parlementaires, une véritable guerre sur terre et sur mer. Les plénipotentiaires chinois avaient rompu les négociations engagées à Shang-Haï avec M. Patenôtre. Le 9 Août le Cabinet français notifia au Tsong-Li-Yamen un ultimatum réclamant 80 millions et une réponse dans les 48 heures le Gouvernement chinois pour toute réponse ayant donné l'ordre à son ambassadeur à Paris de quitter la France, l'amiral Courbet détruisit l'arsenal de Fou-Tcheou, ses ouvrages formidables et 22 navires chinois dans les journées du 23 et du 24 Août. A Paris l'Extrême Gauche demanda par lettre au Président de la République de convoquer les Chambres ; M. Grévy se contenta de renvoyer la lettre de M. Barodet au Président du Conseil et les opérations militaires reprirent le 2 Octobre, sans que l'on fût en guerre.

Courbet occupa Kelung et mit l'ite Formose en état de blocus. L'amiral Lespès échoua dans une tentative contre Tamsui où il perdit 17 hommes, oO blessés et dut se rembarquer. Au Tonkin, où le général Millot avait été remplacé par le général Brière de l'Isle, le général de Négrier battit les Chinois à Kep le 8 Octobre et le colonel Donnier s'empara de Chu. M. Jules Ferry offrit à la Chine de signer la paix sur la base de l'occupation de Kelung par la France ses ouvertures ne furent pas accueillies.

Le 26 Novembre, dans la discussion d'une demande de crédit de 16 millions portant sur l'exercice 1884, la Chambre entendit un long exposé de la politique suivie au Tonkin et en Chine que lui présenta M. Jules Ferry et auquel il donna pour conclusion le dépôt d'une demande de crédit de 43 millions portant sur l'exercice 1885. La Commission qui présenta son rapport le lendemain, sans méconnaître l'importance des expéditions navales, aurait voulu que, pour contraindre la Chine à l'exécution intégrale du traité de Tien-Tsin, on commençât par occuper les provinces septentrionales du Tonkin. Après un discours très violent de M. Clémenceau, un discours plus calme de M. Goblet qui reprocha au Cabinet de faire la guerre sans demander au Parlement les moyens de la faire et un discours de M. Ribot, qui déclara que l'on pouvait voter les crédits sans accorder la confiance, les deux crédits de 16 et de 43 millions furent, en effet, votés, mais l'ordre du jour de MM. Spuller et Sadi-Carnot, adopté par 292 voix contre 176, fut muet sur la question de confiance.

Quand les crédits vinrent en discussion devant le Sénat, le Ml Novembre, on savait que la médiation de l'Angleterre avait échoué et que la Cour de Pékin refusait d'exécuter le traité de Tien-Tsin. L'amiral Jaurès, rapporteur de la Commission sénatoriale, réclama un vote aussi large que possible pour réconforter le corps expéditionnaire. Après un duel entre le duc de Broglie et M. Ferry, où le duc de Broglie apporta de fines épigrammes, M. Ferry des affirmations un peu hasardées et une défense vigoureuse, le Sénat vota les deux crédits par 191 et 189 voix contre une.

C'est dans ces conditions, beaucoup moins favorables que celles de 'J883, que se terminait l'année 1884 pour le Cabinet du 21 Février. Le Cabinet avait duré près de deux ans, malgré de nombreux échecs parlementaires dans la discussion constitutionnelle, malgré de nombreuses déceptions dans son entreprise coloniale et des déboires dans sa politique extérieure. Mais, à la suite de toutes ces luttes, il était certainement affaibli la majorité, encore fidèle, ne le suivait plus qu'avec une certaine résistance elle votait encore par discipline, parce que l'honneur de la France était engagé la confiance n'était plus aussi entière que l'année précédente. On sentait que le moindre accident pouvait désagréger les forces sur lesquelles s'appuyait le Président du Conseil. Ce n'est pas de l'opposition de Droite ou d'Extrême Gauche que venait le danger ; il venait du parti gouvernemental lui-même, de ces 300 ministériels qui semblaient un peu las et comme surpris de leur longue sagesse. Les uns ont une tendance à retourner au radicalisme les autres, sans aller jusqu'à la Droite, se séparent du Ministère sous couleur de libéralisme et le gros du parti, après 22 mois de confiance, n'est pas encore fait à un rôle un peu nouveau pour lui. Les ministériels reconnaissent le courage, le sang-froid et l'esprit gouvernemental du Président du Conseil, mais leurs relations avec lui sont un peu froides. Bien différent de Gambetta, gai, bon enfant, aimable, « doué d'un charme social[2] », M. Jules Ferry n'attire pas et ne sait pas retenir ceux qui ne demanderaient qu'à être soutenus et encouragés. Les hommes comptent peu pour lui, mais les idées et les principes. Aussi inspire-t-il le respect plutôt que l'affection. Caractère viril, âme fortement trempée, il est comme l'image austère du pasteur de peuples, mais du pasteur énergique, rude en apparence, qui ne laisse rien paraître de ce qu'il ressent et qui suit sa voie sans défaillance, en grand serviteur de l'État, indifférent aux défections comme il est insensible aux adhésions intéressées, uniquement préoccupé de poursuivre et d'achever son œuvre. Il a écrit quelque part qu'il se faisait gloire du titre de Tonkinois ; il était fier aussi du titre d'homme de gouvernement qu'un autre Vosgien, son collègue dans le Cabinet du 21 Février, devait plus tard mériter, lui aussi, mais en acceptant des concours que Jules Ferry eût peut-être répudiés.

 

A l'intérieur, les trois premiers mois de 1885, les derniers du Ministère Ferry, offrent peu d'événements intéressants, en dehors des élections sénatoriales, du vote du budget de 1885, des relèvements de tarifs et du rétablissement du scrutin de liste par la Chambre des Députés.

Le 3 Janvier le Journal Officiel avait annoncé le remplacement du général Campenon, démissionnaire, par le général Lewal. Le 14 Janvier, au lendemain de l'ouverture de la session, M. Raoul Duval interpella le Gouvernement sur le changement du ministre de la Guerre. La réponse de M. Jules Ferry laissa entendre que le général Campenon aurait voulu limiter au Delta l'occupation du Tonkin. Son successeur, comme le Gouvernement et comme les Chambres, voulait étendre cette occupation jusqu'aux frontières de la Chine que le traité de Tien-Tsin nous avait assurées. L'ordre du jour pur et simple fut voté, par 280 voix contre 22S, sur l'interpellation Raoul Duval.

L'ouverture de la session avait été de pure forme : à peine constituées, Chambre et Sénat s'étaient ajournés jusqu'à l'issue des élections sénatoriales. La nomination des délégués municipaux avait eu lieu le 21 Décembre celle des sénateurs eut lieu le 25 Janvier. Il y avait à pourvoir, en dehors de la Guadeloupe et de la Réunion, à 87 sièges dans 41 départements. Sur ses 87 sièges 45 étaient occupés par des républicains et 42 par des monarchistes le soir du 55 Janvier, 67 appartenaient aux républicains et 20 aux monarchistes. La Droite sénatoriale, réduite à 67 membres, avait perdu ses principaux chefs MM. de Broglie, de Fourtou, Brunet et de Parieu. La Gauche n'avait éprouvé d'échecs sensibles que dans le Nord et le Pas-de-Calais. M. Paris, un ancien ministre du 16 Mai, avait été élu dans ce dernier département. A Paris, M. Spuller avait été battu par un partisan de l'autonomie communale, M. G. Martin. L'élection de la Seine avait lieu en remplacement du major Labordère démissionnaire. Les républicains gagnèrent un siège de plus, au mois de Mars, lors de l'élection de la Guadeloupe. La majorité ministérielle de la Chambre fit entrer 28 de ses membres au Sénat et ce succès affaiblit sérieusement le Cabinet, les députés devenus sénateurs n'ayant pas été remplacés, à l'approche des élections générales qui devaient se faire au scrutin de liste.

C'est du 19 au 24 Mars qu'eut lieu à la Chambre le débat sur la loi électorale. Le résultat en était connu d'avance, après la prise en considération de la proposition de M. Constans. La demande de discussion de la loi électorale, faite par M. Spuller, à l'instigation du Gouvernement, n'avait été accueillie que par 239 voix contre 216 ; mais le-scrutin d'arrondissement ne fut défendu que par M. Hémon et, à la suite d'une intervention de M. Waldeck-Rousseau, le passage à la discussion des articles fut voté par 418 voix contre 66 et l'ensemble de la loi par 402 voix contre 9L Le Sénat ne put voter avant les vacances de Pâques la loi sur le scrutin de liste, mais il adopta une disposition transitoire qui suspendait les élections partielles de députés jusqu'aux élections générâtes la Chambre accepta cette disposition qui fut promulguée comme loi le 2 Avril.

Dans la discussion du budget ordinaire de )888 au Sénat, beaucoup de relèvements de crédits proposés par la Commission des Finances furent acceptés par l'Assemblée, en particulier ceux qui concernaient les bourses des séminaires et les Facultés catholiques. Devant la Chambre le rapporteur général, M. Jules Roche, proposa de rejeter en bloc tous les amendements votés par le Sénat la Chambre se montra moins absolue elle admit deux relèvements de crédits, l'un concernant les traitements des chanoines, l'autre les améliorations à la race chevaline. Le Sénat passa condamnation, à la suite d'un très politique discours de M. J. Ferry, et le conflit fut encore une fois évité. Par 199 voix contre 48 le Sénat adopta le budget de 1888 qui fut promulgué le 21 Mars.

Du 3 Février au 17 Mars la Chambre s'occupa presque exclusivement de projets et propositions d'élévation des tarifs de douanes. L'initiative parlementaire avait demandé l'établissement d'une surtaxe sur les céréales, comme un encouragement aux agriculteurs défendus par le rapporteur M. Graux et par M. Méline, les droits sur les céréales furent adoptés par 308 voix contre 173. Les droits sur les bestiaux réunirent autant de voix et les deux projets furent ratifiés par le Sénat à une grosse majorité. M. Léon Say avait inutilement recommandé de chercher le soulagement de l'agriculture dans l'établissement du crédit agricole, dans la fusion des petites parcelles entre lesquelles la propriété est trop morcelée. La loi fut promulguée le 28 Mars.

Avant cette discussion le Sénat avait adopté le 13 Février la loi sur les récidivistes et le 19 fa loi sur les marchés à terme qui devaient toutes deux retourner devant la Chambre. Celle-ci vota le 26 Mars une loi sur la Caisse des Écoles, alimentée jusqu'alors par les ressources du budget extraordinaire. Les dépenses à effectuer s'élevaient à 629 millions, dont un peu plus de moitié à la charge de l'État ; il y serait pourvu aux moyens d'emprunts au Crédit Foncier contractés par les communes, avec obligation d'amortir en quarante ans, l'État prenant à sa charge une partie du service d'intérêts et d'amortissement. L'opération terminée, en dix ou douze ans, l'Etat n'aurait plus à supporter qu'une dépense annuelle de 16 millions. Quant aux dépenses relatives a l'enseignement supérieur et à l'enseignement secondaire, que l'État devait supporter seul, un reliquat de 34 millions, provenant de l'ancienne Caisse des Écoles et payable par annuités, y ferait face.

L'acceptation, le 15 Janvier, des contre-propositions françaises pour le règlement de la question financière en Égypte.et la signature de la convention financière internationale le 1 Mars, comme la signature de l'acte final de la Conférence de Berlin sur l'Afrique occidentale, le 26 Février, ont été, pour la France, des succès diplomatiques, qu'un revers au Tonkin, démesurément grossi, a fait complètement oublier.

Dès le début de l'année 1885 le Cabinet avait donné une vigoureuse impulsion aux opérations militaires du Tonkin. Le général Brière de l'Isle avait lancé en avant le général de Négrier, qui suivit la vallée du Loch-Nan, refoula les Chinois le 3 et le 4 Janvier et s'empara du camp de An-Chau près de Chu. Le mois suivant, Brière de l'Isle enfonce les défenses des Chinois, enlève de nombreux fortins, s'empare le 9 Février du camp de Dong-Song et entre à Lang-Son le 13 Février, après cinq jours de vifs combats. Il était si peu préoccupé d'un retour offensif des Chinois qu'il laissa de Négrier à Lang-Son et ramena la brigade Giovanninelli, pour délivrer le colonel Dominé, bloqué depuis trois semaines à Tuyen-Quan, sur la rivière Claire. Le 3 Mars, Dominé était délivré la brigade Giovanninelli avait eu 60 tués et 133 blessés, la garnison de Dominé 52 tués et 33 blessés. En même temps de Négrier, refoulant les Chinois dans la direction de That-Khé, faisait sauter la porte de Chine le 23 Février.

Sur mer le contre-amiral Lespès et le colonel Duchesne débarquaient à Formose, s'ouvraient la route de Tamsui et s'approchaient de Kelung, pendant que Courbet, bloquant l'embouchure du Yang-Tse-Kiang, empêchait les communications et le transport du riz entre la Chine et Shang-Haï. Le 13 Février les torpilleurs français coulaient deux croiseurs chinois et bombardaient les forts de Tsing-Haï, à l'embouchure de la rivière de Ning-Po.

Les négociations pour la paix se poursuivaient à Paris pendant ces opérations, depuis le 10 Janvier, par l'intermédiaire de James Ducan-Campbell, représentant à Londres de Robert Hart, inspecteur des douanes chinoises. Le 26 Février, puis le 1er Mars, puis le 12 Robert Hart annonçait à M. Jules Ferry que la Chine consentait à ratifier sans conditions le traité de Tien-Tsin. Le 17 Mars M. Jules Ferry informait M. Patenôtre à Shang-Haï de l'état des négociations officieuses et lui annonçait une communication officielle de la Chine. Le 22 Mars, le consul de France à Tien-Tsin reçut, en effet, cette communication. Telle était la situation lorsque, le 27 Mars au soir arrivait à Paris une dépêche du général Brière, datée de Hanoï le 28 Mars. Elle était ainsi conçue :

Je reçois le télégramme ci-après du général de Négrier :

Dong-Dang. 24 Mars, 11 heures soir.

L'ennemi a attaqué le poste de Dong-Dang le 22 Mars, à deux heures du matin. J'ai dû me porter en avant pour me donner de l'air. Le 23, j'ai pu m'emparer de la première ligne du camp retranché de Bang-Co. Le 24, mes efforts ont échoué devant une supériorité numérique considérable. Vers deux heures, l'artillerie n'ayant plus de munitions, j'ai du rompre le combat. Je suis rentré à Dong-Dang à sept heures du soir. Tous les blessés ont été reportés sur Lang-Son.

Nos pertes sont d'environ 200 hommes tués ou blessés. Les renforts envoyés de France pour la deuxième brigade ont commencé à arriver le 24 Mars. La Nièvre est arrivée le 21.

BRIÈRE DE L'ISLE.

 

Cette dépêche contenait, sur le nombre des ennemis, sur le manque de munitions, des obscurités qu'il importait d'éclaircir. Aussi, à l'ouverture de la séance de la Chambre, le 38 Mars, M. Jules Ferry demanda-t-il la discussion immédiate de l'interpellation que M. Granet avait déposée le 26 Mars. En réponse à M. Granet, M. Jules Ferry protesta qu'il n'avait fait que suivre les indications que lui avaient données la Chambre et le Sénat, que les ordres du jour des deux Assemblées lui avaient confié un mandat qu'il avait loyalement exécuté. Puis il fit connaître à la Chambre une seconde dépêche du général Brière de l'Isle, beaucoup plus rassurante, où il était dit que le général de Négrier était rentré à Lang-Son avec sa brigade, qu'il n'avait besoin ni de renforts ni de munitions, que le moral de ses troupes était intact. Après de nouvelles attaques de MM. Raoul Duval et Clémenceau contre le Président du Conseil, un ordre du jour de défiance de M. Rivet fut repoussé par 246 voix contre 2't7 et l'ordre du jour pur et simple, accepté par le Gouvernement, réunit 259 voix contre 209. Ces deux votes attestaient les hésitations de la majorité et faisaient vivement regretter l'absence des 28 députés devenus sénateurs le 28 Janvier précédent.

An lendemain de la séance où le Gouvernement avait remporté cette pénible victoire, le ministre de la Guerre reçut une nouvelle dépêche de Hanoï, qui fut communiquée aux journaux du soir, le 29 Mars :

Hanoï, 28 Mars, 11 heures 38 du soir.

Je vous annonce avec douleur que le général dé Négrier grièvement blessé a été contraint d'évacuer Lang-Son. Les Chinois, débouchant par grandes masses sur trois colonnes, ont attaqué avec impétuosité nos positions en avant de Ki-Lua. Le colonel Herbinger, devant cette grande supériorité numérique et ayant épuisé ses munitions, m'informe qu'il est obligé de rétrograder sur Dong-Son et Than-Moï. Je concentre tous mes moyens, d'action sur les débouchés de Chu et de Kep. L'ennemi grossit toujours sur le Song-Koï. Quoi qu'il arrive, j'espère pouvoir défendre tout le Delta. Je demande au Gouvernement de m'envoyer le plus tôt possible de nouveaux renforts.

BRIÈRE DE L'ISLE.

 

Cette dépêche désespérée, affolée et affolante, était d'autant plus inexplicable que le 28 Mars les Français avaient infligé une sérieuse défaite aux Chinois et leur avaient tué L200 hommes. Le gênerai Brière de l'Isle se ressaisit vite et, vingt-trois heures après sa dépêche du 28 Mars, il en expédiait une troisième beaucoup plus rassurante.

Négrier est à Dong-Song, disait-il, sa guérison est certaine. Herbinger est à Than-Moï avec sa colonne, il n'a pas été inquiété dans sa retraite et l'évacuation s'est faite sans difficulté. Il reste à Than-Moï et à Dong-Song et barre les deux routes. Les vivres et les munitions sont à Dong-Song en abondance et les approvisionnements réunis à Chu peuvent faire face a tous les besoins.

BRIÈRE DE L'ISLE.

 

Parfaitement renseigné sur la situation, grâce à cette dépêche rectificative, le Gouvernement ordonna l'envoi immédiat de renforts au Tonkin, fit bloquer le golfe de Petcbili par Courbet et se présenta devant la Chambre, le 30 Mars, avec une demande de 200 millions de crédits qui permettraient d'envoyer au Tonkin 0.000 hommes tirés des garnisons algériennes. Le Gouvernement se rendait si bien compte des dispositions de la Chambre qu'il lui proposait de voter les crédits sans voter la confiance elle déciderait ultérieurement à quelles mains elle entendait remettre la direction de la politique énergique à laquelle elle était conviée.

Il n'y eut pas lutte entre le Gouvernement et l'opposition dans cette triste journée le Gouvernement ne se défendit pas. L'opposition, représentée par M. Clémenceau et par M. Ribot, dressa un véritable réquisitoire contre M. Jules Ferry et contre ses collègues. M. Clémenceau les traita comme des accusés de haute trahison sur lesquels la main de la loi ne tarderait pas à s'abattre ; M. Ribot les traita de menteurs en langage parlementaire. Comme M. Gambetta, M. Jules Ferry fut renversé sur une question de priorité. II exprima le désir que l'on votât d'abord sur les crédits 306 voix provenant de 220 républicains et de 86 réactionnaires s'y refusèrent. Les fidèles du Cabinet, au nombre de 149~ étaient tous républicains. Après ce vote li. Jules Ferry monte à la tribune, pour annoncer que le Cabinet va remettre sa démission au Président de la République. En son absence la Chambre rejette par 287 voix contre 182 une proposition de mise en accusation du Ministère, déposée par MM. Delafosse et Laisant, unis dans une haine commune contre le grand ministre renversé, et se retire dans ses bureaux pour nommer la Commission des crédits.

Le surlendemain de ce vote une dépêche du général Brière de l'Isle, en date du 1~ Avril, reconnaissait que la retraite du colonel Herbinger avait été aussi précipitée qu'inexplicable, que la brigade avait vingt jours de vivres et de minutions et que la situation était meilleure que ne le faisaient supposer des renseignements exagérés. Le 4 Avril, on apprenait que la paix était signée entre MM. Billot et Campbell et que Li-Hung-Chang avait ordonné l'évacuation du Tonkin par les Chinois.

Ce n'était pas seulement M. Jules Ferry qui avait succombé le 30 Mars, c'était la majorité du 21 Février qui s'était dissoute et qui par cette défaillance, par ce manque de courage, par son silence devant les outrages dont son chef était l'objet de la part de la Droite et de l'Extrême Gauche, avait sinon mis en péril l'existence de la République, au moins fait douter de son aptitude a supporter longtemps un guide et de sa capacité gouvernementale.

Jules Ferry avait repris l'héritage de Gambetta et fait triompher quelques-unes de ses idées il était apparu à la France, au sortir d'une de ces crises de nerfs que notre pays traverse périodiquement, comme le seul homme assez fort pour résister aux violents, et pour discipliner les modérés. II s'était maintenu dans les limites du programme qu'il s'était tracé, sans jamais en sortir, sans jamais rien céder à ses adversaires par crainte, ni à ses amis par complaisance. Au dehors il avait relevé le prestige de la France en l'arrachant à la contemplation des Vosges où elle était comme hypnotisée il avait fait flotter son drapeau dans les mers de Chine, sur le Song-Koï, à Madagascar, au Congo et il lui avait rendu, dans les Conférences européennes, la place dont elle s'était laissé évincer. Ces grands services ont été récompensés par la séance du 30 Mars, où la Chambre a traité M. Jules Ferry comme un malfaiteur public.

Le même jour, au Sénat, un homme qui portait un des plus beaux noms de la Révolution, M. Hippolyte Carnot, déclarait, au nom d'un grand nombre de ses collègues, qu'il voterait tout ce qui serait nécessaire pour sauvegarder l'honneur national, en présence d'événements dont il convenait de ne pas s'exagérer la portée. A huit ans de là, c'était encore du Sénat que devait venir au grand calomnié la suprême réparation et, à cette noble vie qui allait finir, la plus haute récompense.

Depuis le triomphe incontesté de la République, la démocratie, non pas radicale mais gouvernementale, s'est comme incarnée en deux hommes Gambetta et Jules Ferry. Elle a soutenu le premier pendant deux mois, non sans quelque mauvaise humeur, le second pendant deux ans, avec plus de résignation que de conviction elle seule doit être rendue responsable de leur chute, et non pas les républicains avancés qui n'ont jamais dissimulé leur antipathie, ni franchement accordé leur concours, soit à Gambetta, soit à Jules Ferry. Seuls les modérés doivent être rendus responsables du 26 Janvier 1882 et du 30 Mars 1885, comme aussi des déplorables conséquences de ces deux chutes retentissantes. Ils n'ont pas compris qu'ils se décapitaient eux-mêmes en abandonnant leurs chefs, qu'ils laissaient le champ libre aux fantaisies des utopistes comme aux entreprises des partis extrêmes et surtout qu'ils rendaient impossible, pour de longues années, la reconstitution d'un parti de Gouvernement. Les ambitions individuelles vont se donner libre carrière les Ministères sans consistance et sans durée vont recommencer des majorités éphémères vont se former et se dissoudre l'anarchie va régner dans le monde parlementaire et le pays incertain, troublé, hésitant, va rendre aux adversaires de la République une confiance qu'il semblait leur avoir irrévocablement retirée. Après les élections de 188S, déçue, une fois encore, dans ses légitimes espérances de réformes pratiques et de sage gouvernement, la France va reporter sur de faux amis des sympathies qui ne demandaient qu'à se fixer sur les plus dignes serviteurs de la démocratie.

Certes Jules Ferry a commis des fautes dans la durée de son Ministère mais, ces fautes étaient inévitables, avec une majorité flottante, dont la fidélité était à la merci du moindre incident. Une politique plus franche et plus ferme était-elle possible avec une Chambre qui, dans la plus grave des circonstances, ne donnait que 149 voix au Gouvernement ? Les cent républicains libéraux ou progressistes qui ont abandonné M. Jules Ferry le 30 Mars 1885 méritent d'être sévèrement jugés ; ils ont démontré leur impuissance à faire vivre le Gouvernement de leur choix, celui qui les représentait le plus exactement, qui représentait aussi la grande majorité du pays et ils sont responsables des événements ultérieurs. Par leur fait, la République est entrée dans une période critique et troublée, dans l'ère, non pas seulement des difficultés, mais des dangers les plus graves qu'elle ait courus depuis son institution.

 

 

 



[1] Cf. Appendice X.

[2] Journal des Goncourt, t. VI, p. 194. Paris, Charpentier, 1892.