LES EMPEREURS ROMAINS

TROISIÈME PARTIE — L'EMPIRE MILITAIRE

III. — ALEXANDRE SÉVÈRE. - (222-235 ap. J.-C.).

Le Droit romain et la Religion chrétienne.

 

 

A la mort d'Héliogabale, l'occasion était belle pour ce qu'on peut appeler avec quelque raison dans l'Empire le parti civil, composé de lettrés, de philosophes, et surtout alors de jurisconsultes, depuis que l'enseignement du droit, devenu public à partir d'Adrien, avait perfectionné encore cette science et multiplié ses adeptes. Le sénat tenta en effet de s'approprier, pour ainsi parler, le nouvel empereur, Alexandre, en lui conférant en un jour les titres de César, d'Auguste, avec le grand pontificat, la puissance tribunitienne et l'empire proconsulaire. Il aurait voulu, pour prendre encore mieux possession de lui, lui faire adopter le nom d'Antonin, qui rappelait l'époque la plus libérale et comme la plus civile de l'empire[1]. Le nouveau souverain refusa ce nom, si difficile à bien porter, et d'ailleurs souillé par Héliogabale ; et il donna bonne opinion de lui, en déclarant qu'il aimait mieux laisser un nom que le sénat pût ensuite offrir à ses successeurs.

Alexandre, qu'on appela bientôt Sévère, âgé alors de quatorze ans, avait eu dans Mammée, fille de Julia Mœsa, une mère aussi sage, aussi habile et aussi vertueuse que la mère d'Héliogabale l'avait été peu. Sohemie, la prêtresse du Soleil, était bien le type des superstitions vieillies et même criminelles de l'Asie. Mammée, au contraire, était le produit de la haute éducation gréco-asiatique de ce temps, perfectionné cependant par la pratique romaine. Elle avait conservé de sa grand'tante, Julia Domna, la femme de Septime Sévère, le goût des compagnies et des entretiens philosophiques. Rhéteurs et poètes latins et grecs, philosophes et théosophes, alexandrins et juifs, docteurs chrétiens même, s'il est vrai que le célèbre Origène la connut, se rencontrèrent auprès d'elle et contribuèrent à former son esprit à la fois élevé, tendre et viril. De l'enseignement chrétien dont elle fut touchée peut-être, elle comprit et pratiqua les devoirs qu'une mère contracte envers son enfant. Veuve de bonne heure, Mammée donna pour précepteurs à son fils les hommes d'origine fort diverse, comme on voit, mais distingués et bien choisis, qu'elle attirait auprès d'elle ; elle surveilla elle-même son éducation et garda longtemps sur lui une grande autorité. Le jeune homme parla de bonne heure les deux langues alors nécessaires, la grecque cependant plus facilement que la latine, de même que son esprit resta plus imprégné des idées morales, un peu vagues de la philosophie orientale, que du stoïcisme plus précis de l'Occident. Il versifiait aisément. Sa mère ne le laissa pas étranger aux arts : il savait peindre, jouer de la lyre, chanter surtout. Mais, comme elle en voulait faire un homme, et au besoin un empereur romain, elle eut soin de le faire accoutumer aussi aux violents exercices de la paume, du cheval et au métier des armes. L'éducation morale d'Alexandre, qui dépendait surtout de Mammée, fut, s'il est possible, encore plus soignée. Mammée, sans le condamner au rigorisme stoïcien, l'accoutuma à la frugalité dans ses repas, à la simplicité dans ses vêtements, à la modestie et à l'affabilité dans ses relations avec tous ; elle le tint éloigné surtout des mauvaises compagnies et du culte encore plus dangereux de son cousin l'empereur Héliogabale[2]. Jeune, beau, bien fait, plein de santé, l'air déjà martial, et ayant dans les yeux un éclat difficile à soutenir, c'était un empereur qu'on aimait d'avance pour ses qualités morales et physiques.

Mammée peut être regardée comme la première impératrice régente qui ait à Rome officieusement gouverné ; et elle mérita de le faire. Peu éblouie par la possession d'un pouvoir qu'elle avait vu perdre plusieurs fois d'une manière si malheureuse, elle maintint son fils dans la simplicité sévère à laquelle elle l'avait toujours accoutumé. Une simple toge blanche, avec une bande de pourpre, sans pierreries, sans ornements, et, dans les cérémonies, la chlamyde d'or sur les épaules, composèrent son vêtement. Les friperies et les oripeaux du dernier règne furent vendus, l'or et les pierreries offerts en hommage aux dieux. On ne dut plus saluer Alexandre Sévère à la manière des Orientaux. Son palais resta ouvert à tous ; il n'eut point de nomenclateurs auprès de sa personne ; sa mémoire put y suppléer ; des portiers au palais furent chargés seulement d'éviter l'encombrement de la foule. Affable pour tous, plein de respect pour les personnages d'âge et de distinction, Alexandre lui-même demanda qu'on lui parlât comme à un sénateur, et dans les lettres qu'on lui adressait, ne souffrit que l'appellation d'empereur.

Dès les premiers jours, le nouvel empereur régla l'emploi de sa journée, et adopta un genre de vie dont il ne se départit plus. La première chose qu'il faisait le matin, avant le jour, c'était de s'enfermer dans son oratoire (lararium). Sa mère, poussant plus loin encore que d'autres un éclectisme alors assez répandu, y avait disposé, avec les statues des meilleurs princes, celles d'Orphée, d'Apollonius de Tyane et de Jésus. C'était en sortant de là qu'Alexandre s'enfermait tout le temps qu'il fallait avec ses ministres, pour l'expédition des affaires publiques, sans jamais montrer ni ennui ni fatigue. Il gagnait ensuite, à l'aide d'une promenade ou de quelque exercice physique, l'heure de son dîner, qui était frugal, composé ordinairement de laitage et d'œufs, et pendant lequel il signait encore, en y faisant quelquefois des corrections, les nombreuses lettres et décisions que lui apportaient ses secrétaires, traités avec une familiarité décente. L'après-dîner, il lisait de préférence la République de Platon, le Traité des devoirs de Cicéron, Virgile, qu'il appelait le Prince des poètes, et quelques ouvrages grecs que l'historien ne nous nomme pas. Le bain et quelques visites à des amis terminaient le jour. La soirée, toujours consacrée chez les Romains aux plaisirs, réunissait l'empereur, sa femme, le préfet du prétoire et quelques invités, à un repas modeste, sans luxe de table, de vêtement ou de domestique. L'impératrice elle-même, Memmia, qui mérita l'éloge de n'avoir point fait parler d'elle, n'avait, comme les autres dames romaines, qu'un réseau, des boucles d'oreilles, un collier de perles, et toujours le même manteau semé d'or et la même robe de cérémonie, où il n'y avait pas plus de six onces de ce métal. Deux diamants d'une grosseur prodigieuse destinés à l'impératrice furent consacrés â Vénus. L'ordinaire des repas impériaux était réglé, pesé d'avance selon le nombre des convives ; on ne s'en écartait que les jours solennels, où on l'augmentait d'une oie ou d'un faisan ; Alexandre, comme un père de famille, distribuait lui-même le pain et les viandes. Pendant le repas, la littérature faisait le sujet de la conversation ; si elle tarissait, Alexandre faisait prendre et lire un livre grec[3].

Le gouvernement ne changea pas moins que le prince. Mammée éleva à la préfecture du prétoire l'homme le plus célèbre de ce temps par sa science et sa vertu, et le plus considérable peut-être de tout l'empire romain par son génie, le jurisconsulte Ulpien. Après avoir chassé les prêtres, les eunuques, les bouffons du règne précédent, celui-ci remplit les quatre bureaux d'État d'hommes de loi, parmi lesquels étaient les jurisconsultes Paul et Mo-destin ; puis il composa de cinquante des meilleurs sénateurs et des plus lettrés, ou des plus vertueux, tels que Quintilien Marcellus, Sabinus, Gordien, un vrai conseil de gouvernement, un conseil d'État, qui se réunit régulièrement, et dans le sein duquel on prépara toutes les mesures auxquelles l'adoption du sénat et la volonté de l'empereur donnèrent force de loi. D'anciens officiers, des soldats même, ou des hommes qui avaient des connais-tances particulières sur les frontières ou sur la géographie de l'Empire, formèrent également un conseil spécial sur les affaires militaires. Pour attacher à Alexandre Sévère comme une double conscience, Ulpien habitua enfin son souverain à rendre compte de tous ses actes publics ou particuliers devant de simples écrivains, rédacteurs chargés de les publier après s'être assurés de leur authenticité. Le despotisme militaire devenait une monarchie tempérée par les conseils des meilleurs ou des plus expérimentés, et par le contrôle de la publicité.

Cette prise de possession si vigoureuse et si nette du pouvoir par le préfet du prétoire Ulpien faillit amener un conflit avec Mammée. Soit ambition, soit crainte même d'un si puissant génie, Mammée devint jalouse de sa créature ; elle se crut dépossédée à la fois comme impératrice et comme mère, et tenta de disputer son fils à Ulpien. A la faveur de quelques dissentiments, les corrupteurs du dernier règne, les instituteurs de cour qui avaient été chassés, se glissèrent de nouveau au palais, essayèrent de reprendre leur influence. L'autorité d'Ulpien fut un instant menacée ; quelques-uns des hommes les plus recommandables introduits à la cour, furent éloignés. Le nouveau règne faillit glisser, avec un prince si jeune et si tendre encore aux conseils, sur la pente du vice. La fermeté d'Ulpien, la sagesse de Mammée, les bonnes intentions d'Alexandre Sévère triomphèrent de ces difficultés : les corrupteurs furent chassés ; un des préfets du prétoire, collègue d'Ulpien, sacrifié peut-être, et ceux qu'on avait exilés rentrèrent. Mammée sut faire obéir son cœur à sa raison ; et Ulpien, plus puissant que jamais, devint le véritable ministre d'Alexandre Sévère.

Le jeune empereur conserva en effet de ce danger un souvenir qui le mit toujours en garde contre les méchants et les flatteurs. Un de ses secrétaires, qui lui avait fait un faux rapport, eut les nerfs des doigts coupés pour qu'il ne pût désormais écrire. L'empereur prit soin, comme aux mystères d'Éleusis, qu'il n'entrât dans son palais que des personnes exemptes de tout reproche, afin que les méchants ne pussent parler à lui, à sa mère et à sa femme. Entendait-il un flatteur, il le renvoyait en le persiflant ; voyait-il un méchant, il s'écriait avec le rouge de la colère au front : Quoi ! Arabinus vit, ô divin Jupiter, et il se présente devant moi ! Il ne supportait point hème qu'on fit montre et surtout profit d'avoir du crédit sur sa personne. Turinus avait ses entrées au palais ; il se vantait de tenir l'oreille du prince et trafiquait, avec ses connaissances, des recommandations qu'il ne faisait pas. Alexandre tendit un piège à ce vendeur de fumée, comme on appelait à Rome cette sorte de personnage ; il le surprit en flagrant délit, et le condamna, un peu sévèrement, à mourir entre deux bûchers allumés, étouffé et puni par la fumée qu'il avait vendue à ses dupes. Depuis cette leçon, Alexandre Sévère ne voulut plus admettre personne à lui parler d'affaires, si ce n'est en présence d'Ulpien, le seul homme de l'empire en qui il eût confiance. Il ne put se passer désormais de lui, et l'eut toujours à ses côtés, même à sa table, où il l'admit chaque soir[4].

On vit alors le jurisconsulte Ulpien tenter, avec Alexandre Sévère, l'œuvre difficile de fortifier l'Empire militaire par des institutions civiles appropriées au gouvernement d'un seul.

Le sénat, épuré — il en avait besoin après le règne d'Héliogabale —, fut reconstitué, non pas cependant comme sous Auguste, au seul gré des intérêts ou des caprices du maitre. Les sénateurs conservés furent autorisés à se compléter eux-mêmes, mais avec injonction de donner leurs voix aux hommes les plus recommandables, s'ils ne voulaient être précipités dans les dernières classes. Des honneurs et des devoirs devinrent leur apanage. Parés des titres de clarissimes, ils eurent droit à la litière, à la voiture garnie d'argent ; mais ils durent s'abstenir de prêter à usure. On remarque que sous Septime Sévère, les constitutions remplacèrent décidément les sénatus-consultes, qui cessèrent de régler le droit. Ce fut sans doute encore une diminution de la puissance sénatoriale. Il faut remarquer cependant que le comité particulier formé de cinquante sénateurs préparait ces lois ; et l'historien Lampride nous assure que le sénat continua à les discuter. Cette assemblée recouvra en outre le droit assez important de désigner les gouverneurs de province, sur l'invitation de l'empereur ; elle prit même part au choix du préfet de Rome et du préfet du prétoire : c'était entrer presque en partage des attributions du pouvoir exécutif. Ulpien voulut sans doute par là donner un gage, bien nécessaire à Rome, au pouvoir civil contre le pouvoir militaire. Une garantie aussi considérable fut l'exemple que commença à donner Ulpien, de séparer aussi dans les provinces les pouvoirs militaires et civils, première condition d'une bonne administration. La vieille distinction établie par Auguste entre les provinces impériales et les provinces sénatoriales cessa. Ulpien envoya des présidents ou gouverneurs civils dans les provinces frontières comme dans les autres. Cette distinction n'avait plus en effet de raison d'être ; Alexandre Sévère disait « qu'il y avait des offices pour les militaires et d'autres pour les lettrés ; qu'il fallait que chacun fit ce qu'il savait.

Cet empereur porta alors la plus scrupuleuse attention sur le choix des agents de son pouvoir. Il préférait les hommes modestes qui se dérobaient, aux solliciteurs effrontés. Pour couper court aux abus, il institua des salaires pour les assesseurs, pourvut abondamment aux frais et à l'entretien des gouverneurs, et porta des peines sévères contre la vénalité et les concussions. Il faut nécessairement, disait-il, que celui qui achète la justice la vende. Je ne souffrirai pas qu'on fasse commerce de pouvoir et de justice. Vendre une place de juge, c'est établir que la justice se vend et m'ôter à moi-même le droit de punir ce trafic, puisque j'en ai donné l'exemple. La faveur même ne fut plus de saison. Ses amis et ses parents ne lui paraissaient-ils point dignes d'exercer des charges ou méritaient-ils d'en être dépossédés, il disait que la république lui était plus chère que ses parents et ses amis. Ils crut enfin avoir trouvé un bon moyen de ne plus égarer sa faveur ; et cette inspiration lui appartient en propre. Il fit afficher les noms de ceux qu'il voulait revêtir de quelque magistrature, afin que chacun pût élever contre le candidat plainte et accusation justement prouvée. C'est une coutume qu'il avait prise, dit Lampride, des Juifs ou des chrétiens, qui l'observent dans le choix de leurs pontifes. Il serait honteux, disait l'empereur, de ne point observer à l'égard des gouverneurs de provinces, à qui sont confiées la fortune et la vie des citoyens, ce que pratiquent publiquement les Juifs et les chrétiens dans le choix de leurs pontifes[5].

Sous cette impulsion honnête et vigoureuse, l'administration se régularisa. La célèbre constitution de Caligula, qui donnait le droit de citoyens romains à tous les habitants de l'Empire, n'avait encore été appliquée qu'au profit du fisc. Sous Alexandre Sévère, les provinces commencèrent à en ressentir les avantages. La taxe des héritages, qui s'était étendue à tout l'Empire, put être réduite an trentième, et permit même de diminuer les tributs et de remettre parfois l'or coronaire. Les impôts furent diminués au point qu'on fut obligé de frapper de la petite monnaie d'or pour qu'on pût les acquitter en détail[6]. La capitale et les provinces n'y perdirent rien. Alexandre Sévère trouva, dans son économie privée, le moyen de soutenir de ses deniers les familles nobles ruinées, sans qu'il y eût de leur faute ; il fit restaurer et achever plusieurs monuments, rendit au peuple les distributions d'huile, y ajouta celles de viande, et aida quelques provinces ou villes dans leurs besoins. Ce fut lui également qui ajouta aux traitements faits déjà aux professeurs de rhétorique, de grammaire, de médecine, ceux des professeurs de mathématiques, d'architecture, même de l'art divinatoire ; et il fonda des espèces de bourses pour les enfants pauvres qui assisteraient à ces leçons. Il eut l'idée heureuse d'assurer dans les provinces l'entretien des avocats qui plaidaient pour rien, des avocats des pauvres ; à Rome, celle des médecins gratuits. Les provinces ne gagnèrent pas seulement des avantages, mais des droits à cette nouvelle administration. Les vieilles différences municipales entre les villes de droit latin, italique, les préfectures, etc., tendirent à disparaître. Le régime uniforme de la curie, magistrature communale composée des plus imposés, commença à se généraliser, pour assurer pendant quelque temps la prospérité de l'Empire. S'il faut admettre les conséquences tirées judicieusement par M. Augustin Thierry, d'une inscription trouvée en Gaule[7], les assemblées provinciales, dont les droits étaient presque nuls, purent même alors exercer une sorte de contrôle sur les plus hauts magistrats, sur les gouverneurs, au point d'avoir le droit de les accuser.

Une tendance nouvelle caractérisa surtout ce gouvernement d'hommes d'affaires. Ulpien devina comment on pouvait enrichir l'État en même temps que la société, en protégeant le commerce, l'industrie, et en prenant de bonnes mesures économiques. Les marchands furent attirés à Rome par des avantages particuliers, afin d'assurer l'approvisionnement de la grande ville. Dans la cité guerrière et oratoire, près du forum abandonné, s'élevèrent des fabriques, mechanica opera. A mesure que l'esclavage diminuait, il fallait favoriser et organiser le travail libre. Les corporations des marchands de vin, de légumes, des tailleurs, des tisserands, furent reconnues et eurent des défenseurs particuliers. Les verreries, pelleteries, bijouteries, industries de luxe, furent imposées. Ces mesures n'étaient pas toutes bonnes ; mais il y avait louable effort à s'occuper de la matière. Une année, on se plaignit fortement à Rome, et peut-être dans les provinces, de la cherté de la viande ; on demandait à l'empereur de fixer un minimum de vente. Alexandre rendit une ordonnance plus sage, qui détermina l'âge, le temps où il fallait mener le bétail à l'abattoir, et particulièrement les vaches et les laies mères et laitières. Dans un temps où l'intérêt privé était imprudent et aveugle, où la corruption du goût allait jusqu'à préférer sur la table la viande de truie pleine, cette mesure suffit pour faire diminuer le prix de la viande au bout de deux ans[8].

Quelques divergences séparèrent Alexandre Sévère de son ministre. Imbu des idées hiérarchiques de l'Orient, Cet empereur eut un jour l'idée d'imposer un costume particulier aux différentes classes des citoyens, une sorte d'uniforme même aux différents dignitaires et fonctionnaires de l'Empire. Ulpien, plus Romain, s'y opposa, objectant à l'empereur que ce serait créer entre les citoyens ainsi marqués extérieurement, même dans la vie ordinaire, une nouvelle source d'envie, de rivalités et de querelles. Alexandre se rendit aux raisons d'Ulpien. Une simple bande de pourpre plus ou moins large pour les sénateurs ou les chevaliers, suffit pour distinguer les classes et les fonctions. L'empereur, en revanche, portait dans le gouvernement une recherche de moralité et de délicatesse particulières. Il ne voulait point que l'argent qui provenait des impôts mis sur le commerce des esclaves et sur les maisons de débauche entrât dans le trésor. Ulpien l'appliqua à l'entretien des théâtres et à l'assainissement des villes. L'empereur songea à extirper la prostitution masculine que l'administration tolérait comme l'autre, et que le prêtre du dieu Héliogabale avait presque érigée en culte. Ulpien encore arrêta le zèle du jeune empereur, de crainte de lâcher les égouts de l'antiquité païenne dans la vie privée, en voulant les supprimer.

Ces divergences entre l'empereur et le ministre venaient de leur éducation bien différente et du point de vue tout opposé où chacun se plaçait. Fils de Mammée, d'éducation demi-grecque et demi-orientale, naturellement porté à la rêverie et à l'exaltation mystiques, puisque son historien assure qu'il était doué de l'esprit de divination, Alexandre Sévère était porté à voir, dans une rénovation de la foi religieuse, le moyen le plus assuré de la réforme des mœurs. Disciple de l'école stoïcienne de la raison, quoique né en Phénicie, et héritier de toute la tradition des jurisconsultes, le grand Ulpien comptait bien plus sur l'influence de la raison et sur la pratique des lois, pour déterminer cette heureuse amélioration. Mais les idées du jeune empereur étaient aussi vagues, aussi confuses, hésitantes et indéterminées que celles de son ministre étaient claires, nettes, arrêtées. Comment en pouvait-il être alors autrement ? Dans les choses religieuses, l'intelligence et la foi des plus fermes variaient singulièrement au milieu du va -et- vient des opinions les plus opposées. C'était le temps où le fougueux Tertullien, après avoir défendu les chrétiens, trouvait le christianisme lui-même trop charnel, et annonçait, sur la foi de Montan, le règne du Paraclet qui ferait dominer l'esprit sur la chair. Le portefaix d'Alexandre, Ammonius Saccas, prétendait réconcilier Aristote et Platon en projetant sur eux le clair-obscur de l'illuminisme ; il renouvelait le platonisme, comme Apollonius de Tyane avait renouvelé le pythagorisme. Par le labeur des siècles, au contraire, par une tradition et une méthode sévèrement suivies, le stoïcisme était arrivé à la pleine intelligence, à la pleine possession de lui-même. Après avoir fait ses évolutions à travers la métaphysique, la morale et la politique, il avait trouvé enfin dans une école de jurisconsultes l'application civile de ses principes ; et il portait dans le droit romain, par l'intermédiaire d'Ulpien et de Paul, toute la rigueur et toute la clarté de la science.

C'est ainsi que l'empereur et le ministre se trouvèrent, sur une des questions les plus graves du temps, d'un avis tout à fait opposé. Celui qui avait réuni dans son lararium ou son oratoire particulier, Orphée, Apollonius et Jésus, et qui associait, comme saint Clément d'Alexandrie, la loi juive, la raison grecque et la foi chrétienne à l'œuvre de son édification personnelle, aurait voulu faire une place égale dans l'Empire à la religion chrétienne. Depuis longtemps le judaïsme était parmi les religions licites ; il lui rendit ses privilèges. Il aurait voulu reconnaître également le christianisme, et penchait déjà même vers les chrétiens. Des cabaretiers et des chrétiens, à Rome, un jour, se disputaient un terrain ; Alexandre Sévère l'adjugea aux derniers, parce que, dit-il, à tout prendre, il valait mieux que le terrain fût consacré à un culte. Cette décision était une tolérance implicite. Alexandre Sévère désira davantage ; il mit en délibération dans le sénat l'édification d'un temple en l'honneur du Christ. Les historiens ne nous ont pas laissé de détails sur cette délibération[9]. Nous savons seulement que l'homme de la raison, l'homme de la loi, le plus éclairé et le plus honnête à la fois de ce temps, qui rassembla tous les rescrits contre les chrétiens, et écrivit peut-être contre eux, s'opposa à l'idée de son maître. La raison latine et stoïcienne se défiait encore plus de ce qui venait de l'Orient, après ce que le prêtre Héliogabale en avait récemment dévoilé. Le sénat hésita, à ce qu'il semble, entre l'empereur et son ministre, entre le mysticisme oriental et la raison de l'Occident. On s'en référa, selon quelques auteurs chrétiens, singulier recours ! aux livres sacrés dit paganisme. Ceux-ci répondirent que tout l'Empire deviendrait chrétien si Alexandre Sévère exécutait son projet, et que, tous les autres temples devenant déserts, le Christ détrônerait tous les dieux. Alexandre recula.

En dépit des hommes, les doctrines venues des points les plus différents s'unissaient, dans un gouvernement sage et de bonne volonté, pour donner le bon exemple et réformer les lois. Alexandre Sévère faisait inscrire sur les murailles de son palais cette maxime : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fit à toi-même. Le grand Ulpien la développait en écrivant : Vivre honnêtement, ne pas blesser autrui, rendre à chacun ce qui lui est dû, voilà les fondements du droit. Déjà l'infortuné Papinien s'était rapproché du tendre précepte de l'Évangile : Aimez-vous les uns les autres, en disant qu'il importait à l'homme de s'attacher l'homme par des bienfaits. Sous ce double courant, la société et les lois s'améliorèrent, pendant ce règne. La puissance paternelle et maritale au sein de la famille est remplacée par la piété, pietas, c'est-à-dire l'amour, dans les écrits des jurisconsultes. Le père ne conserve plus sur son fils, dans les lois, que le droit de correction ; en cas de récidive, il doit s'adresser au magistrat. Le fils est légitime propriétaire de son pécule. Les droits des époux commencent à se rétablir dans un juste équilibre ; le régime dotal se répand, les donations entre époux sont légales et toujours révocables ; la mère sort de la tutelle des agnats, et la personne et les biens de la femme sont mis sous la protection de la justice. La même libéralité se glisse dans le droit de propriété : la possession de longtemps commence à équivaloir, selon les termes de l'école, à l'usucapion ; et, dans les contrats, l'équité l'emporte sur les rigueurs de la formule. Enfin, tous les grands jurisconsultes de cette époque n'ont qu'une voix contre l'esclavage, cette propriété contre nature ; ils déclarent les hommes égaux par le droit naturel[10].

On ne saurait imaginer, depuis les Antonins, un meilleur gouvernement que celui de ce court règne. La simplicité, le travail régnaient à la cour. L'Empire est dans la vertu et non dans l'éclat, disait Alexandre Sévère ; et quand sa mère Mammée, qui se trouvait dépassée par son fils, lui exprimait la crainte que par sa modestie, sa familiarité, il n'affaiblit et n'abaissât le pouvoir, il répondait : Je le relève et le fortifie. Dans l'exercice du pouvoir, il obéissait aux lois, répétant lui-même qu'il n'y avait rien de plus conforme à la dignité du prince que d'être soumis à la loi qui gouverne tout.

La restauration du gouvernement civil ne manqua pas cependant, dans cette société corrompue, et à la veille d'une rénovation plus complète, de faire des mécontents, et parmi les soldats particulièrement. Alexandre, malgré ses vertus et le bonheur dont on jouissait sous son règne, ne manquait pas de détracteurs. On disait que c'était un enfant qui restait sous la robe de sa mère et sous la férule de son précepteur ; le mysticisme de ses idées, qui perçait dans ses paroles et dans sa conduite, le faisait traiter par les malveillants d'archiprêtre et archipontife syrien. Pour conjurer ce mécontentement, Alexandre exécutait dans l'armée le programme de Septime ; il traitait parfaitement les soldats. Dans sa chambre, on voyait les registres et dossiers qui contenaient les noms et états de service des gens de guerre ; il les annotait, les relisait sans cesse, les savait presque par cœur, pour être toujours juste dans les distributions des grades et les promotions. Le soldat n'est docile, disait-il, que lorsqu'il est vêtu, chaussé, rassasié, et qu'il a quelque chose dans sa bourse. Il ajoutait à tout cela un certain luxe et une sollicitude toute particulière. Parmi ses corps d'élite, on distinguait les argyraspides et les chrysoaspides, troupes brillantes et richement armées. Jamais les armes, le vêtement militaire, les braies et les bottines n'avaient été si bien soignés dans l'armée. Autrefois, les soldats en marche portaient chacun des provisions de bouche pour dix-sept jours ; maintenant ils trouvaient des magasins et des provisions de vivres disposés aux différentes étapes. Quand cela était impossible, ils avaient des mulets ou des chameaux, selon les lieux, pour les soulager. Malades, les soldats étaient transportés sur des chariots suspendus et confiés sur la route, dans les villes et villages, aux soins d'honnêtes pères de famille qui étaient indemnisés de leurs frais : toutes douceurs que les soldats romains n'avaient jamais connues[11].

Les armées sentaient cependant que ce n'était pas là leur règne. Alexandre Sévère maintenait rigoureusement la discipline. L'empereur prenait souvent ses repas avec les soldats, pavillons ouverts, pour qu'ils fussent témoins de sa simplicité. Dans les marches, il ne permettait point le maraudage, et, à Rome, il ne souffrait pas que les soldats du prétoire manquassent de respect aux citoyens. Les soldats ne sentaient que la sévérité et oubliaient les bienfaits du régime. A la faveur de ce mécontentement, quelques tentatives d'usurpation eurent lieu. L'empereur en comprima une, entre autres, d'une singulière manière. Il avait appris qu'Ovinius Camillus, d'une ancienne famille, mais fort efféminé, visait au pouvoir ; il le fit appréhender, l'associa au trône, l'admit à sa table, lui donna les ornements impériaux. Une guerre éclata, il l'emmena avec lui, et l'invita à marcher à ses côtés, à la tête des troupes. Ovinius fut fatigué au bout de cinq milles. L'empereur lui fit donner un cheval. A la seconde halte, Ovinius, encore plus las, refusa le chariot qu'on mettait à sa disposition, et préféra la mort à l'Empire. L'épée que Denys le Syracusain avait fait suspendre sur la tête de Damoclès est l'invention d'un tyran ; la leçon d'Alexandre Sévère à Ovinius est aussi spirituelle que morale ; elle sent son Henri IV.

Le sourd mécontentement des soldats éclata deux fois dans Rome. A la suite d'une première querelle entre citoyens et soldats, une vraie bataille eut lieu dans la ville ; et les citoyens ne firent la paix avec les soldats que lorsque ceux-ci les menacèrent de mettre le feu aux maisons. C'était à Ulpien surtout que les prétoriens en voulaient. A plusieurs reprises, Alexandre Sévère avait été obligé de le défendre, de le couvrir de son corps contre leurs entreprises. Une fois enfin, ces furieux pénétrèrent dans le palais, surprirent le grand jurisconsulte et le massacrèrent sans pitié, malgré les larmes et les efforts de l'empereur. Un certain Épagathe, officier, était probablement l'instigateur de cet infâme assassinat ; Alexandre Sévère l'éloigna, sous prétexte d'une mission, pour pouvoir le piger au loin, tant il sentait le besoin de ménager les soldats. Cependant, il n'abandonna pas pour cela l'œuvre qu'il avait entreprise. Pour remplacer dignement celui qu'il avait perdu, il appela à la préfecture du prétoire Paulus, un autre Ulpien, exilé, menacé comme lui sous Héliogabale, et comme lui, disciple et assesseur du grand Papinien. On ne sait ici lequel admirer le plus de l'empereur ou de son nouveau ministre.

Le défaut du gouvernement fondé par Septime Sévère finit néanmoins par être fatal à son petit-neveu, qui avait voulu le corriger. La guerre, en arrachant Alexandre de Rome, du centre civil du gouvernement, pour le transporter au milieu des légions, centre mobile de l'Empire, le mit à la discrétion des soldats. En Orient déjà, où il avait à résister au restaurateur de la monarchie perse, le forgeron Ardschir, fils de Babec, le fils de Mammée eut beaucoup de peine à mater les soldats. La légion en garnison prés du fameux bourg de Daphné, à Antioche, réclamait avec des cris contre l'interdiction de pénétrer dans cette ville, ennemie de toute discipline : C'est contre les Perses, dit Alexandre Sévère aux soldats, qu'il faut pousser ces clameurs. Ils agitèrent leurs armes. C'est contre l'ennemi et non contre votre empereur qu'il faut vous en servir. Comme ils ne s'apaisaient pas encore, Alexandre usa du classique moyen des anciens généraux de la république : Citoyens, dit-il, déposez vos armes et rentrez dans vos foyers. Les soldats se dispersèrent en silence ; mais ils vinrent bientôt redemander leurs armes, et obtinrent avec joie, en se soumettant, de rentrer sous leurs aigles. Ce fut la dernière victoire d'Alexandre[12]

Sur les bords du Rhin, l'empereur ne fut pas aussi heureux qu'en Asie. Il avait été mal accueilli par les Gaulois. Les soldats du Rhin, sauvages et avides, voyant le pouvoir entre leurs mains, avec la personne de leur empereur, résolurent de ne pas laisser échapper l'occasion de se donner un maître plus de leur goût. Ils savaient qu'ils n'avaient rien à obtenir d'Alexandre ; mais, si celui-ci mourait au milieu d'eux, l'élection leur appartenait. Ils avaient justement sous la main l'homme qu'il leur fallait ; Maximin, une espèce de géant, idole du soldat pour ses qualités physiques. Quelques-uns des compagnons de Maximin s'avisèrent un jour, près de Mayence, de lui jeter un manteau de pourpre sur les épaules et de le proclamer empereur. Maximin se laissa faire et envoya quelques soldats contre son maître. Alexandre dormait dans sa tente, presque sans gardes ; sa mère Mammée, qui ne le quittait pas, veillait seule auprès de lui. Au premier bruit du tumulte, Alexandre se réveille. Comprenant son sort, il se tourne vers sa mère : C'est grâce à vous, dit-il, que je meure. Reprochait-il à Mammée de lui avoir inspiré ces vertus que les soldats venaient punir ? N'était-ce pas plutôt la tendre expression d'une résignation presque chrétienne au martyre qu'il acceptait comme un dernier acte de soumission filiale ? C'est un secret, comme la conscience de Mammée et celle d'Alexandre Sévère sont un secret pour nous. Mammée se précipita au-devant des soldats, qui l'égorgèrent en l'injuriant du nom de vieille avare ; Alexandre, traité d'enfant lui-même, n'eut que le temps de ramener sa toge sur sa tête et tomba percé de coups à côté de celle à qui il avait obéi dans la mort comme dans la vie[13].

Le froid et inintelligent historien dont nous tenons les plus grands détails sur Alexandre Sévère, Lampride, ajoute cependant à la vie de cet empereur quelques réflexions heureuses. Si l'on demande, dit-il, pourquoi un empereur, Syrien de naissance, a été si bon, tandis que tant d'empereurs, nés en Italie, ont été si mauvais, je répondrai que c'est qu'il a été bien entouré, tandis que les autres l'ont été fort mal. Comme, en effet, l'empereur ne peut ni tout voir ni tout faire par lui-même, il est plus heureux pour l'Empire d'avoir même un mauvais prince avec de bons ministres, qu'un bon prince avec de mauvais instruments. Il faut faire remonter en effet l'honneur du règne d'Alexandre, comme de tout ce qu'il y a de bon dans l'époque sévérienne, où l'on remarque de sensibles progrès dans le gouvernement et dans le droit, aux Papinien, aux Ulpien, aux Paul, aux modes-tin ; le premier tué par Caracalla, le second tué par les prétoriens, le troisième deux fois exilé, ils ont ajouté chacun le sacrifice de leur vie ou de leurs souffrances aux bienfaits qu'ils assuraient à l'humanité. Sur la foi de la classique tradition, on n'a pas assez d'admiration pour Pétus et Thraséas, ces nobles victimes des Caligula et des Néron ; et l'on n'accorde d'ordinaire que du respect à Papinien et à Ulpien, comme à de savants jurisconsultes. On oublie trop que ceux-ci ont été hommes politiques et de cœur à l'égal des premiers. Pétus, Thraséas, hommes d'opposition, ont lutté, ont noblement souffert et sont morts en protestant contre l'établissement d'un détestable pouvoir. Papinien, Paulus, Ulpien, hommes de gouvernement, ont lutté, ont souffert, sont morts pour avoir tenté de réformer ce régime et de transformer le despotisme absolu et militaire en une monarchie tempérée et libérale.

 

 

 



[1] Lampr., Alex., ch. VI-VII.

[2] Lampr., Alex., 6, 12, 35. — Hérodien, 5. — Dion, LXXIX.

[3] Hérod., 6. Dion, LXXX. Lampr., Alex., 15, 16,14, 68.

[4] Hérod., 8. Lampr., 39, 30.

[5] Lamp., 19, 21, 40, 46. — Cyprien, Epist., 33.

[6] Lampr., 25, 26, 39.

[7] Histoire de la Gaule sous l'administration romaine, 2e v., p. 114.

[8] Lampride, de 20 à 26, de 35 à 43.

[9] Lampr., VII, 51, 59. — Hérod., VI. — Dig., II, tit. XIV. — Eusèbe, Hist. eccl., I, VI, 28.

[10] Laferrière, Histoire du droit civil de Rome et du droit français, 2e v., p. 181 et sqq. — Troplong, Influence du christianisme sur le droit romain.

[11] Lampride, 45, 47, 50, 52, 58.

[12] Dion, LXXX. — Lampride, de 51 à 57.

[13] Lampride, de 59 à 64.