LES EMPEREURS ROMAINS

QUATRIÈME PARTIE. — L'EMPIRE ADMINISTRATIF

VI. — THÉODOSE. - (379-395 ap. J.-C.).

Le dernier des Romains.

 

 

De tous les empereurs romains, Théodose est le seul à qui la postérité ait été tentée d'accorder l'épithète de Grand. Les circonstances au milieu desquelles il arriva à l'Empire ne promettaient pas à son nom une si heureuse fortune. Une administration décréditée, une armée sans discipline, des provinces ruinées, des sectes pullulant au sein de la religion venue pour régénérer le monde, en face du paganisme encore vivant, enfin deux empereurs presque coup sur coup engloutis sous le débordement de la barbarie germaine qui ne devait plus rentrer dans son lit, tel était l'état de l'Empire. Pour supporter un tel fardeau, l'empereur Valentinien, mort le premier, n'avait laissé après lui que deux enfants de deux mères différentes : l'un, âgé de seize ans, Gratien, qu'il avait fait empereur de son vivant en Gaule ; et l'autre âgé de neuf ans, Valentinien II, que l'armée d'Illyrie, après la mort de son père, élut par esprit de rivalité, et à qui son frère Gratien consentit à laisser l'Italie et l'Afrique.

Arrivé sur le théâtre du grand désastre de Valens, en face d'une nation tout entière de Barbares, et dans deux provinces en ruines, où les villes seules épargnées étaient comme autant d'oasis au milieu des campagnes désertes, Gratien sentit au moins son impuissance. Il chargea du gouvernement et de la défense de l'Orient un homme dont l'expérience et l'énergie imposaient à tout l'Empire, Théodose, fils d'un simple comte militaire qui était mort victime du régime précédent. Si le nouvel élu entendit les commentaires qu'inspiraient alors aux chrétiens et aux païens les désastres et les misères de l'Empire, il dut y puiser, en faisant la part de la vérité et de l'erreur, d'utiles leçons et démêler le but même de son règne.

Il ne faut point accuser de nos désastres, répétait le rhéteur païen Libanius, la faiblesse ou la lâcheté de nos soldats ; ils égalent leurs ancêtres en valeur et en discipline militaire. La colère des dieux que nous avons abandonnés est la seule cause de nos malheurs et des succès des Barbares. — Non, disait de son côté, dans Antioche, le prédicateur chrétien Chrysostome, n'accusons pas nos troupes vaillantes ; elles ont fait leur devoir. Accusons plutôt nos péchés, surtout le triomphe de la foi arienne qui a fait tout le mal. Élevé à l'école même du comte Théodose, qu'il avait suivi dans ses campagnes, le nouvel empereur était trop bon soldat et trop éclairé pour se faire illusion sur la valeur des troupes romaines. Il avait gémi, avec Végèce, de les voir s'amollir dans les camps, grâce aux prodigalités de Valentinien et de Valens, et rejeter par faiblesse dans les marches la cuirasse, le casque et le lourd pilum, cette vieille arme de Borne. Il pensa qu'il n'y avait plus d'autre moyen pour sauver l'Empire que d'employer à sa défense les Barbares qui venaient le détruire, en les établissant dans les provinces épuisées ou en les faisant passer sous les enseignes romaines affaiblies ou désertées. Fils d'un homme qui avait demandé à recevoir le baptême à la veille de son supplice, éprouvé de bonne heure par l'infortune, Théodose inclinait trop au christianisme pour être la dupe des plaintes païennes ; et le bon sens pratique, qui était une de ses, qualités, lui faisait juger que le christianisme ne remporterait une victoire complète que lorsqu'il se serait mis d'accord avec lui-même. Le nouvel empereur se proposa donc aussi pour but, dans les affaires religieuses, de faire triompher au sein du christianisme l'orthodoxie, et d'assurer ensuite sur les débris du paganisme encore vivant la victoire de la chrétienté réunie. C'est iu mérite d'avoir accompli ces deux desseins que Théodose doit sans doute un surnom qui n'était plus guère de mise à cette époque. A retarder de quelques années la chute d'une grande chose, il y a encore de la grandeur.

Avec une petite armée dont il releva peu à peu le moral et accrut le nombre, mêlant les combats aux négociations, employant los menaces et les promesses, Théodose se précipita au milieu des bandes de la nation gothique qui parcouraient, le fer et le feu à la main, les campagnes de la Macédoine et de la Thrace. A force de les harceler et de les tenter, au milieu de la désolation qu'ils avaient faite, il amena enfin leurs principaux chefs à fuir ou à se disputer l'honneur d'entrer à son service. Le roi Athanaric vint le premier admirer dans son palais de Constantinople, pour traiter de la soumission d'une partie des Goths, le dieu visible sur terre. Il mourut des suites de la splendide et copieuse réception que lui fit son hôte impérial. Après lui, les deux plus puissants chefs goths se disputèrent les faveurs romaines en vrais Barbares. Au milieu d'un festin, Fravita, à la suite de quelques mots amers, tua Ériulph ; et bientôt la nation gothique se trouva heureuse d'aller repeupler la Phrygie au milieu de l'Asie Mineure, ou garder la frontière du Danube dans la Mœsie, et de servir ainsi, avec le collier d'or et la double paye, sous les enseignes des Romains.

Le premier des empereurs chrétiens, Théodose, dés le commencement de son règne, eut soin de se faire baptiser, de recevoir ce signe du salut chrétien que ses prédécesseurs n'avaient pris jusque-là qu'à leur lit de mort. Soldat pieux, mais tout occupé de combats, il ne se donnait guère le temps d'approfondir les questions de dogme et n'avait point fait son choix pour ou contre la divinité de Jésus-Christ. Il se trouva que l'évêque Ascole, de Thessalonique, qui le baptisa, était orthodoxe. Théodose, à Constantinople, n'était cependant pas encore décidé, quand, un jour, tenant état de cour avec son fils, enfant en très-bas âge, mais déjà décoré du titre d'empereur, il aperçut un solitaire près du trône. Le moine, après avoir rendu hommage au père, traita assez irrévérencieusement l'enfant impérial. Théodose tenait fortement à l'étiquette ; il allait faire chasser le malappris, quand celui-ci lui dit : Tu as raison de me maltraiter pour cette insolence, mais agis de même envers ceux qui ne traitent pas le Fils divin à l'égal de son divin Père. Cet argument agit peut-être davantage sur l'esprit simple de l'empereur que toutes les subtiles distinctions de la théologie byzantine. A quelque temps de là, l'empereur ordonna, par un édit, que tous les peuples de son obéissance suivissent la foi que l'Église romaine avait reçue de saint Pierre, et qu'enseignait également Pierre, évêque d'Alexandrie ; à peine d'être regardés et traités comme hérétiques. L'évêque arien de Constantinople dut choisir entre son siège et la foi de Nicée ; et, sur l'honorable sacrifice que fit Damophile de son siège, Théodose, à l'imitation de l'arien Constance, installa, à la tête d'une troupe de soldats, saint Grégoire de Nazianze, évêque orthodoxe, à Constantinople, au milieu de la population arienne frémissante. Un officier militaire, suivi d'une escorte convenable de soldats, partit également de Constantinople, et opéra en Asie Mineure et en Syrie la même révolution, qui se fit sans trop de désordres, mais non sans quelques douloureuses représailles. Une loi qui priva de la capacité de tester ceux qui retourneraient du christianisme à la religion païenne, annonça déjà contre le paganisme des mesures plus rigoureuses, et acheva de dessiner toute la politique de Théodose[1].

Les deux empereurs de l'Occident étaient loin d'avoir une conduite aussi nette et de tenir d'une main aussi ferme les rênes politiques et religieuses. Fils de deux mères différentes, puisque Valentinien Ier avait répudié Sévera Marina, mère de Gratien, pour épouser Justine, qui fut mère de Valentinien II, les deux empereurs de Gaule et d'Italie avaient déjà une cause d'inimitié dans leur origine même. L'attachement de Sévera Marina à l'orthodoxie et de Justine à la foi arienne en était une seconde, le gouvernement ayant entièrement passé, en vertu de la jeunesse des princes, entre les mains de leurs deux mères. Ces divisions domestiques et religieuses pouvaient tenter quelque usurpateur, et donner surtout des espérances au paganisme. Si le polythéisme se mourait en effet, en Orient, depuis la tentative avortée de Julien, le dernier souffle du patriotisme romain confondu avec la tradition païenne, en Occident, lui communiquait encore une puissance avec laquelle il fallait compter.

Il se trouva heureusement, au sein du christianisme d'Italie, un homme qui put conjurer ces périls et donner à Théodose le temps de s'affermir assez en Orient pour porter secours au christianisme de l'Occident menacé : ce fut Ambroise. Fils d'un homme qui avait fait un chemin brillant et honnête dans la carrière des emplois civils, proconsul de Ligurie lui-même, connu de bonne heure pour son attachement au christianisme autant que pour l'honorabilité de son caractère, il assistait dans l'église cathédrale de Milan à une élection épiscopale, fort disputée entre les ariens et les orthodoxes, lorsqu'une voix d'enfant s'écria : Ambroise évêque ! Tous les assistants répétèrent alors la parole de l'enfant comme le résultat d'une inspiration divine ; et Ambroise, bon gré mal gré, forcé de devenir en un même jour catéchumène et évêque, apporta dans ses nouvelles fonctions ecclésiastiques l'habileté pratique qu'il avait acquise dans l'exercice des fonctions civiles. Depuis ce temps, en effet, l'évêque de Milan réprima les velléités ariennes du jeune Valentinien et de sa mère Justine, en s'appuyant contre elles de Gratien, l'aîné des deux empereurs, et le plus puissant, en même temps que le plus orthodoxe. Il obtint de celui-ci d'étendre à l'Occident la loi que Théodose avait promulguée contre les apostats chrétiens, et lui fit même faire bientôt, contre la vieille religion de Rome, un pas décisif qui exposa cependant l'Empire et le christianisme à une crise dangereuse[2].

La religion de Rome ayant toujours été toute politique, il n'était pas étonnant que toutes ses vieilles divinités se fussent résumées enfin en une seule, mais chère aux Romains : la divinité de la Victoire. Déjà Constance avait fait enlever de la salle des séances du sénat de Rome la statue de cette déesse, qui présidait depuis des siècles à ses délibérations, et aux pieds de laquelle les sénateurs prêtaient serment au chef de l'Empire ; mais il l'avait transportée peut-être seulement à Constantinople. Le philosophe guerrier, Julien, plus d'une fois l'objet des faveurs de la déesse, l'avait réintégrée sur son vieux piédestal. Les Prætextatus, les Symmaque, les Flavius, ne perdaient pas l'espoir, tant qu'ils pouvaient contempler cette image. En revanche, les chrétiens supportaient mal la présence de cette déesse païenne, dans l'assemblée où ils délibéraient, et n'assistaient qu'avec répugnance aux sacrifices qu'on lui faisait encore pour le salut de l'Empire. Gratien, qui avait sur tout l'Occident et même sur les contrées à la tête desquelles se trouvait son jeune frère, une haute surveillance, fit enlever de nouveau cette statue, objet de querelles entre les sénateurs, et supprima l'allocation faite de temps immémorial par l'État, pour les sacrifices célébrés en son honneur. Vainement les sénateurs envoyèrent-ils à Gratien, comme un reproche ou une tentation, ' la robe blanche du grand pontificat, que tous les empereurs même chrétiens avaient jusque-là revêtue, et qui était comme le symbole de l'union de la religion romaine et de l'État romain ; Gratien le premier répondit hardiment que cette dignité et cette robe ne convenaient point à un chrétien ; il proclama hautement le divorce de l'Empire et du paganisme, du trône impérial et de l'autel païen, et annonça que la révolution était accomplie[3].

Mal en prit à Gratien, s'il en faut croire les païens. Un des membres mécontents de l'ambassade envoyée de Rome à Gratien dit, en s'en retournant : Gratien ne veut pas être Pontifex maximus, eh bien ! Maximus sera pontife. Maximus était un général assez habile et de renom, chargé du commandement et de la défense de la Grande-Bretagne, et en relation avec l'aristocratie romaine. Il ne manquait pas d'ambition. La Gaule n'était pas très-contente de son empereur. Jeune et sans expérience, Gratien, dans sa capitale de Trèves, laissait à sa mère Marina, qui avait toujours passé pour avide, et à quelques ministres sans cœur, les soins du gouvernement ; et ceux-ci, pour s'enrichir, vendaient les faveurs du pouvoir. Élève du célèbre poète Ausone, alors préfet de Gaule, habile dans l'art de faire des vers et parleur assez élégant, il était épris d'une passion encore plus vive pour le tir de l'arc. Il consumait des journées entières à abattre des bêtes dans des garennes réservées qu'il avait fait abondamment pourvoir ; il n'avait de faveurs que pour, une troupe d'Alains ou de Scythes, habiles à se servir de cette arme, et qu'il avait, avec de grands privilèges, attachés à sa personne. Maximus crut voir dans toutes ces dispositions une occasion favorable. Il n'eut, en effet, qu'à descendre sur le continent avec ses troupes augmentées de nombreux auxiliaires bretons auxquels il avait promis des terres. Battu près de Paris, le jeune Gratien fut abandonné de presque toutes ses troupes, atteint près de Lyon par Andragathion, général de Maximus, attiré dans un guet-apens et assassiné. La Gaule, l'Espagne et la Grande-Bretagne reconnurent Maximus empereur.

Théodose, à la première nouvelle de cette usurpation, eut d'abord l'idée de la combattre. Ayant encore trop à faire en Orient, il se contenta de la demande déférente mais ferme que lui fit Maximus d'être accepté par lui comme collègue dans l'administration de l'Empire. Valentinien, plus effrayé, envoya auprès du meurtrier de son frère le célèbre Ambroise, sous prétexte de redemander les restes de Gratien, en réalité pour assurer l'Italie contre ses entreprises. La chute de Gratien était néanmoins un encouragement pour les païens de Rome. En voyant la crainte que Maximus inspirait au faible Valentinien, le sénat romain recouvrait quelque espérance. L'orateur Symmaque, le plus influent comme le plus éloquent alors des sénateurs païens, vint redemander le rétablissement de la statué de la Victoire. Mais l'orateur païen trouva encore l'évêque de Milan, Ambroise, devant lui. Après avoir rappelé la séculaire protection accordée par la Victoire à la ville de Rome, et demandé sur quel autel désormais les sénateurs prêteraient serment de fidélité à l'empereur, Symmaque fit vainement parler Rome elle-même : Respectez ma vieillesse, disait Rome par sa bouche ; laissez-moi suivre la religion à l'ombre dé laquelle j'ai grandi, prospéré. Elle a soumis le monde à mes lois. Grâce à elle, j'ai repoussé les Gaulois de mon Capitole et Annibal de mes murailles. La réforme de la vieillesse est inopportune et offensante. Aurai-je donc tant vécu pour souffrir ce déshonneur !Ce ne sont point les vices de votre religion, répondit Rome par la bouche d'Ambroise, mais les vertus denses enfants qui ont autrefois sauvé le monde. Il ne s'agit plus d'ailleurs pour moi de conquérir les peuples, mais de les convertir ; de ravager les contrées, mais de les nourrir de la céleste manne. Valentinien II resta inébranlable, comme l'avait été avant lui Gratien[4].

Ferme contre les païens, Valentinien II fut plus tendre à la tentation arienne ; et c'est ce qui excita en Italie les troubles dont l'usurpateur Maximus tenta de profiler. Quand Valentinien II et sa mère Justine demandèrent la basilique Porcienne, à Milan, pour y célébrer le culte arien : Je sais rendre à César, repartit Ambroise, ce qui est à César. Mais comme tu n'as pas droit sur la propriété d'un des citoyens, encore moins as-tu droit sur la propriété divine. Prends ma vie, je ne te céderai point une de mes églises. Valentinien donna ordre d'approprier la basilique au service arien. Soutenu par le peuple en émoi, Ambroise s'y porta pour empêcher la profanation. Es-tu devenu, dit-il à l'officier goth chargé d'exécuter l'ordre impérial, es-tu devenu l'hôte de l'Empire pour violer les maisons de son Dieu ? Pour la première fois, la force militaire recula devant une puissance morale. L'empereur lança un arrêt de bannissement contre le courageux évêque : Ce n'est point l'empereur, dit Ambroise, qui m'a mis à la tête de ce troupeau ; je ne le quitterai point qu'il ne fasse porter violemment la main sur moi. L'évêque s'enferma alors dans son palais épiscopal, attenant à l'église ; le peuple milanais barricada les rues, les portiques qui pouvaient y conduire, prêt à défendre son évêque, qui nota, pendant la nuit, le plain-chant des psaumes pour les gardiens, les défenseurs qui veillaient à sa porte. Les sujets de l'Empire recouvraient, dans une affaire de conscience, la volonté qu'ils avaient perdue depuis longtemps dans tout le reste. La psalmodie des églises chrétiennes garde encore le souvenir de. cette première résistance d'un évêque au pouvoir temporel. Valentinien H était convaincu d'impuissance sur une des questions les plus importantes du temps.

L'usurpateur Maximus crut le moment favorable. En correspondance avec Martin de Tours, persécuteur des priscillianistes, tolérant pour les païens, il donnait des espérances à tous. Après avoir fait saisir les passages de l'Italie, sous prétexte de la défendre, il apparut tout à coup en vue de Milan. Valentinien H et Justine n'eurent que le temps de s'enfuir, de s'embarquer sur l'Adriatique pour aller implorer la protection de Théodose, tandis que l'évêque de Milan, Ambroise, refusait de communiquer avec l'usurpateur, à Milan, et que le païen Symmaque, à Rome, prononçait son panégyrique. Théodose, cette fois, ne pouvait laisser se propager l'exemple de l'usurpation, sans compromettre tout ce qu'il avait déjà fait pour l'Empire et pour le christianisme en Orient. Sa résolution fut bientôt prise ; il ramassa toutes ses troupes à Constantinople, Romains et Barbares, et marcha contre l'usurpateur, arrivé déjà avec son armée germaine et gauloise dans la Pannonie. Maximus, indécis, ne s'était encore déclaré pour personne afin de ménager tout le monde. Théodose l'attaqua avec ses troupes gothiques et alaines, entre la Save et la Drave, et le vainquit. Maximus repassa les Alpes, essaya encore de tenir dans Aquilée, mais fut poursuivi, atteint et décapité (388). Maximus avait excité les espérances païennes ; Théodose avait imputé à l'abandon de la foi orthodoxe le malheur de Valentinien. La victoire de Théodose, qui ne rétablit Valentinien en Occident qu'en exigeant de lui la promesse d'être plus sage, fut donc la victoire du christianisme et de l'orthodoxie.

Théodose ne se contenta pas d'étendre de l'Orient à l'Occident les lois qu'il avait déjà faites contre l'arianisme et le polythéisme. Il en dirigea de nouvelles contre le polythéisme surtout, encore si vivace en Occident. Une première loi défendit à tous de se souiller par des sacrifices, d'immoler d'innocentes victimes, de pénétrer dans les temples, et de faire des simulacres, si l'on ne voulait devenir coupable aux yeux de la loi divine et humaine. Une nouvelle distribution des jours fériés effaça du calendrier la plupart des fêtes païennes, pour y substituer celles du christianisme. Ce qui fut plus avantageux encore, la loi politique devint plus humaine et la loi civile se purifia. Un édit garantit aux enfants et aux parents d'un condamné ou d'un exilé politique une partie de ses biens. Théodose fit même davantage : il soutint la mère et éleva les filles de Maximus.

Les chrétiens signalèrent leur victoire avec encore plus d'impatience que l'empereur. Théodose avait ordonné, particulièrement en Orient, la fermeture de quelques temples ; les bandes noires des moines, aux cris de quelques évêques, sortirent de leurs retraites et se mirent à détruire. L'architecture et la statuaire eurent à regretter un grand nombre de chefs-d'œuvre, victimes de ce vandalisme chrétien qui précéda celui des Barbares. Le célèbre saint Martin de Tours ne laissa pas un temple, pas une pierre fitte, pas un chêne, consacré par le druidisme, debout dans son diocèse. Marcel d'Apamée fit miner le temple de cette ville et périt d'une flèche au siège d'une autre. Théophile d'Alexandrie s'acquit la gloire de renverser le temple le plus célèbre, la divinité la plus révérée de l'Orient, celle de Sérapis d'Égypte. Dans ce temple colossal, le dieu Sérapis élevait sa tête couronnée d'un boisseau jusqu'au faite, et étendait ses bras aux parois. des deux murailles. Là était déposé le nilomètre. Un des prêtres de ce temple, pour défendre son dieu, essaya de fanatiser le peuple, en prétendant qu'on allait compromettre les bienfaits du Nil. L'évêque d'Alexandrie, Théophile, soutenu du préfet d'Égypte, se dirigea contre le temple. Un soldat donna le premier de la cognée dans la tête du dieu, d'où s'envola une nuée de chauves-souris. Libanius n'eut plus qu'à pleurer sur les ruines des temples : Hélas ! écrivit-il, voici qu'on se précipite sur les monuments de notre piété. On mine leurs fondements, on sape leurs murailles, on défonce leurs toits ; il ne reste plus aux prêtres qu'à se taire ou à mourir ; les bandes noires sillonnent la contrée et bondissent contre les maisons des dieux ; la campagne sans temple est comme le printemps sans fleurs. Mais ce qui fait couler les larmes de Libanius arrache à Chrysostome des chants de triomphe : Ils ont passé, dit-il, ces mystères du paganisme ; on avait cru longtemps que c'était argent et or, et il s'est trouvé que ce n'était que poussière. Ils ont passé et se sont écoulés comme de l'eau ; ceux qui les adoraient et qui y mettaient leur confiance, ils les ont brisés, les ont comme avalés, et fait disparaître dans la confession de l'unité de Dieu ![5]

Dans quelle situation se trouva cependant l'empereur vis-à-vis du christianisme vainqueur et de l'Église triomphante ? Dans l'antiquité, et dans l'empire romain particulièrement, l'État avait toujours dominé la religion. Constantin et Constance avaient semblé l'entendre encore Ainsi, en passant au christianisme ; mais la séparation des croyances religieuses et des affaires de l'État était le fond même du christianisme. Ce qui avait fait sa puissance contre les empereurs, grands pontifes romains, c'est qu'il avait soustrait la conscience humaine à leur tyrannie. Là était une des causes de son prodigieux succès. Les rapports de l'État et de la religion pouvaient-ils dans le christianisme rester les mêmes que dans le polythéisme ? Fière de sa victoire, l'Église ne garderait-elle point avec jalousie son indépendance ? Confiante dans son pouvoir, ne tenterait-elle pas même bientôt de pousser plus loin sa victoire ? Le règne de Théodose posa déjà ces questions, qui annonçaient d'autres temps, et qui montrent que l'Empire romain était fini.

Au commencement de son règne, Théodose avait voulu punir la ville d'Antioche révoltée ; le célèbre Jean Chrysostome demanda grâce pour elle. L'empereur céda à ces instances, qui étaient naturelles de la part d'un prêtre et d'un chrétien. Un peu plus tard, l'évêque de Callinique, chrétien zélé, détruisit une synagogue ; Théodose condamna l'évêque à la rebâtir. Ambroise ayant réclamé contre cette honte infligée à un évêque et à la foi chrétienne, Théodose persista ; mais la première fois que l'empereur entra dans l'église cathédrale de Milan : Non, s'écria Ambroise, je ne saurais offrir le sacrifice en ton nom, tant que tu n'auras point rétracté ton édit, et effacé la honte qu'il a imprimé au nom du Christ. Théodose étonné céda. A quelque temps delà, les habitants de Thessalonique, en Thrace, se prirent de querelle avec les soldats goths de la garnison, à propos d'un cocher du cirque, et massacrèrent, à la suite d'une rixe, toute la troupe avec l'officier Botheric. Théodose était habitué aux répressions violentes du régime impérial et de l'antiquité ; il ordonna, malgré les représentations d'Ambroise, un châtiment exemplaire. Il le fut en effet[6]. La population de Thessalonique était réunie sans défiance, comme pour une fête, dans l'amphithéâtre, quand une troupe de Goths, vengeurs de leurs compatriotes et exécuteurs des ordres impériaux, saisirent les issues et commencèrent un massacre qui dura tout le jour. Sept mille personnes y périrent. Dans la durée de l'empire romain, on avait vu plus d'un exemple semblable, donné par le pouvoir aux dépens de villes entières. Byzance avait presque entièrement péri sous Septime Sévère ; elle était ruinée encore quand Constantin la releva. i Pour le sang d'un seul homme, écrivit alors Ambroise à Théodose, je cesserais toute communion avec toi ; comment ne le ferais-je point pour le sang de tout un peuple ? Et la première fois que l'empereur se présenta dans la cathédrale de Milan, Ambroise l'accueillit sur le seuil avec ces paroles : Tu as imité David dans son crime ; imite-le dans son repentir. Huit mois seulement après, l'évêque permit à l'empereur, encore une fois soumis, de s'approcher de l'autel ; et Théodose prescrivit par une loi un délai de trente jours entre la condamnation et l'exécution de toute sentence capitale. Ce n'était pas vainement qu'Ambroise écrivait : L'empereur n'est pas au-dessus de l'Église, il est dans l'Église[7].

Une dernière tentative du paganisme, sous Théodose, acheva son entière défaite et sa chute sans retour. En restituant à Valentinien II son trône en Occident, Théodose avait confié ce jeune homme, âgé seulement encore de dix-sept ans, à un conseil composé d'ecclésiastiques orthodoxes et de généraux, pour la plupart déjà alors, d'origine barbare. Échappé récemment à la tutelle de sa mère, ce jeune homme profitait plus des instructions des prêtres que de celles des soldats, et annonçait plus les dispositions d'un moi ne que celles d'un guerrier. Cette circonstance exposa encore le gouvernement à des discordes et à des rivalités dangereuses. Ambroise et Arbogast, chef de la milice des Gaules, les prêtres et les soldats se disputaient l'influence. Après quelques démêlés, Valentinien II menaça Arbogast de destitution : Auguste, lui dit celui-ci, tu n'as pas le droit de m'enlever une dignité que tu ne m'a pas donnée. Quelques jours après, on trouva Valentinien II pendu par son mouchoir à un arbre de son jardin ; et Arbogast jeta la pourpre sur les épaules d'un sien ami, rhéteur de profession, du nom d'Eugène, qui servait comme de trait d'union entre les nobles sénateurs païens, qui regrettaient le passé, et les plus ambitieux généraux barbares. Quand le Franc Arbogast entra en Italie avec son rhéteur, on put croire un instant encore à une restauration païenne. A Rome, les sacrifices recommencèrent, le pontife reparut dans sa litière, l'encens monta au ciel et des victimes furent immolées. Tandis qu'Ambroise désertait son siège en désespérant un instant de sa cause, Symmaque prononça le panégyrique de celui qui relevait la statue de la Victoire sur son autel. Flavien, le bras du parti païen, comme Symmaque en était la parole, consacra les statues d'or de Jupiter Tonnant, pour les placer en travers Au passage de l'ennemi, dans le défilé des Alpes Juliennes. L'illusion ne fut pas longue.

Théodose, à la tête des troupes et des Barbares de l'Orient, pour la plupart chrétiens, marcha au-devant des troupes germaines ou franques, en partie païennes, d'Arbogast. Ce n'étaient plus les Romains, mais les Barbares déjà qui débattaient, les armes à la main, la cause des deux religions. La bataille eut lieu sur les bords de la Rivière froide (394). La première journée fut favorable à Arbogast. Théodose demandait avec inquiétude, la nuit, où était son Dieu, quand plusieurs généraux de l'ennemi, qu'Arbogast avait fait filer sur les derrières de Théodose, pour lui couper la retraite, firent défection. Théodose saisit son épée et marcha droit à l'ennemi ; un ouragan de montagne, en s'élevant derrière lui avec des torrents de grêle et de pluie, frappa au visage les soldats d'Arbogast et porta Théodose et son armée comme miraculeusement à la victoire. Eugène demanda grâce et fut décapité par un soldat aux pieds de Théodose ; Arbogast, en fuite, se donna à l'écart de son couteau dans le cœur.

On a dit qu'après cette victoire le sénat romain fut convoqué par Théodose pour choisir, au nom de l'Empire, entre le Christ et Jupiter, et que Jupiter, à la majorité des voix, fut condamné. Vainqueur au nom du christianisme, Théodose ne pouvait soumettre une pareille délibération à un sénat dépourvu depuis longtemps de toute autorité, dans des affaires moins importantes. Théodose annonça seulement au sénat que l'État ne fournirait plus rien pour les sacrifices faits par lui aux dieux pour le salut de l'Empire ; et il étendit à Rome la loi[8] qui assimilait toute espèce de sacrifice païen au crime de lèse-majesté, et qui portait par conséquent contre le vieux culte la peine de mort (394). Ce fut alors, sans doute, que les Anicius, les Paulus, les Olybrius, les Gracchus, etc., passèrent au christianisme, non pas peut-être avec l'enthousiasme que leur prête le poète Prudence, mais avec la résignation qui convient à la défaite.

Peu de temps après, l'évêque de Milan, saint Ambroise, faisait non pas l'apothéose, mais l'oraison funèbre du premier empereur vraiment chrétien. J'ai aimé cet homme, dit l'orateur sacré, parce qu'il préférait les remontrances à la flatterie. Je l'ai aimé parce qu'ayant commis un grand crime, il a pleuré et fait pénitence dans l'assemblée des fidèles ; je l'ai aimé parce qu'après sa dernière bataille, réfléchissant que sa victoire avait coûté du sang à des hommes, il s'est pendant quelque temps éloigné des autels. Le pouvoir souverain, si orgueilleux et si dur, dans l'antiquité païenne, qu'il usurpait presque la place de la divinité et mettait la religion sous ses pieds, le despotisme de fer de l'État, arrivé à son expression la plus complète dans les césars de Rome, s'était abaissé, humanisé, adouci, dans la personne de Théodose, devant une puissance morale. Le souverain n'était plus un dieu comme Caligula, Domitien, Héliogabale, tant d'autres avaient voulu l'être ; il était un homme semblable à ceux à qui il commandait, et responsable envers un pouvoir plus grand que le sien. 11 n'était plus le grand pontife de la religion, comme Dioclétien, Constantin et Julien l'avaient été. Il reconnaissait une loi supérieure à ses propres lois, et il acceptait même le jugement des hommes. Si quelqu'un, dit une des dernières constitutions de Théodose, oubliant la réserve et la prudence, se permet de nous déchirer par une médisance méchante et irréfléchie ; ou si, par orgueil, il devient le détracteur séditieux du temps présent, nous défendons qu'on lui inflige une peine ou qu'on lui fasse subir un mauvais traitement. Est-ce légèreté de sa part ? il faut la mépriser ; folie ? en avoir compassion ; mauvaise volonté ? il faut la pardonner. Il y avait loin de cette constitution à la loi de majesté florissante sous Tibère. Tel était le chemin que le pouvoir avait fait depuis Auguste, sous lequel Jésus était né, jusqu'à Théodose, sous lequel il triomphait. Par un singulier retour, l'accusation de lèse-majesté, crimen majestatis, créée pour défendre la personne des empereurs païens, passait au service de l'Église pour atteindre le paganisme vaincu. D'autres temps approchaient ; Théodose est bien le dernier des Romains. Ambroise mourut peu de temps après lui. Pendant la dernière maladie du saint homme, le ministre d'Honorius, Stilicon, voulait faire dire des prières pour prolonger sa vie. Je n'ai pas vécu avec assez de honte, répondit à Stilicon le mourant qui voyait l'horizon bien sombre, pour craindre de prolonger ma vie ; mais je ne crains pas assez la mort pour désirer de vivre encore. Nous avons là-haut un bon Maître.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Zos., IV. — Idate, Chron. — P. Orose, VII, 84. — Cod. Théod., XII, tit. I, 1, 112.

[2] Paulin., Ambr. Vit, p. 79, 80. — Socr., V, 2. — Soz., V, 1. Lib. Or. pro templ.

[3] Sozom., IV, 37. — Ambr., Ep. II. — Symm., Ep. X.

[4] J'ai dû emprunter beaucoup, pour ce chapitre, au Tableau de l'éloquence chrétienne au IVe siècle, de M. Villemain : Saint Ambroise, p. 315 ; De Symmaque et de Saint-Ambroise, p. 520.

[5] Rufin, Hist. eccles., c. 23.— Soz., VII, 15. — Socr., V, 16. — Sulp. Sév., Vita sancti Mart. — Lib. Or. pro templ.

[6] Voir pour tous ces faits, Paul., Ambr. Vit. — Soz., VII, 25. — Théod., V, 17, 18. — Ambr., Ep. ad Theod., 29, 31, 40.

[7] Cod. Théod., XI, 40, 13. — Ambr., Ep. XI : Imp. intra Ecelesiam, non supra Ecclesiam est.

[8] Cod. Théod., l. XVI, tit. X, 1, 12. Ad exemplum majestatis exus recipiat sententiam competentem.