LES EMPEREURS ROMAINS

TROISIÈME PARTIE — L'EMPIRE MILITAIRE

IV. — CINQUANTE EMPEREURS OU TYRANS. - (235-285 ap. J.-C.).

Anarchie politique et morale de cinquante ans.

 

 

Le sort de tout gouvernement né avec quelque vice d'origine ou fondé sur une erreur, est de finir par une anarchie, d'autant plus longue et plus effroyable que l'erreur a été plus lourde et le vice plus grave. Le gouvernement des premiers Césars a fini par la démagogie militaire d'Othon et de Vitellius. Le siècle des Antonins a fini par Commode. L'empire militaire, restauré par Septime Sévère, s'est terminé par cinquante années de convulsions sans nom, où la société civilisée a failli périr : de 235 à 285. C'est la plus étendue et la plus longue anarchie que le monde ait jamais vue, auparavant ou depuis. Elle a dévoré autant de souverains improvisés qu'elle a duré d'années : vingt empereurs, auxquels les historiens romains donnent ce nom, parce que leur succès fut sanctionné par le sénat, et une trentaine de tyrans flétris de ce nom, parce qu'ils n'eurent pas le temps ou le bonheur de faire reconnaître leur tyrannie[1].

L'armée du Rhin, en revendiquant l'élection et l'exercice du pouvoir, avait décoré de la pourpre, avec Maximin, le type même de la force brutale. Né en Thrace, d'un père goth et d'une fille des Alains, haut de huit pieds, mangeant huit livres de viande, et buvant une outre de vin par jour, fort et brave en proportion de sa taille et de son appétit, il brisait des pierres dans ses mains, terrassait de suite sept lutteurs, et seul, pour entraîner son armée, se jetait au milieu des marais et des traits ennemis. Ce barbare gouverna à l'avenant. Pour se débarrasser des partisans d'Alexandre Sévère, déjà mécontents en Gaule, il les accusa d'avoir voulu couper le pont jeté sur le Rhin, tandis qu'il passait le fleuve avec son avant-garde ; revenu sur ses pas avec ses soldats furieux, il sacrifia en un jour, à ses défiances, quatre mille hommes, chefs ou soldats. Après avoir pris les tributs des curies en réserve pour nourrir la guerre, et l'or des temples pour célébrer des jeux, il entraîna ensuite son armée dans les forêts germaines, et chercha les Barbares à travers leurs forêts et leurs étangs, sans plan, sans dessein, combattant pour combattre.

Dans tout l'Empire on murmurait. Qui nous délivrera, disait-on, de ce Milon de Crotone, de cet Antée, de ce cyclope, de ce Busiris ! Au fond de l'Afrique, dans la petite ville de Thysdre, quelques jeunes gens riches, avec leurs serviteurs et leurs colons, ayant tué un collecteur d'impôts, envahirent le palais du gouverneur d'Afrique, et, pour se mettre à l'abri des vengeances du tyran goth, l'épée à la main, forcèrent Gordien à choisir entre l'Empire et la mort. Cet honorable vieillard, descendant à la fois des Gracques et de Trajan, âgé de quatre-vingt-trois ans, prit la pourpre, au lieu de donner son sang, et associa à son pouvoir son fils, libertin lettré, qui partageait son temps entre les livres et les femmes, et qui laissa une famille presque aussi nombreuse que sa bibliothèque. Il n'en fallut pas davantage pour faire une révolution. Sur l'initiative du consul en exercice, à Rome, le sénat accepta pour empereurs les Gordiens, qui étaient au moins de vieille noblesse, déclara Maximin ennemi public, et chargea vingt de ses membres d'organiser la défense de l'Italie. La mort des deux Gordiens, battus et tués presque aussitôt par Carpilien, gouverneur de Mauritanie, resté fidèle à Maximin, n'empêcha rien. Les sénateurs, pour remplacer les Gordiens, choisirent les deux plus illustres de la compagnie, un Maxime Puppien, soldat de médiocre origine, mais sévère ; un Balbin, noble de naissance et habile administrateur. Ils destinaient, l'un à la guerre, l'autre au gouvernement, et ils les consacrèrent avec de mystérieuses cérémonies qui paraissaient convenir à deux consuls républicains, sous cet empire à deux têtes. Mais, presque en même temps, le peuple se précipita dans le temple où les sénateurs venaient d'accomplir les rites, et acclama Gordien, un jeune enfant, petit-fils du vieillard mort en Afrique. Une guerre civile en résulta dans Rome pendant quelques jours. Le sénat coupa les conduits d'eau qui alimentaient les prétoriens, alors avec le peuple. Les prétoriens brûlèrent les maisons des sénateurs. Ce n'était pas cependant le moment pour le peuple et le sénat de recommencer leurs querelles ; Maximin arrivait ; Maxime Puppien et Balbin adoptèrent le jeune Gordien, troisième du nom, qui porta le périlleux titre d'empereur.

Un mime avait déclamé en plein théâtre, devant Maximin, qui ne comprenait pas le grec, la sentence suivante : Celui qui ne peut être tué par un seul, est tué par plusieurs. L'éléphant est énorme, et on le tue ; le lion est fort, et on le tue ; le tigre est fort, et on le tue. Crains le grand nombre, si tu ne crains personne séparément. Ce fut ce qui arriva à Maximin qui, dans sa fureur et son inexpérience militaire, était venu en Italie sans machines de guerre et sans provisions. Ses soldats, sans vivres, et exposés aux traits des ennemis sous les remparts d'Aquilée, se précipitèrent un soir dans sa tente, et le massacrèrent avec son fils, un Antinoüs pour la beauté, que son père aimait à voir sous son casque et dans sa cuirasse d'or, armé d'une lance d'or comme un dieu.

Puppien, qui venait de sortir de Rome à la tête de quelques légions et qui avait triomphé sans combattre, compromit sa victoire. Revenu à Rome, avec les soldats de Maximin et les siens, il eut l'imprudence de s'écrier en rendant grâce aux dieux : Ainsi triomphent ceux qui sont choisis par des gens sages et expérimentés ; ainsi périssent ceux qu'élève une foule ignorante et grossière. Les prétoriens de Rome, qui avaient été en lutte avec le sénat et avec les soldats de Maximin, voulurent prendre une revanche. Un jour, le peuple réuni à l'amphithéâtre oubliait ses empereurs ; les plus hardis des soldats mettent l'épée à la main et se précipitent, en vociférant, à travers les rues de Rome, vers le palais impérial ; ils y pénètrent, saisissent les deux empereurs, les entraînent en les maltraitant à travers les rues, et les y égorgent ; puis, retournant au palais, ils en tirent le jeune el tremblant Gordien et le présentent à la multitude effrayée par le tumulte et le sang, en s'écriant qu'ils ont voulu faire régner seul celui que le peuple seul avait choisi.

Cette nouvelle intervention violente de la soldatesque dans le choix des empereurs faillit, par le plus heureux hasard, tourner au profit du gouvernement civil. Épris de passion pour la fille de Misithée, son maître de rhétorique, qu'il épousa, le jeune Gordien passa de l'influence des soldats ou des eunuques, corrupteurs ordinaires du palais, sous celle de son beau-père, qui se trouva être un homme de tête et de génie. Misithée et le jeune Gordien recommencèrent la tentative civile d'Ulpien et d'Alexandre Sévère. Malheureusement ils ne purent s'y consacrer longtemps. Déjà les bons citoyens se réjouissaient de voir l'État réformé, quand une nouvelle guerre contre les Perses entraîna l'empereur et le préfet du prétoire au milieu des légions. Misithée, homme de guerre et homme d'État, fut à la hauteur des circonstances ; mais en mourant il laissa son gendre et son élève, encore bien jeune, en butte à toutes les ambitions. Gordien avait pris pour préfet du prétoire, après Misithée, Philippe, Arabe de nation, fils d'un noble chef de brigands du désert. Celui-ci pensa que l'Empire n'était peut-être pas plus difficile à enlever qu'une de ces caravanes marchandes qui allaient du golfe Persique à Palmyre. Il fit égarer pendant plusieurs marches, au milieu des plaines désertes de la Mésopotamie, les convois de vivres destinés à l'entretien de l'armée. Les soldats furieux s'en prirent à leur jeune empereur. Pâle, éperdu, Gordien, se rappelant le souvenir de son père et de son grand-père, offrit de partager l'Empire avec son préfet du prétoire, demanda le gouvernement d'une petite province, enfin la vie. Tout lui fut refusé. L'Arabe Philippe, proclamé seul empereur, se hâta de conclure la paix avec les Perses et revint à Rome prendre possession de l'Empire avec son jeune fils, âgé de sept ans, grave enfant qui ne se dérida jamais, comme s'il avait le triste pressentiment de sa destinée (244).

C'était le septième empereur, depuis neuf années qu'Alexandre Sévère était mort.

L'Arabe Philippe, élevé dans la Syrie, ce laboratoire de toute croyance et de toute superstition, ne saurait être regardé comme un chrétien de cœur. Il était au moins de ceux que les opinions les plus contradictoires se disputaient alors, et que par conséquent la foi chrétienne put gagner et perdre tour à tour. Ce quasi-chrétien, en 248, présida, comme grand pontife, aux cérémonies solennelles, fêtes et jeux qui furent célébrés en l'honneur de la dixième année séculaire, c'est-à-dire de l'an mil de la fondation de Rome. Les pontifes et prêtres, pendant trois nuits de suite, à la lueur des flambeaux, firent sur les bords du Tibre les cérémonies et sacrifices prescrits. En la présence de l'empereur, vingt-sept jeunes garçons et vingt-sept jeunes filles, nés de parents romains et encore vivants, demandèrent aux dieux, pour Rome, avec des chants consacrés, l'éternité promise. Les chrétiens n'en jouirent pas moins, sous ce règne, d'une sécurité rare pour eux. Comme empereur, ce fils du désert, depuis quatre ans, pillait les provinces par ses mains et par celles de ses parents, quand les troupes de la Mœsie, révoltées, proclamèrent un de leurs officiers du nom de Marinus. Philippe en communiqua la nouvelle au sénat, qui la reçut froidement. Un seul sénateur de vieille famille, Decius, se leva pour tranquilliser l'empereur et l'assurer que les soldats l'auraient bientôt délivré de cet indigne rival. Philippe le prit au mot, l'envoya, bon gré mal gré, faire rentrer dans le devoir les légions révoltées. Celles-ci, en effet, massacrèrent Marinus à l'approche de Decius, mais pour mettre à sa place le nouveau venu. Decius s'en défendit, protesta de son innocence, puis se mit à la tête des légions révoltées, descendit en Italie, rencontra Philippe à Vérone, le battit, le tua, et entra triomphant et acclamé par le sénat, dans Rome, en 249.

Après Philippe, Decius était un Romain de vieille souche, ami des citoyens et des soldats, mais entêté des mœurs et des institutions anciennes. Il restaura la censure, qu'il voulut confier au plus honnête homme de l'empire, dont toute la vie, disait-on, était une censure, Valérien. Il publia un édit de persécution contre les chrétiens, qui avaient joui de quelque temps de repos, et en mi l'exécution sous la responsabilité des gouverneurs ; c'était sa manière de raffermir l'État. La persécution s'étendit de Rome jusque dans les dernières villes et villages. Alors souffrirent et moururent Fabien, évêque de Rome ; Babylas, évêque d'Antioche ; Alexandre, évêque de Jérusalem. Alors Cyprien, le grand évêque de Carthage, quitta la capitale de l'Afrique avec son troupeau ; Throphyme, évêque d'Arles, plus faible, livra le sien. Cependant les Goths franchirent le bas Danube. Decius marcha contre eux pour se dévouer comme les Decius, dont il prétendait descendre. Il venait de repousser ces barbares, des Balkans dans les marais du Danube, quand on vint lui apprendre, au milieu de la mêlée, que son fils avait péri : La mort d'un homme, dit-il héroïquement, n'entraîne pas la chute de la république. Cependant il se jette au milieu des ennemis, pour leur enlever au moins ce cadavre chéri. Mais Gallus, son lieutenant, entraîne le père à travers les marécages et les fondrières, l'égare et le laisse au milieu des ennemis, où il périt bientôt étouffé dans la vase et sous les cadavres des Romains et des Goths.

Gallus reçut le lendemain de l'armée, avec l'Empire, le prix de sa trahison, qu'on ignorait encore ; et il acheta à beaux deniers comptants la retraite des Goths. Mais, comme il levait son camp pour retourner à Rome, le Maure Æmilianus, chef de l'armée de Pannonie, proposa aux soldats de gagner eux-mêmes l'argent destiné aux Goths, en les battant. Il remporta en effet sur eux une victoire, marcha alors contre Gallus, que ses soldats mirent à mort, et fut proclamé lui-même. Fier de deux victoires, une étrangère et une civile, Æmilianus était sur la route de Rome, quand arriva au-devant de lui Valérien, élu par le sénat et appuyé de toutes les légions de la Gaule. C'était un choix qui semblait devoir satisfaire tout le monde. Æmilianus fut sacrifié comme l'avait été Gallus, et Valérien rentra enfin dans Rome, sans compétiteur, en 253. Neuf années s'étaient encore passées, et cinq empereurs encore avaient péri depuis l'avènement de Philippe.

Valérien arrivait à l'Empire dans la force de l'âge avec un cœur honnête, une grande expérience et une bravoure éprouvée. Au sénat, il ne parut que le premier d'entre les patriciens. Au camp, il confia les commandements des légions non-seulement aux plus habiles, mais aux plus honnêtes, aux Posthumus, aux Claude, aux Aurélien, aux Probus, dont quelques-uns furent un jour le salut de l'Empire. Il crut faire un acte politique en continuant la persécution contre les chrétiens. Il commit une grande faute, celle de désigner pour son successeur son fils Gallien, au lieu du meilleur des généraux ou des citoyens. Les Barbares, qui menaçaient l'empire romain, se donnèrent comme le mot pour l'attaquer, sous son règne. Les limites du Rhin, du Danube et de l'Euphrate furent à la fois franchies. Les Francs traversèrent la Gaule et parvinrent, comme un torrent dévastateur, jusqu'en Espagne ; les Alamans escaladèrent les Alpes et arrivèrent jusqu'à Aquilée ; les Goths, par-dessus le Danube et le Balkan, atteignirent Byzance et Athènes ; le roi des Perses, Sapor, toucha Antioche. Valérien, assez imprudemment, choisit le roi des Perses pour adversaire, et laissa Gallien, son fils, sous la tutelle d'un de ses généraux, pour tenir tête aux Barbares d'Occident. L'Orient a toujours été fatal aux généraux et empereurs romains. Après une première bataille perdue au milieu des plaines, Valérien demanda à Sapor, qui se dérobait devant lui, une entrevue pour traiter de la paix : il l'obtint. Arrivé au rendez-vous avec quelques-uns des siens, il fut enlevé par quelques cavaliers persans et conduit prisonnier au roi de Perse, qui se servit de lui comme de marchepied pour monter à cheval, puis l'empala, fit tanner sa peau et en orna, comme trophée, le plafond de son palais.

Ce fut comme le signal d'un cataclysme général. Le fils de Valérien, Gallien, était l'homme le plus incapable de faire face à un pareil désastre. Intelligence capricieuse et âme basse, brave par accès, indolent par tempérament, cruel par égoïsme et sceptique par conviction, faiseur de petits vers et de petits mets délicats, il aimait à rire de tout et ne songeait qu'à jouir. Un bon mot le consolait de tous les malheurs. Je savais que mon père était mortel, dit-il au sujet de la triste fin de Valérien. En apprenant que les Alamans étaient sur la route de Rome, les sénateurs avaient pris l'épée et armé leurs esclaves ; Gallien, qui vainquit avec eux, fut plus effrayé du patriotisme sénatorial que des ravages des Barbares, et leur interdit désormais de paraître à la tête des armées. Les provinces et les armées comprirent cette leçon d'égoïsme. Macrien fut élu en Orient, Pison en Thessalie, Valens en Achaïe, Émilien en Égypte, Priscus en Libye, Ingenuus en Mœsie, Auréolus en Pannonie, Posthumus en Gaule. Ce fut pendant quelques années un chaos inextricable de guerres, de batailles, des généraux contre les Barbares et des généraux entre eux. Gallien essayait parfois de disputer leurs titres aux plus voisins des usurpateurs, en Illyrie et en Gaule ; puis il retombait dans son indolence, et saluait toutes ces révoltes par des bons mots. A chaque courrier qui arrivait porteur d'une mauvaise nouvelle, il en avait un nouveau. L'Égypte était soulevée. Ne pouvons-nous nous passer du lin du Nil ? L'Asie était perdue. Qu'avons-nous à faire de l'Aphronitre ? La Gaule était indépendante. Quoi ! la république serait en danger parce que nous n'avons plus tes draps d'Arras ? Gallien espérait que les usurpateurs se renverseraient lés uns les autres. En effet, Batista s'éleva en Orient, après la mort de Macrien, défait par Auréolus l'Illyrien ; mais Odenath, un Syrien, prince de Palmyre, tua Batista et ne se fit point faute ensuite d'affecter l'empire de tout l'Orient, qu'il défendit contre Sapor. En Gaule, Posthumus, vainqueur des Francs, était assassiné par ses troupes, auxquelles il refusait le pillage de Mayence, et remplacé par Lollien ; celui-ci, vaincu au contraire et tué, fit place à Victorinus, qui succomba bientôt victime d'une vengeance particulière et laissa sa succession à l'armurier Marius, tué bientôt de la main d'un soldat Reconnais-tu cette épée ? lui dit l'assassin, c'est toi qui l'a forgée. Cependant la civilisation reculait. Éphèse disparut presque entièrement en Orient, détruite par une armée victorieuse ; Byzance fut pillée une fois par les Goths, une fois par les soldats romains ; Autun, en Gaule, fut presque rasée par une armée en révolte. Pendant plusieurs années, les deux parties de la ville d'Alexandrie, armées l'une contre l'autre, s'assiégèrent réciproquement, et la ville perdit, dans cette guerre entre murailles, la moitié de ses quartiers et de ses édifices. Les campagnes n'étaient plus cultivées ; la peste venue d'Orient se répandit dans tout l'Occident ; cinq mille personnes moururent en un jour à Rome. Pour comble, un tremblement de terre ébranla Rome, fit ressentir ses secousses dans toute la Méditerranée, laissa passage ici à des torrents de feu, et là découvrit le fond de la mer. Gallien cependant, quand il n'ordonnait pas de décimer quelque légion ou de passer au fil de l'épée toute une ville, jusqu'aux vieillards et aux enfants, continua à rire ou à jouir pendant que le cataclysme le lui permettait encore : Quel plat aurons-nous, disait-il, aujourd'hui ? Ou bien : Quel jeu donnera-t-on demain ?

On ne peut comparer à cette effroyable anarchie politique et à ce rire ironique du césar Gallien, que l'anarchie morale des doctrines, à la même époque, et la douloureuse angoisse des âmes qui ne trouvent plus de refuge contre les misères de ce temps que dans le désir de la mort et le culte du néant. Cette désolante préoccupation, bien motivée par les événements, se retrouve jusque dans le christianisme, travaillé d'hérésies et renonçant presque déjà à s'emparer du monde pour ne songer qu'à la mort, et dans la philosophie néoplatonicienne, qui aboutit au milieu du délire de l'extase à l'absorption du fini dans l'infini. Le prêtre de Rome, Novatien, élève un schisme contre le pape Corneille, refusant de recevoir dans le sein de l'Église ceux qui ont failli dans la persécution de Decius : les tombés qui ont fui cette belle occasion de mourir[2]. Le savant Origène, après Tertullien, trouve encore le Christ trop humain, et rêve pour l'âme, si mal ici-bas, les destinées de la métempsycose. Manès, avec sa doctrine des deux principes, du bien et du mal, de la lumière et des ténèbres, fait irruption après les Perses dans l'Empire, convie la secte des parfaits à abandonner cette vallée de ténèbres pour l'empire de la lumière ; et Plotin ne voit plus dans le monde qu'un accident de l'être, et l'invite à retourner, dans une mystique et silencieuse adoration, au Dieu qui est un et tout à la fois. Novatiens, Origéniens, Manichéens, Néoplatoniciens, expriment en différents langages les mêmes sentiments. Pour eux, il n'y a plus de lien de société ou de parenté, ni patrie, ni famille ; le monde n'est rien ; ils assistent aux batailles des empereurs, aux ravages des Barbares, aux saccagements des villes, comme à un rêve douloureux mais vain ; ils voient passer tous ces personnages, les uns après les autres, comme les ombres mêmes de la vie, et n'ont d'espoir que dans le néant. Déjà une fois, sous l'Empire, les âmes avaient été prises de cette soif de la mort, de cette appétence de l'autre vie, sous les Néron et les Caligula. Alors cependant il y avait encore dans ces morts stoïciennes résistance et lutte contre l'oppression. Maintenant la tyrannie est ignorée ou supportée. Il y a indifférence complète de la 'vie, négation systématique de l'être, désir de la mort pour la mort même qui semble la vie, du néant pour le néant où l'on rêve l'être. Le triomphe de la force brutale est arrivé à sa dernière conséquence : l'anarchie brise les ressorts mêmes de l'âme.

La mort de Gallien, tué par quelques officiers, comme il marchait contre Auréolus, tira l'Empire de ce chaos.

Claude, un des généraux nommés par Valérien, excellent guerrier et politique habile qui savait vaincre et ajourner les profits de la victoire, s'était contenté jusque-là de repousser les ennemis extérieurs de l'Empire et d'abattre les usurpateurs. Il observait depuis quelque temps, de l'Adige, où il était posté avec son armée, Auréolus et Gallien, et attendait la fortune. Les soldats de Gallien, mécontents de la trahison de leurs officiers, assassins de cet empereur, passèrent tout à coup sous ses ordres. Avec ces deux armées, il força Auréolus dans Milan et resta seul maitre. Descendant d'une ancienne famille, à ce qu'il disait au moins, il fut accueilli avec joie par le sénat. Seul, de tous ces empereurs, il mourut, après un an de règne, de mort naturelle, ayant au moins le temps de désigner pour successeur un homme capable de relever l'État, Aurélien.

De la forte race des montagnards de Pannonie, qui donnait alors à l'Empire ses meilleurs défenseurs, Aurélien Fer en Main arrêta la dissolution de l'Empire. Âme honnête et caractère énergique, soldat depuis ses plus jeunes ans, et ayant combattu sur toutes les frontières, il avait compris que les soldats, dont la bravoure était le salut de l'Empire au dehors, faisaient, par leur indiscipline et leurs prétentions, sa faiblesse au dedans. Si vous voulez être tribun, ou plutôt si vous voulez vivre, écrivait-il encore assez jeune, et au milieu de l'effroyable anarchie militaire dont il était témoin, à un de ses lieutenants, contenez les soldats ; qu'aucun d'eux ne dérobe un poulet, une brebis, ne touche à une grappe de raisin ; que chacun se contente de sa portion de vivres : le soldat doit vivre du butin fait sur l'ennemi et non des larmes des provinces. Que le soldat ait sa paye dans sa ceinture et ne la dépense pas dans les tavernes. Que tous se conduisent décemment dans leurs quartiers, et que celui qui cherche querelle à autrui soit battu de verges. J'attends de vous, avait écrit, le malheureux Valérien à Aurélien, jeune encore, en lui confiant le consulat, d'aussi grandes choses que la république en pourrait espérer de Trajan, s'il vivait.

Aurélien avait la bravoure et l'habileté militaires de Trajan, s'il n'avait point son intelligence. Esprit superstitieux, il gourmandait les pontifes et les sénateurs de Rome, dans une guerre contre les Goths, parce qu'ils ne se hâtaient point de consulter sur le sort de la guerre les livres sibyllins : On vous croirait, leur écrivait-il, dans une église de chrétiens et non dans le temple de tous les dieux. Cruel, et n'épargnant pas plus les chrétiens au dedans que les Barbares au dehors, il ne fit grâce qu'une fois, à la ville de Tyane, parce qu'il crut voir le célèbre philosophe Apollonius intercéder pour elle. Après tout, c'était de vertus militaires que l'Empire avait besoin.

Des révoltes d'armées et de provinces qui avaient me-menacé l'Empire de dissolution, il n'y en avait plus que deux qui tenaient, en Gaule et en Syrie ; et, par une singulière rencontre, deux femmes leur donnaient cette consistance et cette durée. En Gaule, la veuve d'un tribun, Victoria, une sorte de Velléda, douée d'une intelligence et d'une énergie peu communes, après la mort de son fils Victorinus, avait fait successivement empereurs le forgeron Marius et le sénateur gaulois Tetricus. Le sort des légions révoltées et celui de la Gaule indépendante semblaient attaché à son sort. En Syrie, la veuve d'Odenath, prince de Palmyre, Zénobie, avait continué avec le même succès la politique et la fortune de son mari. Hardie et lettrée, passant de la conversation de Longin aux revues de ses armées, et de la composition d'une histoire de l'Égypte et de l'Orient à la compagnie de table de se : généraux, elle exerçait, comme une nouvelle Sémiramis, par la grâce virile de son maintien et l'éclat merveilleux de son regard, un prestige tout particulier sur les imaginations orientales. La ville de Palmyre, oasis de temples et de palmiers au milieu de la Syrie aride et poudreuse, paraissait devoir succéder, grâce à ses soins, à Ninive et à Babylone.

Aurélien Fer en Main, après avoir assuré les frontières, vint à bout de ces deux tyrannes, comme les appelaient, en se jouant, les Romains eux-mêmes.

La fière et rude Victoria fut assez heureuse pour mourir, avant que Tetricus et la cause de la Gaule révoltée fussent perdus. L'adroite syrène d'Asie, vaincue et prise, comme elle fuyait vers l'Euphrate au trot de ses dromadaires, fut amenée devant Aurélien ; elle sut trouver des paroles pour désarmer ce cœur de fer : Tu es un empereur, toi, lui dit-elle, tu sais vaincre. L'infortuné Longin, son ministre, paya pour elle. Un triomphe brillant comme aux anciens jours, et où l'on vit marcher derrière l'empereur Tetricus et Zénobie, annonça à Rome que l'empire romain était rétabli, et valut à Aurélien le nom de Restitutor orbis. Restauration toute extérieure ! Le principal restait à faire ; il fallait reconstituer le gouvernement. La, Aurélien Fer en Main ne sut que sévir. Il abaissa encore les sénateurs, éleva un temple au soleil, promulgua un édit contre les chrétiens, réprima à Rome une émeute de faux monnayeurs qui lui coûta sept mille soldats ; il mérita la réputation d'un empereur plutôt nécessaire que bon. Un affranchi, du nom de Mnesthis, surpris en faute, persuada à quelques officiers qu'ils étaient menacés aussi par sa sévérité. Dans une marche entre Byzance et Héraclée, ceux-ci assaillirent l'empereur l'épée à la main, et le laissèrent mort sur la place.

L'empire romain offrit alors le plus étrange spectacle. Honteuses d'avoir vu périr au milieu d'elles un vrai soldat, un empereur fait à leur image ; ne voulant point pour son successeur d'un de ses assassins peut-être, les heureuses et vaillantes armées écrivirent aux respectables Pères conscrits de leur envoyer pour empereur un membre de leur ordre souverain qui fût digne de cet honneur. C'était la première fois que le pouvoir militaire mettait ses prétentions aux pieds du pouvoir civil. Les sénateurs effrayés déclinèrent l'honneur qu'on leur voulait faire. Sept fois de suite, soldats et sénateurs se renvoyèrent l'élection. Au moins, pendant les huit mois que dura cette hésitation, les Barbares au dehors, les provinces au dedans restèrent en paix, comme saisis d'étonnement et de respect. Enfin le sénat céda, et fit un choix honorable mais maladroit, en désignant le plus illustre nom de l'assemblée, mais un nom seulement : Tacite, descendant peut-être de l'historien, vieillard âgé de soixante-quinze ans, qui, plus raisonnable que tout le sénat, voulait refuser ce poste périlleux.

Forcé d'accepter l'Empire par le naïf enthousiasme de ses collègues, Tacite leur promit de gouverner toujours d'après leurs conseils et sous leur autorité, c'est-à-dire de restaurer le gouvernement civil. Il aborda sa tâche avec courage. Le sénat disposa de nouveau des charges publiques, reçut les appels de toutes les magistratures, comme autrefois, et fit quelques bons règlements. Les lettres qu'adressèrent les sénateurs romains aux curies des principales villes témoignèrent cependant d'une confiance un peu aveugle, de la part d'une compagnie si vieille et si éprouvée : Rome est dans la joie, disaient ces lettres ; la république revit ; nous nommons les empereurs, nous faisons des princes ; le sénat a recouvré son ancienne splendeur. Et, pour montrer sa reconnaissance à l'empereur, le sénat ordonna que les œuvres de Tacite fussent déposées dans chaque bibliothèque, et que dix copies en fussent faites chaque année, pour assurer l'exécution de cet ordre. Cette illusion dura peu. Le vieux Tacite, en allant se mettre à la tête des armées pour repousser les Barbares, montra trop clairement son insuffisance dans un temps si difficile. Moqué, bafoué par les soldats et les officiers, il disparut au milieu d'une émeute militaire. Lui mort, les soldats ne voulurent pas même de son frère Florianus, qui prit la pourpre et paya cette velléité de sa vie. Toutes les armées et l'Empire lui-même, cette fois, furent heureux de proclamer et de reconnaître le meilleur général qu'on eût alors, c'est-à-dire l'homme le plus convenable à la situation, un second Aurélien, Probus. (276.)

Élevé à la même école, Probus consacra à la défense de l'Empire au dehors, et à la restauration de la domination romaine sur les provinces, les six années de son règne. Dans ses rapides excursions, du Rhin et du Danube au Tigre et à l'Euphrate, il enleva des nations barbares entières, pour en repeupler quelques provinces de l'Empire, ou les dispersa dans ses légions appauvries pour qu'on les y sentit sans les y voir. Dans les provinces il vint à bout de trois usurpateurs qui voulurent recommencer l'ancien jeu. Ce qui le met au-dessus de tous les autres, il réussit en temps de paix à occuper les armées sur les frontières de l'Empire, à creuser des fossés, à élever des palissades ; dans l'intérieur, il reboisa les montagnes, planta des vignes en Gaule, en Espagne, en Pannonie. Le soldat, disait-il, ne doit pas manger son pain à ne rien faire. Plein de respect pour le sénat, il méditait peut-être une révolution qui eût empêché le retour des excès militaires qu'il avait vus : Si la république devient aussi heureuse que je le souhaite, dit-il un jour, elle se passera bientôt des gens de guerre. Ses soldats apprirent cette parole, peut-être imprudente, et préférèrent se passer de lui. Comme il les faisait travailler au desséchement d'un marais, autour de Sirmium, sa patrie, quelques-uns, mécontents de ce labeur, après avoir échangé quelques paroles, se jetèrent sur lui. Probus se réfugia dans une échauguette, d'où il surveillait ordinairement tous les travaux. Mais il y fut poursuivi par ces furieux, assiégé, forcé, et mis à mort. Ci-gît, écrivit l'armée repentante sur son tombeau, Probus, digne en effet de son nom, vainqueur de toutes les nations barbares, vainqueur des tyrans. L'épitaphe, vraie en tout le reste, se trompait en cela qu'il ne vainquit pas les vrais tyrans de l'Empire, les soldats, sous les coups desquels il avait succombé (282).

L'élection de Carus, son préfet du prétoire et son élève, fut encore un hommage à sa mémoire. Carus avait deux fils fort dissemblables qu'il associa à l'Empire : Carin, grossier et débauché ; Numérien, ponte et orateur, âme aussi délicate que celle de son frère l'était peu. Obligé d'aller faire, sur la frontière de Perse, une de ces guerres toujours si fatales aux empereurs, Carus laissa Carin à Rome et emmena Numérien avec lui. Ils ne revinrent ni l'un ni l'autre. Dans une marche au delà de l'Euphrate, pendant un orage qui éclata sur l'armée romaine, le tonnerre tomba dans la tente impériale ; les chambellans, se précipitant dehors, s'écrièrent : L'empereur est mort. Les traditions se conservaient soigneusement à Rome ; Romulus aussi était mort, avait été fait dieu pendant un orage. Douloureusement frappé par cet étrange fin, Numérien ramena l'armée découragée. Livré à ses larmes, il s'enferma dans sa litière et ne se laissa point voir. Quand les soldats demandaient à parler à leur empereur, le préfet du prétoire Aper les éloignait, disant que Numérien ne voulait point être troublé ; les portières restèrent ainsi longtemps hermétiquement fermées. Quelques officiers enfin, en s'approchant, sentirent une odeur de cadavre, forcèrent la consigne, ouvrirent la litière et y trouvèrent leur jeune empereur putréfié. L'armée se forma aussitôt en tribunal, pour juger son préfet du prétoire et donner un nouveau chef à l'Empire. C'est de cette élection que sortit Dioclétien, qui devait mettre un terme à cette sanglante succession d'empereurs et à cette anarchie de cinquante ans.

 

 

 



[1] Comme dans ce chapitre j'essaye seulement de retracer le caractère de l'époque, sans insister sur chaque empereur, je me contente de renvoyer en une fois à Capitolin, Hérodien, Trebellius Pollion, Trig. Tyran., Vopiscus, Aurel., Victor, Sozime et notre Tillemont, qui a essayé de compléter les renseignements épars sur cette ermite époque.

[2] Eusèbe, l. VI, ch. LXVI.— Or., περ άρχ, l. II, ch. IV. — Porphyre, Vie de Plotin, ch. XVI.