Négociation de
l'armistice à l'insu et en dehors de la Délégation de Bordeaux. — Conditions
et clauses de l'armistice. — Notification de l'armistice à Bordeaux. —
Proclamation du 1er Février. — Réponse du Gouvernement de Paris. — Causes des
dissentiments entre Paris et Bordeaux. — Les restrictions au droit électoral.
— MM. Jules Simon et Gambetta. — Les élections du 8 Février en Province. —
Les conditions de l'élection. — Composition de l'Assemblée nationale. —
Remise des pouvoirs du Gouvernement de la Défense nationale. — Jugement sur
le Gouvernement de la Défense nationale. — Clinchant et l'armée de l'Est. —
Coupable légèreté. — Extension de l'armistice à Belfort. — Le bureau de
l'Assemblée nationale. — M. Grévy. — Le Chef du pouvoir exécutif. — Le ministère
de M. Thiers. — Influence de ces choix. — Le Pacte de Bordeaux. — Négociation
des préliminaires. — Les séances du 28 Février et du 1er Mars. — La déchéance
et le vote des préliminaires. — La déclaration de M. Bamberger. — Intolérance
de la majorité ; les démissions. — Le programme du Gouvernement. — La dualité
gouvernementale. — La question de Paris. — Jugement sur les débuts de
l'Assemblée nationale. — Trochu et le retour à Paris. — Paris depuis le 28
Janvier. — Les élections de Février à Paris. — La désertion après le siège. —
Le commerce et l'industrie. — Les échéances. — Insuffisance de la police et
de la force armée. — Attitude des soldats désarmés. — Les Associations
révolutionnaires. — La place de la Bastille. — Le 1er et le 2 Mars à Paris. —
Rôle du Comité central. — Manifeste du 28 Février. — Enlèvement des canons
pillage des dépôts et des secteurs. — Les citadelles révolutionnaires. —
Complicités de l'opinion. — Impuissance gouvernementale.
Le 26
Janvier, à minuit, avait été tiré le dernier coup de canon du siège
quarante-six heures après, le 28 Janvier, à 10 heures du soir, avait cessé la
résistance de Paris et en même temps, par la volonté du Gouvernement de la
Défense nationale, celle de la France. La faute capitale de Jules Favre et de
tout le Gouvernement de la Défense nationale, ce n'est pas d'avoir laissé ses
armes à la garde nationale, ce n'est pas même d'avoir excepté de l'armistice
Belfort et trois départements, c'est d'avoir négocié et capitulé en bloc,
pour Paris et pour la France, pour Paris, en connaissance de cause, pour la
France, à tâtons. Du jour où Paris avait été investi, du jour où les
communications avec le reste de la France avaient été rendues, sinon
impossibles, au moins difficiles, irrégulières et rares, Paris était devenu
une place forte comme toutes les autres, plus importante que toutes les
autres, mais soumise aux mêmes règles et qui ne pouvait plus traiter
militairement que pour elle seule. Le Gouvernement de la Défense, le général
Trochu, Jules Favre l'avaient d'abord bien compris et les pouvoirs donnés à
Jules Favre par ses collègues, avaient été limités en ce sens. Mais, dès la
première entrevue, le 23 Janvier, entre notre ministre des Affaires
Etrangères et le Chancelier, il fut question de la situation générale de la
France, de sa situation politique et militaire, le Chancelier feignant de
vouloir traiter avec l'ex-Empereur, parlant des armées de Chanzy, de
Faidherbe, de Bourbaki, et non pas de la situation exclusive de Paris, réduit
par la famine à subir ses conditions. Pas un instant, pendant tout le cours
de la négociation, du 23 au 28 Janvier, Jules Favre ne songea à se faire
assister par un membre de la Délégation, ou tout au moins par son propre
délégué, M. de Chaudordy. Le Gouvernement de la Défense nationale ne songea
pas plus que le ministre des Affaires Etrangères à informer la Délégation de
Bordeaux ou à exiger de l'ennemi la convocation à Versailles d'un négociateur
accrédité par elfe. A Paris, comme à Versailles, on connaissait les
dispositions de M. Gambetta et l'on redoutait sa résistance à des résolutions
arrêtées en dehors de lui et contre lui. Quand M. de Bismarck avait demandé à
Jules Favre si AI. Gambetta se soumettrait à ces résolutions, le ministre des
Affaires Etrangères avait franchement répondu par la négative et de retour a.
Paris il avait fait connaitre au Gouvernement la demande du Chancelier et sa
réponse. Le Gouvernement, le 24 et le 2S Janvier, dans les conseils tenus au
Louvre, avait étendu les pouvoirs de Jules Favre, qu'il avait paru d'abord
vouloir limiter, sur l'observation même faite par Jules Favre, le 23 Janvier,
qu'il fallait consulter Bordeaux avant de traiter d'un armistice général. Les
pleins pouvoirs avec lesquels Jules Favre retournait à Versailles faisaient
si beau jeu à M. de Bismarck qu'il consentit, sans trop de résistance, à
adoucir les conditions de la capitulation de Paris. La suspension
d'hostilités, gage assuré de la paix, qu'il imposait à la Capitale et à son
armée, s'appliquait par surcroît à toute la France. Il n'en demandait pas
plus. L'armistice
commence pour Paris le 28 Janvier, pour les départements le M sa durée est de
vingt et un jours il doit se terminer partout le 19 février, à midi. La ligne
de démarcation entre les belligérants, partant de Pont-1'Evêque, (que les
négociateurs disaient située sur les côtes du département du Calvados) se
dirigeait sur le Nord-Est du département de la Mayenne, dont elle suivait la
frontière orientale, en laissant à l'ennemi la Sarthe, l'Indre-et-Loire, le
Loir-et-Cher, le Loiret, l'Yonne jusqu'au point où se touchent la Côte-d'Or,
la Nièvre et l'Yonne. De ce point, situé à l'Est de Quarré-les-Tombes, le
tracé était réservé à une entente ultérieure pour la Côte-d'Or, le Jura et le
Doubs. Le Nord, le Pas-de-Calais, Givet, Langres, la péninsule du Havre
jusqu'à une ligne à tirer d'Etretat à Saint-Romain, restaient en dehors de
l'occupation. Dix kilomètres au moins devaient séparer les avant-postes des
deux armées. L'armistice s'appliquait également aux forces navales, en
adoptant le méridien de Dunkerque comme ligne de démarcation. Les opérations
militaires dans le Doubs, le Jura, la Côte-d'Or et le siège de Belfort
continuent indépendamment de l'armistice. L'armistice,
dit l'article 2, a pour but de permettre au Gouvernement de la Défense
nationale la convocation d'une Assemblée librement élue qui se réunira à
Bordeaux et se prononcera sur la question de paix ou de guerre. Les forts de
Paris et leur matériel de guerre doivent être remis à l'armée allemande.
Celle-ci s'abstiendra d'entrer dans Paris pendant l'armistice. L'enceinte de
Paris sera désarmée de ses canons dont les affûts seront transportés dans les
forts. (Les commissaires allemands, sur la demande des commissaires français,
renoncèrent au transport des affûts). La garnison des forts et de Paris,
ligne, garde mobile et marine, était prisonnière de guerre, moins une
division de 12.000 hommes conservée pour le service intérieur, déposait ses
armes qui devaient être livrées par commissaires, suivant l'usage, et ne
pouvait franchir l'enceinte pendant la durée de l'armistice. Les officiers
devaient être désignés par une liste à remettre aux autorités allemandes ;
ils conservaient leurs armes. Si la paix ne sortait pas de l'armistice,
officiers et soldats, consignés dans Paris, auraient à se constituer
prisonniers de l'armée allemande. La
garde nationale, chargée de la garde de Paris et du maintien de l'ordre,
conservait ses armes, comme la gendarmerie et les troupes assimilées du
service municipal, garde républicaine, douaniers et pompiers, cette dernière
catégorie ne devant pas dépasser 3.500 hommes. Tous les corps de
francs-tireurs seront dissous, par ordonnance du Gouvernement français. Toutes
facilités seront données par le commandant en chef des armées allemandes pour
le ravitaillement, par voies ferrées et fluviales. Mais ce ravitaillement ne
pourra s'opérer dans la région occupée par les Allemands les provisions
seront puisées au-delà de la ligne de démarcation. On ne
pourra quitter Paris qu'avec un permis délivre par l'autorité militaire
française et visé par l'autorité allemande, et seulement entre 6 heures du
matin et 6 heures du soir. La
ville de Paris versera une contribution de guerre de 200 millions, dont le
paiement sera effectué avant le quinzième jour de l'armistice. L'importation
dans Paris d'armes, de munitions et de matières servant à leur fabrication
est interdite pendant la durée de l'armistice. Il sera
procédé immédiatement à l'échange des prisonniers de guerre allemands, contre
nombre égal de prisonniers de guerre français, à Amiens, au Mans, à Orléans
et à Vesoul. L'échange s'étendra aux prisonniers de condition bourgeoise,
tels que les capitaines de navires de la marine marchande allemande et les
prisonniers français civils qui ont été internés en Allemagne. Un
service postal pour les lettres non cachetées sera organisé entre Paris et
les départements, par l'intermédiaire du quartier général de Versailles. Le 28
Janvier, à 10 heures du soir, MM. Jules Favre et de Bismarck apposaient leur
signature au bas de cet acte diplomatique, et M. Jules Favre, d'accord avec
le Chancelier, rédigeait, avant de rentrer à Paris, le télégramme suivant que
M. de Bismarck se chargeait de faire parvenir à Gambetta : « Nous
signons aujourd'hui un traité avec M. le comte de Bismarck. Un armistice de
vingt et un jours est convenu. Une Assemblée est convoquée à Bordeaux pour le
18 Février. Faites connaître cette nouvelle dans toute la France. Faites
exécuter l'armistice et convoquez les électeurs pour le 8 Février. Un membre
du Gouvernement va partir pour Bordeaux. » Faut-il
dire quel effet produisit cette dépêche inattendue, dans le milieu où elle
tombait et avec quel désespoir, quelle indignation, quelle révolte Je son
patriotisme déçu, M. Gambetta dut la lire ? C'est dans la matinée du 29
Janvier qu'il la reçut et, le jour même, il la notifiait à tous les généraux
placés à la tête de corps d'armée, à tous les préfets et sous-préfets. On lui
annonçait le prochain départ pour Bordeaux d'un membre du Gouvernement il
l'attendit vingt-quatre heures et le 30 Janvier, à 2 heures, en l'absence de
toute nouvelle, de toute explication complémentaire, il sollicita de M. Jules
Favre des renseignements moins vagues. Son télégramme fut reçu par M. de
Bismarck et ce fut M. de Bismarck qui lui fit, le jour même, la réponse
suivante : « Votre télégramme à M. Jules Favre, qui vient de
quitter Versailles, lui sera remis demain à Paris. A titre de renseignement,
j'ai l'honneur de vous communiquer ce qui suit l'armistice conclu durera
jusqu'au 19 Février. » Et après avoir indiqué la ligne de démarcation
tracée entre les armées belligérantes, le Chancelier ajoutait : « Les
hostilités continuent devant Belfort et dans le Doubs, le Jura et la
Côte-d'Or, jusqu'à entente. » Cette fois, le patriotisme blessé de Léon
Gambetta poussa un long cri de douleur et de rage. Le Moniteur du 1er
Février publia cette admirable proclamation, que MM. Crémieux, Glais-Bizoin
et Fourichon tinrent à honneur de signer et qui porte à chaque ligne, à
chaque mot, la marque de son auteur : « Citoyens, « L'ennemi
vient d'infliger à la France la plus cruelle injure qu'il lui ait été donné
d'essuyer, dans cette guerre maudite, châtiment démesuré des erreurs et des
faiblesses d'un grand peuple. « Paris,
inexpugnable à la force, vaincu par la famine, n'a pu tenir en respect plus
longtemps les hordes allemandes. Le 28 Janvier, il a succombé. La cité reste
encore intacte, comme un dernier hommage arraché par sa puissance et sa
grandeur morale à la barbarie. Les forts seuls ont été rendus à l'ennemi.
Toutefois, Paris, en tombant, nous laisse le prix de ses sacrifices
héroïques. Pendant cinq mois de privations et de souffrances, il a donné à la
France le temps de se reconnaître, de faire appel à ses enfants, de trouver
des armes et de former des armées, jeunes encore, mais vaillantes et
résolues, auxquelles il n'a manqué, jusqu'à présent, que la solidité qu'on
n'acquiert qu'à la longue. Grâce à Paris, si nous sommes des patriotes
résolus, nous tenons en main tout ce qu'il faut pour le venger et nous
affranchir. « Mais,
comme si la mauvaise fortune tenait à nous accabler, quelque chose de plus
sinistre et de plus douloureux que la chute de Paris nous attendait. « On
a signé à notre insu, sans nous avertir, sans nous consulter, un armistice
dont nous n'avons connu que tardivement la coupable légèreté, qui livre aux
troupes prussiennes les départements occupés par nos soldats et qui nous
impose l'obligation de rester trois semaines en repos pour réunir, dans les
tristes circonstances où se trouve le pays, une Assemblée nationale. « Nous
avons demandé des explications à Paris et gardé le silence, attendant pour
vous parler l'arrivée promise d'un membre du Gouvernement, auquel nous étions
déterminés à remettre nos pouvoirs. Délégation du Gouvernement, nous avons
voulu obéir, pour donner un gage de modération et de bonne foi, pour remplir
ce devoir qui commande de ne quitter le poste qu'après en avoir été relevé
enfin, pour prouver à tous, amis et dissidents, par l'exemple, que la
démocratie n'est pas seulement le plus grand des partis mais le plus
scrupuleux des Gouvernements. « Cependant
personne ne vient de Paris et il faut agir il faut, coûte que coûte, déjouer
les perfides combinaisons des ennemis de la France. « La
Prusse compte sur l'armistice pour amollir, énerver, dissoudre nos armées la
Prusse espère qu'une Assemblée réunie à la suite de revers successifs et sous
l'effroyable chute de Paris, sera nécessairement tremblante et prompte à
subir une paix honteuse. Il dépend de nous que ces calculs avortent et que
les instruments mêmes qui ont été préparés pour tuer l'esprit de résistance
le raniment et l'exaltent. « De
l'armistice faisons une école d'instruction pour nos jeunes troupes,
employons ces trois semaines à préparer, avec plus d'ardeur que jamais,
l'organisation de la défense, de la guerre. « A
la place de la Chambre réactionnaire et lâche que rêve l'étranger, installons
une Assemblée vraiment nationale, républicaine, voulant la paix si la paix
assure l'honneur, le rang et l'intégrité de notre pays, mais capable de
vouloir aussi la guerre, et prête à tout, plutôt que d'aider à l'assassinat
de la France. « Français, « Songeons
à nos pères, qui nous ont légué une France compacte et indivisible ne
trahissons pas notre histoire, n'aliénons pas notre domaine traditionnel aux
mains des barbares. Qui donc signerait ? Ce n'est pas vous, légitimistes, qui
vous battez si vaillamment sous le drapeau de la République, pour défendre le
sol du vieux royaume de France ni vous, fils des bourgeois de 1789, dont
l'œuvre maîtresse a été de sceller les vieilles provinces dans un pacte
d'indissoluble union ce n'est pas vous, travailleurs des villes, dont
l'intelligent et généreux patriotisme sait toujours représenter la France,
dans sa force et 'son unité, comme l'initiatrice des peuples modernes ni vous
enfin, ouvriers, propriétaires des campagnes, qui n'avez jamais marchandé
votre sang pour la défense de la République, à laquelle vous devez la
propriété du sol et votre titre de citoyens. « Non,
il ne se trouvera pas un Français pour signer cet acte infàme l'étranger sera
déçu il faudra qu'il renonce à mutiler la France, car, tous animés du même
amour pour la mère patrie, impassibles dans les revers, nous redeviendrons
forts et nous chasserons l'étranger. « Pour
atteindre ce but sacré, il faut dévouer nos cœurs nos volontés, notre vie,
et, sacrifice plus difficile peut-être, laisser là nos préférences. « I
faut nous serrer tous autour de la République, faire preuve surtout de
sang-froid et de fermeté d'âme n'ayons ni passion ni faiblesse jurons
simplement, comme des hommes libres, de défendre, envers et contre tous, la
France et la République. « Aux armes ! » Il faut
plaindre ceux qui ne sentiraient pas, dans ces fières paroles, palpiter l'âme
même de la patrie. Sans doute Gambetta n'exprimait pas les sentiments de ceux
qui, las de la lutte, n'aspiraient qu'au repos sans 'doute il n'était pas
l'interprète des habiles qui ne voyaient dans la chute de Paris qu'une
occasion de traiter ;' sans doute, enfin, il ne parlait pas au nom de la
majorité des Français on le vit bien quelques jours après. Mais qui donc
aurait pu reprendre un seul mot dans cette harangue antique, qu'animait un si
pur, un si ardent patriotisme ? Cet homme de trente-deux ans, qui a fait des
miracles, qui a opposé à l'ennemi des forces moins solides, moins
expérimentées, mais aussi nombreuses que les siennes, et qui a vu la fortune
adverse trahir tous ses efforts, tromper toutes ses espérances, perd-il
courage, renonce-t-il à la lutte, si inégale qu'elle soit ? Non pas Il
luttera toujours et quand même. Après la chute de Paris, comme après la
trahison de Bazaine, il ne renonce pas à l'espoir d'une revanche il ne veut
pas nous transmettre mutilée cette France que nos pères nous ont laissée
compacte et indivisible. Ah cher grand homme, qui as ressenti plus
cruellement qu'aucun de nous les blessures de la patrie et qui as exprimé si
éloquemment ses douleurs, la Destinée te devait de voir rétablie dans
l'intégrité, de son territoire cette France que tu as tant aimée ! Si jamais
la plaie béante est cicatrisée, si jamais nos frères nous sont rendus, c'est
sur ta tombe que nous irons dire « Dors en paix ton dernier sommeil, nous
avons réalisé ton suprême espoir et reconquis nos chères provinces. » Combien
pâle et décolorée, après cet éloquent plaidoyer en faveur de la continuation
de la lutte, paraît la réponse du Gouvernement de Paris il plaide les
circonstances atténuantes, il n'a cédé qu'à la famine. Gambetta, en trois
lignes de sa proclamation, lui avait rendu un hommage plus éclatant que celui
qu'il se rend à lui-même Gambetta, s'il a parlé « de la coupable légèreté qui
a présidé aux négociations de l'armistice, n'a pas refusé aux héroïques
défenseurs de Paris la justice qui leur était due ; il n'a pas reproché au
général Trochu d'avoir arrêté les Parisiens voulant marcher au secours de la
Province. « M. le ministre de la Guerre, disait au contraire le Gouvernement
de Paris, a arrêté le général Chanzy voulant marcher au secours de Paris, et
lui a donné l'ordre de se retirer derrière la Mayenne. » Cet unique
rapprochement entre les deux proclamations les juge l'une et l'autre. Une
autre cause de dissentiment, beaucoup moins importante, l'événement l'a
prouvé, existait entre Paris et Bordeaux. Paris voulait que les électeurs
pussent porter leurs sucrages sur tous les candidats. Bordeaux voulait que
les anciens candidats officiels fussent exclus des listes électorales. Paris
eut le malheur d'être appuyé par M. de Bismarck, qui prétendit que
l'inéligibilité édictée par la Délégation de Bordeaux allait à l'encontre de
l'une des clauses de l'armistice. Gambetta s'était fait illusion sur
l'influence et sur la popularité des bonapartistes ; c'est à peine s'il
devait entrer dans l'Assemblée nationale une douzaine de bonapartistes avérés
et deux douzaines de bonapartistes honteux. Du 1er au 6 Février, dans la
lutte sans grandeur qui eut lieu entre le représentant du Gouvernement de
Paris et la Délégation de Bordeaux, les vraies questions, celle de la guerre
ou de la paix, celle de l'armistice signé à l'insu et en dehors de Bordeaux,
disparurent complètement ; on ne se demanda plus qu'une chose à savoir si les
anciens bénéficiaires de l'affiche blanche seraient portés valablement sur
les bulletins de vote. Le 1er
Février, après un voyage de plus de vingt-quatre heures, M. Jules Simon était
arrivé à Bordeaux. Il était la preuve vivante que les souffrances du siège
n'étaient pas un mythe, que Paris avait été jusqu'à son dernier morceau de
pain. Dans la ville enfiévrée qu'était alors Bordeaux, M. Jules Simon ne
reconnut pas la pacifique cité qui l'avait élu au Conseil général et au Corps
législatif, dix-huit mois auparavant. Il ne trouva d'appui qu'auprès des
réactionnaires et de M. Thiers, dont l'hôtel était devenu le centre de
l'opposition à la Délégation, mais d'une opposition à coups de langue et qui
fut sans influence sur l'esprit public à Bordeaux. Le jour même de l'arrivée
de M. Jules Simon, le Conseil municipal et son maire, M. Fourcand, très
modérés mais très républicains, se rendaient officiellement à l'hôtel Sarget,
où se réunissait la Délégation, pour assurer M. Gambetta et ses collègues de
leur concours sans réserve. Trouvant les quatre membres de la Délégation
irréductibles et l'opinion manifestement hostile, M. Jules Simon se garda
bien de ta heurter de front et d'user des pouvoirs que le Gouvernement de
Paris lui avait conférés. L'appui éventuel du général Foltz, qui commandait
la division, ne lui parut pas une garantie suffisante de succès. Il se
contenta de faire savoir aux directeurs des journaux réactionnaires que le
Gouvernement de Paris avait publié, dès le 29 Janvier, un décret électoral
dont il ne leur remettait pas le texte, qu'il n'avait pas apporté il ajoutait
que ce décret, contrairement à celui de la Délégation, laissait le suffrage
universel libre de ses choix, et il attendit le renfort qu'il avait fait
demander à Paris par M. Liouville. Le jour même où M. Liouville partait pour
Paris, M. Crémieux, membre de la Délégation, s'y rendait de son côté, envoyé
par ses collègues. I) rencontra MM. Arago, Pelletan et Garnier-Pagès à
Vierzon, revint avec eux à Bordeaux, le 4 Février, et la situation se dénoua
le lendemain, par la retraite volontaire de Gambetta. Le ministre de
l'Intérieur et de la Guerre t ne se trouvant plus en communion d'idées et
d'espérances avec ses collègues résigna ses pouvoirs, en invitant préfets et
sous-préfets à faire procéder aux élections. Le.Moniteur du 6 Février
annonçait le remplacement de Léon Gambetta par M. Emmanuel Arago, au
ministère de l'Intérieur. M. Jules Simon, avec son tact habituel, s'était
effacé devant la vieille notoriété républicaine d'Arago. Les
élections eurent lieu le surlendemain, 8 Février, dans toute la France et le
dissentiment qui s'était élevé entre les deux fractions du Gouvernement,
comme la question qui les avait divisées, furent sans la moindre influence
sur leur résultat. Thiers fut élu 26 fois, Gambetta 9 fois, Trochu 8 fois,
Garibaldi 3 fois. Les autres élus étaient, dans la proportion de 3 contre 1,
partisans de la paix. Aux patriotes qui lui conseillaient la guerre à
outrance, le suffrage universel avait répondu en acclamant la paix à
outrance. Quand il connut le résultat des élections, M.' de Bismarck put
fixer, avec la certitude de voir ses propositions accueillies, la somme des
sacrifices à imposer à la France. Celle-ci avait donné mandat à ses
représentants, mandat non pas impératif mais impérieux, de lui assurer la
paix à tout prix. Il faut savoir gré à M. de Bismarck de nous avoir laissé,
avec Belfort, la plus grande partie de la Lorraine et de ne pas avoir exigé
une limitation de nos forces de terre et de mer ; ces abandons eussent été
consentis, ces exigences eussent été subies. La seule façon d'obtenir des
conditions moins meurtrières eût été d'envoyer à Bordeaux des députés
disposés à continuer la guerre le pays en avait décidé autrement et, par son
vote, avait d'avance ratifié toutes les concessions que feraient les
négociateurs français. Le 8
Février 420.000 Français étaient prisonniers en Allemagne, 240.000 étaient désarmés
dans Paris, 90.000 étaient internés en Suisse, 1SO.000 étaient tués, blessés
ou malades. Le pays électoral se trouva réduit d'autant et les votants
subirent l'influence toute-puissante du seul corps dont les levées en masse
n'avaient pas désorganisé les cadres, nous voulons dire l'influence du
clergé. Les curés agirent sur leurs paroissiens et dictèrent leur vote. Ils
furent aidés, dans cette propagande, par les membres des Conseils généraux,
que la Délégation avait dissous au mois de Décembre, qui avaient dans chaque
canton une clientèle toute trouvée et qui se présentèrent en grand nombre.
L'action des préfets, trop éloignés et trop récemment nommés, ne put pas
contre-balancer la double action du clergé et des autorités locales. Le
scrutin de liste, si favorable aux grands courants d'opinion, aurait
d'ailleurs emporté toutes les résistances l'opinion voulait la paix quand
même. Nombre de candidats, inconnus des quatre-vingt-dix-neuf centièmes des
électeurs, durent leur succès à l'inscription de leur nom sur la liste en
tête de laquelle figurait M. Thiers plusieurs apprirent en même temps qu'ils
étaient candidats et qu'ils étaient é)us. Dans les départements occupés par
l'ennemi, la liberté des électeurs ne fut pas entravée et l'on put voter,
particulièrement dans l'Est, pour les partisans de la continuation de la
lutte. ; tous se trouvèrent républicains, moins un seul, M. Keller,
représentant du Haut-Rhin. Au
point de vue politique, que représentaient les nouveaux députés ? Le plus
grand nombre entrait pour la première fois dans le Parlement et était
dépourvu de toute notoriété en dehors du département, voire de
l'arrondissement ou du canton. Le remorqueur de beaucoup d'entre eux, M.
Thiers, avait-depuis longtemps, on le sait, traversé la Manche ; il n'avait
pas encore traversé l'Atlantique, et les députés élus avec lui pouvaient, en
grande majorité, être considérés comme des monarchistes constitutionnels. Ils
formèrent à l'Assemblée le groupe de beaucoup le plus nombreux, celui du
Centre Droit, fort, au bas mot, de 400 membres et qui absorbait alors presque
tous ceux qui devaient, quelques mois plus tard, constituer le Centre Gauche,
sous la présidence de Chanzy. Le groupe le plus nombreux après le Centre
Droit, était celui des républicains qui se répartissaient à peu près
également entre la Gauche pure et l'Extrême-Gauche. Le troisième grand parti
de l'Assemblée nationale était celui des revenants de 1814 et de 181S le
clergé ayant patronné les Légitimistes, près de cent étaient entrés à la
Chambre où ils apportèrent des préjugés et des passions que l'on était en
droit de croire morts depuis soixante ans. Au dernier rang, par le nombre,
venaient une trentaine de Bonapartistes déclarés ou expectants. A peine
proclamés, les députés se rendirent en foule à Bordeaux. Le 12 Février ils
tinrent une séance préparatoire, sous la présidence de leur doyen d'âge, M.
Benoist-d'Azy, et le 13 leur première séance publique, qui fut consacrée à la
remise entre les mains du Président de l'Assemblée des pouvoirs que le
Gouvernement de la Défense nationale tenait du 4 Septembre. Cette remise des
pouvoirs, à la fois simple et solennelle, fut accomplie par le vice-président
du Gouvernement de la Défense nationale, M. Jules Favre, qui prononça ces
paroles « Je remplis un devoir qui m'est particulièrement doux, en déposant
les pouvoirs du Gouvernement de la Défense nationale entre les mains des
représentants du pays. Depuis que les membres du Gouvernement ont été chargés
du fardeau qu'ils ont accepté, ils n'ont eu d'autre désir que de voir arriver
le jour où ils pourraient se trouver en face des mandataires du Peuple. Ils y
sont dans les circonstances les plus douloureuses, mais, grâce à votre
patriotisme, grâce à l'ardeur de tous, nous réussirons à bander les plaies de
notre chère patrie et à reconstituer son avenir. C'est à vous, Messieurs,
qu'appartient cette grande œuvre. Quant à nous, nous ne sommes plus rien, si
ce n'est vos justiciables, prêts à répondre de tous nos actes. En attendant,
je dépose sur le bureau de l'Assemblée la déclaration suivante Les membres du
Gouvernement de la Défense nationale ont l'honneur de déposer leurs pouvoirs
entre les mains du Président de l'Assemblée nationale. Us resteront à leur
poste, pour le maintien de l'ordre et l'exécution des lois, jusqu'à ce qu'ils
en aient été régulièrement relevés. » Ainsi
se termina l'existence si agitée du Gouvernement que le 4 Septembre avait
placé moins au pouvoir qu'au péril. Les partis sont si injustes, si aveuglés
par la passion qu'ils ont reproché aux hommes du Quatre Septembre leur
origine plutôt que leur fin et l'insurrection plutôt que la capitulation. Le
4 Septembre, la France entière fut la complice de ceux qui acceptèrent le
désastreux héritage de l'Empire. Du 23 au 28 Janvier, si les négociateurs de
la capitulation eurent un tort, ce fut de donner à cette capitulation une
extension abusive, d'y comprendre la France entière et d'en excepter, sans
rien savoir de la situation, Belfort et trois départements. Du jour où M.
Jules Favre se présente à Versailles pour la première fois, MM. de Bismarck
et de Moltke comprennent que l'armée du Sud sous Manteuffel et l'armée de de
Werder, en combinant leurs mouvements, viendront à bout de 'l'armée de l'Est,
des 130.000 hommes indisciplinés et démoralisés dont Clinchant a reçu le
commandement, après la tentative de suicide de Bourbaki. Clinchant
était déjà resserré au nord et au sud par les Allemands quand on lui transmit
de Bordeaux la nouvelle de l'armistice, le 29 Janvier. Pouvait-il échapper à
leur atteinte ? Il est difficile de répondre après coup à une pareille
question. Il faut seulement constater que quarante-huit heures après cette
immobilisation de nos forces, lorsque Clinchant quitta Pontarlier et jeta son
armée en Suisse, Crémer put encore ramener à Lyon un corps de 15.000 hommes.
Il faut surtout rappeler que le mouvement des Allemands continua et fut
accéléré, après la signature de l'armistice, à partir du 29 Janvier. Si, à ce
moment, Manteuffel, de Werder et Clinchant, immobilisés par l'armistice,
étaient restés sur leurs positions, l'armée française, occupant une longue et
mince bande de territoire, entre les troupes allemandes à l'Ouest et la
frontière suisse à l'Est, restait une force organisée de 90.000 à 100.000
hommes, peu solide il est vrai, épuisée par la marche et par les défaites,
mais encore inquiétante pour l'ennemi, par son nombre, et lui retenant
presque autant d'hommes qu'elle en comptait elle-même. Or c'était Ia' surtout
ce que l'état-major allemand avait voulu éviter. A la façon dont les
négociations avaient été engagées, le résultat était fatal. Ni le général de
Beaufort-d'HautpouI, ni le général de Valdan n'en sont responsables, mais le
Gouvernement de la Défense nationale et M. Jules Favre. Pour
toutes les stipulations relatives à la Province, pour la position respective
des armées, la négociation entre M. de Bismarck et M. Jules Favre ressemblait
à la lutte entre deux hommes dont l'un aurait eu les yeux bandés. On
n'accepte pas, même quand on est vaincu, de lutter dans ces conditions. Le
Gouvernement de Paris pouvait traiter pour Paris il pouvait même, puisque ses
membres étaient la majorité, stipuler que des élections auraient lieu dans
toute la France il n'avait pas le droit de traiter des armées de Province, en
dehors des chefs de ces armées, ou au moins du ministre de la Guerre de
Bordeaux. Agir ainsi qu'ils l'ont fait était plus qu'une coupable légèreté a.
En arrêtant la ligne de démarcation, sans prendre l'avis des généraux
français, on abandonnait à l'ennemi des départements entiers et des positions
dont il ne s'était pas rendu maître. En faisant l'exception de l'armée de
l'Est et de Belfort, sans prendre l'avis du ministre de la Guerre, on
sacrifiait cette armée et Belfort même, que les Allemands auraient pu
conserver, comme ils ont conservé Metz et Strasbourg. Ces fautes, que l'on
aurait pu qualifier plus sévèrement, furent à peine relevées, dans le tumulte
des événements. Lorsque les conséquences s'en firent cruellement sentir, on
en fit retomber la responsabilité sur ceux qui ne les avaient pas commises et
l'on oublia presque les seuls et vrais coupables. Ce fut
seulement le 1S Février qu'une convention additionnelle étendit l'armistice
au Jura, au Doubs, à la Côte-d'Or et stipula les conditions de l'abandon de
Belfort. L'héroïque garnison de la glorieuse cité évacua la ville le 17 et le
18 Février, sous les ordres de son commandant, le colonel Denfert-Rochereau,
avec ses armes, ses bagages, et tous les honneurs de la guerre. L'Assemblée
nationale constitua son bureau définitif le 16 Février. Cette formation du
bureau fut significative, comme indication des tendances politiques de
l'Assemblée. Sur quatorze membres dont il se composait deux seulement furent
choisis parmi les républicains, le Président, M. Grévy et un secrétaire, M.
Bethmont. M. Grévy dut cette élection beaucoup moins à sa haute autorité, à
sa parfaite correction constitutionnelle, à ses indiscutables qualités
d'orateur qu'à son abstention au 4 Septembre et à sa retraite maussade et
frondeuse pendant toute la durée de la guerre. A peine constituée l'Assemblée
tint deux séances d'une extrême importance le 17 et le 19 Février. On était
talonné par la date d'expiration de l'armistice et plusieurs députés auraient
voulu que l'Assemblée refusât par avance son assentiment à la clause de la
convention du 28 Janvier portant cession de l'Alsace Lorraine à l'Allemagne.
L'urgence, demandée par M. Keller, auteur de la proposition, avait été votée
et l'Assemblée semblait disposée à ajourner au lendemain l'examen par les
bureaux. M. Rochefort s'éleva contre l'ajournement et fut appuyé par M.
Thiers qui, en quelques paroles décisives, convainquit l'Assemblée de la
nécessité d'un examen immédiat. M.
Thiers n'était pas encore au pouvoir, mais il n'était déjà plus dans
l'Opposition, depuis que le suffrage universel lui avait donné plus de deux
millions de voix. Sa perspective s'agrandit, sa clairvoyance augmente, il
agit et parle déjà en véritable homme de Gouvernement. Il montre aussi que
les noms et les réputations révolutionnaires ne l'effrayent pas Rochefort, Millière,
Gambetta, nous le verrons toujours, désormais, prendre son bien où il le
trouvera. « ...
Il faut agir en hommes sérieux comme des citoyens éclairés et qui savent ce
qu'ils veulent... il ne faut pas que les paroles nous entraînent ; il faut
que nous sachions ce que nous voulons mettre derrière nos paroles... remettre
à demain serait, permettez-moi de le dire, une puérilité... Vous ne pouvez
pas vous cacher derrière le Gouvernement que vous instituerez. Ayez le
courage de votre opinion ou la guerre ou la paix. Tout cela est très sérieux.
Pas d'enfantillage. Ne nous retranchons pas derrière un délai de vingt-quatre
heures. » On remarquera avec quelle vivacité l'élu des 26 départements
traitait l'Assemblée qui allait le déléguer, une heure e plus tard, au
pouvoir exécutif de la République française. On constatera aussi que M.
Thiers, en manifestant ainsi son opinion en faveur de la paix et en obligeant
l'Assemblée à proclamer la sienne, affaiblissait d'avance les négociateurs
que M. de Bismarck attendait à Versailles. C'est
sur la proposition de MM. Grévy, Dufaure, Rivet, Vitet et de Malleville que
M. Thiers fut élevé à la suprême magistrature, par une décision presque
unanime de l'Assemblée nationale. Il n'y eut pas de vote au scrutin. Le
Président se contenta de consulter ses collègues par assis et levés très peu
se levèrent à la contre-épreuve. M.
Thiers n'employa qu'une journée à la constitution de son Cabinet qui comprit
à la Justice M. Dufaure, aux Affaires Etrangères M. Jules Favre, à
l'Intérieur M. Ernest Picard, à l'Instruction Publique, aux Beaux-Arts et aux
Cultes M. Jules Simon, aux Travaux Publics M. de Larcy, à l'Agriculture et au
Commerce M. Lambrecht, à la Guerre le général Leflô et à la Marine l'amiral
Pothuau. Les Finances, d'abord réservées à M. Buffet, furent attribuées
quelques jours après à M. Pouyer-Quertier. Ce Cabinet offrait, au point de
vue de la compétence, les plus sérieuses garanties. Les opinions de ses
membres étaient celles du Centre Droit ou de la Gauche les légitimistes
n'avaient obtenu qu'un portefeuille celui de M. de Larcy, l'ancien membre de
l'Union libérale, sous l'Empire. La place faite aux anciens membres du
Gouvernement de la Défense nationale indiquait quel éclectisme avait présidé
aux choix de M. Thiers. MM. Jules Favre, Jules Simon et Leflô conservaient,
en effet, les portefeuilles qu'ils détenaient pendant la Défense nationale ;
M. Picard recevait celui qu'il avait demandé le 4 Septembre au soir et qui
avait été attribué à Gambetta. Ces quatre ministres étaient républicains,
mais l'un d'eux, le ministre de la Guerre, était un républicain catholique
les trois autres appartenaient à cette fraction du Gouvernement de la Défense
nationale qui, pendant les derniers jours, avait lutté le plus énergiquement
contre les prétentions de Gambetta. Aussi étaient-ils impopulaires à Paris et
dépourvus d'autorité dans leur propre parti. Les motifs qui les avaient fait
choisir par M. Thiers et qui les faisaient tolérer par les monarchistes
n'étaient pas de nature, tant s'en faut, à leur concilier les sympathies
républicaines. De plus M. Jules Favre était sous le poids de la réprobation,
justifiée ou non, qui pesait sur le signataire de la capitulation. M. Ernest
Picard passait pour l'inspirateur du journal l'Électeur libre, que le
Gouvernement de la Défense nationale avait dû souvent désavouer pendant le
siège. M. Jules Simon, avant d'être envoyé à Bordeaux pour réduire la
Délégation, était, de tous les ministres, celui qui s'était le plus
énergiquement refusé à ce que l'on appelait déjà l'épuration « Surtout ne
touchez à personne, telle était la conclusion de toutes ses dépêches à M.
Crémieux, de toutes ses instructions à M. Silvy. Le choix d'hommes moins
avancés comme opinion, mais moins mêlés aux derniers événements, eût été plus
habile et, aux yeux des républicains eux-mêmes, plus significatif ; il eût
surtout moins froissé les Parisiens et Paris était déjà le gros point noir
dans l'horizon gouvernemental. Les autres choix ne pouvaient qu'être
approuvés, même celui de M. de Larcy, du moment que M. Thiers croyait devoir
faire une place aux Légitimistes et ils furent accueillis avec faveur par les
groupes de Droite de l'Assemblée. Les groupes de Gauche convaincus, depuis
les élections et depuis l'élévation de M. Thiers au pouvoir exécutif, que les
heures de la République étaient comptées, furent confirmés dans leur réserve
défiante, mais surent gré à M. Thiers d'avoir écarté de son ministère tout ce
qui de près ou de loin avait touché au régime impérial. On lui passa même la
nomination de M. Pouyer-Quertier dont on appréciait la bonne humeur, le savoir-faire,
la science financière et qui devait son portefeuille à ses opinions
protectionnistes beaucoup plus qu'à ses opinions politiques. Le 19
Février, le Chef du pouvoir exécutif, en faisant connaître a. l'Assemblée les
noms des membres de son Cabinet, esquissa, dans une communication écrite, les
grandes lignes de la politique qu'il comptait suivre. Il convient de
reproduire les principaux passages de cette sorte de Message, ou l'on trouve
comme une ébauche de ce que l'on a appelé le Pacte de Bordeaux : « Le
pays doit être d'autant plus obéi, d'autant mieux servi, d'autant plus aimé
qu'il est plus malheureux. il est malheureux sans doute, mais il reste l'un
des pays les plus grands, les plus puissants de la terre, toujours ferme,
fier, inépuisable en ressources, toujours héroïque surtout, témoin cette
longue résistance de Paris qui demeurera l'un des monuments de la constance
et de l'énergie humaines. » Remarquons,
en passant, la justice rendue pour la première fois par M. Thiers aux efforts
de Paris et le silence intentionnel gardé sur les efforts de la Province qui
furent pourtant, eux aussi, un monument de la constance et de l'énergie
humaines, mais qui avaient, aux yeux du Chef du pouvoir exécutif et de la
majorité, le tort inexcusable d'avoir été suscités et diriges par Gambetta. M.
Thiers a pris ses ministres dans tous les partis « mais unis par le
patriotisme, les lumières, et la communauté des bonnes intentions ». Il
justifie d'ailleurs très heureusement la diversité de leurs opinions, quand
il dit : « Dans une société prospère, régulièrement constituée,
cédant paisiblement, sans secousse, au progrès des esprits, chaque parti
représente un système politique et les réunir tous dans une même
administration ce serait, en opposant des tendances contraires qui
s'annuleraient ou se combattraient, ce serait aboutir à l'inertie ou au
conflit. « Ne semble-t-il pas que M. Thiers ait prévu à l'avance les
inconvénients, les dangers des Cabinets dits de concentration et qui
sont en réalité des Cabinets de dispersion, de division et d'impuissance ? Si
toute la politique extérieure du nouveau Gouvernement se résume dans la
poursuite de la paix « une paix courageusement débattue et qui ne sera
acceptée que si elle est honorable toute sa politique intérieure « la seule
politique possible et même convenable en ce moment » consistera à « pacifier,
à réorganiser, à relever le crédit ». Cette œuvre, M. Thiers
l'entreprend « sans autre ambition que celle d'attirer sur ses derniers jours
les regrets de ses concitoyens, sans même être assuré d'obtenir justice pour
ses efforts ». Ce programme ne devait pas rester lettre morte. La première
partie, celle qui concernait les affaires étrangères, était la plus urgente :
le 19 Février, M. Thiers obtenait de l'Assemblée une suspension de ses
séances et partait pour Paris où, depuis le milieu de Septembre, il n'avait
paru qu'un instant et incognito, pour la plus grande partie de la population,
à la fin du mois d'Octobre. L'Assemblée
nationale, très jalouse de sa souveraineté, avait désigné une Commission de
quinze membres pour assister et, au besoin, pour contrôler les négociateurs,
le ministre des Affaires Etrangères et le Chef du pouvoir exécutif. Celui-ci
se rendit seul à Versailles, le 21 Février, et commença, dans cette première
entrevue, par faire proroger l'armistice jusqu'au 26 Février. Depuis le 18
Février, les Allemands, en prévision d'une reprise des hostilités, avaient
tourné vers Paris les canons du Mont-Valérien et des forts. La prorogation de
l'armistice ne laissait à M. Thiers et à la France qu'une marge de cinq jours
pour accepter ou repousser les préliminaires de paix. M. de Bismarck, dans la
première réunion, avait demandé toute l'Alsace y compris Belfort, Metz et
Thionville avec la plus grande partie du département de la Moselle et une
indemnité de 6 milliards. Nous avons dit que la Commission, qui s'attendait à
pis, n'avait pas trouvé ces conditions exorbitantes. M.
Thiers, dans son second voyage à Versailles, le 22 Février, n'obtint aucune
concession du Chancelier. Dans le troisième et le quatrièmes voyages qu'il
fit avec M. Jules Favre, le 23 et le 24, il fit réduire l'indemnité d'un
milliard et consentit, contre la cession de Belfort, à l'entrée de l'armée
allemande dans Paris. Le 25 M. de Bismarck jouait une de ces comédies où il
excelle et répondait aux plaintes, aux supplications de M. Thiers, par un
véhément discours en allemand. Le 26 enfin, l'armistice était prorogé
jusqu'au 12 Mars, le traité des préliminaires était signé et l'on convenait
que les négociations pour la paix définitive se poursuivraient sur terre
neutre, à Bruxelles. Cette
laborieuse, cette douloureuse négociation, à laquelle M. Jules Favre prit
part depuis le 23 Février, a été racontée par lui avec un relief si
saisissant qu'il faut lui emprunter le récit qu'il en a fait dans son bel
ouvrage sur le Gouvernement de la Défense nationale. Personne n'a
rendu une plus entière justice à M. Thiers, à ses efforts en face de
l'étranger comme en face des partis, que les deux ministres républicains qu'il
avait associés à son œuvre, M. Jules Favre et M. Jules Simon, qu'il a toujours
traités en amis très chers, avec une sorte de respect affectueux pour le
premier et d'admiration familière pour le second. M. Thiers, homme d'Etat,
revit tout entier dans le Gouvernement de M. Thiers, de M. Jules
Simon. M. Jules Favre va nous faire connaître M. Thiers diplomate : « Je
le vois encore pâte, agité, s'asseyant et se levant tour à tour, j'entends sa
voix brisée par le chagrin, ses paroles entrecoupées, ses accents à la fois
suppliants et fiers, et je ne sais rien de plus grand que la passion sublime
de ce noble cœur, éclatant en plaintes, en menaces, en prières. « Quand
il eut fait valoir, avec son inimitable éloquence, l'énormité de nos
sacrifices, la rigueur inouïe qui nous imposait, outre la mutilation de notre
territoire, une écrasante rançon, les liens antiques qui nous rattachaient à
une ville qui n'avait jamais appartenu à l'Allemagne et qui n'avait rien de
germanique, voyant l'inflexibilité de son interlocuteur il s'écria : — « Eh
bien, qu'il en soit comme vous le voulez, Monsieur le comte, ces négociations
ne sont qu'une feinte. Nous avons l'air de délibérer. Nous devons passer sous
votre joug. Nous vous demandons une cité absolument française, vous nous la
refusez ; c'est avouer que vous avez résolu contre nous une guerre
d'extermination faites-la. Ravagez nos provinces, brûlez nos maisons, égorgez
les habitants inoffensifs ; en un mot achevez votre œuvre. Nous vous
combattrons jusqu'au dernier souffle. Nous pourrons succomber, au moins nous
ne serons pas déshonorés ! » « M.
de Bismarck parut troublé. L'émotion de M. Thiers l'avait gagné. Il lui
répondit qu'il comprenait ce qu'il devait souffrir et qu'il serait heureux de
pouvoir lui faire une concession. « Mais, ajouta-t-il, il serait mal à
moi de vous promettre ce que je ne peux vous accorder. Le roi m'a commandé de
maintenir nos conditions ; lui seul a le droit de les modifier. Je dois
prendre ses ordres. Il importe toutefois que je confère avec M. de Moltke. Si
j'ai son consentement, je serai plus fort. » Il sortit. « Il
était de retour au bout d'un quart d'heure. Le roi était à la promenade et ne
devait rentrer que pour diner. M. de Moltke était également absent. On ne
peut se figurer notre anxiété. Elle fut à son comble lorsque, une demi-heure
après environ, M. de Moltke fut annoncé. Nous ne le vîmes point. M. de
Bismarck s'enferma avec lui. « Je
ne crois pas que jamais accusé ait attendu son verdict dans une plus
fiévreuse angoisse. Immobiles et muets nous suivions d'un œil consterné
l'aiguille de la pendule qui allait marquer l'heure de notre arrêt. La porte
s'ouvrit enfin et, debout sur le seuil, M. de Bismarck nous dit : « J'ai
dû, suivant la volonté du roi, exiger l'entrée de nos troupes à Paris. Vous
m'avez exposé vos répugnances et vos craintes et demandé avec instance
l'abandon de cette clause. Nous y renonçons si, de votre côté, vous nous
laissez Belfort. » « —
Rien, répondit M. Thiers, n'égalera la douleur de Paris, ouvrant les portes
de ses murailles intactes à l'ennemi « qui n'a pu les forcer. C'est pourquoi
nous vous avons conjuré, nous vous conjurons encore de ne pas lui infliger
cette humiliation imméritée. Néanmoins, il est prêt à boire le calice jusqu'à
la lie, pour conserver à la patrie un coin de son sol et une cité héroïque.
Nous vous remercions, monsieur le comte, de lui fournir l'occasion d'ennoblir
son sacrifice. Son deuil sera la rançon de Belfort que nous persistons plus
que jamais réclamer. » — « Réfléchissez, nous dit M. de Bismarck,
peut-être regretterez-vous d'avoir rejeté cette proposition. » — « Nous
manquerions à notre devoir en l'acceptant, répliqua M. Thiers. » La
porte se referma et les deux hommes d'Etat prussiens reprirent leur
conférence. » « Elle
nous parut durer un siècle. Après le départ de M. de Moltke, le Chancelier
nous fit connaître qu'il n'y avait plus que le roi à convaincre. Il dut,
malgré notre impatience, attendre que le monarque eût achevé son repas ; vers
six heures et demie, il se rendit auprès de lui. A huit heures M. Thiers
recueillait le fruit de son vaillant effort. Il avait rendu Belfort à la
France. » Nous
avons tenu à reproduire ces belles pages. Elles nous font bien connaître le
principal négociateur français et elles nous présentent les deux hommes
d'Etat prussiens sous un jour nouveau. Nous y voyons, spectacle inattendu, un
Bismarck presque attendri et un de Moltke presque sentimental qui préfèrent
un honneur, l'entrée de leurs troupes à Paris, à la possession d'une ville
française et qui réussissent à faire partager cette manière de voir à leur
maître. Nous constatons aussi que M. Thiers n'a obtenu les très minces
concessions qu'on lui a faites, qu'en menaçant de lutter jusqu'au dernier
souffle, lui que l'on savait un partisan détermine de la paix, et nous
répétons qu'une Chambre moins pacifique et des négociateurs animés du même
esprit que Gambetta auraient vraisemblablement obtenu des conditions moins
dures. Les
préliminaires signés, l'armistice prolongé jusqu'au 12 Mars, M. Thiers
revient précipitamment à Paris et dès le lendemain, le 27 Février, il repart
pour Bordeaux. L'armée allemande devait, en effet, entrer dans Paris le 1er Mars
et son séjour s'y prolongerait jusqu'à l'approbation des préliminaires par
l'Assemblée nationale. Bordeaux,
avec ses immenses avenues, l'Intendance, le Chapeau-Rouge, les allées de
Tourny couvertes de monde, avec ses cafés regorgeant de consommateurs, avec
ses conciliabules en plein vent, avec le perpétuel mouvement qui se faisait
autour de la Préfecture, siège du Gouvernement, et du Grand-Théâtre, siège de
l'Assemblée, n'était pas le milieu tranquille qui convenait à de graves
délibérations. Les députés de Paris et parmi eux quelques-uns des futurs
instigateurs de la Commune, y étaient arrivés un à un, au fur et à mesure que
s'achevait l'interminable recensement des votes parisiens et avaient fait
retentir tous les lieux publics de leurs attaques passionnées, de leurs
déclamations furieuses contre les membres du Gouvernement de la Défense
nationale et contre les députés monarchistes et ruraux. Ceux-ci ne pouvaient
parvenir au Grand-Théâtre qu'en traversant avec peine une foule notoirement
hostile, contre les insultes de laquelle leur obscurité même les protégeait,
mais où ils entendaient échanger les propos les plus malveillants, où ils
assistaient aux ovations bruyantes que l'on prodiguait à Garibaldi, à
Rochefort, à tous les représentants révolutionnaires de Paris. De la place du
Théâtre ils pénétraient dans une salle éclairée, à midi, comme pour les représentions
du soir, dont les loges regorgeaient d'assistants, aussi mal disposés pour
eux que ceux de la rue et des places publiques. Les impressions
qu'éprouvèrent, dans ce milieu bruyant et malveillant, les membres de la
majorité, ne furent pas sans influence sur leurs résolutions ultérieures et
c'est à ce titre que nous les avons notées. C'est
le 28 Février que M. Thiers présentait à l'Assemblée le traité des
préliminaires. Il en lut lui-même à la tribune le préambule qui était ainsi
libellé L'Assemblée nationale, subissant les conséquences de faits dont elle
n'est pas l'auteur, approuve les préliminaires de paix. Les autres articles
furent communiqués aux représentants par M. Barthélemy-Saint-Hilaire. Leur
très prompte adoption s'imposait, puisque l'échange des ratifications devait
être le signal du retour de nos prisonniers et de l'évacuation d'une grande
partie de notre territoire, Paris compris. Aussi le Gouvernement concluait-il
à l'urgence. M. Tolain, député de Paris, combattit l'urgence, les
propositions étant selon lui honteuses et inacceptables. Cette appréciation
ramena M. Thiers à la tribune. « La honte, s'écria-t-il, sera pour ceux
qui à tous les degrés, à toutes les époques auront contribué aux fautes qui
ont amené cette situation. » MM. Schœlcher, Gambetta insistent pour que
la réunion des bureaux soit au moins ajournée au lendemain. Le Chef du
pouvoir exécutif, qui sait qu'un ajournement de vingt-quatre heures peut
amener une catastrophe, remonte à la tribune et adjure l'Assemblée de
repousser toute remise. « Respectez, non pas moi, si personne ne
respecte plus rien, mais respectez mon silence. J'ai quitté Paris hier soir
et, quand je parle ainsi, je désire être compris sans rien ajouter davantage.
L'Assemblée le comprit, elle se réunit immédiatement dans ses bureaux et le
lendemain M. Victor Lefranc proposait, au nom de la Commission chargée
d'étudier le projet de loi, son adoption pure et simple. La
séance du 1er Mars fut une séance historique, comme l'avait été celle du 17
Février. Toute notre histoire intérieure et extérieure, depuis vingt-cinq
ans, découle, en effet, de ces trois événements mémorables l'élévation de M.
Thiers au pouvoir, le vote de déchéance et l'adoption du projet de loi
relatif aux préliminaires de paix. La
déchéance fut prononcée fortuitement. Un député de la Moselle, M. Bamberger,
qui combattait le projet de préliminaires, venait de déclarer qu'un seul
homme, Napoléon III, aurait dû signer un pareil traité. « Napoléon III,
s'écrièrent quelques députés de la Corse, n'aurait jamais signé un traité
honteux. » M. Jules Simon ayant défié M. Conti de monter à la tribune
pour défendre Napoléon III, l'ancien chef du Cabinet de l'Empereur répondit à
cet appel et présenta une apologie de l'Empire, accueillie par de telles
protestations, que la séance dut être suspendue. A la reprise, M. Target,
député du Calvados, au nom de vingt-cinq de ses collègues, lut une motion
d'ordre ainsi conçue : « L'Assemblée
nationale clôt l'incident et, dans les circonstances douloureuses que
traverse la patrie, en face de protestations et de réserves inattendues,
confirme la déchéance de Napoléon III et de sa dynastie, déjà prononcée par
le suffrage universel et le déclare responsable de la ruine, de l'invasion et
du démembrement du territoire. » M.
Gavini ayant affirmé que l'Empire, fondé par quatre plébiscites, ne pouvait
être renversé que par un autre plébiscite, M. Thiers appuya, en ces termes,
la motion de M. Target : « Messieurs :
Je vous ai proposé une politique de conciliation et de paix et j'espérais que
tout le monde comprendrait la réserve et le silence dans lesquels nous nous
renfermons à l'égard du passé. Mais lorsque ce passé se dresse devant le
pays. (Vive
adhésion. — Bravos et applaudissements.) « M.
Conti. — Je demande la parole. « M.
Thiers. — Lorsque ce passé semble se jouer de nos malheurs dont il est
l'auteur (Oui, oui ! nouveaux bravos), le jour où ce passé se dresse
devant nous, quand nous voudrions l'oublier, lorsque nous courbons la tête
sous ses fautes, permettez-moi de le dire, sous ses crimes (Oui, oui,
c'est vrai !).
Savez-vous ce que disent en Europe les princes que vous représentez, je l'ai
entendu de la bouche des souverains, ils disent que ce n'est pas eux qui sont
coupables de la guerre que c'est la France ils disent que c'est nous. Eh
bien, je leur donne un démenti, à la face de l'Europe. (Applaudissements.) Non, la France n'a pas voulu la
guerre. (Non, non !) C'est vous, vous qui protestez c'est vous qui l'avez voulue. (Oui, oui !) « —
Vous avez méconnu la vérité. Elle se dresse aujourd'hui devant vous et c'est
une punition du ciel, de vous voir ici obligés de subir le jugement de la
nation qui sera le jugement de la postérité. (Oui, oui, vifs
applaudissements.)
Vous venez soutenir ici l'innocence du maître que vous serviez. Je respecte
toujours toutes les douleurs. Ce n'est pas l'individu que j'attaque. « M.
Conti. — Il n'y parait guère. « M.
Thiers. — Mais vous voulez soutenir ici l'innocence du maître que vous avez
servi. Si l'Assemblée écoute mon conseil, elle vous laissera la parole. Eh
bien, venez parler des services rendus à la France par l'Empire il en est
beaucoup de nous ici qui vous répondront à l'instant même. (C'est vrai !
Très bien !) « Si
l'Assemblée veut clore l'incident, ce sera plus sage et plus digne (Assentiment), mais si elle ne veut pas clore
l'incident, je la supplie de laisser parler à cette tribune les représentants
de l'Empire. « Je
n'ajouterai plus qu'un mot. Quant au droit national, vous dites que nous ne
sommes pas une Constituante. Mais il y a une chose qui ne fait pas question
c'est que nous sommes souverains. (Oui, oui, souverains !) Savez-vous pourquoi ? C'est que
depuis vingt ans c'est la première fois que les élections ont été
parfaitement libres (Acclamations) et que le pays a pu dire librement sa volonté. (Réclamations
de MM. Conti et Gavini.) « M.
Ducuing, s'adressant à MM. Conti et Gavini : La preuve, c'est que vous
avez été nommés. « M.
Thiers. — La clôture de l'incident, c'est ce qui serait le plus digne. (Oui, oui.) Mais si la clôture ne prévalait
pas, écoutez alors ceux qui voudraient venir se justifier nous leur
répondrons. Pour moi, je demande la clôture de l'incident. » (Vive adhésion.
Très bien. L'ordre du jour.) La
clôture fut, en effet, prononcée et la motion Target adoptée par assis et
levé, à l'unanimité des membres présents, moins six. Ce résultat, si aisément
obtenu, montre combien les craintes de Gambetta étaient chimériques.
L'inéligibilité, à laquelle il attachait tant d'importance, n'en avait
réellement aucune. Si elle avait été édictée, les six bonapartistes qui
votèrent contre la déchéance et deux ou trois anciens ministres, comme MM.
Buffet, Daru et Brame, auraient été écartés de l'Assemble nationale mais ni
sa majorité ni son esprit n'auraient été changés pour si peu et le vote même
de la déchéance aurait eu moins de valeur, parce que la liberté des électeurs
du 8 Février eût été à bon droit suspectée. Le vote
de déchéance fut la seule condamnation officielle et, si l'on peut dire,
constitutionnelle de l'Empire. D'ailleurs cette condamnation avait été
prononcée des le 8 Février avec une éloquence et une justice indéniables. A
combien de voix se réduisaient alors les 7.800.000 oui du plébiscite ? La
question intérieure tranchée, on se trouvait en présence de la douloureuse
question des préliminaires de paix. A cette époque, dans cette Assemblée
souveraine qui comptait 20 ou 30 des premiers orateurs de la France, tous ses
hommes d'Etat et 400 hommes d'affaires, on ne consacrait pas, comme
aujourd'hui, deux ou trois séances à la discussion d'une interpellation sur
un fait d'importance très relative ; la même séance voyait poser et résoudre
les questions les plus graves, celles dont dépendait l'avenir même du pays.
Combattu déjà par Edgar Quinet et par M. Bamberger, le projet de loi le fut
encore par Victor Hugo, par M. Tachard, député du Haut-Rhin, par MM. Louis
Blanc, Jean Brunet, Minière et Keller ; il ne fut appuyé que par MM. Vacherot
et Changarnier. Ce dernier prononça quelques sages paroles de résignation
patriotique, qui ne pouvaient faire prévoir combien ses interventions
ultérieures, dans les débats ou les travaux de l'Assemblée, devaient être
passionnées ou ridicules d'exagération. M. Buffet déclara qu'il
s'abstiendrait comme Vosgien, mais engagea ses amis politiques à voter le
projet. M. Thiers prit la parole à deux reprises, après M. Buffet et après M.
Keller, et son intervention fut décisive. Il affirma sa conviction absolue de
l'impossibilité de continuer heureusement la lutte. Il déclara qu'il s'était
imposé, en signant, une des plus cruelles douleurs de sa vie et l'émotion
visible qu'il éprouvait l'obligeait à interrompre son discours, pendant que
l'Assemblée éclatait en applaudissements. Il supplia tout le monde d'avoir le
courage de son malheur, de ne consulter que sa conscience et son cœur, sans
faux patriotisme et sans faiblesse, Il adjura les représentants de la France
d'avoir enfin du bon sens et de ne plus se payer de mots. Il montra enfin
qu'avec une organisation militaire brisée, il était impossible de résister à
une armée régulière de S00.000 hommes, enivrée de ses victoires. Le
projet de loi fut adopté par 543 voix contre 107 et une centaine
d'abstentions. Ce vote entraîna la démission des députés de la Moselle, du
Bas-Rhin et du Haut-Rhin. Il y eut comme un serrement de cœur, dans toute
l'Assemblée, quand M. Grosjean, député de la Moselle, vint lire cette
démission à la tribune. « Les
représentants de l'Alsace et de la Lorraine ont déposé, avant toute
négociation de paix, sur le bureau de l'Assemblée nationale, une déclaration
affirmant de la manière la plus formelle, au nom de ces provinces, leur
volonté et leur droit de rester françaises. « Livrés,
au mépris de toute justice et par un odieux abus de la force, à la domination
de l'étranger, nous avons un dernier devoir à remplir. « Nous
déclarons, encore une fois, nul et non avenu un pacte qui dispose de nous
sans notre consentement. La revendication de nos droits reste à jamais
ouverte, à tous et à chacun, dans la forme et dans la mesure que notre
conscience nous dictera. « Au
moment de quitter cette enceinte, où notre dignité ne nous permet plus de
siéger, et malgré l'amertume de notre douleur, la pensée suprême que nous
trouvons au fond de nos cœurs est une pensée de reconnaissance pour ceux qui,
pendant six mois, n'ont pas cessé de nous défendre et d'inaltérable
attachement à la patrie dont nous sommes violemment arrachés. « Nous
vous suivrons de nos vœux et nous attendrons, avec une confiance entière dans
l'avenir, que la France régénérée reprenne le cours de sa grande destinée. « Vos
frères d'Alsace-Lorraine, séparés en ce moment de la famille commune,
conserveront à la France, absente de leurs foyers, une affection fidèle,
jusqu'au jour où elle viendra y reprendre sa place. » Depuis
huit ou dix ans le doux parler de la France ne résonne plus sur les
lèvres de nos frères d'Alsace-Lorraine ; mais notre souvenir est resté vivant
dans leurs cœurs fidèles. Pensons toujours, comme le recommandait Gambetta, à
cette place, la nôtre, qui est restée vide à leurs foyers les Allemands, qui
ont occupé tout le reste, n'ont pu s'y établir. D'autres démissions,
inégalement regrettables, précédèrent ou suivirent celle des
Alsaciens-Lorrains. Quand l'Italie officielle nous soutenait seulement de ses
vœux, Garibaldi nous avait apporté le secours de son épée, de son immense
popularité, de sa gloire. La France l'avait remercié par une triple élection.
Etranger et à ce titre inéligible, Garibaldi avait envoyé sa démission au
Président de l'Assemblée. Peu au courant des usages parlementaires, il avait
voulu adresser un dernier adieu à notre pays et peut-être faire des vœux pour
la République, après sa démission remise et après la séance levée. Le
formalisme intolérant de la majorité ne lui permit pas de se faire entendre. Son
départ amena celui de Victor Hugo et c'était, pour parler comme Louis Blanc,
un malheur ajouté à tant d'autres que cette voix puissante fût étouffée, au
moment où elle proclamait la reconnaissance de la patrie pour d'éminents
services. Ce sentiment aurait dû être partagé « par tous ceux qui
chérissent ou révèrent le génie combattant pour la liberté. » Rochefort,
Ranc, Tridon, Benoit-Malon, qui fit suivre son nom de ces mots « de
l'Internationale », Félix Pyat, Ledru-Rollin se retirèrent le 2 Mars.
Ils affaiblirent le parti républicain par leur retraite et, de retour à
Paris, ils contribuèrent à agrandir le fossé qui se creusait de plus en plus
entre la Capitale et la Province. C'est
la question de Paris, si menaçante, si grosse d'inconnu et de redoutables
surprises, que M. Thiers fut amené à traiter le 10 Mars, dans un discours qui
est peut-être le plus remarquable de tous ceux qu'il a prononcés durant une
carrière parlementaire de quarante années, qui est certainement l'un des plus
importants, puisque le programme de la politique gouvernementale y fut
formulé en traits d'une netteté parfaite et le Pacte de Bordeaux
conclu. Le Pacte
de Bordeaux, c'est la neutralité gouvernementale entre tous les partis,
promise par M. Thiers et consentie par tous les monarchistes ; c'est, en même
temps, l'assurance donnée aux républicains que l'institution républicaine ne
court aucun risque et que la République, si les républicains veulent bien
rassurer le pays, s'ils veulent être sages, profitera également de leur
sagesse et des efforts du Gouvernement pour pacifier et réorganiser la
France. A maintes reprises, M. Thiers déclare que son devoir c'est la loyauté
envers tous les partis, que ce qu'il leur doit à tous c'est de n'en tromper aucun,
c'est de ne pas proposer une solution exclusive qui désolerait les autres
partis. Agir ainsi serait de sa part une sorte de trahison. « Je vous en
donne, dit-il, la parole d'un honnête homme aucune des questions réservées
n'aura été résolue, aucune solution n'aura été altérée par une infidélité de
notre part. » Quant à
son programme de politique générale, le Chef du pouvoir exécutif le faisait
tenir dans un seul mot la réorganisation du pays. Reprenant une comparaison
très heureuse, il ne voulait que ranimer un peu, que remettre sur pieds le
malade qui lui avait été confié tout sanglant et couvert de blessures. Pour
présider à cette réorganisation, pour achever. la guérison « du noble
blessé », il fallait faire cesser la dualité gouvernementale. Il y
avait, en effet, deux Gouvernements, comme pendant la Défense nationale, l'un
à Bordeaux, l'autre à Paris. Le ministre des Affaires Etrangères était à
Paris, pour se trouver à proximité des Allemands, avec lesquels il fallait
négocier chaque jour, souvent plusieurs fois par jour. Le ministre des
Finances était à Paris, parce que Paris est l'un des plus grands marchés financiers
du monde. Le ministre de l'Intérieur était à Paris, parce que Paris, à lui
seul, lui donnait plus de travail et d'inquiétude que tout le reste de la
France. M. Thiers attribuait le ralentissement de l'action gouvernementale,
du 1er au 10 Mars, à son éloignement et à celui des autres ministres. Tout en
reconnaissant que « ce grand Paris a fait des fautes il lui gardait une
prédilection invincible. Plus équitable qu'au mois d'Octobre, où il avait
plutôt découragé la Défense nationale, il savait gré à l'héroïque cité
d'avoir, par sa vaillante résistance, relevé la France aux yeux du monde
entier et surtout il sentait bien que de là seulement on pouvait diriger le
pays. Il n'a aucune illusion ; il reconnaît la nécessité de faire arriver à
Paris des forces imposantes contre les hommes pervers qui méditent la guerre civile
; cette guerre il la prévoit presque et, malgré tout, il ose conclure au
retour, sinon à Paris ; au moins dans un lieu aussi rapproché que possible de
Paris. Ni Bourges, ni Orléans, ni même Fontainebleau ne répondent aux
nécessités de la situation, étant trop éloignées de Paris ; mais Versailles
offre des garanties et c'est à Versailles qu'il propose à l'Assemblée de se
réunir. « Fontainebleau,
dit très bien M. Jules Simon, n'était qu'une sottise Bourges aurait été un
attentat Versailles était un expédient il l'emporta, » Après qu'un amendement
en faveur de Paris, que Louis Blanc avait proposé, eut été rejeté par 427
voix contre 1S4, un amendement en faveur de Versailles fut adopté par 461
voix contre 104. Un membre de la Droite, M. Baragnon, pour préjuger la
question de la future Capitale de la France, voulait que l'on transportât à
Versailles les grandes administrations de la Guerre et de l'Intérieur et la
direction des Postes et Télégraphes M. Thiers fit échouer cette proposition.
Le lendemain, 11 Mars, l'Assemblée nationale tenait à Bordeaux sa dernière
séance elle ne devait plus se réunir, à Versailles, que le lundi 20 Mars. La
première période de l'histoire de l'Assemblée nationale venait de se
terminer. Ses actes à Bordeaux ne méritent pas les jugements sévères que ses
actes ultérieurs ont fait porter sur elle. Elle fut inexpérimentée,
passionnée, violente et surtout provinciale ; mais elle se montra patriote
et, dans les grandes circonstances, elle sut prendre vite de courageuses
résolutions elle fut docile à la voix, aux conseils des hommes d'élite
qu'elle comptait dans son sein en si grand nombre elle sut résister aux inspirations
de l'esprit de parti, le 17 Février, et surtout elle prononça contre
l'Empire, le 1er Mars, une condamnation que la France devait ratifier dix
fois, vingt fois, dans toutes les consultations électorales. Il
faut, avant d'entreprendre l'histoire de Paris, du 28 Janvier au 18 Mars,
expliquer l'épithète de provinciale dont nous avons qualifié
l'Assemblée nationale. L'incompatibilité d'humeur était absolue entre la
majorité de l'Assemblée et Paris. Les avocats, les avoués, les propriétaires
et les rentiers, toutes les célébrités d'arrondissement que le 8 Février
avait envoyées à Bordeaux, éprouvaient comme un vague effroi au seul nom de
Paris. On lui reprochait son humeur changeante, son esprit révolutionnaire,
ses engouements politiques, littéraires, artistiques ou sociaux. On ne
faisait aucune distinction entre les exaltés et les modérés, entre les
excentriques et les sages. Ce n'était pas seulement pour les étrangers que
Paris était la moderne Babylone beaucoup de Français le jugeaient ainsi et,
plus logiques que les étrangers, ils évitaient tout contact avec la
séduisante et attirante cité. Dans aucune des Assemblées françaises, depuis
un siècle, on 'n'a compté ni autant d'inconnus, ni autant de députés n'ayant
jamais mis les pieds à Paris, que dans l'Assemblée nationale de 1871. A des
hommes aussi prévenus, il était impossible de faire comprendre que tout
Gouvernement est impossible sans Paris, contre Paris ou hors de Paris : il
était plus impossible encore de leur faire admettre que les Parisiens, ayant
plus souffert que les autres Français, ayant payé une contribution plus
lourde, après s'être aussi bien battus, avaient peut-être droit à quelques
égards. Paris avait voté non au plébiscite ; Paris, par le suffrage de tous
ses députés, s'était prononcé contre la guerre cette guerre qu'il ne voulait
pas, il en avait subi toutes les horreurs, il avait vu l'ennemi fouler ses
avenues et ses places, il était encore sous la menace des batteries
allemandes et il n'obtenait, comme récompense de son héroïsme, comme
compensation de ses sacrifices, que des marques de défiance et d'hostilité.
Les ruraux qui avaient voté om au plébiscite, qui avaient envoyé au Corps
législatif des approbateurs de la guerre et des partisans de l'Empire, le
traitaient plus rigoureusement que n'avait fait l'Empire. Comme don de joyeux
avènement, ils le décapitalisaient. C'est donc l'esprit provincial qui
animait la majorité de l'Assemblée nationale, c'est cet esprit qui inspirait
M. Baragnon, quand il voulait que l'on transportât, sans désemparer, les
principaux services publics à Versailles ; c'est lui qui devait se manifester
plus tard par des projets de loi décentralisateurs ; c'est lui enfin qui
créait entre le Paris, nous ne dirons pas révolutionnaire, mais simplement
libéral et les représentants de la France, un formidable malentendu, où la
guerre civile était en germe. Le 12
ou le 13 Mars, la veille ou l'avant-veille du jour où tous deux devaient
quitter Bordeaux, le général Trochu se présenta chez le Chef du pouvoir
exécutif et lui dit : « Monsieur le Président, j'ai voté pour le
départ de l'Assemblée, parce que, Chef de l'Etat et responsable, vous avez
déclaré que vous ne pouviez gouverner à Bordeaux. Mais ne croyez pas que vous
allez gouverner à Versailles ou à Paris vous allez à la guerre civile. Ayant
étudié l'itinéraire de Bordeaux à Versailles, je vous en prie, étudiez
l'itinéraire de Versailles à Bordeaux, » M. Thiers interrompit son
interlocuteur et lui dit : « Oh ! général, vous n'êtes pas dans le
vrai ; au moment même où je vous parle, nous sommes en négociations avec les
insurgés de Montmartre qui vont nous livrer leurs canons de bonne grâce.
Monsieur le Président, répliqua le général, ce n'est pas à moi qu'on peut
faire accepter cette espérance, je connais trop bien Paris et je sais ce que
j'y ai laissé comme esprit public, comme garde nationale, et je sais dans
quel état sont les troupes. Il y a là des masses qui vivent sur le fusil
depuis cinq mois, qui ont tout à fait déserté le travail. Si vous comptez en
être le maître sans combat, vous vous trompez absolument et vos troupes ne
sont pas prêtes pour le combat dans Paris. » Il est
regrettable que li. Thiers n'ait pas tenu compte, dans ses résolutions du 17
Mars, des indications du général Trochu. L'ancien Gouverneur de Paris était
mieux à même que personne de le renseigner sur l'esprit public, sur celui de
la population civile et sur celui de l'armée. Mieux que personne le général
savait et disait qu'il y a des moments de péril, d'angoisse publique, où les
troupes, profondément atteintes dans leur moral, ne tiennent jamais. M.
Thiers ne devait l'apprendre qu'à l'expérience, et quelle expérience Le 26
Janvier à minuit, Paris avait le douloureux privilège de tirer le dernier
coup de canon du premier siège et un silence de mort succédait brusquement à
l'effroyable canonnade. L'armistice entrait en vigueur quarante-huit heures
après et le 29 Janvier, dans l'après-midi, les Allemands prenaient possession
des forts dont l'évacuation fut si rapide que l'ennemi trouva dans
quelques-uns d'entre eux, et en particulier dans celui de Vanves, de nombreux
tonneaux de lard. L'inaction ayant succédé aux occupations du siège, une
foule considérable s'était transportée sur les talus des fortifications, pour
assistera à la prise de possession. De cet observatoire, les gens
clairvoyants purent constater quelques-unes des causes de nos échecs l'ordre,
la rapidité avec lesquels les Allemands s'installèrent, la facilité avec
laquelle s'opéra, sans confusion et sans bruit, la substitution d'une armée à
l'autre. Paris
n'offrit pas, dans les journées qui suivirent immédiatement le siège,
l'aspect désolé d'une ville vaincue et obligée, après une glorieuse
résistance, d'accepter les conditions de l'ennemi. Les femmes, les enfants,
les vieillards, tous ceux que le bombardement avait retenus dans leurs
maisons en sortirent comme après une délivrance et se répandirent sur la voie
publique, déjà encombrée par l'armée régulière qui venait d'être désarmée et
par les gardes nationaux tout fiers d'avoir conservé leurs armes. Les membres
du Gouvernement de la Défense nationale qui étaient restés à Paris, le Préfet
de la Seine exerçant les fonctions de Maire, M. Jules Ferry, le Préfet de
police, M. Cresson, et les maires élus des municipalités, s'ils ne purent
empêcher, à deux ou trois reprises, le pillage des halles centrales,
réussirent du moins à maintenir un ordre relatif et la promptitude du
ravitaillement les aida dans cette tâche. Le Gouvernement, par prudence
plutôt que par nécessité, avait cru devoir continuer le rationnement les
vivres conservés étaient comme sortis de terre, à la nouvelle de l'armistice. L'approche
des élections tenait d'ailleurs tout le monde en haleine et c'est dans les
réunions publiques que les violences révolutionnaires, les attaques contre
les « capitulards » et aussi les propositions les plus folles se
donnaient libre carrière. La note dominante de la polémique électorale fut la
critique sans justice et sans mesure des actes du Gouvernement. S'élever
contre la Défense nationale, la rendre responsable de tout, cela dispensait
de toute profession de foi et les hommes les plus modérés étaient les
complices de cette criante injustice. Le Comité libéral que présidait M.
Dufaure ne mit sur sa liste aucun des membres du Gouvernement, sous prétexte,
disait-il, « de ne pas affaiblir leur autorité, » et le plus illustre de ces
membres, Jules Favre, ne fut élu que le trente-quatrième sur 44, avec 82.000
voix. M. Thiers arrivait le vingtième avec 103.000 voix, bien après
Delescluze qui en réunissait 154.000, après Rochefort, élu le troisième, avec
166.000 voix. Louis Blanc et Victor Hugo étaient les deux premiers élus de
Paris, avec plus de 200.000 voix. En dehors de la condamnation portée contre
le Gouvernement, qui était la note dominante, il était difficile de
reconnaitre aux élections parisiennes une signification précise. Les noms des
hommes les plus modérés comme Thiers, Léon Say, Pothuau, Saisset, Frébault,
Sauvage s'y rencontraient près de ceux des révolutionnaires les plus ardents
comme Félix Pyat, Millière, Gambon, Benoit-Malon et Cournet. On y vit jusqu'à
des catholiques exaltés comme Jean Brunet, à côté d'athées comme Garibaldi.
Gambetta y figurait naturellement. Son dissentiment avec le Gouvernement de
Paris avait plus fait certainement pour son élection que son patriotisme, ses
grandes qualités oratoires et les immenses services qu'il venait de rendre.
Après les élus arrivaient, avec une cinquantaine de mille voix, tous les
futurs membres de la Commune. Paris
ne connut qu'assez tard, les noms de ses représentants à l'Assemblée
nationale, à la suite d'un dépouillement très laborieux quand il put comparer
ses choix à ceux de la Province, il éprouva une véritable stupeur et il eut
la conviction que la Monarchie allait être rétablie par l'Assemblée de
Bordeaux. De cette conviction à une organisation révolutionnaire, capable de
sauvegarder la République menacée, il n'y avait qu'un pas à franchir il fut
franchi d'autant plus aisément que les agitateurs et les meneurs, dans la
situation que la fin du siège avait faite à Paris, eurent beau jeu. On a
estimé à 60.000 les personnes qui avaient été retenues à Paris, par leurs
fonctions ou par leur devoir, et qui s'empressèrent d'en sortir dès que les
portes furent ouvertes. Ces 60.000 personnes appartenaient naturellement à la
portion aisée de la population, au parti de l'ordre et à ce que l'on appelait
« les bons bataillons de la garde nationale », à ceux des quartiers du
centre. Les industriels, les commerçants et les petits propriétaires de Paris
sont du côté de l'ordre, quand l'atelier fonctionne, quand le magasin est
ouvert et quand les loyers sont payés. Si l'industrie chôme, faute de matière
première, si la boutique reste fermée, faute d'acheteurs et si les termes
impayés s'accumulent, tous se désintéressent de la chose publique, rendent le
Gouvernement responsable de leurs déboires et voient arriver sans déplaisir
un changement politique, même s'il est acheté par une Révolution violente.
Or, le 10 Mars, à Bordeaux, M. Dufaure avait fait ajourner la loi sur les
loyers et voter une loi malheureuse sur les échéances c'était une double
faute. L'ajournement de la loi sur les loyers avait mécontenté tous les
locataires, sans satisfaire les propriétaires, qui ne pouvaient rien prélever
sur des locataires condamnés au chômage depuis de longs mois. La loi sur les
échéances, en rendant exigibles tous les effets échus du 13 Août au 23
Novembre, 7 mois après, jour pour jour, c'est-à-dire à partir du 13 Mars
1871, faisait, en 4 jours, signifier 150.000 protêts à Paris. Une dernière
faute restait à commettre, c'était de menacer dans ses prérogatives de
Capitale, ce Paris dont on ne cessait avec raison de vanter l'héroïsme
pendant-le siège l'Assemblée n'y manqua pas et, en s'aliénant par ses actes,
comme par ses tendances supposées, par les intentions qui lui étaient
attribuées, tous les éléments d'ordre que renferme la grande cité, elle
préparait sûrement le triomphe des éléments opposés. Ces
éléments opposés, la fatalité des circonstances en augmentait chaque jour le
nombre. Nous ne parlons pas seulement des 18.000 soldats des compagnies
franches, garibaldiens et francs-tireurs de l'Est, vêtus de chemises rouges
et coiffés de chapeaux aux plumes de paon, que les préliminaires avaient
licenciés et qui affluèrent à Paris, dans la semaine qui précéda le 18 Mars.
C'est dans Paris même, et presque au lendemain de l'armistice, que la garde
nationale offrit le plus triste spectacle. Astreinte à un service régulier,
elle était déjà démoralisée par le jeu et par l'ivrognerie ; réduite à
l'inaction du jour au lendemain, elle se répandait par les places, les
carrefours et les rues, se livrant à tous les jeux de hasard et, après de
longues stations autour des tapis francs étendus partout, emplissait les
cafés et les cabarets, où le reliquat de la solde journalière était dépensé.
Quel retour dans la pauvre chambre, où pleurent peut-être la femme et les
enfants, après de pareilles journées, et quelle journée le lendemain, plus
inoccupée que celle de la veille, où le travail est plus difficile et la
reprise de soi presque impossible ! La mortalité, vraiment effrayante en
Février et en Mars, puisque l'on a calculé que le siège et ses suites firent
périr plus de 80.000 personnes, déprime encore les âmes et les rend moins
capables d'un retour à la vie régulière. C'est
ainsi que peu à peu s'était formée une situation habilement exploitée par les
différentes associations révolutionnaires, associations antérieures à
l'armistice, qui lui survécurent et qui finirent par s'absorber dans le
Comité central. Ces associations étaient le Comité des vingt arrondissements,
la Fédération des Chambres syndicales et l'Association internationale des
Travailleurs. Toutes trois siégeaient place de la Corderie du Temple, lieu de
réunion du Parlement en blouse de la « Révolution en habits d'ouvriers comme
disait Jules Vallès. Toutes trois avaient un même mot d'ordre La Commune, et
toutes trois poursuivaient ostensiblement un double but la conquête des
franchises municipales à Paris et le maintien de la République en France,
avec l'aide de la garde nationale, infanterie et artillerie, centralisée aux
mains d'un Comité puissant et aveuglément obéi. Les socialistes voyaient, au-delà
de ce double but, le triomphe du prolétariat se substituant à la bourgeoisie. Trois
réunions eurent lieu successivement au Cirque à la fin de Janvier, au
Vauxhall le 15 et le 24 Février, où furent arrêtées les bases de
l'organisation fédérative et de la délégation par les compagnies et par les
bataillons. La plus importante de ces réunions, celle du 24 Février, jour
anniversaire de l'établissement de la République en 1848, compta 2.000
délégués des compagnies. Le Comité provisoire qui avait convoqué les trois
réunions devint, ce jour-là, le Comité central et prit la tête du mouvement.
Son premier acte fut une protestation contre toute tentative de désarmement
de la garde nationale. Le second fut la résolution de s'opposer par la force
à l'entrée des Allemands dans Paris. A
partir du 24 Février, pour tenir ses adhérents en haleine et passer la revue
de ses forces, le Comité central fit chaque jour défiler les bataillons sans
armes sur la place de la Bastille. Le bataillon s'arrêtait au pied de la
colonne que surmonte le Génie de la Liberté, aux mains duquel on avait mis un
drapeau rouge ; un officier grimpait sur le piédestal de la colonne, plaçait
une couronne à l'un des angles, adressait quelques paroles à ses hommes et
les faisait circuler autour du monument au son de la musique et au chant de
la Marseillaise. Le 25 et le 26 ces manifestations continuaient,
attristées ce dernier jour par le meurtre du malheureux Vincenzoni, un
gardien de la paix, qui fut surpris prenant, dit-on, sur un carnet les
numéros des bataillons qui défilaient. Traité de mouchard, il est mis en
sang, attaché solidement à une planche, jeté à l'eau et noyé à coups de
pierres. Il avait demandé à la foule furieuse la faveur de se brûler la
cervelle avec son revolver la foule avait refusé. Jamais
peut-être la physionomie de Paris ne fut plus affligeante que pendant ces
derniers jours de Février 1871 les mouvements incessants de la garde
nationale dans les rues semblaient, maintenant qu'ils étaient sans utilité,
comme la parodie de la défense ceux des gardes, des mobiles ou des soldats
qui erraient à l'aventure, sans occupation et sans but, présentaient un
spectacle plus triste encore. L'animation que l'on trouvait partout était
celle d'une oisiveté agitée et non pas d'une activité laborieuse. Le travail
manquant, pour toutes les classes de la société, on se rejetait sur toutes
les distractions malsaines. La foule s'attroupait aux devantures des
libraires et autour des kiosques, où la retenaient d'innombrables caricatures
et des gravures légères plus nombreuses encore. Les crieurs de journaux
assourdissaient les passants de nouvelles invraisemblables. Les camelots, ces
petits marchands du trottoir, accaparaient une partie de la voie publique,
pour des industries souvent malpropres. Il
semble que dans une ville comme Paris, le commerce, l'industrie, l'activité
humaine sous ses formes multiples ne peut pas s'arrêter une minute, que la
machine une fois remontée reprend forcément son mouvement. Sans doute, les
grandes administrations, les grandes industries, le grand commerce avaient
rouvert leurs portes aux employés, aux ouvriers, à tout le personnel qu'ils
faisaient vivre bureaux, ateliers et magasins offraient déjà un semblant
d'animation. Mais ce qui était possible aux grandes usines ne l'était pas aux
petites celles-ci devaient être entièrement renouvelées, réorganisées ; il
leur fallait du temps pour se reconnaître, pour retrouver d'abord des
commandes et ensuite des débouchés. D'ailleurs, elles avaient beau appeler à
elles tous les hommes inoccupés, leur appel n'était pas entendu les bras,
déshabitués du travail depuis de longs mois, restaient inertes ou ne
retrouvaient un peu de vigueur que pour porter le fusil du garde national. Cette
situation, l'absence de toute police et de toute force répressive, la
complicité escomptée des quelques milliers de soldats que nous avait laissés
l'armistice, furent très habilement exploités par le pouvoir révolutionnaire
qui existait depuis la fin de l'Empire et qui s'était maintes fois manifesté
pendant le siège ; manifesté sous mille formes affiches, proclamations,
prises d'armes, émeutes. Les circonstances allaient lui permettre de faire
une Révolution. Sous
prétexte d'empêcher les canons réunis à Passy et sur la place Wagram de
tomber aux mains des Prussiens, le Comité central, auquel la démission de
Clément Thomas et du colonel Montagut laissait le champ libre, avait fait
transporter 170 pièces à Montmartre, d'autres aux buttes Chaumont et à la
place des Vosges. C'est le 27 Février qu'avait lieu cet enlèvement le 28, les
gardes nationaux de Belleville essayaient vainement de débaucher les marins
casernés à la Pépinière ils ne réussissaient qu'à en entraîner 8 ou 9 sur la
place de la Bastille. Les Bellevillois avaient peut-être agi sans ordres leur
échec ne fit rien perdre au Comité central de son autorité et de son prestige
qui se montrèrent, ce jour même, avec une redoutable signification. Les
membres de l'Association internationale des Travailleurs, qui exercèrent
souvent, sur le Comité central d'abord et plus tard sur la Commune, une
influence modératrice, avaient compris les dangers d'un conflit entre la
garde nationale et les Allemands et décidé le Comité central à ne pas
s'opposer à l'entrée de l'armée ennemie. L'affiche suivante fut apposée sur
les murs de Paris : « Comité central de la garde nationale. « Citoyens, « Le
sentiment général de la population paraît être de ne pas s'opposer à l'entrée
des Prussiens dans Paris. Le Comité central qui avait émis un avis contraire
déclare qu'il se rallie à la résolution suivante « Il
sera établi, tout autour des quartiers que doit occuper l'ennemi, une série
de barricades propres à isoler complètement cette partie de la ville. Les
habitants de la région circonscrite dans ces limites devront l'évacuer
immédiatement. « La
garde nationale, de concert avec l'armée formée en cordon tout autour,
veillera à ce que l'ennemi, ainsi isole sur un sol qui ne sera plus notre
ville, ne puisse communiquer avec les parties retranchées de Paris. « Le
Comité centrât engage donc toute la garde nationale à prêter son concours à
l'exécution des mesures nécessaires pour arriver à ce but et éviter toute
agression qui serait le renversement immédiat de la République. » Cet
ordre fut obéi de tous, sauf de quelques bataillons de Montmartre. Ils
descendirent jusqu'au boulevard Malesherbes, où ils rencontrèrent d'autres
gardes nationaux, avec lesquels ils parlementèrent : « La troupe
est là, leur fut-il dit, les Prussiens aussi il n'y a rien à faire. »
Ils se le tinrent pour dit, allèrent prendre des canons restés sur la place
Wagram et regagnèrent leur mont Aventin. Tout se
passa comme il était convenu, le 1er et le 2 Mars, sans dommage pour les
vaincus, sans grand honneur pour les victorieux. Paris suspendit
volontairement sa vie pendant quarante-huit heures. Les journaux ne parurent
pas. Les édifices publics, les magasins, les cafés, les boutiques furent
fermés ; des drapeaux tricolores cravatés de deuil ou même des drapeaux noirs
furent arborés à un grand nombre de maisons ; les statues de la place de la
Concorde furent voilées de noir. Dès neuf heures et demie, les Allemands,
sous la conduite du général de Kamecke, occupaient les Champs-Elysées et la
place de la Concorde. Leurs musiques jouèrent sans interruption jusqu'au
soir, accueillies par les sifflets de la foule que contenait le double cordon
de l'armée et de la garde nationale. L'ennemi avait le droit de visiter les
Invalides et le Louvre. Sur les observations du général Vinoy, il renonça à
visiter les Invalides. Au Louvre, dans des salles obscures, aux fenêtres
murées, dont les tableaux avaient été enlevés, par crainte des obus et de
l'incendie, il dut prendre une idée médiocre de nos richesses artistiques. Le 1er
Mars, à sept heures et demie du soir, un télégramme de Bordeaux avait annoncé
à Paris l'acceptation des préliminaires par l'Assemblée. Le lendemain, à six
heures du matin, M. Jules Favre partait pour Versailles, où avait lieu
l'échange des ratifications qui mettait fin à l'occupation de Paris. Cette
rapidité surprit l'ennemi et contraria ses projets il avait l'intention de
faire entrer dans la ville des corps successifs de 30.000 hommes et de faire
passer une grande revue par l'Empereur. Le 3 Mars, à onze heures, il fallut
évacuer Paris. Le Gouvernement annonçait à la Capitale sa libération par la
proclamation suivante « L'armée
allemande a évacué ce matin à onze heures les quartiers où elle avait
pénétré. Pendant son séjour la tenue de Paris a été au-dessus de tout éloge ;
partout les lieux publics, les établissements industriels, les magasins des
commerçants se sont fermés spontanément. Les occupants laissés à eux-mêmes
ont pu comprendre que, si le droit succombe parfois devant la force, il n'est
pas si facile de dompter les âmes et que la fortune de la guerre ne domine
pas seule le monde. » Après avoir rappelé la belle conduite des maires
et des municipalités du VIIIe, du XVIe et du XVIIe arrondissement, la
proclamation ajoutait Le Gouvernement de la République les remercie ; il
comptera toujours sur eux, comme il compte sur la population, pour faire que
Paris reste l'une des premières villes du monde. » Les
espérances du Gouvernement furent cruellement trompées jamais Paris ne fut
plus troublé que pendant la période du 3 au t8 Mars. Le premier venu, a dit
un des déposants devant la Commission d’enquête, pouvait y faire tout
ce qu'il voulait. L'action gouvernementale, qui ne se manifestait plus que
par des proclamations, était complètement annulée. M. Choppin qui avait
remplacé son beau-frère, M. Cresson, comme Préfet de police, le 16 Février,
et qui ne manquait ni de fermeté, ni de courage, se trouvait impuissant, en
présence de l'impopularité des gardiens de la paix, en l'absence
d'instructions gouvernementales. Les meneurs étaient connus, signalés par les
maires dont ils usurpaient souvent les pouvoirs, et laissés parfaitement
libres. A défaut du Préfet de police, que pouvait l'autorité militaire ? Le
général d'Aurelle de Paladines, qui avait pris possession le 4 Mars du
commandement en chef de la garde nationale, n'était pas obéi. Le général
Vinoy ne disposait, au commencement de Mars, que de 12.000 hommes, effectif
qui pouvait s'élever 16.000 hommes avec les troupes de police. Les ministres
n'avaient que la force morale à. leur service et, quand ils autorisaient le
général Vinoy, commandant de l'état de siège, à supprimer les six journaux
révolutionnaires de Félix Pyat, Jules Vallès, Rochefort, Vermesch, Grousset
et Pilotell, les républicains les moins avancés protestaient, au nom de la
liberté de la presse. Cette mesure de rigueur n'eut pas un approbateur. Le
même jour (11 Mars),
l'impolitique condamnation de Flourens et de Blanqui, pour leur participation
au 31 Octobre, fut unanimement blâmée. L'opinion,
si sévère pour le pouvoir, se montrait indulgente pour toutes les usurpations
du Comité central. Officiellement constitué depuis le 3 Mars, il publiait ses
statuts, précédés d'une déclaration préliminaire qui mettait la République
au-dessus du suffrage universel. Le 10 Mars, il adressait à l'armée, aux
soldats, « enfants du peuple un appel formel à la révolte. Il avait déjà
nommé des généraux pour protester contre la nomination de d'Aurelle Darras,
Henry, Duval, Piazza, Brunel le 13, il ajoutait Garibaldi à la liste de ces
extraordinaires généraux, il faisait Lullier colonel, Jaclard et Faltot chefs
de légion. Entre temps, il laissait piller les magasins de munitions, occuper
les secteurs par la garde nationale à sa dévotion et défendait jalousement,
contre les municipalités douteuses et contre le Gouvernement, ses deux
forteresses des buttes Chaumont et de Montmartre, son parc de la place des
Vosges. Est-il
admissible que des hommes aussi avisés que les ministres alors présents à
Paris, que le Préfet de la Seine, Maire de Paris, dont M. Thiers a si souvent
loué l'habileté et le courage, n'aient pas vu le danger ? Ils le voyaient
fort bien, mais ils n'avaient nul moyen de le conjurer. L'un des maires
d'arrondissement, M. Vautrain, dans sa déposition devant la Commission d'enquête
sur le 18 Mars, raconte qu'il répéta maintes fois à M. Jules Favre, à M.
Ernest Picard, à M. Choppin qui conserva les fonctions de Préfet de police
jusqu'au 16 Mars Si l'on n'arrête pas le Comité central, nous sommes perdus,
et avec beaucoup de clairvoyance, il désignait le secrétaire du Comité,
Moreau, comme le plus dangereux de tous. M. Choppin pensait certainement
comme M. Vautrain, sur le compte de Moreau et de ses complices les preuves de
leur culpabilité, de leurs usurpations de pouvoir et de fonctions abondaient
et justifiaient amplement une arrestation. Mais cette arrestation, qui se
serait chargé de la faire ? Sur qui aurait-elle porté, parmi les nombreux
inconnus qui constituaient le Comité ? Et dans la population, les plus
conservateurs des républicains auraient-ils pris parti pour la police d'un
Gouvernement qui leur inspirait une incurable défiance ? Ce Gouvernement était si mal renseigné sur les sentiments des Parisiens, et nous parlons des plus éclairés, qu'il appelait le 16 Mars le colonel Valentin, de la gendarmerie, à la direction de la Préfecture de police. Ce choix, fait par M. Thiers, qui était arrivé la veille de Bordeaux, indiquait que l'action contre le Comité central allait être plutôt œuvre militaire qu'œuvre de police, que l'on allait, avec une souveraine imprudence, opposer à plus de 200.000 gardes nationaux moins de 20.000 soldats démoralisés, sans cohésion, sans discipline, sans confiance dans des chefs qui, n'ayant pas su les conduire à la victoire, les mènent à la bataille des rues. Les prévisions de Trochu allaient être justifiées, et M. Thiers allait refaire l'itinéraire de Paris à Bordeaux, trop heureux encore d'avoir pu s'arrêter à la première étape, à Versailles. |