HISTOIRE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

LA PRÉSIDENCE DE THIERS

 

CHAPITRE IV. — LA COMMUNE

Du 18 Mars au 28 Mai 1871

 

 

Le Comité central avant le 18 Mars. — Proclamation du 1er Mars. — Les statuts de la Fédération. — Proclamation à t'armée. — Les membres du Comité centrai. — Le 18 Mars. — Les fautes du Gouvernement. — Impuissance de la bonne garde nationale. — Retraite du Gouvernement. — Abandon des forts. — Occupation de l'Hôtel de Ville. — Rôle de Charles Lullier. — Le gouvernement du Comité central. — Le Journal Officiel. — Grêlier, Rouiller, J. Vallès. — Duplicité du Comité central. — Relations avec les Allemands. — Paris du 18 au 26 Mars. — Les élections du 26 Mars. — Installation de la Commune. — Les groupes principaux. — Les séances de l'Hôtel de Ville. —  Les Commissions. — Les premiers actes de la Commune. — L'aspect de Paris en Avril. — Le manifeste du 19 Avril. — Les mesures socialistes. — Exécutives. — Comité de salut public et Comité central. — L'anarchie. — Les actes d'organisation et d'administration militaires. — La justice sous la Commune. — La police judiciaire. — Les manifestations sous la Commune.
Répercussion de la Commune en Province. — Versailles le 18 Mars et depuis. — Les séances de l'Assemblée. — Les manifestations hors séance. — M. Thiers à la tribune le 21 Mars, le 23 Mars, le 25 Mars, le 27 Mars, le 3 Avril, le 8 Avril, le 22 Avril. — Les élections du 30 Avril. — La séance du 11 Mai. — Réorganisation de l'armée. — Vinoy. — La guerre civile commence le 1er Avril. — Luttes du 2 et du 3 Avril. — Cluseret se borne à la défensive. — Mac-Mahon commandant en chef. — Les combats d'Avril. — Siège méthodique. — Hossel et Delescluze. — L'armée entre dans Paris le 21 Mai. — Les éléments de résistance à Paris. — La bataille de 7 jours (22-28 Mai). — Progrès lents mais surs. — Appréciation de M. Corbon. — Jugement sur la Commune.

 

Le Comité centrât, héritier des Comités de vigilance institués dans chaque arrondissement, avait pris naissance pendant le siège. Son premier acte public fut la demande de mise en accusation des membres du Gouvernement de la Défense nationale, au mois de Décembre. L'affiche rouge qui réclamait cette mise en accusation et qui passa à peu près inaperçue, portait les signatures de Bouit, Barroud, Chouteau, Favre, Gaudier, Gouhier, Grêlier, Lavalette, Moreau, Pougeret, Prud'homme et Rousseau. Aucun de ces noms, sauf ceux de Grêlier et de Moreau (Edouard), n'était appelé à une grande notoriété. Quelques-uns figurèrent orthographiés différemment sur des affiches ultérieures. Pougeret deviendra Fougeret, et Barroud, Barrou ou Barou. L'appellation même de Comité central fut assez incertaine au début. On fut d'abord le Comité central de la garde nationale, puis le Comité central de la Fédération républicaine de la garde nationale. A la fin du mois de Janvier 871, l'organisation était plus complète, et le fonctionnement plus régulier ; le Comité avait son timbre officiel il notifiait ses ordres ou les nominations qu'il faisait par des délégués à lui, et, au commencement du mois de Mars, il affirmait son existence par des actes publics et significatifs.

Le premier, en date du 1er Mars, était une proclamation où il promettait de protéger le pays, mieux que n'avaient pu le faire les armées permanentes, et de défendre, par tous les moyens, la République menacée. Il repoussait avec mépris les imputations tendant à dénaturer le caractère de son programme, comme aussi les « calomnies tendant à l'accuser d'excitation au gaspillage d'armes et de munitions et à la guerre civile. Ses actes n'ont qu'un mobile la défense de Paris. Il rappelle que pendant l'occupation prussienne, il a su assurer la stricte exécution de la convention relative à cette occupation, dont la population de Paris a fait « par son attitude une humiliation pour le vainqueur ».

Rien, dans cette proclamation, n'indiquait encore que le Comité central dût jamais essayer de se substituer au pouvoir central ou même aux mairies d'arrondissement dont il usurpait pourtant les attributions, aussi bien que celles du commandant en chef de la garde nationale. Sur ce dernier point, constatons en passant que l'élection de ce commandant, revendiquée de tout temps par l'Opposition, à demi promise au lendemain du 18 Mars par le Gouvernement de Versailles, ne fut jamais accordée par l'Opposition arrivée au pouvoir : c'est là une des rares questions que la Commune n'ait pas abordées.

Pour tout observateur réfléchi, les statuts de la Fédération de la garde nationale, arrêtés le 3 Mars par le Comité central, étaient inquiétants. Le préambule affirme que la République est le seul Gouvernement possible, qu'elle ne peut être mise en discussion, et il reconnaît à la garde nationale le droit absolu de nommer ou de révoquer tous ses chefs. L'article suivant stipule que la Fédération républicaine de la garde nationale se compose : 1° de l'Assemblée générale des délégués ; 2° du Cercle de bataillon ; 3° du Conseil de légion ; 4° du Comité central. Les délégués au Cercle, au Conseil et au Comité doivent veiller au maintien de tous les corps spéciaux de ladite garde, et prévenir toute tentative de renversement de la République. Sortant audacieusement de ses attributions, le Comité central projetait dès le premier jour, l'élaboration d'un projet de réorganisation complète des forces nationales, c'est-à-dire la suppression de l'armée permanente.

Le 10 Mars, enfin, il adressait aux quelques milliers de soldats que l'armistice avait laissés à Paris une proclamation où éclatent ses projets, et qu'il faut entièrement reproduire

« A l'armée, les délégués de la garde nationale de Paris

« Soldats, Enfants du peuple !

« On fait courir en province des bruits odieux

« Il y a dans Paris 300.000 gardes nationaux, et cependant, chaque jour on y fait entrer des troupes, que l'on cherche à tromper sur l'esprit de la population parisienne. Les hommes qui ont organisé la défaite, démembré la France, livré tout notre or, veulent échapper à la responsabilité qu'ils ont assumée, en suscitant la guerre civile. Ils comptent que vous serez les dociles instruments du crime qu'ils méditent. Soldats, Citoyens, obéirez-vous à l'ordre impie de verser le même sang qui coule dans vos veines ? Déchirerez-vous vos propres entrailles ? Non, vous ne consentirez pas à devenir parricides ou fratricides.

« Que veut le Peuple de Paris ?

« Il veut conserver ses armes, choisir lui-même ses chefs et les révoquer, quand il n'aura plus confiance en eux. Il veut que l'armée active soit renvoyée dans ses foyers, pour rendre au plus vite les cœurs à la famille et les bras au travail.

« Soldats, Enfants du Peuple, unissons-nous pour sauver la République. Les rois et les empereurs ont fait assez de mal. Ne souillez pas votre vie. La consigne n'empêche pas la responsabilité de la conscience. Embrassons-nous à la face de ceux qui, pour conquérir un grade, obtenir une place, ramener un roi, veulent nous faire entr'égorger.

« Vive à jamais la République ! »

 

Ce langage n'a point besoin de commentaires. C'était, une semaine à l'avance, tout le programme de la journée du 't8 Mars. L'affichage impuni, sur tous les murs, de ces appels à la révolte et à la guerre civile, indique, mieux que tout le reste, à quel degré d'impuissance était tombé le Gouvernement. Et qui adressait à t'armée ces excitations à la désobéissance ? Un Comité irresponsable, sans mandat défini ni régulier, formé au hasard d'une élection non contrôlée, composé de 40 ou 45 membres, dont pas un n'avait de notoriété au-delà de son bataillon ou de son arrondissement, de sa compagnie ou de son quartier. Nous avons indiqué les noms des signataires de l'affiche rouge de Décembre 1870. L'appel du 1er Mars reproduisait les noms de Bouit, Chouteau et Prud'homme, et portait en outre ceux d'Arnold, Bergeret, Castioni, Chauvière, Courty, Dutil, Fleury, Frontier, Gasteau, Henry (Fortuné), Laccord, Lagarde, Lavalette, Malljournal, Matté, Muttin, Ostyn, Piconel, Pindy, Varlin, Verlet et Viard, tous les chefs encore obscurs de la Révolution.

Le Manifeste du 10 mars était daté du Vauxhall, mais non signé il émanait évidemment du Comité central.

Parmi les autres membres du Comité, à la veille du 18 Mars, les moins inconnus étaient Alavoine, Audoyneau, de Benoît, Boursier, Dardelles, David, Masson, Ramel, Tessier, etc. Le général Vinoy en cite 48, dans son ouvrage sur l'Armistice et la Commune. Ils se réunirent d'abord au Vauxhall, ensuite avenue Trudaine, et enfin place de la Corderie-du Temple. Le soir du 18 Mars, bénéficiaires d'une Révolution qu'ils avaient préparée sans la prévoir, ni l'espérer aussi prompte, ils se transportèrent à l'Hôtel de Ville ils y installèrent « le Parlement en blouse et en sabots ou plutôt en tuniques et en képis, que Jules Vallès avait signalé et applaudi place de la Corderie-du-Temple.

 

Nous ne raconterons pas une fois de plus la journée du 18 Mars il n'est pas un homme, attentif aux affaires publiques, qui ne connaisse dans les moindres détails les incidents de la nuit et de la matinée, les crimes de la journée et le triomphe sans lutte de la soirée.

Ce n'est pas seulement l'organisation révolutionnaire que le Comité central avait su se donner, ce sont surtout les fautes du Gouvernement et les défaillances du parti de l'ordre qui expliquent le succès de l'insurrection. En prenant pour ministres des membres de la Défense nationale, MM. Jules Favre, Jules Simon et Picard, le Chef du pouvoir exécutif avait voulu donner des gages aux républicains et c'est ainsi que la Province avait interprété ses choix ; mais, à Paris, où les élections de Février s'étaient faites surtout contre le Gouvernement de la Défense nationale, puisque M. Jules Favre figurait seul sur la liste des 44 députés, à Paris, où les révolutionnaires et les républicains avancés n'étaient pas les seuls à considérer MM. Jules Favre, Jules Simon, Ernest Picard et leurs collègues comme les véritables auteurs de la capitulation, comme les artisans responsables du désastre national, ces choix ressemblaient presque à un défi. Sans doute, cette opinion était folle, mais n'était-il pas sage d'en tenir compte et d'appeler au ministère des hommes moins mêlés aux événements du siège ? Le maintien au ministère de la Guerre du général Le Flô, le ministre de la Guerre du 4 Septembre, n'était pas plus heureux. Aussi maladroits furent le maintien ou la désignation des généraux Vinoy, d'Aurelle de Paladines et Valentin pour le commandement en chef de l'armée de Paris, pour le commandement en chef de la garde nationale et pour la Préfecture de police. Vinoy, sénateur de l'Empire, avait remplacé Trochu comme commandant en chef, parce que Trochu n'avait pas voulu signer la capitulation ; d'Aurelle de Paladines, général agréable à M~ Dupanloup, député clérical et réactionnaire, était le vainqueur de Coulmiers', mais le vaincu d'Orléans et le disgracié de Gambetta ; Valentin, qu'il ne faut pas confondre avec l'héroïque préfet de Strasbourg, était un officier de gendarmerie. Ces nominations attestaient une méconnaissance absolue de l'esprit qui régnait à Paris. M. Thiers, du reste, depuis le commencement de Septembre, n'avait passé que quelques heures à Paris ou à proximité de Paris, à la veille et dans la matinée du 31 Octobre, quand il avait négocié sans succès pour l'armistice à la fin de Février, quand il s'était rendu à Versailles pour y discuter les préliminaires et il n'y revenait que le 15 Mars, trois jours avant une explosion qu'il ne prévoyait pas plus que ceux qui devaient en profiter. Si habile que l'on soit à tâter l'opinion et s'appelât-on M. Thiers, on ne saurait, loin du foyer d'agitations, de patriotisme Messe, de souffrances si inutilement supportées, de regrets stériles et d'attente énervée qu'était alors Paris, discerner les besoins, les désirs, les répugnances, les haines d'une foule de 2.000.000 d'âmes.

On se lasse vite de tout, surtout à Paris, et les canons accumulés place des Vosges, aux buttes Chaumont, à Montmartre n'étaient plus gardés que mollement. Les maires, M. Clémenceau entre autres, affirmaient qu'avec un peu de patience et sans violence, le Gouvernement parviendrait à les faire rentrer dans les arsenaux de l'Etat. Dans tous leurs entretiens avec le ministre de l'Intérieur, le spirituel et sceptique Ernest Picard, les représentants autorisés de la population parisienne conseillaient cette politique d'atermoiements et de temporisation, la seule possible à ce moment. L'erreur initiale fut la résolution, arrêtée en Conseil des ministres, de reprendre les canons de vive force. Sans doute le Chef du pouvoir et les ministres étaient poussés à cette résolution par l'irritation croissante de la Province, défiante ou mal renseignée, par les objurgations des hommes les plus sages, étrangers à Paris, il est vrai, qui reprochaient au Gouvernement de se laisser tenir en échec par quelques milliers de gardes nationaux. Mais le rote d'un Gouvernement ferme et avisé n'est-il pas de résister à une opinion mal informée, n'est-il pas surtout de prévoir toutes les conséquences du moindre de ses actes, à plus forte raison celles d'un acte d'une si haute gravité ? Or, et c'est là une seconde faute, non moins grave que la première, personne ne semble s'être douté, dans le Conseil des ministres, de la force acquise et de la puissance d'opinion que possédait déjà le Comité central, de l'influence qu'il exerçait sur 200 bataillons et, par suite, sur la grande majorité de la population, personne non plus ne soupçonnait l'état de démoralisation de l'armée régulière. Il suffisait pourtant de regarder les soldats, voire les marins, à l'air débraillé, au regard cynique ou aviné, qui sortaient des cabarets, pour faire peu de fond sur leur valeur disciplinaire. Il suffisait de se rappeler la journée du l" Mars et le rôle joué ce jour-là par le tout-puissant Comité, son action sur les masses, qu'il avait su contenir et qu'il aurait pu déchaîner, pour craindre qu'il fût aussi écouté et aussi obéi quand, du rôle de modérateur, il voudrait passer à celui d'excitateur.

La résolution prise, il fallait au moins en préparer le succès par des mesures habiles et prudentes. Ici encore l'on manqua de prévoyance faute de chevaux ou faute de prolonges, on ne put enlever qu'une faible partie des canons dont l'on s'était emparé sans coup férir et, en revanche, on dut abandonner, rue d'Allemagne, une batterie attelée qui fut capturée par les fédérés. Devant la Commission d'enquête, les chefs militaires ont déclaré qu'il aurait fallu vingt-quatre heures au moins pour enlever tous ces canons. On se demande pourquoi ils n'ont pas fait présenter cette observation, le 17 Mars, au Conseil, par l'organe de leur chef, le général Le Flô, ou par le général Vinoy et essayé de dissuader le Gouvernement, en lui exposant les insurmontables difficultés de l'opération. Pourquoi la tenter si elle n'avait aucune chance de succès ? Le pouvoir civil y eût certainement renoncé, si les autorités militaires lui avaient démontré que l'on courait à un échec. Cette démonstration ne fut pas faite et le général Vinoy, en exposant surabondamment l'impossibilité où l'on était de réussir, a dressé contre lui-même le plus décisif des actes d'accusation.

Une autre erreur, non moins funeste, fut l'espoir, imprudemment conçu, de rencontrer quelques secours dans la garde nationale des quartiers du centre. Les gardes nationaux du centre restèrent sourds aux appels qui leur furent adressés et, d'ailleurs, le théâtre, de la lutte était loin du centre, dans les quartiers où le Gouvernement ne comptait d'adhérents actifs ni dans la garde nationale ni dans la population civile, et où, de plus, la proclamation du Comité central avait si bien porté ses fruits, qu'au premier contact entre l'armée et la foule, celle-là, pour employer le mot de tous les déposants, se fondit dans celle-ci, se laissa enlever ses armes et prodigua les insultes et les outrages à ses officiers. Ce sont des soldats qui furent, au nombre des plus acharnés contre Lecomte et, contre Clément Thomas, auxquels on ne pouvait reprocher, à l'un que sa qualité d'Alsacien et son patriotisme, à l'autre que sa fermeté dans le maintien de la discipline et ses courageux ordres du jour[1].

L'opération manquée, rien n'avait été prévu ni pour le rassemblement des troupes, ni pour la direction ultérieure à leur donner rien non plus pour la conduite à tenir par le Gouvernement. On n'avait escompté-que le succès et l'on voulait pouvoir annoncer ce succès à l'Assemblée nationale qui devait se réunir le surlendemain, le lundi 20 Mars, à Versailles. On ne sut guère qu'à midi, à l'hôtel du quai d'Orsay, où s'était assemblé le Gouvernement, que la tentative d'enlèvement des canons avait définitivement échoué et l'on passa quelques heures à se demander quelles résolutions la situation commandait. Plusieurs ministres étaient d'avis de rester à Paris et d'y organiser la résistance ; d'autres voulaient que l'on se retirât immédiatement à Versailles, avec les débris de régiments que l'indiscipline n'avait pas envahis et dissous. M. Thiers prit ce dernier parti, sous l'impression de ses souvenirs historiques en rappelant que Windischgraëtz avait quitté Vienne révoltée pour la reconquérir, il entraîna la majorité du Conseil et l'on se dirigea sur Versailles. Le Chef du pouvoir exécutif y était avant 6 heures, les ministres l'y rejoignirent dans la soirée du samedi, dans la nuit ou dans la matinée du dimanche.

Cet abandon de Paris, qui pouvait se justifier au point de vue stratégique, fut exécuté dans des conditions de précipitation et de désarroi telles que cette nouvelle faute aggrava singulièrement la situation du Gouvernement et de l'Assemblée. D'abord, le parti de l'ordre, se voyant abandonné, s'abandonna lui-même et laissa le champ libre au Comité central et à tous les éléments mauvais qui pullulaient à Paris. En second lieu, ni l'abandon des portes de Paris communiquant avec Versailles en ligne directe, ni celui des forts du Sud, ni celui du Mont-Valérien n'étaient commandés par les circonstances. L'ordre formel avait pourtant été donné d'évacuer même le Mont-Valérien qui resta plusieurs heures sans garnison. Ce n'est que sur les instances du généra ! Vinoy, plus avisé le 20 Mars que le 17, que M. Thiers If fit réoccuper par un régiment sûr, le 'Il 9~, que commandait le colonel Cholleton à peine les soldats y étaient-ils installés que les fédérés s'y présentaient et en réclamaient inutilement l'entrée.

Dans Paris, livré à lui-même, et qui avait accordé plus d'attention aux funérailles de Ch. Hugo qu'aux événements de Montmartre, le Comité central faisait occuper, sans rencontrer de résistance nulle part, l'état-major de la garde nationale, place Vendôme, les casernes, les administrations publiques, les ministères, les postes de l'enceinte et, en dernier lieu, l'Hôtel de Ville. La plupart de ces expéditions, sans péril et sans gloire, étaient dirigées par Charles Lullier, l'ancien officier de marine, le colonel du Comité central le lendemain on s'occupait des forts et le surlendemain du Mont-Valérien ce fut le seul point où les fédérés ne purent s'établir. Les membres du Comité central pénétrèrent à la suite des bataillons fédérés dans l'Hôtel de Ville et ils y tinrent leur première réunion, le soir du 18 Mars. De ce jour au 28 Mars, et surtout à partir du moment où cessa la résistance du Ier et du IIe arrondissements, Paris fut gouverné par le tout-puissant Comité et par ses délégués dans les ministères, dans les grandes administrations, dans les mairies abandonnées par les municipalités régulières.

Charles Lullier fut peut-être le plus sage des hommes que le Comité central prit à son service le 18 Mars. Dans le livre qu'il a consacré à la Commune et à ses deux incarcérations et qu'il a intitulé Mes cachots, il affecte une modération et une sagesse que l'on ne retrouva pas dans tous ses actes, que l'on retrouverait encore moins dans la conduite du Comité. Appelé, par commission spéciale, au commandement suprême de la garde nationale, le soir du 18 Mars, à six heures, il exerce, bien que très étroitement surveillé par le Comité, une véritable dictature militaire ; c'est à lui ou à ses lieutenants du Bisson, Ganier d'Abin, Bergeret que le Comité dut la conquête de l'Hôtel de Ville, des Tuileries, de l'état-major de la garde nationale, des casernes, des forts du Sud ;'c'est à lui qu'il aurait dû celle du Mont-Valérien, si ses ordres 'avaient été exécutés. Mais ces ordres donnés, dès le 19 au soir, à deux bataillons qui 'ne répondirent pas à l'appel ou qui craignirent de s'aventurer aussi loin, restèrent lettre morte. Il était trop tard quand on voulut réparer la faute commise. Tout-puissant le 18, le 19 et le 20, Lullier commence à exciter les méfiances du Comité central dès le 21 Mars, quand il proclame que la promenade des conservateurs amis de l'ordre est une manifestation sans portée et il signe sa déchéance, quand il se refuse à empêcher la manifestation du lendemain, celle du 22. Moreau, moins scrupuleux, se transporte à la place Vendôme et, d'accord avec Bergeret et du Bisson, prépare les tristes événements que l'on sait. Le 23 Mars, Lullier, mandé devant le Comité, à l'Hôtel de Ville, n'en sort que pour entrer au dépôt. Il réussit a s'échapper le 3 Avril, il est repris, il s'échappe de nouveau, il cherche à obtenir la délégation à la marine, à ressaisir la Dictature avec ou sans le Comité central, et finit par accueillir les propositions de MM. Camus et Duthil de la Tuque, agents de Versailles, et même leur argent. Il allait travailler, comme tant d'autres, à ouvrir les portes à M. Thiers, quand l'armée du maréchal de Mac-Mahon entra dans Paris. Sachons-lui gré de la condamnation qu'il a portée, même après coup, contre les crimes du 18 et du 22 Mars, de la libération de Chanzy, exigée par lui elles lui valurent l'indulgence des vainqueurs. Condamné à mort, comme Th. Ferré, par le 3° Conseil de guerre, il vit sa peine commuée. Ch. Lullier fut l'une des figures les plus étranges du Comité central, sinon de la Commune, qui ne le compta pas parmi ses membres ; il ne fut, pas, tant s'en faut, la plus sinistre.

Exerçant une autorité absolue, à la fois militaire et civile, Pouvoir exécutif en même temps qu'Assemblée délibérante, le Comité central délégua la direction des principaux services à des hommes pris dans son sein, a des journalistes révolutionnaires ou à des orateurs de clubs. Dans quelques administrations s'installèrent même des ouvriers, des inconnus qui n'avaient été délégués par personne. L'Intérieur fut pendant cinq jours sous la direction de Grêlier, un garçon de lavoir, et, à partir du 24 Mars, sous celle d'Antoine Arnauld et de Vaillant. Rouiller, un ouvrier cordonnier, d'une sobriété douteuse, prit possession du ministère de l'Instruction Publique Paschal Grousset, un journaliste, des Affaires Etrangères Jourde, un comptable, des Finances. Le citoyen Volpénil prit la direction du service de l'octroi. Combatz, directeur du Télégraphe, relevé de ses fonctions sur sa demande, eut pour successeur Pauvert. Le général Bergeret eut la direction des services militaires, quant à l'exécution, et trois autres citoyens, qualifiés également de généraux, reçurent t les pouvoirs militaires non relatifs à l'exécution, en attendant l'arrivée de Garibaldi, proclamé général en chef. Le Journal officiel de la République française qui conserva ce titre jusqu'à la fin, sauf un seul jour, le 30 Mars, où il s'appela Journal officiel de la Commune de Paris, fut dirigé par les citoyens Lebeau, Vesinier, Barberet et Floriss Piraux qui avaient pris possession de l'imprimerie du quai Voltaire, sous la protection de trois compagnies fournies par Lullier. De ses quatre directeurs ou rédacteurs~ le plus connu était Vésinier, l'auteur des Nuits de Saint-Cloud, qui avait fait quatre mois de prison préventive après le 31 Octobre et avait été acquitté, bénéficiant, lui aussi, des défaillances de la justice militaire pendant le siège. On craint d'être injuste envers ce personnel du Comité central et l'on hésite d'autant plus à l'apprécier qu'il inspire moins de sympathies. Fort heureusement ceux qui l'ont approché et bien connu, nous ont laissé des portraits pris sur le vif des principaux acteurs de la journée du d8 Mars et des principaux agents du Comité central. Il faut lire l'Insurgé de Jules Vallès et suivre le rédacteur du Cri du Peuple dans ses visites à l'Hôtel de Ville, au ministère de l'Intérieur, au ministère de l'Instruction Publique. Cet approbateur quand même, cet admirateur convaincu, a tracé la meilleure satire des nouveaux gouvernants. Aucun de leurs détracteurs ne les a autant rabaissés que leur apologiste et leur ami, en voulant les mettre au pinacle.

Le matin du 19 Mars, Jules Vallès pénètre à l'Hôtel de Ville, en enjambant « par-dessus les hommes endormis et affalés comme des bêtes fourbues il trouve le Comité central « égrené dans une pièce l'un écrit, l'autre dort ; celui-ci cause, assis sur une table ; celui-là raconté une histoire drôle et rafistole un revolver. Vallès assiste au crochetage de la caisse municipale, dont le contenu sert à assurer la solde de la garde nationale pendant les premières journées et rencontre Ferré qui reproche au rédacteur du Cri du Peuple d'avoir réclamé l'élargissement de Chanzy, d'avoir reproduit dans son journal le procès-verbal que le Comité a t osé rédiger pour renier l'exécution de Lecomte et de Thomas ».

A l'Intérieur, où Vallès se rendait avec l'intention d'y rester, « s'il n'y avait personne », il trouve installé son ancien adjoint de la nuit du 31 Octobre, à la mairie de La Villette, le citoyen Grêlier « un brave garçon » qui signe des ordres « pavés de barbarismes, mais pavés aussi d'intentions révolutionnaires ». A l'Instruction Publique, enfin, trône le grand Rouiller, cordonnier et révolutionnaire «t qui chausse les gens et déchausse les pavés qui en sait plus en histoire et en économie sociale que tous les diplômés réunis et dont le plan d'éducation, que Vallès ne nous fait malheureusement pas connaître, « renverse par sa sagesse les catéchismes des Académies et des grands Conseils D'autres portraits, de membres du Comité central ou de la Commune, ne sont pas moins vivement brossés par l'auteur de l'Insurgé. Delescluze, le révolutionnaire classique, est tout surpris qu'on ne le regarde pas davantage et qu'on l'écoute peut-être moins que Clément, le teinturier, qui est venu en galoches de Vaugirard. Vermorel est « un ex-enfant de chœur qui a déchiré sa jupe écarlate en un jour de colère », et placé sur son crâne le bonnet phrygien, au lieu du petit couvercle pourpre. Ranvier est « un long corps maigre, au haut duquel est plantée, comme au bout d'une pique, une tête livide, qu'on croirait coupée, s'il baissait les paupières L'auteur lui-même, Jules Vallès, se représente présidant l'agonie de la Commune, c'est-à-dire la dernière séance, celle où Cluseret fut acquitté, où Billioray annonça l'entrée des Versaillais, et éprouvant, après cette séance qui ne devait pas avoir de lendemain, le désir « de dîner royalement, de se gargariser la gorge et le cœur avec un peu de vin vieux ». Il se fit conduire chez Laveur.

Les actes du Comité central, pendant ces dix jours de toute-puissance, furent peu nombreux, mais tous marqués au coin de l'incohérence ou de la déloyauté. En toute occasion, dans les négociations avec les maires pour la rétrocession de l'Hôtel de Ville et des mairies, dans les pourparlers pour la fixation de la date des élections communales, dans le libellé de la convocation des électeurs, le Comité central manqua aux engagements pris, à la parole donnée en son nom, avec la désinvolture la plus cynique. Nous ne recherchons pas si ces négociations étaient habiles, de la part des partisans de l'ordre, ni si le Gouvernement de Versailles avait raison de les autoriser, ni même s'il les suivait avec un désir sincère de les voir réussir il est honorable pour les maires, pour les députés de Paris, pour l'amiral Saisset d'avoir tout fait pour prévenir l'effusion du sang il ne l'est pas, pour le Comité central et pour ses représentants autorisés, d'avoir hâté, par leur mauvaise foi, l'explosion de la guerre civile.

Les tentatives de rapprochement avec les Allemands furent surtout répugnantes, procédant d'un pouvoir qui avait spéculé sur les blessures faites au patriotisme français par l'insuccès du siège, par la capitulation et par l'entrée des Prussiens à Paris. Que de gens crurent sincèrement que le 18 Mars, était une revanche du 28 Janvier et que l'on allait triompher des Prussiens, puisque Trochu et Jules Favre n'étaient plus là ! Le Comité central et la Commune se chargèrent de les détromper. C'est d'abord Grêlier, le délégué à l'Intérieur, qui déclare que le Comité central est décidé à respecter les conditions de la paix, mais qui se réserve de faire payer l'indemnité de guerre « par les auteurs de la guerre ». C'est ensuite le délégué aux Affaires Etrangères qui échange avec le major général von Schlotheim, chef du quartier général allemand à Compiègne, la célèbre correspondance que le Journal officiel du 23 Mars reproduit en l'altérant. Von Schlotheim déclarait que les armées allemandes garderaient une attitude pacifique et passive ; le Journal officiel lui fait écrire : une attitude amicale et passive. A deux reprises le Comité central menace de faire passer par les armes des gardes nationaux accusés d'avoir tiré sur les lignes prussiennes et prétend que ces gardes nationaux « ont été reconnus pour d'anciens gendarmes et sergents de ville. Nous laissons de côté l'entrevue de Cluseret, à Aubervilliers, avec un officier supérieur allemand, les achats de chevaux effectués par Rossel et autres gentillesses. L'ennemi n'oublia pas ces bons procédés. Le 28 Mai, après un dîner copieux, en face de Paris en flammes, les officiers de la garde prussienne burent à la Commune de Paris. L'image a vulgarise cette scène qui n'est pas plus contestable que l'indulgente appréciation de M. de Bismarck au Reichstag.

La levée de l'état de siège, l'abolition des Conseils de guerre et de l'armée permanente, l'octroi d'une amnistie pleine et entière pour tous les crimes et délits politiques, la suppression, purement nominale, de la Préfecture de police que l'on maintint en l'appelant « l'ex-Préfecture de police, l'interdiction aux propriétaires et maîtres d'hôtel de congédier leurs locataires dans le seul but de maintenir la tranquillité la destitution de tous les employés qui n'auraient pas rejoint leur poste le 2S Mars, et enfin la fixation de sélections au 26 Mars telles sont les principales mesures gouvernementales prises par le Comité central. Citons aussi la libération ordonnée à l'unanimité, grâce à Léo Meillet et à Lullier, du pacifique M. Glais-Bizoin, de Chanzy, de Langourian et du député Turquet, arrêtés et incarcérés huit jours auparavant et qui avaient subi, dans le trajet de la gare d'Orléans à la prison de la Santé, les plus immondes outrages.

Pendant les dix jours de cette domination, Paris offrit un spectacle bien différent, avant et après la fusillade de la place Vendôme, le22mars. Avant cette date, toutes les figures respirent ou l'insouciance, ou ta curiosité béate, ou la surprise un peu ironique ; après, c'est la crainte et la désillusion. On commence à comprendre que ce qui se passe est sérieux et, sans prévoir encore les catastrophes de la fin, sans regretter les maîtres d'hier, on se prend à tourner des regards inquiets vers l'Hôtel de Ville, où siègent les maîtres nouveaux.

Si l'on ignore leurs desseins, ce n'est pas qu'ils gardent le silence. Nulla dies sine linea. Pas un jour ne se passe sans que l'Officiel du citoyen Lebeau apporte aux Parisiens un Manifeste ou une nouvelle justification des actes du Comité. Le 20 Mars le Comité présente lui-même son apologie, affirme qu'il n'a été ni occulte, ni inconnu, ni fauteur de désordres et fait le procès du Gouvernement de Versailles. Le même jour, il déclare aux gardes nationaux que son mandat est expiré, qu'il le leur rapporte et il leur demande, pour toute récompense, d'établir « la véritable République ». Enfin, dans un article non signé, le Comité « pour rendre hommage à la vérité, déclare qu'il est étranger aux deux exécutions du 18 Mars », mais qualifie « d'iniques » les actes des deux victimes « de l'indignation populaire ». Cette défense hypocrite, honteuse, fut considérée par les violents du parti comme une déplorable concession à de regrettables préjuges. Le soir même ou le lendemain du t8 Mars, nous l'avons dit, Ferré avait reproché à Vallès, qui exprimait un regret bien timide, de désavouer, de renier le Peuple. Le 21 Mars, l'Officiel essayait de faire retomber sur la tête des fauteurs de guerre civile « les quelques gouttes de sang versé toujours regrettables ».

Antoine Arnauld et Vaillant, les nouveaux délégués à l'Intérieur, essayèrent, en arrivant à la placé Beauvau, de restreindre la portée du mouvement du 18 Mars. Ils affirment que le Comité veut laisser « au Gouvernement central l'administration générale et la direction politique du pays » ; Ils qualifient ce Gouvernement « de pouvoir national central ». Mais que valaient ces affirmations, rapprochées des actes qui les démentaient, des appels adressés à la France, de la mainmise sur les services qui n'avaient à aucun degré le caractère municipal ? Ecrites à cette date, l'avant-veille des élections, ces déclarations peu sincères n'étaient destinées qu'à arracher le consentement des députés de Paris et des maires à la convocation des électeurs elles obtinrent le résultat désiré.

 

Le Comité central porte surtout la responsabilité de ces élections du 26 Mars, fixées avant le jour que Versailles eût accepté et faites dans des conditions d'insuffisante liberté. En l'absence de carte électorale, le témoignage de deux passants suffisait à constater l'identité et encore le votant pouvait-il servir de témoin à l'un de ceux qui venaient de lui rendre ce service. On l'a dit spirituellement trois personnes de bonne volonté auraient pu voter pour tout Paris. On ne vota pas seulement dans les sections désignées à l'avance, mais dans tous les postes occupés par des gardes nationaux. Tous les électeurs de service hors de leur arrondissement purent se réunir, constituer un bureau, voter sans liste d'émargement et transmettre les résultats à la mairie de leur arrondissement. Il arriva ainsi que quiconque était revêtu d'un uniforme put voter, avec ou sans droit, et, le scrutin étant resté ouvert jusqu'à minuit, beaucoup de ceux qui avaient pris part au vote comme gardes nationaux purent y prendre part une seconde fois comme civils. Nous avons dit pourquoi les députés et les maires s'étaient prêtés à un scrutin aussi dénué de sincérité. Malheureusement la participation des modérés à ces élections, l'élection même d'un certain nombre d'entre eux firent illusion aux simples et donnèrent une apparence de légalité à la Commune ainsi formée. Les maires qui avaient présidé aux élections, chargés par Ernest Picard de l'administration de Paris, étaient, en effet, le seul pouvoir légal qui y fut demeuré debout, en face du pouvoir insurrectionnel.

Après l'inauguration de la Commune qui déclara que la garde nationale et le Comité central avaient bien mérité de la patrie le Comité, diminué de ceux de ses membres, au nombre de 15 seulement, qui avaient été élus le 26 Mars, se compléta au chiffre de 60 membres. Il continua de siéger à l'Hôtel de Ville et d'exercer, sur l'Assemblée qui lui devait l'existence, une influence occulte mais considérable. Ses insignes étaient les insignes de la Commune. L'écharpe rouge du Comité ne se distinguait que par une- frange d'argent de l'écharpe rouge de la Commune, à la frange d'or. Nous retrouverons l'action du Comité central, transformé en Conseil de surveillance, dans l'histoire des luttes intestines de la Commune ; nous le verrons transporter ses séances rue Saint-Dominique, pendant la délégation de Rossel à la Guerre, allouer à chacun de ses membres, le 4 Mai, une indemnité de 10 francs par jour pouvant se cumuler avec toute autre indemnité et, le 9 Mai, voter, par 19 voix contre 9, la Dictature en faveur de Rossel, vote platonique du reste. Rien de plus pâte, de plus décoloré que ces dernières séances du toutpuissant Comité central, dont nous avons les procès-verbaux. La discussion ne fut pas plus animée le 9 Mai que le 4 Ed. Moreau, la forte tête du Comité et l'un de ses fondateurs, ne semble pas plus écouté que le dernier venu de ses collègues. Plus tard l'historien de la Commune, Lissagaray, accusera sans vérité, croyons-nous, mais aussi sans invraisemblance, le Comité central d'avoir été secrètement favorable à une soumission à Versailles. Le reproche d'avoir contribué à affaiblir la défense, et, par suite, préparé la ruine de la Commune, est plus fondé. Les délibérations et les décisions du Comité n'étaient pas faites pour la fortifier, ni ses intrigues pour donner quelque unité à ce régime anarchique.

La seule façon d'écrire l'histoire intérieure de la Commune serait de la raconter au jour le jour. A réunir les faits, à les grouper dans un ordre quelconque, on donnerait à ce singulier Gouvernement une apparence de rigueur, de précision, de logique qu'il n'a jamais eue.

Les élus du 26 Mars se divisaient en 4 groupes principaux les membres du Comité central au nombre de 13 les membres du groupe blanquiste, habitués des clubs ou journalistes de la presse révolutionnaire, au nombre de 20 ; les membres de l'Internationale au nombre de 14, de 17 si l'on y comprend Assi, Varlin et Chalin qui faisaient également partie du Comité central enfin les modérés au nombre de 15, quantité négligeable, puisqu'ils donnèrent tous leur démission sans avoir siégé, ou après avoir siégé une seule fois, comme M. Tirard, qui rapporta le plus mauvais souvenir de sa courte présence à l'Hôtel de Ville.

Citons dans le groupe dit du Comité central, Bergeret, Ranvier, Billioray, Henry (Fortuné), Eudes, Blanchet, Brunel. Appartenaient au groupe blanquiste, révolutionnaire ou néojacobin Blanqui, alors incarcéré en dehors de Paris, Tridon, Ranc, qui se démit le 6 Avril, Protot, Raoul Rigault et Ferré de sinistre mémoire, A. Arnould, Jules Vallès, Cournet, Paschal Grousset, Gambon, Félix Pyat, Delescluze, Vermorel et Flourens. Ce sont ces deux groupes réunis qui, à part quelques unités dissidentes, constituèrent la majorité. La minorité comprit au contraire presque tous les internationalistes qui étaient Theisz, Avrial, Benoit-Malon, Franckel, -Vaillant, Beslay, Pindy, Gérardin, Lefrançais.

Les élections du 16 Avril ne changèrent pas la proportion des partis Cluseret, Johannard, Philippe, Viard, Trinquet se rattachèrent à la majorité ; Andrieu, Serrallier, Longuet, Courbet, Arnold à la minorité. Au lieu de 90 membres qu'elle aurait dû compter, la Commune n'en eut jamais beaucoup plus de 60 cinquante membres à peu près assistaient aux séances qui se tenaient dans la grande salle du Conseil municipal,- le plus souvent au milieu d'un indescriptible désordre « On mangeait dans les couloirs et dans la salle. Une odeur de tabac, de vin et de victuailles saisissait la gorge et l'odorat. Un tapage infernal brisait le tympan. C'était un spectacle écœurant. "'(Déposition de M. Tirard.) Les orateurs des deux partis, de la Gauche et de la Droite, car il y avait une Droite, même dans la Commune, étaient F. Pyat, Miot, Grousset, Gambon pour la majorité J. Vallès, Vermorel, Ostyn, Tridon, Beslay, Jourde, Arnould, Babyck pour la minorité. Les votes importants furent souvent rendus par 24 ou 2S voix contre 10 ou 12 et l'on put regretter, dans quelques circonstances, le départ des 15 modérés et celui des 6 démissionnaires du 6 Avril : MM. Ranc, Ulysse Parent, Robinet, Lefèvre, Fruneau et Goupil. Peut-être auraient-ils pu combattre et faire échouer quelques-unes des mesures les plus regrettables. Mais les modérés, surtout dans une pareille tourmente, ont-ils jamais rien empêché ?

Après la cérémonie d'installation de la Commune, qui eut lieu sur la place de l'Hôtel-de-Ville, le nouveau pouvoir tint sa première séance le mercredi 29 Mars. La conscription est abolie aucune force militaire ne peut être créée ou introduite dans Paris ; remise générale est faite aux locataires des termes échus d'Octobre 1870 et Janvier 1871, ou à échoir d'Avril 1871 tous les baux sont déclarés résiliables pendant six mois ; la vente des objets engagés au Mont-de-Piété est provisoirement suspendue.

Après ces premières mesures, votées d'enthousiasme, la Commune se partagea en dix commissions dites Exécutive, des Finances, Militaire, de la Justice, de la Sûreté générale, des Subsistances, du Travail, de l'Industrie et de l'Echange, des Relations Extérieures des Services Publics et de l'Enseignement.

Eudes, Tridon, Vaillant, Lefrançois, Duval, F. Pyat, Bergeret composèrent la Commission Exécutive que l'on appela la première Exécutive et dont les pouvoirs durèrent jusqu'au 20 Avril. Dès le 3 Avril Eudes, Duval et Bergeret, retenus loin de Paris, furent remplacés par Delescluze, Cournet et Vermorel.

La seconde Exécutive, formée par Andrieu, Paschal Grousset, Protot, Vaillant, Viard et Jourde fut remplacée par le Comité de salut-public, qui fut comme une troisième Exécutive, avec Arnauld, Billioray, Eudes, Ranvier et Gambon. Logiquement les Exécutives et le Comité de salut public auraient dû avoir la haute main sur tous les services communaux et la direction suprême des affaires, quant à l'exécution mais, ses attributions étant indéterminées, la Commission principale ne pouvait prendre une mesure sans entrer en conflit avec l'une ou l'autre des Commissions voisines ou avec le Comité central. Les pouvoirs des autres Commissions n'étaient pas plus déterminés que ceux de l'Exécutive. Les unes se reposaient sur un de leurs membres, transformé en véritable ministre, du soin de diriger, sous le nom de délégué, un grand service public comme la Justice, les Affaires Etrangères, la Sûreté générale ou l'Enseignement. C'est ainsi que Jourde fut à peu près le maître aux Finances, Protot à la Justice, Raoul Rigault à la Sûreté générale, avant d'être le procureur général de la Commune, Paschal Grousset aux Relations extérieures. D'autres Commissions usurpaient fréquemment le pouvoir exécutif ou substituaient, comme toutes les Commissions, la discussion à l'exécution. Quel temps d'ailleurs pouvaient bien donner aux affaires des hommes qui les ignoraient et qui devaient, au lieu d'en faire l'apprentissage, consacrer leurs matinées à l'administration de la mairie dans l'arrondissement qui les avait élus, l'après-midi et la soirée aux délibérations de l'Hôtel de Ville, sans parler de la lutte à soutenir contre. Versailles ou contre les Versaillais de Paris ?

Les pouvoirs des élus du 26 Mars avaient été sommairement validés ceux mêmes qui n'avaient pas obtenu le huitième des voix des électeurs inscrits comme Brunel, Raoul Rigault, Vaillant, Allix, Arthur Arnould et Langevin avaient été déclarés valablement élus, tout comme les étrangers. Le Corps communal parisien, si péniblement constitué, avec de tels subterfuges légaux, s'érige en législateur pour toute la France, prononce la séparation de l'Église et de l'Etat, la suppression du budget des cultes et la confiscation des biens de mainmorte, meubles et immeubles, appartenant aux congrégations religieuses. Après les biens ce sont les personnes qui sont atteintes le 4 Avril l'odieux décret sur les otages est rendu et les prisons s'emplissent.

Paris a perdu sa belle insouciance des premiers moments, en voyant l'archevêque et le curé de la Madeleine rejoindre les gendarmes et les sergents de ville, arrêtés dès le premier jour. La comédie menaçant de tourner au tragique, les rieurs d'hier font grise mine, surtout quand tous les citoyens, de dix-sept à trente-cinq ans, non mariés, sont appelés à faire partie des bataillons de guerre. Les rues, les places publiques, les boulevards deviennent inhabitables. C'est un perpétuel mouvement de gardes nationaux. On bat le rappel à tort et à travers ; puis la générale. Des officiers trop zélés et trop galonnés commandent des bataillons entiers, là où cinquante hommes suffiraient et dérangent, à tout propos, des citoyens qui seraient bien mieux dans leur lit, dit Cluseret, que là où les envoie un zèle intempestif. Tout porteur d'un uniforme, et Dieu sait si les uniformes foisonnaient, arrête arbitrairement, sans mandat régulier, dans les domiciles particuliers, dans les lieux de réunion, sur la voie publique, les citoyens suspects, et toute redingote est suspecte. Le 15 Avril le 218e bataillon de la garde nationale envahit l'hôtel de la Légation de Belgique, rue du Faubourg-Saint-Honoré, et y organisa un bal. Protot a beau prendre arrêtés sur arrêtés, pour garantir la liberté individuelle, pour réglementer les arrestations, les Incarcérations et les saisies, arrestations, incarcérations et saisies continuent avec le même arbitraire, le même mépris de la liberté et de la propriété.

La liberté de la presse, la liberté du travail, la liberté du culte ne sont pas plus respectées que la liberté ou la propriété individuelles ; les suppressions de journaux sont quotidiennes ; le travail de nuit est interdit aux boulangers le 20 Avril ; l'exercice de culte a été suspendu le 16 Avril et les églises ont été transformées en « clubs rouges ». Sainte-Geneviève a été désaffectée et consacrée à la mémoire de Marat.

Renforcée comme nombre mais moralement affaiblie par les élections du 16 Avril, qui prouvèrent l'antipathie prononcée des Parisiens, la Commune avait adressé, le 19 Avril, aux Parisiens un Manifeste justificatif, ou' elle déclarait que le combat engagé entre elle et Versailles ne pouvait finir que par le triomphe de l'idée communale ou par la ruine de Paris. Le surlendemain, Parisel fournissait le commentaire significatif du Manifeste, en invitant tous les détenteurs de pétrole à faire la déclaration de leur stock dans les trois jours.

Le 30 Avril le citoyen Gaillard père, membre depuis le 8 Avril de la Commission des barricades, instituée par le Comité central, était chargé de la construction de barricades formant enceintes, parallèlement à l'enceinte fortifiée, et de trois citadelles de barricades au Trocadéro, à Montmartre et au Panthéon. Fort heureusement pour l'armée assiégeante, Gaillard père, absorbé par la construction de la barricade artistique de la place de la Concorde, n'eut pas le temps de mettre à exécution son grand projet de barricades défensives. II donna sa démission le 15 Mai.

Le même jour, nouvelle invitation de Parisel, au nom de la Délégation scientifique, aux détenteurs de soufre et de phosphore d'en faire la déclaration dans les trois jours. Une autre Délégation scientifique, non officielle, qui a son siège rue de Varennes, organise quatre équipes de fuséens, sous le commandement du citoyen Lutz. Enfin, le jour même où tombe la colonne Vendôme, paraît le fameux article du Cri du Peuple avec la menace de Vallès : « Si M. Thiers est chimiste, il nous comprendra », et la recherche du pétrole recommence il faut, cette fois, faire la déclaration à l'Hôtel de Ville, dans les quarante-huit heures.

L'injonction, faite le 29 Avril, aux cinq Compagnies de chemins de fer de payer la somme de deux millions, sur les droits dus par elles depuis le 18 Mars et non acquittés, risquait d'affamer Paris, si les Compagnies avaient sur-le-champ cessé leur service elles n'en firent rien, payèrent dans les quarante-huit heures et les trains continuèrent de marcher. Mais on put soupçonner une fois de plus la Commune d'avoir suivi les inspirations de l'ennemi, car le Gouvernement de Versailles, appelé à conseiller la Commune, ne lui aurait sans doute pas donné un autre avis.

L'énumération de ces menaçantes mesures nous a fait laisser dans une ombre provisoire celles qui, dans la pensée de la Commune ou du moins des membres socialistes de la Commune, devaient avoir un caractère permanent et indiquaient une autre inspiration que celle de sicaires fanatiques ou de sceptiques jouisseurs.

Il faut citer, parmi ces dernières, l'interdiction faite aux administrations publiques et privées d'imposer des amendes et des retenues à ceux qu'elles emploient et la restitution ordonnée de toutes les amendes ou retenues infligées. Il convient également de rappeler, à l'actif de la minorité de la Commune, la protestation qu'elle formula contre l'avis qu'un membre du Comité central Grêlier, l'ancien délégué à l'Intérieur, avait fait insérer le 21 Mai au Journal Officiel et qui était ainsi conçu « Les habitants de Paris sont invités de (sic) se rendre à leur domicile sous quarante-huit heures. Passé ce délai, leurs titres de rente sur le Grand-Livre seront brûlés. » Il était difficile de rendre un plus grand service au Gouvernement de M. Thiers. Des actes de cette nature justifient l'accusation de trahison que Lissagaray a portée contre le Comité central. La majorité se rendit aux excellentes raisons que fit valoir Jourde et Grêlier fut désavoué.

Que Grêlier ait pu faire insérer un avis pareil dans le Journal Officiel, cela encore indique l'état d'anarchie où ce service était tombé, comme tous les autres. Quel que fût le directeur, Lebeau, Longuet ou Vésinier, tout le monde y écrivait : J.-B. Clément y excitait à la guerre sociale ; Vaillant y faisait appel au régicide des anonymes y combattaient des actes de la Commune des Manifestes de toute nature et de toute provenance y étaient accueillis sans contrôle.

Nulle part cette désorganisation ne fut plus apparente et plus funeste que dans les administrations de la Guerre et de ta Justice.

Le 29 Mars la Commune se trouve en présence d'un général en chef nominal Garibaldi et de quatre « généraux effectifs Brunet, Eudes, Bergeret et Duval. Le vrai ministre de la Guerre, ministre d'exécution et d'administration, était le Comité central la Commune croit qu'elle va l'annuler en nommant une Commission militaire. Celle-ci n'enlève en réalité au Comité central aucune parcelle de son pouvoir militaire, puisqu'il décide, le 30 Mars, une élection générale pour compléter les cadres et proclame que les gardes nationaux ont le droit de révoquer leurs chefs, quand ceux-ci ont perdu la confiance de ceux qui les ont nommés. D'accord sans doute avec le Comité central, la Commission militaire supprime le titre et les fonctions de général en chef qu'exerçait intérimairement Brunel, le seul qui eût servi dans l'armée comme sous-lieutenant de cavalerie, et délègue Eudes à la Guerre, Bergeret à l'état-major de la garde nationale, Duval au commandement militaire de l'ex-Préfecture de police. Deux jours après Cluseret était délégué à la Guerre, conjointement avec Eudes et seul le lendemain (3 Avril).

Le 6 Avril le grade de général est supprimé et Dombrowski est nommé commandant de la place de Paris, en remplacement de Bergeret ; par la Commission exécutive. Le 13 Avril Cluseret fixe la solde du grade de général qui a été supprimée six jours auparavant ; le 28 Avril, il supprime l'intendance générale qu'il remplace par 8 contrôleurs et par une Commission de contrôle le 30, il est révoqué, arrêté et remplacé par Rossel. C'est la deuxième Commission exécutive qui a pris cette grave, décision.

Le 8 Mai la Commune décrète que la Commission de la Guerre réglementera les rapports du Comité central avec la Guerre. Celle-ci fera les nominations qui seront proposées par le Comité central. Le même jour Moreau, le membre le plus important du Comité central, était nommé commissaire civil de la Commune auprès du délégué à la Guerre et le lendemain Rossel, entravé, contrecarré par la Commune et par le Comité central qui voulait, si nous en croyons le procès-verbal que nous avons cité, lui déférer la Dictature, donne sa démission et demande une cellule à Mazas. La Commune le remplace par Delescluze qui prend le titre de délégué civil à la Guerre (10 Mai). Delescluze administre avec la Commission militaire renforcée de deux membres et laisse diriger les opérations défensives par Henry qu'il nomme son chef d'état-major, les généraux par des adjoints ou délégués civils Dereure, Johannart et Meillet et l'intendance par Ed. Moreau (16 Mai). Pendant ce temps, et quatre jours avant l'entrée des Versaillais à Paris, les officiers de l'état-major de la garde nationale « banquetaient avec des filles de mauvaise vie chez le restaurateur Peters » ; le citoyen Janssoulé était autorisé à organiser le « corps franc des Lascars » ; la solde de la garde nationale donnait lieu à « de scandaleux abus » ; le Comité central, démentant une fois de plus toute dissidence avec la Commune, le 19 Mai, déclarait qu'il prenait possession de l'administration de la Guerre, et Delescluze débordé, sentant le sol s'effondrer sous ses pieds, rédigeait le 21 Mai au soir, sur le bureau du maréchal Lebœuf, sa dernière proclamation Assez de militarisme ! d'une ironie si désolée. La justice a été peu ou point rendue, ou odieusement travestie, pendant la Commune. Ce n'est pas que les juridictions aient manqué. Sans parler de Protot qui fut chargé dès le début « d'expédier les affaires civiles et criminelles », qui nomma un président du tribunal civil, le citoyen Woneken et de nombreux juges de paix, des tribunaux de tout ordre et des justiciers, non de toute robe mais de tout habit, furent créés ou se créèrent eux-mêmes.

Le Comité central avait prétendu citer devant lui les individus convaincus de corruption ou de tentative de corruption et les faire passer par les armes, aussi bien que les a anciens gendarmes et sergents de ville Il accusés d'avoir tiré sur les lignes prussiennes. Cluseret, le 11 Avril, avait autorisé chaque compagnie, bataillon ou légion à faire sa propre police et à déférer au Conseil de guerre « tout faux garde national introduit dans ses rangs ».

Le lendemain paraissait à l'Officiel l'institution d'un Conseil de guerre élu par légion et d'un Conseil disciplinaire élu par bataillon. Les peines prononcées par les Conseils de guerre n'étaient exécutoires qu'après révision d'une Commission de sept membres, tirée au sort parmi les membres des Conseils de guerre ; les condamnations capitales devaient être visées par la Commission exécutive.

Au décret sur les otages, qui fut inséré à l'Officiel du 6 avril, se rattache l'institution du Jury d'accusation qui devait statuer dans les quarante-huit heures sur le sort de toute personne prévenue de complicité avec le Gouvernement de Versailles et de tout prisonnier de guerre fait par les fédérés. Le Jury d'accusation devait être choisi parmi les délégués de la garde nationale. C'est devant lui que devaient comparaître l'archevêque, le curé de la Madeleine, les malheureux Bonjean, Chaudey et tous les otages il ne fut jamais constitué. La Commune qui s'était attribuée, elle aussi, une juridiction criminelle mit en accusation MM. Thiers, Jules Favre, Jules Simon, Picard et l'amiral Pothuau le 2 Avril ; elle jugea et remit en liberté deux de ses membres les généraux Bergeret et Cluseret ; elle accepta, après une enquête dirigée par Raoul Rigault, la démission de Panille dit Blanchet, un banqueroutier.

La Cour martiale, la seule des juridictions qui ait souvent fonctionné, fut créée le 16 Avril, à la demande de Cluseret. Rossel la présida. Dès le 18 Avril elle condamnait à mort le chef du 74'~bataillon, pour avoir refusé de marcher à l'ennemi mais la première Exécutive commua sa peine. Un autre arrêt, rendu le 22 Avril par la Cour martiale, ayant été cassé par une Commission nommée spécialement par la Commune, Rossel donna sa démission de président et fut remplacé par le colonel Gois. Rossel estimait que la Cour martiale ne devait rendre que des arrêts de mort elle n'en rendit qu'un qui ne fut pas exécuté. La Commune, confondant en elle le pouvoir judiciaire, comme l'exécutif et le législatif, se réservait le droit de prononcer le renvoi devant les tribunaux militaires et ses membres constituaient eux-mêmes et présidaient des Cours martiales, dont les jugements étaient parfaitement exécutés.

Ce sont les employés de police judiciaire de la Commune, c'est son procureur Raoul Rigault, ce sont les 4 substituts Ferré, Dacosta, Martainville et Huguenot, c'est Th. Ferré qui fut délégué à la Sûreté générale, en remplacement de Cournet, qui ont justement encouru la responsabilité des crimes commis pendant la dernière semaine et qui ont dépassé en horreur les assassinats du 18 Mars ou les fusillades ordonnées dans la nuit du 18 au 't9 Mars par Ganier d'Abin, le « général » commandant à Montmartre, avec une si féroce inconscience. Nous ne raconterons pas les massacres dans les prisons ou dans la rue Haxo, pas plus que nous n'avons raconté le martyre de Clément Thomas et de Lecomte. Toutes les victimes, les plus illustres comme les plus obscures, ont su mourir. Parmi les bourreaux, l'un fut fusillé rue Gay-Lussac, pendant la lutte, l'autre sur le plateau de Satory ; après jugement du Conseil de guerre.

C'est aux membres, aux acteurs ou aux partisans de la Commune qu'il faut demander le jugement définitif à porter sur elle. Dans son numéro du 23 Avril le journal La Commune, que rédigeaient G. Duchêne, Delimal et Millière s'exprime ainsi : « Les idéalistes sont arrivés au pouvoir tout d'une pièce, sans songer que le rôle des gouvernants est non pas de rédiger la Charte de l'an 2000 ou le Symbole des apôtres, mais de grouper les mesures, les résolutions exigées par la situation au jour le jour. Aussi leurs actes sont-ils en discordance croissante et entre eux et avec leurs principes... La confusion est partout. Destruction de la guillotine parle peuple, maintien de la peine de mort par le Conseil (communal)... Jamais pouvoir n'a entassé en aussi peu de temps un pareil fatras de contradictions... Cette multiplicité de consciences jacobins, hébertistes, communistes, collectivistes, individualistes, fédéralistes, unitaires, engendre la confusion et le désarroi. le gâchis se produit aux yeux des simples et des ignorants, comme le fruit imprévu mais naturel de l'idée de Commune et d'émancipation municipale. C'est à compromettre le principe pour plus d'un siècle. »

Rossel est, s'il est possible, encore moins indulgent. « La Commune, dit-il dans ses Papiers posthumes, n'avait pas d'hommes d'Etat, pas de militaires et ne voulait pas en avoir. Elle accumulait les ruines autour d'elle, sans avoir ni la puissance ni même le désir de créer à nouveau. Ennemie de la publicité, parce qu'elle avait conscience de sa sottise, ennemie de la liberté parce qu'elle était dans un équilibre instable, d'où tout mouvement devait la faire choir, cette oligarchie était le plus odieux despotisme qu'on puisse imaginer. N'ayant qu'un procédé de gouvernement, qui était de tenir le Peuple à ses gages, elle ruinait par ses dépenses l'épargne de la démocratie et en ruinait les espérances, parce qu'elle désaccoutumait le Peuple du travail. »

Cette dernière critique est justifiée par la fermeture des ateliers, où de trop rares labeurs retenaient le garde national, par l'embargo et le séquestre mis sur les ateliers déserts. La Commune remplaçait le travail, qu'elle avait suspendu ou ruiné, par la solde et par les spectacles chaque jour renouvelés c'est d'abord la fête du drapeau rouge, le 29 Mars ; puis c'est l'incendie de la guillotine et le feu de joie allumé sur l'emplacement de l'Abbaye de Cinq-Pierres ; ensuite c'est le défilé des Francs-maçons, de l'Hôtel de Ville aux remparts, et la plantation de leurs bannières sur les fortifications ce sont les funérailles solennelles des victimes, rares d'ailleurs, de la canonnade versaillaise, et devant lesquelles, dans les quartiers les moins suspects de sympathie pour la Commune, tous se découvraient, en présence de ces malheureux que la mort absolvait ; c'est une scène d'Herculanum, le 17 Mai, après l'explosion de l'avenue Rapp et, pour finir, ce sont les abominables tableaux vivants de la dernière semaine. II faut, pour le décrire, avoir vu le spectacle de Paris, dans la semaine qui précéda l'entrée des Versaillais. La tristesse était sur tous les visages. Les gardes nationaux se rendaient d'un air morne aux remparts ou aux avancées, la couverture autour du corps, le pain piqué dans la baïonnette. Les femmes, qui furent atroces en ces jours de folie, les accompagnaient en les excitant à la vengeance. Les enfants, d'une voix suraiguë, criaient les titres des rares journaux que la Commune n'avait pas supprimés, ou la chute de la colonne Vendôme, ou la destruction de la maison de M. Thiers, ou d'invraisemblables victoires. Quelques passants, des vieillards, sentaient venir l'agonie et se demandaient avec anxiété ce que serait la délivrance, de combien de larmes et de sang il faudrait la payer. Et dans les rues, silencieuses après le passage des troupes, retentissait à chaque instant l'insupportable galop des écuyers de cirque, transformés en aides de camp, ce qui enlevait à la malheureuse cité l'air de deuil qui lui eût convenu, avant les grandes catastrophes qui s'approchaient.

 

Avant de raconter le duel entre Paris et Versailles, recherchons quelle part y eut le pays, témoin bien plus qu'acteur, et comment Versailles s'est assuré le succès final.

Le 18 Mars 187't, on vit pour la première fois une Révolution parisienne presque sans répercussion dans le reste de la France. Le télégraphe, qui porta la nouvelle dans tous les départements et dans toutes les communes, ne leur porta pas les noms de leurs nouveaux maitres. Les républicains avancés, même dans les grandes villes, exceptions faites de Lyon, Saint-Etienne, Marseille, Narbonne, Toulouse et Limoges, se préoccupaient moins des destinées du Comité central que de celles de la République et des projets de la Commune que de ceux de Versailles.

Un tiers de nos départements continue de supporter le poids de l'invasion ; les autres, désormais assurés de la paix, ne semblent pas se douter que le 18 Mars aurait pu tout remettre en question et ne voient, dans le triomphe de la Commune, que ta juste punition des fautes commises par le Gouvernement, des sentiments réactionnaires manifestés par l'Assemblée nationale. De même qu'à Paris on reprochait au Gouvernement sa fuite précipitée et à l'Assemblée ses tendances monarchiques, en Province on assistait avec une véritable indifférence à des démêlés qui ne semblaient pas, au début, devoir entraîner la guerre civile. Les pouvoirs constitués, les corps électifs envoyaient bien à Versailles des adresses d'adhésion ; la masse, dans sa généralité, restait froide sinon hostile et, dans les grandes villes comme dans les principaux journaux républicains, les sympathies pour la Commune étaient à peine dissimulées. On le vit bien, quelques jours après, quand le ministre de l'Intérieur, Ernest Picard, eut engagé les préfets à favoriser les enrôlements volontaires personne ne répondit à cet appel et c'est à peine si l'on put former et encadrer, dans l'armée régulière, un petit corps composé d'engagés de la Seine et de Seine-et-Oise. Quelle différence avec ce qui s'était passé en 1848, où une partie de la France marcha au secours de la société, menacée par les insurgés de Juin

Outre que les insurgés de Mars 1871 paraissaient beaucoup moins menaçants, l'opinion, ébranlée par les profondes secousses qu'elle avait reçues, paraissait comme engourdie et, dans les centres les mieux préparés à un soulèvement de la démagogie, on resta neutre. Lyon, Saint-Etienne, Marseille, Narbonne, Toulouse, Bordeaux, Limoges reçurent des émissaires du Comité central ou de la Commune ; Rouen, où l'Internationale avait été organisée par Aubry, se maintint en communication avec les insurgés parisiens ; beaucoup d'autres villes furent le théâtre de quelques troubles vite réprimés et toutes entendirent des déclamations qui demeurèrent sans écho. C'est l'Enquête prescrite par l'Assemblée nationale qui donna après coup à ces désordres une importance et une étendue qu'ils n'eurent nulle part, sauf à Marseille et à Toulouse.

Le 4 Avril, après un combat de quelques heures, le général Espivent de la Villeboisnet reprenait Marseille à l'émeute dont le signal avait été donné par Mégy, Landeck et Amouroux, aidés de Chauvin et de Gaston Crémieux. Quelques jours auparavant, M. de Kératry, avec plus de facilité encore, mettait fin à la Dictature de M. Duportal à Toulouse. Dans ces deux villes seulement la Commune avait été proclamée et supportée. Ailleurs, il y eut des crimes de droit commun mais point de mouvement politique proprement dit. Le préfet de la Haute-Loire, M. Henri de l'Espée, fut assassiné à Saint-Etienne et le colonel du 4° cuirassiers, M. Billet, à Limoges.

Ces crimes odieux, le fédéralisme de plusieurs villes du Midi, furent sans influence appréciable sur l'opinion. Quand il y eut lieu de procéder aux élections municipales, le 30 Avril, au plus fort de la guerre entre Versailles et Paris, les républicains obtinrent des majorités inespérées dans les villes, des nominations nombreuses dans les campagnes et le Chef du pouvoir exécutif eut à répondre à mainte députation de municipalité venant demander le maintien de la République et la conciliation, c'est-à-dire la conclusion de la paix entre Versailles et Paris, que les députations mettaient exactement sur la même ligne. Elles faisaient un partage égal des torts entré les deux belligérants et l'on peut affirmer qu'en France, avant les incendies et les crimes de la dernière semaine, l'immense majorité pensait comme eux.

Le spectacle que les maires ou les conseillers municipaux de la Province avaient à Versailles n'était pas de nature à leur faire croire qu'une lutte sans merci fut à la veille de s'engager. Sans doute on voyait sur la place d'armes et sur les principales avenues des batteries d'artillerie, des tentes, des soldats, tout l'appareil de la guerre. Jamais pourtant la ville n'avait été plus animée ni plus gaie toutes les administrations s'y étaient transportées, à la suite du Gouvernement et, après les administrations, tous ceux qui ont à attendre quelque faveur du Pouvoir, tous ceux que la Commune avait menacés d'enrôlement forcé, tous les hommes de lettres, de théâtre ou de plaisir, tous les désœuvrés, toute la foule des solliciteurs. La rue des Réservoirs rappelait le boulevard des Italiens ; elle fourmillait de monde, jusqu'à une heure avancée de la nuit, par cet admirable été de 187't. Les soupers, les fêtes, les réceptions ne manquaient pas plus qu'à Paris, dans les temps les plus calmes.

Depuis les premiers jours d'Avril, d'interminables bandes de prisonniers étaient amenées, par les grandes voies qui étoilent Versailles, à Satory, à l'Orangerie, dans les prisons ou dans les casernes transformées en prison. Ces bandes, composées d'hommes de tout âge, parfois d'enfants et de femmes, étaient accueillies par les huées et par les outrages de la foule, où, comme toujours, dominaient les femmes. Et celles-ci n'étaient ni les moins empressées ni les moins ardentes à insulter, parfois même à frapper les tristes victimes de la lutte. Ces répugnantes exhibitions alternaient avec des spectacles plus réconfortants. Au lendemain de chaque combat une délégation de l'armée victorieuse, les tambours fleuris d'aubépine, les canons pris à l'ennemi et les fusils ornés de lilas blancs ou violets, s'arrêtait devant la Préfecture et li. Thiers lui adressait de chaleureuses félicitations. Elle se rendait ensuite dans la cour de marbre, où elle était reçue par le bureau de l'Assemblée et le Président, M. Grévy, ou un vice-président, au nom de la représentation nationale, remerciait officiers et soldats des services qu'ils avaient rendus à la France. Le soir venu, la foule se transportait sur les hauteurs de Clagny et suivait du regard le sillon lumineux tracé par les projectiles qui allaient frapper les murs de Paris.

L'Assemblée nationale avait repris ses séances à Versailles le 20 Mars et, le jour même, dans le but d'assurer l'action commune de l'Assemblée et du Pouvoir exécutif, elle avait nommé une Commission de 18 membres ainsi composée MM. d'Audiffret-Pasquier, Cordier, Decazes, Bérenger, Ancel, de Lasteyrie, amiral Jauréguiberry, général Ducrot, Barthélemy-Saint-Hilaire, Gaultier de Rumilly, amiral La Roncière-le Nourry, Rameau, Vitet, général Martin des Pallières, et Delille. Omnipotente, en tant que délégation de l'Assemblée, mi-partie civile et militaire et disposée, par suite, à intervenir dans toutes les affaires, à empiéter sur les attributions de l'exécutif, la Commission compliqua singulièrement la tâche de M. Thiers. C'est miracle qu'un vieillard de soixante-quatorze ans ait pu suffire à tant et à de si lourdes besognes. La France, dans son malheur, eut la bonne fortune inespérée d'avoir pour Chef le seul homme capable de la tirer de l'abîme où l'avaient jetée les fautes de l'Empire et les malheurs de la Défense nationale : Du 20 au 29 Mars il est constamment sur la brèche ; pas une séance ne se passe sans qu'il monte à la tribune, sans qu'il prononce un, deux, trois, jusqu'à quatre discours, jugeant froidement la situation, fixant les responsabilités avec une remarquable impartialité, rassurant amis et adversaires sur ses intentions ultérieures, permettant aux égarés de revenir, aux timides de se ressaisir et inspirant à tous la confiance qu'il avait lui-même dans le succès final. Bien d'autres orateurs et des plus grands, comme Jules Favre, ont pris la parole en ces critiques circonstances, dans le feu même de l'action ; aucun n'a été impeccable comme M. Thiers ; aucun n'a si bien conservé l'exacte mesure, le sentiment parfait de la réalité des choses. Ce n'est pas lui qui aurait « demandé pardon à Dieu et aux hommes » d'une faute commise, d'un oubli, ou d'un acte maladroit. D'ailleurs, il n'avait pas de pardon à demander, car, à partir du 19 Mars, il ne commit ni faute, ni oubli, ni erreur.

Le 21 Mars, la Commission des quinze avait soumis à l'Assemblée un projet de proclamation au peuple et à l'armée. Un député de la Gauche, M. Peyrat, rédacteur en chef de l'Avenir national, aurait voulu que l'on ajoutât à la proclamation les mots : « Vive la France, Vive la République ! » addition qui serait légitime, dit M. Thiers au milieu des protestations de la Droite, et il reprend, quelques minutes après « Je vous ai amenés ici sains et saufs, entourés d'une armée fidèle. Je vous ai réservé ce lieu, où je pourrai vous défendre et où vous êtes inviolables. Et la Droite continuant à réclamer, parce que le Chef du pouvoir voulait que l'on donnât la parole à Millière, qui l'avait demandée trop tard, M. Thiers dit brusquement à ses interrupteurs : « Soyez sûrs que vous n'ajouterez rien à votre autorité, en interrompant le Chef du pouvoir exécutif et en ne voulant rien entendre. » Il fait bon marché de ce pouvoir dont on le privera quand on voudra et il ajoute : « Et quand vous le ferez, le dépositaire vous en remerciera de grand cœur. » Il faut se rappeler dans quelles dispositions les « ruraux » étaient venus à Versailles ; il faut se rappeler que beaucoup d'entre eux songeaient à transférer la suprême magistrature au duc d'Aumale ou au prince de Joinville, pour comprendre la hardiesse de ces paroles.

Quelques instants après cet éclat, M. Thiers remontait à la tribune. MM. Clémenceau et Schœlcher, qui revenaient de Paris, avaient appuyé un ordre du jour auquel s'étaient ralliés MM. Langlois, Henri Brisson et Léon Say, demandant que Paris fût replacé dans le droit commun, quant à l'administration municipale. Remarquons les dates on est au mardi 21 Mars ; il n'y a pas trois jours que le Comité central a triomphé. Le discours de M. Thiers est de la plus souveraine habileté : « Paris, dit-il, aura ses franchises, mais Paris ne saurait être administré comme une ville de 3.000 âmes. Paris sera en possession de lui-même, mais auparavant il faut qu'il ne soit plus au pouvoir des factions. » Et quand MM. Clémenceau, Tolain et même l'amiral Saisset se plaignent que le Gouvernement ait abandonné Paris, le chef de ce Gouvernement s'élève à la plus haute éloquence, en flétrissant les crimes commis le 18 Mars et l'arrestation de Chanzy. a Otage de quoi, dit-il en parlant de Chanzy ? Est-ce qu'il serait coupable à quelque degré de ce que nous pourrions voter ici ? Supposez que nous nous trompions Est-ce qu'il devra répondre de notre erreur et la payer de son sang innocent ? A cette éloquente apostrophe toute l'Assemblée fut remuée et MM. Clémenceau et Lockroy, dont l'orateur combattait pourtant la thèse, laissèrent échapper ce cri : « C'est infâme ! » condamnant, comme tous leurs collègues, les procédés du Comité Central. Et de l'amiral Saisset qui avait dû quitter hâtivement Paris, après avoir vainement essayé de rallier les bataillons de l'ordre, M. Thiers disait : « Que peut-on suspecter de lui, on peut suspecter qu'il est un héros, pas autre chose. » Revenant alors à la justification de sa conduite au 18 Mars, l'orateur s'écriait : « On disait hier que nous avions voulu faire un coup de force (en reprenant les canons). Non, Messieurs, nous avons voulu faire un coup d'ordre et de légalité, après avoir attendu quinze jours. » Et encore : « J'aime mieux avoir été vaincu que de n'avoir pas essayé de mettre un terme à cette situation. Paris nous a donné le droit de préférer la France à sa Capitale. » Quant à la loi municipale, M. Thiers craint qu'elle ne désarme pas les Parisiens. « La loi serait faite que je vous défierais de la mettre à exécution ». Tous les mots portent dans cet admirable discours, où le Chef du pouvoir laissait la porte ouverte au repentir par cette phrase significative Paris trouvera nos bras ouverts, mais il faut qu'il ouvre d'abord les siens. M. Tirard qui essaya noblement d'arrêter la guerre civile, qui s'entremit courageusement entre le Comité central et le Gouvernement, déclara que si la loi municipale était votée, on redeviendrait maître en trois jours de l'Hôtel de Ville et des édifices publics. M. Tirard était sincère, mais il se faisait illusion et. M. Thiers dut remonter une quatrième fois à la tribune pour détruire cette illusion, avec tous les ménagements dus au patriotisme de M. Tirard. « La France, dit l'orateur, ne déclare pas et ne se propose pas de déclarer la guerre à Paris. » L'Assemblée convaincue, s'engagea, en adoptant un ordre du jour déposé par MM. Bethmont, Journault, René Brice et Target, à reconstituer les administrations municipales des départements et de Paris, sur la base des conseils élus.

La question, toujours la même, se reproduisit le surlendemain, sous une autre forme. Quelques maires et adjoints de Paris s'étaient présentés dans une tribune de l'Assemblée, revêtus de leurs insignes et la Gauche leur avait fait une bruyante ovation qui avait fort irrité la Droite. L'un de ces maires, M. Arnaud de l'Ariège, qui était en même temps député, demandait à l'Assemblée de se mettre en communication permanente avec les maires de Paris, de les autoriser à prendre toutes les mesures nécessaires, de fixer au 28 Mars l'élection du général en chef de la garde nationale — élection à laquelle la Commune ne devait pas plus procéder que ne l'avaient fait le Comité central et le Gouvernement de M. Thiers —, de fixer à une date très rapprochée l'élection du Conseil municipal, de réduire à six mois la durée de la résidence pour l'éligibilité municipale et de faire nommer a l'élection les maires et les adjoints des vingt arrondissements de Paris. L'Assemblée donna une preuve évidente de bonne volonté en accordant le bénéfice de l'urgence à cette proposition. La Commission chargée de l'étudier fut nommée le lendemain matin elle devait présenter son rapport le jour même, dans une séance du soir. Avant l'ouverture de la séance, M. Thiers intervint auprès du rapporteur, M. de Peyramont, et lui fit entendre que l'adoption de la proposition Arnaud de l'Ariège offrirait de sérieux dangers. En séance, le Chef du pouvoir exécutif ne montait à la tribune que pour se refuser à la discussion. « Les éclaircissements dans ce moment-ci seraient très dangereux... Il est possible qu'une parole malheureuse ; dite sans mauvaise intention, fasse couler des torrents de sang. » Que s'était-il donc passé pour que M. Thiers, si maitre de sa parole, redoutât à ce point la discussion ? L'irritation de la Droite, son impatience des négociations engagées entre les maires de Paris et les délégués du Comité central, avaient été croissant ; l'écho de cette irritation, de cette impatience avait retenti jusqu'à l'Hôtel de Ville et détruit l'effet produit par le vote de l'urgence. M. Thiers ne voulait pas qu'une parole maladroite, prononcée dans une discussion du soir, vint s'ajouter aux propos qui avaient été tenus le jour même, dans les couloirs, relativement au choix d'un nouveau Chef du pouvoir exécutif.

Le lendemain 25 Mars Arnaud de l'Ariège retirait sa proposition le surlendemain 26 Paris élisait sa Commune, nous avons dit dans quelles conditions, et le lundi 27 Louis Blanc et douze députés de la Seine sollicitaient de l'Assemblée une sorte de satisfecit pour les maires et adjoints. Ils auraient voulu que l'Assemblée déclarât qu'ils avaient agi comme de bons citoyens en faisant procéder aux élections. La Commission, par l'organe de M. Peltereau Villeneuve, concluait à ce que la proposition de Louis Blanc ne fût pas prise en considération. M. Thiers appuya ces conclusions par un grand discours plein d'importantes déclarations, où il répondait à la fois, sans mécontenter personne, aux Parisiens qui craignaient pour la République et aux Versaillais qui tremblaient pour la Monarchie. Ce discours du 27 Mars fut comme un renouvellement, une réédition du Pacte de Bordeaux, dans des circonstances autrement tragiques.

Après avoir affirmé que « respect resterait à la loi », M. Thiers continuait ainsi « J'affirme qu'aucun parti ne sera trahi par nous, que contre aucun parti, il ne sera préparé de solution frauduleuse. Ni moi, ni mes collègues, nous ne cherchons à rien précipiter, ou plutôt nous ne cherchons à précipiter qu'une seule chose c'est la convalescence et la santé de notre cher pays. Il y a des ennemis de l'ordre qui disent que nous nous préparons à renverser la République. Je leur donne un démenti formel. Ils mentent à la France. Ils veulent la troubler et l'agiter, en tenant un pareil langage. Nous avons trouvé la République établie, comme un fait dont nous ne sommes pas les auteurs mais je ne détruirai pas la forme du Gouvernement dont je me sers maintenant pour rétablir l'ordre. Je ne trahirai pas plus les uns que les autres, je le jure devant Dieu. Savez-vous à qui appartiendra la victoire ? Au plus sage. »

Et ces phrases si courtes, mais si pleines de sens, étaient couronnées par un passage de large envergure sur la grandeur immortelle de la France. Et ce discours était prononcé au soir d'une journée absorbée par un labeur prodigieux, en pleine reconstitution de l'armée, quand le Midi remuait, quand Paris préparait sa sortie a torrentielle et sa formidable résistance, quand le vainqueur multipliait les exigences et retardait l'évacuation, quand les défenseurs les plus compromis de l'Empire déchu ajoutaient, par leur retour en France, à toutes les difficultés.

Le 29 Mars, M. Thiers faisait repousser la demande de nomination d'une Commission pour hâter l'évacuation du territoire ; le 31, il justifiait les mesures d'exclusion momentanée prises à Boulogne, à Auch et dans les Alpes-Maritimes, contre MM. Rouher et Granier de Cassagnac père et fils, tout en répudiant les actes arbitraires dont il avait souffert lui-même au 2 Décembre : « Je ne proscrirai pas ceux qui m'ont proscrit. »

Le mois d'Avril, tout rempli par la lutte engagée, vit moins souvent M. Thiers à la tribune. Nous citerons seulement son intervention le 3, le 8 et le 28 Avril. Le 3 Avril, au cours d'une communication sur les combats qui avaient eu lieu le matin, il affirma que la clémence du Gouvernement légal ne ferait pas défaut à ceux qui voudraient déposer les armes. Les rumeurs de la Droite l'ayant interrompu, il reprit avec plus d'énergie a Messieurs, il ne peut y avoir d'indulgence pour le crime, il ne peut y en avoir que pour l'égarement. Le 8 Avril, il fit revenir l'Assemblée sur son vote, dans la loi municipale, en la menaçant de sa démission, avec une brusquerie qui laissa des rancunes vivaces chez ses adversaires. Enfin, le 28 Avril, il interrompit une discussion sur la révision des services publics, pour parler à la France autant qu'à l'Assemblée, à la veille des élections municipales. Ici nous citerons encore longuement, au risque de paraître écrire l'histoire de M. Thiers, plutôt que celle de la Troisième République, parce que ces discours, relus au bout de vingt-cinq ans, nous semblent plus beaux et plus forts qu'à l'époque où nous les avons entendus parce que M. Thiers n'a jamais été plus grand que durant ces jours du 19 Mars au 28 Mai, qu'il a appelés les plus mauvais de sa vie ; parce qu'enfin il a été le véritable fondateur de la troisième République.

Il commence par un juste éloge de l'armée, « qui est toujours la gloire de la France, et le plus solide appui de sa prospérité, de son avenir, et de ses nobles principes. C'est une grande et puissante armée ; elle l'est non seulement par son organisation, elle est puissante et grande par le sentiment de ses devoirs. Nous sommes arrivés à donner à l'armée française la plus solide composition d'état-major qu'elle ait eue depuis longtemps. Il rend un éclatant hommage au chef de cette armée, au moderne « chevalier sans peur et sans reproche. »

Il renouvelle, avec la même solennité, les déclarations qu'il a faites, un mois auparavant, au sujet de la forme définitive à donner au Gouvernement, et que les défiances des uns et des autres rendaient encore nécessaires «t Je vous garantis que nulle part, il n'y a un complot, une arrière-pensée contre l'institution actuelle. Je donne à l'insurrection le démenti le plus solennel, quand elle ose prétendre que l'on conspire ici contre la République ; je lui dis « Vous en avez menti D il n'y a contre la République qu'une conspiration, c'est celle qui est à Paris et qui oblige à verser le sang français. Enfin, après avoir affirmé une fois de plus qu'il ne resterait pas une minute au pouvoir, sans la confiance absolue de ses collègues, il définit le Gouvernement insurrectionnel "un odieux despotisme contre lequel les soldats de l'ordre défendent seuls la liberté, et il défie les insurgés de dire ce qu'ils veulent. M. Audren de Kerdrel, après ce discours, fit encore des réserves au sujet du régime définitif à donner à la France.

M. Thiers n'était pas seulement responsable de ses actes devant l'Assemblée souveraine, mais ses moindres paroles, tout comme celles de M. Barthélemy-Saint-Hilaire ; secrétaire général de la Présidence du Conseil, étaient commentées, amplifiées, dénaturées, colportées dans les couloirs du Palais, et parfois même apportées à la tribune. Les députations se succédaient sans interruption à la Présidence les Chambres syndicales, la Ligue républicaine des droits de Paris, les francs-maçons, les municipalités des grandes villes venaient apporter au Chef du pouvoir leurs conseils, souvent même leurs objurgations et leur espoir d'une prompte fin de la lutte engagée. A tous M. Thiers faisait la même réponse. Mais tous n'interprétaient pas ses paroles de la même façon, ni ne les reproduisaient avec une scrupuleuse fidélité. C'est un de ces comptes rendus peu fidèles qui amena la fameuse séance du 11 mai. De cette séance, il ne faut retenir que la cruelle apostrophe à M. Mortimer-Ternaux et à la Droite, ou plutôt à tous les prétendants de la « Maison de France » qui s'agitaient dans les coulisses parlementaires :

« Il faut nous compter ici, et nous compter résolument il ne faut pas nous cacher derrière une équivoque. Je dis qu'il y a parmi vous des imprudents qui sont trop pressés. Il leur faut huit jours encore au bout de ces huit jours, il n'y aura plus de danger, et la tâche sera proportionnée à leur courage et à leur capacité... Vous choisissez le jour où je suis proscrit et où l'on démolit ma maison. Eh bien, oui, j'appelle cela une indignité. »

Ils choisissaient aussi le lendemain du jour où la paix avait été signée, à Francfort, et où Belfort nous avait été définitivement conservé. M. Thiers monte encore à la tribune le 18 Mai, pour faire ratifier ce traité par l'Assemblée le 22, pour annoncer que « le but est atteint » le 24, pour annoncer et déplorer les incendies de Paris et justifier la délégation à la Préfecture de la Seine de M. Jules Ferry. Le 22, le « but étant atteint », l'Assemblée avait décidé que les armées de terre et de mer et le Chef du pouvoir exécutif avaient bien mérité de la patrie. Paris était rendu à son vrai souverain, à la France. Comment le fut-il ?

 

Après l'insuccès du coup de main sur Montmartre, le général Vinoy, commandant en chef, avait réuni à L'Ecole militaire ses trois divisions diminuées du 88" qui avait fait défection pendant l'action même, du 120e qui se laissa désarmer par la foule dans la caserne du Prince-Eugène, du 69e campé dans le jardin du Luxembourg et qui, ne put rejoindre, à Versailles, que quelques jours après. La retraite de l'armée, ainsi affaiblie, ne fut pas sans présenter de dangers, de Paris à Versailles ; non pas que les fédérés l'aient inquiétée le péril était dans cette armée même, démoralisée, incertaine entre la soumission et la révolte, qui se demandait si elle allait suivre ses chefs à Versailles ou rejoindre les rebelles à Paris. L'ordre de marche avait été habilement réglé des gendarmes, placés en queue de la longue colonne, pouvaient activer les traînards et contenir les velléités de désertion. Les officiers, sentant bien que leurs hommes étaient hésitants et flottants, s'abstenaient de donner des ordres qui n'auraient peut-être pas été obéis. Ce fut seulement après le passage du pont de Sèvres qu'ils ressaisirent toute leur autorité, qu'ils purent faire serrer les rangs, hâter la marche et conduire sans encombre leurs troupes à destination. Là, tout contact avec la population fut prudemment évité ; cantonnés dans les baraquements de Satory, les soldats revinrent vite au sentiment du devoir ; bien nourris, bien vêtus, bien armés, fréquemment visités par leurs officiers et par le Chef de l'État, ils frappèrent tous ceux qui les virent par leur air décidé et bon enfant, ceux-là mêmes que leur mine sournoise ou menaçante avait effrayés quelques jours auparavant. On se reprit à espérer, au spectacle réconfortant de cette transformation, de cette renaissance inattendue de la discipline. Les vaincus du 18 Mars allaient former le noyau de l'armée destinée à reconquérir Paris.

Dans la circulaire adressée aux autorités de tous les départements, le 19 Mars, M. Thiers estimait à 40.000 hommes le chiffre des soldats réunis à Versailles ils furent placés sous le commandement du général Vinoy et répartis en huit divisions, dont une de réserve. Les divisions actives étaient les divisions de Maudhuy, Susbielle, Bruat, Grenier, Montaudon, Pellé et Vergé ; la division de réserve avait à sa tête le général Faron. La cavalerie formait 3 divisions sous les généraux du Barail, du Preuil et Ressayre. Cette organisation était due à M. Thiers et au général Letellier-Valazé qui venait d'être appelé au sous-secrétariat d'Etat de la Guerre. La Commune ne pouvait opposer à cette armée que ses bandes courageuses mais indisciplinées. A l'unité du pouvoir et du commandement qui régnaient à Versailles répondaient à Paris l'éparpillement des responsabilités et la multiplicité des généraux le Comité central en. avait désigné une douzaine parmi lesquels trois surtout Eudes, Bergeret et Duval imposèrent leur volonté à la Commune naissante et firent décider la première sortie. II faut y ajouter Flourens qui exerçait sous la Commune, comme sous la Défense nationale, un commandement indépendant.

Le 1er Avril les Prussiens occupaient les forts de l'Est et du Nord, la Commune les forts du Sud, le Gouvernement de Versailles le Mont-Valérien et les hauteurs qui protègent au Nord et à l'Est la ville de Louis XIV. La Commune avait fait parcourir la presqu'île de Gennevilliers par ses éclaireurs, dans la journée du 1* Avril, et, le lendemain, elle lançait sur Courbevoie, Puteaux, Nanterre et Rueil le gros de ses forces, tout en faisant une démonstration moins importante par Châtillon et Meudon. Vinoy opposa les deux brigades d'infanterie Daudel et Seigneurens et la brigade de cavalerie de Galliffet aux fédérés qui remplissaient la presqu'ile. Du rond point des Bergères, l'armée s'élance sur la caserne de Courbevoie, défendue par quatre bataillons d'insurgés, s'en empare et dégage les abords du pont de Neuilly. Vers 4 heures elle était ramenée dans ses positions.

Le premier sang avait donc été versé le 2 Avril ; versé par Versailles ou par Paris ? Qu'importe ? au point où on était arrivé, l'engagement entre les deux adversaires était devenu inévitable et les patriotes ne pouvaient que s'associer au désespoir de cette vieille femme de Courbevoie, qui disait en levant les mains au ciel a Quel bonheur que mon fils ait été tué par les Prussiens, il ne sera pas de cette horrible guerre ! D Le soir même, dans une sorte de Conseil de guerre tenu à l'Hôtel de Ville, il fut décidé que le lendemain les fédérés marcheraient sur Versailles en trois colonnes, la première par Bougival sous Bergeret et Flourens, la seconde par le bas Meudon sous Duval, la troisième par Châtillon sous Eudes. On n'avait tenu aucun compte du Mont-Valérien qui contribua puissamment, avec les brigades Garnier, Dumont et Daudel et la division de cavalerie du Preuil, au résultat de la journée. La première et la deuxième colonne laissaient un grand nombre de morts dans la plaine de Gennevilliers et, parmi eux, Flourens qui fut tué dans une maison de Chatou par le capitaine de gendarmerie Desmarest. A Meudon et au Petit-Bicêtre, la brigade La Marieuse avec les gardiens de la paix et la brigade Derrojà avec les fusiliers marins furent opposés aux gardes nationaux qu'elles rejetèrent en désordre sur la route de Châtillon. Les fédérés à Meudon et au Petit-Bicêtre, comme à Chatou, à Rueil et à Courbevoie laissèrent un grand nombre de prisonniers aux mains de l'ennemi et un grand nombre de morts sur le terrain. Le malheureux Duval, avec deux officiers de son état-major, fut fusillé après le combat par l'ordre du général Vinoy. Ces exécutions, celles que le général de Galliffet avait ordonnées à Chatou, imprimèrent dès le début un caractère terrible à la lutte. Certains officiers supérieurs de l'armée de Versailles, surtout ceux que l'on savait animés de sentiments bonapartistes, apportèrent à la répression une violence froide, aussi atroce qu'impolitique, qui explique si elle ne les justifie pas, les représailles de la Commune[2]. Le 4 Avril la division Pellé et la brigade Derroja, en s'emparant de la redoute de Châtillon, complétèrent les succès remportés les deux jours précédents. Versailles était désormais à l'abri d'un coup de main. La Commune était réduite à la défensive.

Cluseret avait reçu la direction de la Guerre avec le titre de délégué il comprit fort bien que la Commune, très forte derrière ses remparts, était condamnée à s'y renfermer et c'est à lui que le Gouvernement insurrectionnel dut la prolongation d'existence que ses premières défaites ne pouvaient faire prévoir. Cluseret, ancien officier de l'armée régulière, organisa sérieusement la défense, reforma les bataillons de guerre, arma les remparts, du Point du Jour à la Porte Maillot, et les positions avancées d'Asnières et de Bécon, sur la rive droite de la Seine. La Commune n'a eu que deux chefs militaires, Cluseret et Rossel elle les entrava par tous les moyens et elle ne sut les garder ni l'un ni l'autre.

A Versailles comme à Paris, on se réorganise après les combats des premiers jours d'Avril. Le commandement supérieur est enlevé à Vinoy, qui reçoit en compensation la grande chancellerie de la Légion d'honneur, dont l'exécution de Duval aurait dû l'exclure. Les forces du Gouvernement légat, très augmentées, sont réparties en deux armées, l'une active, l'autre de réserve. Celle :ci, laissée sous les ordres de Vinoy, ne compte plus que 3 divisions. L'active, appelée l'armée de Versailles, a pour chef suprême le maréchal de Mac-Mahon elle comprend au début deux corps d'infanterie à 3 divisions chacun et un corps de cavalerie. Les généraux de Ladmirault, de Cissey et du Barail sont à la tête de ces trois corps. Le générât Borel est chef d'état-major. Au fur et à mesure que les prisonniers français revenaient d'Allemagne, ils étaient dirigés sur l'armée de Versailles qui atteignit, après la signature du traité de Francfort, plus de 130.000 hommes. Paris put être complètement investi, à l'Ouest et au Sud, depuis l'extrémité septentrionale de la presqu'île de Gennevilliers jusqu'à Choisy-le-Roi.

Le 6 Avril la lutte recommençait par l'attaque de la tête du pont de Neuilly ; le 7, après un combat très vif, la division Montaudon, les brigades de Galliffet et Besson occupaient les premières maisons de NeuiiIy, mais payaient ce succès de la mort des généraux Besson et Péchot. Les jours suivants furent marqués par un combat d'artillerie qui dura presque sans interruption jusqu'au 21 Mai. Les seuls incidents à signaler sont le 14 Avril l'occupation de plusieurs maisons de Neuilly par le général Wolf, le 17 celle du château de Bécon par le colonel Davoust, de la division Montaudon, le 19 celle d'Asnières par le général Montaudon.

Le 24 avril les soldats revenus d'Allemagne et reçus à Cherbourg, Auxerre et Cambrai formaient le 4e et le 5e corps de l'armée de Versailles, placés sous le commandement de Douay et de Clinchant.

Le lendemain de cet accroissement considérable de l'armée les batteries établies sur la terrasse du château de Meudon, à Châtillon, à la station de Meudon, à Bellevue, au Parc crénelé, à Brimborion, au pavillon de Breteuil, au moulin de Pierre, à la lanterne de Démosthène et au pont de Sèvres, sans attendre l'établissement de la batterie de Montretout, qui devait être forte de 70 pièces de gros calibre, commençaient, sous la direction du général de Berchkheim, une formidable canonnade contre les remparts de Paris. Les batteries du Point-du-Jour, des forts d'Issy, Vanves et Montrouge ripostèrent seules avec quelques résultats. Dans la nuit du 26 au 27 Avril le général Faron s'empara du village des Moulineaux, dans celle du 29 au 30 les brigades Derroja, Paturel et Berthe occupaient le cimetière, les tranchées, les carrières et le parc d'Issy. C'est le succès des Versaillais qui amena la chute de Cluseret accusé « d'avoir failli compromettre la possession du fort d'Issy ». Le fort d'Issy porta malheur à Rossel comme à Cluseret ; dix jours après Cluseret, Rossel était remercié pour avoir annoncé sa chute en ces termes : « Le drapeau tricolore flotte sur le fort d'Issy ». La prise de la gare de Clamart, celle du château d'Issy, la prise d'assaut de la redoute du moulin Saquet par les troupes du général Lacretelle, l'ouverture du feu par la grande batterie de Montretout qui eut lieu le 8 Mai, à 10 heures du matin, précédèrent l'évacuation du fort par ses défenseurs, dans la matinée du 9 Mai. Quelques heures après, le 38° de marche en prenait possession.

Le journaliste Delescluze succède à l'artilleur Rossel il n'arrête pas plus que lui le succès désormais fatal de l'armée assiégeante la prise du fort de Vanves et l'attaque du corps de place sont avec des engagements heureux à Boulogne, au village d'Issy, au lycée de Vanves, à Levallois et à Clichy, à Malakoff et au Grand-Montrouge, au moulin de Cachan les derniers événements précédant l'entrée de l'armée dans Paris, le 21 Mai 1871, à 5 heures du soir, deux mois et trois jours après qu'elle l'avait quitté.

Le Dimanche 21 Mai, la population parisienne, entretenue dans une trompeuse sécurité par la lecture des bulletins officiels qui annonçaient invariablement des nuits calmes, des reconnaissances hardies, des attaques repoussées, un tir dont la justesse frappait l’ennemi d'étonnement, avait rempli les Tuileries, les Champs-Elysées et savouré les douceurs d'un splendide après-midi. La Commune, partageant cette quiétude, avait jugé et acquitté Cluseret. On était à cent lieues de l'armée de Versailles qui cheminait sur le chemin de ronde, à quelques kilomètres de l'Hôtel de Ville, et, cinq heures après que la porte d'Auteuil avait été forcée, l'observatoire de l'Arc de Triomphe niait l'entrée des Versaillais.

M. Henri Martin, qui fut maire de Paris pendant le premier siège, avant d'être envoyé à l'Assemblée nationale par le département de l'Aisne, a retracé à grands traits l'histoire de la Commune et discerné mieux que personne les éléments de résistance que contenait encore la grande ville, lorsque les troupes y pénétrèrent. Ces éléments, même diminués des innombrables Parisiens qui, après avoir subi sans résistance le nouveau Gouvernement, avaient attendu impatiemment sa chute, étaient d'une singulière complexité et obéissaient aux mobiles les plus variés. Beaucoup de fédérés croyaient en toute conscience combattre pour la République. D'autres, qui respiraient depuis des mois un air artificiel et malsain, soutenaient la lutte pour la lutte, parce qu'ils ne faisaient que cela depuis le 4 Septembre, sans en prévoir ni même en souhaiter le terme. Chez les patriotes exaltés, un sentiment très légitime et qui n'avait pu se satisfaire contre les Prussiens, s'était tourné contre les Français. L'envie, la haine, les revendications sociales armaient aussi quelques bras, moins cependant que l'oubli du travail et que les habitudes d'ivrognerie contractées pendant le premier siège et soigneusement entretenues pendant le second. Ces sentiments très divers faisaient d'une masse d'hommes un instrument docile aux mains des meneurs. Ceux-ci étaient des sectaires qui voyaient s'évanouir leur rêve, des vaniteux déçus qui voulaient se venger de leur déception, en faisant de Paris un monceau de ruines, des habiles qui comptaient bien survivre à la défaite trop prévue, des artistes du mal qui allaient se donner à Paris, comme Erostrate à Ephèse, comme Néron à Rome, un beau spectacle, et des fauves qui allaient tuer pour tuer, des hommes chez qui la brute, mal endormie, allait se réveiller.

Bien moins disparates étaient les forces de l'attaque. Nous avons vu que le pays s'était refusé à répondre à l'appel adressé aux volontaires au début de la Commune et que, plus tard, il était resté neutre entre Paris et Versailles. L'armée se trouvait donc seule en face de l'insurrection. Dans cette armée le soldat faisait obscurément et passivement son devoir, par discipline et par obéissance ; les chefs, en immense majorité, éprouvaient cette tristesse résignée que les guerres civiles inspirent à quiconque a le cœur bien placé. Quelques-uns seulement éprouvaient une sorte de joie farouche à lutter contre des adversaires politiques c'est parmi eux que se trouvaient les officiers qui firent exécuter le faux Billioray au Champ-de-Mars, Millière sur les marches du Panthéon et Varlin rue des Rosiers, à Montmartre.

JI y eut d'abord comme une infiltration lente mais continue de l'armée de Versailles dans Paris ; puis, quand on fut maître des portes à l'intérieur et à l'extérieur, de grandes masses purent entrer se répandant par les rues latérales, plutôt que par les grandes voies, de façon à envelopper et à tourner les défenses des fédérés. Les officiers marchaient au milieu de la chaussée, les soldats le long des maisons qu'ils fouillaient rapidement, quand un coup de fusil était tiré sur la troupe. Les morts étaient rangés sous les hangars ou sous les portes cochères, la face couverte de paille, une étiquette fixée aux vêtements. Le soir venu, le soldat harassé s'étendait indifférent à côté des cadavres des fédérés.

La bataille de sept jours, comme on l'a appelée, remplit, en effet, toute la tragique semaine du 21 au 28 Mai, bataille aux innombrables incidents, atroces tueries d'un côté, odieux assassinats de l'autre, aux multiples théâtres, rue Royale, les Tuileries, Montmartre, rue Saint-Denis, place du Château-d'Eau, rue Monge, faubourg du Temple, à laquelle prirent part tous les corps de l'armée de Versailles, obéissant à une direction inflexible et quelques milliers seulement de défenseurs de la Commune, sans lien entre eux, n'obéissant qu'à leur seul fanatisme, nombreux ici sur un point sans importance stratégique, réduits ailleurs à quelques unités derrière une barricade commandant tout un quartier. L'armée avançait lentement mais sûrement et l'issue de la lutte ne fut pas douteuse un instant. Aurait-on pu, en la précipitant, éviter les incendies, sauver quelques monuments et beaucoup de vies humaines ? La plupart des historiens ont répondu affirmativement la tentation était trop forte d'incriminer la lenteur des assiégeants et de leur attribuer les désastres qu'elle a causes ils y ont cédé, ils ont déclaré que si, dans la nuit du dimanche au lundi, l'armée s'était portée, en deux colonnes, le long des deux rives de la Seine, elle n'y aurait pas rencontré d'obstacles et aurait pu, en s'emparant avant le jour de l'Hôtel de Ville, empêcher la dernière réunion de la Commune et désorganiser par avance toute résistance. Sans doute, le succès de cette marche audacieuse était possible et les résultats en auraient été probablement considérables mais était-il prudent de la tenter, après l'expérience du 18 Mars ? Fallait-il s'engager jusqu'au siège de la Commune, au risque de le trouver défendu par de nombreux bataillons et par des batteries d'artillerie ; fallait-il éparpiller de petits détachements sur les deux rives de la Seine, à chaque tête de pont, au risque plus certain de les mettre en contact avec une foule ameutée et de les voir écrasés ou désarmés, ce qui revenait au même, comme l'avaient été deux mois auparavant le 88e et le 120e ?

Une prise de possession plus rapide eût-elle d'ailleurs empêché les incendies ? Il est permis d'en douter. D'autres monuments eussent été atteints, si la Cour des comptes, la Grande Chancellerie, les Tuileries et la bibliothèque du Louvre avaient pu être sauvées. Même dans les quartiers déjà -t conquis, on ramassa des femmes pétroleuses et des enfants pétroleurs que l'on fusilla sans pitié. Les menaces proférées à cet égard avant le 18 Mars, la réquisition des matières inflammables opérée systématiquement par le soin des commissions dites scientifiques, les sinistres prédictions des journaux révolutionnaires sont des indices révélateurs. Dans la pensée des partisans de la Commune, sa défaite et la ruine de Paris devaient être des faits connexes. Si les fédérés allumaient l'Hôtel de Ville, la Préfecture de police, le Palais de Justice, ce n'est pas du tout pour faire disparaitre leurs dossiers c'est parce que la destruction pour la destruction rentrait dans le plan général de la défense ils auraient de même allumé la Banque de France et provoqué un bien autre désastre, si la Banque de France n'avait été défendue par son personnel, organisé militairement ; comme ils auraient incendié Notre-Dame, si Notre-Dame n'avait été protégée par les internes et les médecins de l'Hôtel-Dieu.

C'est l'affirmation d'un homme universellement respecté, M. Corbon, qui fut l'un des témoins de la bataille de sept jours, qui a conduit à penser qu'une action militaire plus rapide eût sauvé nos monuments. La question reste indécise. Où M. Corbon ne rencontra pas de contradicteurs, c'est dans le dénombrement qu'il fit des défenseurs de la Commune. La moyenne des fédérés était à peine de vingt par barricade. Celle de la rue de Rennes, qui était une des plus fortes et qui a tenu près de cinquante heures, n'a jamais eu trente hommes pour la défendre. M. Corbon y retourna à cinq reprises, et n'en compta jamais plus de vingt-sept. « Quiconque, ajoutait M. Corbon, a vu les événements de cette épouvantable semaine, dira que l'on a fait huit ou dix fois plus de prisonniers qu'il n'y avait de combattants du côté de l'insurrection. Quant à moi, j'ai la conviction profonde que l'on a fusillé plus d'hommes qu'il n'y en avait derrière les barricades. » Cette conviction d'un honnête homme, qui avait été témoin oculaire, est aujourd'hui une certitude.

L'occupation tardive ne provoqua pas les incendies qui étaient décidés à l'avance mais les incendies eurent certainement pour résultat de rendre la répression impitoyable et d'augmenter le nombre des victimes du côté de la Commune. M. Thiers était bien inspiré quand il négociait, avec quelques-uns de ses chefs, l'achat de l'une des portes de Paris il voulait éviter l'horreur d'une prise d'assaut, sachant bien que le soldat est difficilement contenu dans ces terribles circonstances. L'entrée dans Paris, due au hasard et à Ducatel, avait été une prise de possession, et non pas une prise d'assaut ; mais, après les incendies, quand la population affolée excita elle-même l'armée et dénonça des coupables vrais ou imaginaires, quand les rancunes, les vengeances personnelles purent se donner libre carrière, la répression prit un caractère atroce. Sombres jours, tristes souvenirs, et qui devaient laisser dans les âmes des ferments de haine durables Un quart de siècle s'est écoulé, l'amnistie est survenue, et la pacification ne s'est pas faite dans les cœurs. A des signes qui ne trompent pas, on peut craindre que les divisions ne soient aussi accentuées que par le passé, les oppositions aussi irréductibles, les désirs de revanche aussi vivaces.

Le 28 Mai, à 4 heures, la Commune était vaincue, l'ordre rétabli, Paris rendu à lui-même et à la France. Quel fut le résultat immédiat de l'insurrection ? Le maintien de la République, de la forme de Gouvernement avec laquelle l'ordre avait été rétabli. On peut affirmer, étant donné la composition de l'Assemblée nationale, ses préventions contre les hommes de la Défense nationale, ses préjugés religieux, que la République eût été renversée, si M. Thiers ne se fût pas constitué son défenseur, et M. Thiers n'a fait de déclarations formelles en faveur de la République que sous le coup de la nécessité, pour empêcher les grandes villes d'adhérer au mouvement. Ces déclarations, il les a renouvelées et accentuées lorsqu'il eut reconnu que l'établissement de la Monarchie nationale, comme on disait en 1871, amènerait une guerre civile plus longue, plus formidable, plus générale surtout que celle dont il venait de triompher, au prix de si cruels sacrifices. Nous croyons fermement que sans la Commune, l'Assemblée eût renversé M. Thiers au premier dissentiment, sur la question de nomination des maires, par exemple, appelé au pouvoir le duc d'Aumale ou le prince de Joinville et, sous le couvert d'une Lieutenance générale ou d'une Présidence princière, préparé le retour de Henri V. Les misérables, les inconscients et les fous qui ont fait ce que l'on sait de notre chère cité, de notre admirable Paris, nous ont évité le malheur d'une restauration bourbonienne, ce qui n'est pas une circonstance atténuante. La loi, ils l'ont foulée aux pieds la patrie, ils l'ont ensanglantée les réformes sociales, ils les ont retardées d'un demi-siècle. Quant à la République, s'ils l'ont sauvée, c'est malgré eux. Leur juge le plus partial, leur défenseur, leur flatteur même a été en droit de leur dire :

Mais vous, par qui les droits du Peuple sont trahis,

Vous commettez le crime et perdez le pays[3].

 

 

 



[1] Voir à l'Appendice XIV, les ordres du jour de Clément Thomas pendant le siège.

[2] Voir à l'Appendice XV, la déposition du colonel Lambert et l'ordre du jour de Galliffet.

[3] Victor Hugo, L'année terrible (Paris incendié). Arch. Lemerre, édit.