HISTOIRE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

LA PRÉSIDENCE DE JULES GRÉVY

 

CHAPITRE IV. — LE MINISTÈRE GAMBETTA.

Du 14 Novembre 1881 au 30 Janvier 1882.

 

 

L'opinion et le grand Ministère. — Les interpellations sur la Tunisie. — Le vote. — Offres faites à MM. de Freycinet et Léon Say. — Le Cabinet Gambetta. Les nominations. — Les compétences administratives. — La Déclaration. — Accueil fait par la Chambre et le Sénat. — Le nouveau Ministère devant la Chambre. — La circulaire de M. Waldeck-Rousseau. — Les mœurs parlementaires. — Le scrutin d'arrondissement. — Le programme et les réformes du Cabinet. — La politique tunisienne. — La politique égyptienne. — Le renouvellement sénatorial. — L'opinion et la révision. — Projet de révision partielle. — Critique du projet. — La Commission des 33. — M. Gambetta devant la Commission. — Agitation dans les couloirs de la Chambre. — Le rapport de M. Andrieux. — Séance de 26 Janvier. — Discours de M. Gambetta. — Réponse de M. Andrieux. — La priorité demandée pour le dernier paragraphe du projet de la Commission. — Chute du Ministère. — Appréciation.

 

Nous avons vu que l'impopularité du Cabinet du 23 Septembre injustifiée, absurde, mais d'autant plus tenace, avait été croissant pendant les vacances. Quand la nouvelle Chambre se réunit, le 28 Octobre, le Ministère qui avait présidé aux élections n'avait plus qu'une existence nominale et l'on s'attendait, dans le Parlement et hors du Parlement, à ce-que le chef incontesté du parti républicain prît le pouvoir comme Président du Conseil ; l'on s'attendait aussi à ce qu'il s'adjoignît comme collègues le chef de l'ancien Cabinet, M. Jules Ferry, qui avait manifesté l'intention d'être son premier lieutenant, » le Président du Sénat ; M. Léon Say, dont les sympathies pour la personne et la politique de M. Gambetta étaient connues et, enfin, son ancien auxiliaire de la Défense Nationale, M. de Freycinet. On parlait couramment de cette combinaison et ce fut une déception générale, quand la Chambre prit séance, de constater que les choses étaient loin d'être aussi avancées.

Il fallut d'abord constituer un bureau. Pour sonder les dispositions de la Chambre, M. Gambetta manifesta le désir d'être élu Président provisoire cette satisfaction lui fut accordée par 317 voix, malgré l'opposition de l'Extrême Gauche. Le scrutin pour l'élection du bureau définitif donna les résultats suivants M. Henri Brisson que recommandaient une droiture inflexible, une carrière politique sans défaillance, fut porté au fauteuil par 347 voix, et MM. Philippoteaux, Dèves, Lepère et Spuller furent élus vice-présidents. Il n'y avait eu lutte que pour un des sièges de vice-présidents et M. Spuller l'avait emporté sur M. Floquet. Les républicains modérés et la politique de M. Gambetta paraissaient donc avoir dans la nouvelle Assemblée une solide majorité. Les quatre séances qui furent consacrées à la discussion des interpellations sur les affaires de Tunisie n'étaient pas faites pour modifier cette impression, ni dans l'esprit de M. Gambetta et de ses partisans, ni dans celui de ses adversaires.

Cette discussion s'engagea le 5 Novembre, dans les conditions les plus bizarres. A qui s'adressaient les interpellateurs ? Au Cabinet Ferry ; mais le Président du Conseil avait eu soin de déclarer, avant toute discussion, que le Ministère se retirerait quel qu'en fut le résultat ? Qui prit le premier la parole, pour interpeller M. Ferry ? M. Ferry lui-même. Avec son courage habituel, doublé cette fois d'une véritable habileté, le Président du Conseil alla au devant des reproches que l'on pouvait adresser à sa politique et son discours dérouta un peu ses adversaires. Ils se ressaisirent aux séances suivantes et MM. Naquet et Clémenceau adressèrent, au Cabinet démissionnaire de très justes critiques en termes relativement modérés. L'impression produite sur la Chambre fut telle que M. Jules Ferry dut remonter à la tribune et refaire, le dernier jour de la discussion, un discours presque aussi développé que celui 'du a Novembre. M. Gambetta avait songé un instant a prendre la parole pour faire un discours-ministre, pour exposer à larges traits une politique gouvernementale la discussion ne lui en fournit pas l'occasion. M. de Mun avait bien affirmé que le régime républicain ne pouvait pas avoir une politique extérieure honorable ; mais cette injure et cette calomnie furent relevées par M. Henri Brisson, avec une si éloquente vigueur, aux applaudissements des trois quarts de la Chambre, qu'il n'y avait rien à ajouter et M. Gambetta garda le silence. Il faut le regretter son intervention, à ce moment, aurait pu déchirer quelques voiles, éclairer M. Gambetta lui-même sur les vraies dispositions de la majorité. Un seul mot avait été dit, pendant ces quatre longues séances, vraiment politique et prophétique. M. Naquet avait déclaré, au milieu de l’incrédulité générale, qu'aucun des membres du Cabinet du 23 Septembre 1880 ne devait faire partie de la nouvelle combinaison.

L'heure du vote était arrivée. L'enquête, demandée par l'Extrême Gauche et appuyée par la Droite, fut rejetée par 328 voix contre 16't. L'ordre du jour pur et simple, auquel M. Jules Ferry avait borné son ambition et qui était la seule solution logique de ce débat, fut ensuite repoussé par voix contre 176 Gambetta et ses amis se trouvaient dans la minorité. La majorité comprenait, outre les membres de l'Extrême Gauche et de la Droite, beaucoup de républicains modérés, liés par leurs engagements électoraux ou insuffisamment convaincus de la nécessité d'une politique coloniale un peu ferme et suivie. Après le rejet de l'ordre du jour pur et simple, 23 ordres du jour motivés sont successivement repoussés à mains levées les spectateurs des tribunes contemplaient avec stupéfaction ce jeu des mains tour à tour levées et abaissées, qui se prolongea pendant plus d'une heure et qui eût été d'un prodigieux comique s'il n'eût été inquiétant, s'il n'eût attesté, dans cette Chambre, née de la veille, une regrettable impuissance et un véritable aveuglement. Quelques députés, las de cet exercice, proposent la clôture, pour en finir, la clôture d'une discussion depuis longtemps épuisée ils n'ont pas plus de succès que les auteurs d'ordres du jour ; par 285 voix contre 203 la Chambre se prononce contre la clôture. M. Andrieux et quelques-uns de ses collègues demandent le renvoi aux bureaux ils sont encore moins écoutés 361 voix contre 96 se refusent à renvoyer la question aux bureaux. Il n'y avait, à ce moment, plus rien à mettre aux voix incohérente et ridicule, l'Assemblée n'avait plus qu'à se séparer ni le Ministère, ni son Président ne lui fournissaient la solution tant souhaitée, l'issue hors de cette impasse. C'est alors que Gambetta parut, comme un sauveur, comme un Dieu, a-t-on pu dire sans exagération. Dès qu'il est aperçu, à l'entrée du couloir de gauche, un grand silence se fait sur tous les bancs dès qu'il monte à la tribune, le silence redouble. En quelques paroles tristes et fières, il dit que l'ordre du jour pur et simple, voté par lui et parses amis, était la conclusion naturelle du débat ; il ajoute que la France ne peut laisser protester sa signature placée au pied du traité du Bardo et il dépose cet ordre du jour qui reproduisait textuellement les derniers mots du discours de M. Jules Ferry « La Chambre, résolue à l'exécution intégrale du traité souscrit par la nation française, le 12 Mai 1881, passe à l'ordre du jour. » Par 335 voix contre 68, cet ordre du jour est adopté. Il y eut 124 abstentions. On a remarqué que ces 68 opposants et ces 124 abstentionnistes devaient se retrouver le 26 Janvier, dans le scrutin qui renversa le Ministère Gambetta. Par malheur, les 3o5 ne devaient pas se retrouver tous parmi ses fidèles.

Dans cette séance si confuse, la Chambre avait au moins fourni au chef de l'État une indication dont la netteté ne laissait rien à désirer il la comprit et M. Gambetta, appelé à l'Élysée, fut chargé de constituer un Cabinet. Il ne laissa pas ignorer au Président de la République son intention de reprendre et de défendre la question du scrutin de liste devant le Congrès, s'il y avait révision. M. Grévy ne fit aucune objection et M. Gambetta se mit à l'œuvre[1].

Il avait si peu de parti pris qu'il essaya d'abord, en toute sincérité, de constituer le grand Ministère que l'opinion attendait de lui, le Ministère des trois ou des quatre présidents. Dans le monde parlementaire comme dans le public, on caressait cette chimère de la réunion, dans le même Cabinet, de toutes les illustrations du parti démocratique, de toutes les forces de la République, sans se demander si' ces illustrations ne s'éclipseraient pas l'une l'autre, si ces forces ne se neutraliseraient pas mutuellement. Après les élections générales un grand Ministère serait constitué sous la direction de M. Gambetta et ce Ministère ferait de grandes choses cela était acquis ; ces chimères défrayaient la polémique des journaux et les conversations des oisifs, sans parler des coulisses parlementaires. M. Gambetta entreprit donc la constitution du Cabinet désiré, voulu, annoncé, et il s'adressa en premier lieu à M. de Freycinet qui donna sa parole, pour la reprendre le lendemain, peut-être après une visite a. l'Élysée. M. Léon Say, plus net, refusa dès le premier jour, sous prétexte de dissidences financières et économiques. Quant à M. Jules Ferry, M. Gambetta qui le jugeait diminué par le vote du 9 Novembre, ne devait s'adresser à lui qu'en cas d'acceptation de MM. De Freycinet et Léon Say ; il ne lui fit donc aucune ouverture et le grand Ministère n'eut pas même un commencement d'existence. Reconnaissons qu'il serait excessif d'en faire remonter la responsabilité à M. Gambetta. Reconnaissons aussi que M. de Freycinet et M. Léon Say furent bien inspirés en se dérobant ; c'eût été une singulière administration, peu homogène et probablement impuissante, qu'une administration à trois ou à quatre têtes on le vit bien après le 26 Janvier.

Dans les circonstances difficiles, M. Gambetta n'était jamais long à se décider. N'ayant pu parvenir à faire le Ministère des autres, il fit le sien et le 14 Novembre la première administration vraiment solidaire et homogène qu'ait eue la République, non pas seulement depuis le 30 Janvier 1879, mais peut-être depuis le 4 Septembre 1870, était constituée. Elle comprenait 12 ministres et 9 sous-secrétaires d'État. Deux nouveaux ministères étaient créés celui de l'Agriculture pour M. Devès, et celui des Arts pour M. Antonin Proust. Leurs collègues étaient MM. Campenon à la Guerre, Gougeard à la Marine, Paul Bert à l'Instruction Publique et aux Cultes (ce qui surprit un peu), Cazot à la Justice, Allain-Targé aux Finances, Waldeck-Rousseau à l'Intérieur, Rouvier au Commerce et aux Colonies, Raynal aux Travaux Publics, Cochery aux Postes et Télégraphes. M. Gambetta s'était réservé les Affaires Étrangères. Seuls MM. Cochery, Proust et Gougeard n'avaient pas de sous-secrétaires d'Etat. M. Spuller était aux Affaires Étrangères, M. Blandin à la Guerre, M. Chalamet l'Instruction Publique, M. Martin-Feuillée à la Justice, M. Lelièvre aux Finances, M. Margue à l’Intérieur, M. Caze à l'Agriculture, M. Félix Faure au Commerce et M. Lesguillier aux Travaux Publics.

On a dit bien dédaigneusement que M. Gambetta n'avait choisi pour collègues que des hommes de second plan quelques-uns de ces hommes de second plan étaient, dans leur spécialité, des hommes de première valeur. Le capitaine de vaisseau Gougeard, un des héros de la bataille du Mans, avait acquis au Conseil d'Etat une compétence indiscutable et chez lui l'administrateur valait le soldat. M. Paul Bert était un savant que sa qualité de rapporteur de la plupart des lois scolaires désignait pour le ministère de l'Instruction Publique ; il est vrai que ses opinions anti-religieuses le désignaient moins pour le ministère des Cultes. M. Waldeck-Rousseau, dont l'intervention avait été si remarquée dans la discussion de l'essai de réforme judiciaire, était un avocat du plus grand avenir et d'un talent incontesté. M. Rouvier avait toute l'aptitude nécessaire pour diriger notre commerce sa souple intelligence, soutenue par une éloquence à la fois précise et chaleureuse, l'eût bien servi dans n'importe quel autre département ministériel. Et parmi les sous-secrétaires d'Etat ni M. Spuller, ni M. Blandin, ni M. Félix Faure n'étaient indignes de collaborer à l'œuvre spéciale de leurs ministres respectifs ou à l'œuvre générale du Président du Conseil.

En France, où l'on avait espéré autre chose, on fut surpris en lisant la liste des nouveaux ministres et l'on parla de camaraderie et de coterie, parce que M. Gambetta avait appelé à ses côtés quelques-uns de ses amis les plus chers. En Angleterre, où l'éducation politique est autrement avancée que chez nous, où les conditions d'exercice du régime parlementaire sont mieux connues, on fit plutôt bon accueil au quatrième Cabinet de M. Grévy. En Europe on l'attendit à l'œuvre, ici avec espoir, là avec crainte ; mais nulle part on ne montra la surprise effarée qui s'empara d'un certain nombre de Français.

Durant ce Ministère si court, les faits importants ont été rares : aussi devrons-nous insister sur des événements qui nous arrêtent moins longtemps d'habitude. On gouverne avec son parti, on administre avec des capacités. M. Gambetta et ses collègues s'inspirèrent de ce principe dans tous les choix qu'ils firent. Les ministres responsables couvrant leurs subordonnés, répondant devant les Chambres de leur loyalisme, n'avaient qu'une préoccupation appeler aux plus hautes fonctions les plus capables, en considération de leurs mérites plutôt que de leurs opinions. C'est ainsi que le Conseil supérieur de la Guerre fut composé du maréchal Canrobert, des généraux Chanzy, Gresley, de Galliffet, Carteret-Trécourt et Saussier. M. de Miribel, ancien chef d'état-major du général de Rochebouet, fut appelé aux mêmes fonctions sous le général Campenon. M. Weiss, ancien conseiller d'État, fut appelé à la direction des affaires politiques au ministère des Affaires Étrangères. La succession de MM. Chanzy et de Saint-Vallier, ambassadeurs à Saint-Pétersbourg et à Berlin, démissionnaires, échut à MM. de Chaudordy et de Courcel ; celle de M. Albert Grévy, également démissionnaire, à M. Tirman. Deux sièges vacants au Conseil d'État furent donnés à MM. Chabrol et Dislère ; le Gouvernement de la Banque de France à M. Magnin, la préfecture de la Seine à M. Floquet et la direction des Cultes à M. Castagnary.

On voit quel large éclectisme avait présidé à ces choix. Tous furent attaqués avec violence par la presse de Droite et par la presse d'Extrême Gauche ; quelques-uns furent critiqués par la majorité des républicains et même par les amis du Président du Conseil. On reprochait à M. de Miribel d'avoir été associé à un Cabinet flétri par un vote de la précédente Chambre on reprochait à M. Weiss d'avoir été élu conseiller d'état par l'Assemblée nationale, d'avoir prononcé le mot fameux et si juste : « la République conservatrice est une bêtise » et d'avoir affirmé la légalité stricte de l'acte du 16 Mai, ou plutôt la constitutionnalité de la dissolution de la Chambre. La nomination de M. de Miribel fut évidemment une faute elle parut une sorte de défi à l'opinion et un Gouvernement parlementaire est tenu plus qu'un autre à ne pas heurter trop violemment l'opinion. Nul ne songeait à contester les capacités de M. de Miribel comme organisateur ; mais, outre que l'on pouvait peut-être trouver dans l'état-major de l'armée une capacité égale, il faut regretter que M. Gambetta se soit aliéné par ce choix les sympathies d'un grand nombre de républicains et ait compromis ainsi, dès le début, la solidité de son Cabinet. Dans sa passion jalouse pour l'armée, dans l'ardeur qu'il apportait au relèvement de la patrie, par la réorganisation de nos forces nationales, il est resté convaincu, jusqu'au dernier jour, qu'il avait eu raison contre ses meilleurs amis. « J'ai eu tous les inconvénients de ce choix, disait-il, le 26 Janvier, au Président de la République ; ayez-en au moins tous les avantages, pour le bien de l'armée et pour le bien de la France. »

La nomination de M. Weiss était moins contestable, d'abord parce que M. Weiss avait dirigé contre M. Thiers et non contre le principe de nos institutions sa célèbre définition de la République conservatrice ensuite parce que le coup de tête du 16 Mai était évidemment légal enfin et surtout parce qu'il n'y avait certainement pas en Europe un écrivain politique de la valeur de M. Weiss. Sentant bien le tort que M. Gambetta s'était fait en l'appelant à collaborer avec lui, M. Weiss offrit loyalement sa démission au Président du Conseil. « Je croyais, répondit noblement celui-ci, que vous me connaissiez mieux », et il refusa la démission. M. Gambetta avait cette grande qualité des vrais administrateurs, la persévérance dans les vues. De plus, il défendait avec une fermeté invincible ceux de ses subordonnés qui n'avaient pas démérité : c'est lui qui, le lendemain de l'acquittement de M. Rochefort par le jury de la Seine, ordonnera à M. Roustan de rejoindre son poste à Tunis (16 Décembre).

La Déclaration ministérielle fut lue à la Chambre par M. Gambetta et au Sénat par M. Cazot, le 16 Novembre. Elle affirmait que la France, aux élections générales, avait signifié sa volonté d'avoir un Gouvernement uni, « dégagé de toutes les conditions subalternes de division ou de faiblesse ». Ce Gouvernement comptait trouver dans les deux Assemblées une majorité confiante et libre et hors des Chambres une administration soustraite aux influences personnelles comme aux rivalités locales. Il s'engageait, par une révision sagement limitée, à mettre un des pouvoirs essentiels du pays en harmonie plus complète avec la nature démocratique de notre société, à compléter notre législation militaire, à réduire dans les armées de terre et de mer les charges du pays et à alléger celles de l'agriculture sans compromettre nos finances, à favoriser les institutions de prévoyance et d'assistance sociales. Le Concordat serait intégralement appliqué. L'ordre serait maintenu au dedans avec fermeté et t la paix au dehors avec dignité.

La Déclaration, d'une rédaction un peu molle, ne s'élevait pas au-dessus du niveau habituel de ces sortes de documents, et l'opinion, qui s'était attendue à une grande Déclaration, comme elle s'était attendue à un grand Ministère, fut encore une fois déçue. On conçoit que le Sénat, menacé d'une révision « sagement limitée, » ait accueilli froidement la lecture de M. Cazot ; l'attitude de la Chambre s'explique moins facilement. Il est impossible d'admettre que M. Gambetta, acclamé le 9 Novembre, ait été in petto condamné dès le 16 ; parce que ni son Ministère ni son programme ne répondaient à l'attente universelle. Quelques députés ont regretté qu'averti par l'attitude glaciale de la Chambre, il ne soit pas remonte à la tribune, pour arguer d'un malentendu entre la majorité et lui et annoncer qu'il allait de ce pas remettre sa démission au Président de la République. Mais M. Gambetta pouvait-il se dérober au premier contact avec la Chambre ? D'ailleurs, s'il était remonté à la tribune pour dire qu'il y avait méprise, la Chambre lui eût immédiatement donné le témoignage de confiance qu'elle ne refuse jamais à un Cabinet nouveau et qu'en réalité elle accordait à M. Gambetta lui-même, puisque l'urgence de la proposition de révision intégrale déposée par M. Barodet était repoussée par 345 voix contre 129. La majorité du 9 Novembre pouvait être « à la glace » le 16 novembre elle restait intacte.

La mauvaise humeur du Sénat se manifesta par l'élection d'un inamovible appartenant au Centre gauche dissident. M. de Voisins-Lavernière fut préféré à M. Hérold, pour lequel le vote de blâme récemment émis par la Haute Assemblée était, il faut le reconnaître, une médiocre recommandation. La Chambre attendit un peu plus longtemps, avant de laisser percer ses véritables sentiments. Deux ministères nouveaux avaient été créés dans le Cabinet du 14 Novembre, celui de l'Agriculture et celui des Arts. Le premier n'avait pas un adversaire dans tout le Parlement. Le second, tel que le comprenaient MM. Gambetta et Antonin Proust, comme un ministère de l'Education artistique, pouvait aisément se justifier. Aussi la Commission proposait-elle d'accorder au Gouvernement les crédits nécessités par ces deux créations, mais elle émettait le vœu qu'un nouveau département ministériel ne pût désormais être créé que par une loi.

Une discussion très serrée s'engagea entre M. Ribot et M. Gambetta sur la procédure à suivre en matière de création de départements ministériels. Un projet de loi, disait M. Ribot, permet à la Chambre d'exercer son contrôle un décret la met en présence d'un fait accompli. Un décret, répondait M. Gambetta, est l'exercice régulier du pouvoir exécutif ; quant au contrôle législatif, il s'exerce à son heure, quand le Gouvernement dépose une demande de crédit si le crédit est repoussé, le décret est nul et non avenu et ainsi le pouvoir législatif a toujours le dernier mot. La question en somme était sans intérêt et il ne faut retenir de cette discussion qu'un seul enseignement elle fut pour M. Gambetta, malgré le vote final du crédit demandé, un véritable échec moral. La Chambre fit une longue ovation à M. Ribot qui s'était très habilement placé sur le terrain des prérogatives parlementaires elle accueillit par des protestations et des murmures les explications de M. Gambetta. Six semaines plus tard, quand le ministère des Arts, créé par un décret, fut supprimé par un autre décret, elle oublia et le vœu de sa Commission et la théorie de droit parlementaire qu'elle avait si vigoureusement applaudie le 8 Décembre.

On ne comprendrait pas comment les dispositions de la Chambre, déjà douteuses au milieu de Novembre, étaient devenues presque malveillantes au début de Décembre, si nous ne rappelions la circulaire que le ministre de l'Intérieur, M. Waldeck-Rousseau, avait adressée aux préfets le ~Novembre. M. Waldeck-Rousseau affirmait à nouveau la volonté du Gouvernement de constituer une administration forte, indépendante, remise en possession de l'autorité qui lui appartient. Les populations, ne trouvant plus, comme avant le 14 Octobre 1877, des adversaires parmi les fonctionnaires de l'ordre administratif, doivent désormais s'adresser à eux, parce qu'ils sont républicains et surtout parce qu'ils sont les représentants naturels et hiérarchiques du pouvoir. Il est inadmissible que les sollicitations, les demandes d'emploi ou d'avancement passent par-dessus leur tête. Leur autorité en est diminuée, sans profit pour personne, et les services qu'ils peuvent rendre en sont amoindris. Le ministre conclut énergiquement qu'il retournera sans réponse les requêtes de cette nature qui lui seraient adressées directement, qu'il n'accueillera aucune recommandation transmise en dehors de l'intermédiaire du préfet.

On devine quelle émotion cette circulaire produisit à la Chambre. Que de députés ne doivent la conservation de leur siège qu'aux menus services rendus à leurs électeurs ! Combien d'entre eux, peu assidus aux séances ou dans les commissions, passent leur temps dans les antichambres ministérielles ou dans les bureaux des administrations centrales ! Va-t-il falloir désormais renoncer à obtenir directement faveurs et emplois ? Sera-t-il nécessaire de recourir, pour toute demande, à l'intermédiaire du préfet, qui recueillera seul le bénéfice du succès et dont le prestige augmentera, au détriment de celui de l'élu ? Les influences parlementaires seront-elles annulées et le préfet ne sera-t-il plus le premier serviteur de la députation ? Les plaintes et les récriminations retentirent ; sénateurs ou députés, députés surtout, n'attendirent qu'une occasion de rappeler ministres et préfets à l'ancienne subordination.

M. Gambetta et M. Waldeck-Rousseau avaient mille fois raison de vouloir assurer l'indépendance du pouvoir administratif où ils se trompaient, c'est quand ils prétendaient affranchir les préfets, par la seule substitution d'un mode de scrutin à un autre. Cette substitution n'aurait pas la vertu miraculeuse de corriger les mœurs politiques. Elu au scrutin de liste ou au scrutin uninominal, un député d'intelligence et d'autorité moyennes (c'est la grande majorité) se considérera toujours comme le commissionnaire ou le factotum de ses électeurs il aura seulement plus de clients dans le premier cas que dans le second, et ses sollicitations, auprès du préfet ou auprès des ministres, seront d'autant plus nombreuses. En outre, chose plus grave, il se considérera toujours comme représentant plus particulièrement l'arrondissement qui l'aura choisi et toute réforme d'intérêt général qui menacera cet arrondissement sera rendue impossible. Il faudrait donc ne nommer que des députés étrangers au département, il faudrait appliquer le scrutin de liste à toute la France, pour que tel tribunal inoccupé fût supprimé, pour que tous les rouages que la rapidité et la facilité des communications ont rendus inutiles disparussent, au grand profit de la simplification administrative. Répétons-le, il est plus court de changer les mœurs. M. Gambetta ne le pensait pas et il faisait du scrutin de liste la clef de voûte de toute sa politique réformatrice, de tout son système de gouvernement.

Sous ce titre le Programme et les Réformes, M. Joseph Reinach a écrit le plus long et le plus important chapitre du livre qu'il a consacré au Ministère Gambetta. C'est l'histoire des mesures, des réformes, des projets de loi qui sont restés presque tous en portefeuille ; par suite de la chute prématurée du Cabinet. Leur simple énumération montrera combien était injuste le mot que l'on a attribué à M. Grévy : « Ce sera, aurait-il dit du Cabinet du 14 Novembre, le Ministère de la déception nationale. »

Pour reconstituer les vignes phylloxérées, M. Devès préparait un projet d'emprunt de cent millions qui seraient mis à la disposition des viticulteurs le projet d'emprunt fut retiré par M. de Mahy. Au contraire, le projet de loi sur les avances à l'agriculture fut repris par MM. de Mahy et Léon Say. M. Devès tenta également d'organiser le crédit mobilier agricole et d'abaisser les droits qui pèsent sur les échanges de parcelles de territoire contiguës. L'utilité de cette dernière mesure et d'une liquidation territoriale devait être mise en lumière par M. Méline ; ministre de l'Agriculture ; au concours régional de Caen, le 24 Février 1883. Un hectare de terre d'un seul tenant donne vingt hectolitres de blé coupé en quatre, il n'en produit plus que seize.

Le ministre des Arts subordonnait les subventions de l'État à l'existence d'un enseignement, conforme au programme arrêté par l'Etat, des arts du dessin dans toutes les Écoles spéciales ou non spéciales. Dans le projet déposé le 19 Janvier 1882 il codifiait et complétait les dispositions prises pour assurer la conservation des monuments historiques. Il achète pour le Louvre les chefs-d'œuvre de Courbet et la collection de Timbal. Il commande à Falguière le couronnement de l'Arc de triomphe.

Au Commerce, la grande réforme fut le rattachement à ce ministère des Colonies et de la Marine marchande. MM. Rouvier et Félix Faure élaborent un programme de politique coloniale très sage et très pratique, signent au mois de Décembre un traité de protectorat avec les ambassadeurs du Fouta-Djallon, projettent dans l’Indochine l'organisation d'une colonisation commerciale qui partira de Saïgon pour remonter pacifiquement vers le delta du Songkoï, le Tonkin et le Yun-Nan, renouvellent les traités de commerce, sur la base du libre-échange, avec les Pays-Bas, le Portugal et la Suède et inaugurent, le 4 Décembre, l'École des Hautes-Etudes commerciales.

M. Gougeard fit détacher de la Guerre et rattacher à la Marine la défense des côtes, concentrer dans le même port les travaux de même nature, grouper plus logiquement les services et le personnel dans les préfectures maritimes par le décret du 25 Janvier 1882. Le même décret décidait l'établissement à Paris, d'une École supérieure de marine, sur le modèle de l'École supérieure de guerre.

Le plan Freycinet avait pris des proportions inquiétantes de 1879 à 1881 pas un député qui ne demandât un port, un canal ou un chemin de fer aussi la dépense totale, qui primitivement devait être de quatre milliards, était-elle à la veille d'en atteindre huit. Le nouveau ministre des Travaux Publics, M. Raynal, négocia avec les grandes Compagnies de chemins de fer pour une révision des contrats et obtint des concessions sur la question des tarifs ses pourparlers furent interrompus par la crise ministérielle.

Aux Finances, M. Allain-Targé se proposait, après le vote espéré de la révision constitutionnelle, de pratiquer l'unification de la Dette en 3 p. 100. Le bénéfice résultant de cette opération devait être consacré à l'allégement des impôts établis en 1871 et à des dégrèvements agricoles. Dans la pensée du ministre, comme dans celle du Président du Conseil, l'établissement de l'impôt sur le revenu devait être le couronnement de leur politique financière. Comme en 1876, M. Gambetta était partisan de cet impôt divisé en cinq cédules foncière, immobilière, industrielle et commerciale, mobilière, personnelle et d'habitation. Au ministère de l'Instruction Publique, en dehors de la mise en œuvre des grandes lois d'éducation nationale et d'un décret du 23 Janvier sur l'enseignement secondaire des jeunes filles, un seul acte est à signaler le maintien dans les établissements d'enseignement secondaire de garçons de l'éducation religieuse, après avis des parents qui doivent toujours être consultés.

Au Ministère de la Justice le projet de réforme de la magistrature préparé par Cazot et Martin-Feuillée et qui comprenait la réduction du nombre des juges, la suppression des tribunaux d'arrondissement, l'extension de la compétence des juges de paix et du jury, une nouvelle investiture des magistrats, a été appelé par un adversaire, M. Méline, « un monument de logique parfaite ». Ce n'était plus un simple expédient comme le projet de ')880, mais une vraie réforme organique.

A la Guerre un décret du 26 Novembre établit un Conseil supérieur que le Président de la République peut présider quand il le juge convenable et auquel il peut appeler les Présidents des deux Chambres. Une organisation de l'armée coloniale, un projet sur le recrutement, la suppression de l'engagement conditionnel d'un an, le service effectif pour tous les citoyens, toutes ces questions étaient prêtes pour la discussion elles furent indiquées à la Chambre avec beaucoup d'autres par le général Campenon dans la séance du 16 Janvier dix jours après, la chute de M. Gambetta entraînait celle de tous ses collègues et retardait indéfiniment cette vaste et prudente refonte de nos institutions militaires.

Par la simple énumération que nous venons de faire, on voit quelle ample matière gouvernementale s'était préparée le Cabinet du 14 Novembre et combien cette administration eût été utilement occupée, si la Chambre n'y avait mis ordre.

C'est dans la politique coloniale et dans la politique extérieure, œuvre spéciale de M. Gambetta, ministre des Affaires Étrangères, que son empreinte fut marquée le plus fortement ; c'est en Tunisie et en Égypte, qu'il obtint les résultats les plus féconds. Ni abandon ni annexion, ces deux mots résument tout le système de M. Gambetta en Tunisie. L'abandon, quand l'Italie discute encore le traité du Bardo, quand la Turquie entretient 15.000 soldats dans la Tripolitaine, serait une preuve de faiblesse que la France ne donnera pas. L'annexion entraînerait trop de dépenses et l'envoi d'un plus grand nombre d'hommes que ceux que commandent les généraux Forgemol et Logerot. Le pays est soumis mais les Ourghemma n'ont pas renoncé à leurs razzias dans la région méridionale et, même au nord, dans la région définitivement pacifiée, le régime des capitulations subsiste « comme si la France était une sorte de Turquie, incapable de faire autre chose en Tunisie que ce qu'auraient fait les Turcs[2]. » Il convient donc d'établir le protectorat. M. Gambetta eut l'occasion de s'en expliquer le Décembre à la Chambre, en réponse à MM. Delafosse, Pelletan, Wilson et Clémenceau ; le 10 Décembre au Sénat, en réponse au duc de Broglie, et la fermeté de ses déclarations, outre qu'elle entraîna le vote des crédits supplémentaires nécessaires pour l'expédition de Tunisie, produisit une sérieuse impression sur l'Europe. L'Italie et la Turquie rouvrirent immédiatement les négociations avec la France. Libre d'agir, M. Gambetta procède à la réorganisation financière par le rachat de la Dette, à la réorganisation judiciaire, à l'installation d'un comité français de contrôle pour les travaux publics et à l'établissement d'une gendarmerie indigène.

L'avènement de M. Gambetta aux Affaires Étrangères que la presse monarchique et la presse intransigeante avaient représenté depuis longtemps comme une menace pour la paix, avait au contraire été accueilli avec satisfaction par l'Europe. Sa politique extérieure, pacifique avec dignité, n'était de nature à inquiéter personne à l'étranger, et à l'intérieur elle devait satisfaire tous les patriotes par sa netteté, sa fermeté et sa suite. C'est surtout en Égypte, où le condominium était compromis par les incidents que nous avons racontés et en particulier par les émeutes des colonels, par la réunion imminente des notables, qu'il fallait agir avec autant de prudence que de décision. M. Gambetta, avec une remarquable clairvoyance, comprit que le seul moyen, à ce moment précis ; de sauvegarder notre influence sur le Nil était de lier partie aussi étroitement que possible avec l'Angleterre l'accord avec cette puissance avait à ses yeux le triple avantage de laisser aux deux nations la prépondérance en Egypte, d'opposer un obstacle insurmontable aux velléités d'intervention de la Porte et de rassurer tous nos rivaux par cette alliance avec un pays éminemment pacifique. Toutes les négociations de M. Gambetta avec lord Lyons, toutes celles de M. Challemel-Lacour avec lord Granville tendirent à ce but et aboutirent à la rédaction d'une Note écrite à Paris le 30 Décembre, transmise immédiatement à Londres, communiquée le 7 Janvier au Khédive. On lisait dans la Note : « M. Sienkiewicz agent et consul-général de France et Sir Edward Malet consul général d'Angle« terre, feront simultanément à Tewfik-Pacha la déclaration que les Gouvernements français et anglais considèrent le maintien de Son Altesse sur le trône, dans les conditions qui sont consacrées par les firmans des sultans et que les deux Gouvernements ont officiellement acceptées, comme pouvant seul garantir, dans le pré< sent et pour l'avenir, le bon ordre et le développement de la prospérité générale en Égypte, auxquels la France et l'Angleterre sont également intéressées. » La Note continuait en affirmant que la France et l'Angleterre resteraient unies pour faire face aux périls que le Gouvernement du Khédive pourrait avoir à redouter. Cet accord, s'il avait été maintenu, eût prévenu l'échec diplomatique à jamais regrettable de 1882. M. Gambetta avait trouvé le meilleur moyen, le seul efficace de suivre le conseil que M. Thiers lui avait donné, quelques jours avant sa mort : « Surtout, n'abandonnez jamais l'Égypte », et, par surcroît, de réaliser la seule politique vraiment nationale, d'avoir le seul rôle qui convienne à la France sur le Nil et la Mer Rouge. La session des Chambres avait été close le 16 Décembre 1881 et, à part la courte émotion provoquée par l'acquittement de l'Intransigeant et de M. Rochefort, rien ne troubla la période qui s'étend de la séparation au renouvellement sénatorial du 8 Janvier 1882. La nomination de 66 républicains et de 13 monarchistes, sur 79 sièges à pourvoir, la quadruple élection de M. de Freycinet et l'élection de M. Labordère à Paris signalèrent cette journée électorale qui fut un nouveau triomphe pour la République. Presque tous les sénateurs républicains avaient été élus sur ce que l'on a appelé le programme de Seine-et-Oise, c'est-à-dire sur la profession de foi de MM. Léon Say, Feray et Gilbert Boucher, candidats sénatoriaux dans ce département. Le programme de Seine-et-Oise admettait l'extension de la base électorale du Sénat, des modifications à l'institution des sénateurs inamovibles et la limitation exacte des attributions budgétaires de la Chambre Haute. Tous ces changements impliquaient une révision constitutionnelle, mais une révision très atténuée, comme celle que M. Jules Ferry avait acceptée avant les élections générales et que 331 députés avaient fait figurer sur leurs professions de foi.

Il n'y avait pas eu dans le pays de mouvement général en faveur de la révision et le plus influent des journaux républicains modérés, le,/OM ?'H< des Débats, la combattait comme inopportune, bien qu'elle eût servi de plateforme électorale à M. Léon Say. On avait pu regretter, dans le courant de 1881, certains votes du Sénat contraires. à ceux de la Chambre les élections du 8 Janvier avaient fait entrer dans le Sénat assez de républicains pour que cette dissidence ne fût plus à craindre et, en même temps, elles avaient enlevé leur principal argument aux révisionnistes trop pressés. Au lendemain de ce renouvellement partiel et total des deux fractions du Parlement, le moment était aussi mal choisi que possible pour tenter une révision constitutionnelle. Jamais le chef du parti républicain, l'inventeur et le défenseur de la politique opportuniste, ne s'est montré plus inopportun et il a semblé à beaucoup de ses amis qu'il n'avait choisi cette question entre toutes, pour livrer sa grande bataille, qu'afin de tomber plus sûrement.

C'est une révision partielle que proposait M. Gambetta, le 14 Janvier, en stipulant dans l'exposé des motifs que le Congrès ne pourrait délibérer que sur les matières préalablement discutées dans l'une et l'autre Chambre et sur lesquelles elles se seraient exprimées dans un sens conforme à la révision. Cette révision doit porter en premier lieu sur les modes d'élection des deux Chambres, en second lieu sur la nature des attributions budgétaires du Sénat. Le Gouvernement, au lieu de diminuer le domaine constitutionnel au profit du domaine législatif, faisait passer la loi électorale de la Chambre des députés, en tant qu'affirmation du principe du scrutin de liste, dans le domaine constitutionnel, pour mettre, disait-il, notre système de votation à l'abri de toute modification hasardeuse. En ce qui concerne le Sénat le mode adopté en 'f87a devait être conservé, avec augmentation du nombre des délégués de chaque commune, proportionnellement au nombre des électeurs inscrits et élection de 7S sénateurs, non plus inamovibles, mais temporaires, par un Collège national, composé des membres des deux Chambres réunies en Congrès. Les attributions du Sénat en matière budgétaire doivent être ainsi fixées il n'a qu'un droit de contrôle et ne peut en aucun cas rétablir un crédit supprimé par la Chambre des députés. En dernier lieu la disposition sur les prières publiques est effacée, comme étrangère à une loi constitutionnelle.

Certes beaucoup de points dans ce projet de révision prêtaient à la controverse la limitation de la révision devait déplaire aux partisans du droit absolu du Congrès ; l'inscription du principe du scrutin de liste au frontispice de la loi constitutionnelle était contestable ; l'élection des inamovibles confiée à un véritable Congrès, que l'on appelait Collège national, était dangereuse, cette Assemblée réunie exclusivement pour voter pouvant être tentée de légiférer ou même de réviser ; en dernier lieu la délimitation entre les attributions budgétaires du Sénat et celles de la Chambre était bien difficile à établir. Ces réserves faites, il faut reconnaître que le projet était sérieux, sage dans son principe, sage aussi dans quelques-uns de ses détails et qu'il méritait d'être étudié sérieusement. La Commission de 33 membres qui fut chargée de l'examiner se composait presque exclusivement d'amis de l'Élysée, d'adversaires personnels de M. Gambetta ou de partisans avérés du scrutin uninominal. Dès qu'elle fut nommée chacun fut fixé sur le sort de la révision et sur le sort du Cabinet.

C'est le 19 Janvier que la Commission avait été nommée. Le lendemain son président, M. Margaine, invitait le Président du Conseil à venir défendre devant elle le projet de révision. Le dialogue suivant s'engagea, après quelques explications préliminaires fournies par M. Gambetta, à la demande de M. Margaine.

M. Andrieux. — Le droit d'interpréter la Constitution n'appartient qu'au Congrès.

M. Gambetta. — Je ne comprends pas ce que serait un Congrès d'interprétation.

M. Louis Legrand et M. Barodet. — Nous demandons à M. le Président du Conseil ce qui se passerait, au cas ou le Congrès voudrait sortir des matières délimitées par l'accord préalable des deux Chambres.

M. Gambetta. — Tout ce qui se ferait en dehors de cet accord serait illégal. Le Congrès se placerait dans une situation révolutionnaire.

M. Louis Legrand. — Ou serait alors la sanction ?

M. Gambetta. — Je ne puis pas répondre. Ce serait au Président de la République, gardien de la Constitution, à aviser.

M. Clémenceau. — Il faudrait que le Président de la République trouvât un ministre pour contresigner.

M. Gambetta. — On trouverait toujours un ministre.

M. Louis Legrand. — C'est l'insurrection organisée.

La séance est levée après ce court dialogue, où le Président du Conseil a fait preuve d'une si parfaite correction constitutionnelle. Les membres de la Commission se répandent dans les couloirs, en proie à la plus vive agitation. L'excellent et candide colonel Langlois, pâle comme un mort, prononce des propos incohérents. « C'est un coup d'Etat, s'écrie-t-il, c'est la Révolution dans la rue ! Où en sommes-nous ? C'est le monde renversé, je marche sur la tête ! » Les autres membres de la Commission font écho à M. Langlois et parlent couramment de coup d'Etat, de dictature, d'insurrection organisée.

Le lendemain le journal qui reflète la pensée de M. de Freycinet, La France, déclare que le maintien de M. Gambetta au pouvoir serait un danger publie et celui qui est l'organe de l'Élysée, La Paix, écrit ces paroles : « ... Au ministre des coups d'Etat il faudrait un Président de la République qui fût un homme à coups d'Etat. Et, heureusement pour la France, ce n'est pas M. le Président de la République. »

En dehors de la Chambre quelques hommes avaient gardé tout leur sang-froid. Le 21 Janvier, M. John Lemoinne, faisant allusion au krach de M. Bontoux et de l'Union générale, disait dans le Journal des Débats : « Il serait malheureux que le monde politique se laissât prendre par le delirium tremens qui a saisi le monde des affaires et pourtant nous ne pouvons-nous défendre d'une certaine inquiétude, en voyant l'accès auquel s'est livrée la Chambre des Députes. La discussion révèle un profond état d'anarchie. »

Le jour même de l'audition de M. Gambetta, la Commission avait tenu une seconde séance, repoussé par 17 voix contre 15 une proposition de révision intégrale de M. Ballue et adopté, par 24 voix contre 4 et 5 abstentions, une proposition contradictoire dans les termes de M. Andrieux. La proposition énumérait, en effet, les articles à réviser et, après cette énumération limitative déclarait, sans réserve aucune, qu'il y avait lieu à révision des lois constitutionnelles. M. Andrieux fut nommé rapporteur et chargé de faire accepter à la Chambre ce « monument d'incohérence ». Son rapport, plein d'insinuations contre le Président du Conseil, affirmait que la Commission avait été émue « par l'exposé inattendu d'une doctrine dont le caractère serait grave », « qu'une volonté particulière s'était substituée à la volonté nationale », en proposant le scrutin de liste que l'inscription du scrutin de liste dans la Constitution, c'était « la campagne dissolutionniste ouverte et près d'aboutir ». M. Andrieux exprimait enfin la crainte qu'à la dépendance du député vis-à-vis de ses électeurs ; « dépendance honorable et légitime, une autre ne succédât aussitôt. »

Le 26 Janvier, l'ordre du jour de la Chambre appelait successivement la discussion de la proposition de révision intégrale de M. Barodet, du projet des 33 et du projet gouvernemental. La révision intégrale n'est défendue que par M. Lockroy ; M. Ferdinand Dreyfus et M. Joseph Fabre appuient le projet gouvernemental, MM. Louis Legrand et Jullien le combattent et la révision intégrale est repoussée par 298 voix contre 173. M. Margaine réclame alors, au nom de la Commission, les explications du Gouvernement et M. Gambetta monte à la tribune[3].

Le Président du Conseil fait ressortir la contradiction qui existe entre le dernier paragraphe de la proposition Andrieux et tous les autres paragraphes, soutient que le Congrès ne peut toucher aux parties de la Constitution dont on ne lui a pas renvoyé l'examen, repousse avec une éloquence attristée les reproches de dictature qui lui ont été adressés, rappelle son attachement indomptable à la démocratie et prononce cette parole profonde : « Il nous reste maintenant à nous gouverner nous-mêmes ». La Chambre était sous le charme de cette éloquence si forte, si pénétrante, d'un accent personnel si sincère et la bataille paraissait gagnée. Elle fut perdue dès que l'orateur aborda la question du scrutin de liste. Les murmures succédèrent aux acclamations les interruptions, les rires ironiques, les rumeurs ponctuèrent le discours du Président du Conseil et sa conclusion, toute frémissante de patriotique émotion, ne fut pas applaudie par plus de 200 députés.

C'est M. Andrieux qui répondit à M. Gambetta il ne chercha pas à détruire l'effet de son discours, ni à opposer un programme à son programme il se contenta de flatter les moins bonnes passions de la Chambre, l'envie, la jalousie, la peur surtout, la peur du tyran, du dictateur, qui trouverait dans le scrutin de liste un véritable instrument d'oppression parlementaire. Quant à une doctrine politique, quant à un système de gouvernement, M. Andrieux n'en a cure il se rallierait même volontiers à la doctrine, au système et au programme de M. Gambetta, si M. Gambetta renonçait au scrutin de liste. De la contradiction contenue dans la proposition adoptée par la Commission, qui n'autorise pas le Président du Conseil à soutenir en principe le scrutin de liste devant le Congrès et qui pourtant reconnaît la compétence illimitée du Congrès, M. Andrieux parle peu et il ne dit pas un mot qui soit de nature à dissiper l'équivoque. C'est M. Gambetta lui-même qui, pour déchirer tous les voiles, demande à la Chambre de voter en premier lieu sur le dernier paragraphe : « La Chambre déclare qu'il y a lieu à révision des lois constitutionnelles, » ajoutant qu'il considérera l'adoption de ce paragraphe comme un vote de défiance. On passe au scrutin, au milieu d'une fiévreuse émotion le paragraphe est adopté par 268 voix contre 218 et l'on compte dans la majorité 62 députés qui ont voté successivement contre la révision intégrale et pour la révision intégrale, contre la révision intégrale de M. Barodet et pour la révision intégrale de M. Andrieux. « Il y aurait péril, disait le lendemain un journal radical, Le Mot d'ordre, à représenter ces personnages à double face comme des défenseurs dévoués des droits imprescriptibles du suffrage universel. » M. Gambetta remonte à la tribune, pour informer la Chambre que le Cabinet ne peut plus prendre part à la discussion et il quitte la salle des séances, avec tous ses collègues et une cinquantaine de députés.

Après son départ la Chambre adopte l'ensemble du projet de la Commission par 202 voix contre 9i. Ce vote était si peu sérieux que le Cabinet du 30 Janvier ne songea pas un instant à porter devant le Sénat la révision de M. Andrieux. L'essentiel avait été de renverser M. Gambetta et ce résultat était atteint. Quelques républicains s'en félicitèrent. Un journal bonapartiste, L'Ordre, leur dit durement et justement : « Quand nous voyons les républicains se réjouir de l'issue de la séance d'hier ; nous ne pouvons nous empêcher de hausser les épaules et de rire de pitié. » La Chambre, pressée d'en finir, n'avait pas même eu la patience d'attendre quelques minutes, pour frapper M. Gambetta au point le plus vulnérable, celui du scrutin de liste. Elle avait renversé le grand ministre et le grand patriote, elle avait en même temps porté un coup funeste au régime parlementaire et fait à la République une blessure dont elle n'est pas encore entièrement remise.

Est-elle seule coupable ? Non pas. Une part de responsabilité revient à M. Gambetta lui-même. M. Joseph Fabre aurait voulu que l'on insérât dans la loi constitutionnelle un paragraphe portant que l'application du scrutin de liste n'aurait lieu qu'à la fin de la législature. Beaucoup d'amis de M. Gambetta et même plusieurs de ses collègues espéraient que si la révision limitée était votée, M. Gambetta accepterait cette transaction. M. Gambetta a déclaré depuis que le vote e de la révision limitée n'eût rien changé à ses projets ; sa chute était donc fatale. S'il fût resté au pouvoir durant l'année1882, il eût évité à notre diplomatie la faute la plus grave qu'elle ait commise depuis 1870 ; il eût pu accomplir à l'intérieur quelques-unes des œuvres législatives dont nous avons présenté l'imposant tableau et il fût mort ministre, Président du Conseil, laissant avec la réputation de notre plus grand orateur, celle d'un homme de gouvernement incomparable. Sa mémoire nous fût restée plus précieuse encore. Ses funérailles auraient été aussi belles et, en les suivant, nous aurions tous eu un remords de moins.

Du 14 Novembre 1881 au 30 Janvier 1882 le Cabinet de M. Gambetta avait duré soixante-dix-sept jours. N'est-il pas étrange et profondément triste que le plus grand serviteur de la démocratie, le vrai fondateur de la République, le défenseur le plus éloquent du régime parlementaire ait été considéré comme une menace pour les libertés publiques que ses collègues, appelés presque tous à prendre, par la suite, la direction du parti républicain aient excité de telles défiances pendant qu'ils faisaient parti de l'administration du 14 Novembre et que le Ministère le plus homogène qui ait jamais été formé ait eu la durée la plus éphémère ?

 

 

 



[1] Joseph Reinach. Le Ministère Gambette. Histoire et Doctrine. Paris, Charpentier, 1884.

[2] Gabriel Charmes, la Tunisie, Paris, Calmann-Lévy.

[3] Voir appendice VIII, le discours de Léon Gambetta.