HISTOIRE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

LA PRÉSIDENCE DE JULES GRÉVY

 

CHAPITRE V. — LE SECOND MINISTÈHE DE FREYCINET.

Du 30 Janvier au 7 Août 1882.

 

 

Les nouveaux ministres. — Administration non homogène. — La Déclaration. — Interpellation sur l'ajournement de la révision. — M. Goblet et l'extrême Gauche. — Désarroi de l'Assemblée, esprit d'exclusivisme du Ministère. — Abus des prises en considération. — Activité du Sénat. — L'élection des maires. — La mairie centrale de Paris et M. Jules Hoche. — Les élections municipales complémentaires. — Progrès de la pacification en Tunisie. — La responsabilité ministérielle et M. Caillaux. — Interpellation sur les affaires algériennes à la Chambre. — Réforme du Code d'instruction criminelle au Sénat. — La question du divorce la Chambre. — Le régime des boissons et M. Léon Say. — La réforme judiciaire l'élection des juges. — Vote de quelques lois d'affaires (Juin-Août) et interpellations diverses à la Chambre. — L'indemnité aux alfatiers de Saïda. — Le Protectorat tunisien. — L'interpellation Blancsubé. — Discussion générale du budget de 1883. — L'Instruction Publique sous le Ministère de Freycinet. — Historique de la loi du 28 Mars 1882. — Opposition de la Droite. — Admission des ministres des cultes dans les locaux scolaires. — Les devoirs envers Dieu et la patrie. — L'obligation et la laïcité devant le Sénat renouvelé. — La loi du 28 Mars 1882. — L'enseignement secondaire privé. — Les petits séminaires. — La seconde délibération. — Révision nécessaire de la loi du 15 Mars 1850. — La réforme de renseignement secondaire spécial. — Les interpellations sur les affaires d'Egypte. — Indécisions du Président du Conseil. — Le mouvement « national » et Arabi. — Avances timides au parti national. — Danger de l'intervention ottomane. — Le Khédive menacé de déposition. — Attitude de M. de Freycinet le 11 Mai. — Faiblesse du Khédive. — La France propose la réunion d'une Conférence. — Attitude de M. de Freycinet le 1er Juin. — Massacre d'Alexandrie. 14 Juin. — La France semble se préparer à l'intervention armée. — Bombardement d'Alexandrie par les Anglais. — Attitude de M. de Freycinet le 18 Juillet. — Le rapport de M. Schérer et l'opinion du Sénat sur M. de Freycinet. — Séance du 26 Juillet il la Chambre. — Appréciation sur le Cabinet du 30 Janvier.

 

Pendant la semaine qui avait précédé la chute de Gambetta, les intimes de l'Élysée allaient répétant dans les couloirs de la Chambre, pour rassurer les hésitants, que M. de Freycinet s'était engagé a accepter le pouvoir. La rapidité avec laquelle fut constituée la nouvelle administration donna créance à ce bruit la crise ne dura que trois jours et le 30 Janvier l'Officiel publiait la liste des ministres et des sous-secrétaires d'Etat. M. de Freycinet prenait, avec la Présidence du Conseil, les Affaires Etrangères. M. Goblet, ancien sous-secrétaire d'Etat, recevait le portefeuille de l'Intérieur, M. Léon Say celui des Finances, M. Humbert celui de la Justice et des Cultes, M. Jules Ferry celui de l'Instruction Publique et des Beaux-Arts, le général Billot celui de la Guerre, le vice-amiral Jauréguiberry celui de la Marine et des Colonies, M. Varroy celui des Travaux Publics, M. Tirard celui du Commerce et M. de Mahy celui de l'Agriculture. Un seul membre du Cabinet Gambetta était conservé M. Cochery restait aux Postes et Télégraphes. Quatre sous-secrétaires d'État furent d'abord nommés M. Develle a l'Intérieur, M. Varambon à la Justice, M. Berlet aux Colonies et M. Rousseau aux Travaux Publics. Quelques jours après la constitution du Cabinet, M. Duvaux fut appelé au sous-secrétariat de l'Instruction Publique et des Beaux-Arts. Sur 10 députés faisant partie du nouveau Cabinet, comme ministres ou comme sous-secrétaires d'Etat, 4 seulement avaient fait partie de la majorité des 268, le 2G Janvier les G autres, MM. Goblet, Develle, Jules Ferry, Rousseau, Tirard et Cochery, avaient voté avec la minorité des 2)8. La première différence du Cabinet du 30 Janvier 1882 avec celui du ')4 Novembre était la suppression du ministère des Arts la seconde, de moindre importance, était le rattachement des Cultes à la Justice, et la troisième était le rattachement des Colonies à la Marine. Cette dernière mesure était particulièrement malheureuse.

Il était difficile de former à la fois une réunion d'hommes plus compétents et un assemblage plus incohérent que celui du 30 Janvier. M. de Freycinet, dont Gambetta avait dit : « Comme caractère c'est une nolonté, comme intelligence c'est un filtre, » était peut-être, dans tout le Parlement, l'homme le moins capable d'exercer une sérieuse action sur ses collègues, de fondre des éléments aussi disparates. Le nouveau Président du Conseil s'était séparé de M. Jules Ferry, en Septembre 1880, sur l'exécution des décrets Il n'était pas moins éloigné de M. Léon Say sur la question du rachat des chemins de fer et sur la politique financière. M. Léon Say, avant d'entrer dans la combinaison, avait formulé ainsi son programme ni émission de 3 p. 100 amortissable, ni conversion de 8 p. 100, ni rachat de chemins de fer. De plus M. Léon Say estimait qu'il fallait sensiblement ralentir l'exécution des grands travaux qui figuraient au plan Freycinet or, ces travaux allaient être augmentés : par l'exécution de 475 kilomètres de lignes dites stratégiques. M. Goblet, le ministre de l'Intérieur, était un partisan décidé de la séparation des Églises et de l'État dont M. Ferry était un adversaire non moins résolu. De solidarité, d'homogénéité il n'en existait pas l'ombre dans le Cabinet. Par la réunion des compétences éprouvées, c'était bien le grand Ministère, mais le grand Ministère sans le grand homme. C'est le 30 Janvier 1882 et non pas le 14 Novembre 1881 que M. Grévy aurait pu prononcer le mot que nous avons rappelé. D'idées communes les hommes intelligents, voire remarquables que nous venons d'énumérer, n'en avaient sur rien, et leur chef avait moins d'opinions arrêtées que personne il n'apporta ni doctrine ni système dans la direction du Cabinet ou dans celle de nos relations extérieures.

La Déclaration refléta cet état d'esprit. M. de Freycinet affirmait sa pleine déférence pour le Parlement, que M. Waldeck-Rousseau avait traité si rudement dans sa première circulaire aux préfets. Il annonçait la préparation de lois destinées à organiser la liberté d'association, tout en maintenant intacts les droits essentiels de l'État. Ni ces lois ne furent préparées, ni les droits de l'État, nous le verrons, ne furent sauvegardés. L'auteur de la Déclaration disait sans ambages que les circonstances commandaient d'ajourner la révision cet ajournement était ie seul résultat positif de la chute du précédent Cabinet. Les successeurs de Gambetta proclamaient ensuite l'urgence de la réforme judiciaire, de l'accroissement de la compétence des juges de paix, de la diminution du chiffre maximum des magistrats, de la suppression des tribunaux inoccupés, de l'organisation de troupes spéciales pour les colonies et de l'établissement d'un bon système de recrutement.

La Déclaration se terminait par l'aphorisme connu, que les nations ne vivent pas seulement de politique. Par sa naissance, par sa composition, par la nécessité où il était de s'appuyer sur la fraction avancée de la Gauche, le Cabinet du 30 Janvier dut vivre surtout de politique et d'une mauvaise politique, faite de rancune contre le glorieux vaincu du 26 Janvier, d'exclusion des membres de l'Union républicaine, de compromissions destinées à maintenir une majorité sans consistance, d'absence de vues d'ensemble et d'une large compréhension de la direction à imprimer aux services publics ou à notre action extérieure. M. de Freycinet ne se retrouvait égal à lui-même qu'à la tribune, lorsqu'il n'était pas trop gêné par ses alliances et dans les questions de politique intérieure, car la série de ses discours sur la politique étrangère en 1882 est un tissu de contradictions.

Le 6 Février MM. Lockroy et Granet l'interpellent sur la non-exécution de la résolution du 26 Janvier, par laquelle la Chambre avait, disaient-ils, manifesté ses intentions révisionnistes. Le Président du Conseil établit une distinction très juste entre les lois ordinaires et les lois constitutionnelles. Les premières doivent être portées par le Gouvernement du Palais Bourbon au Luxembourg ou du Luxembourg au Palais Bourbon. Les secondes doivent être votées spontanément par chaque fraction du Parlement, et ce sont ces votes spontanés qui amènent la réunion du Congrès. D'ailleurs, en admettant que le Gouvernement consentit à porter au Luxembourg la résolution du 26 Janvier, que dirait-il à la Haute Assemblée ? Quelle était l'opinion exacte à la Chambre ? S'était-elle prononcée pour une révision partielle ou pour une révision inimitée ? Son vote ne s'était-il pas compliqué d'une question de confiance ? M. de Freycinet refit en somme le discours de M. Gambetta, convainquit aisément ses auditeurs et obtint un ordre du jour déclarant que la Chambre était, confiante dans les déclarations du Gouvernement et dans sa volonté d'accomplir les réformes attendues < dont fait partie la révision des lois constitutionnelles. Ce membre de phrase fut la seule satisfaction, toute platonique, donnée aux partisans de la révision et la révision fut enterrée pour longtemps. Le Cabinet obtint 271 voix contre 61 ; il y eut 127 abstentionnistes et parmi eux Gambetta et tout son Cabinet.

Le premier contact du Cabinet avec la Chambre lui avait valu une victoire assez médiocre, puisque la majorité n'avait pas réuni la moitié des membres de la Chambre. Il dut des succès de meilleur aloi à M. Goblet, le nouveau ministre de l'Intérieur. A ce moment de sa carrière politique, M. Goblet marchait encore avec le gros du parti républicain qu'il devait plus tard devancer et de si loin. MM. de Lanessan et Clémenceau se plaignaient de l'intervention des troupes dans les grèves du Gard. Le ministre leur répondit que le Gouvernement, par cette intervention, avait prévenu des troubles et des atteintes à la liberté du travail, et opposa le système préventif au système répressif. Cette réponse stéréotypée, qui sera régulièrement faite par les ministres de l'Intérieur a toute question analogue, satisfit entièrement la Chambre elle l'approuva par 296 voix contre 50. Plus complète encore fut l'approbation, dans l'interpellation de M~ Freppel, a propos de l'expulsion des Bénédictins de Solesmes la Chambre donna 406 voix au Ministère contre 71 aux interpellateurs.

Dans d'autres circonstances l'Assemblée, en plein désarroi depuis le ~6 Janvier, se montrait animée de l'esprit d'exclusivisme le plus étroit et le plus mesquin il suffisait d'appartenir à l'Union républicaine pour être écarté non seulement du bureau, mais des Commissions les moins s importantes. Il semblait à beaucoup de républicains, honnêtes mais effarés, que la nomination à un poste quelconque d'un ami ou d'un partisan de M. Gambetta eût été comme une approbation du pouvoir personnel. M. Boysset fut élu vice-président de la Chambre contre M. Hérisson, et M. Martin-Nadaud questeur contre M. Noël Parfait : MM. Hérisson et Noël Parfait étaient les candidats de l'Union républicaine. Le Gouvernement n'avait pas de son rôle une conception plus large que la majorité. M. de Miribel avait quitté le ministère de la Guerre en même temps que le général Campenon, le 30 Janvier. M. Weiss fut remplacé par M. Decrais a la direction politique des Affaires Étrangères ; M. Andrieux fut envoyé en mission temporaire à Madrid, récompense de son zèle comme rapporteur des Trente-Trois ; M. Roustan fut appelé de Tunis à New-York ; M. Jaurès remplaça M. de Chaudordy à Saint-Pétersbourg. A Londres M. Challemel-Lacour avait demandé son rappel il eut pour successeur M. Tissot M. de Noailles fut nommé à Constantinople, M. de Bresson à Belgrade, M. Mariant à Munich, M. de Montebello à Bruxelles et M. Cambon à Tunis. Ces choix n'étaient pas tous mauvais, tant s'en faut ; quelques-uns avaient le défaut t d'être dirigés contre M. Gambetta et inspirés par une politique de rancune, que l'on devait moins attendre de M. de Freycinet que de tout autre. C'est le même esprit de concession aux radicaux qui dicta la réponse faite le 23 Février à M. Clovis Hugues au sujet de l'expulsion d'un sujet russe, Pierre Lavroff. M. de Freycinet invoqua, pour justifier l'expulsion, la loi de 1849 ; mais il affaiblit singulièrement ses explications en annonçant la présentation par le Garde des Sceaux d'un projet de loi modificatif de la loi de 1849. Dès le lendemain, en effet, M. Humbert déposa le projet annoncé qui n'apportait que d'insignifiantes restrictions au droit ministériel d'expulsion des étrangers.

Le laisser-aller gouvernemental, la crainte de s'aliéner la Gauche radicale se retrouvent encore dans l'attitude du Cabinet en face de M. Boysset. Le vice-président de la Chambre avait déposé une proposition de dénonciation du Concordat bien décidé à la combattre au fond, le Gouvernement la laissa prendre en considération, le 7 Mars, sans réfléchir qu'il s'affaiblissait par ces aveux d'impuissance, par ces concessions dont on ne devait lui savoir aucun gré et qui l’obligeaient à des concessions nouvelles.

Les premiers rapports du Cabinet avec la Chambre avaient donc été marqués par des exigences impolitiques de la Chambre, par une condescendance regrettable du Cabinet. Les rapports avec le Sénat furent meilleurs, non pas que le Cabinet se soit montré plus ferme, mais l’Assemblée se montra plus politique. Dès le 3 Février elle plaçait à sa tête M. Le Royer, par 168 voix sur 175 votants, en remplacement de M. Léon Say, qui était devenu ministre des Finances. M. Le Royer qui devait occuper le fauteuil pendant tant d'années et avec tant d'autorité était, par la ferme modération de ses opinions, le véritable représentant de la majorité républicaine du Sénat. La Haute Assemblée a été présidée avec plus d'éclat elle ne l'a jamais été avec plus d'exactitude, de conscience et de sûreté.

Le 9 Février le Sénat rejette une proposition de M. Batbie sur la garantie des droits des citoyens. M. Humbert démontra sans peine que la proposition, avec des apparences impersonnelles, visait les membres des congrégations non autorisées et revenait sur l'exécution des décrets de 1880. Le 24 Février, c'était une loi votée par la Chambre que le Sénat repoussait par 158 voix contre 93 la Chambre avait réduit à onze heures de trayait effectif la journée des mineurs de seize ans et des femmes dans les manufactures, par dérogation à la loi du 9 Septembre ')848 qui fixait cette journée à douze heures. Enfin, montrant une activité très louable, dont le mérite revenait à son Président, le Sénat adoptait le 28 Février une loi qui accordait aux produits anglais le traitement de la nation la plus favorisée, à la suite de la rupture des négociations commerciales avec l'Angleterre. Le 7 Mars il adoptait une autre loi d'affaires très importante, celle qui réglait l'état civil des indigènes musulmans en Algérie, et il entamait, quelques jours après, la discussion de la loi sur l'enseignement primaire, obligatoire et laïque.

Pendant qu'au Luxembourg on se livrait à ces sérieux travaux, la Chambre adoptait le 6 Mars l'inoffensive proposition Barodet, tendant à faire recenser et analyser tous les programmes électoraux des 21 Août et 4 Septembre 1881. Elle accordait beaucoup plus d'importance à ces discussions oiseuses qu'à celle de la loi sur l'administration de l'armée qui fut votée presque sans débats le 16 Mars et publiée le 24 au Journal officiel. Ce n'est pas que la Chambre se désintéressât des questions essentielles elle préférait les autres, celtes ou elle pouvait faire publiquement étalage de sentiments démocratiques. Elle se départit pourtant de sa rigueur doctrinale et de son exclusivisme, quand elle fit entrer Gambetta dans la Commission chargée d'étudier la question du recrutement et du service de trois ans. La Commission s'honora en plaçant à sa tête le grand patriote, l'artisan passionné de notre relèvement. Au moment où Gambetta prenait la présidence de cette importante Commission, on apprenait les résultats officiels du recensement quinquennal qui avait eu lieu le ')8 Décembre précédent. De L876 à 1881 la population française n'avait augmenté que de4tS,398 habitants. Cette faible augmentation, 5 fois plus petite que celle de l'Allemagne, 9 fois plus petite que celle de la Russie, présageait une prochaine diminution et devait avoir sa répercussion sur le recrutement militaire dont elle rendrait la charge plus lourde d'année en année.

Nous n'avons plus à signaler, avant la séparation des Chambres qui eut lieu le 1er Avril, que l'adoption de deux articles détachés de la loi organique municipale, l'un relatif à l'élection des maires dans les chefs-lieux de département, d'arrondissement et de canton, l'autre à l'adjonction des plus imposés aux Conseils municipaux pour le vote des emprunts et des contributions extraordinaires. Le Gouvernement avait eu l'idée de morceler la loi organique municipale, dont l'élaboration était loin d'être achevée, et de soumettre ces deux articles à l'examen du Parlement. M. Goblet fit preuve, dans la discussion, de connaissances juridiques étendues et d'un talent de tribune qui fut apprécié même au Sénat ; où les orateurs étaient nombreux. L'adjonction des plus imposés aux Conseils municipaux avait été défendue au Luxembourg par MM. Porriquet et Bocher ; le sénateur du Calvados, profondément versé dans la connaissance des affaires et les traitant avec une éloquence aussi précise que brillante, ne put sauver l'institution des plus imposés ; personne en France, M. Bocher le remarquait, n'en demandait. t. la suppression ; mais aussi elle ne se justifiait par aucune bonne raison, elle était contraire à l'égalité, elle introduisait dans les Conseils municipaux des éléments étrangers qui en modifiaient indument la majorité aussi fut-elle supprimée, âpres un bon discours du ministre, par 167 voix contre 98.

M. Goblet fut plus gêné devant la Chambre, non pas que le principe de l'élection des maires y fut contesté, mais il avait comme collègue, dans le Cabinet, un sénateur de la Seine, M. de Freycinet, qui ne voulait pas rompre trop ostensiblement avec lei majorité du Conseil municipal de Paris. Or, cette majorité réclamait le rétablissement de la mairie centrale et ses revendications avaient été portées à la tribune par M. Jules Roche, l'un des membres les plus actifs du parti radical l'amendement de M. Jules Roche fut rejeté par 276 voix contre H8.

La loi de Juillet 1876, après le vote de la Chambre et du Sénat, fut donc modifiée, conformément aux propositions du Gouvernement ; de plus, un des articles de la loi nouvelle décidait qu'il y aurait, avant l'élection des maires, des élections complémentaires pour pourvoir aux vacances qui se seraient produites dans les Conseils municipaux. Les élections municipales complémentaires eurent lieu le 16 Avril et, quelques jours après, l'élection des maires dans 3.000 communes. Les républicains avaient voté avec tant de mollesse et ils avaient été au scrutin si divisés que la majorité fut acquise aux réactionnaires ou aux violents dans 350 ou 400 communes. L'élection des maires par les Conseils municipaux dans les chefs-lieux de département, d'arrondissement et de canton, tant redoutée de M. Thiers, de l'Ordre moral et même des républicains timorés, s'accomplit en 1882, sans incidents qui méritent d'être relevés. Elle a pu donner Heu depuis à des difficultés d'ordre administratif ; elle n'a pas fait courir de dangers à l'unité nationale. Il en fut de cette liberté nouvelle comme de toutes les autres elle est entrée dans les mœurs et, dans les milieux les plus ardents, on la pratique comme si on l'avait toujours possédée. Pendant les vacances du mois d'Avril 1882 il y eut en Algérie des faits dé guerre qui eurent leur contre-coup à la Chambre dès la rentrée, et en Tunisie des tentatives sérieuses pour consolider le protectorat. Bien que nos colonnes fussent toujours obligées de parcourir en de rapides incursions les différentes parties de la Régence, la pacification faisait de réels progrès et M. Cambon la favorisait par quelques mesures d'habité politique. L'attitude de Taieb-bey, frère de Mohammed-es-Sadock, avait été si suspecte que M. Roustan l'avait fait emprisonner. M. Cambon le réconcilia avec son frère et les indigènes furent reconnaissants a notre Résident général de cet acte de confiante générosité. L'agitation aurait, dès ce moment, à peu près disparu, si elle n'avait été entretenue par les tribus en armes qui trouvaient un refuge et un appui dans la Tripolitaine. A Paris, le Gouvernement central, en vue d'étendre le protectorat, avait fait signer le 23 Avril un décret qui ressemblait fort aux décrets de rattachement rendus pour l'Algérie. La correspondance du Résident généra), au lieu d'être centralisée au quai d'Orsay, était répartie entre les différents ministères, suivant les affaires qu'elle traitait le ministre des Affaires Étrangères ne connaissait plus que les affaires ayant un caractère international. La mesure pouvait se défendre si elle était transitoire et, grâce à elle, le Résident général put traiter avec le ministre de la Guerre de l'organisation d'une armée indigène, avec le Garde des Sceaux de l'organisation de la justice, avec le ministre de l'Instruction Publique de l'organisation d'un enseignement primaire supérieur et professionnel. Ces institutions une fois créés, il y aurait tout avantage, pour ne pas éparpiller la responsabilité, à faire dépendre le Résident général de Tunisie, comme le Gouverneur général de l'Algérie, d'un seul ministre. Cette responsabilité une fois bien fixée, il est conforme aux règles parlementaires que le ministre ne s'en décharge pas sur son subordonné, fut-il gouverneur ou résident, et qu'il paraisse et réponde seul devant le Parlement.

Cette question de la responsabilité ministérielle fut soulevée à la Chambre, le 4 Mai, par M. Guichard. Le député de l'Yonne interrogea M. Humbert sur la suite donnée au vote par lequel l'ancienne Chambre, le 28 Juillet 188t, avait invité le Gouvernement à exercer des poursuites en responsabilité civile contre M. Caillaux, ancien ministre du 16 Mai, qui avait outrepassé les crédits accordés pour des réparations à exécuter au Louvre. Le Garde des Sceaux répondit que, pour un délit, il ne savait devant quelle juridiction citer M. Caillaux, le Sénat n'ayant de compétence que pour les crimes. La Chambre invita le Gouvernement à combler la lacune de la législation au sujet de la responsabilité ministérielle. Aucune suite ne devait être donnée à ce vote.

Le même jour (4 Mai) eut lieu l'interpellation de MM. Tenot et Ballue sur les affaires algériennes, plus critiques, à ce moment, que celles de Tunisie, puisque nos troupes, au nombre de 300 hommes, avaient été attaquées près d'El-Frathis, dans la région indécise qui s'étend entre le Sud-Oranais et le Maroc, et avaient perdu un tiers de leur effectif et abandonné leur convoi. Le capitaine de Castries, qui commandait le détachement attaqué, n'avait échappé à une destruction totale qu'après une lutte héroïque contre 6 à 7.000 hommes. Le combat d'El-Frathis était du 26 Avril. Vingt jours auparavant le Gouvernement était revenu sur un décret du Cabinet précédent, daté du 26 Novembre. Par ce décret, le général Campenon avait confié la direction des territoires de commandement, le Sahara et le Tell, au seul commandant en chef du 19e corps. Le général Billot réunit au contraire toute l'administration, celle des indigènes des territoires de commandement comme celle des Européens, entre les mains du gouverneur général civil, à charge pour lui de communiquer au général en chef la correspondance relative aux territoires de commandement. Cette réforme maladroite du Cabinet du 30 Janvier n'eut évidemment pas d'influence sur les événements du 26 Avril elle indiquait seulement la méconnaissance par le ministre de la nécessité d'un pouvoir centralisé en Algérie.

L'interpellation, du reste, ne porta pas sur ce point, mais sur le traité de 1845, qui n'avait établi qu'une ligne de démarcation idéale entre la France algérienne et le Maroc, et sur une convention conclue en 1882 entre la France et la monarchie schérifienne, qui donnait à chaque Empire le droit de poursuivre les rebelles sur le territoire de l'autre. Pourquoi, dit M. Ballue, n'avoir pas occupé Figuig, le centre où se préparent toutes les incursions du Sud-Oranais ? Pour des considérations purement militaires, répondit M. de Freycinet et la Chambre, au lieu de lui accorder l'ordre du jour de confiance qu'il sollicitait, vota à l'unanimité l'ordre du jour pur et simple dont il dut se contenter. On voit que l'interpellation n'avait pas beaucoup éclairé la question et qu'elle n'était pas de nature à commander une politique plus ferme, une action plus énergique en Algérie. Il était un peu humiliant pour notre orgueil national de voir une mission topographique de 300 hommes, exposée au massacre de 6 à 7.000 bandits qui peuvent, leur coup fait, se retirer impunément sur un territoire où nous avons le droit de les poursuivre.

La question de M. Guichard, celle de M. Tenot et l'interpellation de M. Ballue n'avaient été qu'une sorte de lever de rideau, au début de cette session de trois mois, si laborieuse et si mal remplie, au moins dans l'une des deux Assemblées. Le Sénat, en effet, échappe à l'agitation fébrile qui s'est emparée de la Chambre des députés. U discute longuement, avec sérieux et avec compétence, la réforme du code d'instruction criminelle préparée par M. Dufaure en 1878, déposée par M. Le Royer en 1879 et dont il est saisi par sa Commission le 6 Mai 188~. L'autorisation donnée a l'avocat de conférer avec l'inculpé, sauf le cas de mise au secret, et de requérir la communication des pièces nécessaires à la défense ; la chambre du conseil du tribunal civil érigée en juridiction d'appel connaissant des ordonnances du juge d'instruction le droit maintenu aux officiers de police judiciaire de pénétrer la nuit dans une maison habitée, en cas de flagrant délit, tels sont les principaux points de la réforme. La demi-publicité de l'instruction, la restriction apportée aux pouvoirs absolus du juge d'instruction constituaient surtout des progrès très sérieux qui en appelaient d'autres et les rendaient possibles. La réforme avait aussi le mérite de ne pas énerver la répression.

Les autres questions soumises au Sénat furent les suivantes au mois de Mai il vota plusieurs traités de commerce le 6 Juillet il aborda, en première délibération, la loi relative aux syndicats professionnels et, le 31 Juillet, la même loi en seconde délibération. Nous aurons occasion de revenir sur son vote du 25 Juillet relatif aux crédits égyptiens et de dire quelle attitude il prit en face du Cabinet dont les velléités décentralisatrices, l'indulgence pour le Conseil municipal de Paris, et surtout la politique décousue avaient déjà provoqué ses patriotiques inquiétudes.

Nous revenons à la Chambre qui avait eu, elle aussi, une très belle et très sérieuse discussion sur la grave question du divorce. La première délibération commença le 8 Mai ; la seconde le 't2 Juin. Le succès de la proposition, adoptée en première délibération par 327 voix contre 119, en seconde par 336 voix contre 150 et attaquée avec beaucoup de force et de convenance par M. Freppel fut dû, moins peut-être à l'obstination de M. Naquet et à la science juridique de M. de Marcère, le rapporteur, qu'à l'éloquence persuasive de M. Léon Renault. L'ancien député de Corbeil venait d'être renvoyé à la Chambre par l'arrondissement de Grasse[1].

Nous ne reviendrons pas sur la première délibération de la loi relative au séjour des étrangers en France nous avons dit son peu d'importance. Nous mentionnerons seulement l'adoption d'une proposition de M. Jean Casimir-Périer sur les classes personnelles des préfets et sous-préfets, et la prise en considération d'une proposition de M. Jules Roche sur la sécularisation des biens des congrégations. On aurait servi une rente viagère aux religieux dépossédés. Cette habitude des prises en considération étourdies que le Gouvernement, par politique ou par négligence, s'abstenait de combattre, faillit amener, le 22 Mai, la dislocation du Cabinet du 30 Janvier. Un député du Rhône, M. Guyot, avait proposé de réformer le régime des boissons et de substituer aux impôts qui pesaient sur elles une taxe très élevée sur l'alcool. M. Léon Say combattit énergiquement la prise en considération à son avis, elle compromettrait l'équilibre du budget et causerait dans le monde du commerce l'agitation la plus dangereuse. Ces raisons laissèrent la Chambre insensible, la prise en considération fut votée et M. Léon Say remit le soir même sa démission au Président du Conseil. Il ne consentait a la retirer que si la Chambre lui votait un ordre du jour de confiance et si la Commission chargée d'étudier la proposition Guyot ne l'appliquait qu'au budget de 1884. Le lendemain, la Chambre vota l'ordre du jour de confiance par 293 voix contre 36 et la Commission promit, par l’organe de son rapporteur. M. Mir, de faire traîner ses travaux en longueur. M. Clémenceau accabla de railleries acerbes et méritées une majorité qui se déjugeait avec cette inconscience, pour sauver un ministre compromis.

La majorité n'y regardait pas de si près. Le 30 Mai elle commençait la discussion de la réforme de la magistrature, où elle allait faire preuve de la même incohérence, de la même insouciance à l'égard de la stabilité ministérielle. La Chambre était saisie, depuis le mois de Février, de deux projets de réforme judiciaire l'un émanait de M. Martin-Feuillée, ancien sous-secrétaire d'Etat de M. Cazot dans le Cabinet du 't4 Novembre, l'autre de M. Humbert, Garde des Sceaux. Le projet de M. Martin-Feuillée étendait la compétence civile et correctionnelle des juges de paix, créait des assises correctionnelles et réduisait considérablement le nombre des cours et des tribunaux. Trois mois étaient accordés au Gouvernement pour lui permettre d'opérer la réforme qui comportait l'élimination de 400 conseillers et de 600 juges. L'inamovibilité était suspendue pendant ces trois mois.

Beaucoup plus timide, le projet de M. Humbert n'étendait la compétence des juges de paix qu'en matière mobilière ; il ne supprimait que sept cours d'appel et les tribunaux jugeant annuellement moins de 250 affaires, au nombre de 166. L'inamovibilité était étendue aux magistrats algériens. La faculté de déplacer les magistrats, après avis de la Cour suprême, était accordée au Gouvernement.

La Commission adopta dans ses grandes lignes le projet du Garde des Sceaux, en empruntant à celui de M. Martin-Feuillée les assises correctionnelles d'arrondissement, en déclarant les magistrats de tout ordre amovibles et en stipulant qu'une loi ultérieure fixerait leur mode de nomination.

Dans la discussion devant la Chambre, MM. Graux et Rivière défendirent le principe de l'élection. M. Martin-Feuillée combattit le système de la Commission dont l'adoption donnerait, suivant lui, une magistrature asservie au Gouvernement. M. Humbert s'éleva non moins vivement contre le recrutement par l'élection que la Commission faisait craindre pour un avenir prochain, si elle n'osait pas en proposer l'établissement immédiat, et il essaya, en prouvant à la majorité qu'elle était d'accord sur trois points la réduction du personnel, la réduction du nombre des classes et la réforme du personnel- de la ramener au système du Gouvernement. JI ajouta très sagement qu'à poursuivre des réformes ultraradicales on passait à côté des réformes pratiques et possibles. Vains efforts ! Un amendement de M. de Douville-Maillefeu ainsi conçu : « L'inamovibilité est supprimée les juges de tout ordre sont élus par le suffrage universel » fut d'abord mis aux voix. La première partie, relative à l’inamovibilité, fut adoptée par 282 voix contre 193. M. Humbert remonte à la tribune pour déclarer que si la seconde partie de l'amendement est adoptée, la réforme, devenue difficile par le premier vote, sera rendue impossible la Chambre enterra la réforme en votant le principe de l'élection par 278 voix contre 208. M. Humbert offrit sa démission au Président de la République, qui la refusa, mais accorda au Garde des Sceaux un congé d'un mois. En son absence, la Commission essaya vainement de trouver un système tenant compte des votes émis par la Chambre. A son défaut, les groupes de la Gauche s'arrêtèrent à une formule autorisant le Gouvernement à procéder aux modifications nécessaires dans le personnel. Cette formule d'arbitraire indéfini, comme on l'appela, combattue par MM. Varambon, Clémenceau et Ribot, qui rappelèrent éloquemment la Chambre à la pudeur, fut repoussée par 2S8 voix contre 236, !e 1er Juillet. La Chambre avait perdu un grand mois a cette discussion, et elle aboutissait une fois de plus au néant.

Entre temps, la Chambre des Députés, agitée et incohérente, mais laborieuse, avait touché à mainte question intéressante, discuté des interpellations et pris en considération des propositions combattues par le Gouvernement qui perdait chaque jour un peu de son autorité.

Le 6 Juin, elle clôt par l'ordre du jour pur et simple une interpellation de M. de Lanessan, qui reprochait à la police et à M. Camescasse d'avoir réprimé trop brutalement quelques désordres des étudiants au quartier latin. Le 12 Juin, elle supprime, après un débat insignifiant, les livrets d'ouvriers. Le 20, elle décide de consacrer à la création d'une caisse des invalides du travail le produit de la vente des diamants de la couronne que le ministre des Beaux-Arts réclamait pour les musées nationaux. Le même jour pour mettre fin à des refus de serment qui entravaient le cours de la justice, elle efface de la formule consacrée les mots « devant Dieu et devant les hommes, » mais elle gâte son œuvre en adoptant, sur la proposition de M. Jules Roche et malgré M. Varambon, un amendement interdisant les emblèmes religieux dans les salles d'audience ou d'instruction.

Une loi plus utile, véritable mesure de salubrité publique, fut celle du 2j Juin, adoptée ensuite par le Sénat et promulguée le 2 Août, qui permit de poursuivre plus rapidement et d'atteindre plus efficacement les publications pornographiques.

Le lendemain la Chambre abordait la proposition de M. de Janzé sur les agents commissionnés des chemins de fer auxquels certaines garanties étaient accordées. Le même jour elle votait la loi sur les enterrements civils, assimilés aux enterrements religieux, complétée par un texte précis que proposa le ministre de l'Intérieur et qui assurait, en tout état de cause, le respect des dernières volontés du défunt.

Le 29 Juin, la Chambre fit encore une manifestation platonique, en prenant en considération une proposition qui tendait à retirer à l'église du Sacré-Cœur le caractère d'utilité publique. M. Goblet fit inutilement remarquer à l'Assemblée que s'il fallait indemniser les souscripteurs du monument de Montmartre de toutes les sommes qu'ils y avaient dépensées, outre que l'on ferait une brèche sérieuse au budget, on fournirait aces souscripteurs des ressources pour des œuvres plus dangereuses que Ia basilique du « Vœu national ».

Au mois de Juillet, en dehors de la politique extérieure qui occupa, nous le verrons, un si grand nombre de séances, du 2 Mai au 29 Juillet, la Chambre se prononça sur les indemnités à accorder aux victimes de Saïda, sur l'organisation du protectorat en Tunisie et sur la mairie centrale de Paris cette dernière question, soulevée par un député colonial, donna le spectacle, devenu banal, d'une dislocation ministérielle et d'un replâtrage. Enfin, la discussion générale du budget de 1883 s'ouvrit le 21 Juillet, huit jours avant la chute du Ministère.

L'insurrection de Bou-Amema dans le Sud Oranais et le massacre des alfatiers espagnols à Saïda avaient provoqué une demande d'indemnité de la part du Cabinet de Madrid. Le Ministère du 14 Novembre avait lié les deux affaires d'indemnité aux Espagnols victimes de Saïda et aux Français victimes des événements carlistes et des événements cubains. M. de Freycinet prit l'initiative d'une demande de crédit pour les Espagnols sans que l'Espagne eût rien promis la Commission du budget ajourna sa réponse, jusqu'à ce que le Cabinet de Madrid eût présenté, de son côté, une demande de crédit aux Cortès espagnoles. Quand M. Battue interpella le 4 Juillet M. de Freycinet sur cette affaire, le ministre répondit que sa demande de crédit d'un million s'appliquant également aux alfatiers espagnols et français, la Chambre en la repoussant porterait préjudice à nos nationaux que, du reste, on ne paierait les Espagnols que lorsque le Cabinet de Madrid aurait satisfait aux réclamations des Français. Dans ces conditions, la Chambre vota le crédit le 28 Juillet.

Autant M. de Freycinet s'était montré faible, et, il faut le dire, peu soucieux de la dignité de la France dans cette négociation, autant il se montra timide dans ses propositions pour r l'organisation du Protectorat tunisien. La création des compagnies mixtes, d'un tribunal civil, d'une justice de paix, d'une école primaire supérieure professionnelle eussent é)~' possibles, même si le traité du Bardo n'eût pas existé. M. de Freycinet ne s'occupait ni de la réforme financière, ni des capitulations qui étaient les seules questions urgentes. La Commission de la Chambre, son rapporteur M. Antonin Dubost et la Chambre elle-même, par l'organe de MM. Delafosse et Pelletan, le rappelèrent rudement au ministre, tout en sanctionnant ses insuffisantes propositions. L'attitude de M. de Freycinet, dans cette circonstance, était d'autant plus étrange qu'un traité secret, signé avec Mohammed-es-Sadock, lui permettait de montrer plus de hardiesse et de décision.

La question de la mairie centrale de Paris fut soulevée inopinément le 19 Juillet par M. Blancsubé. Ce député colonial rappela malicieusement à M. de Freycinet que le 4 Mars précédent il avait promis à Paris un projet d'organisation municipale, et il demanda où en était ce projet. Le ministre de l'Intérieur, M. Goblet, fit une réponse très embarrassée qui ne pouvait satisfaire personne et l'ordre du jour pur et simple, dont se contentait le Gouvernement, fut rejeté par 241 voix contre 16t. Après ce vote, la défaite du Gouvernement fut accentuée par l'adoption, à 256 voix contre 153, d'un ordre du jour Devès et Casimir-Périer par lequel la Chambre se déclarait « opposée à la création d'une mairie centrale à Paris ». Le Cabinet remit sa démission au Président de la République.

En considération de la situation extérieure M. Grévy refusa de recevoir cette démission et, le lendemain, se jouait une comédie qui ne trompait plus personne M. Carnot demanda au Gouvernement s'il se sentait réellement affaibli par le vote de la veille. Au nom du Gouvernement, M. Jules Ferry répondit simplement que la démission n'avait pas encore été acceptée. Après un échange d'explications ou de récriminations entre MM. Labuze, Jules Roche, Devès, Tirard et Clémenceau l'ordre du jour pur et simple fut repoussé par 289 contre d87 et un ordre du jour de confiance, déposé par M. Gâtineau, le sauveteur habituel du Cabinet, adopté par 269 voix contre 101, permit un nouveau replâtrage. Ce fut le dernier MM. de Freycinet et Goblet sortirent irrémédiablement affaiblis de ce débat. M. Floquet lui-même, partisan des franchises municipales de Paris, se trouvant atteint, crut devoir donner sa démission de préfet de la Seine, le 21 Juillet il la reprit le 24, sur l'invitation formelle du Conseil municipal, qui se donnait en lui le maire élu refusé par le Parlement.

C'est au milieu de ce gâchis parlementaire et gouvernemental que s'engageait le 2't Juillet la discussion générale du budget de 1883. Au « budget démocratique D de M. Allain-Targé, M. Léon Say avait eu la prétention d'opposer un budget de vérité. » Ne voulant ni conversion, ni émission, ni rachat, il assurait sans émission le paiement des travaux publics commencés, diminuait pour l'avenir la part de l'État dans les travaux projetés du plan Freycinet et modifiait les règles d'après lesquelles sont assis les budgets. L'évaluation des recettes, au lieu de se faire sur l'avant-dernier exercice, se ferait sur le dernier, en augmentant les chiffres d'une plus-value calculée sur la moyenne de la plus-value des cinq dernières années. En somme M. Léon Say jetait un cri d'alarme, il essayait d'arrêter la politique des folles dépenses et des dégrèvements prématurés. Il rencontra des partisans décidés comme le rapporteur général M. Ribot, et des adversaires non moins résolus comme M. Wilson, président de la Commission du budget, comme M. Allain-Targé et beaucoup d'autres républicains qui lui reprochaient d'établir à dessein un budget de déficit, pour empêcher les réformes démocratiques auxquelles il était hostile. Un amendement de M. Allain-Targé sur l'évaluation des recettes fut rejeté par 322 voix contre 121 mais les événements qui suivirent enlevèrent au budget de 1883 son principal défenseur, M. Léon Say, qui fut englobé dans la chute du Cabinet de Freycinet.

 

Il nous reste, avant d'arriver i la politique extérieure du Cabinet de Freycinet, à raconter l'histoire d'un ministère que nous avons à dessein laissé dans l'ombre depuis le commencement de ce chapitre, l'histoire du ministère de l'Instruction Publique.

Replacé à la tête de l'Instruction Publique et des Beaux-arts qu'il avait quittés moins de trois mois auparavant, entouré des mêmes directeurs qu'il avait choisis en 1879, M. Jules Ferry reprit hardiment et prudemment la tâche qu'il avait commencée au lendemain de l'élection de M. Grévy. Dans la politique générale du Cabinet du 30 Janvier, sa part de responsabilité et de fautes est égale à celle de ses collègues dans l'administration spéciale de sou département, où pas une faute ne fut commise, le mérite revient à lui seul. Trois grands actes marquèrent cette administration la loi sur l'obligation de l'enseignement primaire, la discussion devant la Chambre de la loi sur l'enseignement secondaire privé et la réforme de l'enseignement secondaire spécial. Nous les étudierons avec quelques détails, ne trouvant guère que dans ces actes matière à éloges sous le second Ministère de Freycinet.

La loi sur l'obligation et la laïcité de l'enseignement primaire avait é~é présentée par M. Jutes Ferry, sous le premier Ministère de Freycinet, le 20 Janvier 1880. Le principe de l'obligation, au moment de la présentation du projet de loi, n'était plus guère contesté par personne, puisque M. Guizot lui-même, l'illustre auteur de la loi de 183K, écrivait en 1872 : « La France et son Gouvernement ont raison d'accueillir ce principe, en y attachant des garanties efficaces pour le maintien de l'autorité paternelle et la liberté des consciences et des familles. » Or, le projet de M. Ferry n'exigeant que « les parties d'enseignement indispensables pour tous les hommes, » comme disait la loi de 1791, voûtait arracher à l'ignorance les illettrés qui atteignaient encore la proportion de 10 p. 100, sans porter atteinte ni à la liberté de conscience, ni à l'autorité paternelle, ni aux choix des familles celles-ci restaient maîtresses de procurer à leurs enfants ce minimum indispensable de connaissances par tous les moyens a leur convenance. C'est la Commission de la Chambre des députés et son rapporteur, M. Faut Bert, qui étendirent la loi sur l'obligation, en y introduisant le principe de la laïcité, avec le plein assentiment du ministre et du Gouvernement. La loi nouvelle faisait cesser la subordination de l'École à l'Église catholique, établie par la loi du 18 mars 1850, par la circulaire du 8 mars 1855, œuvre de M. Fortoul, et par les règlements départementaux astreignant les instituteurs publics aux exercices religieux. Sur 'J369 communes, qui possédaient un temple protestant, 348 seulement avaient une École protestante dans toutes les autres les enfants des protestants recevaient un enseignement religieux catholique. La liberté de conscience se trouvait établie par la séparation de l'École et de l’Église, l'instituteur étant dispensé de donner l'enseignement religieux, lequel était assuré, en dehors de l'Ecole, par le prêtre, le pasteur ou le rabbin.

La Droite, par l'organe de MM. de la Bassetière, Villiers, Freppel et Ferdinand Boyer, objectait que l'Ecole sans Dieu serait l'École contre Dieu. Avant de livrer les dernières batailles pour le succès de la loi, au mois de Mars 1882, M. Ferry répondit, vingt fois à cette objection[2] et à celles que l'on faisait au principe de l'obligation. Dans la séance de la Chambre du 20 Décembre 1880 il s'était contenté de défendre l'obligation avec une rare vigueur de raisonnement. Elle aura pour premier résultat d'entamer le chiffre énorme de 624.743 enfants qui ne reçoivent aucune espèce d'instruction elle réussira, ce qui n'est pas moins important, u assurer la fréquentation scolaire elle se transformera de contrainte légale en contrainte morale. Trois jours après, dans la seconde délibération, M. Jules Ferry s'expliqua sur l'article 1er qui excluait l'enseignement religieux des matières obligatoires pour les Écoles publiques, mais le maintenait parmi les matières facultatives pour les Écoles privées. La sécularisation de l'Ecole est la conséquence de la sécularisation du pouvoir civil et de toutes les institutions sociales c'est la formule vivante de 1789. Le ministre, dans les séances suivantes, montra beaucoup plus de libéralisme et de tolérance que la majorité de la Commission et que son rapporteur it admettait l'Introduction des ministres des cultes dans l'Ecole publique, les dimanches et les jours de vacances, pour y donner l'instruction religieuse, quand ces Écoles se trouvaient placées à plus de deux kilomètres des édifices religieux.

La loi, portée au Sénat le 21 Janvier1881, ne fut rapportée que le 11 Mai suivant, par M. Ribière et la discussion ne s'ouvrit que le 3 Juin. Dès le début la Droite du Sénat, comme la Droite de la Chambre, voulut faire figurer l'instruction morale et religieuse parmi les matières obligatoires de l'enseignement et M. J. Ferry combattit longuement l'amendement que le duc de Broglie et M. de Ravignan avaient déposé dans ce but. Il démontra que l'instituteur pouvait être un professeur de morale, tout aussi bien que le ministre du culte chargé de donner l'enseignement religieux et aussi un professeur d'enseignement civique, sans intervenir dans les querelles de partis ; que cet instituteur cessait tout simplement de devenir le répétiteur contraint et forcé du catéchisme et de l'histoire sainte. Après le magistral et très habile discours du Président du Conseil, l'amendement de Broglie fut rejeté par 140 voix contre 122. Sur l'article 2 M. Lucien Brun et la Droite demandèrent que les ministres du culte pussent donner l'enseignement religieux dans les locaux scolaires, tous les jours, mais en dehors des heures de classe. M. Jules Ferry n'accordait que le Dimanche et le Jeudi, mais le Sénat vota l'amendement Lucien Brun par 139 voix contre 134. La Droite l'emporta encore sur un détail de l'article 6 obligeant les enfants qui reçoivent l'enseignement dans la famille à subir un examen chaque année et les inscrivant d'office dans une École publique si les deux premiers examens subis sont insuffisants. M. Paris remplaçait cette procédure par une citation devant le juge de paix qui avait pouvoir d'appliquer des peines de simple police et le Sénat lui donna raison par 142 voix contre 132. Par ce vote il offrait un dernier refuge aux réfractaires de l'enseignement primaire, » la peine de simple police ne devant pas empêcher les paysans d'employer leurs enfants aux travaux des champs, au lieu de les envoyer à l'École.

La seconde délibération s'ouvrit au Sénat le 1er Juillet et dura jusqu'au 12 les mêmes luttes recommencèrent et M. Jules Simon réussit à faire prendre en considération un amendement ainsi conçu « Les maîtres enseigneront à leurs élèves leurs devoirs envers Dieu et envers la Patrie. » Le remarquable discours que M. Jules Ferry prononça dans la séance du 4 Juillet plein de verve, d'esprit et de haute tolérance fut très applaudi, mais inefficace. La majorité, qui tenait absolument à « voter Dieu », adopta l'amendement par 139 voix contre 126. Sur l'article 16 M. Le Royer fit substituer un examen, subi à l'âge de dix ans révolus, au certificat donné aux enfants élevés dans la famille et la loi revint devant la Chambre le 19 Juillet, dix jours avant la séparation de l'Assemblée de 1877. Il était donc nécessaire que la Chambre acceptât, les yeux fermés, les graves modifications introduites dans son texte pour que la loi fut exécutoire avant les élections générales. M. Paul Bert présenta son rapport le 23 Juillet : il concluait au rejet pur et simple des modifications introduites dans les articles 1, 2 et 16 et la loi fut ajournée, à la grande satisfaction de la Droite. Devant les comices, la Droite n'osa pas affirmer ses revendications en matière d'enseignement et l'Assemblée nouvelle, renforcée de 63 républicains, se prépara à faire entrer dans la pratique une loi qui répondait manifestement aux désirs de l'immense majorité des électeurs elle ne put y parvenir qu'après les élections sénatoriales du 8 Janvier et avec le concours de M. Jules Ferry.

C'est devant le Sénat renouvelé que revint, au commencement de Mars 1882, la discussion de la loi sur l'enseignement primaire ; elle ne pouvait plus porter que sur des objections cent fois répétées. M. Jules Ferry y intervint pourtant et fit, le 11 Mars, un bref discours en réponse à M. Corbon qui avait critiqué les méthodes d'enseignement des Écoles congréganistes, aussi bien que celles des Écoles publiques, et une longue réponse à M. Jules Simon qui avait reproduit son amendement sur « Dieu et la patrie ». L'adoption de cet amendement, dit le ministre, équivaudrait au rejet de la loi et à l'ajournement de toutes les réformes scolaires il en demandait le rejet, en se plaçant sur le terrain politique, et il l'obtint à la majorité de 167 voix contre 123. Sur l'article 2, pour combattre l'amendement de MM. Waddington et de Saint-Vallier, autorisant les ministres des cultes à donner l'enseignement religieux dans les Écoles, le Dimanche, les jours de vacances et une fois par semaine après la classe du soir, M. Ferry prit de même position en homme politique et montra que l'obstruction de la Droite sénatoriale, en irritant la Chambre, l'avait fait revenir même sur les concessions du ministre. L'article 2 fut adopté, après rejet de l'amendement, par 186 voix contre 128. Dès lors la Droite vaincue ne chercha plus qu'à retarder le vote final par une véritable obstruction. Le 16, le 18, le 21 Mars le ministre protesta contre ce procédé ; le 22, il fit rejeter par 175 voix contre 102 un amendement de M. Delsol. La loi fut définitivement adoptée par le Sénat le 23 Mars, signée par le Président de la République le 28, et, le 29, promulguée au Journal officiel.

« C'est l'acte le plus grand, a dit M. Mundella, dans un discours aux instituteurs anglais, j'allais dire la loi la plus prodigue, qu'il y ait jamais eu dans l'histoire de l'éducation dans le monde entier. » C'est en même temps l'acte le plus important et le plus honorable du Ministère du 30 Janvier 1882 et l'on peut se demander si M. Paul Bert, restant ministre de l'Instruction Publique, aurait pu arracher un vote d'approbation aux préventions de la Droite sénatoriale. C'est aussi le coup le plus fort qui ait été porté à la toi du 15 Mars 1850 et s'il avait dépendu de M. Jules Ferry, la situation privilégiée faite à l'enseignement congréganiste dans les Écoles secondaires, par la même loi, aurait également fait place à un régime de liberté réglée pour l'enseignement privé comme pour l'enseignement publie. La réforme de renseignement secondaire privé, abordée de biais par l'article 7 de bruyante mémoire, figurait, en effet, dans le programme du ministre.

Pour élever le niveau de l'enseignement secondaire privé, M. Jules Ferry voulait exiger des maîtres de cet enseignement des diplômes universitaires et un certificat d'aptitude pédagogique délivré par un jury spécial. En France, en matière d'enseignement, la théorie de la liberté absolue est une chimère l'État a le droit d'exercer un contrôle et d'exiger des garanties de moralité et de capacité. Il les exige dans l'enseignement supérieur et dans l'enseignement primaire. Pourquoi ne les exigerait-il pas aussi dans l'enseignement secondaire ? Cet enseignement, où se forment les futures classes dirigeantes de la France, serait-il moins important que les deux autres ? Pourquoi les tenants de l'enseignement secondaire privé, surtout de l'enseignement congréganiste, montrent-ils une si farouche susceptibilité, dès que l'État veut réglementer en cette matière ?

Dans la séance de la Chambre des députés du 23 Mai 1882, M. Jules Ferry eut en face de lui deux sortes de contradicteurs il dut répondre à la fois à des attaques véhémentes formulées par M. de Mun de l'Extrême Droite et par M. de Lanessan de l'Extrême Gauche. On accuse L'Université, disait le ministre, de vouloir supprimer l'enseignement secondaire libre, laïque ou ecclésiastique : que fera-t -elle de ses 73.000 élèves ? elle n'a ni les maîtres nécessaires pour les instruire, ni les locaux suffisants pour tes recevoir. Aussi n'a-t-elle pas la prétention de dépeupler tes établissements rivaux. En exigeant des grades, elle sait bien qu'elle se prépare des concurrents ; elle leur permet de faire des expériences que l'État enseignant ne saurait tenter. Quant aux droits acquis, le ministre se montre une fois encore plus libéral que la Commission ; il propose d'étendre les délais d'exécution de la loi, d'élargir la période transitoire, mais il est l'adversaire inflexible du privilège établi par la loi du 13 Mars 1850 en faveur d'une certaine classe de citoyens.

La faculté donnée par cette loi d'ouvrir un établissement libre avec un seul bachelier a multiplié les entreprises de baccalauréat le Gouvernement veut chasser les marchands du temple. Pour y réussir, il exige de tous les professeurs d'établissements libres le diplôme de bachelier. De plus il exige du chef de l'établissement., de celui qui a sans doute la prétention d'être un éducateur, une preuve d'aptitude pédagogique, et il le soumet à un examen assez rudimentaire comprenant une composition française, une correction de devoir et une leçon orale faites devant un jury d'Etat. Le jury se composera de' fonctionnaires appartenant à l'enseignement supérieur, de représentants de l'enseignement libre et de membres élus par le Conseil général.

Nombre de petits séminaires étaient devenus de véritables établissements d'enseignement secondaire, échappant à tout contrôle de l'Etat, même à la vague surveillance établie par l'article 70 de la loi de 1850 et à toutes conditions de grade ou de stage. Aussi l'article 10 de la loi sur l'enseignement secondaire privé appliquait-il les mêmes dispositions aux établissements d'enseignement secondaire et aux Écoles secondaires ecclésiastiques. Combattu par Mgr Freppel, l'article fut défendu par le ministre de l'Instruction Publique. M. Jules Ferry montra très bien que depuis la loi du to Mars 1850 le petit séminaire n'était plus du tout ce qu'il était à l'origine, une École préparatoire au grand séminaire il était devenu une École préparatoire de bacheliers. pour la société civile. Aussi le ministre mettait-il l’évêque en demeure d'opter entre ces deux conditions ou la situation d'Ecole préparant au clergé et à ce titre ne relevant que de l'autorité diocésaine ou la situation de Collège libre et à ce titre soumis aux mêmes règles que les établissements similaires. C'est aux évoques de choisir entre un régime nouveau et le retour aux règles anciennes qui imposaient la limitation du nombre des élèves dans les petits séminaires, l'interdiction de l'externat et l'obligation de l'habit sacerdotal à quatorze ans. Ni l'évêque d'Angers ni ses collègues ne firent l'option ; ils préféraient cumuler un privilège avec la liberté. L'article 10 fut adopté par 364 voix contre 87 et fa Chambre décida, par 343 voix contre H8, de passer à une seconde délibération.

Un mois plus tard, en seconde délibération, M. Maze proposa d'interdire l'enseignement aux membres des congrégations non autorisées la proposition fut repoussée, sur l'observation faite par M. Compayré, l'habile rapporteur de la loi, que son adoption ferait croire que les décrets du 29 Mars étaient restés sans effet. Plus radical que M. Maze, M. Madier de Montjau voulait interdire l'enseignement à tous les membres du clergé, réguliers ou séculiers. Le ministre combattit vigoureusement cette prétention et resta fidèle aux doctrines qu'il avait toujours soutenues il faut lui en savoir gré, les membres du Cabinet du 30 Janvier et surtout leur chef étant trop portés à faire des concessions à l'Extrême Gauche dont l'appoint était nécessaire à leur majorité. Notre politique est anti-cléricale, dit M. Jules Ferry, elle ne sera jamais anti-religieuse. Si l'on ferme l'école au prêtre, on sera conduit à lui fermer l'église et le confessionnal. D'ailleurs, ce ne sont pas les prêtres fonctionnaires, curés ou vicaires, qui enseignent ce sont des prêtres libres ou des laïques catholiques, et en bonne logique il faudra interdire ceux-ci après ceux-là. « Je repousse cette politique, dit M. Ferry, de toutes les forces de ma conscience républicaine, de toutes les forces de mon âme libérale, de toute ma foi dans la vérité, dans la raison et dans la justice. » La Chambre fit comme le ministre ; elle ne donna que 109 voix a l'amendement.

Un peu améliorée en certaines de ses dispositions, la loi fut portée au Sénat qui « l'enterra dans ses archives » : elle ne fut jamais votée. Il est regrettable que pas un des Grands-Maitres qui se sont succédé depuis seize ans rue de Grenelle, n'ait proposé au Parlement de revenir sur les dispositions de la loi de 1850 qui concernent l'enseignement secondaire libre. Plus d'un ministre de l'Instruction Publique aurait eu assez d'autorité sur l'une et sur l'autre Chambre pour leur faire admettre des modifications qui n'auraient certainement pas été contestées aussi vivement que l'ont été celles des lois de 1880 et de 1882 sur l'enseignement supérieur et sur l'enseignement primaire.

De quoi s'agit-il, en effet ? En premier lieu, de faire des petits séminaires qui dépendent absolument de l'évoque diocésain des établissements à part, de les distinguer nettement des autres institutions ecclésiastiques qui seraient assimilées aux Écoles libres laïques. Ces petits séminaires ne devraient recevoir que des internes se destinant au sacerdoce on ne devrait pouvoir y établir ni classes primaires ou préparatoires, ni cours d'enseignement moderne ; le seul enseignement à y donner est l'enseignement secondaire classique, puisque c'est le seul dont aient besoin les aspirants au sacerdoce. La surveillance de ces établissements devrait être rendue aux inspecteurs d'académie qui seuls ont qualité et compétence pour l'exercer.

Tous les autres établissements secondaires libres, laïques ou ecclésiastiques, seraient soumis aux mêmes prescriptions légales, à un régime analogue a celui que la loi du 30 octobre 1886 a donné aux Écoles primaires privées. Des mesures seraient prises pour qu'on ne rencontre plus, à côté d'un homme de paille, ayant le titre et le stage exigés, un directeur effectif, non diplômé, qui exerce l'autorité réelle. Les directeurs des institutions privées, entièrement libres dans le choix des méthodes, des programmes et des livres, seraient astreints à faire la déclaration légale, à produire leur acte de naissance, leurs diplômes, un extrait de leur casier judiciaire, l'indication des lieux où ils ont résidé et les professions qu'ils y ont exercées pendant les dix années précédentes, le plan des locaux affectés à l'établissement et, s'ils appartiennent a une association, une copie des statuts de cette association. Ces formalités sont remplies par ceux qui veulent ouvrir une École primaire privée, pourquoi ceux qui veulent ouvrir une institution secondaire en seraient-ils dispensés ? De même aussi que dans l'enseignement primaire privé, les professeurs et maîtres devraient justifier des titres de capacité en rapport avec les emplois qu'ils occuperaient.

L'exigence des titres de capacité entraînerait l'abrogation de l'article 60, des articles 62 et 63 de la loi du 18 Mars -1850, de l'article 6 de la loi du 21 juin 1865 qui permettent à ceux qui, sans être bacheliers, désirent diriger un établissement secondaire libre, de solliciter un brevet de capacité délivré par un jury spécial. Serait abrogé aussi le privilège accordé aux ministres des différents cultes par le paragraphe 3, article 66, de la loi du 15 mars 1850 de donner l'instruction secondaire à quatre jeunes gens au plus destinés aux carrières ecclésiastiques. Cette disposition autorise les plus graves abus, parce qu'il est impossible de surveiller ces Ecoles clandestines et de s'assurer que les enfants qui les fréquentent se destinent au sacerdoce.

Tant que l'on n'aura pas apporté ces modifications à la loi du 18 Mars )850, on n'aura pas « coupé dans la racine les germes du divorce intellectuel et moral entre les masses populaires et les classes dirigeantes ; qui menacerait, en se développant, de miner par la base l'établissement républicain. »

M. Jules Ferry compléta l’œuvre de ses six mois de ministère par une réforme de l'enseignement secondaire spécial, qui compléta, en la modifiant sur des points importants, la réforme que Victor Duruy avait entreprise en 1865. Comme ils. Duruy, M. J. Ferry estimait qu'une portion notable de la population scolaire, qui n'a pas le loisir de suivre jusqu'au bout les études classiques, qui n'aspire pas aux professions libérales, peut trouver dans un enseignement spécial des leçons qui lui permettront plus tard de rendre d'utiles services dans les carrières industrielles, commerciales et agricoles. Cette population plus pressée trouvera au sortir des classes primaires une année préparatoire, puis deux séries d'études superposées, un cours moyen de trois ans, un cours supérieur de deux ans qui la conduiront à un baccalauréat de l'enseignement spécial. Sans doute, dans le cours moyen et dans le cours supérieur, on devait munir les élèves de notions pratiques et immédiatement utilisables, mais on devait aussi leur donner un peu de cette culture « désintéressée et supérieure qui est le but et l'honneur de l'enseignement secondaire » en un mot, pour mieux distinguer l'enseignement spécial de l'enseignement primaire supérieur, on le calquait trop sur l'enseignement secondaire classique. Le Conseil supérieur avait exprimé le vœu que l'enseignement spécial eût son personnel et ses établissements distincts ce vœu ne s'est jamais réalisé.

Cette réforme très intéressante avait un grave défaut l'enseignement spécial, en réalité, ne différait de l'enseignement classique qu'en un point on n'y faisait ni grec ni latin. Mais la méthode était la même, la direction était la même, l'examen final était le même. Pourquoi deux enseignements si exactement semblables, s'ils ne s'adressent pas à la même population d'élèves, si la clientèle du spécial n'est pas la clientèle du classique ? La réforme de 1882 était certainement un progrès sur la réforme de 1865 mais on avait perdu une fois de plus l'occasion de se prononcer sur des questions primordiales et qui n'ont pas encore reçu de solution. L'enseignement secondaire doit-il être un ou double ? La séparation entre les deux clientèles doit-elle se faire au commencement des études secondaires ou être retardée de deux ou trois ans et doit-elle se faire suivant les aptitudes et non plus suivant les caprices individuels ?

 

Toute la politique extérieure du Cabinet du 30 Janvier se résume dans les négociations relatives à la question d'Égypte ; ces négociations furent ininterrompues du M Janvier au 29 Juillet et le ministre des Affaires Étrangères eut maintes fois l'occasion de faire connaître son sentiment sur l'Égypte et sur le rôle de la France dans la vallée du Nil. II fut, en effet, interrogé ou interpellé par MM. Delafosse et Francis Charmes le 23 Février, par M. Villeneuve le 11 Mai, par M. Delafosse pour la seconde fois le 1er' Juin, par M. Casimir-Périer le 22 Juin, par M. Lockroy le 26 Juin, par le même député le 6 Juillet. De plus, la Chambre eut à se prononcer les 18, 23 et 29 Juillet sur des demandes de crédits pour les affaires d'Egypte, et le Sénat le 25 Juillet. Il était donc facile à M. de Freycinet, s'il avait eu une politique égyptienne, de l'exposer dès le premier jour et de la suivre, en lui faisant subir les modifications imposées par les événements, politique de l'alliance à deux, ou de l'alliance à six, politique d'intervention ou de non-intervention, politique favorable au parti national égyptien ou au khédive. Malheureusement, du récit des événements et des réponses faites par le ministre aux dates indiquées, ressortira la preuve manifeste que M. de Freycinet n'eut pas de politique égyptienne, qu'il vécut au jour le jour, à l'extérieur comme à l'intérieur, préparant par ses hésitations, par ses incertitudes, par ses HO~M<es, comme disait Gambetta, la fin du condominium et presque la ruine de notre influence en Égypte. C'est surtout dans la direction des Affaires Étrangères que le Cabinet du 30 Janvier se distingua du Cabinet du 14 Novembre et c'est en Egypte que M. de Freycinet commit la faute irréparable qu'aucun patriote ne saurait lui pardonner.

Chérif-Pacha, successeur de Riaz Pacha, n'avait pas tardé à reconnaître l'impossibilité de concilier les prétentions parlementaires des notables, soutenus par le parti militaire et par Arabi Bey, avec les exigences du contrôle européen. Les notables réclament le vote du budget égyptien Chérif le leur refuse, mais l'intervention menaçante d'Arabi l'oblige à donner sa démission. Il est remplacé comme premier ministre par Mahmoud-Baroudi-Pacha et Arabi devient lui-même ministre de la Guerre (2 Février). Mahmoud-Baroudi essaya de donner à la Chambre le vote du budget, sans toucher aux conventions internationales relatives au contrôle. M. de Blignières, 1e contrôleur français, jugeant que cette révolution intérieure modifiait les conditions où devaient s'exercer ses fonctions, donna sa démission le 6 Février et fut remplacé par M. Brédif. Le contrôleur anglais fut maintenu et M. Gladstone déclara aux Communes que le Gouvernement de la Reine ne pouvait que voir avec sympathie l'établissement d'institutions libres en Égypte. De son côté la Porte regardait avec condescendance les progrès du mouvement national.

C'est dans ces conditions que M. de Freycinet fut interpellé par M. Delafosse le 23 Février. M. Delafosse lui demanda quelle serait son attitude en face de la Porte et en face de la révolution parlementaire égyptienne. Il répondit que le Cabinet de Mahmoud-Baroudi ne présentait évidemment pas autant de garanties de solidité et de régularité qu'un Cabinet français aussi songeait-il, d'accord avec l'Angleterre, à avoir un échange de vues avec l'Europe, au sujet de l'Égypte à pressentir les puissances au sujet d'une solution qui d'ailleurs n'était pas immédiatement nécessaire. M. de Freycinet ajouta qu'il avait donné à notre agent en Égypte l'ordre d'observer très attentivement les faits et de défendre la situation prépondérante de la France et de l'Angleterre, maintenue et reconnue par l'Europe. Quant au mouvement égyptien, « par quelques côtés, il paraît être national. »

Ainsi, accord avec l'Angleterre, prépondérance anglo-française en Egypte, sans exclure l'Europe, cette politique ressemblait fort à celle de Gambetta elle n'en différait que par les avances encore timides faites au parti national que Gambetta n'avait jamais pris au sérieux.

M. Francis Charmes monte à la tribune, après le ministre des Affaires Étrangères, pour lui demander, non pas ce qu'il fera, mais ce qu'il ne fera pas. Ce qu'il ne devait faire à aucun prix, d'après M. Charmes, c'était d'encourager une intervention armée de la Turquie en Égypte, même avec une escorte franco-anglaise. Une intervention turque en Egypte surexciterait le fanatisme musulman et enflammerait tous les éléments d'incendie, répandus en si grand nombre sur notre territoire, de la Tripolitaine au Maroc. Le ministre ne répliqua pas et le débat prit tin sans ordre du jour.

Arabi ne fit plus parler de lui pendant plusieurs semaines ; mais le 'JO avril on apprit qu'il avait découvert un prétendu complot, formé contre lui par les officiers circassiens, jaloux des officiers indigènes auxquels Arabi réservait grades et avancement. Le complot éventé, Arabi convoque une Cour martiale qui s'entoure du plus grand secret et, au bout d'un mois, inflige des peines sévères aux personnes arrêtées le 10 Avril, a. celles qui sont restées libres et que l'on accuse de complicité et même à des Égyptiens habitant l'étranger. La sentence est tellement inique que le Khédive refuse de la ratifier et consulte la Porte sur la décision qu'il doit prendre. Avant l'arrivée de la réponse attendue de Constantinople, les consuls de France et d'Angleterre obtiennent du Khédive une commutation de peine. Les ministres et Arabi essayent de faire revenir le Khédive sur sa décision, en appellent à l'Assemblée des notables qu'ils convoquent proprio motu et annoncent ouvertement leur intention de déposer Tewfik.

M. Villeneuve interroge, le 11 mai, M. de Freycinet sur cette situation la réponse du ministre est d'un vague inquiétant. Il affirme que la France conservera sa situation prépondérante, qu'elle agira d'accord avec l'Angleterre et d'accord avec l'Europe mais il ne dit rien d'une intervention française qui, dès lors, peut paraître nécessaire il ne dit rien surtout d'une possibilité d'intervention turque. D'après le passé, d'après l'attitude de M. de Freycinet en 1880, dans le conflit gréco-turc, on pouvait, on devait croire qu'il était plus opposé que personne à cette intervention de la Porte en Égypte.

La Porte jouait alors un jeu double avec l'Egypte l'ambassadeur d'Allemagne à Constantinople lui ayant conseillé de ne rien tenter au Caire, sans s'être entendue avec l'Angleterre et la France, elle laissa Arabi se proclamer le défenseur du Sultan contre les étrangers.et en même temps elle encouragea le Khédive à se défaire d'un Ministère rebelle. Le Khédive docile refusa de recevoir les notables et rompit avec ses ministres. L'escadre anglo-française avait l'ordre de se rendre à Alexandrie, quand Arabi et le Khédive, hésitants et lâches, chacun de son côté, se réconcilièrent le 14 Mai, sur l’initiative du consul général de France. En notifiant l'envoi de leur escadre, les deux puissances avaient invité la Turquie à s'abstenir de toute démonstration analogue. Dès le lendemain, la Turquie répondait en revendiquant non pas seulement la suzeraineté, mais la souveraineté de l'Egypte, « partie intégrante de l'Empire ottoman, et en notifiant aux ministres du Khédive qu'elle considérait leurs actes comme inconstitutionnels. Arabi, comme s'il avait été averti en secret que ces menaces n'étaient ni sincères ni sérieuses, résistait aux consuls généraux qui l'engageaient à démissionner et poussait activement les préparatifs de résistance à une intervention étrangère.

On voit quelle faute les Anglo-Français avaient commise en engageant le Khédive à céder il avait perdu toute autorité, Arabi était devenu plus arrogant que jamais et l'on s'habituait peu à peu, en Egypte et en Europe, à la perspective d'une intervention de la Porte. Une démarche maladroite de M. Sienkiewicz et de Sir E.-B. Malet précipite les événements. Le 25 Mai, appuyés par l'escadre combinée, ils demandent l'exil d'Arabi. L'agitateur proteste contre l'immixtion des étrangers dans les affaires égyptiennes, donne sa démission et fait appel à la Porte. Sa démission n'était qu'une feinte le Khédive, menacé de déposition, cède au parti révolutionnaire (le 27), Arabi rentre triomphant au ministère (le 28) et Sir E.-B. Malet conseille au Khédive de s'adresser à la Porte, au nom de laquelle Arabi prétendait agir, et de lui demander l'envoi en Egypte d'un commissaire turc.

Cette fois les consuls n'avaient pas obéi a leurs inspirations personnelles, comme ils l'avaient fait le 14 Mai. Leurs Gouvernements étaient avertis et consentants, puisque dès le lendemain, le 29 Mai, les ambassadeurs de France et d'Angleterre à Constantinople requéraient le sultan d'intervenir au Caire par voie de représentation ; puisque la France proposait la réunion d'une Conférence européenne pour une échange de vue sur les affaires d'Egypte, le 31 Mai, et que, le même jour, les ambassadeurs des grandes puissances à Constantinople appuyaient la démarche faite le 29 par les représentants de la France et de l'Angleterre. C'est en face de cette situation, si complètement modifiée dans l'espace de quinze jours et un peu troublante pour ceux qui ne regardent pas de très près aux affaires extérieures, que se trouvait la Chambre des députés le 1er Juin. Elle était appelée à dire son sentiment sur la politique du Gouvernement, qu'interpellait pour la seconde fois M. Delafosse. Les erreurs et les maladresses de M. de Freycinet étaient manifestes il avait été trop peu soucieux des intérêts français en Égypte, aux yeux des partisans d'une politique plus active, comme Gambetta et ses amis : il s'était trop avancé, aux yeux des partisans de l'abstention quand même, comme M. Clémenceau et les membres de la Gauche radicale ; il avait tour à tour écarté et réclamé l'intervention turque et enfin il s'était mépris sur la nature, l'influence et l'autorité du parti national et d'Arabi.

M. Delafosse, qui ne voyait de solution aux difficultés que dans l'intervention turque, reprocha à M. de Freycinet de l'avoir longtemps combattue, au point de la rendre inefficace le jour où elle deviendrait nécessaire or, ce jour était venu. Le ministre répondit qu'il avait vainement essayé du concert anglo-français et du concert européen et il ajouta que jamais il ne consentirait à une expédition militaire française. Cette déclaration fait bondir M. Gambetta à la tribune il reproche au ministre de sacrifier la dignité de la France. M. de Freycinet réplique qu'il ne consentira pas à une action isolée de la France, mais qu'il acceptera sa part « des charges, des responsabilités et des décisions, si la Conférence les lui impose. M. Ribot demande si l'on acceptera tout de la Conférence, même l'abrogation des firmans de 1873 et de 1879. M. de Freycinet répond que l'indépendance de l'Egypte sera sauvegardée. M. Clémenceau, qui est venu à la séance avec l'intention de voter pour le Gouvernement, ne peut le faire après ce qu'il a entendu il demande l'ordre du jour pur et simple qui est rejeté par 299 voix contre 169. Un ordre du jour de confiance, proposé par M. Sadi-Carnot, réunit 282 voix contre 67 ; 187 députés s'abstiennent d'approuver cette politique d'abdication et de défaillance.

Le mois de Juin est rempli par les fastidieuses négociations relatives à la Conférence, par les vaines discussions de Constantinople, par le dramatique événement du -H Juin à Alexandrie, par les questions de MM. Tenot, Casimir-Périer et Lockroy, les 12, 22 et 25 Juin à Paris.

Le Ier Juin, Paris et Londres invitent les Cabinets des grandes puissances à réunir leurs ambassadeurs en Conférence à Constantinople, pour régler la question Égyptienne. Tous les Cabinets acceptent, moins la Turquie elle notifie le 3 Juin aux puissances l'envoi en Égypte de Dervich Pacha qui a mission de rétablir l'ordre et de raffermir le Khédive. Dervich arrive le 7 à Alexandrie, gagne le Caire et, le 11, 300 Européens sont massacrés à Alexandrie, dont 4 Français. L'escadre anglo-française, qui se trouvait en rade, ne fit rien pour empêcher le massacre. Interrogé à la Chambre et au Sénat M. de Freycinet, tout en déplorant l'accident, le réduisit aux proportions d'une rixe entre nationalités ennemies. Le lendemain, )2 Juin, M. Mancini révélait a la Chambre italienne que les Quatre ne voyaient pas sans une certaine jalousie la prépondérance des Deux en Egypte. A Londres l'opposition conservatrice revendiqua fièrement pour l'Angleterre la faculté d'agir seule, au mieux de ses intérêts. En Egypte Arabi envoya des troupes a, Alexandrie ; Dervich et Tewfik s'y transportèrent avec les consuls généraux et les contrôleurs, sans parvenir à rassurer les Européens qui se réfugièrent à bord des navires en rade.

La Turquie refusant de prendre part à la Conférence, les puissances passèrent outre. Quelles instructions le représentant de la France à Constantinople ; le marquis de Noailles, avait-il reçues ? M. Casimir-Perier le demanda le 22 Juin à M. de Freycinet qui répondit évasivement. M. de Noailles poursuivrait, d'accord avec les puissances, le s<s<M~MO<Mt<e, et la France se séparerait du concert européen, si sa dignité l'exigeait. Le lendemain 23 Juin, la Conférence tenait sa première réunion, pendant que la France et l'Angleterre autorisaient leurs consuls généraux a quitter le Caire, où depuis le 17 Juin Dervich avait installé un nouveau Ministère, préside pas Ragheb Pacha, avec Arabi a la Guerre. Le 28, lord Dufferin proposait à la Conférence de confier le rétablissement de l'ordre en Égypte à un corps de troupes ottomanes, encadrées de troupes anglaises et françaises si la Turquie n'agissait pas, l'Angleterre aviserait. La Turquie inquiète se montra disposée à entrer en relations avec la Conférence mais, fidèle à sa politique dilatoire, elle s'abstint de donner une réponse immédiate.

Dans les ports de la Méditerranée on armait fébrilement et M. de Freycinet, interrogé sur ces armements, le 26 Juin et le 6 Juillet, répondait à M. Lockroy que la France devait se préparer à toutes les éventualités. Le 8 Juillet, il déposait à la Chambre une demande d'ouverture de crédits destinés à couvrir ces armements. Quel était leur but ? Jamais M. de Freycinet ne. fut aussi obscur dans les explications qu'il donna à la Chambre. Il ne s'agissait que de prendre « une mesure de précaution, de prudence, de prévoyance ». D'ailleurs, le Parlement serait toujours consulté.

Le dénouement approche passons rapidement sur les derniers incidents de cette triste histoire. Le H Juillet, un mois jour pour jour après le massacre d'Alexandrie, la flotte anglaise, dont la flotte française vient de se séparer, bombarde Alexandrie. Le 15, la Conférence invite la Turquie à intervenir en Égypte le t7, elle est saisie par la France et par l'Angleterre d'une demande tendant à assurer la protection du canal de Suez ; le 't9, la Porte adhère à la Conférence et, le 26, elle accepte le principe de l'intervention en Égypte il était trop tard l'Angleterre refusa, le 30 Juillet, d'évacuer l'Egypte pour faire place aux troupes turques. Ce sont les tergiversations de M. Freycinet, dans la dernière et décisive quinzaine de Juillet, qui l'avaient décidée à agir seule.

Ces tergiversations furent mises en relief par la discussion qui s'ouvrit à la Chambre, le 18 Juillet, sur les crédits destinés aux affaires d'Égypte. Tous les orateurs critiquèrent la conduite du ministre des Affaires Etrangères. Celui-ci, sans se défendre pour le passé, affirma encore une fois qu'il ne voulait pas engager l'avenir, qu'il ne demandait pas à la Chambre son consentement pour une action quelconque. Il s'agissait tout uniment de mettre la flotte en état. Personne ne pouvait se refuser à voter dans ces conditions les crédits furent accordés par 424 voix contre 64 et soumis à la ratification du Sénat.

Le rapporteur de la Commission sénatoriale, M. Schérer, concluait au vote des crédits, mais dressait un réquisitoire véritable contre le Gouvernement, contre le manque d'unité de sa conduite, contre l'absence d'une politique intelligible, contre les tergiversations si funestes à la solidité de nos relations étrangères et surtout contre une préoccupation exagérée de la situation parlementaire. « Le plus sûr moyen de s'assurer une majorité, disait M. Schérer, c'est encore la netteté des vues et l'autorité des convictions. » Et il rappelait la célèbre parole de M. Brisson : « La grande misère de notre temps est la crainte des responsabilités. » Il aurait pu ajouter qu'on gouverne moins l'opinion en la suivant qu'en la formant et qu'on ne la forme que par l'énergie des initiatives.

Après ce rapport, après les discours de MM. de Broglie et Waddington et le vote des crédits par 205 voix contre 5, le Cabinet était frappé à mort il vécut encore 4 jours.

Le rapporteur du Sénat et M. Waddington, en manifestant le regret que M. de Freycinet n'eût pas suivi la même ligne que M. Gambetta, s'étaient montrés favorables à une politique d'action. Est-ce l'attitude du Sénat qui modifia les dispositions de la Chambre et qui réveilla ses anciennes animosités contre M. Gambetta et contre la politique d'aventure, comme disait M. Gatineau ? La Commission de la Chambre, saisie d'une nouvelle demande de crédit de 9 millions, pour l'envoi de 4.000 hommes de troupes de marine qui devaient occuper exclusivement l'ancien isthme de Suez, rejette successivement la non-intervention, l'intervention et les crédits. Dans le débat qui s'ouvrit le 29, M. Achard, un député radical, et M. de Freycinet furent les seuls à défendre les crédits. M. de Freycinet soutint cette thèse que la protection du canal par la France n'avait rien d'inquiétant pour le maintien de la paix et posa nettement la question de confiance. M. Laisant, M. Langlois, M. Madier de Montjau attaquèrent les crédits pour les mêmes motifs on ne savait ni d'où l'on partait, ni où on allait. M. Clemenceau résuma ainsi son opinion : « Est-ce la paix ? Non, puisque l'on envoie des troupes. Est-ce la guerre ? Non, puisqu'on ne se battra pas. » Personne ne répondit à M. Clémenceau. Les urnes circulèrent et 417 voix contre 75 renversèrent le Cabinet du 30 Janvier. La journée du 29 Juillet était autrement humiliante que celle du 26 Janvier, la chute de M. de Freycinet autrement profonde que celle de Gambetta.

Nous n'avons pas mentionné a sa date, le 2S Avril, un événement qui devait avoir ultérieurement d'importantes conséquences, l'occupation de Hanoï par un corps français. C'est que les ordres en vertu desquels cette occupation s'était faite avaient été donnés par le Cabinet du 't4 Novembre.

Ainsi le grand Ministère, celui qui contenait tous les chefs de la République, moins M. Gambetta celui sur la durée, sur la solidité et sur l'œuvre duquel on avait fondé tant d'espoir, avait vécu moins de six mois et mal vécu. La loi du 28 Mars 1882, si justement célébrée par M. Mundella, reste seule à son actif. Toutes les autres réformes attendues, réclamées par la démocratie, il les avait essayées et toutes avaient avorté. Sans doute, la Chambre est en partie responsable de cet avortement, mais le Cabinet ne sut ni discipliner, ni diriger la Chambre, et, dans le Cabinet, M. de Freycinet était particulièrement impropre au vote de Président du Conseil. Sa merveilleuse intelligence, sa prodigieuse habileté de parole, sa puissance de travail lui ont permis de rendre en sous-ordre de signalés services son indifférence en matière de politique pure, son scepticisme ont affaibli d'avance son autorité, et, sans autorité, il est impossible d'agir sur le petit groupe de collègues qui forment un Ministère, à plus forte raison sur les grandes réunions d'hommes qui constituent une Assemblée. Tout le monde s'en rendait bien compte, chacun voyait le défaut de la cuirasse et devinait que ce galant homme, au caractère insaisissable, n'aurait de prise ni sur ses amis politiques ni sur ses adversaires tout le monde aussi se laissait prendre à cette aménité de manières, à cette voix blanche, à cette éloquence un peu froide, mais aussi lucide que celle de Thiers.

Le jour venu d'une crise, quand il fallait s'arrêter à un choix qui ne fût absolument antipathique à personne, qui ne mécontentât ni la Gauche ni la Droite, qui parût à tous la moins mauvaise des solutions, on pensait inévitablement à M. de Freycinet. Du moment où il prenait le pouvoir, il n'y avait plus de Gouvernement mais certains parlementaires s'accommodent assez bien de l'absence de Gouvernement. Et quand l'anarchie avait duré six mois ou un an, énervant à la fois le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif ; quand des blessures cruelles avaient été faites au prestige de la France, quand son bon renom avait été compromis, les mêmes parlementaires qui avaient applaudi à l'avènement de M. de Freycinet, qui avaient tout obtenu de lui, oubliaient soudain leur rôle de protecteurs hautains, pour devenir les plus dédaigneux des adversaires, les plus déclarés des ennemis. Le 23 Septembre 1880, M. de Freycinet était descendu du pouvoir avec quelque dignité le 29 Juillet 1882, il en était renversé par la presque unanimité de la Chambre. Son second Ministère avait duré six mois. Quel acte, quelle œuvre le recommandent ? L'historien qui voudra faire l'apologie ou seulement l'histoire de cet homme politique devra passer rapidement sur les périodes où il a été aux affaires et insister sur celles où il est rentré dans le rang. Dès qu'il a repris sa place dans la majorité gouvernementale, il s'y montre d'une correction impeccable.

 

 

 



[1] Voir Appendice V des extraits du discours de M. Léon Renault.

[2] Voir à l'Appendice VII la conclusion de son discours du 4 Juillet 1881.