HISTOIRE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

LA PRÉSIDENCE DE JULES GRÉVY

 

CHAPITRE VI. — MINISTÈRE DUCLERC-FALLIÈRES.

Du 7 Août 1882 au 21 Février 1883.

 

 

Le Cabinet du 7 Août. — Que représente la nouvelle administration. — La Déclaration du 8 août. — Le Sénat pendant la crise. — La session des Conseils généraux. — Une lettre de M. Duclerc. — Le Conseil municipal de Paris et M. Floquet. — Mouvement diplomatique. — La Tunisie. — Développement de la crise égyptienne. — Débarquement de sir Garnett Wolseley. — Procès d'Arabi. Fin du contrôle. — La Commission du Danube à Londres. — La Déclaration du 9 Novembre. — Interpellations au Sénat. — Interpellations à la Chambre. — Extension de notre influence en Afrique. — Historique du budget de 1883. — La discussion à la Chambre. — La discussion au Sénat. — Le règlement définitif du budget de 1883. — La Caisse des Ecoles. — La mort de Gambetta. — Les funérailles. — Ouverture de la session ordinaire de 1883. — Le Manifeste du Prince Napoléon. — Faute du Gouvernement. — La proposition Floquet à la Chambre. — Démission de MM. Jauréguiberry, Billot et Duclerc. — Le contreprojet Joseph Fabre au Sénat. — Le contre-projet Léon Say à la Chambre. — Le contre-projet Barbey au Sénat. — Démission du Ministère. — La loi municipale et la réforme judiciaire à la Chambre. — Le ministère de l’instruction Publique et M. Duvaux.

 

Après la chute du Cabinet du 30 Janvier, le Président de la République fit successivement appel à MM. de Freycinet, Jules Ferry et Brisson. M. de Freycinet répondit que les sentiments de la Chambre à son égard s'étaient trop clairement manifestés le 29 Juillet, pour qu'il pût reprendre le pouvoir. M. Jules Ferry se déclara solidaire de ses collègues du 30 Janvier. M. Brisson préféra conserver la Présidence de la Chambre. Devant le refus des chefs du parti républicain, M. Jules Grévy, après avoir songé à MM. Leblond, Tirard, Decrais, de Courcel et Billot, finit par s'adresser à un homme politique de moindre notoriété.. Ministre pendant quelques semaines en 1848, mêlé sous l'Empire à de grandes entreprises industrielles, M. Duclerc était entré à l'Assemblée nationale en 1871, puis au Sénat en 1816. Pendant dix années d'une vie politique un peu obscure, il avait rendu des services par sa profonde connaissance des affaires et conquis l'estime de tous, républicains ou conservateurs M. Thiers appréciait ses capacités financières le Maréchal ne dédaignait pas ses conseils M. Grévy rendait justice à la ferme constance de ses opinions républicaines. M. Duclerc réussit où de plus brillants auraient échoué et, le 7 Août, le nouveau Cabinet fut constitué.

Le Président du Conseil prenait la direction de nos Affaires Etrangères qui devait être presque une sinécure, dans la situation où la politique de son prédécesseur et le vote du 29 Juillet avaient placé la France. A la Justice et aux Cultes était appelé M. Devès, président de la Gauche républicaine, qui avait si vivement reproché à M. de Freycinet, quelques jours auparavant, de s'appuyer sur la Gauche radicale. Le ministère de l'Intérieur, où M. Goblet, lui aussi, avait donné quelques gages à la Gauche avancée, passait à un républicain sans épithète, M. Fallières. Aux Finances, le représentant du Centre gauche, M. Léon Say, avait pour successeur un membre de la Gauche pure, M. Tirard. Le général Billot et le vice-amiral Jauréguiberry prenaient la Guerre et la Marine. C'était également un spécialiste, M. Duvaux, ancien' professeur au lycée de Nancy, qui était appelé au ministère de l'Instruction Publique et des Beaux-Arts, pour lequel l'avaient désigné les fonctions de rapporteur du budget de ce ministère, exercées avec beaucoup de compétence et de ferme bon sens.

Un républicain radical, M. Hérisson, avait trouvé place dans le Cabinet Duclerc : il recevait, avec le portefeuille des Travaux Publics, la très difficile mission d'empêcher les agrandissements démesurés du plan Freycinet. L'Agriculture était donnée à M. de Mahy, le Commerce à M. Pierre Legrand et M. Cochery restait immuable au ministère des Postes et des Télégraphes. Quelques jours après, le Cabinet était complété par la nomination de cinq sous-secrétaires d'État à la Justice, à l'Intérieur, aux Finances, à l'Instruction Publique et aux Travaux Publics. Les choix de M. Duclerc s'étaient portés sur MM. Varambon, Develle, Labuze, Logerotte et Baïhaut. Le 13 Septembre, les Cultes, détachés de la Justice, étaient rattachés à l'Intérieur. Cette administration avait donc dépendu, dans la seule année 1882, de trois ministères différents.

Presque tous les nouveaux ministres avaient figuré, le 29 Juillet, dans la minorité des 7S. Une fois de plus le Président du Conseil s'était trouvé dans l'impossibilité de former le Cabinet nouveau en s'adressant exclusivement à la majorité qui avait renversé le Cabinet de la veille. MM. Devès et Cochery avaient fait partie du Cabinet Gambetta et leur présence, celle de quelques-uns des sous-secrétaires d'État, indiquaient un retour à l'Union républicaine, une tendance évidente à s'appuyer sur elle plutôt que sur la Gauche radicale. M. Duclerc avait poussé la conciliation aussi loin que possible en prenant comme collègue M. Hérisson il ne fit plus d'avance à l'Extrême Gauche et celle-ci, dès le premier jour, lui refusa son concours. Le Gouvernement avait demandé aux Chambres, avant leur séparation, le vote des quatre contributions directes ; l'Extrême Gauche s'abstint et ce retour à la logique à la vérité parlementaire, fut le premier service rendu par le nouveau Cabinet. Hommes et groupes reprenaient leur vraie place c'était de bon augure (9 août). La Déclaration, lue la veille, avait été très brève. Une phrase sur la politique extérieure, deux phrases sur la politique intérieure en avaient fait tous les frais. Le refus des crédits pour l'Égypte n'est pas l'abdication, disait M. Duclerc. Sans doute la majorité qui avait voté contre le Cabinet du 30 janvier n'avait pas entendu abdiquer toute action extérieure son vote n'en condamnait pas moins la France à assister, impuissante et muette, aux événements qui s'accomplissaient en Égypte. Pour l'intérieur le Cabinet promettait, en restant dans le vague, de s'efforcer de faire prévaloir les solutions libérales et progressives. Enfin il annonçait son intention de travailler au rapprochement des diverses fractions de la majorité. L'Extrême Gauche, nous venons de le voir, devait s'exclure elle-même de cette majorité.

Le Sénat, comme toujours, accueillit la Déclaration avec plus de confiance que la Chambre, et il ne marchanda pas le vote des quatre contributions directes. Pendant toute la durée de la crise il avait procédé, sans hâte mais non sans passion, au vote en seconde délibération de la loi sur les syndicats professionnels, qui devait subir encore bien des discussions et des changements avant d'être promulguée. Le principe de la loi n'était pas sérieusement contesté, mais le Sénat n'admettait ni l'intrusion d'éléments étrangers dans les syndicats, ni les excursions des syndicats dans le domaine politique. Ils devaient s'occuper exclusivement des intérêts professionnels. Le Sénat n'était pas moins soucieux de protéger la liberté individuelle des patrons. Ceux-ci trouvèrent dans la personne de MM. Marcel Barthe et Bérenger des défenseurs non moins ardents que M. Tolain qui soutint ; avec son talent plein de bon sens affiné et toute sa verve chaleureuse, la cause des ouvriers.

Du 9 Août au 10 Novembre, trois mois s'écoulent qui sont peu remplis à l'intérieur. L'opinion, revenue des hautes espérances qu'elle avait conçues après les élections générales, semble suivre les événements avec un scepticisme découragé, comme si elle n'attendait plus ni mesures réformatrices, ni politique suivie, ni stabilité ministérielle Jamais la session des Conseils généraux ne fut plus calme en se consacrant exclusivement aux affaires, les Assemblées départementales semblaient protester contre l'agitation stérile, contre les mesquines intrigues de la Chambre des députés.

En l'absence d'événements plus importants on discutait, à perte de vue, sur une lettre de M. Duclerc à un député ami, qui ne comportait pas d'aussi longs commentaires. Le Président du Conseil disait, avec beaucoup de justesse, que la division est la mort des majorités parlementaires comme des nations. « Cela est vrai du parti républicain plus que de tout autre, parce que la seule discipline dont il soit capable est la discipline volontaire. » Si l'on ne s'impose pas cette discipline, ajoutait M. Duclerc, « on peut renoncer à constituer de Gouvernement républicain. » Et encore : « Le parti vainqueur, qui ne tire pas de lui-même l'instrument nécessaire, est condamné à cesser d'exister. »

Certes, la discipline est une condition de vie pour une majorité. L'union dans un Ministère, la suite et la fermeté' des vues ne sont pas moins nécessaires l'autorité est à cette condition. Or, le Cabinet Duclerc, avec son incontestable bon vouloir, manquait d'autorité et de décision. On ne peut lui reprocher aucune faiblesse en face des manifestations anarchistes de Montceau-les-Mines et de Lyon on a le droit de s'étonner de ses hésitations, de ses timidités en face des 'manifestations radicales du Conseil municipal de Paris ou du (préfet de la Seine, M. Floquet, partisan décidé de la mairie centrale. Obligé de donner sa démission de député, après sa nomination de préfet, M. Floquet, qui regrettait son siège, saisit avec empressement l'occasion d'une vacance dans les Pyrénées Orientales pour poser sa candidature. Sa profession -de foi se rapprochait beaucoup plus du programme de l'Extrême Gauche que du programme ministériel. L'Extrême Gauche, par l'organe de M. Clémenceau, demandait alors, comme minimum, la suppression du Sénat, l'élection des juges, la séparation de l'Église et de l'État, l'instruction intégrale pour tous. Était-il admissible que l'un des premiers fonctionnaires de l'État pût formuler des revendications de cette nature en s'autorisant, sinon du patronage officiel, au moins de son titre de préfet de la Seine ? Le Gouvernement laissa se produire la candidature de M. Floquet lorsqu'il fut élu, on attendit patiemment sa démission et on le remplaça par le préfet du Rhône, M. Oustry. La nomination de M. Oustry était un retour un peu trop tardif à la vérité administrative.

En ces loisirs des vacances de 1882, la presse la plus sérieuse attachait une importance exagérée aux moindres incidents. Dans un long et lourd réquisitoire contre la République et les républicains, la Revue des Deux Mondes s'indignait véhémentement contre la déposition du préfet de Saône-et-Loire à la Cour d'assises de Riom. « J'ai déclaré à M. Chagot, aurait dit M. Hendlé, que s'il ne reprenait pas ses ouvriers, j'arrêterais net au Conseil de préfecture toutes les affaires contentieuses intéressant sa Compagnie. » M. Chagot avait pratiqué cette forme de tyrannie patronale, qui consiste à porter atteinte à la liberté de conscience des ouvriers, et son attitude avait peut-être provoqué les désordres qui s'étaient produits à Montceau-les-Mines. Est-il étonnant qu'un préfet, responsable du maintien de l'ordre public ; connu du reste pour sa modération et remarquable administrateur, ait eu recours aux moyens que sa charge lui donnait pour prévenir des attentats moraux qui devaient presque fatalement amener des attentats matériels ?

Aussi peu justifiées étaient les critiques dirigées contre le maire et le Conseil municipal d'une ville de l'Ouest, accusés d'avoir voulu « déboulonner Louis XIV » comme d'autres, en l’Année terrible, avaient déboulonné Napoléon Ier sur la colonne de la place Vendôme. Maire et Conseil municipal qui avaient simplement décidé le déplacement d'une statue de Louis XIV, grotesque d’ailleurs, durent être un peu surpris de se voir assimilés aux communards. Il fallait la disette d'événements sérieux et l’énervement de l'opinion pour qu'une importance fût attachée à ces minces affaires.

Nous n'avons à signaler, à la fin du mois d'Octobre, qu'un mouvement diplomatique. M. des Michels fut envoyé à Madrid, à la place de M. Andrieux, dont « la mission temporaire ne pouvait survivre au Cabinet du 30 Janvier. M. Lefebvre de Béhaine fut nommé au Vatican, où il devait être persona grata pour Léon XIII, et M. Louis Legrand fut nommé à la Haye. Peu après, le 11 Novembre, M. Decrais quittait la direction des affaires politiques pour aller représenter la France au Quirinal. Sa nomination, celle du général Menabrea à Paris, rétablissaient de courtoises relations entre la France et l'Italie. M. Pascal Duprat fut nommé ministre au Chili et M. Desprez revint prendre au ministère des Affaires Etrangères la direction supérieure des archives avec le titre d'inspecteur général. C'était une réinstallation, ou plutôt une restauration, comme l'a dit M. J.-J. Weiss.

En Tunisie, où l'on avait redouté le contre-coup des événements d'Egypte et comme une recrudescence du fanatisme musulman, la soumission faisait au contraire de rapides progrès chaque jour, de nouvelles tribus, réfugiées en Tripolitaine, demandaient l'aman et revenaient sur le territoire de la Régence. On apprenait en même temps que la réorganisation était en bonne voie, mais on l'apprenait par le 7YH :es qui publiait l'analyse du traité secret, conclu le 10 Juillet précédent, entre la France et le Bey, pour l'abolition des capitulations et l'extinction de la dette. Le traité avec Mohammed es Sadock conservait naturellement sa validité sous son fils et successeur, Si-Ali, qui devint Bey le 28 Octobre.

Pendant que la France était comme en sommeil, après l'agitation fébrife et vide qui avait suivi les élections de 1881, l'Angleterre, au milieu des plus graves complications intérieures, en pleine crise agraire, recueillait les fruits de notre abstention. L'opinion publique était si forte, si impérieuse au delà de la Manche, que M. Gladstone était entraîné lui-même et forcé d'étendre encore cet Empire colonial dont il redoutait les dimensions démesurées.

Le 30 Juillet, moins de vingt-quatre heures après le vote de la Chambre des députés, pendant que l'on se demandait à Paris qui recueillerait la succession de M. de Freycinet, lord Dufferin déclarait à Constantinople, aux ambassadeurs des puissances et à la Porte, que l'Angleterre se considérait comme chargée de rétablir l'ordre en Égypte. Trois jours après, les premières troupes anglaises des Indes débarquaient à Suez, sans que les Quatre — Allemagne, Autriche, Italie et Russie —, qui avaient manifesté l'intention d'assurer la protection collective du canal, élevassent l'ombre d'une protestation. L'Angleterre ne fit aucune objection à cette protection collective, purement platonique, qui devait laisser et qui laissa, en effet, le champ libre à ses opérations. Sa diplomatie, autrement renseignée que la nôtre, avait pris à la lettre, comme il fallait le prendre, le mot de M. de Bismarck, ni veto ni mandat, et allait tranquillement de l'avant, sans la crainte chimérique de complications européennes qui avait comme paralysé l'action de.la France. A Paris, on en était toujours à la période des récriminations stériles les radicaux ne pouvaient admettre que leur vote du 29 Juillet produisît ses conséquences logiques. Ils couvraient alors d'éloges hyperboliques M. de Lesseps, président du Conseil d'administration de Suez, qui avait été s'établir en Égypte et qui avait obtenu d'Arabi la liberté de la navigation du canal. Cette liberté fut, en effet, assurée, et )a satisfaction enfantine de la presse française se prolongea, jusqu'au jour où les événements furent tellement clairs que les moins avisés et les plus ignorants durent renoncer à toute illusion.

Du 19 au 20 Août, sir Garnett Wolseley débarquait à Port-Saïd, occupait les établissements de la Compagnie de Suez et interrompait pendant quelques jours la navigation sur le canal, malgré les protestations de M. de Lesseps. Assurant prudemment sa marche et tâchant d'isoler Arabi avant de l'attaquer, il remportait de petits avantages le 25 août à Ramsès, le 28 août à Gassasin, sur le canal d'eau douce qui va de Zagazig à Ismaïlia.

Les opérations diplomatiques tenaient autant de place que les opérations militaires dans les Conseils de sir Garnett Wolseley. n négociait, en effet, avec Arabi l'avenir devait le démontrer il négociait aussi avec Tewfik qui proclamait Arabi rebelle et constituait avec Cherif et Riaz Pacha un Ministère tout favorable aux Anglais. A Constantinople, lord Dufferin n'avait pas moins de succès la Conférence s'était ajournée. Restés seuls en présence du Sultan, les Anglais avaient obtenu de lui qu'il déclarât, comme l'avait fait Tewfik, Arabi insurgé et rebelle. La Porte avait accordé cette déclaration à lord Dufferin, dans l'espoir de le décider à signer la convention militaire qui devait régler l'intervention de la Turquie en Égypte. Mais, la déclaration obtenue, lord Dufferin rompait les négociations l'action militaire commune avait vécu.

Le 13 Septembre, cinq jours après que le Sultan avait ainsi abandonné Arabi, sir Garnett Wolseley emportait Tell-el-Kebir sans résistance, avançait jusqu'à Zagazig, montait tranquillement en chemin de fer et, le lendemain, entrait au Caire. La résistance du parti militaire avait été nulle il avait suffi, pour remporter cette victoire peu disputée, de faire donner à point ce que les Anglais appellent spirituellement la cavalerie de Saint-Georges. Une seule ville, Damiette, aurait pu se défendre Abdelal, qui y commandait, se rendit le 22 Septembre. Lord Dufferin n'avait pas attendu sa soumission pour annoncer, le 17 Septembre, à la Porte, qu'il était inutile d'envoyer des troupes en Égypte. Le Khédive prononça par décret la dislocation de l'armée égyptienne qui était dissoute de fait depuis le 13 Septembre et, dès le 4 Octobre, une partie du corps expéditionnaire anglais pouvait évacuer le pays.

Arabi et Toulba s'étaient constitués prisonniers. Cités devant une Cour martiale, ils furent défendus par des avocats anglais, condamnés à mort et non exécutés. La sentence fut commuée et Arabi déporté à Ceylan, par les soins de l'Angleterre. Ainsi finit la carrière religieuse et politique du chef du parti national égyptien. Ce faux prophète, ce médiocre acteur, avait toléré sinon provoqué les massacres du 11 juin à Alexandrie, ouvert les portes des prisons aux forçats qui pillèrent et brûlèrent les quartiers épargnés par les boulets anglais, constitué au Caire un Ministère où la Justice était' dirigée par Mussa-el-Akhad, l'organisateur des massacres : d'Alexandrie, et fait illusion à toute l'Europe, depuis le jour où le Tintes avait publié, le 3 Janvier 1882, son paradoxal programme de gouvernement parlementaire.

Le contrôle anglo-français ne pouvait survivre aux évènements qui venaient de s'accomplir en Egypte sa fin avait précédé celle d'Arabi qui ne fut condamné que le 3 Décembre. Le 30 Octobre Cherif-Pacha avait eu soin de ne pas convoquer M. Brédif à la Commission de la dette M. Brédif protesta Cherif-Pacha répondit simplement que le contrôle à deux était une institution bicéphale, et M. Brédif fut rappelé en France. Lord Dufferin, qui avait été envoyé de Constantinople en Égypte pour préparer, de concert avec Sir Ed. Malet, la réorganisation du pays, suggéra à son Gouvernement de faire offrir à la France la présidence de la Commission de la dette. M. Duclerc refusa, soit parce qu'il ne voulait pas pour la France d'un rô)e purement honorifique, soit parce qu'il avait besoin de la neutralité bienveillante de l'Angleterre dans les questions alors posées de notre influence au Congo, à Madagascar et au Tonkin.

A la réouverture des Chambres, le 9 Novembre, le Président du Conseil ne fit qu'une allusion assez vague à notre politique extérieure. A la rentrée de Janvier sa Déclaration, consacrée exclusivement et tout entière à la politique extérieure, était une acceptation des faits accomplis (15 Janvier). Ces faits, lord Granville les avait exposés quelques jours auparavant dans une circulaire ils se résumaient ainsi le libre passage du canal était assuré, même en temps de guerre, mais avec interdiction pour les flottes de commettre dans le parcours des actes de guerre l'administration de la dette subirait quelques remaniements de détail ; des tribunaux communs aux indigènes et aux Européens seraient établis l'armée égyptienne serait réformée par des officiers anglais ; une gendarmerie serait créée une Constitution plus ou moins représentative serait donnée à l'Égypte et une sérieuse tentative serait faite pour abolir l'esclavage.

Les autres événements intéressant notre politique extérieure sont postérieurs au 28 Janvier 1883, date de la maladie et de la retraite de M. Duclerc. Le plus notable est la réunion de la Conférence de Londres pour l'examen des questions relatives à la navigation du Danube ; l'adoption du projet transactionnel préparé par M. Barrère et le renouvellement, pour vingt et un ans, à partir du 24 Avril 1883, des pouvoirs de la Commission du Danube.

La véritable Déclaration ministérielle du cabinet Duclerc ne fut lue que le 9 Novembre, à l'ouverture de la session extraordinaire de 1883. Elle était très développée et constituait un programme d'affaires plutôt qu'un programme de Gouvernement'. Sans revenir sur un passé douloureux, le Cabinet rappelait que la paix avait été maintenue au dehors et, abordant un ordre de considérations chères au Président du Conseil, il disait La source de notre influence extérieure est ici. Elle est en nous. On pouvait compter sur le Gouvernement pour maintenir l'ordre d'une main ferme. La Chambre ne devait compter que sur elle-même pour maintenir l'union dans son sein, pour écarter les questions qui ne permettraient pas « la formation d'une majorité de Gouvernement. » Trois objets principaux sollicitaient son attention la loi de finances, la loi sur les récidivistes et la révision de la loi du 30 Juin ~838 sur les aliénés. Après ces trois questions dont une seule, la première, devait être discutée par les Chambres avec la collaboration du Cabinet du 7 Août, M. Duclerc en énumérait un grand nombre qui n'ont pas toutes reçu de solution, après seize ans de travail parlementaire. Les sociétés de secours mutuels, les logements insalubres, les syndicats professionnels, les sociétés commerciales, les faillites, le serment judiciaire, l'instruction criminelle, les ventes d'immeubles, le code rural, l'organisation judiciaire, l'instruction primaire, les grands travaux publics à sérier, la reconstitution de nos forces de terre et de mer, l'organisation administrative, judiciaire et financière de la Tunisie, l'extension de la colonisation en Algérie et le développement de notre empire colonial figuraient au programme ministériel. C'était tout un monde.

Cette table des matières se terminait par l'affirmation, très sérieuse dans la bouche de l'honnête homme qu'était M. Duclerc, que le Cabinet ne chercherait pas à vivre au jour le jour de majorités accidentelles, sans solidité et sans sécurité, et par l'adoption de la vieille et très complète devise ordre et liberté.

Conformément à un usage qui avait acquis la force d'une tradition le Sénat fit une adhésion chaleureuse à ce programme d'honnêtes gens ; la Chambre, au contraire, lui fit un accueil aussi froid, aussi réservé qu'au mois d'Août. Pourtant la Chambre se rendit docilement aux conseils du Gouvernement et, d'accord avec lui, elle aborda immédiatement la discussion du budget de 1883 qui remplit, au Palais-Bourbon comme au Luxembourg, presque toute la session extraordinaire.

Outre cette discussion, sur laquelle il convient d'insister, il y eut au Sénat ou à la Chambre des interpellations sans importance et, au dehors, des événements sans gravité. Au Sénat c'est, le 18 Novembre, une interpellation de M. Henry Fournier, sénateur du Cher ; sur certains discours de distributions de prix, qui se termine par l'ordre du jour pur et simple, après une réponse de M. Duvaux et, le 30 Novembre, une question de M. Batbie sur le traitement des desservants, à laquelle répond très pertinemment le ministre de l'Intérieur, M. Fallières. Le 10 Décembre, une autre interpellation de M. Fresneau, sur les emblèmes religieux dans les Écoles, ramène a la tribune le ministre de l'Instruction Publique et se termine encore par l'ordre du jour pur et simple. Entre la première et la seconde interpellation, la question du serment judiciaire était revenue devant le Sénat après la seconde, celle des agents commissionnés des chemins de fer y revint également, le 19 Décembre, et toutes deux restèrent sans solution.

On interpella moins à la Chambre qu'au Sénat une seule fois M. Jules Roche, très militant dans sa première manière de député radical et anti-clérical, voulut savoir pourquoi une allocation supplémentaire était donnée a l'archevêque d'Alger, Mgr Lavigerie. M. Fallières, toujours bien inspiré, répondit à M. Jules Roche que cette allocation permettait à Mgr Lavigerie de faire à la France des clients et des amis en territoire musulman et il obtint facilement l'ordre du jour pur et simple.

Il est certain que soit par la propagande religieuse, soit par les armes, soit par les voyages d'exploration notre influence s'étendait dans l'Afrique du Nord. L'occupation du Mzab par les Français est du 17 Novembre. Quelques jours plus tard le Parlement ratifiait le traité que nous avions conclu avec Makoko, roi des Batekès. Ce traité, œuvre de M. Savorgnan de Brazza, nous cédait la rive droite du Congo dans son cours inférieur. Enfin, en Tunisie, Si Laziz, le premier ministre du nouveau Bey, confiait à un Français le soin de réorganiser l’armée.

Le budget de 1883[1] avait été déposé sur le bureau de la Chambre par M. Allain-Targé, le 23 Janvier 1882, à la veille de la chute du Cabinet Gambetta. Il avait été préparé, comme le disait le ministre, « avec le parti pris d'assurer à la politique démocratique et progressive une base financière inébranlable. » C'est-à-dire que l'on conservait le programme Freycinet en matière de travaux publics, le programme Ferry en matière de constructions d'Écoles, et que l'on se flattait en même temps d'opérer de larges dégrèvements. M. Allain-Targé portait les prévisions de dépenses à 3.894.012.661 francs, en augmentation de 188.169.688 francs sur 1882. La part du budget extraordinaire était de 621.314.861 francs. Au budget ordinaire l'augmentation de 188 millions de dépenses sur d882 provenait de la loi de 1881 accordant un supplément de pensions militaires de plus de 9 millions ; de la création du ministère des Postes et Télégraphes pourpres de 5 millions de l'extension des travaux publics pour 18 millions de l'augmentation des pensions civiles pour 8 millions et demi du service de la Dette accru de 40 millions et porté à d.320.000.000. Les recettes étaient évaluées par M. Allain-Targé à deux milliards 945 millions, en augmentation de 139 millions sur celles de 1882. Le déficit était de 648.999.969 francs, auquel il devait être pourvu par les ressources de la Dette flottante ou par un grand emprunt dont M. Allain-Targé n'indiquait ni le mode ni la date.

C'est le 2 Mars 1882 que M. Léon Say déposa son budget. Dans l'exposé des motifs il montra que la Dette flottante allait dépasser trois milliards ; que l'état du marché, après la crise financière de Janvier, était peu favorable à un emprunt et, sans proposer de renoncer aux travaux en cours, « de mettre à néant les engagements pris par les Chambres devant le pays, » il indiquait la possibilité d'un expédient, comme l'appel aux Compagnies de chemins de fer. Il estimait les dépenses à 3 milliards 27 millions pour le budget ordinaire et à 829 millions pour le budget extraordinaire, soit une diminution de37 mutions seulement sur le projet Allain-Targé et une augmentation de 18) millions sur le budget de 1882. M. Léon Say eut recours à un nouveau mode d'évaluation ~des/recettes qui lui permit de les porter à 3 milliards 30 millions au lieu de 2 milliards 945 millions ; mais ce mode d'évaluation, très arbitraire, s'est trouvé faux dans l'application. Le déficit, dans son projet, atteignait encore près de 527 millions.

Nous avons dit que la Chambre, à la veille du renversement du Cabinet de M. de Freycinet, avait approuvé le plan général de M. Léon Say. La Commission du budget, dont le rapporteur général était M. Ribot, s'était montrée également favorable à son projet, mais en faisant entendre de salutaires avertissements. « La sagesse, disait M. Ribot, nous oblige à tenir compte des faits et à ne pas nous fier complaisamment aux conjectures trop optimistes. » Les difficultés proviennent « de l'augmentation trop rapide des dépenses et de la facilité trop grande avec laquelle nos prédécesseurs ont laissé inscrire au budget extraordinaire certaines dépenses qu'il est nécessaire de ramener aujourd'hui au budget ordinaire. » Acceptant d'ailleurs la convention avec la Compagnie d'Orléans, qui devait faire entrer au Trésor 207 millions le 1er Janvier 1883 et qui était, de la part de l'État, un véritable emprunt, la Commission proposait en somme un budget de 3 milliards 13 millions en dépenses, de 3 milliards 13 millions en recettes et de plus de S60 millions en déficit. Ce déficit devait rester à la charge de la Dette flottante, M. Tirard, successeur de M. Léon Say, ayant retiré le projet de convention avec la Compagnie d'Orléans.

La discussion dans les deux Chambres révéla que, de 1877 à 1883, les dépenses totales avaient augmenté de 863 millions. Le crédit accordé pour la Dette publique et pour les dotations atteignit tout près de un milliard 354 millions. Des très nombreux amendements que déposa M. Jules Roche au budget des Cultes, trois seulement furent votés, celui qui réduisait de 30.000 francs le traitement de l'archevêque de Paris, celui qui supprimait le crédit pour frais de bulles er d'informations, celui qui réduisait les frais d'établissement des cardinaux, archevêques et évêques. Au budget des Affaires Étrangères M. Madier de Montjau essaya vainement de faire remplacer notre ambassadeur au Vatican par un simple- chargé d'affaires. Au budget de la Guerre M. de Roys signala les abus de la non-disponibilité et montra que près de 80.000 Français étaient dispensés des obligations militaires. M. Laisant, rapporteur, signala une économie de 11 millions réalisée par la Commission, dont 7 millions seraient consacrés à l'augmentation de l'effectif. Le général Billot, ministre, répondant à un député, annonça qu'une partie du corps expéditionnaire de Tunisie serait remplacée par des compagnies mixtes. Le crédit total accordé à la Guerre atteignit près de 666 millions. Celui de la Marine fut de 237 millions, après de vives et très justes critiques dirigées contre la comptabilité et l'administration, que le ministre ne parvint pas à réfuter entièrement.

Au budget de l'Instruction Publique de nombreux amendements portant créations de chaires ou élévations de crédits pour les bibliothèques populaires et pour les bourses furent rejetés. La Chambre accepta seulement la création d'une chaire de littérature française du moyen âge à la Faculté des Lettres de Paris, l'annexion d'un laboratoire à la chaire de pathologie de la Faculté de Médecine, une subvention pour les voyages des élèves de l'École française d'Athènes et des allocations aux instituteurs et institutrices, pourvus de la médaille d'argent. Les aumôniers des lycées furent maintenus ceux des écoles normales primaires furent supprimés. Le crédit total accordé à l'Instruction Publique fut de 133.817.451 francs celui des Beaux-Arts, de 9 millions 634.845 francs.

Le Sénat n'introduisit que trois modifications dans le budget voté par la Chambre. Il rétablit deux modestes crédits de 20.000 francs pour les congrégations religieuses en Orient et de 3.000 francs pour un aumônier au Prytanée militaire il réduisit de 15 millions à 14 la subvention destinée à exonérer les communes du prélèvement d'un cinquième de leurs recettes pour assurer la gratuité de l'enseignement primaire. Cette réduction, combattue à la Chambre par le ministre, M. Duvaux, fut consentie à la suite d'un discours très politique de M. Jules Ferry.

Les orateurs de la Droite et le rapporteur général, à la Chambre, avaient été a peu près les seuls à démontrer la nécessité des économies. Au Sénat, orateurs de Droite ou de Gauche furent unanimes à s'élever contre l'augmentation continue des dépenses, et M. Buffet fit entendre ces patriotiques paroles « Qu'arriverait-il si, persistant en pleine paix dans ce déplorable système d'emprunts continus, nous avions à affronter une grande crise nationale ?. Je vous adjure de tenir compte de certaines éventualités qu'il n'est donné à personne d'écarter et que nous ne pourrions affronter avec succès, le jour où elles viendraient nous surprendre, que si nos finances étaient parfaitement dégagées et si nous n'avions pas créé nous-mêmes, par une dette flottante exagérée ou par des emprunts réitérés, des difficultés peut-être insurmontables à l’effort suprême que le pays, pour sa sécurité, pour son honneur, pour son existence même, serait obligé de faire. »

La loi de finances fut adoptée définitivement le 29 Décembre 1882. Les dépenses de l'exercice, 1883 se sont élevées à 3 milliards 715 millions, somme supérieure de 141 millions et demi aux prévisions de la loi du 29 Décembre 1882. Prévues à 81 millions, les dépenses du budget extraordinaire de la Guerre ont atteint 141 millions ; au budget de la Marine et des Colonies, le service du Tonkin a exigé 15 millions, et au budget de l'Instruction Publique la Caisse des Écoles a réclamé un complément de 13 millions. Les recettes de 1883, prévues par M. Léon Say à 3 milliards 30 millions, par la Commission et par le Parlement à 3 milliards 12 millions, n'ayant atteint que 2 milliards 962 millions et demi, le déficit s'est élevé à près de 783 millions.

On entrait si peu dans la voie des économies, à la fin du mois de Décembre 1882, que la Chambre avait voté, le 22, un supplément de dotation de 120 millions pour la Caisse des Écoles, lycées et collèges. Ce vote avait été émis, grâce aux efforts combinés de MM. Duvaux, Ferry et Clémenceau, et malgré les protestations de MM. Goblet et de Marcère. Ceux-ci s'étaient élevés vivement contre l'innovation autorisant l'État à imposer d'office les communes récalcitrantes. Leur amendement, exigeant que cette imposition ne put être établie que par une loi, avait été repoussé par 252 voix contre 229.

L'année 1882, si bruyante et si stérile, se terminait donc assez paisiblement les agitations du monde parlementaire n'avaient pas pénétré dans la masse de la nation. La démocratie urbaine et rurale bénéficiant de dégrèvements, profitant des travaux publics entrepris sur 144 lignes de chemins de fer, voyant s'élever partout de belles et saines maisons d'École, se rattachait évidemment à la République et attendait sans impatience les réformes promises. Rien ne faisait prévoir, à la veille de 1883, la mort de Gambetta rien non plus ne faisait craindre l'espèce d'affolement qui allait s'emparer des pouvoirs publics et des Chambres et qui a montré, mieux que tout le reste, quelle place tenait le grand citoyen dans le parti républicain et dans le cœur de la nation.

Une blessure, réputée d'abord insignifiante, avait amené des troubles dans un organisme fatigué, dans un corps d'apparence vigoureuse, mais surmené par quinze ans de vie publique, de dépense cérébrale. Le 31 Décembre, quelques minutes avant l'aurore de l'année nouvelle, Gambetta expirait, au milieu de ses amis les plus chers, dans la modeste chambre d'une petite maison de Ville-d'Avray. Le lendemain, à la lecture des journaux, chacun de nous éprouvait comme une sorte de stupéfaction douloureuse personne ne pouvait croire que ce grand cœur eût cessé de battre, que cette bouche si puissante fut devenue muette à jamais. On se reportait par la pensée à cette séance du 18 Juillet 1882 où, pour la dernière fois, l'admirable orateur s'était fait entendre où il avait parlé si bien de la France, de sa mission historique, de son rôle dans la Méditerranée ; et, remontant à douze années en arrière, on se prenait à évoquer la glorieuse et lugubre épopée de la Défense Nationale ; on voyait le jeune tribun frappant du pied la terre et en faisant sortir des légions mal équipées, mal armées, mais pleines du même feu patriotique que leur évocateur et partageant son invincible espoir. Et après l'Année terrible, comme il avait modéré l'élan des plus fougueux républicains, comme il avait su discipliner son parti pour le conduire à la victoire Et surtout comme il avait préparé une autre victoire, comme il avait consacré toute sa haute intelligence et tout son grand cœur au relèvement de la patrie

Et ces impressions de la première heure, qui ne les a éprouvées plus vives encore, le jour de ces splendides funérailles, comme Paris sait les faire à ceux qu'il honore ou qu'il aime ? Certes tout le Parlement, tous les grands corps de l'État, tout le monde officiel suivaient le cortège mais c'était.la France elle-même qui menait le deuil, qui rendait les derniers devoirs et les suprêmes honneurs à l'un des meilleurs parmi ses fils. Ni aux obsèques de Thiers, ni à celles de Ferry, de Mac-Mahon ou de Pasteur on ne sentit au même degré palpiter l'âme populaire. Le 6 Janvier 1883, l'émotion était plus contenue, mais plus profonde. Chacun comprenait d'instinct que la République avait perdu une force et une parure ; qu'elle avait, pour la première fois depuis son triomphe, reçu une grave blessure, qu'elle était touchée et à l'endroit le plus sensible. Pour la patrie, la mort du grand patriote était une défaite, c'était une bataille perdue en pleine paix.

Le 4 Janvier 1883, Chanzy, commandant du 6e corps d'armée, succombait a. Châlons-sur-Marne la France voyait disparaître, presque en même temps : les deux espérances de l'avenir, les deux facteurs principaux des réparations attendues, les meilleurs ouvriers de sa résurrection.

La session ordinaire de 1883 s'ouvrit tristement, sous le coup de ce double deuil. Les premiers jours furent consacrés à l'élection des deux bureaux M. Le Royer fut porté à la Présidence du Sénat par 166 voix sur 187 votants. Les vice-présidents furent MM. Peyrat, Humbert, Calmon et Teisserenc de Bort. A la Chambre M. Brisson fut reporté au fauteuil par 280 voix sur 349 votants. MM. Lepère, Philippoteaux. Sadi-Carnot et Spuller lui furent adjoints comme vice-présidents. Le travail parlementaire ne recommença que le 15 Janvier, par la lecture d'un exposé de M. Duclerc sur la politique extérieure. Dans ce travail, qui ressemblait plus au rapport d'un chef de service qu'à la Déclaration ou au Programme d'un Cabinet, M. Duclerc reprenait les événements d'Egypte depuis son avènement au quai d'Orsay et concluait, comme lord Granville, que le contrôle anglo-français avait cessé d'exister. La France se retirait, non sans dignité, mais elle se retirait des affaires d'Égypte. Aucun vote ne suivit la Déclaration ministérielle.

Le lendemain matin paraissait, sur tous les murs de Paris, une Manifeste-affiche du prince Napoléon[2] qui débutait par ces mots « La France languit ». Après avoir accusé le Gouvernement « d'athéisme persécuteur », le défenseur inattendu de la religion accusait notre politique extérieure d'être « de mauvaise foi avec les faibles », de se mettre « au service de spéculations particulières en Tunisie » et de se montrer « lâche et inepte » en Egypte. Ce long factum, composé de petites phrases qui avaient la prétention de rappeler l'imperatoria brevitas de Napoléon Ier, avait pour conclusion l'aphorisme banal de l'appel au peuple : « Tout ce qui est fait sans le peuple est illégitime. »

Le Gouvernement avait deux partis à prendre après la publication du Manifeste. La loi sur la presse en autorisait l'affichage on pouvait donc dédaigner les injures et les attaques du prince et laisser les journaux bonapartistes faire bonne et prompte justice du « César déclassé » : ils n'y auraient pas manqué. Responsables du maintien de l'ordre et de la sécurité publique, les ministres, s'ils estimaient que l'ordre était menacé et la sécurité publique en danger, pouvaient, au contraire, faire arracher l'affiche et conduire le prince Napoléon à la frontière. C'eût été illégal, mais franc et rapide. Le Cabinet se serait ensuite présenté aux Chambres, aurait invoqué la raison d'État, le salut publie et réclamé un bill d'indemnité qui ne lui eût pas fait défaut. Le Gouvernement n'eût recours ni à l'un ni à l'autre de ces deux partis. Comme tous les pouvoirs faibles, il se tint à une solution intermédiaire qui offrait tous les inconvénients possibles et qui ne satisfit personne. Les affiches furent lacérées et le prince Napoléon fut arrêté, contrairement à la loi sur la presse on instruisit contre lui pour violation de cette loi.

Le même jour un député bonapartiste, M. Jolibois, interpellait le Gouvernement sur l'arrestation arbitraire qu'il avait effectuée le matin 401 voix contre 85 approuvèrent le Gouvernement et auraient certainement approuvé une entorse plus grave donnée à la légalité. Après quoi tout eût été fini. Tout commençait au contraire. M. Floquet, très écouté dans le groupe radical, à cause de son passé républicain sous l'Empire, et qui devait une bonne part de sa popularité à l'attitude qu'il avait prise à la préfecture de la Seine, M. Floquet, qui aspirait peut-être à jouer, au moins en partie, le rôle de Gambetta, à recueillir cette portion de « l'héritage d'Alexandre », déposa une proposition d'initiative parlementaire tendant à interdire le territoire de la République aux princes des familles ayant régné sur la France. L'urgence sur la proposition Floquet fut votée par 307 voix contre 112, toute la Droite s'abstenant. Le Gouvernement avait eu le tort irréparable de se laisser surprendre par le dépôt de la proposition toute sa conduite, dans la suite de l'affaire des prétendants, se ressentit de cette erreur initiale.

La proposition Floquet avait les plus graves défauts outre qu'elle appliquait à un mal imaginaire un remède disproportionné, elle pervertit dans le Parlement, dans la presse et dans le public la saine appréciation des choses. Un député avant demandé l'expulsion des princes. Un journal et non des plus violents, La Justice, demanda l'expulsion des gros financiers et des banquiers israélites. Le publie, croyant aux dangers que les princes faisaient courir à nos institutions, ne prêta nulle attention à la condamnation pour a anarchie de Kropotkine et de ses complices, non plus qu'à l'appel aux armes fait à Lyon par Mademoiselle Louise Michel pour renverser la République.

Le Cabinet, sentant que l'initiative de M. Floquet commandait la sienne, déposa le 20 Janvier un projet de loi autorisant le Gouvernement à l'expulsion par décret de tout membre de famille royale dont la présence serait de nature à compromettre la sûreté de l'État. En même temps M. Devès, Garde des Sceaux, comme s'il avait voulu faire la critique des mesures illégales prises par le Cabinet et par lui-même le 16 Janvier, proposait une modification de la loi sur la presse de 1881 il ajoutait à la liste des délits, réprimés par le tribunal correctionnel et non plus par la Cour d'assises, le délit d'outrage à la République. La Chambre écarta ce dernier projet et renvoya à la même Commission le projet du ministre de l'Intérieur, la proposition de M. Floquet et une proposition de MM. Ballue et Lockroy portant radiation des cadres de l'armée des membres des familles royales.

La Commission, élue le 23 Janvier, compta 6 membres partisans de la proposition Floquet et 5 membres partisans du projet Fallières. Le 25 Janvier elle adopta, par 6 voix contre 8, la proposition Floquet et choisit pour rapporteur M. Marcou. Au sortir de la séance de la Commission où cette résolution avait été prise, M. Duclerc tomba malade et dut renoncer à suivre les travaux parlementaires, et même à faire sentir à ses collègues du Cabinet l'influence modératrice d'un républicain expérimenté, d'un homme droit, de sens rassis et d'esprit éclairé.

A partir de ce moment les événements se pressent dans une inexprimable confusion et, chaque jour, se produit un nouveau coup de théâtre. La minorité de la Commission s'était ralliée à une proposition transactionnelle de M. Joseph Fabre, qui donnait au Gouvernement la faculté d'expulsion, avec sanctions pénales, la privation des droits politiques et le renvoi de l'armée. Le 29 Janvier MM. Fallières et Devès vinrent déclarer à la Commission que 9 ministres sur 11 acceptaient le projet Joseph Fabre. L'amiral Jauréguiberry, démissionnaire, et le Président du Conseil, malade, étaient les membres dissidents. Cette communication du Gouvernement indiquait quelles divisions régnaient dans le Conseil des ministres sur une question qui, par l'inexpérience des uns, par l'impatience des autres et par l'emballement de tous, avait usurpé la première place dans les préoccupations de l'opinion. La Commission, qui n'était guère plus fixée que le Conseil des ministres et qui ne tenait pas autrement à la proposition Floquet, se déjugea immédiatement M. Ballue, qui faisait partie de la majorité des 6, passa du côté des 8, et la minorité devint la majorité M. Marcou donna sa démission de rapporteur et fut remplacé par M. Joseph Fabre.

Une note de l'Agence Havas, portant la date du 28 Janvier, compliqua encore cet imbroglio. Elle annonçait les démissions de M. Duclerc et du général Billot, qui s'ajoutaient à la démission du ministre de la Marine. Par décret du 30 Janvier, le ministre de l'Intérieur, M. Fallières, fut nommé Président du Conseil et reçut l'intérim du ministère des Affaires Étrangères. Le ministre de l'Agriculture, M. de Mahy, reçut l'intérim de la Marine. Personne ne reçut celui de la Guerre. C'est donc un Cabinet mutilé et incomplet qui abordait la discussion de la loi des prétendants devant la Chambre, le 30 Janvier. Dès le début de cette discussion, le nouveau Président du Conseil, M. Fallières, était frappé d'une syncope en pleine tribune et tout le poids du débat retombait sur le Garde des Sceaux, M. Devès, et sur le sous-secrétaire d'Etat à l'Intérieur, M. Develle. Le lendemain, ils recevaient un auxiliaire dans la personne du général Thibaudin qui fut appelé au ministère de la Guerre et qui émit, au cours de la discussion, une idée appelée à faire son chemin la loi de 1834 autorisant, selon lui, le ministre de la Guerre à expulser de l'armée les princes-officiers, rendrait peut-être inutile une législation nouvelle.

Cette interprétation du nouveau ministre ne fut pas sans influence sur le sort final du contre-projet Joseph Fabre. Il fut combattu à peu près par tout le monde, par Ribot, Léon Renault et de Mun qui le trouvaient dangereux, malfaisant et anti-libéral par MM. Floquet, Viette, Madier de Montjau et Pelletan qui le trouvaient insuffisant. Toute cette éloquence, dépensée contre des princes qui se faisaient appeler Monseigneur et qui envoyaient du gibier à leurs amis, finit par persuader à la Chambre que les institutions étaient en péril elle se déclara en permanence, comme aux heures de grandes crises nationales et le 1er Février, à Minuit, après avoir repoussé la proposition Lockroy par 354 voix contre 127, elle adoptait le projet Joseph Fabre, accepté par le Gouvernement, à la majorité de 3S5 voix contre 142.

Rien n'était fait encore puisque le projet devait aller devant le Sénat. II y fut immédiatement porté et la Commission qui fut élue le 8 Février comprit huit sénateurs opposés contre un seul favorable. Trois jours avant l'ouverture de la discussion, on apprenait que la Chambre des mises en accusation avait rendu une ordonnance de non-lieu en faveur du prince Napoléon. Ainsi, par une singulière ironie des choses, celui dont l'inopportune manifestation avait provoqué tout ce tapage et cette longue crise, était renvoyé indemne. et ceux dont l'attitude à l'armée, ou dans la vie civile, avait toujours été correcte étaient menacés de l'exil ou tout au moins de la perte de leur grade, car, depuis le commencement de l'affaire, il n'avait été question que des princes d'Orléans et le seul projet qui visât le prince Napoléon, celui de M. Devès, avait été écarté sans débat. Le nom des d'Orléans n'avait été prononcé qu'une fois, quinze jours avant l'apparition du Manifeste, dans un article de la Revue des Deux Mondes du 1er Janvier1883, où M. G. de la Madeleine rappelait la loi du 21 Décembre 1872 qui leur avait rendu 45 millions et démontrait, bien mal à propos, par les précédents historiques et en droit strict, l'équité de cette mesure.

Le rapporteur de la Commission sénatoriale, M. Allou, chargé de conclure au rejet pur et simple du projet de loi, avait rédigé un travail très académique, mais qui tenait trop peu de compte de la situation créée au Gouvernement et à la République par tout le bruit qui s'était fait autour de cette question si malencontreusement soulevée. En droit pur il avait raison politiquement i) avait tort. Ceux-là même qui déploraient cette discussion, reconnaissaient l'impossibilité de tout terminer par un vote négatif et les sénateurs les plus modérés. MM. Barbey, Léon Say, Waddington, Marcel Barthe, Bardoux, avaient déposé des propositions qui semblaient pouvoir réunir la majorité dans une Assemblée républicaine. M. Barbey était l'auteur d'un contre-projet qui écartait les dispositions relatives à l'inéligibilité des princes, mais laissait au ministre la faculté de mettre en disponibilité les princes-officiers et au Gouvernement celle d'expulser ceux qui attenteraient à la sûreté de l'État. MM. Léon Say et Waddington ajoutaient au projet Joseph Fabre un amendement punissant du bannissement l'acte de prétendant ou la manifestation ayant pour but d'attenter à la sûreté de l'État. Enfin MM. Marcel Barthe et Bardoux déposaient une proposition de loi générale qui ne visait pas spécialement les prétendants.

La discussion au Sénat dura deux jours. Combattu par MM. Barthélemy Saint-Hilaire, Allou, Jauréguiberry et Bardoux, le projet fut défendu par MM. Challemel-Lacour, Devès, Tolain et Clamageran. M. Challemel-Lacour prit à partie M. Allou, auquel il reprochait d'avoir confondu le régime censitaire avec le régime du suffrage universel, et transforma en une conspiration de prétendants l'accord tacite qui s'était établi entre tous les princes pour discréditer la République. Il adjurait le Sénat de ne pas s'exposer à perdre toute autorité en repoussant une loi voulue par la majorité de la Chambre et appuyée par le Cabinet. Partisans du projet et adversaires, M. Challemel-Lacour et M. Allou furent d'accord pour déclarer que ce qui nous faisait défaut, ce que le pays demandait par-dessus tout, c'était un Gouvernement énergique. Et, en effet, la question n'eût pas pris cette acuité si, dès le début, un Ministère fort eût pris en main l'affaire et provoqué les résolutions du Parlement, au lieu de les attendre pour se faire une opinion.

Quatre votes furent émis dans la séance du 12 Février. Par le premier le Sénat décide, à la majorité de 165 voix contre 111, de passer à la discussion des articles, évitant ainsi toute apparence de parti pris. Par le second il rejette, à la majorité de 148 voix contre 132, le premier article du contre-projet Barbey, auquel M. Devès s'était rallié, au nom du Gouvernement. Par le troisième il repousse l'article 1~ du projet Joseph Fabre, à la majorité de 171 voix contre 88 et enfin par le quatrième, rendu à la majorité de 158 voix contre 122, il adopte le contre-projet Léon Say. Le Gouvernement, doublement battu par le second et par le troisième vote, remet sa démission le 13 Février au Président de la République, mais reste aux affaires pour pouvoir transmettre à la Chambre le texte voté par le Sénat.

La Commission de la Chambre repousse ce texte, adopte celui de M. Floquet qu'elle avait rejeté quelques jours auparavant, et nomme rapporteur M. Marcou. Le 1S Février la discussion s'engage à la Chambre. M. Madier de Montjau pousse le fameux cri : « Sus au Sénat ! » ce qui était un singulier moyen d'amener cette Assemblée au sentiment de la Chambre MM. Marcou et Pelletan parlent dans le même sens et appuient, avec moins d'emportement, la proposition Floquet. MM. Antonin Proust et Martin-Feuillée, plus politiques, pénétrés de la nécessité d'arriver à une entente entre les deux Chambres, reprennent les articles 1 et 2 du contreprojet Barbey ; ils sont soutenus par M. Floquet lui-même, et les deux articles sont adoptés par 317 voix contre 173.

M. Devès retourne au Sénat où a lieu, le 17 Février, un duel entre MM. Challemel-Lacour et Allou. Après avoir entendu et énergiquement applaudi les deux orateurs, l'Assemblée, divisée en deux parties numériquement égales, passe à la discussion des articles, à une voix de majorité seulement, par 140 voix contre 139, et rejette, à 5 voix de majorité, l'article 1er qui ne réunit que 137 voix contre 142, JI y avait un mois et un jour que le prince Napoléon avait fait apposer son affiche tous les rapports, toutes les discussions, tous les discours des deux Chambres avaient abouti à un lamentable avortement. Il n'en restait rien, pas même un Cabinet démembré le 18 Février la démission des débris du Ministère du 7 Août était définitivement acceptée et, trois jours plus tard, un nouveau Cabinet était formé. Son premier soin fut d'appliquer aux princes-officiers la loi de 1834. Un décret du 23 Février mit en inactivité par retrait d'emploi les ducs d'Aumale, de Chartres et d'Alençon. Un sénateur de Droite, le général Robert, interpella le nouveau Ministère sur cette mesure. L'ordre du jour pur et simple, voté par 146 voix contre 107, fut une approbation résignée, mais une approbation de la conduite du Gouvernement. La question des prétendants était momentanément vidée. Elle avait rempli d'amertume les derniers jours ministériels d'hommes politiques pleins de bon vouloir, d'honnêtes gens dont les débuts fort sages méritaient une autre fin.

Dans l'intervalle des débats passionnés et confus auxquels donna lieu la loi des prétendants, le Cabinet sut prendre une bonne attitude pendant les discussions plus calmes et beaucoup plus intéressantes, de la réforme judiciaire et de la loi municipale qui vinrent devant la Chambre à la fin de Janvier et au commencement de Février.

Après le vote du 10 Juin 1882 sur l'élection des magistrats, la Commission s'était hâtée lentement de préparer une proposition conforme à ce vote. La nomination du rapporteur, M. P. Legrand, au ministère du Commerce retarda encore ses travaux et le nouveau rapporteur, M. Lepère, ne put soumettre une solution à la Chambre que le 15 Janvier. Il trouvait ses dispositions bien changées. Le partisan le plus ardent de l'élection, M. Jules Roche, s'était converti à un autre système et on pouvait supposer que d'autres députés se rencontreraient avec lui sur le chemin de Damas. Quoi qu'il en soit, M. Lepère proposait pour le choix des juges une élection à deux degrés ; il étendait la compétence des juges de paix à 200 francs sans appel et à 500 francs avec appel, celle des tribunaux d'arrondissement à 3.000 francs en dernier ressort, et, pour des sommes supérieures, avec appel au tribunal le plus rapproché ; il établissait des assises criminelles près de chaque tribunal de département et il faisait élire les juges de cassation, tout comme le Président de la République, par le Sénat et la Chambre des députés.

Ce projet, soutenu par MM. Lepère, Clémenceau et Gerville-Réache, fut très vivement combattu par MM. Jules Roche, Granet et Waldeck-Rousseau. L'ancien ministre de l'Intérieur du 14 Novembre démontra que les juges, même nommés par le pouvoir, émanent du peuple, puisque ce pouvoir n'est lui-même qu'une émanation du suffrage universel. N'y aurait-il pas danger, avec l'élection, de morceler l'unité nationale, de rétablir les anciens Parlements, puisque l'on aurait, dans certaines villes, des petites coteries judiciaires, ici bonapartistes, là légitimistes, ailleurs radicales Personne ne songe à établir le gouvernement direct du peuple par le peuple ; donc il ne faut pas faire choisir directement les juges par le peuple. Apres cette éloquente démonstration, le système Lepère avait vécu. Il fut repoussé, le 27 Janvier, par 274 voix contre 224 et la Commission de la réforme judiciaire donna sa démission. Quelques jours après le Garde des Sceaux, M. Devès, déposait un nouveau projet. Les événements ne permirent pas de le discuter ; mais M. Martin-Feuillée, successeur de M. Devès dans le nouveau Cabinet, s'en inspira largement.

La discussion de la loi municipale fut seulement amorcée sous le Ministère Duclerc, ou plutôt sous le Ministère Fallières, puisque cette discussion commença le 8 Février. Trois systèmes étaient en présence celui de la commune autonome, celui de la commune soumise à la tutelle du département, celui de la commune soumise à la tutelle de l'État. Les radicaux, avec M. Clémenceau, recommandaient le premier système les demi-radicaux, comme M. Goblet, qui avait déposé le projet, soutenaient le second la majorité de la Commission et son rapporteur, M. de Marcère, appuyaient le troisième. Le Gouvernement, par l'organe de M. Develle, déclara qu'il abandonnait le projet Goblet pour faire sien le projet de Marcère.

Il nous faut rappeler, pour achever l'histoire du Cabinet du 7 Août, les actes principaux du ministre de l'Instruction Publique dont le rôle avait été forcément un peu effacé depuis le 16 Janvier. Le 3 Novembre M. Duvaux avait adressé une circulaire très sage aux préfets sur les emblèmes religieux dans les Écoles primaires. L'École étant devenue neutre, depuis le 28 Mars 1882, il convenait de respecter la loi et de ne pas introduire d'emblème d'un culte dans les Écoles de construction nouvelle ; dans les Écoles anciennes il fallait respecter les emblèmes existants, partout où leur enlèvement blesserait les convictions religieuses des populations. D'ailleurs le véritable esprit de la loi du 28 Mars, c'est la transformation des programmes et non celle des locaux. C'est encore pour l'application de la loi du 28 Mars que M. Duvaux rédigea sa circulaire du 22 Décembre, sur l'examen imposé aux enfants élevés dans la famille, examen très modeste, en somme, et qui ne justifiait guère le reproche qui fut adressé au ministre d'introduire dans l'Ecole et dans la famille la politique et ses passions. Un autre reproche, d'ordre pédagogique, fut adressé à M. Duvaux. On a prétendu qu'il s'était montré systématiquement opposé à l'enseignement supérieur. Issu de l'enseignement secondaire, M. Duvaux pensait que l'enseignement secondaire, qui forme les classes dites dirigeantes, a une importance toute particulière dans notre démocratie et il aurait voulu astreindre les élèves sortant de l'École normale à un stage dans cet enseignement. Quelques années passées, dans un lycée, outre qu'elles seraient très profitables aux élèves de ces lycées, seraient singulièrement utiles aux jeunes normaliens qui apporteraient ensuite à l'enseignement supérieur plus d'expérience et de maturité. Cette exigence de M. Duvaux n'était pas de l'hostilité tant s'en faut.

Le ministre prouva d'ailleurs tout l'intérêt qu'il portait à l'enseignement supérieur en étudiant la question, non encore résolue, de l'institution d'un doctorat ès sciences médicales ; en organisant, pour le doctorat, dans les Facultés de Droit trois cours de pandectes, d'histoire du droit et de droit constitutionnel ; en ouvrant une enquête sur le régime des Écoles de plein exercice et des Écoles préparatoires de Médecine et de Pharmacie, une autre enquête sur l'institution des cours libres dans les Facultés ; en apportant d'excellentes modifications dans le service des bibliothèques universitaires ; en s'occupant avec une extrême sollicitude de l'amélioration des locaux dans les Facultés des Lettres ; en faisant dresser une liste officielle des travaux personnels des professeurs des Facultés des Sciences et des professeurs des Facultés des Lettres et, enfin, en formulant, à la veille de sa chute, le 18 Février 1883, des règles excellentes pour l'organisation du travail et pour la préparation des grades dans les Facultés des Sciences et des Lettres. Même pendant la discussion du budget, si absorbante pour un ministre, même pendant la période agitée du 15 Janvier au 21 Février, l'activité de M. Duvaux fut incessante et elle s'appliqua à tous les ordres d'enseignement, mais particulièrement à l'enseignement supérieur, ce qui n'empêcha pas ses adversaires de répandre la légende qu'il avait administré contre l'enseignement supérieur.

Nous devions ce témoignage à un honnête homme dont le passage à l'Instruction Publique a laissé les meilleurs souvenirs et qui a tenu dignement sa place dans la série des ministres républicains dont l'Université est justement fière.

Le Cabinet Duclerc-Fallières disparaissait donc à son tour, après sept mois et quelques jours d'existence, emporté par la confuse tourmente que le Manifeste du prince Napoléon avait provoquée et dont la vraie cause était le funeste événement du 31 Décembre 1882.

Du 30 Janvier 1879, date de son élection, au 14 Novembre 1881, M. Grévy n'avait pas compris que l'homme en qui s'incarnait la République devait être appelé à la tête de ses Conseils. Du 14 Novembre 1881 au 26 Janvier 1882 il l'avait subi plutôt qu'il ne l'avait soutenu. Du 26 Janvier au 31 Décembre 1882 il avait méconnu cette vérité évidente que, Gambetta vivant, il était impossible de constituer un Cabinet durable dont Gambetta ne fît pas partie. Gambetta mort, allait-il accorder à son véritable héritier, au seul homme de gouvernement qu'eût alors la République, cette pleine confiance qui est la probité d'un chef d'État et que Gambetta n'avait jamais obtenue ? C'était la question que se posaient tous les politiques clairvoyants et que le nouveau Président du Conseil se posait lui-même le 21 Février 1883.

 

 

 



[1] Amagat. La Gestion conservatrice et la gestion républicaine, Paris, Plon et Marescq, 1889.

[2] Appendice IX.