HISTOIRE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

LA PRÉSIDENCE DE THIERS

 

CHAPITRE III. — DE L'ARMISTICE À LA COMMUNE

28 Janvier-18 Mars 1871

 

 

Négociation de l'armistice à l'insu et en dehors de la Délégation de Bordeaux. — Conditions et clauses de l'armistice. — Notification de l'armistice à Bordeaux. — Proclamation du 1er Février. — Réponse du Gouvernement de Paris. — Causes des dissentiments entre Paris et Bordeaux. — Les restrictions au droit électoral. — MM. Jules Simon et Gambetta. — Les élections du 8 Février en Province. — Les conditions de l'élection. — Composition de l'Assemblée nationale. — Remise des pouvoirs du Gouvernement de la Défense nationale. — Jugement sur le Gouvernement de la Défense nationale. — Clinchant et l'armée de l'Est. — Coupable légèreté. — Extension de l'armistice à Belfort. — Le bureau de l'Assemblée nationale. — M. Grévy. — Le Chef du pouvoir exécutif. — Le ministère de M. Thiers. — Influence de ces choix. — Le Pacte de Bordeaux. — Négociation des préliminaires. — Les séances du 28 Février et du 1er Mars. — La déchéance et le vote des préliminaires. — La déclaration de M. Bamberger. — Intolérance de la majorité ; les démissions. — Le programme du Gouvernement. — La dualité gouvernementale. — La question de Paris. — Jugement sur les débuts de l'Assemblée nationale. — Trochu et le retour à Paris. — Paris depuis le 28 Janvier. — Les élections de Février à Paris. — La désertion après le siège. — Le commerce et l'industrie. — Les échéances. — Insuffisance de la police et de la force armée. — Attitude des soldats désarmés. — Les Associations révolutionnaires. — La place de la Bastille. — Le 1er et le 2 Mars à Paris. — Rôle du Comité central. — Manifeste du 28 Février. — Enlèvement des canons pillage des dépôts et des secteurs. — Les citadelles révolutionnaires. — Complicités de l'opinion. — Impuissance gouvernementale.

 

Le 26 Janvier, à minuit, avait été tiré le dernier coup de canon du siège quarante-six heures après, le 28 Janvier, à 10 heures du soir, avait cessé la résistance de Paris et en même temps, par la volonté du Gouvernement de la Défense nationale, celle de la France. La faute capitale de Jules Favre et de tout le Gouvernement de la Défense nationale, ce n'est pas d'avoir laissé ses armes à la garde nationale, ce n'est pas même d'avoir excepté de l'armistice Belfort et trois départements, c'est d'avoir négocié et capitulé en bloc, pour Paris et pour la France, pour Paris, en connaissance de cause, pour la France, à tâtons. Du jour où Paris avait été investi, du jour où les communications avec le reste de la France avaient été rendues, sinon impossibles, au moins difficiles, irrégulières et rares, Paris était devenu une place forte comme toutes les autres, plus importante que toutes les autres, mais soumise aux mêmes règles et qui ne pouvait plus traiter militairement que pour elle seule. Le Gouvernement de la Défense, le général Trochu, Jules Favre l'avaient d'abord bien compris et les pouvoirs donnés à Jules Favre par ses collègues, avaient été limités en ce sens. Mais, dès la première entrevue, le 23 Janvier, entre notre ministre des Affaires Etrangères et le Chancelier, il fut question de la situation générale de la France, de sa situation politique et militaire, le Chancelier feignant de vouloir traiter avec l'ex-Empereur, parlant des armées de Chanzy, de Faidherbe, de Bourbaki, et non pas de la situation exclusive de Paris, réduit par la famine à subir ses conditions. Pas un instant, pendant tout le cours de la négociation, du 23 au 28 Janvier, Jules Favre ne songea à se faire assister par un membre de la Délégation, ou tout au moins par son propre délégué, M. de Chaudordy. Le Gouvernement de la Défense nationale ne songea pas plus que le ministre des Affaires Etrangères à informer la Délégation de Bordeaux ou à exiger de l'ennemi la convocation à Versailles d'un négociateur accrédité par elfe. A Paris, comme à Versailles, on connaissait les dispositions de M. Gambetta et l'on redoutait sa résistance à des résolutions arrêtées en dehors de lui et contre lui. Quand M. de Bismarck avait demandé à Jules Favre si AI. Gambetta se soumettrait à ces résolutions, le ministre des Affaires Etrangères avait franchement répondu par la négative et de retour a. Paris il avait fait connaitre au Gouvernement la demande du Chancelier et sa réponse. Le Gouvernement, le 24 et le 2S Janvier, dans les conseils tenus au Louvre, avait étendu les pouvoirs de Jules Favre, qu'il avait paru d'abord vouloir limiter, sur l'observation même faite par Jules Favre, le 23 Janvier, qu'il fallait consulter Bordeaux avant de traiter d'un armistice général. Les pleins pouvoirs avec lesquels Jules Favre retournait à Versailles faisaient si beau jeu à M. de Bismarck qu'il consentit, sans trop de résistance, à adoucir les conditions de la capitulation de Paris. La suspension d'hostilités, gage assuré de la paix, qu'il imposait à la Capitale et à son armée, s'appliquait par surcroît à toute la France. Il n'en demandait pas plus.

 

L'armistice commence pour Paris le 28 Janvier, pour les départements le M sa durée est de vingt et un jours il doit se terminer partout le 19 février, à midi. La ligne de démarcation entre les belligérants, partant de Pont-1'Evêque, (que les négociateurs disaient située sur les côtes du département du Calvados) se dirigeait sur le Nord-Est du département de la Mayenne, dont elle suivait la frontière orientale, en laissant à l'ennemi la Sarthe, l'Indre-et-Loire, le Loir-et-Cher, le Loiret, l'Yonne jusqu'au point où se touchent la Côte-d'Or, la Nièvre et l'Yonne. De ce point, situé à l'Est de Quarré-les-Tombes, le tracé était réservé à une entente ultérieure pour la Côte-d'Or, le Jura et le Doubs. Le Nord, le Pas-de-Calais, Givet, Langres, la péninsule du Havre jusqu'à une ligne à tirer d'Etretat à Saint-Romain, restaient en dehors de l'occupation. Dix kilomètres au moins devaient séparer les avant-postes des deux armées. L'armistice s'appliquait également aux forces navales, en adoptant le méridien de Dunkerque comme ligne de démarcation. Les opérations militaires dans le Doubs, le Jura, la Côte-d'Or et le siège de Belfort continuent indépendamment de l'armistice.

 

L'armistice, dit l'article 2, a pour but de permettre au Gouvernement de la Défense nationale la convocation d'une Assemblée librement élue qui se réunira à Bordeaux et se prononcera sur la question de paix ou de guerre. Les forts de Paris et leur matériel de guerre doivent être remis à l'armée allemande. Celle-ci s'abstiendra d'entrer dans Paris pendant l'armistice. L'enceinte de Paris sera désarmée de ses canons dont les affûts seront transportés dans les forts. (Les commissaires allemands, sur la demande des commissaires français, renoncèrent au transport des affûts). La garnison des forts et de Paris, ligne, garde mobile et marine, était prisonnière de guerre, moins une division de 12.000 hommes conservée pour le service intérieur, déposait ses armes qui devaient être livrées par commissaires, suivant l'usage, et ne pouvait franchir l'enceinte pendant la durée de l'armistice. Les officiers devaient être désignés par une liste à remettre aux autorités allemandes ; ils conservaient leurs armes. Si la paix ne sortait pas de l'armistice, officiers et soldats, consignés dans Paris, auraient à se constituer prisonniers de l'armée allemande.

La garde nationale, chargée de la garde de Paris et du maintien de l'ordre, conservait ses armes, comme la gendarmerie et les troupes assimilées du service municipal, garde républicaine, douaniers et pompiers, cette dernière catégorie ne devant pas dépasser 3.500 hommes. Tous les corps de francs-tireurs seront dissous, par ordonnance du Gouvernement français.

Toutes facilités seront données par le commandant en chef des armées allemandes pour le ravitaillement, par voies ferrées et fluviales. Mais ce ravitaillement ne pourra s'opérer dans la région occupée par les Allemands les provisions seront puisées au-delà de la ligne de démarcation.

On ne pourra quitter Paris qu'avec un permis délivre par l'autorité militaire française et visé par l'autorité allemande, et seulement entre 6 heures du matin et 6 heures du soir.

La ville de Paris versera une contribution de guerre de 200 millions, dont le paiement sera effectué avant le quinzième jour de l'armistice.

L'importation dans Paris d'armes, de munitions et de matières servant à leur fabrication est interdite pendant la durée de l'armistice.

Il sera procédé immédiatement à l'échange des prisonniers de guerre allemands, contre nombre égal de prisonniers de guerre français, à Amiens, au Mans, à Orléans et à Vesoul. L'échange s'étendra aux prisonniers de condition bourgeoise, tels que les capitaines de navires de la marine marchande allemande et les prisonniers français civils qui ont été internés en Allemagne.

Un service postal pour les lettres non cachetées sera organisé entre Paris et les départements, par l'intermédiaire du quartier général de Versailles.

 

Le 28 Janvier, à 10 heures du soir, MM. Jules Favre et de Bismarck apposaient leur signature au bas de cet acte diplomatique, et M. Jules Favre, d'accord avec le Chancelier, rédigeait, avant de rentrer à Paris, le télégramme suivant que M. de Bismarck se chargeait de faire parvenir à Gambetta :

« Nous signons aujourd'hui un traité avec M. le comte de Bismarck. Un armistice de vingt et un jours est convenu. Une Assemblée est convoquée à Bordeaux pour le 18 Février. Faites connaître cette nouvelle dans toute la France. Faites exécuter l'armistice et convoquez les électeurs pour le 8 Février. Un membre du Gouvernement va partir pour Bordeaux. »

Faut-il dire quel effet produisit cette dépêche inattendue, dans le milieu où elle tombait et avec quel désespoir, quelle indignation, quelle révolte Je son patriotisme déçu, M. Gambetta dut la lire ? C'est dans la matinée du 29 Janvier qu'il la reçut et, le jour même, il la notifiait à tous les généraux placés à la tête de corps d'armée, à tous les préfets et sous-préfets. On lui annonçait le prochain départ pour Bordeaux d'un membre du Gouvernement il l'attendit vingt-quatre heures et le 30 Janvier, à 2 heures, en l'absence de toute nouvelle, de toute explication complémentaire, il sollicita de M. Jules Favre des renseignements moins vagues. Son télégramme fut reçu par M. de Bismarck et ce fut M. de Bismarck qui lui fit, le jour même, la réponse suivante : « Votre télégramme à M. Jules Favre, qui vient de quitter Versailles, lui sera remis demain à Paris. A titre de renseignement, j'ai l'honneur de vous communiquer ce qui suit l'armistice conclu durera jusqu'au 19 Février. » Et après avoir indiqué la ligne de démarcation tracée entre les armées belligérantes, le Chancelier ajoutait : « Les hostilités continuent devant Belfort et dans le Doubs, le Jura et la Côte-d'Or, jusqu'à entente. » Cette fois, le patriotisme blessé de Léon Gambetta poussa un long cri de douleur et de rage. Le Moniteur du 1er Février publia cette admirable proclamation, que MM. Crémieux, Glais-Bizoin et Fourichon tinrent à honneur de signer et qui porte à chaque ligne, à chaque mot, la marque de son auteur :

« Citoyens,

 

« L'ennemi vient d'infliger à la France la plus cruelle injure qu'il lui ait été donné d'essuyer, dans cette guerre maudite, châtiment démesuré des erreurs et des faiblesses d'un grand peuple.

« Paris, inexpugnable à la force, vaincu par la famine, n'a pu tenir en respect plus longtemps les hordes allemandes. Le 28 Janvier, il a succombé. La cité reste encore intacte, comme un dernier hommage arraché par sa puissance et sa grandeur morale à la barbarie. Les forts seuls ont été rendus à l'ennemi. Toutefois, Paris, en tombant, nous laisse le prix de ses sacrifices héroïques. Pendant cinq mois de privations et de souffrances, il a donné à la France le temps de se reconnaître, de faire appel à ses enfants, de trouver des armes et de former des armées, jeunes encore, mais vaillantes et résolues, auxquelles il n'a manqué, jusqu'à présent, que la solidité qu'on n'acquiert qu'à la longue. Grâce à Paris, si nous sommes des patriotes résolus, nous tenons en main tout ce qu'il faut pour le venger et nous affranchir.

« Mais, comme si la mauvaise fortune tenait à nous accabler, quelque chose de plus sinistre et de plus douloureux que la chute de Paris nous attendait.

« On a signé à notre insu, sans nous avertir, sans nous consulter, un armistice dont nous n'avons connu que tardivement la coupable légèreté, qui livre aux troupes prussiennes les départements occupés par nos soldats et qui nous impose l'obligation de rester trois semaines en repos pour réunir, dans les tristes circonstances où se trouve le pays, une Assemblée nationale.

« Nous avons demandé des explications à Paris et gardé le silence, attendant pour vous parler l'arrivée promise d'un membre du Gouvernement, auquel nous étions déterminés à remettre nos pouvoirs. Délégation du Gouvernement, nous avons voulu obéir, pour donner un gage de modération et de bonne foi, pour remplir ce devoir qui commande de ne quitter le poste qu'après en avoir été relevé enfin, pour prouver à tous, amis et dissidents, par l'exemple, que la démocratie n'est pas seulement le plus grand des partis mais le plus scrupuleux des Gouvernements.

« Cependant personne ne vient de Paris et il faut agir il faut, coûte que coûte, déjouer les perfides combinaisons des ennemis de la France.

« La Prusse compte sur l'armistice pour amollir, énerver, dissoudre nos armées la Prusse espère qu'une Assemblée réunie à la suite de revers successifs et sous l'effroyable chute de Paris, sera nécessairement tremblante et prompte à subir une paix honteuse. Il dépend de nous que ces calculs avortent et que les instruments mêmes qui ont été préparés pour tuer l'esprit de résistance le raniment et l'exaltent.

« De l'armistice faisons une école d'instruction pour nos jeunes troupes, employons ces trois semaines à préparer, avec plus d'ardeur que jamais, l'organisation de la défense, de la guerre.

« A la place de la Chambre réactionnaire et lâche que rêve l'étranger, installons une Assemblée vraiment nationale, républicaine, voulant la paix si la paix assure l'honneur, le rang et l'intégrité de notre pays, mais capable de vouloir aussi la guerre, et prête à tout, plutôt que d'aider à l'assassinat de la France.

« Français,

« Songeons à nos pères, qui nous ont légué une France compacte et indivisible ne trahissons pas notre histoire, n'aliénons pas notre domaine traditionnel aux mains des barbares. Qui donc signerait ? Ce n'est pas vous, légitimistes, qui vous battez si vaillamment sous le drapeau de la République, pour défendre le sol du vieux royaume de France ni vous, fils des bourgeois de 1789, dont l'œuvre maîtresse a été de sceller les vieilles provinces dans un pacte d'indissoluble union ce n'est pas vous, travailleurs des villes, dont l'intelligent et généreux patriotisme sait toujours représenter la France, dans sa force et 'son unité, comme l'initiatrice des peuples modernes ni vous enfin, ouvriers, propriétaires des campagnes, qui n'avez jamais marchandé votre sang pour la défense de la République, à laquelle vous devez la propriété du sol et votre titre de citoyens.

« Non, il ne se trouvera pas un Français pour signer cet acte infàme l'étranger sera déçu il faudra qu'il renonce à mutiler la France, car, tous animés du même amour pour la mère patrie, impassibles dans les revers, nous redeviendrons forts et nous chasserons l'étranger.

« Pour atteindre ce but sacré, il faut dévouer nos cœurs nos volontés, notre vie, et, sacrifice plus difficile peut-être, laisser là nos préférences.

« I faut nous serrer tous autour de la République, faire preuve surtout de sang-froid et de fermeté d'âme n'ayons ni passion ni faiblesse jurons simplement, comme des hommes libres, de défendre, envers et contre tous, la France et la République.

« Aux armes ! »

 

Il faut plaindre ceux qui ne sentiraient pas, dans ces fières paroles, palpiter l'âme même de la patrie. Sans doute Gambetta n'exprimait pas les sentiments de ceux qui, las de la lutte, n'aspiraient qu'au repos sans 'doute il n'était pas l'interprète des habiles qui ne voyaient dans la chute de Paris qu'une occasion de traiter ;' sans doute, enfin, il ne parlait pas au nom de la majorité des Français on le vit bien quelques jours après. Mais qui donc aurait pu reprendre un seul mot dans cette harangue antique, qu'animait un si pur, un si ardent patriotisme ? Cet homme de trente-deux ans, qui a fait des miracles, qui a opposé à l'ennemi des forces moins solides, moins expérimentées, mais aussi nombreuses que les siennes, et qui a vu la fortune adverse trahir tous ses efforts, tromper toutes ses espérances, perd-il courage, renonce-t-il à la lutte, si inégale qu'elle soit ? Non pas Il luttera toujours et quand même. Après la chute de Paris, comme après la trahison de Bazaine, il ne renonce pas à l'espoir d'une revanche il ne veut pas nous transmettre mutilée cette France que nos pères nous ont laissée compacte et indivisible. Ah cher grand homme, qui as ressenti plus cruellement qu'aucun de nous les blessures de la patrie et qui as exprimé si éloquemment ses douleurs, la Destinée te devait de voir rétablie dans l'intégrité, de son territoire cette France que tu as tant aimée ! Si jamais la plaie béante est cicatrisée, si jamais nos frères nous sont rendus, c'est sur ta tombe que nous irons dire « Dors en paix ton dernier sommeil, nous avons réalisé ton suprême espoir et reconquis nos chères provinces. »

Combien pâle et décolorée, après cet éloquent plaidoyer en faveur de la continuation de la lutte, paraît la réponse du Gouvernement de Paris il plaide les circonstances atténuantes, il n'a cédé qu'à la famine. Gambetta, en trois lignes de sa proclamation, lui avait rendu un hommage plus éclatant que celui qu'il se rend à lui-même Gambetta, s'il a parlé « de la coupable légèreté qui a présidé aux négociations de l'armistice, n'a pas refusé aux héroïques défenseurs de Paris la justice qui leur était due ; il n'a pas reproché au général Trochu d'avoir arrêté les Parisiens voulant marcher au secours de la Province. « M. le ministre de la Guerre, disait au contraire le Gouvernement de Paris, a arrêté le général Chanzy voulant marcher au secours de Paris, et lui a donné l'ordre de se retirer derrière la Mayenne. » Cet unique rapprochement entre les deux proclamations les juge l'une et l'autre.

 

Une autre cause de dissentiment, beaucoup moins importante, l'événement l'a prouvé, existait entre Paris et Bordeaux. Paris voulait que les électeurs pussent porter leurs sucrages sur tous les candidats. Bordeaux voulait que les anciens candidats officiels fussent exclus des listes électorales. Paris eut le malheur d'être appuyé par M. de Bismarck, qui prétendit que l'inéligibilité édictée par la Délégation de Bordeaux allait à l'encontre de l'une des clauses de l'armistice. Gambetta s'était fait illusion sur l'influence et sur la popularité des bonapartistes ; c'est à peine s'il devait entrer dans l'Assemblée nationale une douzaine de bonapartistes avérés et deux douzaines de bonapartistes honteux. Du 1er au 6 Février, dans la lutte sans grandeur qui eut lieu entre le représentant du Gouvernement de Paris et la Délégation de Bordeaux, les vraies questions, celle de la guerre ou de la paix, celle de l'armistice signé à l'insu et en dehors de Bordeaux, disparurent complètement ; on ne se demanda plus qu'une chose à savoir si les anciens bénéficiaires de l'affiche blanche seraient portés valablement sur les bulletins de vote.

Le 1er Février, après un voyage de plus de vingt-quatre heures, M. Jules Simon était arrivé à Bordeaux. Il était la preuve vivante que les souffrances du siège n'étaient pas un mythe, que Paris avait été jusqu'à son dernier morceau de pain. Dans la ville enfiévrée qu'était alors Bordeaux, M. Jules Simon ne reconnut pas la pacifique cité qui l'avait élu au Conseil général et au Corps législatif, dix-huit mois auparavant. Il ne trouva d'appui qu'auprès des réactionnaires et de M. Thiers, dont l'hôtel était devenu le centre de l'opposition à la Délégation, mais d'une opposition à coups de langue et qui fut sans influence sur l'esprit public à Bordeaux. Le jour même de l'arrivée de M. Jules Simon, le Conseil municipal et son maire, M. Fourcand, très modérés mais très républicains, se rendaient officiellement à l'hôtel Sarget, où se réunissait la Délégation, pour assurer M. Gambetta et ses collègues de leur concours sans réserve. Trouvant les quatre membres de la Délégation irréductibles et l'opinion manifestement hostile, M. Jules Simon se garda bien de ta heurter de front et d'user des pouvoirs que le Gouvernement de Paris lui avait conférés. L'appui éventuel du général Foltz, qui commandait la division, ne lui parut pas une garantie suffisante de succès. Il se contenta de faire savoir aux directeurs des journaux réactionnaires que le Gouvernement de Paris avait publié, dès le 29 Janvier, un décret électoral dont il ne leur remettait pas le texte, qu'il n'avait pas apporté il ajoutait que ce décret, contrairement à celui de la Délégation, laissait le suffrage universel libre de ses choix, et il attendit le renfort qu'il avait fait demander à Paris par M. Liouville. Le jour même où M. Liouville partait pour Paris, M. Crémieux, membre de la Délégation, s'y rendait de son côté, envoyé par ses collègues. I) rencontra MM. Arago, Pelletan et Garnier-Pagès à Vierzon, revint avec eux à Bordeaux, le 4 Février, et la situation se dénoua le lendemain, par la retraite volontaire de Gambetta. Le ministre de l'Intérieur et de la Guerre t ne se trouvant plus en communion d'idées et d'espérances avec ses collègues résigna ses pouvoirs, en invitant préfets et sous-préfets à faire procéder aux élections. Le.Moniteur du 6 Février annonçait le remplacement de Léon Gambetta par M. Emmanuel Arago, au ministère de l'Intérieur. M. Jules Simon, avec son tact habituel, s'était effacé devant la vieille notoriété républicaine d'Arago.

Les élections eurent lieu le surlendemain, 8 Février, dans toute la France et le dissentiment qui s'était élevé entre les deux fractions du Gouvernement, comme la question qui les avait divisées, furent sans la moindre influence sur leur résultat. Thiers fut élu 26 fois, Gambetta 9 fois, Trochu 8 fois, Garibaldi 3 fois. Les autres élus étaient, dans la proportion de 3 contre 1, partisans de la paix. Aux patriotes qui lui conseillaient la guerre à outrance, le suffrage universel avait répondu en acclamant la paix à outrance. Quand il connut le résultat des élections, M.' de Bismarck put fixer, avec la certitude de voir ses propositions accueillies, la somme des sacrifices à imposer à la France. Celle-ci avait donné mandat à ses représentants, mandat non pas impératif mais impérieux, de lui assurer la paix à tout prix. Il faut savoir gré à M. de Bismarck de nous avoir laissé, avec Belfort, la plus grande partie de la Lorraine et de ne pas avoir exigé une limitation de nos forces de terre et de mer ; ces abandons eussent été consentis, ces exigences eussent été subies. La seule façon d'obtenir des conditions moins meurtrières eût été d'envoyer à Bordeaux des députés disposés à continuer la guerre le pays en avait décidé autrement et, par son vote, avait d'avance ratifié toutes les concessions que feraient les négociateurs français.

Le 8 Février 420.000 Français étaient prisonniers en Allemagne, 240.000 étaient désarmés dans Paris, 90.000 étaient internés en Suisse, 1SO.000 étaient tués, blessés ou malades. Le pays électoral se trouva réduit d'autant et les votants subirent l'influence toute-puissante du seul corps dont les levées en masse n'avaient pas désorganisé les cadres, nous voulons dire l'influence du clergé. Les curés agirent sur leurs paroissiens et dictèrent leur vote. Ils furent aidés, dans cette propagande, par les membres des Conseils généraux, que la Délégation avait dissous au mois de Décembre, qui avaient dans chaque canton une clientèle toute trouvée et qui se présentèrent en grand nombre. L'action des préfets, trop éloignés et trop récemment nommés, ne put pas contre-balancer la double action du clergé et des autorités locales. Le scrutin de liste, si favorable aux grands courants d'opinion, aurait d'ailleurs emporté toutes les résistances l'opinion voulait la paix quand même. Nombre de candidats, inconnus des quatre-vingt-dix-neuf centièmes des électeurs, durent leur succès à l'inscription de leur nom sur la liste en tête de laquelle figurait M. Thiers plusieurs apprirent en même temps qu'ils étaient candidats et qu'ils étaient é)us. Dans les départements occupés par l'ennemi, la liberté des électeurs ne fut pas entravée et l'on put voter, particulièrement dans l'Est, pour les partisans de la continuation de la lutte. ; tous se trouvèrent républicains, moins un seul, M. Keller, représentant du Haut-Rhin.

Au point de vue politique, que représentaient les nouveaux députés ? Le plus grand nombre entrait pour la première fois dans le Parlement et était dépourvu de toute notoriété en dehors du département, voire de l'arrondissement ou du canton. Le remorqueur de beaucoup d'entre eux, M. Thiers, avait-depuis longtemps, on le sait, traversé la Manche ; il n'avait pas encore traversé l'Atlantique, et les députés élus avec lui pouvaient, en grande majorité, être considérés comme des monarchistes constitutionnels. Ils formèrent à l'Assemblée le groupe de beaucoup le plus nombreux, celui du Centre Droit, fort, au bas mot, de 400 membres et qui absorbait alors presque tous ceux qui devaient, quelques mois plus tard, constituer le Centre Gauche, sous la présidence de Chanzy. Le groupe le plus nombreux après le Centre Droit, était celui des républicains qui se répartissaient à peu près également entre la Gauche pure et l'Extrême-Gauche. Le troisième grand parti de l'Assemblée nationale était celui des revenants de 1814 et de 181S le clergé ayant patronné les Légitimistes, près de cent étaient entrés à la Chambre où ils apportèrent des préjugés et des passions que l'on était en droit de croire morts depuis soixante ans. Au dernier rang, par le nombre, venaient une trentaine de Bonapartistes déclarés ou expectants.

 

A peine proclamés, les députés se rendirent en foule à Bordeaux. Le 12 Février ils tinrent une séance préparatoire, sous la présidence de leur doyen d'âge, M. Benoist-d'Azy, et le 13 leur première séance publique, qui fut consacrée à la remise entre les mains du Président de l'Assemblée des pouvoirs que le Gouvernement de la Défense nationale tenait du 4 Septembre. Cette remise des pouvoirs, à la fois simple et solennelle, fut accomplie par le vice-président du Gouvernement de la Défense nationale, M. Jules Favre, qui prononça ces paroles « Je remplis un devoir qui m'est particulièrement doux, en déposant les pouvoirs du Gouvernement de la Défense nationale entre les mains des représentants du pays. Depuis que les membres du Gouvernement ont été chargés du fardeau qu'ils ont accepté, ils n'ont eu d'autre désir que de voir arriver le jour où ils pourraient se trouver en face des mandataires du Peuple. Ils y sont dans les circonstances les plus douloureuses, mais, grâce à votre patriotisme, grâce à l'ardeur de tous, nous réussirons à bander les plaies de notre chère patrie et à reconstituer son avenir. C'est à vous, Messieurs, qu'appartient cette grande œuvre. Quant à nous, nous ne sommes plus rien, si ce n'est vos justiciables, prêts à répondre de tous nos actes. En attendant, je dépose sur le bureau de l'Assemblée la déclaration suivante Les membres du Gouvernement de la Défense nationale ont l'honneur de déposer leurs pouvoirs entre les mains du Président de l'Assemblée nationale. Us resteront à leur poste, pour le maintien de l'ordre et l'exécution des lois, jusqu'à ce qu'ils en aient été régulièrement relevés. »

Ainsi se termina l'existence si agitée du Gouvernement que le 4 Septembre avait placé moins au pouvoir qu'au péril. Les partis sont si injustes, si aveuglés par la passion qu'ils ont reproché aux hommes du Quatre Septembre leur origine plutôt que leur fin et l'insurrection plutôt que la capitulation. Le 4 Septembre, la France entière fut la complice de ceux qui acceptèrent le désastreux héritage de l'Empire. Du 23 au 28 Janvier, si les négociateurs de la capitulation eurent un tort, ce fut de donner à cette capitulation une extension abusive, d'y comprendre la France entière et d'en excepter, sans rien savoir de la situation, Belfort et trois départements. Du jour où M. Jules Favre se présente à Versailles pour la première fois, MM. de Bismarck et de Moltke comprennent que l'armée du Sud sous Manteuffel et l'armée de de Werder, en combinant leurs mouvements, viendront à bout de 'l'armée de l'Est, des 130.000 hommes indisciplinés et démoralisés dont Clinchant a reçu le commandement, après la tentative de suicide de Bourbaki.

Clinchant était déjà resserré au nord et au sud par les Allemands quand on lui transmit de Bordeaux la nouvelle de l'armistice, le 29 Janvier. Pouvait-il échapper à leur atteinte ? Il est difficile de répondre après coup à une pareille question. Il faut seulement constater que quarante-huit heures après cette immobilisation de nos forces, lorsque Clinchant quitta Pontarlier et jeta son armée en Suisse, Crémer put encore ramener à Lyon un corps de 15.000 hommes. Il faut surtout rappeler que le mouvement des Allemands continua et fut accéléré, après la signature de l'armistice, à partir du 29 Janvier. Si, à ce moment, Manteuffel, de Werder et Clinchant, immobilisés par l'armistice, étaient restés sur leurs positions, l'armée française, occupant une longue et mince bande de territoire, entre les troupes allemandes à l'Ouest et la frontière suisse à l'Est, restait une force organisée de 90.000 à 100.000 hommes, peu solide il est vrai, épuisée par la marche et par les défaites, mais encore inquiétante pour l'ennemi, par son nombre, et lui retenant presque autant d'hommes qu'elle en comptait elle-même. Or c'était Ia' surtout ce que l'état-major allemand avait voulu éviter. A la façon dont les négociations avaient été engagées, le résultat était fatal. Ni le général de Beaufort-d'HautpouI, ni le général de Valdan n'en sont responsables, mais le Gouvernement de la Défense nationale et M. Jules Favre.

Pour toutes les stipulations relatives à la Province, pour la position respective des armées, la négociation entre M. de Bismarck et M. Jules Favre ressemblait à la lutte entre deux hommes dont l'un aurait eu les yeux bandés. On n'accepte pas, même quand on est vaincu, de lutter dans ces conditions. Le Gouvernement de Paris pouvait traiter pour Paris il pouvait même, puisque ses membres étaient la majorité, stipuler que des élections auraient lieu dans toute la France il n'avait pas le droit de traiter des armées de Province, en dehors des chefs de ces armées, ou au moins du ministre de la Guerre de Bordeaux. Agir ainsi qu'ils l'ont fait était plus qu'une coupable légèreté a. En arrêtant la ligne de démarcation, sans prendre l'avis des généraux français, on abandonnait à l'ennemi des départements entiers et des positions dont il ne s'était pas rendu maître. En faisant l'exception de l'armée de l'Est et de Belfort, sans prendre l'avis du ministre de la Guerre, on sacrifiait cette armée et Belfort même, que les Allemands auraient pu conserver, comme ils ont conservé Metz et Strasbourg. Ces fautes, que l'on aurait pu qualifier plus sévèrement, furent à peine relevées, dans le tumulte des événements. Lorsque les conséquences s'en firent cruellement sentir, on en fit retomber la responsabilité sur ceux qui ne les avaient pas commises et l'on oublia presque les seuls et vrais coupables.

Ce fut seulement le 1S Février qu'une convention additionnelle étendit l'armistice au Jura, au Doubs, à la Côte-d'Or et stipula les conditions de l'abandon de Belfort. L'héroïque garnison de la glorieuse cité évacua la ville le 17 et le 18 Février, sous les ordres de son commandant, le colonel Denfert-Rochereau, avec ses armes, ses bagages, et tous les honneurs de la guerre.

L'Assemblée nationale constitua son bureau définitif le 16 Février. Cette formation du bureau fut significative, comme indication des tendances politiques de l'Assemblée. Sur quatorze membres dont il se composait deux seulement furent choisis parmi les républicains, le Président, M. Grévy et un secrétaire, M. Bethmont. M. Grévy dut cette élection beaucoup moins à sa haute autorité, à sa parfaite correction constitutionnelle, à ses indiscutables qualités d'orateur qu'à son abstention au 4 Septembre et à sa retraite maussade et frondeuse pendant toute la durée de la guerre. A peine constituée l'Assemblée tint deux séances d'une extrême importance le 17 et le 19 Février. On était talonné par la date d'expiration de l'armistice et plusieurs députés auraient voulu que l'Assemblée refusât par avance son assentiment à la clause de la convention du 28 Janvier portant cession de l'Alsace Lorraine à l'Allemagne. L'urgence, demandée par M. Keller, auteur de la proposition, avait été votée et l'Assemblée semblait disposée à ajourner au lendemain l'examen par les bureaux. M. Rochefort s'éleva contre l'ajournement et fut appuyé par M. Thiers qui, en quelques paroles décisives, convainquit l'Assemblée de la nécessité d'un examen immédiat.

M. Thiers n'était pas encore au pouvoir, mais il n'était déjà plus dans l'Opposition, depuis que le suffrage universel lui avait donné plus de deux millions de voix. Sa perspective s'agrandit, sa clairvoyance augmente, il agit et parle déjà en véritable homme de Gouvernement. Il montre aussi que les noms et les réputations révolutionnaires ne l'effrayent pas Rochefort, Millière, Gambetta, nous le verrons toujours, désormais, prendre son bien où il le trouvera.

« ... Il faut agir en hommes sérieux comme des citoyens éclairés et qui savent ce qu'ils veulent... il ne faut pas que les paroles nous entraînent ; il faut que nous sachions ce que nous voulons mettre derrière nos paroles... remettre à demain serait, permettez-moi de le dire, une puérilité... Vous ne pouvez pas vous cacher derrière le Gouvernement que vous instituerez. Ayez le courage de votre opinion ou la guerre ou la paix. Tout cela est très sérieux. Pas d'enfantillage. Ne nous retranchons pas derrière un délai de vingt-quatre heures. » On remarquera avec quelle vivacité l'élu des 26 départements traitait l'Assemblée qui allait le déléguer, une heure e plus tard, au pouvoir exécutif de la République française. On constatera aussi que M. Thiers, en manifestant ainsi son opinion en faveur de la paix et en obligeant l'Assemblée à proclamer la sienne, affaiblissait d'avance les négociateurs que M. de Bismarck attendait à Versailles.

 

C'est sur la proposition de MM. Grévy, Dufaure, Rivet, Vitet et de Malleville que M. Thiers fut élevé à la suprême magistrature, par une décision presque unanime de l'Assemblée nationale. Il n'y eut pas de vote au scrutin. Le Président se contenta de consulter ses collègues par assis et levés très peu se levèrent à la contre-épreuve.

M. Thiers n'employa qu'une journée à la constitution de son Cabinet qui comprit à la Justice M. Dufaure, aux Affaires Etrangères M. Jules Favre, à l'Intérieur M. Ernest Picard, à l'Instruction Publique, aux Beaux-Arts et aux Cultes M. Jules Simon, aux Travaux Publics M. de Larcy, à l'Agriculture et au Commerce M. Lambrecht, à la Guerre le général Leflô et à la Marine l'amiral Pothuau. Les Finances, d'abord réservées à M. Buffet, furent attribuées quelques jours après à M. Pouyer-Quertier. Ce Cabinet offrait, au point de vue de la compétence, les plus sérieuses garanties. Les opinions de ses membres étaient celles du Centre Droit ou de la Gauche les légitimistes n'avaient obtenu qu'un portefeuille celui de M. de Larcy, l'ancien membre de l'Union libérale, sous l'Empire. La place faite aux anciens membres du Gouvernement de la Défense nationale indiquait quel éclectisme avait présidé aux choix de M. Thiers. MM. Jules Favre, Jules Simon et Leflô conservaient, en effet, les portefeuilles qu'ils détenaient pendant la Défense nationale ; M. Picard recevait celui qu'il avait demandé le 4 Septembre au soir et qui avait été attribué à Gambetta. Ces quatre ministres étaient républicains, mais l'un d'eux, le ministre de la Guerre, était un républicain catholique les trois autres appartenaient à cette fraction du Gouvernement de la Défense nationale qui, pendant les derniers jours, avait lutté le plus énergiquement contre les prétentions de Gambetta. Aussi étaient-ils impopulaires à Paris et dépourvus d'autorité dans leur propre parti. Les motifs qui les avaient fait choisir par M. Thiers et qui les faisaient tolérer par les monarchistes n'étaient pas de nature, tant s'en faut, à leur concilier les sympathies républicaines. De plus M. Jules Favre était sous le poids de la réprobation, justifiée ou non, qui pesait sur le signataire de la capitulation. M. Ernest Picard passait pour l'inspirateur du journal l'Électeur libre, que le Gouvernement de la Défense nationale avait dû souvent désavouer pendant le siège. M. Jules Simon, avant d'être envoyé à Bordeaux pour réduire la Délégation, était, de tous les ministres, celui qui s'était le plus énergiquement refusé à ce que l'on appelait déjà l'épuration « Surtout ne touchez à personne, telle était la conclusion de toutes ses dépêches à M. Crémieux, de toutes ses instructions à M. Silvy. Le choix d'hommes moins avancés comme opinion, mais moins mêlés aux derniers événements, eût été plus habile et, aux yeux des républicains eux-mêmes, plus significatif ; il eût surtout moins froissé les Parisiens et Paris était déjà le gros point noir dans l'horizon gouvernemental. Les autres choix ne pouvaient qu'être approuvés, même celui de M. de Larcy, du moment que M. Thiers croyait devoir faire une place aux Légitimistes et ils furent accueillis avec faveur par les groupes de Droite de l'Assemblée. Les groupes de Gauche convaincus, depuis les élections et depuis l'élévation de M. Thiers au pouvoir exécutif, que les heures de la République étaient comptées, furent confirmés dans leur réserve défiante, mais surent gré à M. Thiers d'avoir écarté de son ministère tout ce qui de près ou de loin avait touché au régime impérial. On lui passa même la nomination de M. Pouyer-Quertier dont on appréciait la bonne humeur, le savoir-faire, la science financière et qui devait son portefeuille à ses opinions protectionnistes beaucoup plus qu'à ses opinions politiques.

Le 19 Février, le Chef du pouvoir exécutif, en faisant connaître a. l'Assemblée les noms des membres de son Cabinet, esquissa, dans une communication écrite, les grandes lignes de la politique qu'il comptait suivre. Il convient de reproduire les principaux passages de cette sorte de Message, ou l'on trouve comme une ébauche de ce que l'on a appelé le Pacte de Bordeaux :

« Le pays doit être d'autant plus obéi, d'autant mieux servi, d'autant plus aimé qu'il est plus malheureux. il est malheureux sans doute, mais il reste l'un des pays les plus grands, les plus puissants de la terre, toujours ferme, fier, inépuisable en ressources, toujours héroïque surtout, témoin cette longue résistance de Paris qui demeurera l'un des monuments de la constance et de l'énergie humaines. »

Remarquons, en passant, la justice rendue pour la première fois par M. Thiers aux efforts de Paris et le silence intentionnel gardé sur les efforts de la Province qui furent pourtant, eux aussi, un monument de la constance et de l'énergie humaines, mais qui avaient, aux yeux du Chef du pouvoir exécutif et de la majorité, le tort inexcusable d'avoir été suscités et diriges par Gambetta.

M. Thiers a pris ses ministres dans tous les partis « mais unis par le patriotisme, les lumières, et la communauté des bonnes intentions ». Il justifie d'ailleurs très heureusement la diversité de leurs opinions, quand il dit : « Dans une société prospère, régulièrement constituée, cédant paisiblement, sans secousse, au progrès des esprits, chaque parti représente un système politique et les réunir tous dans une même administration ce serait, en opposant des tendances contraires qui s'annuleraient ou se combattraient, ce serait aboutir à l'inertie ou au conflit. « Ne semble-t-il pas que M. Thiers ait prévu à l'avance les inconvénients, les dangers des Cabinets dits de concentration et qui sont en réalité des Cabinets de dispersion, de division et d'impuissance ?

Si toute la politique extérieure du nouveau Gouvernement se résume dans la poursuite de la paix « une paix courageusement débattue et qui ne sera acceptée que si elle est honorable toute sa politique intérieure « la seule politique possible et même convenable en ce moment » consistera à « pacifier, à réorganiser, à relever le crédit ». Cette œuvre, M. Thiers l'entreprend « sans autre ambition que celle d'attirer sur ses derniers jours les regrets de ses concitoyens, sans même être assuré d'obtenir justice pour ses efforts ». Ce programme ne devait pas rester lettre morte. La première partie, celle qui concernait les affaires étrangères, était la plus urgente : le 19 Février, M. Thiers obtenait de l'Assemblée une suspension de ses séances et partait pour Paris où, depuis le milieu de Septembre, il n'avait paru qu'un instant et incognito, pour la plus grande partie de la population, à la fin du mois d'Octobre.

 

L'Assemblée nationale, très jalouse de sa souveraineté, avait désigné une Commission de quinze membres pour assister et, au besoin, pour contrôler les négociateurs, le ministre des Affaires Etrangères et le Chef du pouvoir exécutif. Celui-ci se rendit seul à Versailles, le 21 Février, et commença, dans cette première entrevue, par faire proroger l'armistice jusqu'au 26 Février. Depuis le 18 Février, les Allemands, en prévision d'une reprise des hostilités, avaient tourné vers Paris les canons du Mont-Valérien et des forts. La prorogation de l'armistice ne laissait à M. Thiers et à la France qu'une marge de cinq jours pour accepter ou repousser les préliminaires de paix. M. de Bismarck, dans la première réunion, avait demandé toute l'Alsace y compris Belfort, Metz et Thionville avec la plus grande partie du département de la Moselle et une indemnité de 6 milliards. Nous avons dit que la Commission, qui s'attendait à pis, n'avait pas trouvé ces conditions exorbitantes.

M. Thiers, dans son second voyage à Versailles, le 22 Février, n'obtint aucune concession du Chancelier. Dans le troisième et le quatrièmes voyages qu'il fit avec M. Jules Favre, le 23 et le 24, il fit réduire l'indemnité d'un milliard et consentit, contre la cession de Belfort, à l'entrée de l'armée allemande dans Paris. Le 25 M. de Bismarck jouait une de ces comédies où il excelle et répondait aux plaintes, aux supplications de M. Thiers, par un véhément discours en allemand. Le 26 enfin, l'armistice était prorogé jusqu'au 12 Mars, le traité des préliminaires était signé et l'on convenait que les négociations pour la paix définitive se poursuivraient sur terre neutre, à Bruxelles.

Cette laborieuse, cette douloureuse négociation, à laquelle M. Jules Favre prit part depuis le 23 Février, a été racontée par lui avec un relief si saisissant qu'il faut lui emprunter le récit qu'il en a fait dans son bel ouvrage sur le Gouvernement de la Défense nationale. Personne n'a rendu une plus entière justice à M. Thiers, à ses efforts en face de l'étranger comme en face des partis, que les deux ministres républicains qu'il avait associés à son œuvre, M. Jules Favre et M. Jules Simon, qu'il a toujours traités en amis très chers, avec une sorte de respect affectueux pour le premier et d'admiration familière pour le second. M. Thiers, homme d'Etat, revit tout entier dans le Gouvernement de M. Thiers, de M. Jules Simon. M. Jules Favre va nous faire connaître M. Thiers diplomate :

« Je le vois encore pâte, agité, s'asseyant et se levant tour à tour, j'entends sa voix brisée par le chagrin, ses paroles entrecoupées, ses accents à la fois suppliants et fiers, et je ne sais rien de plus grand que la passion sublime de ce noble cœur, éclatant en plaintes, en menaces, en prières.

« Quand il eut fait valoir, avec son inimitable éloquence, l'énormité de nos sacrifices, la rigueur inouïe qui nous imposait, outre la mutilation de notre territoire, une écrasante rançon, les liens antiques qui nous rattachaient à une ville qui n'avait jamais appartenu à l'Allemagne et qui n'avait rien de germanique, voyant l'inflexibilité de son interlocuteur il s'écria : — « Eh bien, qu'il en soit comme vous le voulez, Monsieur le comte, ces négociations ne sont qu'une feinte. Nous avons l'air de délibérer. Nous devons passer sous votre joug. Nous vous demandons une cité absolument française, vous nous la refusez ; c'est avouer que vous avez résolu contre nous une guerre d'extermination faites-la. Ravagez nos provinces, brûlez nos maisons, égorgez les habitants inoffensifs ; en un mot achevez votre œuvre. Nous vous combattrons jusqu'au dernier souffle. Nous pourrons succomber, au moins nous ne serons pas déshonorés ! »

« M. de Bismarck parut troublé. L'émotion de M. Thiers l'avait gagné. Il lui répondit qu'il comprenait ce qu'il devait souffrir et qu'il serait heureux de pouvoir lui faire une concession. « Mais, ajouta-t-il, il serait mal à moi de vous promettre ce que je ne peux vous accorder. Le roi m'a commandé de maintenir nos conditions ; lui seul a le droit de les modifier. Je dois prendre ses ordres. Il importe toutefois que je confère avec M. de Moltke. Si j'ai son consentement, je serai plus fort. » Il sortit.

« Il était de retour au bout d'un quart d'heure. Le roi était à la promenade et ne devait rentrer que pour diner. M. de Moltke était également absent. On ne peut se figurer notre anxiété. Elle fut à son comble lorsque, une demi-heure après environ, M. de Moltke fut annoncé. Nous ne le vîmes point. M. de Bismarck s'enferma avec lui.

« Je ne crois pas que jamais accusé ait attendu son verdict dans une plus fiévreuse angoisse. Immobiles et muets nous suivions d'un œil consterné l'aiguille de la pendule qui allait marquer l'heure de notre arrêt. La porte s'ouvrit enfin et, debout sur le seuil, M. de Bismarck nous dit : « J'ai dû, suivant la volonté du roi, exiger l'entrée de nos troupes à Paris. Vous m'avez exposé vos répugnances et vos craintes et demandé avec instance l'abandon de cette clause. Nous y renonçons si, de votre côté, vous nous laissez Belfort. »

« — Rien, répondit M. Thiers, n'égalera la douleur de Paris, ouvrant les portes de ses murailles intactes à l'ennemi « qui n'a pu les forcer. C'est pourquoi nous vous avons conjuré, nous vous conjurons encore de ne pas lui infliger cette humiliation imméritée. Néanmoins, il est prêt à boire le calice jusqu'à la lie, pour conserver à la patrie un coin de son sol et une cité héroïque. Nous vous remercions, monsieur le comte, de lui fournir l'occasion d'ennoblir son sacrifice. Son deuil sera la rançon de Belfort que nous persistons plus que jamais réclamer. » — « Réfléchissez, nous dit M. de Bismarck, peut-être regretterez-vous d'avoir rejeté cette proposition. » — « Nous manquerions à notre devoir en l'acceptant, répliqua M. Thiers. » La porte se referma et les deux hommes d'Etat prussiens reprirent leur conférence. »

« Elle nous parut durer un siècle. Après le départ de M. de Moltke, le Chancelier nous fit connaître qu'il n'y avait plus que le roi à convaincre. Il dut, malgré notre impatience, attendre que le monarque eût achevé son repas ; vers six heures et demie, il se rendit auprès de lui. A huit heures M. Thiers recueillait le fruit de son vaillant effort. Il avait rendu Belfort à la France. »

Nous avons tenu à reproduire ces belles pages. Elles nous font bien connaître le principal négociateur français et elles nous présentent les deux hommes d'Etat prussiens sous un jour nouveau. Nous y voyons, spectacle inattendu, un Bismarck presque attendri et un de Moltke presque sentimental qui préfèrent un honneur, l'entrée de leurs troupes à Paris, à la possession d'une ville française et qui réussissent à faire partager cette manière de voir à leur maître. Nous constatons aussi que M. Thiers n'a obtenu les très minces concessions qu'on lui a faites, qu'en menaçant de lutter jusqu'au dernier souffle, lui que l'on savait un partisan détermine de la paix, et nous répétons qu'une Chambre moins pacifique et des négociateurs animés du même esprit que Gambetta auraient vraisemblablement obtenu des conditions moins dures.

 

Les préliminaires signés, l'armistice prolongé jusqu'au 12 Mars, M. Thiers revient précipitamment à Paris et dès le lendemain, le 27 Février, il repart pour Bordeaux. L'armée allemande devait, en effet, entrer dans Paris le 1er Mars et son séjour s'y prolongerait jusqu'à l'approbation des préliminaires par l'Assemblée nationale.

Bordeaux, avec ses immenses avenues, l'Intendance, le Chapeau-Rouge, les allées de Tourny couvertes de monde, avec ses cafés regorgeant de consommateurs, avec ses conciliabules en plein vent, avec le perpétuel mouvement qui se faisait autour de la Préfecture, siège du Gouvernement, et du Grand-Théâtre, siège de l'Assemblée, n'était pas le milieu tranquille qui convenait à de graves délibérations. Les députés de Paris et parmi eux quelques-uns des futurs instigateurs de la Commune, y étaient arrivés un à un, au fur et à mesure que s'achevait l'interminable recensement des votes parisiens et avaient fait retentir tous les lieux publics de leurs attaques passionnées, de leurs déclamations furieuses contre les membres du Gouvernement de la Défense nationale et contre les députés monarchistes et ruraux. Ceux-ci ne pouvaient parvenir au Grand-Théâtre qu'en traversant avec peine une foule notoirement hostile, contre les insultes de laquelle leur obscurité même les protégeait, mais où ils entendaient échanger les propos les plus malveillants, où ils assistaient aux ovations bruyantes que l'on prodiguait à Garibaldi, à Rochefort, à tous les représentants révolutionnaires de Paris. De la place du Théâtre ils pénétraient dans une salle éclairée, à midi, comme pour les représentions du soir, dont les loges regorgeaient d'assistants, aussi mal disposés pour eux que ceux de la rue et des places publiques. Les impressions qu'éprouvèrent, dans ce milieu bruyant et malveillant, les membres de la majorité, ne furent pas sans influence sur leurs résolutions ultérieures et c'est à ce titre que nous les avons notées.

C'est le 28 Février que M. Thiers présentait à l'Assemblée le traité des préliminaires. Il en lut lui-même à la tribune le préambule qui était ainsi libellé L'Assemblée nationale, subissant les conséquences de faits dont elle n'est pas l'auteur, approuve les préliminaires de paix. Les autres articles furent communiqués aux représentants par M. Barthélemy-Saint-Hilaire. Leur très prompte adoption s'imposait, puisque l'échange des ratifications devait être le signal du retour de nos prisonniers et de l'évacuation d'une grande partie de notre territoire, Paris compris. Aussi le Gouvernement concluait-il à l'urgence. M. Tolain, député de Paris, combattit l'urgence, les propositions étant selon lui honteuses et inacceptables. Cette appréciation ramena M. Thiers à la tribune. « La honte, s'écria-t-il, sera pour ceux qui à tous les degrés, à toutes les époques auront contribué aux fautes qui ont amené cette situation. » MM. Schœlcher, Gambetta insistent pour que la réunion des bureaux soit au moins ajournée au lendemain. Le Chef du pouvoir exécutif, qui sait qu'un ajournement de vingt-quatre heures peut amener une catastrophe, remonte à la tribune et adjure l'Assemblée de repousser toute remise. « Respectez, non pas moi, si personne ne respecte plus rien, mais respectez mon silence. J'ai quitté Paris hier soir et, quand je parle ainsi, je désire être compris sans rien ajouter davantage. L'Assemblée le comprit, elle se réunit immédiatement dans ses bureaux et le lendemain M. Victor Lefranc proposait, au nom de la Commission chargée d'étudier le projet de loi, son adoption pure et simple.

La séance du 1er Mars fut une séance historique, comme l'avait été celle du 17 Février. Toute notre histoire intérieure et extérieure, depuis vingt-cinq ans, découle, en effet, de ces trois événements mémorables l'élévation de M. Thiers au pouvoir, le vote de déchéance et l'adoption du projet de loi relatif aux préliminaires de paix.

La déchéance fut prononcée fortuitement. Un député de la Moselle, M. Bamberger, qui combattait le projet de préliminaires, venait de déclarer qu'un seul homme, Napoléon III, aurait dû signer un pareil traité. « Napoléon III, s'écrièrent quelques députés de la Corse, n'aurait jamais signé un traité honteux. » M. Jules Simon ayant défié M. Conti de monter à la tribune pour défendre Napoléon III, l'ancien chef du Cabinet de l'Empereur répondit à cet appel et présenta une apologie de l'Empire, accueillie par de telles protestations, que la séance dut être suspendue. A la reprise, M. Target, député du Calvados, au nom de vingt-cinq de ses collègues, lut une motion d'ordre ainsi conçue :

« L'Assemblée nationale clôt l'incident et, dans les circonstances douloureuses que traverse la patrie, en face de protestations et de réserves inattendues, confirme la déchéance de Napoléon III et de sa dynastie, déjà prononcée par le suffrage universel et le déclare responsable de la ruine, de l'invasion et du démembrement du territoire. »

M. Gavini ayant affirmé que l'Empire, fondé par quatre plébiscites, ne pouvait être renversé que par un autre plébiscite, M. Thiers appuya, en ces termes, la motion de M. Target :

« Messieurs : Je vous ai proposé une politique de conciliation et de paix et j'espérais que tout le monde comprendrait la réserve et le silence dans lesquels nous nous renfermons à l'égard du passé. Mais lorsque ce passé se dresse devant le pays. (Vive adhésion. — Bravos et applaudissements.)

« M. Conti. — Je demande la parole.

« M. Thiers. — Lorsque ce passé semble se jouer de nos malheurs dont il est l'auteur (Oui, oui ! nouveaux bravos), le jour où ce passé se dresse devant nous, quand nous voudrions l'oublier, lorsque nous courbons la tête sous ses fautes, permettez-moi de le dire, sous ses crimes (Oui, oui, c'est vrai !). Savez-vous ce que disent en Europe les princes que vous représentez, je l'ai entendu de la bouche des souverains, ils disent que ce n'est pas eux qui sont coupables de la guerre que c'est la France ils disent que c'est nous. Eh bien, je leur donne un démenti, à la face de l'Europe. (Applaudissements.) Non, la France n'a pas voulu la guerre. (Non, non !) C'est vous, vous qui protestez c'est vous qui l'avez voulue. (Oui, oui !)

« — Vous avez méconnu la vérité. Elle se dresse aujourd'hui devant vous et c'est une punition du ciel, de vous voir ici obligés de subir le jugement de la nation qui sera le jugement de la postérité. (Oui, oui, vifs applaudissements.) Vous venez soutenir ici l'innocence du maître que vous serviez. Je respecte toujours toutes les douleurs. Ce n'est pas l'individu que j'attaque.

« M. Conti. — Il n'y parait guère.

« M. Thiers. — Mais vous voulez soutenir ici l'innocence du maître que vous avez servi. Si l'Assemblée écoute mon conseil, elle vous laissera la parole. Eh bien, venez parler des services rendus à la France par l'Empire il en est beaucoup de nous ici qui vous répondront à l'instant même. (C'est vrai ! Très bien !)

« Si l'Assemblée veut clore l'incident, ce sera plus sage et plus digne (Assentiment), mais si elle ne veut pas clore l'incident, je la supplie de laisser parler à cette tribune les représentants de l'Empire.

« Je n'ajouterai plus qu'un mot. Quant au droit national, vous dites que nous ne sommes pas une Constituante. Mais il y a une chose qui ne fait pas question c'est que nous sommes souverains. (Oui, oui, souverains !) Savez-vous pourquoi ? C'est que depuis vingt ans c'est la première fois que les élections ont été parfaitement libres (Acclamations) et que le pays a pu dire librement sa volonté. (Réclamations de MM. Conti et Gavini.)

« M. Ducuing, s'adressant à MM. Conti et Gavini : La preuve, c'est que vous avez été nommés.

« M. Thiers. — La clôture de l'incident, c'est ce qui serait le plus digne. (Oui, oui.) Mais si la clôture ne prévalait pas, écoutez alors ceux qui voudraient venir se justifier nous leur répondrons. Pour moi, je demande la clôture de l'incident. » (Vive adhésion. Très bien. L'ordre du jour.)

 

La clôture fut, en effet, prononcée et la motion Target adoptée par assis et levé, à l'unanimité des membres présents, moins six. Ce résultat, si aisément obtenu, montre combien les craintes de Gambetta étaient chimériques. L'inéligibilité, à laquelle il attachait tant d'importance, n'en avait réellement aucune. Si elle avait été édictée, les six bonapartistes qui votèrent contre la déchéance et deux ou trois anciens ministres, comme MM. Buffet, Daru et Brame, auraient été écartés de l'Assemble nationale mais ni sa majorité ni son esprit n'auraient été changés pour si peu et le vote même de la déchéance aurait eu moins de valeur, parce que la liberté des électeurs du 8 Février eût été à bon droit suspectée.

Le vote de déchéance fut la seule condamnation officielle et, si l'on peut dire, constitutionnelle de l'Empire. D'ailleurs cette condamnation avait été prononcée des le 8 Février avec une éloquence et une justice indéniables. A combien de voix se réduisaient alors les 7.800.000 oui du plébiscite ?

La question intérieure tranchée, on se trouvait en présence de la douloureuse question des préliminaires de paix. A cette époque, dans cette Assemblée souveraine qui comptait 20 ou 30 des premiers orateurs de la France, tous ses hommes d'Etat et 400 hommes d'affaires, on ne consacrait pas, comme aujourd'hui, deux ou trois séances à la discussion d'une interpellation sur un fait d'importance très relative ; la même séance voyait poser et résoudre les questions les plus graves, celles dont dépendait l'avenir même du pays. Combattu déjà par Edgar Quinet et par M. Bamberger, le projet de loi le fut encore par Victor Hugo, par M. Tachard, député du Haut-Rhin, par MM. Louis Blanc, Jean Brunet, Minière et Keller ; il ne fut appuyé que par MM. Vacherot et Changarnier. Ce dernier prononça quelques sages paroles de résignation patriotique, qui ne pouvaient faire prévoir combien ses interventions ultérieures, dans les débats ou les travaux de l'Assemblée, devaient être passionnées ou ridicules d'exagération. M. Buffet déclara qu'il s'abstiendrait comme Vosgien, mais engagea ses amis politiques à voter le projet. M. Thiers prit la parole à deux reprises, après M. Buffet et après M. Keller, et son intervention fut décisive. Il affirma sa conviction absolue de l'impossibilité de continuer heureusement la lutte. Il déclara qu'il s'était imposé, en signant, une des plus cruelles douleurs de sa vie et l'émotion visible qu'il éprouvait l'obligeait à interrompre son discours, pendant que l'Assemblée éclatait en applaudissements. Il supplia tout le monde d'avoir le courage de son malheur, de ne consulter que sa conscience et son cœur, sans faux patriotisme et sans faiblesse, Il adjura les représentants de la France d'avoir enfin du bon sens et de ne plus se payer de mots. Il montra enfin qu'avec une organisation militaire brisée, il était impossible de résister à une armée régulière de S00.000 hommes, enivrée de ses victoires.

Le projet de loi fut adopté par 543 voix contre 107 et une centaine d'abstentions. Ce vote entraîna la démission des députés de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin. Il y eut comme un serrement de cœur, dans toute l'Assemblée, quand M. Grosjean, député de la Moselle, vint lire cette démission à la tribune.

« Les représentants de l'Alsace et de la Lorraine ont déposé, avant toute négociation de paix, sur le bureau de l'Assemblée nationale, une déclaration affirmant de la manière la plus formelle, au nom de ces provinces, leur volonté et leur droit de rester françaises.

« Livrés, au mépris de toute justice et par un odieux abus de la force, à la domination de l'étranger, nous avons un dernier devoir à remplir.

« Nous déclarons, encore une fois, nul et non avenu un pacte qui dispose de nous sans notre consentement. La revendication de nos droits reste à jamais ouverte, à tous et à chacun, dans la forme et dans la mesure que notre conscience nous dictera.

« Au moment de quitter cette enceinte, où notre dignité ne nous permet plus de siéger, et malgré l'amertume de notre douleur, la pensée suprême que nous trouvons au fond de nos cœurs est une pensée de reconnaissance pour ceux qui, pendant six mois, n'ont pas cessé de nous défendre et d'inaltérable attachement à la patrie dont nous sommes violemment arrachés.

« Nous vous suivrons de nos vœux et nous attendrons, avec une confiance entière dans l'avenir, que la France régénérée reprenne le cours de sa grande destinée.

« Vos frères d'Alsace-Lorraine, séparés en ce moment de la famille commune, conserveront à la France, absente de leurs foyers, une affection fidèle, jusqu'au jour où elle viendra y reprendre sa place. »

Depuis huit ou dix ans le doux parler de la France ne résonne plus sur les lèvres de nos frères d'Alsace-Lorraine ; mais notre souvenir est resté vivant dans leurs cœurs fidèles. Pensons toujours, comme le recommandait Gambetta, à cette place, la nôtre, qui est restée vide à leurs foyers les Allemands, qui ont occupé tout le reste, n'ont pu s'y établir. D'autres démissions, inégalement regrettables, précédèrent ou suivirent celle des Alsaciens-Lorrains. Quand l'Italie officielle nous soutenait seulement de ses vœux, Garibaldi nous avait apporté le secours de son épée, de son immense popularité, de sa gloire. La France l'avait remercié par une triple élection. Etranger et à ce titre inéligible, Garibaldi avait envoyé sa démission au Président de l'Assemblée. Peu au courant des usages parlementaires, il avait voulu adresser un dernier adieu à notre pays et peut-être faire des vœux pour la République, après sa démission remise et après la séance levée. Le formalisme intolérant de la majorité ne lui permit pas de se faire entendre.

Son départ amena celui de Victor Hugo et c'était, pour parler comme Louis Blanc, un malheur ajouté à tant d'autres que cette voix puissante fût étouffée, au moment où elle proclamait la reconnaissance de la patrie pour d'éminents services. Ce sentiment aurait dû être partagé « par tous ceux qui chérissent ou révèrent le génie combattant pour la liberté. » Rochefort, Ranc, Tridon, Benoit-Malon, qui fit suivre son nom de ces mots « de l'Internationale », Félix Pyat, Ledru-Rollin se retirèrent le 2 Mars. Ils affaiblirent le parti républicain par leur retraite et, de retour à Paris, ils contribuèrent à agrandir le fossé qui se creusait de plus en plus entre la Capitale et la Province.

 

C'est la question de Paris, si menaçante, si grosse d'inconnu et de redoutables surprises, que M. Thiers fut amené à traiter le 10 Mars, dans un discours qui est peut-être le plus remarquable de tous ceux qu'il a prononcés durant une carrière parlementaire de quarante années, qui est certainement l'un des plus importants, puisque le programme de la politique gouvernementale y fut formulé en traits d'une netteté parfaite et le Pacte de Bordeaux conclu.

Le Pacte de Bordeaux, c'est la neutralité gouvernementale entre tous les partis, promise par M. Thiers et consentie par tous les monarchistes ; c'est, en même temps, l'assurance donnée aux républicains que l'institution républicaine ne court aucun risque et que la République, si les républicains veulent bien rassurer le pays, s'ils veulent être sages, profitera également de leur sagesse et des efforts du Gouvernement pour pacifier et réorganiser la France. A maintes reprises, M. Thiers déclare que son devoir c'est la loyauté envers tous les partis, que ce qu'il leur doit à tous c'est de n'en tromper aucun, c'est de ne pas proposer une solution exclusive qui désolerait les autres partis. Agir ainsi serait de sa part une sorte de trahison. « Je vous en donne, dit-il, la parole d'un honnête homme aucune des questions réservées n'aura été résolue, aucune solution n'aura été altérée par une infidélité de notre part. »

Quant à son programme de politique générale, le Chef du pouvoir exécutif le faisait tenir dans un seul mot la réorganisation du pays. Reprenant une comparaison très heureuse, il ne voulait que ranimer un peu, que remettre sur pieds le malade qui lui avait été confié tout sanglant et couvert de blessures.

Pour présider à cette réorganisation, pour achever. la guérison « du noble blessé », il fallait faire cesser la dualité gouvernementale. Il y avait, en effet, deux Gouvernements, comme pendant la Défense nationale, l'un à Bordeaux, l'autre à Paris. Le ministre des Affaires Etrangères était à Paris, pour se trouver à proximité des Allemands, avec lesquels il fallait négocier chaque jour, souvent plusieurs fois par jour. Le ministre des Finances était à Paris, parce que Paris est l'un des plus grands marchés financiers du monde. Le ministre de l'Intérieur était à Paris, parce que Paris, à lui seul, lui donnait plus de travail et d'inquiétude que tout le reste de la France. M. Thiers attribuait le ralentissement de l'action gouvernementale, du 1er au 10 Mars, à son éloignement et à celui des autres ministres. Tout en reconnaissant que « ce grand Paris a fait des fautes il lui gardait une prédilection invincible. Plus équitable qu'au mois d'Octobre, où il avait plutôt découragé la Défense nationale, il savait gré à l'héroïque cité d'avoir, par sa vaillante résistance, relevé la France aux yeux du monde entier et surtout il sentait bien que de là seulement on pouvait diriger le pays. Il n'a aucune illusion ; il reconnaît la nécessité de faire arriver à Paris des forces imposantes contre les hommes pervers qui méditent la guerre civile ; cette guerre il la prévoit presque et, malgré tout, il ose conclure au retour, sinon à Paris ; au moins dans un lieu aussi rapproché que possible de Paris. Ni Bourges, ni Orléans, ni même Fontainebleau ne répondent aux nécessités de la situation, étant trop éloignées de Paris ; mais Versailles offre des garanties et c'est à Versailles qu'il propose à l'Assemblée de se réunir.

« Fontainebleau, dit très bien M. Jules Simon, n'était qu'une sottise Bourges aurait été un attentat Versailles était un expédient il l'emporta, » Après qu'un amendement en faveur de Paris, que Louis Blanc avait proposé, eut été rejeté par 427 voix contre 1S4, un amendement en faveur de Versailles fut adopté par 461 voix contre 104. Un membre de la Droite, M. Baragnon, pour préjuger la question de la future Capitale de la France, voulait que l'on transportât à Versailles les grandes administrations de la Guerre et de l'Intérieur et la direction des Postes et Télégraphes M. Thiers fit échouer cette proposition. Le lendemain, 11 Mars, l'Assemblée nationale tenait à Bordeaux sa dernière séance elle ne devait plus se réunir, à Versailles, que le lundi 20 Mars.

La première période de l'histoire de l'Assemblée nationale venait de se terminer. Ses actes à Bordeaux ne méritent pas les jugements sévères que ses actes ultérieurs ont fait porter sur elle. Elle fut inexpérimentée, passionnée, violente et surtout provinciale ; mais elle se montra patriote et, dans les grandes circonstances, elle sut prendre vite de courageuses résolutions elle fut docile à la voix, aux conseils des hommes d'élite qu'elle comptait dans son sein en si grand nombre elle sut résister aux inspirations de l'esprit de parti, le 17 Février, et surtout elle prononça contre l'Empire, le 1er Mars, une condamnation que la France devait ratifier dix fois, vingt fois, dans toutes les consultations électorales.

Il faut, avant d'entreprendre l'histoire de Paris, du 28 Janvier au 18 Mars, expliquer l'épithète de provinciale dont nous avons qualifié l'Assemblée nationale. L'incompatibilité d'humeur était absolue entre la majorité de l'Assemblée et Paris. Les avocats, les avoués, les propriétaires et les rentiers, toutes les célébrités d'arrondissement que le 8 Février avait envoyées à Bordeaux, éprouvaient comme un vague effroi au seul nom de Paris. On lui reprochait son humeur changeante, son esprit révolutionnaire, ses engouements politiques, littéraires, artistiques ou sociaux. On ne faisait aucune distinction entre les exaltés et les modérés, entre les excentriques et les sages. Ce n'était pas seulement pour les étrangers que Paris était la moderne Babylone beaucoup de Français le jugeaient ainsi et, plus logiques que les étrangers, ils évitaient tout contact avec la séduisante et attirante cité. Dans aucune des Assemblées françaises, depuis un siècle, on 'n'a compté ni autant d'inconnus, ni autant de députés n'ayant jamais mis les pieds à Paris, que dans l'Assemblée nationale de 1871. A des hommes aussi prévenus, il était impossible de faire comprendre que tout Gouvernement est impossible sans Paris, contre Paris ou hors de Paris : il était plus impossible encore de leur faire admettre que les Parisiens, ayant plus souffert que les autres Français, ayant payé une contribution plus lourde, après s'être aussi bien battus, avaient peut-être droit à quelques égards. Paris avait voté non au plébiscite ; Paris, par le suffrage de tous ses députés, s'était prononcé contre la guerre cette guerre qu'il ne voulait pas, il en avait subi toutes les horreurs, il avait vu l'ennemi fouler ses avenues et ses places, il était encore sous la menace des batteries allemandes et il n'obtenait, comme récompense de son héroïsme, comme compensation de ses sacrifices, que des marques de défiance et d'hostilité. Les ruraux qui avaient voté om au plébiscite, qui avaient envoyé au Corps législatif des approbateurs de la guerre et des partisans de l'Empire, le traitaient plus rigoureusement que n'avait fait l'Empire. Comme don de joyeux avènement, ils le décapitalisaient. C'est donc l'esprit provincial qui animait la majorité de l'Assemblée nationale, c'est cet esprit qui inspirait M. Baragnon, quand il voulait que l'on transportât, sans désemparer, les principaux services publics à Versailles ; c'est lui qui devait se manifester plus tard par des projets de loi décentralisateurs ; c'est lui enfin qui créait entre le Paris, nous ne dirons pas révolutionnaire, mais simplement libéral et les représentants de la France, un formidable malentendu, où la guerre civile était en germe.

Le 12 ou le 13 Mars, la veille ou l'avant-veille du jour où tous deux devaient quitter Bordeaux, le général Trochu se présenta chez le Chef du pouvoir exécutif et lui dit : « Monsieur le Président, j'ai voté pour le départ de l'Assemblée, parce que, Chef de l'Etat et responsable, vous avez déclaré que vous ne pouviez gouverner à Bordeaux. Mais ne croyez pas que vous allez gouverner à Versailles ou à Paris vous allez à la guerre civile. Ayant étudié l'itinéraire de Bordeaux à Versailles, je vous en prie, étudiez l'itinéraire de Versailles à Bordeaux, » M. Thiers interrompit son interlocuteur et lui dit : « Oh ! général, vous n'êtes pas dans le vrai ; au moment même où je vous parle, nous sommes en négociations avec les insurgés de Montmartre qui vont nous livrer leurs canons de bonne grâce. Monsieur le Président, répliqua le général, ce n'est pas à moi qu'on peut faire accepter cette espérance, je connais trop bien Paris et je sais ce que j'y ai laissé comme esprit public, comme garde nationale, et je sais dans quel état sont les troupes. Il y a là des masses qui vivent sur le fusil depuis cinq mois, qui ont tout à fait déserté le travail. Si vous comptez en être le maître sans combat, vous vous trompez absolument et vos troupes ne sont pas prêtes pour le combat dans Paris. »

Il est regrettable que li. Thiers n'ait pas tenu compte, dans ses résolutions du 17 Mars, des indications du général Trochu. L'ancien Gouverneur de Paris était mieux à même que personne de le renseigner sur l'esprit public, sur celui de la population civile et sur celui de l'armée. Mieux que personne le général savait et disait qu'il y a des moments de péril, d'angoisse publique, où les troupes, profondément atteintes dans leur moral, ne tiennent jamais. M. Thiers ne devait l'apprendre qu'à l'expérience, et quelle expérience

 

Le 26 Janvier à minuit, Paris avait le douloureux privilège de tirer le dernier coup de canon du premier siège et un silence de mort succédait brusquement à l'effroyable canonnade. L'armistice entrait en vigueur quarante-huit heures après et le 29 Janvier, dans l'après-midi, les Allemands prenaient possession des forts dont l'évacuation fut si rapide que l'ennemi trouva dans quelques-uns d'entre eux, et en particulier dans celui de Vanves, de nombreux tonneaux de lard. L'inaction ayant succédé aux occupations du siège, une foule considérable s'était transportée sur les talus des fortifications, pour assistera à la prise de possession. De cet observatoire, les gens clairvoyants purent constater quelques-unes des causes de nos échecs l'ordre, la rapidité avec lesquels les Allemands s'installèrent, la facilité avec laquelle s'opéra, sans confusion et sans bruit, la substitution d'une armée à l'autre.

Paris n'offrit pas, dans les journées qui suivirent immédiatement le siège, l'aspect désolé d'une ville vaincue et obligée, après une glorieuse résistance, d'accepter les conditions de l'ennemi. Les femmes, les enfants, les vieillards, tous ceux que le bombardement avait retenus dans leurs maisons en sortirent comme après une délivrance et se répandirent sur la voie publique, déjà encombrée par l'armée régulière qui venait d'être désarmée et par les gardes nationaux tout fiers d'avoir conservé leurs armes. Les membres du Gouvernement de la Défense nationale qui étaient restés à Paris, le Préfet de la Seine exerçant les fonctions de Maire, M. Jules Ferry, le Préfet de police, M. Cresson, et les maires élus des municipalités, s'ils ne purent empêcher, à deux ou trois reprises, le pillage des halles centrales, réussirent du moins à maintenir un ordre relatif et la promptitude du ravitaillement les aida dans cette tâche. Le Gouvernement, par prudence plutôt que par nécessité, avait cru devoir continuer le rationnement les vivres conservés étaient comme sortis de terre, à la nouvelle de l'armistice.

L'approche des élections tenait d'ailleurs tout le monde en haleine et c'est dans les réunions publiques que les violences révolutionnaires, les attaques contre les « capitulards » et aussi les propositions les plus folles se donnaient libre carrière. La note dominante de la polémique électorale fut la critique sans justice et sans mesure des actes du Gouvernement. S'élever contre la Défense nationale, la rendre responsable de tout, cela dispensait de toute profession de foi et les hommes les plus modérés étaient les complices de cette criante injustice. Le Comité libéral que présidait M. Dufaure ne mit sur sa liste aucun des membres du Gouvernement, sous prétexte, disait-il, « de ne pas affaiblir leur autorité, » et le plus illustre de ces membres, Jules Favre, ne fut élu que le trente-quatrième sur 44, avec 82.000 voix. M. Thiers arrivait le vingtième avec 103.000 voix, bien après Delescluze qui en réunissait 154.000, après Rochefort, élu le troisième, avec 166.000 voix. Louis Blanc et Victor Hugo étaient les deux premiers élus de Paris, avec plus de 200.000 voix. En dehors de la condamnation portée contre le Gouvernement, qui était la note dominante, il était difficile de reconnaitre aux élections parisiennes une signification précise. Les noms des hommes les plus modérés comme Thiers, Léon Say, Pothuau, Saisset, Frébault, Sauvage s'y rencontraient près de ceux des révolutionnaires les plus ardents comme Félix Pyat, Millière, Gambon, Benoit-Malon et Cournet. On y vit jusqu'à des catholiques exaltés comme Jean Brunet, à côté d'athées comme Garibaldi. Gambetta y figurait naturellement. Son dissentiment avec le Gouvernement de Paris avait plus fait certainement pour son élection que son patriotisme, ses grandes qualités oratoires et les immenses services qu'il venait de rendre. Après les élus arrivaient, avec une cinquantaine de mille voix, tous les futurs membres de la Commune.

Paris ne connut qu'assez tard, les noms de ses représentants à l'Assemblée nationale, à la suite d'un dépouillement très laborieux quand il put comparer ses choix à ceux de la Province, il éprouva une véritable stupeur et il eut la conviction que la Monarchie allait être rétablie par l'Assemblée de Bordeaux. De cette conviction à une organisation révolutionnaire, capable de sauvegarder la République menacée, il n'y avait qu'un pas à franchir il fut franchi d'autant plus aisément que les agitateurs et les meneurs, dans la situation que la fin du siège avait faite à Paris, eurent beau jeu.

On a estimé à 60.000 les personnes qui avaient été retenues à Paris, par leurs fonctions ou par leur devoir, et qui s'empressèrent d'en sortir dès que les portes furent ouvertes. Ces 60.000 personnes appartenaient naturellement à la portion aisée de la population, au parti de l'ordre et à ce que l'on appelait « les bons bataillons de la garde nationale », à ceux des quartiers du centre. Les industriels, les commerçants et les petits propriétaires de Paris sont du côté de l'ordre, quand l'atelier fonctionne, quand le magasin est ouvert et quand les loyers sont payés. Si l'industrie chôme, faute de matière première, si la boutique reste fermée, faute d'acheteurs et si les termes impayés s'accumulent, tous se désintéressent de la chose publique, rendent le Gouvernement responsable de leurs déboires et voient arriver sans déplaisir un changement politique, même s'il est acheté par une Révolution violente. Or, le 10 Mars, à Bordeaux, M. Dufaure avait fait ajourner la loi sur les loyers et voter une loi malheureuse sur les échéances c'était une double faute. L'ajournement de la loi sur les loyers avait mécontenté tous les locataires, sans satisfaire les propriétaires, qui ne pouvaient rien prélever sur des locataires condamnés au chômage depuis de longs mois. La loi sur les échéances, en rendant exigibles tous les effets échus du 13 Août au 23 Novembre, 7 mois après, jour pour jour, c'est-à-dire à partir du 13 Mars 1871, faisait, en 4 jours, signifier 150.000 protêts à Paris. Une dernière faute restait à commettre, c'était de menacer dans ses prérogatives de Capitale, ce Paris dont on ne cessait avec raison de vanter l'héroïsme pendant-le siège l'Assemblée n'y manqua pas et, en s'aliénant par ses actes, comme par ses tendances supposées, par les intentions qui lui étaient attribuées, tous les éléments d'ordre que renferme la grande cité, elle préparait sûrement le triomphe des éléments opposés.

Ces éléments opposés, la fatalité des circonstances en augmentait chaque jour le nombre. Nous ne parlons pas seulement des 18.000 soldats des compagnies franches, garibaldiens et francs-tireurs de l'Est, vêtus de chemises rouges et coiffés de chapeaux aux plumes de paon, que les préliminaires avaient licenciés et qui affluèrent à Paris, dans la semaine qui précéda le 18 Mars. C'est dans Paris même, et presque au lendemain de l'armistice, que la garde nationale offrit le plus triste spectacle. Astreinte à un service régulier, elle était déjà démoralisée par le jeu et par l'ivrognerie ; réduite à l'inaction du jour au lendemain, elle se répandait par les places, les carrefours et les rues, se livrant à tous les jeux de hasard et, après de longues stations autour des tapis francs étendus partout, emplissait les cafés et les cabarets, où le reliquat de la solde journalière était dépensé. Quel retour dans la pauvre chambre, où pleurent peut-être la femme et les enfants, après de pareilles journées, et quelle journée le lendemain, plus inoccupée que celle de la veille, où le travail est plus difficile et la reprise de soi presque impossible ! La mortalité, vraiment effrayante en Février et en Mars, puisque l'on a calculé que le siège et ses suites firent périr plus de 80.000 personnes, déprime encore les âmes et les rend moins capables d'un retour à la vie régulière.

C'est ainsi que peu à peu s'était formée une situation habilement exploitée par les différentes associations révolutionnaires, associations antérieures à l'armistice, qui lui survécurent et qui finirent par s'absorber dans le Comité central. Ces associations étaient le Comité des vingt arrondissements, la Fédération des Chambres syndicales et l'Association internationale des Travailleurs. Toutes trois siégeaient place de la Corderie du Temple, lieu de réunion du Parlement en blouse de la « Révolution en habits d'ouvriers comme disait Jules Vallès. Toutes trois avaient un même mot d'ordre La Commune, et toutes trois poursuivaient ostensiblement un double but la conquête des franchises municipales à Paris et le maintien de la République en France, avec l'aide de la garde nationale, infanterie et artillerie, centralisée aux mains d'un Comité puissant et aveuglément obéi. Les socialistes voyaient, au-delà de ce double but, le triomphe du prolétariat se substituant à la bourgeoisie.

Trois réunions eurent lieu successivement au Cirque à la fin de Janvier, au Vauxhall le 15 et le 24 Février, où furent arrêtées les bases de l'organisation fédérative et de la délégation par les compagnies et par les bataillons. La plus importante de ces réunions, celle du 24 Février, jour anniversaire de l'établissement de la République en 1848, compta 2.000 délégués des compagnies. Le Comité provisoire qui avait convoqué les trois réunions devint, ce jour-là, le Comité central et prit la tête du mouvement. Son premier acte fut une protestation contre toute tentative de désarmement de la garde nationale. Le second fut la résolution de s'opposer par la force à l'entrée des Allemands dans Paris.

A partir du 24 Février, pour tenir ses adhérents en haleine et passer la revue de ses forces, le Comité central fit chaque jour défiler les bataillons sans armes sur la place de la Bastille. Le bataillon s'arrêtait au pied de la colonne que surmonte le Génie de la Liberté, aux mains duquel on avait mis un drapeau rouge ; un officier grimpait sur le piédestal de la colonne, plaçait une couronne à l'un des angles, adressait quelques paroles à ses hommes et les faisait circuler autour du monument au son de la musique et au chant de la Marseillaise. Le 25 et le 26 ces manifestations continuaient, attristées ce dernier jour par le meurtre du malheureux Vincenzoni, un gardien de la paix, qui fut surpris prenant, dit-on, sur un carnet les numéros des bataillons qui défilaient. Traité de mouchard, il est mis en sang, attaché solidement à une planche, jeté à l'eau et noyé à coups de pierres. Il avait demandé à la foule furieuse la faveur de se brûler la cervelle avec son revolver la foule avait refusé.

Jamais peut-être la physionomie de Paris ne fut plus affligeante que pendant ces derniers jours de Février 1871 les mouvements incessants de la garde nationale dans les rues semblaient, maintenant qu'ils étaient sans utilité, comme la parodie de la défense ceux des gardes, des mobiles ou des soldats qui erraient à l'aventure, sans occupation et sans but, présentaient un spectacle plus triste encore. L'animation que l'on trouvait partout était celle d'une oisiveté agitée et non pas d'une activité laborieuse. Le travail manquant, pour toutes les classes de la société, on se rejetait sur toutes les distractions malsaines. La foule s'attroupait aux devantures des libraires et autour des kiosques, où la retenaient d'innombrables caricatures et des gravures légères plus nombreuses encore. Les crieurs de journaux assourdissaient les passants de nouvelles invraisemblables. Les camelots, ces petits marchands du trottoir, accaparaient une partie de la voie publique, pour des industries souvent malpropres.

Il semble que dans une ville comme Paris, le commerce, l'industrie, l'activité humaine sous ses formes multiples ne peut pas s'arrêter une minute, que la machine une fois remontée reprend forcément son mouvement. Sans doute, les grandes administrations, les grandes industries, le grand commerce avaient rouvert leurs portes aux employés, aux ouvriers, à tout le personnel qu'ils faisaient vivre bureaux, ateliers et magasins offraient déjà un semblant d'animation. Mais ce qui était possible aux grandes usines ne l'était pas aux petites celles-ci devaient être entièrement renouvelées, réorganisées ; il leur fallait du temps pour se reconnaître, pour retrouver d'abord des commandes et ensuite des débouchés. D'ailleurs, elles avaient beau appeler à elles tous les hommes inoccupés, leur appel n'était pas entendu les bras, déshabitués du travail depuis de longs mois, restaient inertes ou ne retrouvaient un peu de vigueur que pour porter le fusil du garde national.

Cette situation, l'absence de toute police et de toute force répressive, la complicité escomptée des quelques milliers de soldats que nous avait laissés l'armistice, furent très habilement exploités par le pouvoir révolutionnaire qui existait depuis la fin de l'Empire et qui s'était maintes fois manifesté pendant le siège ; manifesté sous mille formes affiches, proclamations, prises d'armes, émeutes. Les circonstances allaient lui permettre de faire une Révolution.

Sous prétexte d'empêcher les canons réunis à Passy et sur la place Wagram de tomber aux mains des Prussiens, le Comité central, auquel la démission de Clément Thomas et du colonel Montagut laissait le champ libre, avait fait transporter 170 pièces à Montmartre, d'autres aux buttes Chaumont et à la place des Vosges. C'est le 27 Février qu'avait lieu cet enlèvement le 28, les gardes nationaux de Belleville essayaient vainement de débaucher les marins casernés à la Pépinière ils ne réussissaient qu'à en entraîner 8 ou 9 sur la place de la Bastille. Les Bellevillois avaient peut-être agi sans ordres leur échec ne fit rien perdre au Comité central de son autorité et de son prestige qui se montrèrent, ce jour même, avec une redoutable signification. Les membres de l'Association internationale des Travailleurs, qui exercèrent souvent, sur le Comité central d'abord et plus tard sur la Commune, une influence modératrice, avaient compris les dangers d'un conflit entre la garde nationale et les Allemands et décidé le Comité central à ne pas s'opposer à l'entrée de l'armée ennemie. L'affiche suivante fut apposée sur les murs de Paris :

« Comité central de la garde nationale.

« Citoyens,

« Le sentiment général de la population paraît être de ne pas s'opposer à l'entrée des Prussiens dans Paris. Le Comité central qui avait émis un avis contraire déclare qu'il se rallie à la résolution suivante

« Il sera établi, tout autour des quartiers que doit occuper l'ennemi, une série de barricades propres à isoler complètement cette partie de la ville. Les habitants de la région circonscrite dans ces limites devront l'évacuer immédiatement.

« La garde nationale, de concert avec l'armée formée en cordon tout autour, veillera à ce que l'ennemi, ainsi isole sur un sol qui ne sera plus notre ville, ne puisse communiquer avec les parties retranchées de Paris.

« Le Comité centrât engage donc toute la garde nationale à prêter son concours à l'exécution des mesures nécessaires pour arriver à ce but et éviter toute agression qui serait le renversement immédiat de la République. »

Cet ordre fut obéi de tous, sauf de quelques bataillons de Montmartre. Ils descendirent jusqu'au boulevard Malesherbes, où ils rencontrèrent d'autres gardes nationaux, avec lesquels ils parlementèrent : « La troupe est là, leur fut-il dit, les Prussiens aussi il n'y a rien à faire. » Ils se le tinrent pour dit, allèrent prendre des canons restés sur la place Wagram et regagnèrent leur mont Aventin.

Tout se passa comme il était convenu, le 1er et le 2 Mars, sans dommage pour les vaincus, sans grand honneur pour les victorieux. Paris suspendit volontairement sa vie pendant quarante-huit heures. Les journaux ne parurent pas. Les édifices publics, les magasins, les cafés, les boutiques furent fermés ; des drapeaux tricolores cravatés de deuil ou même des drapeaux noirs furent arborés à un grand nombre de maisons ; les statues de la place de la Concorde furent voilées de noir. Dès neuf heures et demie, les Allemands, sous la conduite du général de Kamecke, occupaient les Champs-Elysées et la place de la Concorde. Leurs musiques jouèrent sans interruption jusqu'au soir, accueillies par les sifflets de la foule que contenait le double cordon de l'armée et de la garde nationale. L'ennemi avait le droit de visiter les Invalides et le Louvre. Sur les observations du général Vinoy, il renonça à visiter les Invalides. Au Louvre, dans des salles obscures, aux fenêtres murées, dont les tableaux avaient été enlevés, par crainte des obus et de l'incendie, il dut prendre une idée médiocre de nos richesses artistiques.

Le 1er Mars, à sept heures et demie du soir, un télégramme de Bordeaux avait annoncé à Paris l'acceptation des préliminaires par l'Assemblée. Le lendemain, à six heures du matin, M. Jules Favre partait pour Versailles, où avait lieu l'échange des ratifications qui mettait fin à l'occupation de Paris. Cette rapidité surprit l'ennemi et contraria ses projets il avait l'intention de faire entrer dans la ville des corps successifs de 30.000 hommes et de faire passer une grande revue par l'Empereur. Le 3 Mars, à onze heures, il fallut évacuer Paris. Le Gouvernement annonçait à la Capitale sa libération par la proclamation suivante

« L'armée allemande a évacué ce matin à onze heures les quartiers où elle avait pénétré. Pendant son séjour la tenue de Paris a été au-dessus de tout éloge ; partout les lieux publics, les établissements industriels, les magasins des commerçants se sont fermés spontanément. Les occupants laissés à eux-mêmes ont pu comprendre que, si le droit succombe parfois devant la force, il n'est pas si facile de dompter les âmes et que la fortune de la guerre ne domine pas seule le monde. » Après avoir rappelé la belle conduite des maires et des municipalités du VIIIe, du XVIe et du XVIIe arrondissement, la proclamation ajoutait Le Gouvernement de la République les remercie ; il comptera toujours sur eux, comme il compte sur la population, pour faire que Paris reste l'une des premières villes du monde. »

Les espérances du Gouvernement furent cruellement trompées jamais Paris ne fut plus troublé que pendant la période du 3 au t8 Mars. Le premier venu, a dit un des déposants devant la Commission d’enquête, pouvait y faire tout ce qu'il voulait. L'action gouvernementale, qui ne se manifestait plus que par des proclamations, était complètement annulée. M. Choppin qui avait remplacé son beau-frère, M. Cresson, comme Préfet de police, le 16 Février, et qui ne manquait ni de fermeté, ni de courage, se trouvait impuissant, en présence de l'impopularité des gardiens de la paix, en l'absence d'instructions gouvernementales. Les meneurs étaient connus, signalés par les maires dont ils usurpaient souvent les pouvoirs, et laissés parfaitement libres. A défaut du Préfet de police, que pouvait l'autorité militaire ? Le général d'Aurelle de Paladines, qui avait pris possession le 4 Mars du commandement en chef de la garde nationale, n'était pas obéi. Le général Vinoy ne disposait, au commencement de Mars, que de 12.000 hommes, effectif qui pouvait s'élever 16.000 hommes avec les troupes de police. Les ministres n'avaient que la force morale à. leur service et, quand ils autorisaient le général Vinoy, commandant de l'état de siège, à supprimer les six journaux révolutionnaires de Félix Pyat, Jules Vallès, Rochefort, Vermesch, Grousset et Pilotell, les républicains les moins avancés protestaient, au nom de la liberté de la presse. Cette mesure de rigueur n'eut pas un approbateur. Le même jour (11 Mars), l'impolitique condamnation de Flourens et de Blanqui, pour leur participation au 31 Octobre, fut unanimement blâmée.

L'opinion, si sévère pour le pouvoir, se montrait indulgente pour toutes les usurpations du Comité central. Officiellement constitué depuis le 3 Mars, il publiait ses statuts, précédés d'une déclaration préliminaire qui mettait la République au-dessus du suffrage universel. Le 10 Mars, il adressait à l'armée, aux soldats, « enfants du peuple un appel formel à la révolte. Il avait déjà nommé des généraux pour protester contre la nomination de d'Aurelle Darras, Henry, Duval, Piazza, Brunel le 13, il ajoutait Garibaldi à la liste de ces extraordinaires généraux, il faisait Lullier colonel, Jaclard et Faltot chefs de légion. Entre temps, il laissait piller les magasins de munitions, occuper les secteurs par la garde nationale à sa dévotion et défendait jalousement, contre les municipalités douteuses et contre le Gouvernement, ses deux forteresses des buttes Chaumont et de Montmartre, son parc de la place des Vosges.

Est-il admissible que des hommes aussi avisés que les ministres alors présents à Paris, que le Préfet de la Seine, Maire de Paris, dont M. Thiers a si souvent loué l'habileté et le courage, n'aient pas vu le danger ? Ils le voyaient fort bien, mais ils n'avaient nul moyen de le conjurer. L'un des maires d'arrondissement, M. Vautrain, dans sa déposition devant la Commission d'enquête sur le 18 Mars, raconte qu'il répéta maintes fois à M. Jules Favre, à M. Ernest Picard, à M. Choppin qui conserva les fonctions de Préfet de police jusqu'au 16 Mars Si l'on n'arrête pas le Comité central, nous sommes perdus, et avec beaucoup de clairvoyance, il désignait le secrétaire du Comité, Moreau, comme le plus dangereux de tous. M. Choppin pensait certainement comme M. Vautrain, sur le compte de Moreau et de ses complices les preuves de leur culpabilité, de leurs usurpations de pouvoir et de fonctions abondaient et justifiaient amplement une arrestation. Mais cette arrestation, qui se serait chargé de la faire ? Sur qui aurait-elle porté, parmi les nombreux inconnus qui constituaient le Comité ? Et dans la population, les plus conservateurs des républicains auraient-ils pris parti pour la police d'un Gouvernement qui leur inspirait une incurable défiance ?

Ce Gouvernement était si mal renseigné sur les sentiments des Parisiens, et nous parlons des plus éclairés, qu'il appelait le 16 Mars le colonel Valentin, de la gendarmerie, à la direction de la Préfecture de police. Ce choix, fait par M. Thiers, qui était arrivé la veille de Bordeaux, indiquait que l'action contre le Comité central allait être plutôt œuvre militaire qu'œuvre de police, que l'on allait, avec une souveraine imprudence, opposer à plus de 200.000 gardes nationaux moins de 20.000 soldats démoralisés, sans cohésion, sans discipline, sans confiance dans des chefs qui, n'ayant pas su les conduire à la victoire, les mènent à la bataille des rues. Les prévisions de Trochu allaient être justifiées, et M. Thiers allait refaire l'itinéraire de Paris à Bordeaux, trop heureux encore d'avoir pu s'arrêter à la première étape, à Versailles.