LES EMPEREURS ROMAINS

DEUXIÈME PARTIE. — L'EMPIRE LIBÉRAL

V. — MARC-AURÈLE. - (161-180 ap. J.-C.).

Stoïcisme et Christianisme.

 

 

Au siècle des Antonins, dit Montesquieu, la philosophie stoïcienne s'étendait et s'accréditait dans l'empire. Il semblait que la nature humaine eût fait un effort pour produire d'elle-même cette philosophie admirable qui était comme ces plantes que la terre fait naître dans des lieux que le ciel n'a jamais vus.

Les Romains lui durent leurs meilleurs empereurs. Rien n'est capable de faire oublier le premier Antonin que Marc-Aurèle qu'il adopta. On sent en soi-même un plaisir secret quand on parle de cet empereur ; on ne peut lire sa vie sans une espèce d'attendrissement : tel est l'effet qu'elle produit, qu'on a meilleure opinion de soi-même parce qu'on a meilleure opinion des hommes.

Depuis le jour oh elle avait quitté la Grèce pour Rome, la philosophie stoïcienne avait eu les plus grandes et les plus tragiques destinées. Abandonnant la spéculation pour la pratique, dans la cité politique par excellence, et confondue, pendant les guerres civiles qui précédèrent l'empire, avec le vieil et austère parti de la république, elle avait été vaincue avec lui ; elle avait subi la dure loi de la défaite. Regardée avec défiance par Auguste, avec mépris par Tibère, elle avait été conspuée, dispersée, persécutée dans sa doctrine et dans ses adeptes par Néron et par Domitien. Mais, comme il arrive souvent, la persécution lui avait été heureuse ; elle s'y était retrempée, épurée, métamorphosée. A l'école du malheur et de la résignation elle était devenue, d'austère et rigide, douce et bienveillante, d'étroite, singulièrement large, de politique et civique enfin, toute humaine. D'abord philosophie trop exclusive d'une raison froide et solitaire., elle était descendue de l'esprit dans le cœur, et était remontée de là, quoique obscurément encore, comme à son exemplaire et à son type complet, jusqu'à l'idée d'un être supérieur, tout intelligent et tout bienfaisant, dont l'âme raisonnable et sympathique, répandue dans tous les êtres humains, formait une étroite société, et comme une parenté, non de race et de naissance, mais d'intelligence et d'amour, entre la divinité et les hommes et entre les hommes entre eux. Pour les stoïciens d'alors, en effet, l'homme n'était plus isolé de Dieu. Il était partie intégrante du monde et associé à son action collective. Le monde était une immense cité où Dieu, la cité et l'homme vivaient comme sous un même gouvernement. L'ensemble de ces lois, c'était la raison même, essence de la Divinité, beauté souveraine du bien qui rayonnait dans l'espace et dans le temps, et qui se reflétait dans l'homme pour l'enivrer de foi et d'amour. En s'efforçant de passer dans la pratique et dans les lois, cette philosophie tendait à se consacrer à la réforme de la vieille société corrompue par l'égoïsme, l'inégalité et l'injustice ; car elle professait déjà l'unité du genre humain, l'égalité des libres et des esclaves, les droits respectifs des époux, du père et des enfants, les devoirs de la charité des hommes envers les hommes, même dans la terrible sanction que la justice sociale exerce contre ceux qui se rendent coupables envers la société. Telle la philosophie, après l'orage, était revenue dans le palais impérial, pour en être l'ornement sous Trajan, l'inspiration sous Antonin ; telle elle montait maintenant sur le trône dans la personne de Marc-Aurèle, pour essayer de faire régner ses principes dans le gouvernement et jeter un dernier et vif éclat, avant de céder la place à une religion plus puissante et plus efficace, mais dont elle prépara cependant le règne[1].

De la famille espagnole des Annius Verus, que Vespasien fit entrer au sénat et Adrien dans le palais impérial, Marc-Aurèle montra de bonne heure une raison précoce, un cœur particulièrement sensible et une grande sincérité de caractère. Adrien jouant sur le nom de son grand-père, l'appela tout jeune Verissimus. Il avait surtout une aptitude particulière à faire choix et à s'éprendre, parmi les personnes dont il approchait, de l'enseignement ou de la vertu qui était leur principal ornement, pour se les approprier et les revêtir. C'est ainsi qu'il prit, il nous le dit lui-même, de son aïeul la patience, de son père, qu'il perdit jeune, l'énergie, et de sa mère la piété et la bienfaisance, vertus bien dignes d'être enseignées par une mère t De son oncle maternel /Enns Verus, adopté par Adrien avant sa mort, et dont il n'avait rien de bon à prendre, il tira au moins la leçon de veiller continuellement sur lui-même. Il remercie les dieux de n'avoir jamais donné à ses parents, pour lesquels il eut toujours un grand respect, aucun sujet de chagrin, bien qu'il y eût quelque disposition naturelle ; il fit plus, ce qu'il ne nous dit pas, puisqu'il demanda à sa mère de laisser son héritage à sa sœur Cornificia, ayant assez pour lui de l'héritage de son aïeul. Même prudence et même attention de l'enfant, quand il passa des mains de ses parents dans celles de ses maîtres. Annius Verus, son grand-père, l'avait entouré des rhéteurs et des philosophes les plus variés et les plus distingués de son temps. L'enfant s'appliqua avec ardeur et docilité à tout ce qu'on voulut lui apprendre, sans en excepter les exercices du corps. Mais il fit de bonne heure son choix, préféra les philosophes aux rhéteurs et, à la prose et aux vers qu'il ne dédaigna pas cependant, l'étude du bien. A douze ans il prit le manteau, la vie frugale, coucha sur la dure, au point que la tendresse de sa mère exigea de lui quelque adoucissement à son régime ; et il se livra toujours avec tant d'ardeur à l'étude et à la méditation philosophique qu'il compromit quelquefois sa santé et resta d'une complexion faible et maladive. Si je ne suis pas devenu la proie de quelque sophiste, disait-il, et si je n'ai pas perdu mon temps à l'étude des mots, c'est aux dieux que je le dois. Il voulait tirer surtout de ses maîtres un parti tout pratique. A ce titre il prisa peu Hérode Atticus, le Grec. Le célèbre rhéteur romain Fronton lui enseigna au contraire, dit-il, tout ce qu'il y a dans un tyran d'envie, de duplicité, d'hypocrisie, et combien il y a peu de sentiments affectueux chez les patriciens ; Diognète lui inspira le mépris des croyances et des pratiques magiques et superstitieuses ; le stoïcien Apollone de Syrie mit dans son Arne la douceur à côté de la fermeté. Le stoïcien romain Rusticus, fils peut-être de la victime de Domitien, et dont il tint le beau Manuel d'Épictète qu'il ne quitta plus, lui fit rejeter le luxe des vêtements, des discours, les passions du cirque, et lui enseigna l'égalité d'âme, la clémence et l'horreur de la délation. Ce fut Severus (le péripatéticien), enfin, qui lui fit connaître Thraséas, Helvidius, Caton, Dion, Brutus ; qui lui fit concevoir l'idée d'un état libre où règne l'égalité naturelle de tous les citoyens et de tous les droits, et la pensée d'une royauté qui placerait avant tous les devoirs le respect de la liberté des citoyens. Le jeune homme profitait beaucoup avec ses maîtres parce qu'il savait les honorer et les aimer ; sa correspondance avec Fronton est pleine d'une naïve tendresse ; un jour il pleurait la mort de l'un d'eux : Ni la philosophie, ni l'empire, dit le vieil Antonin aux courtisans qui se moquaient, n'interdisent une tendre douleur. Marc-Aurèle eut toujours le buste de ses maîtres dans son oratoire, in larario suo ; plus tard, empereur, il allait encore les écouter, quand il pouvait leur donner des leçons ; il les combla tous d'honneurs, en eut quelques-uns, comme Rusticus, pour conseillera intimes, et les employa, quand il put, dans son gouvernement[2].

Lorsque Antonin, sur l'ordre du vieil Adrien, adopta le jeune Marc-Aurèle, qui promettait déjà d'être son meilleur successeur, le jeune philosophé fut saisi d'effroi ; il parla longuement à ses jeunes amis des dangers et des tourments du pouvoir impérial. Ce fut avec douleur qu'il abandonna le jardin maternel pour le palais des Césars, théâtre déjà de tant de tragédies, et qu'il laissa les études, la chasse et la pêche pour les soins du gouvernement. Il avait déjà rempli, à six ans, avec gravité les fonctions de prêtre salien ; à quinze il avait revêtu la robe virile et à vingt exercé la charge de préfet de Rome. Associé bientôt à tous les honneurs, à toutes les dignités de l'empire par Antonin, Marc-Aurèle s'attacha de ce jour à cet empereur comme au meilleur maitre dans la science de la sagesse et dans l'art de régner. Ce qu'il éprouvait pour lui de respect et d'amour tenait du culte qu'on a pour la divinité. Durant vingt-trois ans, toujours à ses côtés dans Rome ou à Lorium, il ne le quitta que deux fois, et pendant un jour seulement. Honoré d'entrer encore plus intimement dans la famille de son père adoptif, il épousa, malgré ses répugnances, sa fille Faustine. Il contemplait sans cesse, et il médita toute sa vie les vertus d'Antonin, dont il partagea tous les actes ; et par là il s'affermit dans les qualités qu'il avait et y ajouta celles qu'il n'avait pas. Il apprit surtout de ce sage couronné que l'empire ne consiste pas dans un palais, des gardes, des torches, des habits éclatants et des statues ; et qu'un prince peut ramener presque sa vie à celle d'un simple citoyen, sans montrer pour cela moins de grandeur et de force quand il s'agit de faire acte d'empereur et de mettre la main aux affaires de l'État. Il ne cessa, après la mort de son grand modèle, de se répéter toujours : Agis en disciple[3] d'Antonin, et il sut s'obéir à lui-même. Trajan fit le bien par une droite volonté, Antonin par une heureuse nature, Marc-Aurèle par raison ; il sut se rendre compte, parfait par là, et supérieur aux deux autres.

Antonin, à son lit de mort, pour assurer le trône à Marc-Aurèle, bien qu'il eût deux fils à lui, se contenta de faire porter dans la chambre à coucher de son fils adoptif la statue d'or de la Fortune, qui, selon l'usage, était toujours dans l'appartement de l'empereur. Proclamé avec bonheur par le sénat, Marc-Aurèle commença son règne par un acte d'abnégation semblable à celui d'Antonin. Il associa à la puissance impériale Lucius Verus, son frère adoptif, qu'Adrien lui avait donné d'avance pour collègue, mais qu'Antonin, trop instruit de ses vices, avait, tout- en le gardant au palais, tenu toujours éloigné des honneurs et du pouvoir. On a reproché à Marc-Aurèle d'avoir ainsi gardé sur le trône le vice à côté de la vertu. Mais ne devait-il pas, en prenant possession de l'Empire, donner le premier l'exemple de l'obéissance au pouvoir, représenté par un de ses prédécesseurs ? En satisfaisant ainsi l'ambition de Verus par un partage dont il sut toujours conjurer les périls, n'évitait-il point une révolte, une guerre civile peut-être, et a triste nécessité de commencer son règne, comme tant d'autres l'avaient fait, par la mort de ses parents ? C'était une difficulté sans doute ; mais Marc-Aurèle l'accepta, en vrai stoïcien, comme une épreuve, un mal inévitable et nécessaire. Le rhéteur Aristide lui a prêté encore une autre intention, qui ne messied point à l'âme de Marc-Aurèle : celle de montrer sur le trône l'exemple de l'union d'un bon même avec un méchant, et d'apprendre par là aux hommes à cesser leurs divisions, leurs querelles, pour de bien chétifs intérêts, sous deux empereurs qui avaient su partager le monde.

Marc-Aurèle, philosophe, apportait sur le trône les idées les plus élevées et les plus humaines que la philosophie eût encore conçues sur les rapports des hommes entre eux ; et ce n'était pas seulement des idées apprises. Il avait épuré, élevé encore celles de ses maîtres. Pour son usage particulier, il rédigeait lui-même, d'une manière concise et frappante, ses propres pensées, le résumé de sa philosophie. C'était une sorte de manuel qu'il portait avec lui, et auquel il travailla jusqu'à la fin de ses jours. On y voit que le culte continuel de la raison était chez lui la première condition de l'art de bien vivre, et la meilleure excitation à faire du bien à ses semblables. Répète-toi souvent, dit Marc-Aurèle dans ses Pensées, je suis un membre de la société humaine. Si tu dis simplement : Je fais partie de la société, c'est que tu n'aimes pas les hommes du fond du cœur ; c'est que tu n'as pas encore de plaisir à leur faire du bien, comme à tes parents et à tes frères ; et si tu leur en fais par pure bienséance, tu ne t'y portes pas encore comme à ton propre bien. De cet enseignement du stoïcisme à ces tendres et simples paroles : Aimez-vous les uns les autres, il y avait encore la différence de l'accent ; c'était beaucoup. Mais Marc-Aurèle ajoute : La meilleure manière de se venger des hommes, c'est de leur prouver qu'on est meilleur qu'eux, en ne se vengeant point. Tu trouves les hommes méchants, ne te fâche pas, instruis-les. N'est-ce pas là enseigner le moyen de rendre le bien pour le mal ?

Ce que l'on cherche avec le plus de curiosité dans les Pensées de Marc-Aurèle, c'est l'idée qu'il se faisait des devoirs du pouvoir envers les hommes, d'un souverain même envers l'humanité : La royauté, dit-il, doit placer avant tous les devoirs, le respect de la liberté des citoyens. L'État véritable est celui où la règle est l'égalité naturelle de tous les citoyens, l'égalité de leurs droits. Ce n'est point que Marc-Aurèle, philosophe pratique et souverain, rêvât une égalité chimérique et impossible des conditions humaines. Il est, dit-il, dans l'esprit des choses qu'il y ait des inférieurs et des supérieurs ; mais les supérieurs sont constitués en vue des inférieurs, comme ceux-ci en vue des autres. C'est ce qui fait le concert mutuel et l'harmonie. Il faut que les hommes aient un chef, comme le monde a un maitre, et le troupeau un conducteur. Mais ce chef ne lui parait point au-dessus des lois. Il faut prendre garde, dit Marc-Aurèle au contraire, de te croire supérieur à toute loi, comme les mauvais empereurs Néron et Domitien. Ce serait détruire l'égalité naturelle ; et ta vie, séparée du corps de la société dont tu es le chef, serait une vie factieuse, comme celle de tout homme qui, en se faisant un parti dans la république, en rompt l'harmonie et l'unité. On est heureux de retrouver dans les sénatus-consultes de ce temps cités au Digeste la même pensée ainsi exprimée : Rien ne convient mieux au prince que d'être soumis aux lois[4]. Les devoirs seulement du souverain étaient plus grands pour Marc-Aurèle. Il les caractérise toujours vivement : Ce qui n'est point utile à la ruche, dit-il, n'est point utile à la reine. — As-tu été utile au monde, tu as été utile à toi-même. Dans certains moments d'enthousiasme, la pensée de Marc-Aurèle s'élève même au-dessus, et son cœur s'étend au delà des murailles de l'étroite cité romaine et des larges limites de l'Empire : J'ai, dit-il, une cité et une patrie ; empereur, ma cité c'est Rome ; homme, ma patrie c'est le monde. Embellis-toi donc, ô mon âme, de simplicité, de pudeur, pour toutes ces choses qui ne sont ni le vice, ni la vertu. Chéris le genre humain, la cité sainte de Jupiter ; obéis à Dieu : Dieu, dit le poète, fait tout par des lois[5]. Est-il beaucoup de souverains qui aient aussi scrupuleusement pesé la responsabilité de leur couronne et porté aussi loin les limites de leurs devoirs ? Marc-Aurèle ne s'arrêtait qu'à l'imitation de Dieu, dans l'action bienfaisante de ses lois sur les hommes.

Voilà Marc-Aurèle en théorie : voyons-le dans la pratique.

Songe se répétait tous les matins cet empereur, songe que tu as à faire œuvre d'homme. Faire œuvre d'homme pour lui, maître du monde, ce fut, en améliorant le gouvernement et en réformant les lois, chercher à rendre les hommes meilleurs. On aperçoit, en effet, cet effort dans la conduite et dans les lois de Marc-Aurèle. Les prédécesseurs immédiats de ce grand homme avaient beaucoup fait pour rendre au sénat la confiance, pour lui restituer l'influence qui l'avaient fui. Marc-Aurèle fit bien davantage ; il lui attribua la connaissance et la décision d'affaires que les premiers Césars s'étaient réservées à eux seuls, entre autres celles dont on appelait au consul. Il recruta désormais avec soin le sénat pour relever sa considération. Il choisit parmi les sénateurs des époux pour ses filles, sans tenir compte de la fortune. Quand il s'agit d'une affaire qui eût trait à la vie ou aux intérêts d'un sénateur, il l'instruisit en secret, avant de la présenter à l'assemblée. Toutes les fois qu'il le put, il assista aux séances du sénat, et il ne les quittait jamais que lorsque le consul avait prononcé ces paroles : Nous n'avons plus rien, pères conscrits, à vous exposer. Ce ne fut point seulement de sa part simple déférence ; il suivit presque toujours les avis du sénat qui, en présence de sa vertu, n'en savait guère émettre que de bons. Il est plus juste, disait-il, à moi, de suivre l'avis de tant d'amis éclairés que de leur imposer le mien. Plein de mépris pour les délateurs, il tenait moins à savoir ce que l'on disait des antres que ce que l'on disait de lui-même, pour pouvoir se corriger ; car il avait retenu cette parole d'Antisthènes : C'est chose royale, quand on fait le bien, d'entendre dire du mal de soi ; et il ne croyait pas au-dessous de lui de se défendre contre d'injustes reproches ou d'éclairer le peuple sur ses actes, en plaidant la cause de son gouvernement sur les murailles de Rome. Il aimait la publicité et savait s'en servir à son honneur.

Une des conquêtes des peuples modernes qui semble le plus assurée, bien qu'elle ait été longue à faire, Marc-Aurèle, par simple honnêteté, en dota son règne. Il n'employa jamais aucun des deniers de l'État sans avoir pris l'avis du sénat. S'agissait-il d'une guerre, de monuments à élever, de villes à réparer, de provinces à soulager, il consultait les sénateurs. Si le sénat avait été le vrai produit, la fidèle image des provinces, au lieu d'être un corps aristocratique qui, même en se recrutant dans tout l'Empire, ne représenta jamais qu'une tradition toute romaine et usée, l'Empire eût joui d'une sorte de gouvernement représentatif : Je n'oublie point, disait Marc-Aurèle aux sénateurs, que rien dans l'Empire ne m'appartient, pas même cette maison que j'habite, et qui est vôtre. Le palais même qu'avait élevé les plus fastueux empereurs romains, était pour lui un édifice national ; il se rappelait que Nerva y avait fait inscrire ces mots, qui avaient été respectés par Trajan et qui y étaient peut-être encore : Palais public. Aussi Marc-Aurèle fut-il si ménager de l'argent de l'Empire, qu'on le vit plusieurs fois diminuer les impôts et abolir les arriérés dus au trésor. On ne trouve point dans ses historiens qu'il ait, à l'exemple des empereurs ses prédécesseurs, élevé des cirques, des basiliques, des monuments nouveaux ; l'Empire en possédait assez. Il répara seulement les routes, entretint les anciens édifices, releva les ruines que des tremblements de terre ou des incendies avaient faites à Smyrne, à Nicomédie, à Carthage[6]. Quand, au lendemain d'une disette et d'une peste, il dut entreprendre une grande guerre, le trésor se trouvant vide, il engagea ses palais, ses meubles, ses tableaux et sa vaisselle.

Cet empereur, qui releva la dignité du sénat, n'eut pas de trop grandes complaisances pour la multitude. Le premier, il osa restreindre la dépense des jeux et des spectacles publics et diminuer le salaire des histrions ; c'est ainsi qu'il trouva moyen d'ajouter, aux professeurs de rhétorique et d'éloquence, des maîtres de philosophie à Athènes et dans les autres écoles de l'Empire. Il donna encore des jeux. Pouvait-il réduire le peuple romain au régime des philosophes ? Il présida même à ces plaisirs trop aimés du peuple, et sans affecter pour eux un mépris qui eût excédé la mesure de la sagesse. Le vain appareil de la magnificence, disait-il, les spectacles de la scène, les combats de gladiateurs, les animaux de toute grandeur, tout cela est comme un os jeté en pâture aux chiens, un morceau de pain qu'on laisse tomber dans un vivier ; ce sont fatigue de fourmis tramant leur fardeau, déroute de souris effrayées, marionnettes qu'un fil fait mouvoir. Assistez-y donc, avec un sentiment de bonté, sans orgueil. Marc-Aurèle, après avoir fait mettre entre les mains des gladiateurs des fers émoussés et tendre des matelas sous les danseurs de corde, assista à ces spectacles ; assis au milieu de l'amphithéâtre il lisait des placets, expédiait des affaires et souffrait que le peuple le raillât de prendre si peu de part à ses plaisirs. Quelquefois seulement, pris de dégoût pour l'uniforme répétition de ces spectacles, il se disait à lui-même : Jusques à quand donc ? En revanche, Marc-Aurèle développa et améliora les établissements fondés par ses prédécesseurs en faveur de l'éducation et de l'entretien des enfants des citoyens pauvres. Des præfecti alimentorum furent chargés de l'administration des revenus placés sur hypothèque pour couvrir ces frais ; et des personnages consulaires remplirent désormais ces fonctions. De nouvelles catégories d'enfants des deux sexes, sous le nom de pueri Aureliani et de puellæ Faustinianæ, furent ajoutées par l'empereur et l'impératrice aux précédentes, et leur entretien resta assuré[7]. Un élégant bas-relief appartenant au musée de la Villa Albani, et qui représente des jeunes filles pressées autour de Faustine pour recevoir le blé qu'elle verse dans les plis de leurs vêtements, a perpétué le touchant souvenir de ces fondations.

Dans la réforme des lois et dans la distribution de la justice, Marc-Aurèle porta une préoccupation particulière à la nouvelle philosophie stoïcienne et à lui-même ; il imprima au droit et à la justice un caractère jusque-là inconnu de douceur et de patience. Tous les êtres pensants, dit-il, ayant été créés les uns pour les autres, la patience fait partie de la justice qu'ils se doivent les uns aux autres. Ceux qui gouvernent leurs semblables avec orgueil et tyrannie et qui traitent leurs inférieurs du haut en bas, que sont-ils ? Des misérables qui, un peu auparavant, faisaient bassement leur cour, et qui tout à l'heure vont s'humilier devant celui dont ils ont à espérer ou à craindre quelque chose. Il faut vivre sans orgueil et avec douceur parmi les hommes, trop souvent menteurs et injustes, sans s'écarter soi-même de la vérité et de la justice. Le règne de Marc-Aurèle n'est pas recommandable seulement parce que les jurisconsultes stoïciens, et le célèbre Gaius surtout dans les Institutes, proclamèrent les principes d'équité et de justice qui dérivent de la raison comme les fondements du droit, et inclinèrent l'esprit de la loi de la sévérité à la douceur ; l'empereur stoïcien tenta de faire passer ces principes et ces habitudes dans d'excellentes lois, sur lesquelles on n'a pas assez de détails, quoique plusieurs se retrouvent dans le Digeste, mais qui suffisent à montrer l'équité, l'adoucissement, la pudeur même des sentiments qu'il voulut répandre dans les rapports des hommes entre eux. L'établissement de greffiers et de registres pour l'état civil, à Rome et dans les provinces, mit la liberté des citoyens à l'abri de bien des contestations et assura l'exécution des mesures d'assistance publique. L'institution d'un préteur des tutelles chargé de protéger les mineurs, la création de curateurs obligés pour tous les adultes, non pas seulement pour les débauchés et les aliénés, étendit la protection et la sollicitude de l'État sur les faibles. Le droit de vendre les esclaves pour l'arène refusé au maitre, la condition de ceux-ci améliorée, les anciennes formes d'affranchissement facilitées, de nouvelles inventées, partout les doutes dissipés, les obstacles aplanis, les difficultés résolues dans un sens favorable à la libération, montrèrent que les esclaves faisaient partie de la cité humaine rêvée par Marc-Aurèle. De nouveaux adoucissements et de nouvelles exceptions apportés à l'impôt du vingtième des successions, l'indépendance et les droits de succession de la mère élargis ; l'autorité paternelle adoucie, soumise à la prescription ; la liberté, la propriété des enfants garanties ; les parents obligés envers leurs jeunes enfants, les enfants envers leurs vieux parents ; la part des enfants mâles assurée sur l'héritage de leur mère, des fils ingrats même sur l'héritage du père, resserrèrent les liens de la famille en les adoucissant. Enfin l'honnêteté exigée dans le commerce de la banque et les ventes à l'encan, les bains communs aux deux sexes interdits, le luxe effréné des festins et des parures limité, l'ensevelissement des pauvres ordonné aux frais de l'État, montrèrent jusqu'à quels détails Marc-Aurèle savait descendre, dans l'intérêt de l'amélioration, de l'adoucissement des mœurs et de la dignité humaine[8].

C'est l'exemple surtout qui propage les bonnes et douces habitudes de la justice. Marc-Aurèle reprochait vivement aux préteurs leur précipitation dans l'instruction des causes et dans la décision des procès. Il restreignit la durée des vacances des tribunaux pour qu'ils accordassent plus de temps aux affaires. Lui-même il ne se trouvait jamais assez éclairé. Habitué à prendre connaissance de tous les procès criminels on civils intentés aux personnes distinguées, il y consacrait ses jours et ses nuits, recherchant, pour incliner à l'indulgence, dans l'acte coupable, l'erreur de l'intention ou l'ignorance de la volonté. Il accorda les plus grandes facilités à la défense. Il n'y a point de lenteurs à craindre, disait-il, quand il s'agit de la vie d'un homme. C'était toujours d'après l'avis des préfets et sous leur responsabilité qu'il rendait ses décisions ; le jurisconsulte Scævola était celui qu'il consultait de préférence. S'il mit quelque chose du sien dans les décisions, ce fut pour diminuer la peine, évitant la mort autant qu'il était possible, et laissant au moins le choix du dernier supplice au condamné ; inexorable cependant lorsqu'il avait rendu une sentence, et reconnu dans le criminel l'intention éclairée et bien préméditée de nuire à son semblable. La raison et la douceur lui semblaient la force par excellence pour vaincre le mal : Celui qui commet une injustice, disait-il, est un impie. Il y a en effet un lien de parenté qui unit chaque homme à tout le genre humain, par une participation à une même intelligence ; et l'esprit de chacun de nous est un dieu émané de l'Être suprême. Mais c'est là une raison pour ne point haïr le méchant. Dis paisiblement au méchant quand il veut te nuire : Non, nous ne sommes point faits pour vivre de cette manière ; mon enfant, tu ne saurais me faire un vrai mal, mais tu t'en fais à toi-même. Celui qui a écrit ces paroles retranchait de la société l'homme qui s'en était retranché lui-même en lui devenant nuisible, mais il le faisait seulement lorsqu'il n'avait plus l'espoir de l'y faire rentrer, dans son intérêt propre et dans celui de tous. C'est démence, disait-il, de vouloir absolument qu'il n'y ait point de mal au monde ; c'est tyrannie et injustice, sans doute, de souffrir que les hommes se nuisent les uns aux autres ; mais prétendre qu'on ne te fasse point de mal à toi-même, c'est injustice et tyrannie[9]. Il réservait la rigueur pour quelques-uns, l'indulgence pour le plus grand nombre, et pour lui, maitre des autres, le péril et les honneurs du pardon.

La plupart du temps, comme il l'avait appris d'Antonin, Marc-Aurèle ramena son rôle à celui de simple citoyen et tenta comme homme d'améliorer les hommes. Dès qu'un citoyen se présentait pour lui adresser une demande, il allait à lui en lui tendant la main[10]. Vivant comme dans un État libre, dit Capitolin, il avait l'art de détourner les hommes du mal et de les porter au bien. Cet art était tout entier dans la bonté. Quelquefois, il se laissait aller, sur l'invitation de ceux qui le voulaient entendre, à exposer ses maximes en public comme un simple philosophe, c'est-à-dire à ouvrir au peuple son âme même. Sa conduite était encore une meilleure leçon. Il conserva pour ami le philosophe Junius Rusticus et le consulta sur toutes les affaires ; il l'embrassait toujours publiquement, avant le préfet du prétoire. Themistius nous dit qu'il l'avait arraché à ses livres pour partager avec lui le fardeau de l'empire. Marc-Aurèle avança les bons dans les charges, sut revenir sur ses injustices quand il en commit ; s'il pécha en quelque chose, ce fut par trop de douceur, cette vertu, à Rome, si peu impériale. Il put le premier élever un temple, et ce fut peut-être le seul qu'il bâtit, à la Bonté, qui n'avait point encore eu d'autel, point même de nom, dit Dion Cassius. En dépit de la religion officielle et de la philosophie, il avait le premier découvert, nommé un nouvel attribut de Dieu, parce qu'il l'avait le premier senti, pratiqué avec autant d'efficace.

On peut s'étonner que Marc-Aurèle, avec une raison si ferme, une volonté si douce, une puissance si grande, n'ait pas fait davantage pour l'Empire et pour son temps, et qu'il ait laissé, après lui, le gouvernement impérial aussi mal constitué, et les hommes aussi corrompus qu'auparavant. On voit bien qu'il a amélioré quelques détails de l'administration ; mais on regrette qu'il n'ait pas tenté de se survivre à lui-même, en faisant passer sa bonté dans les institutions politiques, pour épargner à l'Empire le retour des règnes tragiques qu'il avait vus. Nul doute que Mare-Aurèle ne fût préoccupé de cette idée quand il rêvait un gouvernement fondé sur des lois libres et égales ; elle le tourmentait : Mon âme, disait-il souvent, pourquoi êtes-vous triste et pourquoi me troublez-vous ? La tâche était sans doute trop grande : il retomba découragé. Il disait, rapporte Dion Cassius, qu'il est impossible de rendre les hommes tels qu'on voudrait les voir, mais qu'il faut se contenter de les employer tels qu'ils sont en les faisant servir à l'intérêt public. Et il a écrit lui-même : Pauvres politiques, ceux qui prétendent régler les affaires sur les maximes de la philosophie ! Rêves d'enfants. Homme, que peux-tu faire ? Ce que réclame le moment présent. N'espère point qu'il y ait jamais une république de Platon. Qu'il te suffise d'améliorer quelque peu les choses, et ne regarde pas ce résultat comme de mince importance. Qui pourrait, en effet, changer les idées et les sentiments des hommes ? Et, sans ce changement, peux-tu jamais avoir autre chose que des esclaves qui gémissent sous le joug, et des hypocrites, proie du mensonge ? Ne me parle plus d'Alexandre, de Philippe, de Démétrius de Phalère, tragiques acteurs que je ne suis pas condamné à imiter. L'œuvre de la philosophie est maintenant plus modeste ; elle ne doit point affecter une si ambitieuse tâche[11]. Mémorable aveu du meilleur et du plus libéral empereur romain, qui doit apprendre aux peuples que la liberté est plus en eux-mêmes que dans la générosité du prince, et que la conservation des idées saines et des vertus solides est le meilleur moyen de garder la liberté quand ils la possèdent ou de la recouvrer quand ils l'ont perdue !

Peu de souverains ont rencontré autour d'eux autant d'obstacles, peu de règnes ont été traversés d'autant d'accidents, de difficultés, de malheurs, que la personne et le règne de Marc-Aurèle. Cet empereur fut mal entouré ; il eut une femme, Faustine, un frère et un associé an trône, Lucius Verus, des filles, et enfin un fils, Commode, indignes de lui. Catastrophes physiques et événements politiques, débordements de fleuves et tremblements de terre, pestes, disettes, révoltes de généraux et de provinces, longues et dangereuses guerres étrangères, aucune épreuve ne manqua à ce mémorable règne. Mais Marc-Aurèle pensait que le mal est une nécessité extérieure qu'il faut subir sans s'en affecter ; et le méchant n'avait à ses yeux aucun pouvoir sur l'homme de bien. La vertu de l'empereur philosophe resta donc inébranlable à l'assaut de tant d'événements, comme le roc assailli par la mer en furie, toujours au-dessus d'elle et témoin toujours de son apaisement ; sa personne cependant y succomba avant le temps.

Fille et femme des deux plus vertueux empereurs, belle, les bustes en témoignent, et hardie, les historiens le disent, Faustine était une preuve que la philosophe stoïcienne était impuissante à exercer sur les femmes la même influence que sur les hommes, ou que leur éducation morale, entièrement négligée, toujours laissée aux prêtres du vieux culte, était toujours nulle. Elle donna huit enfants et quelques années de bonheur à l'empereur. Après avoir commencé à tromper Marc-Aurèle pour quelques jeunes patriciens de la cour, qui n'était pas exclusivement composée de philosophes, l'impératrice serait descendue, s'il faut en croire Capitolin, jusqu'aux histrions, aux gladiateurs et aux matelots de Gaëte. Le philosophe ne connut point tous ces désordres, ou les souffrit, les cacha même autant qu'il était en lui. En plein théâtre, il supporta sans broncher l'insulte grossière d'un acteur à ce sujet. Il avait tant de respect pour son père adoptif Antonin, pour le trône même, qu'il ne voulut pas donner le scandale d'une répudiation : Il me faudrait rendre aussi à Faustine, disait-il, l'empire qu'elle m'a apporté en dot ! Peut-être pensait-il comme un de ses glorieux prédécesseurs, qu'il ne devait point, même avec de bonnes raisons, imiter et propager l'exemple du divorce, trop souvent donné par de mauvais empereurs. Pour ne leur point ressembler, il se résignait à souffrir ; et il souffrit avec une telle patience, qu'il sut louer le peu de qualités qu'avait Faustine, pour l'encourager sans doute à maîtriser ses vices. Les fautes des autres, disait-il, ne sont un mal que pour eux ; il faut donc laisser les fautes d'autrui où elles sont[12].

Lucius Verus était bien le fils de ce dissolu qui, sous un voile tissé de fleurs de lis, couchait sur des roses dont on avait enlevé le blanc, et qu'Adrien peut-être avait adopté pour avoir doté sa table du fameux pâté qui avait nom tétrapharmaque. Dans la cour, où le manteau du philosophe était devenu à la mode, le second César avait un tel souci de sa personne qu'il semait la poudre d'or dans sa chevelure et sa barbe blondes. Affolé de spectacles et de jeux, il avait parmi ses chevaux un coureur favori qu'il nourrissait de raisins secs et de dattes, et auquel il faisait flairer avant la course des boisseaux d'or. Quand il sortait de la table frugale et discrète de son collègue impérial, il se hâtait d'oublier le philosophique repas et la stoïque compagnie dans une débauche de taverne, en société d'hommes de mauvais lieux qui le rapportaient souvent ivre-mort au palais des Césars. Il avait la faculté, qu'il prisait beaucoup, de digérer avec une incroyable promptitude. Marc-Aurèle chercha à ramener Verus par ses conseils, à le réformer en lui donnant en mariage une de ses filles. Enfin, respectant en lui un collègue, un frère, un gendre, il ne lui adressa plus d'autres reproches que celui de son exemple, complètement inutile il est vrai.

La vigilance et la promptitude que mit Marc-Aurèle à réparer les désordres physiques de son temps empêchèrent le peuple de l'en rendre, comme il arrive trop souvent, responsable. Dans une disette, il ne craignit pas de tirer du blé, des greniers de Rome pour en nourrir les villes d'Italie ; pendant une peste, appliquant au delà même du tombeau ses sentiments de charité, il ordonna par un décret, l'unique de ce genre peut-être dans l'antiquité, de faire aux frais de l'État les funérailles des moindres citoyens. Les hommes qu'il aimait tant furent plus funestes à l'empereur philosophe que les éléments ; c'est en luttant contre eux au dehors et au dedans qu'il s'épuisa.

Les rois et les peuples voisins de l'empire, que le souvenir des victoires de Trajan avait longtemps tenus en respect, recommençaient à attaquer les frontières sous Marc-Aurèle ; ils l'obligèrent à soutenir pendant tout son règne, à l'orient et au nord, les plus opiniâtres luttes. Dans l'espoir de secouer la torpeur et les hontes de Lucius Verus, Marc-Aurèle envoya son collègue, à la tète des armées d'Orient, contre le roi des Parthes, Vologèse, qui avait anéanti une armée romaine tout entière (I62). Lucius Verus s'arrêta à Capoue, à Corinthe, à Athènes, naviguant lentement au doux bruit des symphonies et des concerts. Arrivé en Syrie, il établit son quartier général, au milieu des histrions et des mimes, dans le voluptueux bourg de Daphné, à Antioche. Heureusement Avidius Cassius, à la tête des légions, chassa Vologèse de Syrie, le poussa l'épée dans les reins jusque dans Séleucie et Ctésiphon, rasa son palais dans cette capitale, et remit l'Arménie sous la domination de Rome. Marc-Aurèle cependant refusa pour lui seul le titre de Père de la patrie, que le sénat voulut lui décerner pour avoir pourvu habilement, de Rome, aux nécessités de cette guerre ; il partagea avec Verus un triomphe où pour la première fois on vit les filles de l'empereur figurer sur le char de victoire, et il lui laissa à lui seul le surnom de Parthique qu'il avait si mal gagné. C'était peine perdue que de vouloir relever cette âme abjecte, à force de la faire rougir. Le triomphe persuada à Verus qu'il avait le droit d'être plus dissolu et plus arrogant qu'auparavant. Il célébrait des festins où il donnait à ses convives les coupes murrhines dans lesquelles ils avaient bu, les mules, muletiers et équipages avec lesquels il les faisait reconduire chez eux. Il se mit à favoriser impudemment d'indignes affranchis, à faire maintes choses sans l'agrément de son frère ; il perdit les seules vertus qu'il eût conservées jusqu'alors, la déférence et la soumission envers son glorieux collègue[13].

La plus terrible guerre éclata tout à coup sur les bords du Danube. Les Barbares, Marcomans, Quades, Sarmates, saisis d'une espèce de vertige, brisaient les frontières, se répandaient à travers les provinces en s'écriant : Des terres ! nous voulons des terres ! Quelques-uns pénétrèrent jusqu'à Aquilée (166). Un pareil danger demandait la présence même de Marc-Aurèle ; mais il ne pouvait laisser Verus à Rome en son absence ; il l'emmena avec lui. Verus eut à peine vu l'ennemi qu'il demanda à partir et mourut au retour, à Altinum, frappé d'apoplexie. On n'a pas voulu croire que cet homme indigne n'ait point menacé la vie de celui qui lui était un reproche perpétuel ; et l'on a pensé que Faustine avait hâté sa fin pour sauver peut être les jours de son mari. Marc-Aurèle, par respect pour l'Empire, fit décerner à son frère mort les honneurs ordinaires de l'apothéose, et éloigna ses serviteurs trop dignes de lui avec des titres honorifiques[14]. Il recommençait contre les Barbares son dur métier d'empereur, quand arriva pour lui la plus rude épreuve, mais celle dont il se tira avec le plus d'honneur : la révolte du célèbre Avidius Cassius, le seul homme capable peut-être alors de lui disputer l'Empire.

C'est un caractère assez difficile à définir que celui d'Avidius Cassius, d'après les renseignements que les historiens du temps nous ont laissés sur lui. Ce descendant de l'assassin de César savait à son gré être dur et cruel, ou aimable et bienfaisant, sceptique ou pieux, libertin ou chaste. Il aimait à s'entendre appeler Catilina. Marc-Aurèle l'avait jugé seul en état de rétablir la discipline dais les armées amollies de l'Orient ; et Cassius l'avait rétablie. Les soldats ne mettaient plus le pied dans le dangereux bourg de Daphné ; ils étaient passés en revue tous les sept jours, avec armes, vêtements, bottines, et rudement exercés. Leur impitoyable général faisait mettre les soldats en croix sur le lieu même où ils avaient méfait. Cruauté bien inutile et il en attacha plusieurs à un mat haut de cent pieds et alluma dessous un bûcher pour les faire périr les uns après les autres par les flammes, la fumée, la peur. Intrépide, du reste, au milieu d'une révolte de ses soldats qu'il traitait si durement, il se jeta un jour nu au-devant des mutins, avec ces mots : Frappez-moi, si vous l'osez, et ajoutez ce crime au renversement de la discipline. Marc-Aurèle l'avait chargé de vaincre les Parthes et les Arméniens ; Cassius les vainquit. Mais ce soldat avait des prétentions à la politique ; c'était un hardi frondeur du gouvernement, grand admirateur du temps passé et contempteur du temps présent. Soit amour vrai de la liberté, soit hypocrisie d'ambition et moyen de parvenir, il parlait du rétablissement de la république, et de la vengeance de la bonne cause vaincue avec Brutus et Cassius. Il ne trouvait pas que Marc-Aurèle fit assez pour le temps présent et lui reprochait l'indulgence qu'il montrait pour quelques gouverneurs. Où est l'ancien Cassius dont je porte inutilement le nom ? disait-il ; où est Caton le censeur ? où sont les vertus de nos ancêtres ? Tandis que Marc-Aurèle fait le métier de philosophe et disserte sur les biens et sur les maux, le mal l'emporte sur le bien dans l'Empire ; pour faire louer sa clémence, il laisse vivre des hommes dont il condamne la conduite. Ah ! il faudrait encore bien des glaives, bien des édits, pour restituer l'État dans son ancienne forme et dans sa vieille gloire !

Lucius Verus, pendant qu'il était en Orient, avait cherché à ouvrir les yeux de Marc-Aurèle sur Cassius, qui ne se gênait point pour les traiter, lui, de jeune débauché et Marc-Aurèle de vieille philosophe : Je doute, écrivit Verus à son collègue, qu'il convienne à votre sûreté et à celle de vos enfants, de laisser à la tête des armées un homme comme Cassius, que les soldats écoutent et voient très-volontiers à leur tête. — Si les dieux ne destinent pas l'Empire à Cassius, répondit Marc-Aurèle, il trouvera sa perte dans ses entreprises mêmes ; s'il mérite mieux l'Empire que mes enfants, que mes enfants périssent donc ; l'intérêt de l'État doit passer avant leur intérêt. C'était la doctrine de Marc-Aurèle ; il puisait sa fermeté et sa patience dans la confiance même qu'il avait en la sagesse et en la justice de la Providence. Tout ce qui arrive, dit-il dans ses Pensées, arrive justement. C'est ce que tu reconnaîtras si tu observes attentivement les choses. Je ne dis pas seulement qu'il y a un ordre de succession marqué, mais que tout suit la loi de la justice et dénote un être qui distribue les choses selon les mérites. Continue donc, comme tu as commencé, à être homme de bien ; que ce soit la règle constante de toutes tes actions. La gloire dont se couvrit Cassius contre les Parthes fut loin de rendre ce général plus mesuré dans ses paroles. Je mériterai le nom de Catilina, disait-il, quand j'aurai délivré le monde de ce dialoguiste. Eût-il fait mieux que Marc-Aurèle ? Il est permis d'en douter. Épicurien couvert du masque du stoïcisme ou stoïcien endurci de la vieille école, il est à croire qu'il eût été seulement plus rigide et plus cruel. C'est tout ce qu'il semblait promettre ; et la société romaine avait déjà éprouvé ce qu'elle pouvait attendre, en fait d'améliorations, de la rigueur et de la cruauté.

Ce fut sur les bords du Danube que Marc-Aurèle apprit tout à coup que l'armée d'Orient avait proclamé Avidius Cassius empereur, et que les villes d'Antioche, d'Alexandrie, et presque tout l'Orient l'avaient reconnu. On a accusé l'impératrice Faustine, qui parait toujours, à la cour du plus vertueux des empereurs, le centre d'intrigues secrètes, d'avoir tenté de se ménager un nouveau règne en offrant sa main à Cassius, dans l'inquiétude où l'entretenait la mauvaise santé de son mari. Ce fut sur le faux bruit, répandu peut-être par le hasard, peut-être par lui-même, de la mort de l'empereur, qu'Avidius Cassius se déclara. L'égalité d'âme et la confiance de Marc-Aurèle ne l'abandonnèrent point. Venez à Albanum, écrivit-il à Faustine, pour que nous délibérions, avec l'aide des dieux et sans crainte, sur le parti qu'il faut prendre. Puis il rassembla ses soldats d'Occident : Si Cassius y avait consenti, leur dit-il, j'aurais fait le sénat, le peuple et vous, juges de notre querelle ; il a commencé la guerre ; marchons contre lui, avec l'aide des dieux, pour lui montrer combien il a été ingrat envers nous, en lui pardonnant, après l'avoir vaincu. Marc-Aurèle n'eut pas besoin d'arriver pour étouffer la guerre ; la nouvelle de la mort de Cassius, tué au milieu de son armée par un centurion, vint le surprendre aussi brusquement que celle de sa révolte. Elle ne lui donna pas plus de joie que la première ne lui avait donné de crainte. Notre conduite et le respect que nous professons pour les dieux, dit-il, nous assuraient la victoire. Il énuméra ensuite tous les empereurs morts de mort violente : Caligula, Néron, Othon, Vitellius ; il montra qu'ils avaient tous mérité leur sort, le malheureux Galba lui-même par l'avarice, qui est un vice dans un empereur. Il opposa à ces exemples 'ceux d'Auguste, de Trajan, d'Antonin, contre lesquels les rebelles n'avaient pu prévaloir. Fans-Une, pour se venger de sa peur, ou pour cacher son crime peut-être, excitait son mari à faire un exemple terrible des parents, des complices de Cassius, dans l'intérêt de ses enfants : Je suis décidé, dit Marc-Aurèle, à faire grâce à la femme de Cassius, à son gendre et à ses enfants ; si l'on avait suivi mon conseil, Cassius vivrait encore ; les dieux nous protègent, notre piété les touche. C'est peu pour nous aujourd'hui qu'une clémence qui épargne les parents des coupables ; c'était beaucoup, alors que les fils payaient pour leurs pères, les femmes pour leurs maris. Mais Marc-Aurèle avait là-dessus des sentiments en avance de son temps. Ce n'est pas un grand effort, dit-il dans la lettre qu'il écrit au sénat, de pardonner aux enfants et aux femmes de ceux que la mort a frappés. Il sut, en cela, anticiper sur une loi célèbre d'Alexandre Sévère, qui punit cependant encore les parents des coupables de la confiscation des biens. Marc-Aurèle écrivit au sénat, non-seulement pour assurer aux parents de Cassius la vie, la liberté, la possession d'une partie de leurs biens, mais pour obtenir que nul sénateur, complice de la révolte, ne périt, et qu'on diminuât la peine méritée par tous les coupables. Il voulait assurer à son règne cette gloire qu'il ne mourût sous lui que les rebelles qui avaient succombé dans la guerre. En Orient, il ne punit Antioche, la plus coupable des villes envers lui, qu'en la privant de jeux et de spectacles. En parcourant l'Asie avec son mari pour apaiser les provinces, Faustine mourut, peut-être de crainte d'être découverte ou de honte de ce qu'elle avait essayé. Marc-Aurèle avait fait brûler cependant toutes les lettres et papiers de Cassius. Après la mort de Faustine, il fit son oraison funèbre sur ce qu'il y avait à louer en elle, proclama son apothéose et éleva en son nom un temple qui fut un chef-d'œuvre, pour honorer au moins en elle l'impératrice. L'empereur confirmait la doctrine du philosophe : C'est le propre de l'homme, dit-il, d'aimer ceux qui nous offensent. On en arrive là lorsqu'on réfléchit que les hommes sont nos proches ; que c'est par ignorance, malgré eux, qu'ils pèchent, et que bientôt nous mourrons les uns et les autres[15].

Comment ne pas s'étonner maintenant que celui qui pratiquait si bien sur le trône le pardon des offenses ail, je ne dirai point persécuté les chrétiens, il n'y a de lui aucun édit de persécution, mais laissé continuer contre eux, sinon à Rome, au moins an fond de quelques provinces, les exécutions que la haine populaire arrachait à la lâcheté des gouverneurs. C'est une contradiction que l'état moral de l'époque et la situation particulière de l'empereur peuvent seules expliquer.

Il y avait alors dans l'empire une singulière effervescence morale. Philosophes, apôtres, stoïciens, chrétiens, magiciens, sorciers, théosophes, kabbalistes, en Orient surtout, se disputaient les âmes dans un étrange pêle-mêle où il était souvent difficile de distinguer l'ivraie du bon grain, l'or pur de l'alliage. Ceux-là même que des tendances morales au moins semblaient rapprocher, comme les stoïciens et les chrétiens, se disputaient par jalousie de secte et de propagande. Les chrétiens accusaient les philosophes de caresser l'Empire ; les philosophes accusaient les chrétiens de lai être hostiles. Au besoin immense, insatiable de croire en quelque chose, dont cette époque était dévorée, se mêlait un goût irrésistible pour toute nouveauté, une fièvre de superstition, une passion effrénée du nouveau, de l'invisible et du surnaturel. Rome avait déjà été envahie par Osiris et Isis, Anubis et Mithra, par des dieux d'Orient qui ne valaient pas ses dieux. La légende commençait à s'emparer du thaumaturge Apollonius de Tyane, mort sous Domitien, â le déifier ; et la crédulité lui élevait des temples, au moment même où se fondaient partout les églises de Jésus. Il n'y avait pas longtemps que Lucien avait sifflé Pérégrin qui, de philosophe devenu chrétien et de chrétien philosophe, après avoir commencé par être criminel, finit, Érostrate de lui-même, par se briller solennellement aux jeux olympiques, pour la plus grande glorification de son nom. Les sectes du temps, d'ailleurs, étaient pour la plupart constituées en sociétés secrètes dont le mystère augmentait l'attrait et suscitait les soupçons.

Dans un État où la religion était si intimement liée à la politique et le culte au pouvoir, cette fermentation morale, religieuse et superstitieuse à la fois, mystérieuse toujours, n'était pas sans danger. Combien de fois le gouvernement, malgré une large tolérance, ne s'était-il pas cru obligé d'interdire les cultes étrangers, de chasser les prêtres on les devins, d'abolir tout rit qui s'écartait de la discipline romaine ! Marc-Aurèle sentait le péril. Sans ajouter foi aux fables du polythéisme romain, il comprenait qu'il était une des bases du patriotisme national, et il s'efforçait en ce sens d'entretenir le sentiment religieux. Celui-là, disait-il, ne connaîtra jamais les choses humaines, qui ne connaît les rapports qui les unissent aux choses divines. Par l'expression dont il se servait souvent : les dieux, il entendait, l'être doué de raison, qui unit tout et qui administre tout. C'étaient là des idées qui étaient bien éloignées du paganisme romain. Cependant, comme grand pontife de l'empire, agrégé à tous les sacerdoces des cultes reconnus, comme chef de la religion et de l'État, Marc-Aurèle accomplissait avec respect et ponctualité toutes les cérémonies religieuses de l'empire. Avant de partir pour la guerre contre les Marcomans, il célébra pendant sept jours le lectisternium. Sentant le monde moral ébranlé par le vent de toutes les doctrines et de toutes les superstitions, pouvait-il ne point partager la défiance impériale contre les cultes nouveaux et les sociétés secrètes, interdites par les lois, qui pullulaient à l'envi et qui remplissaient l'Empire[16] ? A l'égard du christianisme, qui envahissait l'Europe en même temps que les superstitions asiatiques, Marc-Aurèle était frappé surtout des traits principaux, mal rapportés peut-être, du récit évangélique, qui pouvait lui paraître superstitieux, et de cette soif chrétienne de la mort, qu'il déclarait opiniâtreté de fou et non intrépidité patiente de sage. Il laissa longtemps appliquer, par ses gouverneurs, les lois portées contre les sociétés secrètes et les cultes non reconnus. Les apologistes chrétiens du temps avaient encore besoin de se défendre de l'accusation d'athéisme. La défense d'Athénagore, philosophe chrétien, adressée à Marc-Aurèle, vainqueur des Marcomans et des Sarmates, et, ce qui est mieux, philosophe, commença de frapper l'empereur stoïcien : Comment, disait l'apologiste, serions-nous athées, nous qui avons pour règle de conduite ces deux principes : Aimez-vous les uns les autres, rendez le bien pour le mal ? Le christianisme méritait d'obtenir grâce, en exprimant avec une tendresse et une simplicité toute divine, devant l'empereur stoïcien, des principes qu'il connaissait. Méliton, évêque de Sardes, l'éclaira encore davantage. On peut être injuste en votre nom, dit-il à Marc-Aurèle ; on ne saurait l'être par vos ordres, car vous aimez la justice. Marc-Aurèle défendit d'accuser désormais les chrétiens et ordonna de punir leurs délateurs. Pouvait-il faire davantage ? Tertullien nous dit en propres termes qu'il se déclara le protecteur de ses frères. Quelques chrétiens sous son règne, en contrevenant aux lois, furent néanmoins encore sacrifiés par des gouverneurs, zélés païens. Les martyres de Polycarpe en Asie, de Pothin, de Maternus et de Blandine en Gaule, font tache, dans les annales chrétiennes, à ce beau règne. La tolérance religieuse est peut-être la plus difficile des vertus, par ce qu'elle a à lutter contre les plus puissants des préjugés ; les modernes le savent mieux que personne. Saint Louis, le plus compatissant des hommes, eût volontiers donné sa vie pour convertir le sultan de Tunis ; ne croyait-il pas que le plus sûr moyen de convertir le juif ou l'hérétique était, au lieu de discuter avec lui, de lui enfoncer le fer au corps bien avant ? En laissant exécuter les lois, Marc-Aurèle, croyait se défendre, défendre l'Empire, le vieux culte attaqué, dont il était le grand pontife et le protecteur, et soutenir le patriotisme national qui avait été confié à sa garde. Pour être tolérants les uns envers les autres, il faut commencer par se connaître ; la tolérance et l'amour viennent par surcroît. Il est juste néanmoins d'appliquer à Marc-Aurèle la règle qu'il suivait dans l'appréciation des actes d'autrui : il recherchait d'abord s'il y avait dans l'accusé ou dans l'offenseur erreur d'intelligence, ou maladresse de volonté, s'il n'était pas possible de surprendre en lui quelque intention fourvoyée de bien faire. Il n'y a point d'âme, disait Marc-Aurèle, après Platon, qui ne soit privée malgré elle de la connaissance de la vérité et qui, par conséquent, ne soit malgré elle privée des vertus de justice, de tempérance, d'égalité d'âme et autres qui ont un principe commun. Il est essentiel de ne point l'oublier afin d'être plus indulgent pour l'espèce humaine[17]. C'est l'intelligence qui, cette fois, a erré dans Marc-Aurèle, non la volonté ; c'est la connaissance, non le cœur.

L'épreuve la plus longue de Marc-Aurèle fut la guerre qu'il soutint pendant neuf années et à trois reprises différentes au delà du Danube. Homme de la raison et de la paix, il la supporta en guerrier. On vit ce philosophe, épuisé par la méditation et l'ascétisme, poursuivre avec vigueur les barbares sur leurs marais et leurs fleuves glacés et au fond de leurs forêts ; il supporta la fatigue comme le dernier de ses soldats, prenant quelque viande seulement les jours de combat ou lorsqu'il fallait parler aux soldats. Pâle et défait, les yeux abattus, il laissait voir à travers la peau si transparente de son visage amaigri, dit l'empereur Julien, l'éclat de son énergie en même temps que de sa douceur. Nous n'avons pas à le suivre dans ces glorieuses fatigues ; il avait pour elles une médiocre estime. Une araignée se glorifie, dit-il, d'avoir pris une mouche, et, parmi les hommes, l'un se glorifie d'avoir pris un lièvre, l'autre un poisson, celui-ci des ours ou des sangliers, celui-là des Sarmates. Si tu examines bien quels sont les motifs et les principes de cette dernière chasse, ne croiras-tu pas que la plupart des grands hommes sont des brigands ?[18] Général dans une guerre défensive, il échappait à cette condamnation.

Quelques faits particuliers de cette guerre achèvent cependant de faire connaître Marc-Aurèle. La peste avait rendu les soldats rares en Italie ; il ne craignit point d'enrôler des esclaves dans un corps de volontaires. Au fort de la plus rude guerre, les soldats demandaient une augmentation de paye ; il la refusa, bien qu'ils la méritassent peut-être, disant qu'il ne pouvait récompenser leurs glorieux travaux sans saigner leurs parents et leurs frères. Clément envers les ennemis eux-mêmes, en qui il voyait des hommes, il établit un grand nombre de prisonniers, comme colons, dans la Pannonie. Après les fatigues d'une journée de campagne, il trouvait encore le temps, la nuit, de juger des contestations, des procès, et de consigner ses pensées les plus pénétrantes, qu'on trouve souvent datées de la forteresse de Carnuntum ou des bords du Gran. Le plus grand péril qu'il courut, ainsi que l'armée romaine, ce fut dans la célèbre bataille livrée aux Marcomans, Quades et Sarmates près de cette rivière. Les ennemis s'étaient emparés de toutes les hauteurs voisines, et principalement des sources d'eau. Assiégée vigoureusement dans son camp, l'armée romaine, sous un soleil de plomb, souffrait encore plus de la soif que de l'assaut des Barbares. Ceux-ci attendaient que les Romains fussent exténués pour tenter un dernier effort et les détruire. Dans une situation si critique, on offrait des sacrifices aux dieux ; quelques-uns, plus superstitieux, se saisissaient de quelque magicien pour en obtenir des conjurations ; à l'écart, des soldats de la légion fulminante, ainsi nommée depuis Auguste, s'agenouillaient, implorant à leur manière la protection du Christ ; au milieu de tous, se tenait Marc-Aurèle, toujours ferme et attendant avec confiance l'arrêt d'en haut. Le ciel se couvrit tout à coup, versa sur le camp romain les torrents d'une pluie bienfaisante, et lança la foudre sur le camp des assiégeants ; les Romains réconfortés firent une vigoureuse sortie et dispersèrent leurs ennemis. Le Grec Dion Cassius et le Latin Capitolin attribuent à la vertu de Marc-Aurèle le salut de l'armée romaine ; les apologistes chrétiens en réclament l'honneur pour les prières de la légion fulminante.

La santé de Marc-Aurèle ne pouvait résister à tant de fatigues. La peste se déclara dans l'armée romaine ; on pressa l'empereur de partir, de remettre une nouvelle campagne qu'il voulait faire. Les soldats eux-mêmes étaient las d'une si longue guerre. Commode, le fils de l'empereur, montrait le plus grand désir de se soustraire aux dangers de l'épidémie. Homme de bien, avait écrit Marc-Aurèle, n'abandonne jamais ton poste. L'empereur fut atteint à son tour et comprit bientôt qu'il allait mourir. Il vit venir sa fin avec une sorte de joie. Il avait beaucoup entrepris pour réformer l'empire romain, et il avait vu qu'un homme ne peut faire ce qui n'appartient même pas au temps. Il désespérait presque de la défense de l'Empire. Père, et tendre père en même temps qu'empereur, mais esclave de ses devoirs, il souffrait de laisser dans Commode un fils indigne de lui. Il dédaigna les soins des médecins, abrégea ses adieux à son fils, aux siens, pour qu'ils ne prissent point la contagion sur son lit de mort : Tourne-toi vers le soleil levant, dit-il au soldat qui vint lui demander le dernier mot d'ordre ; pour moi, je me couche ; puis il parla quelque temps de la mort, s'étendit, ramena son manteau sur son visage et tomba ainsi qu'il l'avait écrit, comme l'olive mûre sur le sol, remerciant la terre qui l'a nourrie et l'arbre qui l'a produite.

On peut retrouver dans les Pensées de Marc-Aurèle les sentiments qu'il dut méditer ou exprimer à sa dernière heure. Il n'est personne, a-t-il écrit, assez fortuné pour qu'il n'y ait pas, quand il meurt, quelqu'un qui se réjouisse de ce qui lui arrive. C'était, pensera-t-on, un homme vertueux ; soit. N'y aura-t-il pas cependant quelqu'un qui dira à sa dernière heure : Enfin, nous allons respirer, délivrés de ce pédant ; sans doute il ne nous faisait point de mal ; mais je me suis aperçu qu'en secret il nous condamnait. C'est ce qui doit, ô Marc-Aurèle, te faire quitter la vie volontiers, mais sans amertume comme sans résistance, toujours bienveillant envers les hommes et soumis aux dieux. Prends donc congé du monde comme on quitte une société d'amis, sans déchirement comme sans révolte, avec un cœur paisible. Celui qui te congédie est sans colère.

Marc-Aurèle a-t-il eu l'espoir d'une vie meilleure que celle qu'il laissait dans ces sentiments ? Ceux qui lisent ses Pensées n'y voient point qu'il ait fait le bien en vue d'une récompense, même au delà du tombeau. La mort est, chez les stoïciens et chez lui, une des fonctions de la nature, une forme de la vie. Il s'abstint en face d'elle de craintes et d'espérances, se contentant d'accomplir jusqu'au bout les fonctions de la vie raisonnable, c'est-à-dire des actes justes et bons. Il n'affirme rien, dans son livre, de l'avenir qui suivra la mort. Il faut attendre paisiblement, dit-il, d'être éteint ou déplacé. Jusque-là, que faut-il autre chose que d'honorer et de bénir les dieux, et de faire du bien aux hommes ? Sur la question de savoir si les hommes vertueux, qui pendant leur vie ont eu une sorte de commerce avec la divinité, n'en auront pas après leur mort un autre plus parfait, il estime que l'examiner, c'est disputer avec Dieu sur son droit. Beaucoup de belles âmes du même temps étaient plus affirmatives. Un philosophe, le Marc-Aurèle de la littérature de ce temps, Plutarque, a plus de confiance ; il estime que l'homme de bien n'a rien à craindre, mais tout à espérer, après cette vie, puisque sa conduite a été tout le temps comme une étude et une préparation à la mort : Ce n'est pas par le deuil, a-t-il écrit, mais par des hymnes qu'il faut célébrer la mort de l'homme de bien, puisqu'il ne quitte cette dépouille mortelle que pour revêtir une vie divine. Les chrétiens d'alors n'excluaient pas non plus les païens du bénéfice d'une autre vie. Dieu, dit saint Clément d'Alexandrie, a fait avec les hommes trois alliances : avec les Grecs par la philosophie, avec les Juifs par la loi, avec les chrétiens par la foi ; et saint Justin, allant beaucoup plus loin, et se rapprochant en quelque sorte de Marc-Aurèle, ajoute : Le Christ, c'est la raison communiquée aux hommes ; ceux qui sont avec la raison sont avec lui ; ainsi Socrate, Aristide et leurs semblables.

Marc-Aurèle et saint Louis avaient certains traits de ressemblance. Marc-Aurèle abandonnait ses fils à la volonté des dieux, si Avidius Cassius leur paraissait plus digne de régner. Quand, à son lit de mort, ses amis lui demandèrent à qui il confiait son fils : A vous, répondit-il, s'il en est digne. — Beau cher fils, dit aussi saint Louis au jeune Philippe III, je te prie que tu te fasses aimer au peuple de ton royaume ; car vraiment j'aimerais mieux qu'un Écossais vint d'Écosse et gouvernât le peuple du royaume bien et loyalement, que tu le gouvernasses mal apertement. C'est surtout l'amour vrai du bien et la forte volonté du juste qui, pour parler encore avec Plutarque, forment le prince, image de Dieu qui tout régit et tout gouverne, sans avoir besoin ni de Phidias, ni de Polyclète, ni de Miron, et qui le façonnent et le taillent au moule et patron de Dieu, par le moyen de la vertu ; statue la plus plaisante et la plus excellente que l'on saurait jamais voir ! C'est cette force intérieure qui a façonné, en effet, et la fière et douce statue de l'antiquité, et l'humble et forte statue du moyen âge : le roi qui jugeait sous le chêne de Vincennes, avant d'être couché par la peste sur la plage de Tunis, les bras croisés sur la poitrine ; et l'empereur qui jugeait également, le soir de la bataille de la légion fulminante, en attendant que, renversé aussi par la maladie sur les bords du Danube, il ramenât son manteau sur son visage, pour s'endormir du dernier sommeil.

 

 

 



[1] Voir le Manuel et les Entretiens d'Épictète, traduction nouv. de M. Courdaveaux, et les Pensées de Marc-Aurèle, trad. de M. Pierron.

[2] Jul. Cap., M. A., 1 à 10. — Marc-Aur., Pensées, I, 2, 3, 8, 16, 17. — Front., Lettres à M. A. César. Outre les sources, voir M. Noël Desvergers, Essai sur Marc-Aurèle, et la Thèse de M. Suckau.

[3] Jul. Cap., M. A., 3, 7. — Marc-Aur., Pensées, I, 14.

[4] Les jurisconsultes de ce temps ne disent pas encore comme plus tard : Nov. 105, De consul. Z. in fine : Imperatori et ipse Deus leges subjicit, legem animatam eum mittens hominibus.

[5] Marc-Aur., Pensées, IV, 83 ; 17, 54 ; VII, 31, 55, 74.

[6] J. Cap., Marc-Aur., 10 et 17. — Dion Cassius, 71.

[7] Jul. Cap., M. A., XI, XXIII. — Henzen, Tab. alim. Bœbian., p. 20. — Marc-Aur., Pensées, I, 16. — Dion Cassius, LXXI.

[8] Jul. Cap., 9, 10. Dig., XXIV, § 21, 24, 26, 37, De fideicom. lib. — Just., Instit., III, 3, 4, 11. Cod. de patern. pol. ; de agnosc. et alend. lib. ; de alend. liber ac parent.

[9] Jul. Cap., Marc-Aur., 24. — Eutrope, VIII, 13. — Dig., 44, ad leg. Corn. de Sic., I, § 3. 79. De reg. finis. — Marc-Aur., l. c., XI, 18 ; VII, 71.

[10] Hérodien, 1.

[11] Marc-Aur., Pensées, II, 9 ; IX, 29.

[12] Jul. Cap., 29. — Marc-Aur., l. c., XII, 26 ; XI, 30.

[13] Jul. Cap., Marc-Aur.,15. — Verus, 7, 8.

[14] Jul. Cap., Marc-Aur., 18, 16. - Verus, 6, 10.

[15] Jul. Cap., Marc-Aur., 21 et sqq. — Dion Cassius, LXXII. — Vulcatius Gallicanus ; Avid. Cass., 12. — Marc-Aur., Pensées, VII, 22.

[16] Jul. Cap., Marc-Aur., § 13. — Tacite, Ann., XIV, 29. — Sur les assemblées illicites, Dig., XLVII, 22, 1. - Marc-Aur., Pensées, V, 21, 27.

[17] Athen., Leg. pro christ., imp. M. A. et L. V. — Mel. Ap. publié par M. Renan dans le Spicilegium solesmense, t. II, p. XXXVIII-LI. — Marc-Aur., l. c., V, 21 ; VI, 9 ; VII, 11.

[18] Marc-Aur., l. c., X, 10.