LES EMPEREURS ROMAINS

DEUXIÈME PARTIE. — L'EMPIRE LIBÉRAL

III. — TRAJAN. - (97-117 ap. J.-C.).

Panégyrique, Satire, Histoire.

 

 

Enfin nous respirons, à l'aurore d'un siècle qui promet l'association si difficile du pouvoir et de la liberté. Nos pères avaient vu les excès de la licence ; nous avons vu les excès de la tyrannie, qui n'a été égalée que par notre patience. Après quinze années d'un règne qui a vu périr les plus grands et les plus courageux de nos concitoyens, nous survivons pour ainsi dire à nous-mêmes ; car, il faut retrancher de notre vie le temps où, dans le silence du tombeau, jeunes nous sommes arrivés à l'âge mûr, mûrs à la vieillesse. Telles sont les tristes et éloquentes paroles par lesquelles Tacite commence à accomplir un acte de courage et de liberté, qui était lui-même la preuve la plus éclatante du changement des temps : la biographie d'un honnête homme, Agricola, son beau-père, le conquérant de la Bretagne. Elles expriment un sentiment de satisfaction douloureuse, inquiète encore, mais non sans espoir, au commencement du plus grand et du plus heureux siècle que l'empire ait connu : celui qui a reçu des meilleurs de ses souverains le nom de siècle des Antonins.

NERVA.

Originaire de Narnia, en Ombrie, Cocceius Nerva était un vieux consulaire du parti des honnêtes gens qui avait à ce titre mérité la haine et l'exil. De loin, à Tarente, il encouragea, applaudit les résistances à Domitien, et peut-être conspira contre lui. Les sénateurs et le peuple, dans le moment de trouble qui suivit la mort de Domitien, élevèrent ce personnage à l'empire ; et celui-ci se fit accepter des prétoriens en leur donnant le donativum, rançon nécessaire de l'autorité. Seules les légions du Danube tentèrent de protester contre cette nomination ; mais un rhéteur éloquent, Dion Chrysostome, banni par Domitien dans les marais du Danube, ramena les soldats par les généreux élans de son cœur plus encore que par sa rhétorique Ce fut le premier exemple du succès d'une élection civile.

Nerva voulut régner comme il avait vécu. Il remit en vigueur les lois de Titus, défendit à l'avenir toute accusation de lèse-majesté et de judaïsme ; les philosophes furent rappelés et les délateurs bannis. Déjà les honnêtes gens, dans le sénat, commençaient à relever la tête ; mais les prétoriens, excités par Ælianus Caspinus, préfet du prétoire, vinrent tout à coup demander compte à l'empereur des outrages faits à la mémoire de son prédécesseur et réclamer vengeance contre ses meurtriers. Assailli dans son palais, menacé par ces furieux, Nerva offrit en vain sa tête pour sauver les malheureux Parthenius et Stephanus, qui furent massacrés presque sous ses yeux. On avait tenté d'arracher l'empire à l'influence prétorienne ; les prétoriens revendiquaient dans le sang leur règne, qu'ils croyaient menacé. Cette violence faisait déjà craindre le retour de ce qu'on avait vu. Nerva, vieillard débile, comprit qu'il fallait confier sa tache à des épaules plus jeunes et plus viriles ; et l'empire lui fut redevable du plus grand service qu'il pat lui rendre.

Dans le temple de Jupiter, au Capitole, et aux pieds de la statue du dieu, en présence du sénat et des chevaliers, Nerva adopta pour fils et associa solennellement à la puissance tribunitienne et impératoriale Marcus Ulpius Trajan, alors commandant de l'armée du Rhin[1]. Désireux, comme Galba, de donner l'empire à celui qui en était le plus digne, il choisit hors de sa famille ; plus heureux ou plus habile que lui, il mit la main non-seulement sur un citoyen honnête, mais sur le plus résolu des généraux de l'empire. Le nom de Trajan et les légions qu'il avait derrière lui suffirent, en effet, à apaiser la révolte prétorienne ; les chefs des mutins, mandés sur le Rhin, partirent, furent cassés ou punis, sans résistance de la part de leurs soldats. L'armée servit une première fois à contenir l'armée. A l'étonnement de tous, un patricien, un consulaire, un général triomphant, chef d'une armée puissante et dévouée, parvint à l'empire sans y être porté par ses soldats, appelé seulement par la volonté d'un empereur et les vœux de l'empire. C'était la promesse la plus sûre d'un régime nouveau. Nerva put mourir : il avait donné au monde un maitre dont l'histoire devint le plus éloquent panégyrique de son temps et la satire la plus amère des temps précédents[2].

TRAJAN.

Né à Italica, dans cette Espagne qui avait déjà renouvelé, rajeuni, grâce aux Sénèque, aux Lucain, aux Quintilien, aux Martial, la littérature épuisée de Rome, Marcus Ulpius Trajan vint retremper le pouvoir impérial déjà en décadence, mais avec plus de grandeur et de succès ! Fils d'un soldat, il avait appris à commander en gravissant honorablement tous les grades de l'armée ; envoyé tantôt comme général, tantôt comme gouverneur, du Tage à l'Euphrate, de l'Euphrate au Rhin et au Danube, il avait pu mesurer l'étendue, sonder la profondeur des besoins de l'empire qu'il avait maintenant à gouverner. Homme de commandement et de guerre, Trajan, une fois arrivé au pouvoir, donna l'exemple d'effacer le général pour laisser paraître. surtout le magistrat, et aima mieux se parer de sa toge que montrer son épée. Il sut en effet persuader l'obéissance plutôt que l'imposer ; s'il plaça bien haut les travaux de la guerre, il estima davantage ceux de la paix. II fut conquérant ; il recula les frontières de l'empire, mais pour venger la honte de défaites précédentes et pour occuper les soldats. A la gloire de conquérir il préféra celle de bien gouverner. Aux titres de Germanicus, Dacicus, Parthicus, frappés sur ses médailles en souvenir de ses victoires, il préféra celui d'Optimus, décerné par le sénat[3]. C'est le caractère qui éclate dès les premiers actes et pendant toute la durée du règne de Trajan.

Les Romains n'oublièrent jamais comment cet empereur entra à Rome et prit possession du pouvoir. Il ne vint point comme triompher de la république, sur un char attelé de chevaux blancs, ou insulter aux citoyens en se faisant porter à dos d'hommes au-dessus de leurs tètes. On n'en admira que davantage sa haute et avantageuse stature, son heureuse physionomie, dont une chevelure prématurément blanchie relevait encore la mâle et douce beauté. Selon les rangs, il embrassa, salua ou nomma les citoyens qui venaient au-devant de lui. Les sénateurs, les chevaliers, non les soldats, lui firent escorte. Il monta au Capitole, et l'air retentit d'acclamations quand il remercia les dieux de lui avoir donné l'empire, pourvu qu'il gouvernât toujours dans l'intérêt de la république et pour le plus grand bien de tous. Cette formule, il exigea que tous les ans on l'ajoutât aux prières adressées aux dieux pour la conservation de ses jours et de son pouvoir ; et ce ne furent point de vaines paroles. En remettant à Sura la préfecture du prétoire, cette magistrature si redoutable pour les empereurs : Je te donne cette épée, lui dit Trajan, afin que tu t'en serves pour moi si je fais bien, contre moi si je fais mal. On admira également la femme de Trajan, Plotine, quand il la conduisit, comme un simple particulier, au palais impérial : Telle j'entre ici, dit-elle en se retournant avec grâce vers le peuple, telle j'en veux sortir. La fidélité conjugale, la pudicité, la modération rentrèrent en effet avec elle dans ce palais qui avait caché tant de violences et de turpitudes. Les historiens du temps et les médailles en rendent témoignage[4]. Trajan et Plotine promettaient de faire régner à Rome. les vertus privées, solide fondement des vertus publiques et condition assurée d'un bon gouvernement.

Pour réconcilier le pouvoir et la liberté, il fallait d'abord rassurer les citoyens, leur rendre un courage, une confiance qu'ils avaient perdus. Les débris de pouvoir, d'influence qui avaient été laissés par Auguste au sénat et aux magistratures, n'avaient été le plus souvent sous ses successeurs qu'un leurre, et presque un piège odieux. On avait payé de sa vié la sottise de s'y être laissé prendre. Après avoir été trompés par les heureux commencements des règnes de Tibère, de Néron, de Domitien, les hommes de naissance, de talent ou de vertu avaient pris le parti prudent de fuir la vie publique et les magistratures. Agricola, entre plusieurs autres, après son rappel de Bretagne, refusa le gouvernement d'une province qui lui revenait de droit. Sous Nerva, on regarda comme un fait extraordinaire, inouï, que Virginius Rufus, excellent citoyen et général habile, qui avait refusé l'empire après avoir vaincu Vindex, et qui en était digne, eût atteint une vieillesse de quatre-vingt-trois ans et joui d'une mort naturelle au milieu de règnes si funestes à tant de citoyens plus obscurs. La première tâche de Trajan fui de rassurer les courages abattus et d'enseigner de nouveau aux Romains la liberté qu'ils avaient désapprise. Il s'y appliqua dès le premier jour en frayant familièrement avec les sénateurs, avec les gens de lettres, avec les philosophes même, dont il ne craignit pas la présence et dont il aima la compagnie. Ce dessein se voit clairement dans le célèbre panégyrique fait par Pline après trois ans seulement de règne, et que l'éloquent rhéteur eût pu signer encore à la mort de celui qui l'inspira.

On voulut combler Trajan, dès son entrée à Rome, de titres, d'honneurs, que la crainte ou la flatterie avait prodigués à ses prédécesseurs ; il les refusa presque tous. Il ajourna même, pour le temps où il l'aurait mérité, le nom de Père de la patrie, auquel il tenait le plus. Il ne fut pas le premier à agir ainsi, comme le dit Pline ; Tibère, Néron, Vespasien, en avaient fait autant. Mais lorsqu'il l'eut accepté, il continua à le mériter. Trajan eut son but en refusant particulièrement le consulat deux années de suite, pour le laisser à d'autres ; il voulait donner l'exemple, abandonné depuis longtemps par les empereurs, de le solliciter lui-même du sénat. Après l'avoir reçu des sénateurs comme de collègues, il s'en alla, revêtu de la robe blanche des candidats, prendre au milieu du Forum, sur l'ancien théâtre de la liberté romaine, cette dignité que ses prédécesseurs attendaient au fond de leur palais. Là, debout, devant le consul en exercice, qui était assis sur sa chaise curule, il dévoua sa tête et sa maison aux dieux s'il commettait une action contraire aux lois. On comprendra l'étonnement de Pline en se rappelant que les premiers empereurs s'étaient fait dispenser d'un certain nombre de lois ; que, le plus souvent, ils s'élevaient eux-mêmes au-dessus d'elles, et que bientôt les jurisconsultes allaient les mettre toutes à leurs pieds. Ai-je bien vu, dit Pline, ai-je bien entendu ? Quoi, c'est un empereur, un césar, un grand pontife, qui jure de ne point trahir sa foi ? parole pour la première fois entendue, fait inouï ! le prince n'est pas au-dessus des lois ! les lois sont au-dessus de lui ! Trajan rentrait dans la République ; il ne rétablissait pas cette forme de gouvernement ; il ne le pouvait pas ; mais il posait du moins des bornes à son pouvoir ; il en partageait l'exercice, dans une certaine mesure, avec l'aristocratie, avec le sénat de l'empire.

Trajan fit marcher les Romains et Pline de surprise en surprise. Consul, il entra au sénat ; il exhorta les sénateurs, tous ensemble et en particulier, à parler en liberté, à partager avec lui les soins de l'intérêt public. Ce n'était pas la première fois que de semblables paroles étaient tombées de la bouche d'un prince ; ce fut la première fois qu'elles furent dites avec un accent qui inspira la confiance. Les sénateurs, depuis longtemps, ne s'assemblaient plus guère que pour rivaliser de flatteries, voter des actions de grâces, des statues, ou bien pour entendre, constitués en tribunal, dérouler contre l'un d'eux quelque effrayante accusation de lèse-majesté, et partager, sous le coup de la terreur, avec le souverain l'odieuse responsabilité du sang versé. La première preuve de liberté que donnèrent les sénateurs, sous Trajan, ce fut leur franche obéissance. Tu veux que nous soyons libres, César, purent-ils dire aussi, mais avec un accent qui sentait encore la servitude de la veille, nous le serons ; tu veux que nous fassions connaître nos pensées, nous le ferons. En effet, devant Trajan, on délibéra ; chacun eut son opinion, la soutint et la défendit même contre celle de César. Il en sortit d'excellentes lois qui furent un bienfait pour ce temps.

Trajan confirma en une fois, comme avait fait Titus, sans qu'on eût besoin de recourir à lui, les privilèges et bienfaits qui avaient été conférés par ses prédécesseurs. Il remit les tributs arriérés et l'or coronaire[5]. L'abus de la loi de lèse-majesté avait encore causé récemment bien des désastres. Sans l'abolir entièrement, Trajan en restreignit et en surveilla l'exercice. Il eut soin, comme dit Pline, que l'État ne fût pas détruit par les lois qui devaient le conserver. Les délateurs coupables furent exposés sur le forum, exilés et eurent leurs biens confisqués. Trajan leur rendit ce qu'ils avaient fait aux autres :

Et delator habet, quod dabat, exilium. (Martial)

Il adoucit seulement la peine de ceux qui vinrent d'eux-mêmes s'offrir à la justice. Pour empêcher le retour de déplorables abus, les honoraires des avocats furent fixés et cette profession fut soumise à des règles disciplinaires. Pline se réjouit plus que nous ne pouvons le faire de voir les affranchis et les esclaves privés du droit de déposer contre leurs maîtres. Nos esclaves, dit-il, ne sont pas les amis de l'empereur, nous le sommes nous-mêmes. Le père de la patrie ne croit pas qu'il puisse être aimé davantage d'esclaves étrangers que de concitoyens. On peut déplorer que des esclaves aient abusé d'un droit naturel et que de mauvais empereurs aient déchaîné les vices des esclaves contre leurs maîtres ; mais on ne saurait, en principe, regretter, avec l'aristocratie romaine, le droit qui leur avait été concédé[6].

Après avoir su attendre le consulat, Trajan voulut relever l'éclat des magistratures en interdisant la brigue. Il y avait encore brigue, en effet, de la part des candidats auprès des sénateurs qui disposaient des magistratures. Ils leur faisaient des présents ; ils les traitaient dans de splendides banquets. Une loi de Trajan interdit ces pratiques. Les sénateurs, dès lors, réservèrent les magistratures et les gouvernements aux plus dignes ; et Trajan eut égard à leurs recommandations. La loi tabellaire, qui rendit le vote secret au sénat, acheva ce que la loi De ambitu avait commencé[7].

Pline célèbre les heureux effets de ces réformes.. Les pères conscrits purent, dit-il, aimer sans crainte les bons, et haïr sans danger les méchants. César approuve ce que le sénat approuve, condamne ce qu'il condamne ; leurs haines comme leurs amours sont communes. La noblesse ne fut plus en effet un titre d'exclusion aux magistratures, ni la probité. Pour arracher les jeunes nobles aux honteuses distractions, Trajan avança pour eux l'âge des candidatures. Il suffit désormais d'avoir donné une preuve de courage et de vertu dans un emploi inférieur pour être appelé à un autre plus considérable. Ce ne fut plus prudence, mais lâcheté de se cacher. L'existence avait été rendue à tous, en même temps que la dignité de l'existence. On vit une véritable renaissance de la vie publique. A la fin de son consulat, Trajan jura, comme aux temps de la république, en déposant cette magistrature, qu'il n'avait rien fait contre les lois ; et il put renouveler ce serment trois fois pendant son règne. Il avait fait beaucoup plus ; il avait rendu la vie aux lois, le cœur aux hommes. Les Romains, en l'écoutant, ne purent retenir, dans un moment d'enthousiasme qui ne fut point joué cette fois, ce rare cri : Nous sommes heureux ! felices sumus. Une rougeur involontaire monta aux joues de Trajan ; et, dans le modeste embarras d'une satisfaction dont il n'était point maitre, une larme humecta ses paupières.

Il y a beaucoup de choses dans le règne de Trajan qu'on ne saurait louer comme Pline sans restrictions ; car ces louanges relèvent moins cet empereur qu'elles n'accusent la société romaine ou les prédécesseurs de ce prince. Trajan augmenta encore les distributions de blé, et les congiaires accoutumés, faits au peuple. Il étendit même cette libéralité à un plus grand nombre de citoyens. Au temps des Antonins, on en compta jusqu'à six cent mille. Ceci était un défaut de la constitution sociale de l'antiquité, autant que de l'empire romain. Le préjugé contre le travail libre et l'existence de l'esclavage en rendent raison. Trajan prit des mesures financières pour assurer également l'entretien des enfants mâles et féminins des citoyens nécessiteux de Rome, et même de quelques villes d'Italie[8]. Ce fut un acte sans aucun doute généreux et moral ; car ces enfants couraient tout an moins le risque d'être abandonnés, et ils étaient en si grand nombre qu'on pouvait en former des colonies entières. Mais nous ne saurions, pour en louer Trajan, ajouter avec Pline : Les pauvres n'ont qu'un motif d'élever des enfants : la bonté du prince ; s'il n'entretient d'une main libérale, s'il n'adopte ceux qui sont nés sur la foi de son humanité, c'en est fait de la République, c'en est fait de l'Empire. Élevés aux frais de l'État, ceux-ci n'en défendront que mieux l'État qui les nourrit. Sous la République, les plébéiens ne demandaient pas du pain, mais des terres, pour y chercher dans le travail la nourriture de leur famille. En leur faisant acheter difficilement ces terres du plus pur de leur sang, la République fit avec son peuple du Forum la conquête du monde ; en nourrissant généreusement son peuple de l'amphithéâtre, l'Empire la perdit.

Bien plus éclairées et plus justes furent les mesures qui ramenèrent un peu de culture en Italie et assurèrent les provinces contre le danger de trouver dans leur prospérité même un embarras ou une cause de spoliation. Des terres achetées aux frais du trésor furent partagées, dans l'Italie envahie par les pâturages, aux citoyens nécessiteux. On imposa aux sénateurs l'obligation d'avoir au moins le tiers de leurs propriétés sur ce sol autrefois aussi fécond que glorieux, afin que Rome fût pour eux une patrie et non une auberge de passage. Ainsi, l'Italie fut en état de se suffire à elle-même et d'approvisionner une fois l'Égypte, qu'une inondation incomplète de son fleuve avait menacée de disette. L'impôt du vingtième aboli dans les petites successions et pour les plus proches degrés de parenté ; les douanes, entre les différentes provinces, et les octrois dans les ports, ramenés à des proportions raisonnables ; les employés sévèrement surveillés ; l'habitude prise par le fisc de payer réellement ce qu'il achetait aux provinciaux ; une loi enfin sur les fausses mesures (de stateris adulterinis), favorisèrent les relations commerciales, empêchèrent l'agiotage et l'usure, et, ainsi, augmentèrent les revenus mêmes de l'État. L'abondance devint sous Trajan comme une largesse perpétuelle du règne. L'économie politique est vieille comme le bon sens ; mais le bon sens ne règne pas toujours.

Il faudrait avoir vu ce dont Pline avait été témoin, pour trouver le courage de louer tout ce qu'il loue quelquefois sous Trajan. Quel éloge, de dire : la maison de l'empereur est moins grande que son empire ; ou encore, les citoyens sont sûrs de garder ce qu'ils possèdent et les enfants certains d'hériter de leur père 1 Pline consacre les plus subtiles ressources de sa rhétorique à louer Trajan de prendre place au tribunal pour juger réellement et non pour enrichir le fisc. La bonté de la cause, et non la richesse des parties, dictèrent désormais, dit-il, les arrêts dans les causes civiles. On ne craignit plus d'avoir, dans une riche villa, le crime qui vous amenait sur le banc des accusés. La basilique romaine ne fut plus un hôtel des monnaies ; le trésor public et le trésor privé, un antre où l'on dépouillait les citoyens, et le réceptacle de cruelles rapines. L'empereur et l'État, en matière de propriété, ne furent plus en effet au-dessus des lois et n'eurent pas toujours raison. On put plaider, choisir ses juges contre le trésor public et contre ses agents, pour défendre ses droits, et même contre le trésor particulier, la liste civile du prince. L'État et les particuliers, le pouvoir et la liberté, s'écrie Pline avec étonnement, ressortissent au même tribunal. Chose plus rare encore ! les particuliers, dans leurs procès contre l'État, contre le prince, choisirent pour juges le plus souvent, tant ils eurent confiance en eux, les procurateurs, les agents de l'État et du prince.

Ce qui prête surtout au panégyrique dans le règne de Trajan, c'est qu'il fut, dans les conditions défectueuses du gouvernement que lui avaient légué ses prédécesseurs, l'exemplaire vivant d'un excellent empereur. Il fut tout ce qu'il lui était permis d'être dans cette société. A l'amphithéâtre, il laissa renaître la liberté des plaisirs ; les spectateurs montrèrent leurs préférences pour les gladiateurs que l'empereur ne favorisait pas, sans risquer de se faire jeter dans l'arène. En affichant son mépris pour les mimes et les pantomimes, les plus dangereux corrupteurs des mœurs romaines, Trajan obtint que le peuple en demandât l'expulsion. En revanche, il augmenta, en vrai Romain, le nombre des gladiateurs qu'il lit combattre. Il était naturel que celui qui avait étendu le cercle des citoyens nourris par l'État, élargit le cirque des citoyens qu'il amusait[9] ; mais la plupart des travaux entrepris par Trajan eurent un but d'utilité. Une bibliothèque, une basilique, des Thermes bâtis à Rome, le port de Civita-Vecchia et celui d'Ancône agrandis, le pont du Tage, celui du Tigre, celui de l'Aufide, une route immense achevée de la mer Noire au détroit Gallique, une autre tracée à travers les marais Pontins, des relais de poste établis sur presque toutes, des aqueducs à Nicomédie, à Sinope, dénotent partout ce caractère. Les ouvrages des anciens, les inscriptions, et quelques ruines trouvées par les modernes en témoignent encore[10].

C'est en se montrant modeste pour les siens et pour lui-même, que Trajan trouva moyen de suffire aux besoins de l'Empire sans exagérer les impôts. Il mit en vente une partie des palais et des villas de campagne de ses prédécesseurs. César ne chassa plus les anciens maîtres de leurs maisons, dit Pline ; il n'enveloppa plus dans ses murailles le dernier étang et le dernier lac. Son palais tint la promesse de l'inscription que Nerva avait fait graver à son frontispice : Édifice public. Le Forum, les temples, n'étaient pas plus accessibles. On approchait de la personne de l'empereur, de sa famille, et l'on n'en rap- portait que l'impression de vertus décentes. Sa femme Plotine et sa sœur Marcienne, les deux personnes qu'il aimait le plus, refusèrent longtemps le titre d'Augusta ; elles chérissaient en lui l'époux et le frère plus que l'empereur ; elles rivalisaient de tendresse et non d'influence auprès de lui. Les médailles que fit frapper Trajan en leur honneur vantent leurs vertus. Aurelius Victor rappelle que Plotine plaidait souvent la cause des provinces contre leurs gouverneurs[11].

Travaillé lui-même, grâce à la vigueur de son tempérament, d'un grand besoin d'activité, Trajan se livra pendant la paix aux plaisirs de la chasse, image de la guerre qu'il aimait, parcourant les plaines, gravissant les rochers à la poursuite des bêtes sauvages. Quoique peu lettré et point savant, il se rappelait qu'il avait eu pour maitre Quintilien le rhéteur, et peut-être Plutarque, moraliste et historien. Son oreille était toujours complaisante pour les lettrés et les philosophes, et il leur confia souvent des emplois. Dion Chrysostome revint à Rome, et sans doute à sa cour, qui retentit aussi de l'écho des paroles de l'esclave Épictète. Le célèbre Apollonius de Tyane fut invité à se rendre auprès de lui, s'il faut en croire Philostrate. Trajan raviva les études en leur rendant le sentiment qui les alimente, la liberté. La rhétorique eut de nobles et vivants sujets à traiter : les provinces à défendre contre les concussionnaires ou les prévaricateurs. Elle ne fut plus un art dangereux entre les mains des délateurs. La poésie abandonna les fades recherches de la louange pour les libres hardiesses de la satire ; et celle-ci épargna ce beau règne. L'histoire quitta les ténèbres de la calomnie, vengeance ordinaire de l'oppression, pour le plein jour de la vérité ; et elle devait lui être douce. Trajan eut pour amis les représentants de la littérature de son temps, et les considérait à l'égal des sénateurs, les traitant tous familièrement et en amis. Il les recevait à sa table ; il allait s'asseoir à la leur, affable et égal dans ses rapports avec eux, prolongeant volontiers dans l'innocent plaisir de la bonne chère, dont son activité lui faisait un besoin, la jouissance du seul repos qu'il se donnait, au risque de relever quelquefois la conversation d'une pointe de vin. Ses amis, ou les domestiques ordinaires et dévoués du palais, étaient sa seule garde, à Rome. On voulut un jour lui rendre suspect Licinius Sura, son préfet du prétoire. Il alla seul souper chez lui, et dit le lendemain : Si Sura avait voulu me tuer, il l'eût fait hier. Un seul complot fut formé contre lui, pendant un règne de vingt ans ; il laissa aux sénateurs le soin de le punir, refusant d'être à la fois, comme beaucoup d'empereurs avant lui, juge et partie dans sa cause.

L'exemple fut le plus grand bienfait du règne de Trajan, homme pratique, homme d'action, à qui il ne fallait point demander davantage. C'est le sujet d'une des meilleures pièces du grand satirique du temps, et le sentiment moral qui anima, sous cet empereur, ses vers vengeurs. Aux nobles dégénérés qui achèvent de se dégrader dans les tavernes, entre les gladiateurs avinés et les faiseurs de cercueils, Juvénal oppose les travaux consulaires, les patriotiques dévouements des anciens Romains dont son temps a besoin ; et les faux philosophes, hypocrites de vertus, font ressortir ceux qui confirment leurs principes par la vertu de leur vie ou le courage de leur mort. A l'élégante et effrontée Romaine qui n'exige pas moins de son époux que le gros diamant de la reine Bérénice, il rappelle les joyaux de la 'mère des Gracques ; à l'impudique qui s'éprend d'un histrion et s'enfuit avec lui, il raconte la mort de la fileuse de laine. La tourbe de Remus, esclave de la fortune, qui trahie Séjan aux gémonies, fait place, dans ses vers, au peuple glorieux qui se retire sur le mont Sacré ; et le bourgeois honnête, mais peureux, qui va donner son coup de pied à Séjan pour être vu de son valet, est mis au-dessous de l'esclave qui se dévouait autrefois pour son maitre. Si le même crime a pour récompense, un jour, le supplice de la croix, un autre, l'honneur du diadème, le poète attache aux grandeurs imméritées et au succès insolent, comme le plus affreux des supplices inventés par Rhadamanthe, la peur vengeresse et le remords rongeur. Il peut flétrir le César joueur de lyre et Domitien, le Néron chauve, qui, souillé de crimes, porte des lois contre l'adultère et contre l'inceste ; il a devant lui, au pouvoir, l'exemple de celui qui, des deux noms de Jupiter Optimus Maximus, n'ambitionne que le titre et la renommée de l'extrême bonté, abandonnés par ses prédécesseurs, comme un attribut inutile, à l'Olympe. Trajan optimus, Trajan très-bon, et qui eût pu prétendre au titre de très-grand, laisse loin derrière lui le fondateur de l'Empire, Auguste. Le sénat demandera que ses successeurs soient, s'il est possible, plus heureux qu'Auguste et meilleurs que lui : Feliciores Augusto, meliores Trajano !

C'est dans le gouvernement des provinces, peut-être, que Trajan se montra le meilleur. Il fit, de concert avec le sénat, d'excellents choix. Quand il se trompait, il abandonnait ses erreurs à la justice. Tacite et Pline accusèrent deux magistrats prévaricateurs, Marius Priscus, gouverneur d'Afrique, et Classicus, gouverneur d'Espagne. Mais il faut lire la correspondance de Trajan et. de Pline, l'un des plus consciencieux et des plus appliqués de ses administrateurs, pour se faire une idée de l'intelligence honnête, de l'application assidue aux détails, et en même temps de la nature des rapports de cet empereur avec ses gouverneurs. Elle est toute entière à l'honneur du souverain et de l'homme de lettres.

Pline informe Trajan qu'il est arrivé assez à temps dans la Bithynie pour pouvoir y célébrer, heureux présage ! le jour de sa naissance impériale : Votre lettre m'apprend, lui répond l'empereur, avec une discrétion pleine de modestie et de raison, quel jour vous êtes entré en Bithynie ; je ne doute pas que ces peuples ne demeurent par là bien persuadés de mon dévouement à leurs intérêts ; car je suis mir que vous n'oublierez point de leur faire sentir qu'en vous choisissant, j'ai choisi le plus propre à tenir ma place au milieu d'eux. Un temple à relever, un incendie à réparer, un écoulement à donner à un lac, certaines coutumes à corriger ou à redresser, quelques coupables obscurs à gracier ou à punir, l'assiette de certains impôts à réformer, des taxes à diminuer, tels sont les sujets les plus fréquents de leur correspondance. Souverain et gouverneur s'y montrent également pleins de respect pour les droits des sujets, et d'intérêt pour la prospérité des provinces. Pline avait à sa disposition des fonds improductifs, faute de pouvoir les placer au taux ordinaire ; il n'osait point forcer les capitalistes de la province à les prendre, procédé commun alors, et craignait de faire un placement désavantageux. Il ne convient pas à la justice de mes maximes, répond Trajan, que l'on force quelqu'un à emprunter, à un taux qui ne lui convient pas, de l'argent dont il n'a que faire ; et il engage Pline à prendre pour base de l'intérêt de l'argent la quantité des demandes[12].

Souvent le souverain se montre, dans ces lettres, plus éclairé et toujours plus ferme, ce qui s'explique aisément, que l'homme d'étude. Trajan autorise Pline, qui ne l'osait prendre sur lui, à donner à une famille la permission de transporter d'une ville à une autre le cadavre d'un défunt, en dépit de l'opposition des pontifes. Le doux Pline hésite à punir quelques esclaves, qui s'étaient glissés en fraude parmi les recrues de l'armée, et des condamnés, qui avaient réussi à échapper à leur châtiment, en se faisant enrôler parmi les esclaves publics employés au service de l'édilité des villes d'Asie : Souvenez-vous, écrit Trajan à Pline, que je vous ai envoyé en Bithynie parce qu'il y avait beaucoup à réformer. Si les esclaves se sont fait volontairement inscrire sur le rôle de la milice, sans y avoir été forcés par les officiers, ils sont coupables de souiller l'armée de leur présence ; ils devaient répondre eux-mêmes de la vérité de leur état. Pour les condamnés, je ne connais pas de crime plus grand, après celui d'échapper à leur châtiment, que celui d'usurper des emplois qui doivent être remplis par des esclaves exempts de tout reproche. Trajan exigeait avec raison la pureté, l'honnêteté irréprochable des services, dans les plus humbles emplois de la vie civile, comme dans les derniers rangs de l'armée.

Il est un point sur lequel le grand empereur et son constant panégyriste hésitèrent également : c'est leur honneur à tous deux. Il s'agissait des chrétiens, dont l'existence et les progrès devenaient dans l'Empire une question politique.

Au dire de Pline, les temples commençaient à être déserts, les sacrifices négligés, les vendeurs de victimes ruinés, en Asie Mineure. L'association des chrétiens y formait un vaste réseau, une sorte de société secrète de religion et de charité déjà toute-puissante. Pline était un homme éclairé, peu fanatique de ses dieux, peu disposé à leur sacrifier des victimes humaines. Trajan ne demandait point pour lui, comme Caligula, comme Néron, des adorations ; il avait consenti seulement à se laisser élever des statues de bronze aux portes des temples. S'il permettait qu'on lui fit des sacrifices, c'était à la condition qu'ils lui fussent offerts en présence de la statue de Jupiter, afin qu'on reportât à qui de droit, au maitre des dieux et des hommes, les actions de grâces qu'on voulait bien lui offrir. Il avait confirmé le rescrit de Nerva, qui abolissait le crime d'athéisme et de judaïsme, sous lequel on atteignait les chrétiens. Cependant, les masses païennes commençaient à concevoir une haine aveugle contre cette redoutable association qui séparait sa conscience de celle de tous, en refusant d'accomplir les cérémonies romaines, de sacrifier aux dieux de l'Empire. Dans un état où la religion et la politique ne faisaient qu'un, où la fortune de l'Empire semblait attachée à un culte assez tolérant d'ailleurs pour admettre presque tous les dieux, ce refus semblait un schisme politique autant que religieux ; et Trajan, grand pontife de la religion en même temps que chef de l'État, empereur et futur dieu, en puissance tout au moins, ne pouvait rester indifférent à l'un et à l'autre.

C'est avec un frémissement de sympathique curiosité qu'on lit les deux lettres de Pline et de Trajan, où se discutent la vie et la mort des chrétiens, premier monument officiel que l'on possède des rapports du pouvoir impérial avec le christianisme qui devait le convertir et régner sur ses ruines ! Pline se fait une religion, dit-il à l'empereur, de lui exposer ses doutes : Il n'a encore assisté à aucune information, à aucun jugement contre les chrétiens. Est-ce le nom seul qu'on poursuit en eux ou les crimes qu'on soupçonne sous ce nom ? Faut-il admettre toutes les accusations contre eux, punir indistinctement tous les coupables, leur pardonner quand ils ont abjuré et sacrifié à l'empereur et aux dieux ? Il en a interrogé beaucoup. Ils s'accusent de se réunir à certains jours pour se prêter mutuellement serment de ne commettre ni vol, ni adultère, ni autre crime, et pour adorer Christ comme un Dieu. Dans ces réunions, ils partagent fraternellement de frugaux repas. Depuis qu'on le leur a défendu, ils ont cessé de le faire. Pline a mis à la torture deux filles esclaves préposées au ministère du culte chrétien, pour en savoir davantage ; et il n'a pu surprendre que les preuves d'une mauvaise et opiniâtre superstition. Il penche à croire que la douceur ramènera bientôt ces hommes égarés à la religion de l'Empire, et à ses temples leurs adorateurs. Trajan ne sait point dissimuler son embarras ; enlevant au moins à lui-même, à ses agents, la responsabilité des poursuites, il exige que les dénonciations contre les chrétiens soient souscrites, soutenues par les dénonciateurs ; il ordonne l'indulgence pour le repentir, et réserve seulement le châtiment aux opiniâtres. C'est comme avec regret qu'il cède à la pression de l'opinion publique ; il crée des nécessités à l'accusation ; il offre le pardon au repentir ; il met le pouvoir en dehors, au-dessus de ces luttes, en le faisant juge et non partie. La haine violente seule bravera les fatigues, les périls de la délation, et la foi vive seule aura les souffrances du martyre. Ainsi, Siméon de Jérusalem, de l'aveu peut-être de Trajan, est crucifié en Syrie ; Ignace, citoyen romain, évêque d'Antioche, envoyé à Rome pour être dévoré par les lions de l'amphithéâtre ; Clemens, évêque de Rome, exilé. Les actes des martyrs sont là pour éveiller la sympathie du chrétien pour ces chères victimes ; et cependant, quand on songe que Trajan était le grand pontife de la religion de Rome, responsable de sa fortune, gardien du repos de l'Empire, et exécuteur obligé de ses lois ; quand on se rappelle que le christianisme était encore classé parmi les religions illicites, le chrétien même hésite à condamner l'empereur païen, comme Trajan a hésité à condamner les chrétiens ; elle garde en face du persécuteur les scrupules que celui-ci a eus en face de ses victimes[13].

On a reproché à Trajan d'avoir trop aimé la guerre. Infidèle à la politique d'Auguste, il porta en effet les limites de l'Empire au delà des frontières que la sagesse de son fondateur leur avait fixées. C'est une nécessité pour les empires fondés par la guerre de conquérir toujours, et pour les gouvernements militaires, d'occuper les soldats. Cette double fatalité pesa particulièrement sur Trajan, qui avait à raffermir l'Empire romain ébranlé par les récentes commotions, et à rétablir la discipline compromise par les complaisances de la tyrannie précédente. Ce fut là que cet empereur, élevé d'ailleurs dans les camps, paya surtout d'exemple.

Décébale (la force des Daces), fondateur d'une sorte d'empire barbare sur les bords du Bas-Danube, avait infligé à l'Empire, en obtenant un tribut de Domitien, une honte qui pesait sur le cœur de Trajan. Par les dieux, répétait-il souvent, je conquerrai la Dacie. Il le fit comme il l'avait juré ; mais il n'y parvint qu'après deux rudes guerres. Trajan composa l'armée avec laquelle il fit sa première campagne des meilleures troupes de l'Empire. Une fois en marche, à pied, son cheval à côté de lui, il partagea toujours à la tète des légions, leurs fatigues, leurs exercices, leurs repas, leurs jeux, leurs périls. Il restait soldat pour apprendre aux soldats la discipline, comme il était resté citoyen pour rapprendre aux citoyens la liberté. Ses prédécesseurs, pour conjurer la rivalité ambitieuse des généraux, leur avaient enlevé au moins l'occasion de s'illustrer. Trajan s'imposa l'obligation de rester le premier, en faisant la guerre. Dans la première guerre de Dacie (101), il jeta un pont de bois sur le Danube, au-dessous de la Save, s'enfonça à travers les marais de la Hongrie actuelle, battit trois fois le Barbare, sans se laisser tromper par ses ruses, entra dans sa nouvelle capitale, Zermizegethusa, et le réduisit à demander la paix et à recevoir garnison dans ses principales forteresses. L'opiniâtre Décébale, comme le lion qui se retire dans sa tanière, chercha, avec ses plus braves soldats, une nouvelle indépendance dans les fourrés les plus épais des montagnes des Carpates, et y construisit de nouvelles forteresses et une autre capitale. Trajan, grâce au talent de son architecte, Apollodore, jeta, pour sa seconde campagne, un pont de pierre colossal beaucoup plus bas, en aval du Danube, afin de prendre les Barbares à revers, par les montagnes. Il dompta en effet le fleuve, força les Portes de fer, pénétra dans la Transylvanie actuelle, pourchassa les Barbares de forteresse en forteresse, de sommet en sommet, et mit la main sur la nouvelle retraite improvisée de Décébale, qui n'eut plus, en Romain, qu'à s'ôter la vie, en même temps qu'il perdit tout espoir. Trajan prétendit garder la Dacie, comme César avait gardé la Gaule, c'est-à-dire porter les limites de l'Empire jusqu'aux Carpates et au Pruth inférieur. Il rebâtit Zermizegethusa, sous le nom d'Ulpia Trajana, fonda une Nicopolis, établit, sur les points les plus importants, des colonies militaires et éleva, aux endroits les plus faibles, des murailles et des retranchements, pour protéger cette nouvelle possession contre les Sarmates. Cette province ne devait pas rester longtemps à l'Empire après la mort de Trajan. Ses conquêtes et ses colonies militaires ont cependant constitué dans ces contrées le fonds d'un idiome et d'une nationalité qui durent encore ; on reconnaît chez les Roumains le sang et la langue de Rome. La colonne Trajane, dont les intéressants bas-reliefs racontent ces merveilleuses campagnes, n'est point un vain trophée quine rappellerait qu'une gloire inutile et de fragiles conquêtes.

Il nous faut, cependant, d'accord avec Pline, estimer au-dessus de toutes les gloires de Trajan, celle d'avoir laissé aux écrivains des on temps la liberté de faire justice, dans le passé, des tyrans que Rome avait vus, et d'effrayer ceux qu'elle pouvait voir encore, en montrant que ni l'espace, ni le temps ne peuvent soustraire leur mémoire à une juste flétrissure. C'est cette liberté qui nous a donné les œuvres de Tacite, panégyrique de son époque en même temps que satire de celle qui a précédé, sans cesser pour cela d'être de l'histoire. Il est vrai, et Tacite l'a dit lui-même, ses ouvrages avaient surtout pour but de mettre en opposition la mémoire de la servitude passée avec le spectacle du bonheur présent. Par là, ce grand peintre, nous avons dû le faire remarquer, a pu nous montrer parfois la tyrannie plus cruelle, la défiance plus soupçonneuse, la lâcheté plus basse et la servilité plus honteuse qu'elles n'ont pu l'être. Mais ce qui peut être un défaut de ses histoires reste un honneur pour l'historien.

Ce n'est pas assez aimer les bons princes, dit Pline, que de ne pas détester assez les mauvais ; et le plus bel éloge qu'on puisse faire d'un bon empereur, le plus juste tribut de reconnaissance qu'on lui doive, c'est de condamner sévèrement ceux qui ne lui ressemblent pas. Tacite savait qu'il pouvait vivre assez pour tomber encore sous un prince qui eût pu devenir le vengeur de Domitien.

On avait cru la tyrannie finie, dit-il quelque part, après Tibère, après Caïus, et il se trouva bientôt pour les venger un homme plus méchant qu'eux. C'est la gloire de Tacite d'avoir mis, à ses risques et périls, la morale dans l'histoire. Tacite ne nous a laissé qu'un regret, en ne tenant pas la promesse qu'il avait faite de consacrer sa maturité à célébrer la prospérité et la gloire qu'il avait vues sous Trajan, comme il avait consacré sa jeunesse à flétrir les malheurs et les hontes dont son patriotisme avait souffert. Tacite devait cette justice à l'Empire. Le génie gagne à rester équitable. L'heureuse administration de l'Empire, la guerre difficile de Dacie, celle qui suivit bientôt, lui auraient fourni le sujet de brillants tableaux qui eussent montré son talent sous un nouveau jour. Il avait, pour terminer le règne de Trajan et pour couronner son œuvre, une noble fin à raconter.

Il était assez naturel que Trajan, qui avait raffermi la frontière du Danube, en reculant l'Empire jusqu'aux Carpates, crût pouvoir aussi raffermir celle de l'Euphrate, en la reculant également jusqu'au Tibre. Cette pensée lui fit entreprendre sa dernière guerre, en Orient, contre les Parthes (115-116). Le succès de sa première campagne parut lui donner raison. La conquête du plateau et des montagnes de l'Arménie lui assura au nord l'obéissance des petits souverains de la Colchide, de l'Ibérie et du Bosphore, sur la mer Noire, et lui livra au sud toute la plaine de la Mésopotamie réduite en province, entre les deux fleuves. L'année suivante, il jeta un pont sur le Tibre, entra dans Ctésiphon, dans Séleucie et dans Suse. et prit à Chosroês sa fille et son trône. Le sénat et le peuple romain voyaient refleurir leurs antiques jours de gloire. Trajan lui-même, en visitant Arbelles, Babylone et tous les lieux illustrés par tant de souvenirs, rêvait la gloire du jeune conquérant qu'il prenait bien tard pour modèle. Il projetait un canal pour rejeter l'Euphrate dans le Tigre, rassemblait une flotte sur les côtes du golfe Persique, et projetait une expédition dans l'Inde, quand la révolte des tribus arabes et des contrées récemment soumises le ramena à la réalité. Il conduisit lui-même ses vaillantes légions jusque sous les murs d'Atra, en Arabie. Mais, devant cette ville, la maladie, suite de grandes fatigues, le saisit. Il revint sur ses pas très-affaibli ; et un coup de sang l'emporta subitement à Sélinonte.

Cet empereur avait porté dans la guerre l'esprit de mansuétude qu'il avait ramené dans le gouvernement. Au milieu de ses expéditions, une veuve lui demandait compte du sang de son fils injustement condamné. Il remit d'abord après la guerre le redressement de ce tort. La veuve insista, craignant qu'il ne mourût. Il promit de recommander son affaire à son successeur. — Pourquoi abandonner à un autre, repartit celle-ci, une bonne action que tu peux faire ? — Trajan se rendit et répara l'injustice[14]. C'était celle des bonnes et grandes actions de cet empereur que prisait le plus saint Grégoire le Grand, un Romain des anciens jours, devenu successeur de saint Pierre, à Rome, au VIe siècle.

 

 

 



[1] Pline, Pan., VIII, 6. Simul filius, simul Cesar, mox imperator et consors tribunitiæ potestatis et omnia pariter et statim factus est.

[2] Voir pour Trajan, outre les sources, Heinrich Franke : Zur Geschichte Trajan's und seine zeit, 1 vol. in-8°.

[3] Pline, Pan., Ep., 2. Jam quid tam civile, tam senatorium quam illud a nobis additum Optimi cognomen.

[4] Dion Cass., Traj., c. V. — Aur. Vict., Ep. in Fav. Jul. — Pline, Epist. IX, 28, sanctissima femina. — Eckhel, Doctr., Numm. Pars II, V. 5. — Vaillant, Numism. Imp. rom., t. II, p. 186.

[5] . Suet., Tit., 7. — Pline, Ep. X, 68. Pan., 17, 40.

[6] Mart., Ep. X, 34. — Dion Cass., LXVIII. — Pline, Pan., 42 ; Ep. V, 4, 14 ; VI, 33.

[7] Pline, Ep. III, 10.

[8] Les premières tables alimentaires de Trajan ont été publiées par Terrasson, Jurispr. romaine, 1747, et par Muratori en 1749.

[9] Pline, Pan., 28. — Dion, Traj., 7.

[10] Pline, Ep., X, 54, 55, 75, 78. Aurel. Vict., passim. — Dion, Traj., 7. — Capital., Traj., 17, 41. — Eckhel, l. c., p. II, vol. VI, p. 416. — Thes. Græv., III, p. 622, sqq. — Orelli, V. I, Insc. 163, 2, 591, etc. — Piranesi, Antich. rom. fuor. di Rom.

[11] Vaillant, l. c., II, p. 125. — Aur. Vict., Epit. in Flav. Jul.

[12] Pline, Ep. X, 26, 63.

[13] Pline, Ep. X, 97. Tert., Apol., c. II.

[14] Dion Cassius, Traj., 17-28. — Eutrope, VIII, 2. — Pline, Ep. X, 13 à 15. — Aur. Vict. César., XIII, 5. — Grég., Op. I, 32.