L'opinion et le grand
Ministère. — Les interpellations sur la Tunisie. — Le vote. — Offres faites à
MM. de Freycinet et Léon Say. — Le Cabinet Gambetta. Les nominations. — Les
compétences administratives. — La Déclaration. — Accueil fait par la Chambre
et le Sénat. — Le nouveau Ministère devant la Chambre. — La circulaire de M.
Waldeck-Rousseau. — Les mœurs parlementaires. — Le scrutin d'arrondissement.
— Le programme et les réformes du Cabinet. — La politique tunisienne. — La
politique égyptienne. — Le renouvellement sénatorial. — L'opinion et la
révision. — Projet de révision partielle. — Critique du projet. — La
Commission des 33. — M. Gambetta devant la Commission. — Agitation dans les
couloirs de la Chambre. — Le rapport de M. Andrieux. — Séance de 26 Janvier.
— Discours de M. Gambetta. — Réponse de M. Andrieux. — La priorité demandée
pour le dernier paragraphe du projet de la Commission. — Chute du Ministère.
— Appréciation.
Nous
avons vu que l'impopularité du Cabinet du 23 Septembre injustifiée, absurde,
mais d'autant plus tenace, avait été croissant pendant les vacances. Quand la
nouvelle Chambre se réunit, le 28 Octobre, le Ministère qui avait présidé aux
élections n'avait plus qu'une existence nominale et l'on s'attendait, dans le
Parlement et hors du Parlement, à ce-que le chef incontesté du parti
républicain prît le pouvoir comme Président du Conseil ; l'on s'attendait
aussi à ce qu'il s'adjoignît comme collègues le chef de l'ancien Cabinet, M.
Jules Ferry, qui avait manifesté l'intention d'être son premier lieutenant, »
le Président du Sénat ; M. Léon Say, dont les sympathies pour la personne et
la politique de M. Gambetta étaient connues et, enfin, son ancien auxiliaire
de la Défense Nationale, M. de Freycinet. On parlait couramment de cette
combinaison et ce fut une déception générale, quand la Chambre prit séance,
de constater que les choses étaient loin d'être aussi avancées. Il
fallut d'abord constituer un bureau. Pour sonder les dispositions de la Chambre,
M. Gambetta manifesta le désir d'être élu Président provisoire cette
satisfaction lui fut accordée par 317 voix, malgré l'opposition de l'Extrême
Gauche. Le scrutin pour l'élection du bureau définitif donna les résultats
suivants M. Henri Brisson que recommandaient une droiture inflexible, une
carrière politique sans défaillance, fut porté au fauteuil par 347 voix, et
MM. Philippoteaux, Dèves, Lepère et Spuller furent élus vice-présidents. Il
n'y avait eu lutte que pour un des sièges de vice-présidents et M. Spuller
l'avait emporté sur M. Floquet. Les républicains modérés et la politique de
M. Gambetta paraissaient donc avoir dans la nouvelle Assemblée une solide
majorité. Les quatre séances qui furent consacrées à la discussion des
interpellations sur les affaires de Tunisie n'étaient pas faites pour
modifier cette impression, ni dans l'esprit de M. Gambetta et de ses
partisans, ni dans celui de ses adversaires. Cette
discussion s'engagea le 5 Novembre, dans les conditions les plus bizarres. A
qui s'adressaient les interpellateurs ? Au Cabinet Ferry ; mais le Président
du Conseil avait eu soin de déclarer, avant toute discussion, que le
Ministère se retirerait quel qu'en fut le résultat ? Qui prit le premier
la parole, pour interpeller M. Ferry ? M. Ferry lui-même. Avec son
courage habituel, doublé cette fois d'une véritable habileté, le Président du
Conseil alla au devant des reproches que l'on pouvait adresser à sa politique
et son discours dérouta un peu ses adversaires. Ils se ressaisirent aux
séances suivantes et MM. Naquet et Clémenceau adressèrent, au Cabinet
démissionnaire de très justes critiques en termes relativement modérés.
L'impression produite sur la Chambre fut telle que M. Jules Ferry dut
remonter à la tribune et refaire, le dernier jour de la discussion, un
discours presque aussi développé que celui 'du a Novembre. M. Gambetta avait
songé un instant a prendre la parole pour faire un discours-ministre, pour
exposer à larges traits une politique gouvernementale la discussion ne lui en
fournit pas l'occasion. M. de Mun avait bien affirmé que le régime
républicain ne pouvait pas avoir une politique extérieure honorable ; mais
cette injure et cette calomnie furent relevées par M. Henri Brisson, avec une
si éloquente vigueur, aux applaudissements des trois quarts de la Chambre,
qu'il n'y avait rien à ajouter et M. Gambetta garda le silence. Il faut le
regretter son intervention, à ce moment, aurait pu déchirer quelques voiles,
éclairer M. Gambetta lui-même sur les vraies dispositions de la majorité. Un
seul mot avait été dit, pendant ces quatre longues séances, vraiment
politique et prophétique. M. Naquet avait déclaré, au milieu de l’incrédulité
générale, qu'aucun des membres du Cabinet du 23 Septembre 1880 ne devait
faire partie de la nouvelle combinaison. L'heure
du vote était arrivée. L'enquête, demandée par l'Extrême Gauche et appuyée
par la Droite, fut rejetée par 328 voix contre 16't. L'ordre du jour pur et
simple, auquel M. Jules Ferry avait borné son ambition et qui était la seule
solution logique de ce débat, fut ensuite repoussé par voix contre 176
Gambetta et ses amis se trouvaient dans la minorité. La majorité comprenait,
outre les membres de l'Extrême Gauche et de la Droite, beaucoup de
républicains modérés, liés par leurs engagements électoraux ou insuffisamment
convaincus de la nécessité d'une politique coloniale un peu ferme et suivie.
Après le rejet de l'ordre du jour pur et simple, 23 ordres du jour motivés
sont successivement repoussés à mains levées les spectateurs des tribunes
contemplaient avec stupéfaction ce jeu des mains tour à tour levées et
abaissées, qui se prolongea pendant plus d'une heure et qui eût été d'un
prodigieux comique s'il n'eût été inquiétant, s'il n'eût attesté, dans cette
Chambre, née de la veille, une regrettable impuissance et un véritable
aveuglement. Quelques députés, las de cet exercice, proposent la clôture,
pour en finir, la clôture d'une discussion depuis longtemps épuisée ils n'ont
pas plus de succès que les auteurs d'ordres du jour ; par 285 voix contre 203
la Chambre se prononce contre la clôture. M. Andrieux et quelques-uns de ses
collègues demandent le renvoi aux bureaux ils sont encore moins écoutés 361
voix contre 96 se refusent à renvoyer la question aux bureaux. Il n'y avait,
à ce moment, plus rien à mettre aux voix incohérente et ridicule, l'Assemblée
n'avait plus qu'à se séparer ni le Ministère, ni son Président ne lui
fournissaient la solution tant souhaitée, l'issue hors de cette impasse.
C'est alors que Gambetta parut, comme un sauveur, comme un Dieu, a-t-on pu
dire sans exagération. Dès qu'il est aperçu, à l'entrée du couloir de gauche,
un grand silence se fait sur tous les bancs dès qu'il monte à la tribune, le
silence redouble. En quelques paroles tristes et fières, il dit que l'ordre
du jour pur et simple, voté par lui et parses amis, était la conclusion
naturelle du débat ; il ajoute que la France ne peut laisser protester sa
signature placée au pied du traité du Bardo et il dépose cet ordre du jour
qui reproduisait textuellement les derniers mots du discours de M. Jules
Ferry « La Chambre, résolue à l'exécution intégrale du traité souscrit par la
nation française, le 12 Mai 1881, passe à l'ordre du jour. » Par 335 voix
contre 68, cet ordre du jour est adopté. Il y eut 124 abstentions. On a remarqué
que ces 68 opposants et ces 124 abstentionnistes devaient se retrouver le 26
Janvier, dans le scrutin qui renversa le Ministère Gambetta. Par malheur, les
3o5 ne devaient pas se retrouver tous parmi ses fidèles. Dans
cette séance si confuse, la Chambre avait au moins fourni au chef de l'État
une indication dont la netteté ne laissait rien à désirer il la comprit et M.
Gambetta, appelé à l'Élysée, fut chargé de constituer un Cabinet. Il ne
laissa pas ignorer au Président de la République son intention de reprendre
et de défendre la question du scrutin de liste devant le Congrès, s'il y
avait révision. M. Grévy ne fit aucune objection et M. Gambetta se mit à
l'œuvre[1]. Il
avait si peu de parti pris qu'il essaya d'abord, en toute sincérité, de
constituer le grand Ministère que l'opinion attendait de lui, le Ministère
des trois ou des quatre présidents. Dans le monde parlementaire comme dans le
public, on caressait cette chimère de la réunion, dans le même Cabinet, de
toutes les illustrations du parti démocratique, de toutes les forces de la
République, sans se demander si' ces illustrations ne s'éclipseraient pas
l'une l'autre, si ces forces ne se neutraliseraient pas mutuellement. Après
les élections générales un grand Ministère serait constitué sous la direction
de M. Gambetta et ce Ministère ferait de grandes choses cela était acquis ;
ces chimères défrayaient la polémique des journaux et les conversations des
oisifs, sans parler des coulisses parlementaires. M. Gambetta entreprit donc
la constitution du Cabinet désiré, voulu, annoncé, et il s'adressa en premier
lieu à M. de Freycinet qui donna sa parole, pour la reprendre le lendemain,
peut-être après une visite a. l'Élysée. M. Léon Say, plus net, refusa dès le
premier jour, sous prétexte de dissidences financières et économiques. Quant
à M. Jules Ferry, M. Gambetta qui le jugeait diminué par le vote du 9
Novembre, ne devait s'adresser à lui qu'en cas d'acceptation de MM. De Freycinet
et Léon Say ; il ne lui fit donc aucune ouverture et le grand Ministère n'eut
pas même un commencement d'existence. Reconnaissons qu'il serait excessif
d'en faire remonter la responsabilité à M. Gambetta. Reconnaissons aussi que
M. de Freycinet et M. Léon Say furent bien inspirés en se dérobant ; c'eût
été une singulière administration, peu homogène et probablement impuissante,
qu'une administration à trois ou à quatre têtes on le vit bien après le 26
Janvier. Dans
les circonstances difficiles, M. Gambetta n'était jamais long à se décider.
N'ayant pu parvenir à faire le Ministère des autres, il fit le sien et le 14
Novembre la première administration vraiment solidaire et homogène qu'ait eue
la République, non pas seulement depuis le 30 Janvier 1879, mais peut-être
depuis le 4 Septembre 1870, était constituée. Elle comprenait 12 ministres et
9 sous-secrétaires d'État. Deux nouveaux ministères étaient créés celui de
l'Agriculture pour M. Devès, et celui des Arts pour M. Antonin Proust. Leurs
collègues étaient MM. Campenon à la Guerre, Gougeard à la Marine, Paul Bert à
l'Instruction Publique et aux Cultes (ce qui surprit un peu), Cazot à la
Justice, Allain-Targé aux Finances, Waldeck-Rousseau à l'Intérieur, Rouvier
au Commerce et aux Colonies, Raynal aux Travaux Publics, Cochery aux Postes
et Télégraphes. M. Gambetta s'était réservé les Affaires Étrangères. Seuls
MM. Cochery, Proust et Gougeard n'avaient pas de sous-secrétaires d'Etat. M.
Spuller était aux Affaires Étrangères, M. Blandin à la Guerre, M. Chalamet
l'Instruction Publique, M. Martin-Feuillée à la Justice, M. Lelièvre aux
Finances, M. Margue à l’Intérieur, M. Caze à l'Agriculture, M. Félix Faure au
Commerce et M. Lesguillier aux Travaux Publics. On a
dit bien dédaigneusement que M. Gambetta n'avait choisi pour collègues que
des hommes de second plan quelques-uns de ces hommes de second plan étaient,
dans leur spécialité, des hommes de première valeur. Le capitaine de vaisseau
Gougeard, un des héros de la bataille du Mans, avait acquis au Conseil d'Etat
une compétence indiscutable et chez lui l'administrateur valait le soldat. M.
Paul Bert était un savant que sa qualité de rapporteur de la plupart des lois
scolaires désignait pour le ministère de l'Instruction Publique ; il est vrai
que ses opinions anti-religieuses le désignaient moins pour le ministère des
Cultes. M. Waldeck-Rousseau, dont l'intervention avait été si remarquée dans
la discussion de l'essai de réforme judiciaire, était un avocat du plus grand
avenir et d'un talent incontesté. M. Rouvier avait toute l'aptitude
nécessaire pour diriger notre commerce sa souple intelligence, soutenue par
une éloquence à la fois précise et chaleureuse, l'eût bien servi dans
n'importe quel autre département ministériel. Et parmi les sous-secrétaires
d'Etat ni M. Spuller, ni M. Blandin, ni M. Félix Faure n'étaient indignes de
collaborer à l'œuvre spéciale de leurs ministres respectifs ou à l'œuvre
générale du Président du Conseil. En
France, où l'on avait espéré autre chose, on fut surpris en lisant la liste
des nouveaux ministres et l'on parla de camaraderie et de coterie, parce que
M. Gambetta avait appelé à ses côtés quelques-uns de ses amis les plus chers.
En Angleterre, où l'éducation politique est autrement avancée que chez nous,
où les conditions d'exercice du régime parlementaire sont mieux connues, on fit
plutôt bon accueil au quatrième Cabinet de M. Grévy. En Europe on l'attendit
à l'œuvre, ici avec espoir, là avec crainte ; mais nulle part on ne montra la
surprise effarée qui s'empara d'un certain nombre de Français. Durant
ce Ministère si court, les faits importants ont été rares : aussi
devrons-nous insister sur des événements qui nous arrêtent moins longtemps
d'habitude. On gouverne avec son parti, on administre avec des capacités. M.
Gambetta et ses collègues s'inspirèrent de ce principe dans tous les choix
qu'ils firent. Les ministres responsables couvrant leurs subordonnés, répondant
devant les Chambres de leur loyalisme, n'avaient qu'une préoccupation appeler
aux plus hautes fonctions les plus capables, en considération de leurs
mérites plutôt que de leurs opinions. C'est ainsi que le Conseil supérieur de
la Guerre fut composé du maréchal Canrobert, des généraux Chanzy, Gresley, de
Galliffet, Carteret-Trécourt et Saussier. M. de Miribel, ancien chef
d'état-major du général de Rochebouet, fut appelé aux mêmes fonctions sous le
général Campenon. M. Weiss, ancien conseiller d'État, fut appelé à la
direction des affaires politiques au ministère des Affaires Étrangères. La
succession de MM. Chanzy et de Saint-Vallier, ambassadeurs à Saint-Pétersbourg
et à Berlin, démissionnaires, échut à MM. de Chaudordy et de Courcel ;
celle de M. Albert Grévy, également démissionnaire, à M. Tirman. Deux sièges
vacants au Conseil d'État furent donnés à MM. Chabrol et Dislère ; le
Gouvernement de la Banque de France à M. Magnin, la préfecture de la Seine à
M. Floquet et la direction des Cultes à M. Castagnary. On voit
quel large éclectisme avait présidé à ces choix. Tous furent attaqués avec
violence par la presse de Droite et par la presse d'Extrême Gauche ;
quelques-uns furent critiqués par la majorité des républicains et même par
les amis du Président du Conseil. On reprochait à M. de Miribel d'avoir été
associé à un Cabinet flétri par un vote de la précédente Chambre on
reprochait à M. Weiss d'avoir été élu conseiller d'état par l'Assemblée
nationale, d'avoir prononcé le mot fameux et si juste : « la République
conservatrice est une bêtise » et d'avoir affirmé la légalité stricte de
l'acte du 16 Mai, ou plutôt la constitutionnalité de la dissolution de la
Chambre. La nomination de M. de Miribel fut évidemment une faute elle parut
une sorte de défi à l'opinion et un Gouvernement parlementaire est tenu plus
qu'un autre à ne pas heurter trop violemment l'opinion. Nul ne songeait à
contester les capacités de M. de Miribel comme organisateur ; mais, outre que
l'on pouvait peut-être trouver dans l'état-major de l'armée une capacité
égale, il faut regretter que M. Gambetta se soit aliéné par ce choix les
sympathies d'un grand nombre de républicains et ait compromis ainsi, dès le
début, la solidité de son Cabinet. Dans sa passion jalouse pour l'armée, dans
l'ardeur qu'il apportait au relèvement de la patrie, par la réorganisation de
nos forces nationales, il est resté convaincu, jusqu'au dernier jour, qu'il
avait eu raison contre ses meilleurs amis. « J'ai eu tous les
inconvénients de ce choix, disait-il, le 26 Janvier, au Président de la
République ; ayez-en au moins tous les avantages, pour le bien de l'armée et
pour le bien de la France. » La
nomination de M. Weiss était moins contestable, d'abord parce que M. Weiss
avait dirigé contre M. Thiers et non contre le principe de nos institutions
sa célèbre définition de la République conservatrice ensuite parce que le
coup de tête du 16 Mai était évidemment légal enfin et surtout parce qu'il
n'y avait certainement pas en Europe un écrivain politique de la valeur de M.
Weiss. Sentant bien le tort que M. Gambetta s'était fait en l'appelant à
collaborer avec lui, M. Weiss offrit loyalement sa démission au Président du
Conseil. « Je croyais, répondit noblement celui-ci, que vous me
connaissiez mieux », et il refusa la démission. M. Gambetta avait cette
grande qualité des vrais administrateurs, la persévérance dans les vues. De
plus, il défendait avec une fermeté invincible ceux de ses subordonnés qui
n'avaient pas démérité : c'est lui qui, le lendemain de l'acquittement
de M. Rochefort par le jury de la Seine, ordonnera à M. Roustan de rejoindre
son poste à Tunis (16 Décembre). La
Déclaration ministérielle fut lue à la Chambre par M. Gambetta et au Sénat
par M. Cazot, le 16 Novembre. Elle affirmait que la France, aux élections
générales, avait signifié sa volonté d'avoir un Gouvernement uni, « dégagé
de toutes les conditions subalternes de division ou de faiblesse ». Ce
Gouvernement comptait trouver dans les deux Assemblées une majorité confiante
et libre et hors des Chambres une administration soustraite aux influences
personnelles comme aux rivalités locales. Il s'engageait, par une révision
sagement limitée, à mettre un des pouvoirs essentiels du pays en harmonie
plus complète avec la nature démocratique de notre société, à compléter notre
législation militaire, à réduire dans les armées de terre et de mer les
charges du pays et à alléger celles de l'agriculture sans compromettre nos
finances, à favoriser les institutions de prévoyance et d'assistance
sociales. Le Concordat serait intégralement appliqué. L'ordre serait maintenu
au dedans avec fermeté et t la paix au dehors avec dignité. La
Déclaration, d'une rédaction un peu molle, ne s'élevait pas au-dessus du
niveau habituel de ces sortes de documents, et l'opinion, qui s'était
attendue à une grande Déclaration, comme elle s'était attendue à un grand
Ministère, fut encore une fois déçue. On conçoit que le Sénat, menacé d'une
révision « sagement limitée, » ait accueilli froidement la lecture de M.
Cazot ; l'attitude de la Chambre s'explique moins facilement. Il est
impossible d'admettre que M. Gambetta, acclamé le 9 Novembre, ait été in petto
condamné dès le 16 ; parce que ni son Ministère ni son programme ne
répondaient à l'attente universelle. Quelques députés ont regretté qu'averti
par l'attitude glaciale de la Chambre, il ne soit pas remonte à la tribune,
pour arguer d'un malentendu entre la majorité et lui et annoncer qu'il allait
de ce pas remettre sa démission au Président de la République. Mais M.
Gambetta pouvait-il se dérober au premier contact avec la Chambre ?
D'ailleurs, s'il était remonté à la tribune pour dire qu'il y avait méprise,
la Chambre lui eût immédiatement donné le témoignage de confiance qu'elle ne
refuse jamais à un Cabinet nouveau et qu'en réalité elle accordait à M.
Gambetta lui-même, puisque l'urgence de la proposition de révision intégrale
déposée par M. Barodet était repoussée par 345 voix contre 129. La majorité
du 9 Novembre pouvait être « à la glace » le 16 novembre elle restait
intacte. La
mauvaise humeur du Sénat se manifesta par l'élection d'un inamovible
appartenant au Centre gauche dissident. M. de Voisins-Lavernière fut préféré
à M. Hérold, pour lequel le vote de blâme récemment émis par la Haute
Assemblée était, il faut le reconnaître, une médiocre recommandation. La
Chambre attendit un peu plus longtemps, avant de laisser percer ses
véritables sentiments. Deux ministères nouveaux avaient été créés dans le
Cabinet du 14 Novembre, celui de l'Agriculture et celui des Arts. Le premier
n'avait pas un adversaire dans tout le Parlement. Le second, tel que le
comprenaient MM. Gambetta et Antonin Proust, comme un ministère de
l'Education artistique, pouvait aisément se justifier. Aussi la Commission
proposait-elle d'accorder au Gouvernement les crédits nécessités par ces deux
créations, mais elle émettait le vœu qu'un nouveau département ministériel ne
pût désormais être créé que par une loi. Une
discussion très serrée s'engagea entre M. Ribot et M. Gambetta sur la
procédure à suivre en matière de création de départements ministériels. Un
projet de loi, disait M. Ribot, permet à la Chambre d'exercer son contrôle un
décret la met en présence d'un fait accompli. Un décret, répondait M.
Gambetta, est l'exercice régulier du pouvoir exécutif ; quant au contrôle
législatif, il s'exerce à son heure, quand le Gouvernement dépose une demande
de crédit si le crédit est repoussé, le décret est nul et non avenu et ainsi
le pouvoir législatif a toujours le dernier mot. La question en somme était
sans intérêt et il ne faut retenir de cette discussion qu'un seul
enseignement elle fut pour M. Gambetta, malgré le vote final du crédit
demandé, un véritable échec moral. La Chambre fit une longue ovation à M.
Ribot qui s'était très habilement placé sur le terrain des prérogatives
parlementaires elle accueillit par des protestations et des murmures les
explications de M. Gambetta. Six semaines plus tard, quand le ministère des
Arts, créé par un décret, fut supprimé par un autre décret, elle oublia et le
vœu de sa Commission et la théorie de droit parlementaire qu'elle avait si
vigoureusement applaudie le 8 Décembre. On ne
comprendrait pas comment les dispositions de la Chambre, déjà douteuses au
milieu de Novembre, étaient devenues presque malveillantes au début de
Décembre, si nous ne rappelions la circulaire que le ministre de l'Intérieur,
M. Waldeck-Rousseau, avait adressée aux préfets le ~Novembre. M.
Waldeck-Rousseau affirmait à nouveau la volonté du Gouvernement de constituer
une administration forte, indépendante, remise en possession de l'autorité
qui lui appartient. Les populations, ne trouvant plus, comme avant le 14
Octobre 1877, des adversaires parmi les fonctionnaires de l'ordre
administratif, doivent désormais s'adresser à eux, parce qu'ils sont
républicains et surtout parce qu'ils sont les représentants naturels et
hiérarchiques du pouvoir. Il est inadmissible que les sollicitations, les
demandes d'emploi ou d'avancement passent par-dessus leur tête. Leur autorité
en est diminuée, sans profit pour personne, et les services qu'ils peuvent
rendre en sont amoindris. Le ministre conclut énergiquement qu'il retournera
sans réponse les requêtes de cette nature qui lui seraient adressées
directement, qu'il n'accueillera aucune recommandation transmise en dehors de
l'intermédiaire du préfet. On
devine quelle émotion cette circulaire produisit à la Chambre. Que de députés
ne doivent la conservation de leur siège qu'aux menus services rendus à leurs
électeurs ! Combien d'entre eux, peu assidus aux séances ou dans les
commissions, passent leur temps dans les antichambres ministérielles ou dans
les bureaux des administrations centrales ! Va-t-il falloir désormais
renoncer à obtenir directement faveurs et emplois ? Sera-t-il nécessaire de
recourir, pour toute demande, à l'intermédiaire du préfet, qui recueillera
seul le bénéfice du succès et dont le prestige augmentera, au détriment de
celui de l'élu ? Les influences parlementaires seront-elles annulées et le
préfet ne sera-t-il plus le premier serviteur de la députation ? Les plaintes
et les récriminations retentirent ; sénateurs ou députés, députés surtout,
n'attendirent qu'une occasion de rappeler ministres et préfets à l'ancienne
subordination. M.
Gambetta et M. Waldeck-Rousseau avaient mille fois raison de vouloir assurer
l'indépendance du pouvoir administratif où ils se trompaient, c'est quand ils
prétendaient affranchir les préfets, par la seule substitution d'un mode de
scrutin à un autre. Cette substitution n'aurait pas la vertu miraculeuse de
corriger les mœurs politiques. Elu au scrutin de liste ou au scrutin
uninominal, un député d'intelligence et d'autorité moyennes (c'est la grande
majorité) se considérera toujours comme le commissionnaire ou le factotum de
ses électeurs il aura seulement plus de clients dans le premier cas que dans
le second, et ses sollicitations, auprès du préfet ou auprès des ministres,
seront d'autant plus nombreuses. En outre, chose plus grave, il se
considérera toujours comme représentant plus particulièrement
l'arrondissement qui l'aura choisi et toute réforme d'intérêt général qui
menacera cet arrondissement sera rendue impossible. Il faudrait donc ne
nommer que des députés étrangers au département, il faudrait appliquer le
scrutin de liste à toute la France, pour que tel tribunal inoccupé fût
supprimé, pour que tous les rouages que la rapidité et la facilité des
communications ont rendus inutiles disparussent, au grand profit de la
simplification administrative. Répétons-le, il est plus court de changer les
mœurs. M. Gambetta ne le pensait pas et il faisait du scrutin de liste la
clef de voûte de toute sa politique réformatrice, de tout son système de
gouvernement. Sous ce
titre le Programme et les Réformes, M. Joseph Reinach a écrit le plus
long et le plus important chapitre du livre qu'il a consacré au Ministère
Gambetta. C'est l'histoire des mesures, des réformes, des projets de loi qui
sont restés presque tous en portefeuille ; par suite de la chute prématurée
du Cabinet. Leur simple énumération montrera combien était injuste le mot que
l'on a attribué à M. Grévy : « Ce sera, aurait-il dit du Cabinet du
14 Novembre, le Ministère de la déception nationale. » Pour
reconstituer les vignes phylloxérées, M. Devès préparait un projet d'emprunt
de cent millions qui seraient mis à la disposition des viticulteurs le projet
d'emprunt fut retiré par M. de Mahy. Au contraire, le projet de loi sur les
avances à l'agriculture fut repris par MM. de Mahy et Léon Say. M. Devès
tenta également d'organiser le crédit mobilier agricole et d'abaisser les
droits qui pèsent sur les échanges de parcelles de territoire contiguës.
L'utilité de cette dernière mesure et d'une liquidation territoriale devait
être mise en lumière par M. Méline ; ministre de l'Agriculture ; au concours régional
de Caen, le 24 Février 1883. Un hectare de terre d'un seul tenant donne vingt
hectolitres de blé coupé en quatre, il n'en produit plus que seize. Le
ministre des Arts subordonnait les subventions de l'État à l'existence d'un
enseignement, conforme au programme arrêté par l'Etat, des arts du dessin
dans toutes les Écoles spéciales ou non spéciales. Dans le projet déposé le
19 Janvier 1882 il codifiait et complétait les dispositions prises pour
assurer la conservation des monuments historiques. Il achète pour le Louvre
les chefs-d'œuvre de Courbet et la collection de Timbal. Il commande à Falguière
le couronnement de l'Arc de triomphe. Au
Commerce, la grande réforme fut le rattachement à ce ministère des Colonies
et de la Marine marchande. MM. Rouvier et Félix Faure élaborent un programme
de politique coloniale très sage et très pratique, signent au mois de
Décembre un traité de protectorat avec les ambassadeurs du Fouta-Djallon,
projettent dans l’Indochine l'organisation d'une colonisation commerciale qui
partira de Saïgon pour remonter pacifiquement vers le delta du Songkoï, le
Tonkin et le Yun-Nan, renouvellent les traités de commerce, sur la base du libre-échange,
avec les Pays-Bas, le Portugal et la Suède et inaugurent, le 4 Décembre,
l'École des Hautes-Etudes commerciales. M.
Gougeard fit détacher de la Guerre et rattacher à la Marine la défense des
côtes, concentrer dans le même port les travaux de même nature, grouper plus
logiquement les services et le personnel dans les préfectures maritimes par
le décret du 25 Janvier 1882. Le même décret décidait l'établissement à
Paris, d'une École supérieure de marine, sur le modèle de l'École supérieure
de guerre. Le plan
Freycinet avait pris des proportions inquiétantes de 1879 à 1881 pas un
député qui ne demandât un port, un canal ou un chemin de fer aussi la dépense
totale, qui primitivement devait être de quatre milliards, était-elle à la
veille d'en atteindre huit. Le nouveau ministre des Travaux Publics, M.
Raynal, négocia avec les grandes Compagnies de chemins de fer pour une
révision des contrats et obtint des concessions sur la question des tarifs
ses pourparlers furent interrompus par la crise ministérielle. Aux
Finances, M. Allain-Targé se proposait, après le vote espéré de la révision
constitutionnelle, de pratiquer l'unification de la Dette en 3 p. 100. Le
bénéfice résultant de cette opération devait être consacré à l'allégement des
impôts établis en 1871 et à des dégrèvements agricoles. Dans la pensée du
ministre, comme dans celle du Président du Conseil, l'établissement de
l'impôt sur le revenu devait être le couronnement de leur politique
financière. Comme en 1876, M. Gambetta était partisan de cet impôt divisé en
cinq cédules foncière, immobilière, industrielle et commerciale, mobilière,
personnelle et d'habitation. Au ministère de l'Instruction Publique, en
dehors de la mise en œuvre des grandes lois d'éducation nationale et d'un
décret du 23 Janvier sur l'enseignement secondaire des jeunes filles, un seul
acte est à signaler le maintien dans les établissements d'enseignement
secondaire de garçons de l'éducation religieuse, après avis des parents qui
doivent toujours être consultés. Au
Ministère de la Justice le projet de réforme de la magistrature préparé par
Cazot et Martin-Feuillée et qui comprenait la réduction du nombre des juges,
la suppression des tribunaux d'arrondissement, l'extension de la compétence
des juges de paix et du jury, une nouvelle investiture des magistrats, a été
appelé par un adversaire, M. Méline, « un monument de logique parfaite ».
Ce n'était plus un simple expédient comme le projet de ')880, mais une vraie
réforme organique. A la
Guerre un décret du 26 Novembre établit un Conseil supérieur que le Président
de la République peut présider quand il le juge convenable et auquel il peut
appeler les Présidents des deux Chambres. Une organisation de l'armée
coloniale, un projet sur le recrutement, la suppression de l'engagement
conditionnel d'un an, le service effectif pour tous les citoyens, toutes ces
questions étaient prêtes pour la discussion elles furent indiquées à la
Chambre avec beaucoup d'autres par le général Campenon dans la séance du 16
Janvier dix jours après, la chute de M. Gambetta entraînait celle de tous ses
collègues et retardait indéfiniment cette vaste et prudente refonte de nos
institutions militaires. Par la
simple énumération que nous venons de faire, on voit quelle ample matière
gouvernementale s'était préparée le Cabinet du 14 Novembre et combien cette
administration eût été utilement occupée, si la Chambre n'y avait mis ordre. C'est
dans la politique coloniale et dans la politique extérieure, œuvre spéciale
de M. Gambetta, ministre des Affaires Étrangères, que son empreinte fut
marquée le plus fortement ; c'est en Tunisie et en Égypte, qu'il obtint les
résultats les plus féconds. Ni abandon ni annexion, ces deux mots résument
tout le système de M. Gambetta en Tunisie. L'abandon, quand l'Italie discute
encore le traité du Bardo, quand la Turquie entretient 15.000 soldats dans la
Tripolitaine, serait une preuve de faiblesse que la France ne donnera pas.
L'annexion entraînerait trop de dépenses et l'envoi d'un plus grand nombre
d'hommes que ceux que commandent les généraux Forgemol et Logerot. Le pays
est soumis mais les Ourghemma n'ont pas renoncé à leurs razzias dans la
région méridionale et, même au nord, dans la région définitivement pacifiée,
le régime des capitulations subsiste « comme si la France était une
sorte de Turquie, incapable de faire autre chose en Tunisie que ce
qu'auraient fait les Turcs[2]. » Il convient donc d'établir
le protectorat. M. Gambetta eut l'occasion de s'en expliquer le Décembre à la
Chambre, en réponse à MM. Delafosse, Pelletan, Wilson et Clémenceau ; le 10
Décembre au Sénat, en réponse au duc de Broglie, et la fermeté de ses déclarations,
outre qu'elle entraîna le vote des crédits supplémentaires nécessaires pour
l'expédition de Tunisie, produisit une sérieuse impression sur l'Europe.
L'Italie et la Turquie rouvrirent immédiatement les négociations avec la
France. Libre d'agir, M. Gambetta procède à la réorganisation financière par
le rachat de la Dette, à la réorganisation judiciaire, à l'installation d'un
comité français de contrôle pour les travaux publics et à l'établissement
d'une gendarmerie indigène. L'avènement
de M. Gambetta aux Affaires Étrangères que la presse monarchique et la presse
intransigeante avaient représenté depuis longtemps comme une menace pour la
paix, avait au contraire été accueilli avec satisfaction par l'Europe. Sa
politique extérieure, pacifique avec dignité, n'était de nature à inquiéter
personne à l'étranger, et à l'intérieur elle devait satisfaire tous les
patriotes par sa netteté, sa fermeté et sa suite. C'est surtout en Égypte, où
le condominium était compromis par les incidents que nous avons racontés et
en particulier par les émeutes des colonels, par la réunion imminente des
notables, qu'il fallait agir avec autant de prudence que de décision. M.
Gambetta, avec une remarquable clairvoyance, comprit que le seul moyen, à ce moment
précis ; de sauvegarder notre influence sur le Nil était de lier partie aussi
étroitement que possible avec l'Angleterre l'accord avec cette puissance
avait à ses yeux le triple avantage de laisser aux deux nations la
prépondérance en Egypte, d'opposer un obstacle insurmontable aux velléités
d'intervention de la Porte et de rassurer tous nos rivaux par cette alliance
avec un pays éminemment pacifique. Toutes les négociations de M. Gambetta
avec lord Lyons, toutes celles de M. Challemel-Lacour avec lord Granville
tendirent à ce but et aboutirent à la rédaction d'une Note écrite à Paris le
30 Décembre, transmise immédiatement à Londres, communiquée le 7 Janvier au
Khédive. On lisait dans la Note : « M. Sienkiewicz agent et consul-général
de France et Sir Edward Malet consul général d'Angle« terre, feront
simultanément à Tewfik-Pacha la déclaration que les Gouvernements français et
anglais considèrent le maintien de Son Altesse sur le trône, dans les
conditions qui sont consacrées par les firmans des sultans et que les deux
Gouvernements ont officiellement acceptées, comme pouvant seul garantir, dans
le pré< sent et pour l'avenir, le bon ordre et le développement de la
prospérité générale en Égypte, auxquels la France et l'Angleterre sont
également intéressées. » La Note continuait en affirmant que la France
et l'Angleterre resteraient unies pour faire face aux périls que le
Gouvernement du Khédive pourrait avoir à redouter. Cet accord, s'il avait été
maintenu, eût prévenu l'échec diplomatique à jamais regrettable de 1882. M.
Gambetta avait trouvé le meilleur moyen, le seul efficace de suivre le
conseil que M. Thiers lui avait donné, quelques jours avant sa mort : « Surtout,
n'abandonnez jamais l'Égypte », et, par surcroît, de réaliser la seule
politique vraiment nationale, d'avoir le seul rôle qui convienne à la France
sur le Nil et la Mer Rouge. La session des Chambres avait été close le 16
Décembre 1881 et, à part la courte émotion provoquée par l'acquittement de l'Intransigeant
et de M. Rochefort, rien ne troubla la période qui s'étend de la séparation
au renouvellement sénatorial du 8 Janvier 1882. La nomination de 66
républicains et de 13 monarchistes, sur 79 sièges à pourvoir, la quadruple
élection de M. de Freycinet et l'élection de M. Labordère à Paris signalèrent
cette journée électorale qui fut un nouveau triomphe pour la République.
Presque tous les sénateurs républicains avaient été élus sur ce que l'on a
appelé le programme de Seine-et-Oise, c'est-à-dire sur la profession
de foi de MM. Léon Say, Feray et Gilbert Boucher, candidats sénatoriaux dans
ce département. Le programme de Seine-et-Oise admettait l'extension de la
base électorale du Sénat, des modifications à l'institution des sénateurs
inamovibles et la limitation exacte des attributions budgétaires de la
Chambre Haute. Tous ces changements impliquaient une révision
constitutionnelle, mais une révision très atténuée, comme celle que M. Jules
Ferry avait acceptée avant les élections générales et que 331 députés avaient
fait figurer sur leurs professions de foi. Il n'y
avait pas eu dans le pays de mouvement général en faveur de la révision et le
plus influent des journaux républicains modérés, le,/OM ?'H< des Débats,
la combattait comme inopportune, bien qu'elle eût servi de plateforme
électorale à M. Léon Say. On avait pu regretter, dans le courant de 1881,
certains votes du Sénat contraires. à ceux de la Chambre les élections du 8
Janvier avaient fait entrer dans le Sénat assez de républicains pour que
cette dissidence ne fût plus à craindre et, en même temps, elles avaient
enlevé leur principal argument aux révisionnistes trop pressés. Au lendemain
de ce renouvellement partiel et total des deux fractions du Parlement, le
moment était aussi mal choisi que possible pour tenter une révision
constitutionnelle. Jamais le chef du parti républicain, l'inventeur et le
défenseur de la politique opportuniste, ne s'est montré plus inopportun et il
a semblé à beaucoup de ses amis qu'il n'avait choisi cette question entre
toutes, pour livrer sa grande bataille, qu'afin de tomber plus sûrement. C'est
une révision partielle que proposait M. Gambetta, le 14 Janvier, en stipulant
dans l'exposé des motifs que le Congrès ne pourrait délibérer que sur les
matières préalablement discutées dans l'une et l'autre Chambre et sur
lesquelles elles se seraient exprimées dans un sens conforme à la révision.
Cette révision doit porter en premier lieu sur les modes d'élection des deux
Chambres, en second lieu sur la nature des attributions budgétaires du Sénat.
Le Gouvernement, au lieu de diminuer le domaine constitutionnel au profit du
domaine législatif, faisait passer la loi électorale de la Chambre des
députés, en tant qu'affirmation du principe du scrutin de liste, dans le
domaine constitutionnel, pour mettre, disait-il, notre système de votation à
l'abri de toute modification hasardeuse. En ce qui concerne le Sénat le mode
adopté en 'f87a devait être conservé, avec augmentation du nombre des
délégués de chaque commune, proportionnellement au nombre des électeurs
inscrits et élection de 7S sénateurs, non plus inamovibles, mais temporaires,
par un Collège national, composé des membres des deux Chambres réunies en
Congrès. Les attributions du Sénat en matière budgétaire doivent être ainsi
fixées il n'a qu'un droit de contrôle et ne peut en aucun cas rétablir un crédit
supprimé par la Chambre des députés. En dernier lieu la disposition sur les
prières publiques est effacée, comme étrangère à une loi constitutionnelle. Certes
beaucoup de points dans ce projet de révision prêtaient à la controverse la
limitation de la révision devait déplaire aux partisans du droit absolu du
Congrès ; l'inscription du principe du scrutin de liste au frontispice de la
loi constitutionnelle était contestable ; l'élection des inamovibles confiée
à un véritable Congrès, que l'on appelait Collège national, était dangereuse,
cette Assemblée réunie exclusivement pour voter pouvant être tentée de
légiférer ou même de réviser ; en dernier lieu la délimitation entre les
attributions budgétaires du Sénat et celles de la Chambre était bien
difficile à établir. Ces réserves faites, il faut reconnaître que le projet
était sérieux, sage dans son principe, sage aussi dans quelques-uns de ses
détails et qu'il méritait d'être étudié sérieusement. La Commission de 33
membres qui fut chargée de l'examiner se composait presque exclusivement
d'amis de l'Élysée, d'adversaires personnels de M. Gambetta ou de partisans
avérés du scrutin uninominal. Dès qu'elle fut nommée chacun fut fixé sur le
sort de la révision et sur le sort du Cabinet. C'est
le 19 Janvier que la Commission avait été nommée. Le lendemain son président,
M. Margaine, invitait le Président du Conseil à venir défendre devant elle le
projet de révision. Le dialogue suivant s'engagea, après quelques
explications préliminaires fournies par M. Gambetta, à la demande de M.
Margaine. M.
Andrieux. — Le
droit d'interpréter la Constitution n'appartient qu'au Congrès. M.
Gambetta. — Je
ne comprends pas ce que serait un Congrès d'interprétation. M.
Louis Legrand et M. Barodet. — Nous demandons à M. le Président du Conseil ce qui se
passerait, au cas ou le Congrès voudrait sortir des matières délimitées par
l'accord préalable des deux Chambres. M.
Gambetta. — Tout
ce qui se ferait en dehors de cet accord serait illégal. Le Congrès se
placerait dans une situation révolutionnaire. M.
Louis Legrand. —
Ou serait alors la sanction ? M.
Gambetta. — Je
ne puis pas répondre. Ce serait au Président de la République, gardien de la
Constitution, à aviser. M.
Clémenceau. — Il
faudrait que le Président de la République trouvât un ministre pour
contresigner. M.
Gambetta. — On
trouverait toujours un ministre. M.
Louis Legrand. —
C'est l'insurrection organisée. La
séance est levée après ce court dialogue, où le Président du Conseil a fait
preuve d'une si parfaite correction constitutionnelle. Les membres de la
Commission se répandent dans les couloirs, en proie à la plus vive agitation.
L'excellent et candide colonel Langlois, pâle comme un mort, prononce des
propos incohérents. « C'est un coup d'Etat, s'écrie-t-il, c'est la
Révolution dans la rue ! Où en sommes-nous ? C'est le monde renversé, je
marche sur la tête ! » Les autres membres de la Commission font
écho à M. Langlois et parlent couramment de coup d'Etat, de dictature,
d'insurrection organisée. Le
lendemain le journal qui reflète la pensée de M. de Freycinet, La France,
déclare que le maintien de M. Gambetta au pouvoir serait un danger publie et
celui qui est l'organe de l'Élysée, La Paix, écrit ces paroles : « ...
Au ministre des coups d'Etat il faudrait un Président de la République qui
fût un homme à coups d'Etat. Et, heureusement pour la France, ce n'est pas M.
le Président de la République. » En
dehors de la Chambre quelques hommes avaient gardé tout leur sang-froid. Le
21 Janvier, M. John Lemoinne, faisant allusion au krach de M. Bontoux et de
l'Union générale, disait dans le Journal des Débats : « Il serait
malheureux que le monde politique se laissât prendre par le delirium
tremens qui a saisi le monde des affaires et pourtant nous ne pouvons-nous
défendre d'une certaine inquiétude, en voyant l'accès auquel s'est livrée la
Chambre des Députes. La discussion révèle un profond état d'anarchie. » Le jour
même de l'audition de M. Gambetta, la Commission avait tenu une seconde
séance, repoussé par 17 voix contre 15 une proposition de révision intégrale
de M. Ballue et adopté, par 24 voix contre 4 et 5 abstentions, une
proposition contradictoire dans les termes de M. Andrieux. La proposition
énumérait, en effet, les articles à réviser et, après cette énumération
limitative déclarait, sans réserve aucune, qu'il y avait lieu à révision des
lois constitutionnelles. M. Andrieux fut nommé rapporteur et chargé de faire
accepter à la Chambre ce « monument d'incohérence ». Son rapport,
plein d'insinuations contre le Président du Conseil, affirmait que la
Commission avait été émue « par l'exposé inattendu d'une doctrine dont
le caractère serait grave », « qu'une volonté particulière s'était
substituée à la volonté nationale », en proposant le scrutin de liste
que l'inscription du scrutin de liste dans la Constitution, c'était « la
campagne dissolutionniste ouverte et près d'aboutir ». M. Andrieux
exprimait enfin la crainte qu'à la dépendance du député vis-à-vis de ses
électeurs ; « dépendance honorable et légitime, une autre ne
succédât aussitôt. » Le 26
Janvier, l'ordre du jour de la Chambre appelait successivement la discussion
de la proposition de révision intégrale de M. Barodet, du projet des 33 et du
projet gouvernemental. La révision intégrale n'est défendue que par M.
Lockroy ; M. Ferdinand Dreyfus et M. Joseph Fabre appuient le projet
gouvernemental, MM. Louis Legrand et Jullien le combattent et la révision
intégrale est repoussée par 298 voix contre 173. M. Margaine réclame alors,
au nom de la Commission, les explications du Gouvernement et M. Gambetta
monte à la tribune[3]. Le
Président du Conseil fait ressortir la contradiction qui existe entre le
dernier paragraphe de la proposition Andrieux et tous les autres paragraphes,
soutient que le Congrès ne peut toucher aux parties de la Constitution dont
on ne lui a pas renvoyé l'examen, repousse avec une éloquence attristée les
reproches de dictature qui lui ont été adressés, rappelle son attachement
indomptable à la démocratie et prononce cette parole profonde : « Il
nous reste maintenant à nous gouverner nous-mêmes ». La Chambre était
sous le charme de cette éloquence si forte, si pénétrante, d'un accent
personnel si sincère et la bataille paraissait gagnée. Elle fut perdue dès
que l'orateur aborda la question du scrutin de liste. Les murmures
succédèrent aux acclamations les interruptions, les rires ironiques, les
rumeurs ponctuèrent le discours du Président du Conseil et sa conclusion,
toute frémissante de patriotique émotion, ne fut pas applaudie par plus de
200 députés. C'est
M. Andrieux qui répondit à M. Gambetta il ne chercha pas à détruire l'effet
de son discours, ni à opposer un programme à son programme il se contenta de
flatter les moins bonnes passions de la Chambre, l'envie, la jalousie, la
peur surtout, la peur du tyran, du dictateur, qui trouverait dans le scrutin
de liste un véritable instrument d'oppression parlementaire. Quant à une
doctrine politique, quant à un système de gouvernement, M. Andrieux n'en a
cure il se rallierait même volontiers à la doctrine, au système et au
programme de M. Gambetta, si M. Gambetta renonçait au scrutin de liste. De la
contradiction contenue dans la proposition adoptée par la Commission, qui
n'autorise pas le Président du Conseil à soutenir en principe le scrutin de
liste devant le Congrès et qui pourtant reconnaît la compétence illimitée du
Congrès, M. Andrieux parle peu et il ne dit pas un mot qui soit de nature à
dissiper l'équivoque. C'est M. Gambetta lui-même qui, pour déchirer tous les voiles,
demande à la Chambre de voter en premier lieu sur le dernier paragraphe :
« La Chambre déclare qu'il y a lieu à révision des lois
constitutionnelles, » ajoutant qu'il considérera l'adoption de ce paragraphe
comme un vote de défiance. On passe au scrutin, au milieu d'une fiévreuse
émotion le paragraphe est adopté par 268 voix contre 218 et l'on compte dans
la majorité 62 députés qui ont voté successivement contre la révision
intégrale et pour la révision intégrale, contre la révision intégrale de M.
Barodet et pour la révision intégrale de M. Andrieux. « Il y aurait péril,
disait le lendemain un journal radical, Le Mot d'ordre, à représenter
ces personnages à double face comme des défenseurs dévoués des droits
imprescriptibles du suffrage universel. » M. Gambetta remonte à la tribune,
pour informer la Chambre que le Cabinet ne peut plus prendre part à la
discussion et il quitte la salle des séances, avec tous ses collègues et une
cinquantaine de députés. Après
son départ la Chambre adopte l'ensemble du projet de la Commission par 202
voix contre 9i. Ce vote était si peu sérieux que le Cabinet du 30 Janvier ne
songea pas un instant à porter devant le Sénat la révision de M. Andrieux.
L'essentiel avait été de renverser M. Gambetta et ce résultat était atteint.
Quelques républicains s'en félicitèrent. Un journal bonapartiste, L'Ordre,
leur dit durement et justement : « Quand nous voyons les
républicains se réjouir de l'issue de la séance d'hier ; nous ne pouvons nous
empêcher de hausser les épaules et de rire de pitié. » La Chambre,
pressée d'en finir, n'avait pas même eu la patience d'attendre quelques
minutes, pour frapper M. Gambetta au point le plus vulnérable, celui du
scrutin de liste. Elle avait renversé le grand ministre et le grand patriote,
elle avait en même temps porté un coup funeste au régime parlementaire et
fait à la République une blessure dont elle n'est pas encore entièrement
remise. Est-elle
seule coupable ? Non pas. Une part de responsabilité revient à M. Gambetta
lui-même. M. Joseph Fabre aurait voulu que l'on insérât dans la loi
constitutionnelle un paragraphe portant que l'application du scrutin de liste
n'aurait lieu qu'à la fin de la législature. Beaucoup d'amis de M. Gambetta
et même plusieurs de ses collègues espéraient que si la révision limitée
était votée, M. Gambetta accepterait cette transaction. M. Gambetta a déclaré
depuis que le vote e de la révision limitée n'eût rien changé à ses projets ;
sa chute était donc fatale. S'il fût resté au pouvoir durant l'année1882, il
eût évité à notre diplomatie la faute la plus grave qu'elle ait commise
depuis 1870 ; il eût pu accomplir à l'intérieur quelques-unes des œuvres
législatives dont nous avons présenté l'imposant tableau et il fût mort
ministre, Président du Conseil, laissant avec la réputation de notre plus
grand orateur, celle d'un homme de gouvernement incomparable. Sa mémoire nous
fût restée plus précieuse encore. Ses funérailles auraient été aussi belles
et, en les suivant, nous aurions tous eu un remords de moins. Du 14 Novembre 1881 au 30 Janvier 1882 le Cabinet de M. Gambetta avait duré soixante-dix-sept jours. N'est-il pas étrange et profondément triste que le plus grand serviteur de la démocratie, le vrai fondateur de la République, le défenseur le plus éloquent du régime parlementaire ait été considéré comme une menace pour les libertés publiques que ses collègues, appelés presque tous à prendre, par la suite, la direction du parti républicain aient excité de telles défiances pendant qu'ils faisaient parti de l'administration du 14 Novembre et que le Ministère le plus homogène qui ait jamais été formé ait eu la durée la plus éphémère ? |