Le Cabinet du 7 Août.
— Que représente la nouvelle administration. — La Déclaration du 8 août. — Le
Sénat pendant la crise. — La session des Conseils généraux. — Une lettre de
M. Duclerc. — Le Conseil municipal de Paris et M. Floquet. — Mouvement
diplomatique. — La Tunisie. — Développement de la crise égyptienne. —
Débarquement de sir Garnett Wolseley. — Procès d'Arabi. Fin du contrôle. — La
Commission du Danube à Londres. — La Déclaration du 9 Novembre. —
Interpellations au Sénat. — Interpellations à la Chambre. — Extension de
notre influence en Afrique. — Historique du budget de 1883. — La discussion à
la Chambre. — La discussion au Sénat. — Le règlement définitif du budget de
1883. — La Caisse des Ecoles. — La mort de Gambetta. — Les funérailles. —
Ouverture de la session ordinaire de 1883. — Le Manifeste du Prince Napoléon.
— Faute du Gouvernement. — La proposition Floquet à la Chambre. — Démission
de MM. Jauréguiberry, Billot et Duclerc. — Le contreprojet Joseph Fabre au
Sénat. — Le contre-projet Léon Say à la Chambre. — Le contre-projet Barbey au
Sénat. — Démission du Ministère. — La loi municipale et la réforme judiciaire
à la Chambre. — Le ministère de l’instruction Publique et M. Duvaux.
Après
la chute du Cabinet du 30 Janvier, le Président de la République fit
successivement appel à MM. de Freycinet, Jules Ferry et Brisson. M. de
Freycinet répondit que les sentiments de la Chambre à son égard s'étaient
trop clairement manifestés le 29 Juillet, pour qu'il pût reprendre le
pouvoir. M. Jules Ferry se déclara solidaire de ses collègues du 30 Janvier.
M. Brisson préféra conserver la Présidence de la Chambre. Devant le refus des
chefs du parti républicain, M. Jules Grévy, après avoir songé à MM. Leblond,
Tirard, Decrais, de Courcel et Billot, finit par s'adresser à un homme
politique de moindre notoriété.. Ministre pendant quelques semaines en 1848,
mêlé sous l'Empire à de grandes entreprises industrielles, M. Duclerc était
entré à l'Assemblée nationale en 1871, puis au Sénat en 1816. Pendant dix
années d'une vie politique un peu obscure, il avait rendu des services par sa
profonde connaissance des affaires et conquis l'estime de tous, républicains
ou conservateurs M. Thiers appréciait ses capacités financières le Maréchal
ne dédaignait pas ses conseils M. Grévy rendait justice à la ferme constance
de ses opinions républicaines. M. Duclerc réussit où de plus brillants
auraient échoué et, le 7 Août, le nouveau Cabinet fut constitué. Le
Président du Conseil prenait la direction de nos Affaires Etrangères qui
devait être presque une sinécure, dans la situation où la politique de son
prédécesseur et le vote du 29 Juillet avaient placé la France. A la Justice
et aux Cultes était appelé M. Devès, président de la Gauche républicaine, qui
avait si vivement reproché à M. de Freycinet, quelques jours auparavant, de
s'appuyer sur la Gauche radicale. Le ministère de l'Intérieur, où M. Goblet,
lui aussi, avait donné quelques gages à la Gauche avancée, passait à un
républicain sans épithète, M. Fallières. Aux Finances, le représentant du
Centre gauche, M. Léon Say, avait pour successeur un membre de la Gauche
pure, M. Tirard. Le général Billot et le vice-amiral Jauréguiberry prenaient
la Guerre et la Marine. C'était également un spécialiste, M. Duvaux, ancien'
professeur au lycée de Nancy, qui était appelé au ministère de l'Instruction
Publique et des Beaux-Arts, pour lequel l'avaient désigné les fonctions de
rapporteur du budget de ce ministère, exercées avec beaucoup de compétence et
de ferme bon sens. Un
républicain radical, M. Hérisson, avait trouvé place dans le Cabinet
Duclerc : il recevait, avec le portefeuille des Travaux Publics, la très
difficile mission d'empêcher les agrandissements démesurés du plan Freycinet.
L'Agriculture était donnée à M. de Mahy, le Commerce à M. Pierre Legrand et
M. Cochery restait immuable au ministère des Postes et des Télégraphes.
Quelques jours après, le Cabinet était complété par la nomination de cinq
sous-secrétaires d'État à la Justice, à l'Intérieur, aux Finances, à
l'Instruction Publique et aux Travaux Publics. Les choix de M. Duclerc
s'étaient portés sur MM. Varambon, Develle, Labuze, Logerotte et Baïhaut. Le
13 Septembre, les Cultes, détachés de la Justice, étaient rattachés à
l'Intérieur. Cette administration avait donc dépendu, dans la seule année
1882, de trois ministères différents. Presque
tous les nouveaux ministres avaient figuré, le 29 Juillet, dans la minorité
des 7S. Une fois de plus le Président du Conseil s'était trouvé dans
l'impossibilité de former le Cabinet nouveau en s'adressant exclusivement à
la majorité qui avait renversé le Cabinet de la veille. MM. Devès et Cochery
avaient fait partie du Cabinet Gambetta et leur présence, celle de
quelques-uns des sous-secrétaires d'État, indiquaient un retour à l'Union
républicaine, une tendance évidente à s'appuyer sur elle plutôt que sur la
Gauche radicale. M. Duclerc avait poussé la conciliation aussi loin que
possible en prenant comme collègue M. Hérisson il ne fit plus d'avance à
l'Extrême Gauche et celle-ci, dès le premier jour, lui refusa son concours.
Le Gouvernement avait demandé aux Chambres, avant leur séparation, le vote
des quatre contributions directes ; l'Extrême Gauche s'abstint et ce retour à
la logique à la vérité parlementaire, fut le premier service rendu par le
nouveau Cabinet. Hommes et groupes reprenaient leur vraie place c'était de
bon augure (9 août).
La Déclaration, lue la veille, avait été très brève. Une phrase sur la
politique extérieure, deux phrases sur la politique intérieure en avaient
fait tous les frais. Le refus des crédits pour l'Égypte n'est pas
l'abdication, disait M. Duclerc. Sans doute la majorité qui avait voté contre
le Cabinet du 30 janvier n'avait pas entendu abdiquer toute action extérieure
son vote n'en condamnait pas moins la France à assister, impuissante et
muette, aux événements qui s'accomplissaient en Égypte. Pour l'intérieur le
Cabinet promettait, en restant dans le vague, de s'efforcer de faire
prévaloir les solutions libérales et progressives. Enfin il annonçait son
intention de travailler au rapprochement des diverses fractions de la
majorité. L'Extrême Gauche, nous venons de le voir, devait s'exclure
elle-même de cette majorité. Le
Sénat, comme toujours, accueillit la Déclaration avec plus de confiance que
la Chambre, et il ne marchanda pas le vote des quatre contributions directes.
Pendant toute la durée de la crise il avait procédé, sans hâte mais non sans
passion, au vote en seconde délibération de la loi sur les syndicats
professionnels, qui devait subir encore bien des discussions et des
changements avant d'être promulguée. Le principe de la loi n'était pas
sérieusement contesté, mais le Sénat n'admettait ni l'intrusion d'éléments
étrangers dans les syndicats, ni les excursions des syndicats dans le domaine
politique. Ils devaient s'occuper exclusivement des intérêts professionnels.
Le Sénat n'était pas moins soucieux de protéger la liberté individuelle des
patrons. Ceux-ci trouvèrent dans la personne de MM. Marcel Barthe et Bérenger
des défenseurs non moins ardents que M. Tolain qui soutint ; avec son talent
plein de bon sens affiné et toute sa verve chaleureuse, la cause des
ouvriers. Du 9
Août au 10 Novembre, trois mois s'écoulent qui sont peu remplis à
l'intérieur. L'opinion, revenue des hautes espérances qu'elle avait conçues
après les élections générales, semble suivre les événements avec un
scepticisme découragé, comme si elle n'attendait plus ni mesures
réformatrices, ni politique suivie, ni stabilité ministérielle Jamais la
session des Conseils généraux ne fut plus calme en se consacrant
exclusivement aux affaires, les Assemblées départementales semblaient
protester contre l'agitation stérile, contre les mesquines intrigues de la
Chambre des députés. En
l'absence d'événements plus importants on discutait, à perte de vue, sur une
lettre de M. Duclerc à un député ami, qui ne comportait pas d'aussi longs
commentaires. Le Président du Conseil disait, avec beaucoup de justesse, que
la division est la mort des majorités parlementaires comme des nations.
« Cela est vrai du parti républicain plus que de tout autre, parce que
la seule discipline dont il soit capable est la discipline volontaire. »
Si l'on ne s'impose pas cette discipline, ajoutait M. Duclerc, « on peut
renoncer à constituer de Gouvernement républicain. » Et encore :
« Le parti vainqueur, qui ne tire pas de lui-même l'instrument
nécessaire, est condamné à cesser d'exister. » Certes,
la discipline est une condition de vie pour une majorité. L'union dans un
Ministère, la suite et la fermeté' des vues ne sont pas moins nécessaires
l'autorité est à cette condition. Or, le Cabinet Duclerc, avec son
incontestable bon vouloir, manquait d'autorité et de décision. On ne peut lui
reprocher aucune faiblesse en face des manifestations anarchistes de
Montceau-les-Mines et de Lyon on a le droit de s'étonner de ses hésitations,
de ses timidités en face des 'manifestations radicales du Conseil municipal
de Paris ou du (préfet de la Seine, M. Floquet, partisan décidé de la mairie
centrale. Obligé de donner sa démission de député, après sa nomination de
préfet, M. Floquet, qui regrettait son siège, saisit avec empressement
l'occasion d'une vacance dans les Pyrénées Orientales pour poser sa
candidature. Sa profession -de foi se rapprochait beaucoup plus du programme
de l'Extrême Gauche que du programme ministériel. L'Extrême Gauche, par
l'organe de M. Clémenceau, demandait alors, comme minimum, la suppression du
Sénat, l'élection des juges, la séparation de l'Église et de l'État,
l'instruction intégrale pour tous. Était-il admissible que l'un des premiers
fonctionnaires de l'État pût formuler des revendications de cette nature en
s'autorisant, sinon du patronage officiel, au moins de son titre de préfet de
la Seine ? Le Gouvernement laissa se produire la candidature de M. Floquet
lorsqu'il fut élu, on attendit patiemment sa démission et on le remplaça par
le préfet du Rhône, M. Oustry. La nomination de M. Oustry était un retour un
peu trop tardif à la vérité administrative. En ces
loisirs des vacances de 1882, la presse la plus sérieuse attachait une
importance exagérée aux moindres incidents. Dans un long et lourd
réquisitoire contre la République et les républicains, la Revue des Deux Mondes
s'indignait véhémentement contre la déposition du préfet de Saône-et-Loire à
la Cour d'assises de Riom. « J'ai déclaré à M. Chagot, aurait dit M.
Hendlé, que s'il ne reprenait pas ses ouvriers, j'arrêterais net au Conseil
de préfecture toutes les affaires contentieuses intéressant sa Compagnie. »
M. Chagot avait pratiqué cette forme de tyrannie patronale, qui consiste à
porter atteinte à la liberté de conscience des ouvriers, et son attitude
avait peut-être provoqué les désordres qui s'étaient produits à
Montceau-les-Mines. Est-il étonnant qu'un préfet, responsable du maintien de
l'ordre public ; connu du reste pour sa modération et remarquable
administrateur, ait eu recours aux moyens que sa charge lui donnait pour
prévenir des attentats moraux qui devaient presque fatalement amener des attentats
matériels ? Aussi
peu justifiées étaient les critiques dirigées contre le maire et le Conseil
municipal d'une ville de l'Ouest, accusés d'avoir voulu « déboulonner
Louis XIV » comme d'autres, en l’Année terrible, avaient
déboulonné Napoléon Ier sur la colonne de la place Vendôme. Maire et Conseil
municipal qui avaient simplement décidé le déplacement d'une statue de Louis
XIV, grotesque d’ailleurs, durent être un peu surpris de se voir assimilés
aux communards. Il fallait la disette d'événements sérieux et l’énervement de
l'opinion pour qu'une importance fût attachée à ces minces affaires. Nous
n'avons à signaler, à la fin du mois d'Octobre, qu'un mouvement diplomatique.
M. des Michels fut envoyé à Madrid, à la place de M. Andrieux, dont « la
mission temporaire ne pouvait survivre au Cabinet du 30 Janvier. M. Lefebvre
de Béhaine fut nommé au Vatican, où il devait être persona grata pour
Léon XIII, et M. Louis Legrand fut nommé à la Haye. Peu après, le 11
Novembre, M. Decrais quittait la direction des affaires politiques pour aller
représenter la France au Quirinal. Sa nomination, celle du général Menabrea à
Paris, rétablissaient de courtoises relations entre la France et l'Italie. M.
Pascal Duprat fut nommé ministre au Chili et M. Desprez revint prendre au
ministère des Affaires Etrangères la direction supérieure des archives avec
le titre d'inspecteur général. C'était une réinstallation, ou plutôt une
restauration, comme l'a dit M. J.-J. Weiss. En
Tunisie, où l'on avait redouté le contre-coup des événements d'Egypte et
comme une recrudescence du fanatisme musulman, la soumission faisait au
contraire de rapides progrès chaque jour, de nouvelles tribus, réfugiées en
Tripolitaine, demandaient l'aman et revenaient sur le territoire de la
Régence. On apprenait en même temps que la réorganisation était en bonne
voie, mais on l'apprenait par le 7YH :es qui publiait l'analyse du traité
secret, conclu le 10 Juillet précédent, entre la France et le Bey, pour
l'abolition des capitulations et l'extinction de la dette. Le traité avec
Mohammed es Sadock conservait naturellement sa validité sous son fils et
successeur, Si-Ali, qui devint Bey le 28 Octobre. Pendant
que la France était comme en sommeil, après l'agitation fébrife et vide qui
avait suivi les élections de 1881, l'Angleterre, au milieu des plus graves
complications intérieures, en pleine crise agraire, recueillait les fruits de
notre abstention. L'opinion publique était si forte, si impérieuse au delà de
la Manche, que M. Gladstone était entraîné lui-même et forcé d'étendre encore
cet Empire colonial dont il redoutait les dimensions démesurées. Le 30
Juillet, moins de vingt-quatre heures après le vote de la Chambre des
députés, pendant que l'on se demandait à Paris qui recueillerait la
succession de M. de Freycinet, lord Dufferin déclarait à Constantinople, aux
ambassadeurs des puissances et à la Porte, que l'Angleterre se considérait
comme chargée de rétablir l'ordre en Égypte. Trois jours après, les premières
troupes anglaises des Indes débarquaient à Suez, sans que les Quatre — Allemagne,
Autriche, Italie et Russie —, qui avaient manifesté l'intention d'assurer la
protection collective du canal, élevassent l'ombre d'une protestation.
L'Angleterre ne fit aucune objection à cette protection collective, purement
platonique, qui devait laisser et qui laissa, en effet, le champ libre à ses
opérations. Sa diplomatie, autrement renseignée que la nôtre, avait pris à la
lettre, comme il fallait le prendre, le mot de M. de Bismarck, ni veto ni
mandat, et allait tranquillement de l'avant, sans la crainte chimérique
de complications européennes qui avait comme paralysé l'action de.la France.
A Paris, on en était toujours à la période des récriminations stériles les
radicaux ne pouvaient admettre que leur vote du 29 Juillet produisît ses
conséquences logiques. Ils couvraient alors d'éloges hyperboliques M. de
Lesseps, président du Conseil d'administration de Suez, qui avait été
s'établir en Égypte et qui avait obtenu d'Arabi la liberté de la navigation
du canal. Cette liberté fut, en effet, assurée, et )a satisfaction enfantine
de la presse française se prolongea, jusqu'au jour où les événements furent
tellement clairs que les moins avisés et les plus ignorants durent renoncer à
toute illusion. Du 19
au 20 Août, sir Garnett Wolseley débarquait à Port-Saïd, occupait les
établissements de la Compagnie de Suez et interrompait pendant quelques jours
la navigation sur le canal, malgré les protestations de M. de Lesseps.
Assurant prudemment sa marche et tâchant d'isoler Arabi avant de l'attaquer,
il remportait de petits avantages le 25 août à Ramsès, le 28 août à Gassasin,
sur le canal d'eau douce qui va de Zagazig à Ismaïlia. Les
opérations diplomatiques tenaient autant de place que les opérations
militaires dans les Conseils de sir Garnett Wolseley. n négociait, en effet,
avec Arabi l'avenir devait le démontrer il négociait aussi avec Tewfik qui
proclamait Arabi rebelle et constituait avec Cherif et Riaz Pacha un
Ministère tout favorable aux Anglais. A Constantinople, lord Dufferin n'avait
pas moins de succès la Conférence s'était ajournée. Restés seuls en présence
du Sultan, les Anglais avaient obtenu de lui qu'il déclarât, comme l'avait
fait Tewfik, Arabi insurgé et rebelle. La Porte avait accordé cette
déclaration à lord Dufferin, dans l'espoir de le décider à signer la
convention militaire qui devait régler l'intervention de la Turquie en Égypte.
Mais, la déclaration obtenue, lord Dufferin rompait les négociations l'action
militaire commune avait vécu. Le 13
Septembre, cinq jours après que le Sultan avait ainsi abandonné Arabi, sir
Garnett Wolseley emportait Tell-el-Kebir sans résistance, avançait jusqu'à
Zagazig, montait tranquillement en chemin de fer et, le lendemain, entrait au
Caire. La résistance du parti militaire avait été nulle il avait suffi, pour
remporter cette victoire peu disputée, de faire donner à point ce que les
Anglais appellent spirituellement la cavalerie de Saint-Georges. Une seule
ville, Damiette, aurait pu se défendre Abdelal, qui y commandait, se rendit
le 22 Septembre. Lord Dufferin n'avait pas attendu sa soumission pour
annoncer, le 17 Septembre, à la Porte, qu'il était inutile d'envoyer des
troupes en Égypte. Le Khédive prononça par décret la dislocation de l'armée
égyptienne qui était dissoute de fait depuis le 13 Septembre et, dès le 4
Octobre, une partie du corps expéditionnaire anglais pouvait évacuer le pays. Arabi
et Toulba s'étaient constitués prisonniers. Cités devant une Cour martiale,
ils furent défendus par des avocats anglais, condamnés à mort et non
exécutés. La sentence fut commuée et Arabi déporté à Ceylan, par les soins de
l'Angleterre. Ainsi finit la carrière religieuse et politique du chef du
parti national égyptien. Ce faux prophète, ce médiocre acteur, avait toléré
sinon provoqué les massacres du 11 juin à Alexandrie, ouvert les portes des
prisons aux forçats qui pillèrent et brûlèrent les quartiers épargnés par les
boulets anglais, constitué au Caire un Ministère où la Justice était' dirigée
par Mussa-el-Akhad, l'organisateur des massacres : d'Alexandrie, et fait
illusion à toute l'Europe, depuis le jour où le Tintes avait publié, le 3
Janvier 1882, son paradoxal programme de gouvernement parlementaire. Le
contrôle anglo-français ne pouvait survivre aux évènements qui venaient de
s'accomplir en Egypte sa fin avait précédé celle d'Arabi qui ne fut condamné
que le 3 Décembre. Le 30 Octobre Cherif-Pacha avait eu soin de ne pas
convoquer M. Brédif à la Commission de la dette M. Brédif protesta
Cherif-Pacha répondit simplement que le contrôle à deux était une institution
bicéphale, et M. Brédif fut rappelé en France. Lord Dufferin, qui avait été
envoyé de Constantinople en Égypte pour préparer, de concert avec Sir Ed.
Malet, la réorganisation du pays, suggéra à son Gouvernement de faire offrir
à la France la présidence de la Commission de la dette. M. Duclerc refusa,
soit parce qu'il ne voulait pas pour la France d'un rô)e purement
honorifique, soit parce qu'il avait besoin de la neutralité bienveillante de
l'Angleterre dans les questions alors posées de notre influence au Congo, à
Madagascar et au Tonkin. A la
réouverture des Chambres, le 9 Novembre, le Président du Conseil ne fit
qu'une allusion assez vague à notre politique extérieure. A la rentrée de
Janvier sa Déclaration, consacrée exclusivement et tout entière à la
politique extérieure, était une acceptation des faits accomplis (15 Janvier).
Ces faits, lord Granville les avait exposés quelques jours auparavant dans
une circulaire ils se résumaient ainsi le libre passage du canal était
assuré, même en temps de guerre, mais avec interdiction pour les flottes de
commettre dans le parcours des actes de guerre l'administration de la dette
subirait quelques remaniements de détail ; des tribunaux communs aux
indigènes et aux Européens seraient établis l'armée égyptienne serait
réformée par des officiers anglais ; une gendarmerie serait créée une
Constitution plus ou moins représentative serait donnée à l'Égypte et une
sérieuse tentative serait faite pour abolir l'esclavage. Les
autres événements intéressant notre politique extérieure sont postérieurs au 28
Janvier 1883, date de la maladie et de la retraite de M. Duclerc. Le plus
notable est la réunion de la Conférence de Londres pour l'examen des
questions relatives à la navigation du Danube ; l'adoption du projet
transactionnel préparé par M. Barrère et le renouvellement, pour vingt et un
ans, à partir du 24 Avril 1883, des pouvoirs de la Commission du Danube. La
véritable Déclaration ministérielle du cabinet Duclerc ne fut lue que le 9
Novembre, à l'ouverture de la session extraordinaire de 1883. Elle était très
développée et constituait un programme d'affaires plutôt qu'un programme de
Gouvernement'. Sans revenir sur un passé douloureux, le Cabinet rappelait que
la paix avait été maintenue au dehors et, abordant un ordre de considérations
chères au Président du Conseil, il disait La source de notre influence
extérieure est ici. Elle est en nous. On pouvait compter sur le Gouvernement
pour maintenir l'ordre d'une main ferme. La Chambre ne devait compter que sur
elle-même pour maintenir l'union dans son sein, pour écarter les questions
qui ne permettraient pas « la formation d'une majorité de Gouvernement. » Trois
objets principaux sollicitaient son attention la loi de finances, la loi sur
les récidivistes et la révision de la loi du 30 Juin ~838 sur les aliénés.
Après ces trois questions dont une seule, la première, devait être discutée
par les Chambres avec la collaboration du Cabinet du 7 Août, M. Duclerc en
énumérait un grand nombre qui n'ont pas toutes reçu de solution, après seize
ans de travail parlementaire. Les sociétés de secours mutuels, les logements
insalubres, les syndicats professionnels, les sociétés commerciales, les
faillites, le serment judiciaire, l'instruction criminelle, les ventes
d'immeubles, le code rural, l'organisation judiciaire, l'instruction
primaire, les grands travaux publics à sérier, la reconstitution de
nos forces de terre et de mer, l'organisation administrative, judiciaire et
financière de la Tunisie, l'extension de la colonisation en Algérie et le
développement de notre empire colonial figuraient au programme ministériel.
C'était tout un monde. Cette
table des matières se terminait par l'affirmation, très sérieuse dans la
bouche de l'honnête homme qu'était M. Duclerc, que le Cabinet ne chercherait
pas à vivre au jour le jour de majorités accidentelles, sans solidité et sans
sécurité, et par l'adoption de la vieille et très complète devise ordre et
liberté. Conformément
à un usage qui avait acquis la force d'une tradition le Sénat fit une
adhésion chaleureuse à ce programme d'honnêtes gens ; la Chambre, au
contraire, lui fit un accueil aussi froid, aussi réservé qu'au mois d'Août.
Pourtant la Chambre se rendit docilement aux conseils du Gouvernement et,
d'accord avec lui, elle aborda immédiatement la discussion du budget de 1883
qui remplit, au Palais-Bourbon comme au Luxembourg, presque toute la session
extraordinaire. Outre
cette discussion, sur laquelle il convient d'insister, il y eut au Sénat ou à
la Chambre des interpellations sans importance et, au dehors, des événements
sans gravité. Au Sénat c'est, le 18 Novembre, une interpellation de M. Henry
Fournier, sénateur du Cher ; sur certains discours de distributions de prix,
qui se termine par l'ordre du jour pur et simple, après une réponse de M.
Duvaux et, le 30 Novembre, une question de M. Batbie sur le traitement des
desservants, à laquelle répond très pertinemment le ministre de l'Intérieur,
M. Fallières. Le 10 Décembre, une autre interpellation de M. Fresneau, sur
les emblèmes religieux dans les Écoles, ramène a la tribune le ministre de
l'Instruction Publique et se termine encore par l'ordre du jour pur et simple.
Entre la première et la seconde interpellation, la question du serment
judiciaire était revenue devant le Sénat après la seconde, celle des agents
commissionnés des chemins de fer y revint également, le 19 Décembre, et
toutes deux restèrent sans solution. On
interpella moins à la Chambre qu'au Sénat une seule fois M. Jules Roche, très
militant dans sa première manière de député radical et anti-clérical, voulut
savoir pourquoi une allocation supplémentaire était donnée a l'archevêque d'Alger,
Mgr Lavigerie. M. Fallières, toujours bien inspiré, répondit à M. Jules Roche
que cette allocation permettait à Mgr Lavigerie de faire à la France des
clients et des amis en territoire musulman et il obtint facilement l'ordre du
jour pur et simple. Il est
certain que soit par la propagande religieuse, soit par les armes, soit par
les voyages d'exploration notre influence s'étendait dans l'Afrique du Nord.
L'occupation du Mzab par les Français est du 17 Novembre. Quelques jours plus
tard le Parlement ratifiait le traité que nous avions conclu avec Makoko, roi
des Batekès. Ce traité, œuvre de M. Savorgnan de Brazza, nous cédait la rive
droite du Congo dans son cours inférieur. Enfin, en Tunisie, Si Laziz, le
premier ministre du nouveau Bey, confiait à un Français le soin de
réorganiser l’armée. Le
budget de 1883[1] avait été déposé sur le bureau
de la Chambre par M. Allain-Targé, le 23 Janvier 1882, à la veille de la
chute du Cabinet Gambetta. Il avait été préparé, comme le disait le ministre,
« avec le parti pris d'assurer à la politique démocratique et progressive une
base financière inébranlable. » C'est-à-dire que l'on conservait le programme
Freycinet en matière de travaux publics, le programme Ferry en matière de
constructions d'Écoles, et que l'on se flattait en même temps d'opérer de
larges dégrèvements. M. Allain-Targé portait les prévisions de dépenses à
3.894.012.661 francs, en augmentation de 188.169.688 francs sur 1882. La part
du budget extraordinaire était de 621.314.861 francs. Au budget ordinaire
l'augmentation de 188 millions de dépenses sur d882 provenait de la loi de 1881
accordant un supplément de pensions militaires de plus de 9 millions ; de la
création du ministère des Postes et Télégraphes pourpres de 5 millions de
l'extension des travaux publics pour 18 millions de l'augmentation des
pensions civiles pour 8 millions et demi du service de la Dette accru de 40
millions et porté à d.320.000.000. Les recettes étaient évaluées par M. Allain-Targé
à deux milliards 945 millions, en augmentation de 139 millions sur celles de
1882. Le déficit était de 648.999.969 francs, auquel il devait être pourvu
par les ressources de la Dette flottante ou par un grand emprunt dont M.
Allain-Targé n'indiquait ni le mode ni la date. C'est
le 2 Mars 1882 que M. Léon Say déposa son budget. Dans l'exposé des motifs il
montra que la Dette flottante allait dépasser trois milliards ; que l'état du
marché, après la crise financière de Janvier, était peu favorable à un
emprunt et, sans proposer de renoncer aux travaux en cours, « de mettre à
néant les engagements pris par les Chambres devant le pays, » il indiquait la
possibilité d'un expédient, comme l'appel aux Compagnies de chemins de fer.
Il estimait les dépenses à 3 milliards 27 millions pour le budget ordinaire
et à 829 millions pour le budget extraordinaire, soit une diminution de37
mutions seulement sur le projet Allain-Targé et une augmentation de 18)
millions sur le budget de 1882. M. Léon Say eut recours à un nouveau mode
d'évaluation ~des/recettes qui lui permit de les porter à 3 milliards 30 millions
au lieu de 2 milliards 945 millions ; mais ce mode d'évaluation, très
arbitraire, s'est trouvé faux dans l'application. Le déficit, dans son
projet, atteignait encore près de 527 millions. Nous
avons dit que la Chambre, à la veille du renversement du Cabinet de M. de
Freycinet, avait approuvé le plan général de M. Léon Say. La Commission du
budget, dont le rapporteur général était M. Ribot, s'était montrée également
favorable à son projet, mais en faisant entendre de salutaires avertissements.
« La sagesse, disait M. Ribot, nous oblige à tenir compte des faits et à
ne pas nous fier complaisamment aux conjectures trop optimistes. » Les
difficultés proviennent « de l'augmentation trop rapide des dépenses et
de la facilité trop grande avec laquelle nos prédécesseurs ont laissé
inscrire au budget extraordinaire certaines dépenses qu'il est nécessaire de
ramener aujourd'hui au budget ordinaire. » Acceptant d'ailleurs la
convention avec la Compagnie d'Orléans, qui devait faire entrer au Trésor 207
millions le 1er Janvier 1883 et qui était, de la part de l'État, un véritable
emprunt, la Commission proposait en somme un budget de 3 milliards 13
millions en dépenses, de 3 milliards 13 millions en recettes et de plus de
S60 millions en déficit. Ce déficit devait rester à la charge de la Dette
flottante, M. Tirard, successeur de M. Léon Say, ayant retiré le projet de
convention avec la Compagnie d'Orléans. La
discussion dans les deux Chambres révéla que, de 1877 à 1883, les dépenses
totales avaient augmenté de 863 millions. Le crédit accordé pour la Dette
publique et pour les dotations atteignit tout près de un milliard 354
millions. Des très nombreux amendements que déposa M. Jules Roche au budget
des Cultes, trois seulement furent votés, celui qui réduisait de 30.000
francs le traitement de l'archevêque de Paris, celui qui supprimait le crédit
pour frais de bulles er d'informations, celui qui réduisait les frais
d'établissement des cardinaux, archevêques et évêques. Au budget des Affaires
Étrangères M. Madier de Montjau essaya vainement de faire remplacer notre
ambassadeur au Vatican par un simple- chargé d'affaires. Au budget de la
Guerre M. de Roys signala les abus de la non-disponibilité et montra que près
de 80.000 Français étaient dispensés des obligations militaires. M. Laisant,
rapporteur, signala une économie de 11 millions réalisée par la Commission,
dont 7 millions seraient consacrés à l'augmentation de l'effectif. Le général
Billot, ministre, répondant à un député, annonça qu'une partie du corps
expéditionnaire de Tunisie serait remplacée par des compagnies mixtes. Le
crédit total accordé à la Guerre atteignit près de 666 millions. Celui de la
Marine fut de 237 millions, après de vives et très justes critiques dirigées
contre la comptabilité et l'administration, que le ministre ne parvint pas à
réfuter entièrement. Au
budget de l'Instruction Publique de nombreux amendements portant créations de
chaires ou élévations de crédits pour les bibliothèques populaires et pour
les bourses furent rejetés. La Chambre accepta seulement la création d'une
chaire de littérature française du moyen âge à la Faculté des Lettres de
Paris, l'annexion d'un laboratoire à la chaire de pathologie de la Faculté de
Médecine, une subvention pour les voyages des élèves de l'École française
d'Athènes et des allocations aux instituteurs et institutrices, pourvus de la
médaille d'argent. Les aumôniers des lycées furent maintenus ceux des écoles
normales primaires furent supprimés. Le crédit total accordé à l'Instruction
Publique fut de 133.817.451 francs celui des Beaux-Arts, de 9 millions
634.845 francs. Le
Sénat n'introduisit que trois modifications dans le budget voté par la
Chambre. Il rétablit deux modestes crédits de 20.000 francs pour les
congrégations religieuses en Orient et de 3.000 francs pour un aumônier au
Prytanée militaire il réduisit de 15 millions à 14 la subvention destinée à
exonérer les communes du prélèvement d'un cinquième de leurs recettes pour
assurer la gratuité de l'enseignement primaire. Cette réduction, combattue à
la Chambre par le ministre, M. Duvaux, fut consentie à la suite d'un discours
très politique de M. Jules Ferry. Les
orateurs de la Droite et le rapporteur général, à la Chambre, avaient été a
peu près les seuls à démontrer la nécessité des économies. Au Sénat, orateurs
de Droite ou de Gauche furent unanimes à s'élever contre l'augmentation
continue des dépenses, et M. Buffet fit entendre ces patriotiques paroles « Qu'arriverait-il
si, persistant en pleine paix dans ce déplorable système d'emprunts continus,
nous avions à affronter une grande crise nationale ?. Je vous adjure de tenir
compte de certaines éventualités qu'il n'est donné à personne d'écarter et
que nous ne pourrions affronter avec succès, le jour où elles viendraient
nous surprendre, que si nos finances étaient parfaitement dégagées et si nous
n'avions pas créé nous-mêmes, par une dette flottante exagérée ou par des
emprunts réitérés, des difficultés peut-être insurmontables à l’effort
suprême que le pays, pour sa sécurité, pour son honneur, pour son existence
même, serait obligé de faire. » La loi de
finances fut adoptée définitivement le 29 Décembre 1882. Les dépenses de
l'exercice, 1883 se sont élevées à 3 milliards 715 millions, somme supérieure
de 141 millions et demi aux prévisions de la loi du 29 Décembre 1882. Prévues
à 81 millions, les dépenses du budget extraordinaire de la Guerre ont atteint
141 millions ; au budget de la Marine et des Colonies, le service du Tonkin a
exigé 15 millions, et au budget de l'Instruction Publique la Caisse des
Écoles a réclamé un complément de 13 millions. Les recettes de 1883, prévues
par M. Léon Say à 3 milliards 30 millions, par la Commission et par le
Parlement à 3 milliards 12 millions, n'ayant atteint que 2 milliards 962
millions et demi, le déficit s'est élevé à près de 783 millions. On
entrait si peu dans la voie des économies, à la fin du mois de Décembre 1882,
que la Chambre avait voté, le 22, un supplément de dotation de 120 millions
pour la Caisse des Écoles, lycées et collèges. Ce vote avait été émis, grâce
aux efforts combinés de MM. Duvaux, Ferry et Clémenceau, et malgré les
protestations de MM. Goblet et de Marcère. Ceux-ci s'étaient élevés vivement
contre l'innovation autorisant l'État à imposer d'office les communes
récalcitrantes. Leur amendement, exigeant que cette imposition ne put être
établie que par une loi, avait été repoussé par 252 voix contre 229. L'année
1882, si bruyante et si stérile, se terminait donc assez paisiblement les
agitations du monde parlementaire n'avaient pas pénétré dans la masse de la
nation. La démocratie urbaine et rurale bénéficiant de dégrèvements,
profitant des travaux publics entrepris sur 144 lignes de chemins de fer,
voyant s'élever partout de belles et saines maisons d'École, se rattachait
évidemment à la République et attendait sans impatience les réformes
promises. Rien ne faisait prévoir, à la veille de 1883, la mort de Gambetta
rien non plus ne faisait craindre l'espèce d'affolement qui allait s'emparer
des pouvoirs publics et des Chambres et qui a montré, mieux que tout le
reste, quelle place tenait le grand citoyen dans le parti républicain et dans
le cœur de la nation. Une
blessure, réputée d'abord insignifiante, avait amené des troubles dans un
organisme fatigué, dans un corps d'apparence vigoureuse, mais surmené par
quinze ans de vie publique, de dépense cérébrale. Le 31 Décembre, quelques
minutes avant l'aurore de l'année nouvelle, Gambetta expirait, au milieu de
ses amis les plus chers, dans la modeste chambre d'une petite maison de Ville-d'Avray.
Le lendemain, à la lecture des journaux, chacun de nous éprouvait comme une
sorte de stupéfaction douloureuse personne ne pouvait croire que ce grand
cœur eût cessé de battre, que cette bouche si puissante fut devenue muette à
jamais. On se reportait par la pensée à cette séance du 18 Juillet 1882 où,
pour la dernière fois, l'admirable orateur s'était fait entendre où il avait
parlé si bien de la France, de sa mission historique, de son rôle dans la
Méditerranée ; et, remontant à douze années en arrière, on se prenait à
évoquer la glorieuse et lugubre épopée de la Défense Nationale ; on voyait le
jeune tribun frappant du pied la terre et en faisant sortir des légions mal
équipées, mal armées, mais pleines du même feu patriotique que leur évocateur
et partageant son invincible espoir. Et après l'Année terrible, comme
il avait modéré l'élan des plus fougueux républicains, comme il avait su
discipliner son parti pour le conduire à la victoire Et surtout comme il
avait préparé une autre victoire, comme il avait consacré toute sa haute
intelligence et tout son grand cœur au relèvement de la patrie Et ces
impressions de la première heure, qui ne les a éprouvées plus vives encore,
le jour de ces splendides funérailles, comme Paris sait les faire à ceux
qu'il honore ou qu'il aime ? Certes tout le Parlement, tous les grands corps
de l'État, tout le monde officiel suivaient le cortège mais c'était.la France
elle-même qui menait le deuil, qui rendait les derniers devoirs et les
suprêmes honneurs à l'un des meilleurs parmi ses fils. Ni aux obsèques de
Thiers, ni à celles de Ferry, de Mac-Mahon ou de Pasteur on ne sentit au même
degré palpiter l'âme populaire. Le 6 Janvier 1883, l'émotion était plus
contenue, mais plus profonde. Chacun comprenait d'instinct que la République
avait perdu une force et une parure ; qu'elle avait, pour la première fois
depuis son triomphe, reçu une grave blessure, qu'elle était touchée et à
l'endroit le plus sensible. Pour la patrie, la mort du grand patriote était
une défaite, c'était une bataille perdue en pleine paix. Le 4
Janvier 1883, Chanzy, commandant du 6e corps d'armée, succombait a.
Châlons-sur-Marne la France voyait disparaître, presque en même temps : les
deux espérances de l'avenir, les deux facteurs principaux des réparations
attendues, les meilleurs ouvriers de sa résurrection. La
session ordinaire de 1883 s'ouvrit tristement, sous le coup de ce double
deuil. Les premiers jours furent consacrés à l'élection des deux bureaux M.
Le Royer fut porté à la Présidence du Sénat par 166 voix sur 187 votants. Les
vice-présidents furent MM. Peyrat, Humbert, Calmon et Teisserenc de Bort. A
la Chambre M. Brisson fut reporté au fauteuil par 280 voix sur 349 votants.
MM. Lepère, Philippoteaux. Sadi-Carnot et Spuller lui furent adjoints comme
vice-présidents. Le travail parlementaire ne recommença que le 15 Janvier,
par la lecture d'un exposé de M. Duclerc sur la politique extérieure. Dans ce
travail, qui ressemblait plus au rapport d'un chef de service qu'à la
Déclaration ou au Programme d'un Cabinet, M. Duclerc reprenait les événements
d'Egypte depuis son avènement au quai d'Orsay et concluait, comme lord
Granville, que le contrôle anglo-français avait cessé d'exister. La France se
retirait, non sans dignité, mais elle se retirait des affaires d'Égypte.
Aucun vote ne suivit la Déclaration ministérielle. Le
lendemain matin paraissait, sur tous les murs de Paris, une Manifeste-affiche
du prince Napoléon[2] qui débutait par ces mots « La
France languit ». Après avoir accusé le Gouvernement « d'athéisme
persécuteur », le défenseur inattendu de la religion accusait notre
politique extérieure d'être « de mauvaise foi avec les faibles »,
de se mettre « au service de spéculations particulières en Tunisie » et de se
montrer « lâche et inepte » en Egypte. Ce long factum, composé de petites
phrases qui avaient la prétention de rappeler l'imperatoria brevitas
de Napoléon Ier, avait pour conclusion l'aphorisme banal de l'appel au peuple :
« Tout ce qui est fait sans le peuple est illégitime. » Le
Gouvernement avait deux partis à prendre après la publication du Manifeste.
La loi sur la presse en autorisait l'affichage on pouvait donc dédaigner les
injures et les attaques du prince et laisser les journaux bonapartistes faire
bonne et prompte justice du « César déclassé » : ils n'y auraient
pas manqué. Responsables du maintien de l'ordre et de la sécurité publique,
les ministres, s'ils estimaient que l'ordre était menacé et la sécurité
publique en danger, pouvaient, au contraire, faire arracher l'affiche et
conduire le prince Napoléon à la frontière. C'eût été illégal, mais franc et
rapide. Le Cabinet se serait ensuite présenté aux Chambres, aurait invoqué la
raison d'État, le salut publie et réclamé un bill d'indemnité qui ne lui eût
pas fait défaut. Le Gouvernement n'eût recours ni à l'un ni à l'autre de ces
deux partis. Comme tous les pouvoirs faibles, il se tint à une solution
intermédiaire qui offrait tous les inconvénients possibles et qui ne satisfit
personne. Les affiches furent lacérées et le prince Napoléon fut arrêté,
contrairement à la loi sur la presse on instruisit contre lui pour violation
de cette loi. Le même
jour un député bonapartiste, M. Jolibois, interpellait le Gouvernement sur
l'arrestation arbitraire qu'il avait effectuée le matin 401 voix contre 85
approuvèrent le Gouvernement et auraient certainement approuvé une entorse
plus grave donnée à la légalité. Après quoi tout eût été fini. Tout
commençait au contraire. M. Floquet, très écouté dans le groupe radical, à
cause de son passé républicain sous l'Empire, et qui devait une bonne part de
sa popularité à l'attitude qu'il avait prise à la préfecture de la Seine, M.
Floquet, qui aspirait peut-être à jouer, au moins en partie, le rôle de
Gambetta, à recueillir cette portion de « l'héritage d'Alexandre »,
déposa une proposition d'initiative parlementaire tendant à interdire le
territoire de la République aux princes des familles ayant régné sur la
France. L'urgence sur la proposition Floquet fut votée par 307 voix contre 112,
toute la Droite s'abstenant. Le Gouvernement avait eu le tort irréparable de
se laisser surprendre par le dépôt de la proposition toute sa conduite, dans
la suite de l'affaire des prétendants, se ressentit de cette erreur initiale. La
proposition Floquet avait les plus graves défauts outre qu'elle appliquait à
un mal imaginaire un remède disproportionné, elle pervertit dans le
Parlement, dans la presse et dans le public la saine appréciation des choses.
Un député avant demandé l'expulsion des princes. Un journal et non des plus
violents, La Justice, demanda l'expulsion des gros financiers et des
banquiers israélites. Le publie, croyant aux dangers que les princes
faisaient courir à nos institutions, ne prêta nulle attention à la condamnation
pour a anarchie de Kropotkine et de ses complices, non plus qu'à l'appel aux
armes fait à Lyon par Mademoiselle Louise Michel pour renverser la
République. Le
Cabinet, sentant que l'initiative de M. Floquet commandait la sienne, déposa
le 20 Janvier un projet de loi autorisant le Gouvernement à l'expulsion par
décret de tout membre de famille royale dont la présence serait de nature à
compromettre la sûreté de l'État. En même temps M. Devès, Garde des Sceaux,
comme s'il avait voulu faire la critique des mesures illégales prises par le
Cabinet et par lui-même le 16 Janvier, proposait une modification de la loi
sur la presse de 1881 il ajoutait à la liste des délits, réprimés par le
tribunal correctionnel et non plus par la Cour d'assises, le délit d'outrage
à la République. La Chambre écarta ce dernier projet et renvoya à la même
Commission le projet du ministre de l'Intérieur, la proposition de M. Floquet
et une proposition de MM. Ballue et Lockroy portant radiation des cadres de
l'armée des membres des familles royales. La
Commission, élue le 23 Janvier, compta 6 membres partisans de la proposition
Floquet et 5 membres partisans du projet Fallières. Le 25 Janvier elle
adopta, par 6 voix contre 8, la proposition Floquet et choisit pour
rapporteur M. Marcou. Au sortir de la séance de la Commission où cette
résolution avait été prise, M. Duclerc tomba malade et dut renoncer à suivre
les travaux parlementaires, et même à faire sentir à ses collègues du Cabinet
l'influence modératrice d'un républicain expérimenté, d'un homme droit, de
sens rassis et d'esprit éclairé. A
partir de ce moment les événements se pressent dans une inexprimable
confusion et, chaque jour, se produit un nouveau coup de théâtre. La minorité
de la Commission s'était ralliée à une proposition transactionnelle de M.
Joseph Fabre, qui donnait au Gouvernement la faculté d'expulsion, avec
sanctions pénales, la privation des droits politiques et le renvoi de
l'armée. Le 29 Janvier MM. Fallières et Devès vinrent déclarer à la
Commission que 9 ministres sur 11 acceptaient le projet Joseph Fabre. L'amiral
Jauréguiberry, démissionnaire, et le Président du Conseil, malade, étaient
les membres dissidents. Cette communication du Gouvernement indiquait quelles
divisions régnaient dans le Conseil des ministres sur une question qui, par
l'inexpérience des uns, par l'impatience des autres et par l'emballement de
tous, avait usurpé la première place dans les préoccupations de l'opinion. La
Commission, qui n'était guère plus fixée que le Conseil des ministres et qui
ne tenait pas autrement à la proposition Floquet, se déjugea immédiatement M.
Ballue, qui faisait partie de la majorité des 6, passa du côté des 8, et la
minorité devint la majorité M. Marcou donna sa démission de rapporteur et fut
remplacé par M. Joseph Fabre. Une
note de l'Agence Havas, portant la date du 28 Janvier, compliqua encore cet
imbroglio. Elle annonçait les démissions de M. Duclerc et du général Billot,
qui s'ajoutaient à la démission du ministre de la Marine. Par décret du 30
Janvier, le ministre de l'Intérieur, M. Fallières, fut nommé Président du
Conseil et reçut l'intérim du ministère des Affaires Étrangères. Le ministre
de l'Agriculture, M. de Mahy, reçut l'intérim de la Marine. Personne ne reçut
celui de la Guerre. C'est donc un Cabinet mutilé et incomplet qui abordait la
discussion de la loi des prétendants devant la Chambre, le 30 Janvier. Dès le
début de cette discussion, le nouveau Président du Conseil, M. Fallières,
était frappé d'une syncope en pleine tribune et tout le poids du débat retombait
sur le Garde des Sceaux, M. Devès, et sur le sous-secrétaire d'Etat à
l'Intérieur, M. Develle. Le lendemain, ils recevaient un auxiliaire dans la
personne du général Thibaudin qui fut appelé au ministère de la Guerre et qui
émit, au cours de la discussion, une idée appelée à faire son chemin la loi
de 1834 autorisant, selon lui, le ministre de la Guerre à expulser de l'armée
les princes-officiers, rendrait peut-être inutile une législation nouvelle. Cette
interprétation du nouveau ministre ne fut pas sans influence sur le sort
final du contre-projet Joseph Fabre. Il fut combattu à peu près par tout le
monde, par Ribot, Léon Renault et de Mun qui le trouvaient dangereux,
malfaisant et anti-libéral par MM. Floquet, Viette, Madier de Montjau et
Pelletan qui le trouvaient insuffisant. Toute cette éloquence, dépensée
contre des princes qui se faisaient appeler Monseigneur et qui
envoyaient du gibier à leurs amis, finit par persuader à la Chambre que les
institutions étaient en péril elle se déclara en permanence, comme aux heures
de grandes crises nationales et le 1er Février, à Minuit, après avoir
repoussé la proposition Lockroy par 354 voix contre 127, elle adoptait le
projet Joseph Fabre, accepté par le Gouvernement, à la majorité de 3S5 voix
contre 142. Rien
n'était fait encore puisque le projet devait aller devant le Sénat. II y fut
immédiatement porté et la Commission qui fut élue le 8 Février comprit huit
sénateurs opposés contre un seul favorable. Trois jours avant l'ouverture de
la discussion, on apprenait que la Chambre des mises en accusation avait
rendu une ordonnance de non-lieu en faveur du prince Napoléon. Ainsi, par une
singulière ironie des choses, celui dont l'inopportune manifestation avait
provoqué tout ce tapage et cette longue crise, était renvoyé indemne. et ceux
dont l'attitude à l'armée, ou dans la vie civile, avait toujours été correcte
étaient menacés de l'exil ou tout au moins de la perte de leur grade, car,
depuis le commencement de l'affaire, il n'avait été question que des princes
d'Orléans et le seul projet qui visât le prince Napoléon, celui de M. Devès,
avait été écarté sans débat. Le nom des d'Orléans n'avait été prononcé qu'une
fois, quinze jours avant l'apparition du Manifeste, dans un article de la Revue
des Deux Mondes du 1er Janvier1883, où M. G. de la Madeleine rappelait la
loi du 21 Décembre 1872 qui leur avait rendu 45 millions et démontrait, bien
mal à propos, par les précédents historiques et en droit strict, l'équité de
cette mesure. Le
rapporteur de la Commission sénatoriale, M. Allou, chargé de conclure au
rejet pur et simple du projet de loi, avait rédigé un travail très
académique, mais qui tenait trop peu de compte de la situation créée au
Gouvernement et à la République par tout le bruit qui s'était fait autour de
cette question si malencontreusement soulevée. En droit pur il avait raison
politiquement i) avait tort. Ceux-là même qui déploraient cette discussion,
reconnaissaient l'impossibilité de tout terminer par un vote négatif et les
sénateurs les plus modérés. MM. Barbey, Léon Say, Waddington, Marcel Barthe,
Bardoux, avaient déposé des propositions qui semblaient pouvoir réunir la
majorité dans une Assemblée républicaine. M. Barbey était l'auteur d'un
contre-projet qui écartait les dispositions relatives à l'inéligibilité des
princes, mais laissait au ministre la faculté de mettre en disponibilité les
princes-officiers et au Gouvernement celle d'expulser ceux qui attenteraient
à la sûreté de l'État. MM. Léon Say et Waddington ajoutaient au projet Joseph
Fabre un amendement punissant du bannissement l'acte de prétendant ou la
manifestation ayant pour but d'attenter à la sûreté de l'État. Enfin MM.
Marcel Barthe et Bardoux déposaient une proposition de loi générale qui ne
visait pas spécialement les prétendants. La
discussion au Sénat dura deux jours. Combattu par MM. Barthélemy
Saint-Hilaire, Allou, Jauréguiberry et Bardoux, le projet fut défendu par MM.
Challemel-Lacour, Devès, Tolain et Clamageran. M. Challemel-Lacour prit à
partie M. Allou, auquel il reprochait d'avoir confondu le régime censitaire
avec le régime du suffrage universel, et transforma en une conspiration de
prétendants l'accord tacite qui s'était établi entre tous les princes pour
discréditer la République. Il adjurait le Sénat de ne pas s'exposer à perdre
toute autorité en repoussant une loi voulue par la majorité de la Chambre et
appuyée par le Cabinet. Partisans du projet et adversaires, M.
Challemel-Lacour et M. Allou furent d'accord pour déclarer que ce qui nous
faisait défaut, ce que le pays demandait par-dessus tout, c'était un
Gouvernement énergique. Et, en effet, la question n'eût pas pris cette acuité
si, dès le début, un Ministère fort eût pris en main l'affaire et provoqué
les résolutions du Parlement, au lieu de les attendre pour se faire une
opinion. Quatre
votes furent émis dans la séance du 12 Février. Par le premier le Sénat
décide, à la majorité de 165 voix contre 111, de passer à la discussion des
articles, évitant ainsi toute apparence de parti pris. Par le second il
rejette, à la majorité de 148 voix contre 132, le premier article du
contre-projet Barbey, auquel M. Devès s'était rallié, au nom du Gouvernement.
Par le troisième il repousse l'article 1~ du projet Joseph Fabre, à la
majorité de 171 voix contre 88 et enfin par le quatrième, rendu à la majorité
de 158 voix contre 122, il adopte le contre-projet Léon Say. Le Gouvernement,
doublement battu par le second et par le troisième vote, remet sa démission
le 13 Février au Président de la République, mais reste aux affaires pour
pouvoir transmettre à la Chambre le texte voté par le Sénat. La
Commission de la Chambre repousse ce texte, adopte celui de M. Floquet
qu'elle avait rejeté quelques jours auparavant, et nomme rapporteur M.
Marcou. Le 1S Février la discussion s'engage à la Chambre. M. Madier de
Montjau pousse le fameux cri : « Sus au Sénat ! » ce qui
était un singulier moyen d'amener cette Assemblée au sentiment de la Chambre
MM. Marcou et Pelletan parlent dans le même sens et appuient, avec moins
d'emportement, la proposition Floquet. MM. Antonin Proust et Martin-Feuillée,
plus politiques, pénétrés de la nécessité d'arriver à une entente entre les
deux Chambres, reprennent les articles 1 et 2 du contreprojet Barbey ; ils
sont soutenus par M. Floquet lui-même, et les deux articles sont adoptés par
317 voix contre 173. M.
Devès retourne au Sénat où a lieu, le 17 Février, un duel entre MM. Challemel-Lacour
et Allou. Après avoir entendu et énergiquement applaudi les deux orateurs,
l'Assemblée, divisée en deux parties numériquement égales, passe à la
discussion des articles, à une voix de majorité seulement, par 140 voix
contre 139, et rejette, à 5 voix de majorité, l'article 1er qui ne réunit que
137 voix contre 142, JI y avait un mois et un jour que le prince Napoléon
avait fait apposer son affiche tous les rapports, toutes les discussions,
tous les discours des deux Chambres avaient abouti à un lamentable
avortement. Il n'en restait rien, pas même un Cabinet démembré le 18 Février
la démission des débris du Ministère du 7 Août était définitivement acceptée
et, trois jours plus tard, un nouveau Cabinet était formé. Son premier soin
fut d'appliquer aux princes-officiers la loi de 1834. Un décret du 23 Février
mit en inactivité par retrait d'emploi les ducs d'Aumale, de Chartres et
d'Alençon. Un sénateur de Droite, le général Robert, interpella le nouveau
Ministère sur cette mesure. L'ordre du jour pur et simple, voté par 146 voix
contre 107, fut une approbation résignée, mais une approbation de la conduite
du Gouvernement. La question des prétendants était momentanément vidée. Elle
avait rempli d'amertume les derniers jours ministériels d'hommes politiques
pleins de bon vouloir, d'honnêtes gens dont les débuts fort sages méritaient
une autre fin. Dans
l'intervalle des débats passionnés et confus auxquels donna lieu la loi des
prétendants, le Cabinet sut prendre une bonne attitude pendant les
discussions plus calmes et beaucoup plus intéressantes, de la réforme
judiciaire et de la loi municipale qui vinrent devant la Chambre à la fin de
Janvier et au commencement de Février. Après
le vote du 10 Juin 1882 sur l'élection des magistrats, la Commission s'était
hâtée lentement de préparer une proposition conforme à ce vote. La nomination
du rapporteur, M. P. Legrand, au ministère du Commerce retarda encore ses
travaux et le nouveau rapporteur, M. Lepère, ne put soumettre une solution à
la Chambre que le 15 Janvier. Il trouvait ses dispositions bien changées. Le
partisan le plus ardent de l'élection, M. Jules Roche, s'était converti à un
autre système et on pouvait supposer que d'autres députés se rencontreraient
avec lui sur le chemin de Damas. Quoi qu'il en soit, M. Lepère proposait pour
le choix des juges une élection à deux degrés ; il étendait la compétence des
juges de paix à 200 francs sans appel et à 500 francs avec appel, celle des
tribunaux d'arrondissement à 3.000 francs en dernier ressort, et, pour des
sommes supérieures, avec appel au tribunal le plus rapproché ; il établissait
des assises criminelles près de chaque tribunal de département et il faisait
élire les juges de cassation, tout comme le Président de la République, par
le Sénat et la Chambre des députés. Ce
projet, soutenu par MM. Lepère, Clémenceau et Gerville-Réache, fut très
vivement combattu par MM. Jules Roche, Granet et Waldeck-Rousseau. L'ancien
ministre de l'Intérieur du 14 Novembre démontra que les juges, même nommés
par le pouvoir, émanent du peuple, puisque ce pouvoir n'est lui-même qu'une
émanation du suffrage universel. N'y aurait-il pas danger, avec l'élection,
de morceler l'unité nationale, de rétablir les anciens Parlements, puisque
l'on aurait, dans certaines villes, des petites coteries judiciaires, ici
bonapartistes, là légitimistes, ailleurs radicales Personne ne songe à
établir le gouvernement direct du peuple par le peuple ; donc il ne faut pas
faire choisir directement les juges par le peuple. Apres cette éloquente
démonstration, le système Lepère avait vécu. Il fut repoussé, le 27 Janvier,
par 274 voix contre 224 et la Commission de la réforme judiciaire donna sa
démission. Quelques jours après le Garde des Sceaux, M. Devès, déposait un
nouveau projet. Les événements ne permirent pas de le discuter ; mais M.
Martin-Feuillée, successeur de M. Devès dans le nouveau Cabinet, s'en inspira
largement. La
discussion de la loi municipale fut seulement amorcée sous le Ministère Duclerc,
ou plutôt sous le Ministère Fallières, puisque cette discussion commença le 8
Février. Trois systèmes étaient en présence celui de la commune autonome,
celui de la commune soumise à la tutelle du département, celui de la commune
soumise à la tutelle de l'État. Les radicaux, avec M. Clémenceau,
recommandaient le premier système les demi-radicaux, comme M. Goblet, qui
avait déposé le projet, soutenaient le second la majorité de la Commission et
son rapporteur, M. de Marcère, appuyaient le troisième. Le Gouvernement, par
l'organe de M. Develle, déclara qu'il abandonnait le projet Goblet pour faire
sien le projet de Marcère. Il nous
faut rappeler, pour achever l'histoire du Cabinet du 7 Août, les actes
principaux du ministre de l'Instruction Publique dont le rôle avait été
forcément un peu effacé depuis le 16 Janvier. Le 3 Novembre M. Duvaux avait
adressé une circulaire très sage aux préfets sur les emblèmes religieux dans
les Écoles primaires. L'École étant devenue neutre, depuis le 28 Mars 1882,
il convenait de respecter la loi et de ne pas introduire d'emblème d'un culte
dans les Écoles de construction nouvelle ; dans les Écoles anciennes il
fallait respecter les emblèmes existants, partout où leur enlèvement
blesserait les convictions religieuses des populations. D'ailleurs le
véritable esprit de la loi du 28 Mars, c'est la transformation des programmes
et non celle des locaux. C'est encore pour l'application de la loi du 28 Mars
que M. Duvaux rédigea sa circulaire du 22 Décembre, sur l'examen imposé aux
enfants élevés dans la famille, examen très modeste, en somme, et qui ne
justifiait guère le reproche qui fut adressé au ministre d'introduire dans
l'Ecole et dans la famille la politique et ses passions. Un autre reproche,
d'ordre pédagogique, fut adressé à M. Duvaux. On a prétendu qu'il s'était
montré systématiquement opposé à l'enseignement supérieur. Issu de
l'enseignement secondaire, M. Duvaux pensait que l'enseignement secondaire,
qui forme les classes dites dirigeantes, a une importance toute particulière
dans notre démocratie et il aurait voulu astreindre les élèves sortant de
l'École normale à un stage dans cet enseignement. Quelques années passées,
dans un lycée, outre qu'elles seraient très profitables aux élèves de ces
lycées, seraient singulièrement utiles aux jeunes normaliens qui
apporteraient ensuite à l'enseignement supérieur plus d'expérience et de
maturité. Cette exigence de M. Duvaux n'était pas de l'hostilité tant s'en
faut. Le
ministre prouva d'ailleurs tout l'intérêt qu'il portait à l'enseignement
supérieur en étudiant la question, non encore résolue, de l'institution d'un
doctorat ès sciences médicales ; en organisant, pour le doctorat, dans les
Facultés de Droit trois cours de pandectes, d'histoire du droit et de droit
constitutionnel ; en ouvrant une enquête sur le régime des Écoles de plein
exercice et des Écoles préparatoires de Médecine et de Pharmacie, une autre
enquête sur l'institution des cours libres dans les Facultés ; en apportant
d'excellentes modifications dans le service des bibliothèques universitaires
; en s'occupant avec une extrême sollicitude de l'amélioration des locaux
dans les Facultés des Lettres ; en faisant dresser une liste officielle des
travaux personnels des professeurs des Facultés des Sciences et des
professeurs des Facultés des Lettres et, enfin, en formulant, à la veille de
sa chute, le 18 Février 1883, des règles excellentes pour l'organisation du
travail et pour la préparation des grades dans les Facultés des Sciences et
des Lettres. Même pendant la discussion du budget, si absorbante pour un
ministre, même pendant la période agitée du 15 Janvier au 21 Février,
l'activité de M. Duvaux fut incessante et elle s'appliqua à tous les ordres
d'enseignement, mais particulièrement à l'enseignement supérieur, ce qui
n'empêcha pas ses adversaires de répandre la légende qu'il avait administré
contre l'enseignement supérieur. Nous
devions ce témoignage à un honnête homme dont le passage à l'Instruction
Publique a laissé les meilleurs souvenirs et qui a tenu dignement sa place
dans la série des ministres républicains dont l'Université est justement
fière. Le
Cabinet Duclerc-Fallières disparaissait donc à son tour, après sept mois et
quelques jours d'existence, emporté par la confuse tourmente que le Manifeste
du prince Napoléon avait provoquée et dont la vraie cause était le funeste
événement du 31 Décembre 1882. Du 30 Janvier 1879, date de son élection, au 14 Novembre 1881, M. Grévy n'avait pas compris que l'homme en qui s'incarnait la République devait être appelé à la tête de ses Conseils. Du 14 Novembre 1881 au 26 Janvier 1882 il l'avait subi plutôt qu'il ne l'avait soutenu. Du 26 Janvier au 31 Décembre 1882 il avait méconnu cette vérité évidente que, Gambetta vivant, il était impossible de constituer un Cabinet durable dont Gambetta ne fît pas partie. Gambetta mort, allait-il accorder à son véritable héritier, au seul homme de gouvernement qu'eût alors la République, cette pleine confiance qui est la probité d'un chef d'État et que Gambetta n'avait jamais obtenue ? C'était la question que se posaient tous les politiques clairvoyants et que le nouveau Président du Conseil se posait lui-même le 21 Février 1883. |