LE ROI DE ROME (1811-1832)

 

CHAPITRE XV. — LE CHEVALIER DE PROKESCH-OSTEN.

 

 

La duchesse de Parme attendait que le temps fixé pour la durée de son grand deuil fût terminé pour donner des bals à ses sujets. Elle se consolait de ce retard en allant souvent au théâtre, mais elle n'était point ravie de ses chanteurs : C'était à qui hurlerait le plus, écrivait-elle. Je suis charmée que le roi de Sardaigne ne soit pas venu à présent, car il y aurait de quoi prendre des maux de nerfs si on restait du commencement à la fin[1]. Quelques jours après, le deuil était clos et les bals reprenaient. J'ai donné, disait-elle, un premier bal mardi passé. li a été très brillant, et je dois dire que nous avons à présent, pour une petite ville comme Parme, de bien jolies jeunes femmes et en assez grand nombre. Puis, comme elle craignait de paraître trop frivole : Le monde, ajoutait-elle, n'a plus d'attraits pour moi. Quand j'y vais, c'est par devoir, et je ne trouve de vrai bonheur qu'en m'occupant de l'éducation des enfants que le cher défunt m'a laissés [2]. Et son fils, le fils de l'Empereur ? Elle n'en parle pas ; seulement, trois mois après, au moment d'aller passer quelque temps avec lui et avec l'empereur d'Autriche, elle avoue qu'elle ne part qu'avec regret. Outre le chagrin, dit-elle, que j'ai de quitter pour trois mois mes enfants, je n'ai jamais entrepris un voyage plus à contre-cœur, parce que je n'y prévois que déboires et contrariétés, et que je prévois aussi qu'à cause de mon fils je serai obligée de tenir tête à mon père, dans ce moment où j'aurais tant besoin de le ménager... Je voudrais déjà être de retour. Que voulait-elle dire par cette lutte contre son père Aurait-elle eu l'intention de lui redemander son fils, de le ramener avec elle à Parme ? Je n'ai malheureusement pu éclaircir ce point particulier... Elle voyageait presque seule et avait besoin de recourir parfois aux bons offices de ses amies. Pardon de cet ennui, mandait-elle à la comtesse de Crenneville, mais autrefois j'avais le général qui me montrait tout, et à présent je suis seule. Quelles tristes réflexions cela fait naître ! Pour le moment, nul n'avait encore remplacé le cher défunt.

L'empereur d'Autriche continuait à porter un vif intérêt à l'éducation de son petit-fils. Il assistait parfois avec l'Impératrice à ses examens. Le dernier eut lieu le 1er mai 1830. Foresti rapporte qu'on interrogeait le jeune prince sur le code de législation militaire, lorsque l'examen fut interrompu par la débâcle subite du Danube, qui s'était rué dans les faubourgs de Léopoldstadt et de Rossau, renversant des maisons entières et faisant un grand nombre de victimes. L'Empereur et l'Impératrice montèrent en bateau pour parcourir les lieux les plus menacés et porter des secours aux indigents. Le duc de Reichstadt, emporté par son ardeur généreuse, eût bien voulu les suivre, mais ses médecins, qui avaient des craintes pour sa santé, s'y opposèrent. Il faut dire que le duc de Reichstadt subissait une croissance inquiétante et que sa taille se développait d'une façon presque anormale. Aussi l'Empereur lui défendit-il de le suivre. Le duc s'en consola en lui remettant pour les pauvres et les malheureux tout ce que contenait sa bourse.

En même temps que ses diverses études, le jeune prince aimait beaucoup l'équitation. Il y avait dès l'enfance pris un goût particulier, et c'était plaisir de le voir monter des chevaux impétueux, soit au milieu des troupes, soit au Prater. Dès l'âge de sept ans, il avait voulu revêtir l'uniforme de soldat. De sergent, il était devenu officier, puis en 1828 capitaine au régiment des chasseurs de l'Empereur. En 1829, il commandait une compagnie de grenadiers. En juillet 1830, il allait devenir major au régiment de Salins ; en novembre, lieutenant-colonel du régiment d'infanterie de Nassau. Le 20 mars 1830, il avait atteint l'âge de dix-neuf ans et ne songeait qu'à la carrière des armes, où il voulait s'illustrer à tout prix. En attendant, il avait consenti à passer quelques mois à Baden, jolie petite ville d'eaux voisine de Vienne, où sa mère était enfin venue le rejoindre. Un savant docteur, directeur du musée de Baden, que j'ai eu l'honneur et le plaisir de voir dans ce charmant pays, il y a deux ans, raconte ainsi une entrevue qu'il eut en 1830 avec le jeune prince : Marie-Louise, dit-il, habitait avec son fils, pendant l'été, la délicieuse station balnéaire de Baden, près de Vienne. Elle s'y trouvait notamment en 1830, au pavillon de Flore, et le duc de Reichstadt était installé en face d'elle, dans la maison du Temple grec. Presque tous les matins et souvent le soir, je voyais sortir à cheval le pâle et mince jeune homme ; il était toujours vêtu très simplement d'un habit brun foncé, coiffé d'un chapeau de feutre noir et accompagné d'un valet à cheval comme lui. Il descendait au pas la Gutenbrunnerstrasse, où je suis né, et que nous habitions alors ; puis, arrivé dans l'Helenenthal, il faisait prendre le galop à sa monture. Mon père était médecin et avait eu l'occasion de donner ses soins à l'ex-Impératrice. Un jour qu'elle venait le consulter, elle me vit — j'avais alors dix ans — en train de préparer des insectes pour la collection entomologique de mon père. Elle regarda mon travail, loua le goût avec lequel j'avais disposé les papillons, que je me procurais en élevant des chenilles, et finit par dire en poussant un soupir :

Ah ! si mon fils pouvait s'intéresser à ces choses !

Pourquoi ne pas essayer, Altesse Impériale ? répliqua mon père de son ton brusque et rond.

Oui ; mais comment faire ?

Il pourrait venir ici voir ma collection.

Oh ! il ne voudra pas, dit la mère tristement.

Eh bien ! le gamin ira lui montrer quelques-uns de ses papillons...

Marie-Louise dit qu'elle en serait enchantée et, deux ou trois jours plus tard, me fit avertir de l'heure la plus convenable pour cette visite. J'avais de grandes boites couvertes de gaze verte et remplies de chenilles à divers états de leur transformation. J'espérais ainsi amuser ou intéresser le jeune duc. Mais, à cette époque, il nourrissait des pensées ambitieuses qui l'absorbaient tout entier et égarait ses rêveries en des projets césariens que son entourage et l'empereur François lui-même avaient fini par ne plus combattre, quoiqu'ils en vissent bien l'inanité. Néanmoins, pour faire plaisir à sa mère, l'ex-roi de Rome essaya de s'intéresser à mes insectes ; mais il n'eut pas la force de jouer longtemps cette petite comédie, et, après un instant, il y renonça. Le souvenir de cette entrevue n'en a pas moins laissé en moi une image très nette et très précise de ce malheureux prince. Rien de plus séduisant que sa physionomie, sa personne tout entière et ses manières. Il avait l'air doux et triste, et ressemblait d'une manière frappante à son père et à sa mère. Le menton, la courbe des maxillaires étaient essentiellement napoléoniens ; le front, par contre, avait la courbe si particulière aux Habsbourg. Il tenait aussi de Marie-Louise ses yeux d'un bleu clair, ses cheveux blonds, son nez plutôt long et busqué, bien que délicatement dessiné. L'ensemble était rayonnant d'intelligence et de poésie, à raison même du terrible amaigrissement qui commençait à creuser ses traits, et qui se retrouve dans le plâtre moulé sur sa face, immédiatement après sa mort, et que conserve aujourd'hui le musée de Baden[3].

C'est vers cette même époque que le duc de Reichstadt fit la connaissance du chevalier de Prokesch-Osten, qui allait devenir son meilleur et son plus fidèle ami. Antoine Prokesch, né en 1795 à Gratz, était issu d'une très honorable famille bourgeoise. Son père, qui jouissait de l'estime de Joseph II, était propriétaire en Styrie d'une terre située dans la vallée de la Murz. Après une éducation très soignée, le jeune homme entra dans l'armée autrichienne et fit les campagnes de 1813, 1814 et 1815. Il avait ressenti, comme ses camarades, la haine du despotisme napoléonien, en même temps qu'une admiration irrésistible pour l'énergie et l'ascendant de l'Empereur. Il ne fut point favorable au retour des Bourbons, qu'il jugeait un anachronisme. Il croyait que le renversement de Napoléon était, de la part des puissances, un manque de confiance dans leurs propres forces. Le retour de l'île d'Elbe ne le surprit pas. il le considéra comme une preuve de ce qu'un tel homme pouvait faire en France. Les revers de l'Empereur ne diminuèrent point l'estime qu'il lui avait vouée. Il avait l'âme assez haute, lui qui avait été dans les rangs des adversaires de Napoléon ; pour ne point partager les sentiments médiocres de certains hommes qui s'acharnaient alors sur le prisonnier de Sainte-Hélène et qui allaient jusqu'à dénier ses talents militaires. Prokesch, indigné, fit paraître dans le cours de l'année 1818 un mémoire intitulé : Les batailles de Ligny, des Quatre-Bras et de Waterloo, mémoire qui fut lu avec le plus grand intérêt par les principaux officiers de l'armée autrichienne. Ce travail allait devenir, à l'insu de l'auteur, le point de départ de ses relations avec le duc de Reichstadt. Prokesch avait étudié la stratégie dans les bureaux de l'archiduc Charles et s'était passionné pour les mathématiques, qu'il professa à l'École des cadets à Olmütz de 1816 à 1818. Il devint aide de camp du feld-maréchal de Schwarzenberg et composa des écrits militaires intéressants. Il se livra ensuite à des études géodésiques dans les Carpates et fit de grands voyages en Grèce, dans l'Asie Mineure et en Égypte. Il revint sur les côtes de la Grèce prendre, sous les ordres de l'unira ! Dandolo, le commandement d'une flotte armée contre les pirates qui menaçaient le commerce autrichien. Enfin il se distingua dans différentes missions à Smyrne, à Saint-Jean d'Acre, à Alep, à Rhodes, en Égypte. Pour de tels services il obtint le titre de chevalier d'Orient, Ritter von Osten[4].

Après plusieurs années d'absence, il revint à Grata, où ses compatriotes lui firent l'accueil le plus flatteur. François II, qui visitait alors la Styrie, s'était arrêté dans cette ville. Il voulut voir l'officier distingué qui avait pris part à des événements aussi dramatiques que les luttes des Grecs contre les Turcs, et s'était acquitté avec habileté de missions délicates. Le 22 juin 1830, le chevalier de Prokesch-Osten fut invité à la table impériale et placé à côté du duc de Reichstadt, qu'il n'avait pas eu jusqu'alors l'occasion d'approcher, quoiqu'il désirât beaucoup le connaître. La destinée allait les lier tous deux d'une amitié étroite. Cette amitié fut un doux et clair rayon dans la trop courte et trop sombre vie du prince. Il trouva dans le chevalier de Prokesch comme un frère aîné qui lui montra presque aussitôt un dévouement absolu. Prokesch avoue que ce beau et noble jeune homme, aux yeux bleus et profonds, au front mâle, aux cheveux blonds et abondants, calme et maitre de soi dans tout son maintien, fit sur lui, dès la première heure, une impression vraiment extraordinaire[5]. Il n'échangea avec le duc que quelques paroles timides, car, pendant tout le diner, l'Impératrice et l'archiduc Jean se plurent à l'interroger sur ses voyages. Ce ne fut qu'à la fin de la soirée que le jeune prince put lui serrer fortement la main et lui dire ces mots significatifs : Vous m'êtes connu depuis longtemps ! Cette poignée de main cordiale était, comme le reconnut bientôt Prokesch, un gage d'affection certaine[6].

Le lendemain matin, le comte de Dietrichstein vint le voir et le pria de le suivre chez son illustre élève. Dès qu'il l'aperçut, le fils de Napoléon accourut à lui, le regard animé, l'attitude pleine de confiance, et il lui répéta : Vous m'êtes connu et je vous aime depuis longtemps ! Vous avez défendu l'honneur de mon père à un moment où chacun le calomniait à l'envi. J'ai lu votre mémoire sur la bataille de Waterloo, et, pour mieux me pénétrer de chaque ligne, je l'ai traduit deux fois, d'abord en français, puis en italien. Dans cet écrit, Prokesch avait montré qu'au rebours des guerres précédentes, où la fortune s'était plu à accorder ses faveurs à Napoléon, l'Empereur avait eu contre lui à Waterloo mille obstacles : des pluies diluviennes qui avaient détrempé le terrain de manœuvres, retardé ses mouvements et harassé ses troupes, enfin des difficultés de toute nature qui avaient fait intercepter ses courriers. En réalité, ses talents étaient demeurés les mêmes et ses conceptions aussi puissantes, mais un sort ennemi avait contrarié tous ses efforts. La conversation tomba ensuite sur la Grèce. Or, la veille, dans la conversation qui avait suivi le diner, devant l'Impératrice, l'archiduc Jean et le comte de Dietrichstein, Prokesch avait eu la hardiesse de dire que, le trône de Grèce manquant de prétendants depuis le refus du prince de Cobourg, le fils de Napoléon semblait naturellement désigné pour l'occuper ; et, à sa grande surprise, l'auditoire avait paru l'approuver.

Dans son entretien avec le duc de Reichstadt, Prokesch revint adroitement sur cette idée ; le jeune prince le comprit aussitôt sans qu'il eût besoin d'insister. Mais, un autre jour, il fit entendre au chevalier qu'il avait des visées plus hautes. Toutefois, avec une modestie sincère, il se défendait d'une ambition prématurée. Même pour la couronne hellénique, il se jugeait encore trop jeune. De la Grèce, on en vint à la Syrie. Le duc se mit à parler de la campagne de Bonaparte et des causes de son arrêt devant Saint-Jean d'Acre[7]. Il s'exprimait avec ardeur. Il examinait en juge compétent les résultats considérables qu'aurait pu amener la prise de cette ville. De là à s'occuper plus amplement de Napoléon, il n'y eut qu'un pas. Le duc parlait avec animation. On sentait, dans chacune de ses paroles, la plus chaleureuse admiration, l'attachement le plus profond pour son père. Il appuyait de préférence sur ses talents militaires. Le prendre pour modèle et devenir un grand capitaine, sur ce point il était tout feu, toute flamme. Prokesch et lui discutèrent plusieurs manœuvres de l'Empereur. Le chevalier fut surpris de la sagacité du prince. Il déclara en toute franchise que, parmi les officiers alors réunis à Gratz, personne ne lui paraissait avoir le coup d'œil militaire plus pénétrant et des aptitudes plus prononcées pour le commandement en chef. Lorsque le duc de Reichstadt vit qu'il avait découvert en son interlocuteur un esprit capable de l'apprécier, une âme loyale et sûre comme la sienne, il le supplia de rester auprès de lui. Sacrifiez-moi, dit-il, votre avenir... Nous sommes faits pour nous entendre. Si je suis appelé à devenir pour l'Autriche un autre prince Eugène, la question que je me pose est celle-ci : comment me sera-t-il possible de me préparer à ce rôle ? Et, en présence du comte Dietrichstein qui eut le bon goût de ne point s'en offenser, il dit qu'il lui fallait un homme capable de l'initier aux nobles devoirs de la carrière militaire ; or, il ne voyait aucun homme de ce mérite dans son entourage. Prokesch se récria. Le duc lui paraissait trop précipité dans son jugement, et, quant à lui, il ne se croyait pas capable d'une telle mission. Le prince le laissa dire, puis reprit la conversation sur les faits d'armes de son père. Prokesch le quitta bientôt pour aller présenter ses hommages à la duchesse de Parme, qui se trouvait, elle aussi, de passage à Gratz. Une demi-heure après, le duc de Reichstadt, qui était venu le rejoindre, embrassa froidement sa mère, puis ramena l'entretien sur son départ de Paris en 1814. Nous nous quittâmes, ajoute Prokesch, comme deux hommes qui ont la conviction que rien ne pourra jamais les séparer.

La nature généreuse du duc de Reichstadt, qui avait un besoin ardent de se confier et d'aimer et qui avait dû trop souvent se dissimuler avec des êtres incapables de la comprendre, s'était élancée avec une ardeur naïve au-devant de cette âme si franche qu'elle sentait déjà sienne. Chose extraordinaire, c'est un étranger, un ancien adversaire du despotisme napoléonien qui, à défaut des Français écartés par la défiance de Metternich, apparaît tout à coup pour faire renaître chez le jeune prince l'intérêt, la confiance et l'attachement. En me parlant, raconte Prokesch, il semblait que son cœur cherchait à s'épanouir, et il m'expliquait le sentiment qu'il éprouvait alors, en me disant que j'étais pour lui un homme entièrement de son choix.

Dès le premier entretien, le chevalier se sentit impressionné par l'esprit, les connaissances et le jugement du duc de Reichstadt. Il l'écrivit aussitôt au comte de Dietrichstein : Quand on porte un aussi grand nom, disait-il, et que, dès l'enfance, on se sait appelé à de si hautes destinées ; quand, en outre, on est aussi bien doué que Son Altesse et que l'on vit dans des temps pareils aux nôtres, c'est qu'on est désigné par la Providence pour de grandes choses. A l'appréciation équitable du caractère et des aptitudes du jeune duc, Prokesch ajoutait particulièrement la franchise. Il donna en effet à son ami, dès le premier jour, des avis sincères. Il se plut à l'avertir de ses imperfections, à l'habituer à se vaincre dans ses désirs, à triompher enfin des obstacles qui pouvaient nuire à son développement moral et intellectuel. Heureux les princes qui peuvent et qui veulent avoir de tels conseillers !... Le comte Maurice de Dietrichstein, qui était très satisfait de voir se former un pareil courant de sympathie entre son élève et le chevalier de Prokesch, — car il comptait sur lui pour l'aider à parfaire son éducation, — lui écrivit le lendemain, 24 juin, une lettre dont voici la traduction : Très cher ami, le prince a été si enchanté de votre entretien d'hier qu'il considère comme une des choses les plus désirables pour lui de le renouveler aussi souvent que possible pendant notre séjour ici. Il vous prie, en conséquence, de venir le voir demain, à neuf heures du matin, moment où nous ne serons pas dérangés (seulement en frac). Que peut-il y avoir de plus agréable et de plus utile pour un jeune homme plein d'avenir, appelé aux plus hautes destinées, sur lequel le monde a ses regards fixés, que la conversation d'un homme que distinguent les plus brillants avantages du cœur et de l'esprit ? Personne ne partagera plus amicalement et plus sincèrement ces vœux que votre ami dévoué[8].

Le chevalier de Prokesch se rendit aussitôt à cette aimable invitation, et il fut très chaleureusement reçu par le prince. Tous deux, devant le gouverneur, causèrent aussitôt avec un abandon familier. Ils parlèrent encore de l'Égypte. Quel souvenir y a-t-on conservé de mon père ? demanda le duc. On ne s'en souvient que comme d'un météore qui a passé sur cc pays, en l'éblouissant. — Mais le peuple, qui eut alors à supporter les malheurs de la guerre, n'en a-t-il pas conservé un profond ressentiment ?L'inimitié des habitants contre Napoléon a fait place à d'autres inimitiés. Il n'est resté pour son souvenir qu'une grande admiration... Le duc s'en étonna. Il comprenait bien que des esprits élevés eussent pu former un pareil jugement ; mais la multitude ? A son avis, et l'on conviendra que ce n'était pas celui d'un jeune homme, — la multitude devait considérer le héros comme elle regarde un beau tableau, sans pouvoir se rendre compte de ce qui constitue son mérite[9]. Puis, le duc aborda un sujet qui l'intéressait beaucoup aussi, c'est-à-dire des devoirs et des qualités du commandant en chef. Il en parlait avec animation, l'œil brillant, les joues en feu.

Le hasard voulut que le comte de Dietrichstein vint à sortir un instant. Les deux interlocuteurs restèrent seuls. Aussitôt le prince saisit la main de Prokesch et lui demanda avec une confiance et une vivacité charmantes : Parlez-moi franchement ! Ai-je quelque mérite et suis-je appelé à un grand avenir ? Ou n'y a-t-il rien en moi qui soit digne qu'on s'y arrête ? Que pensez-vous, qu'espérez-vous de mon avenir ? Qu'en sera-t-il du fils du grand Empereur ? L'Europe supportera-t-elle qu'il occupe une position indépendante quelconque ? Cette fois, c'était bien le fils de Napoléon qui parlait. C'en était fait du duc de Parme, du duc de Reichstadt et des autres titres étrangers dont on l'avait affublé. L'adolescent timide avait disparu. Nul, excepté Prokesch, ne l'avait encore compris. A la Cour, on le jugeait froid et taciturne. Ne se sachant pas deviné, il semblait élever de lui-même des barrières autour de ses idées. Il avait fallu qu'il rencontrât un véritable ami pour qu'il lui ouvrît son âme. Sans doute, il avait dit plus d'une fois à l'Empereur, son grand-père, le seul auquel il voulût bien se confier : Comment concilier mes devoirs de Français avec mes devoirs d'Autrichien ? Mais jamais il ne s'était exprimé avec la candeur, avec l'effusion qu'il venait de témoigner à Prokesch.

On a vu le combat qui se livrait dans son esprit. Fallait-il qu'il se prononçât un jour entre sa patrie réelle et sa patrie d'adoption ? Si la France m'appelait, ajoutait-il, non pas la France de l'anarchie, mais celle qui a foi dans le principe impérial, j'accourrais, et, si l'Europe essayait de me chasser du trône de mon père, je tirerais l'épée contre l'Europe entière[10]. Mais y aujourd'hui une France impériale ? Je l'ignore. On croyait lui cacher les nouvelles extérieures. Il savait bien cependant qu'il y avait eu quelques manifestations ; mais fallait-il compter là-dessus ? Des révolutions aussi graves méritent et exigent des bases plus solides. Il l'avait dit un jour devant Metternich lui-même : Je manquerais aux devoirs que m'impose la mémoire de mon père, si je devenais le jouet des factions et l'instrument des intrigues... Jamais le fils de Napoléon ne pourra consentir à descendre au rôle méprisable d'un aventurier[11]. Puis, examinant le cas où il ne pourrait pas rentrer en France, il voulait devenir pour l'Autriche un autre prince Eugène. Cependant, il ne cachait point que l'Autriche avait méconnu son père et méconnu ses intérêts à elle. En l'abandonnant, elle avait, suivant lui, fait le jeu des Russes. Prokesch lui répondit : Vous avez un noble but devant vous. L'Autriche est devenue votre patrie d'adoption. Vous pouvez, par vos talents, vous préparer à lui rendre dans l'avenir d'immenses servicesJe le sens comme vous, répondit-il. Mes idées ne doivent pas se porter à troubler la France... Ce serait déjà pour moi le but d'une assez noble ambition que de m'efforcer de marcher un jour sur les traces du prince Eugène de Savoie ; mais comment me préparer à un si grand rôle[12] ?... Je désire pouvoir trouver autour de moi des hommes dont les talents et l'expérience me facilitent le moyen de fournir, s'il est possible, cette honorable carrière. Puis fixant Prokesch il s'écria : Ah ! si vous restiez auprès de moi !... Mais devant vous s'ouvre une voie semée de riantes perspectives, capable de vous tenter ! Prokesch le rassura en lui disant : Nous parlerons de cela plus tard. Et ils se séparèrent après s'être embrassés[13].

Ces deux entretiens montrent dans le duc de Reichstadt un prince que l'on n'a pas connu. Le poème du Fils de l'Homme avait fait croire à la France et à l'Europe que le fils de Napoléon était étiolé, que son intelligence était faible ou abrutie. On voit, d'après ce qui précède, combien cela était faux. On avait dit aussi — on le répète encore aujourd'hui que son instruction était nulle. Or, l'esprit, le jugement et les connaissances du prince avaient immédiatement frappé Prokesch. Plus d'une fois le duc de Reichstadt avait lu ces méchancetés et ces calomnies dans les journaux étrangers, et il en avait souffert. Puis, il s'était juré de donner un démenti formel à la triste réputation que des pamphlétaires ennemis avaient osé lui faire, et il avait redoublé de travail et d'énergie[14]. Il se serait fait tuer pour défendre la mémoire de son père. Il aimait son père, il l'adorait, dit une autre relation de Prokesch écrite après la mort du prince[15]. Il étudiait en lui l'histoire entière, le passé, le présent et l'avenir. A cet amour passionné pour Napoléon il ajoutait une réelle affection pour son grand-père. Le combat long et acharné qu'ils se livrèrent tous deux, et la chute de l'un causée par l'autre, n'égarèrent pas ses sentiments. Il vit cela et adora la main toute-puissante qui conduit les rois et anéantit, les peuples et les empires. Mais Prokesch ajoutait : Il alliait ainsi dans son cœur deux éléments opposés dont le choc, selon ma conviction, hâta puissamment sa mort. Ce n'était donc pas un énervé, un indifférent que ce jeune homme à l'âme ardente, au cœur franc et clair comme la lame d'une épée. Sa fougue, sa vivacité d'esprit, son enthousiasme devant les grandes pensées et les grands devoirs, ses réflexions profondes sur les importantes questions militaires et politiques, sur l'état des divers empires, leurs forces, leurs ressources, leurs tendances et leurs relations, ses connaissances étendues en histoire et en géographie, en philosophie et en littérature, en statistique et en art militaire, en mathématiques et en langues étrangères, tout cela prouvait suffisamment qu'il était un des jeunes princes les plus instruits de son époque. Il avait, en effet, su tirer profit des nombreuses leçons qu'on lui avait libéralement données. De plus, quoiqu'il eût été éloigné de son pays dès l'âge de quatre ans, quoiqu'il eût été séparé des compatriotes qu'il aimait et que son instruction eût été faite par des maitres autrichiens, il était entièrement resté Français. Ceux qui lui reprochaient d'avoir été élevé par Metternich au milieu de tous les préjugés qui devaient lui rendre la France odieuse et de partager ces préjugés, ceux-là mentaient ou se trompaient. S'il avait un air mélancolique qui surprenait tous ceux qui l'apercevaient, c'est que son intelligence avait été assez précoce pour comprendre les malheurs qui, dès l'enfance, avaient fondu sur lui. Le premier des trônes de l'Europe renversé après des luttes gigantesques, le plus glorieux des pères mort en captivité, une mère faible et coupable, une patrie si éloignée de lui qu'il osait à peine espérer la revoir, mille obstacles suscités entre lui et ceux qui auraient pu lui parler de cette France toujours si aimée, le souci poignant d'une destinée inquiète, exposée aux contradictions et aux périls de tout genre, comment veut-on qu'avec des pensées et des préoccupations aussi sévères, la pâleur et les soucis ne se fussent point gravés sur son front ? Il est inutile d'aller chercher ailleurs d'autres explications. Celles-là suffisent. Avec un calme au-dessus de son âge et une impartialité au-dessus de sa position, dit encore Prokesch, il suivait la lutte des partis dans les journaux et les brochures qu'il lisait avec avidité, et il assignait à chacun le temps de sa durée et le terme de ses intrigues.

Le prince concluait de cet état de choses qu'il devait prendre pour règle de se préparer sans repos et sans relâche. Aussi, sans s'adonner aux plaisirs de son âge, sauf aux exercices militaires et à l'équitation, le fils de Napoléon se préoccupait avec ardeur, à dix-neuf ans, de son avenir[16]. Il savait qu'il avait à remplir une très haute destinée, et il y consacrait tous ses efforts, lisant, étudiant, méditant... Qu'on s'étonne, après cela, si son air grave a frappé ses contemporains ! Mais telle est la légèreté et la médisance des Cours qu'on attribuait à la faiblesse constitutionnelle de sa nature ou à des plaisirs excessifs ce qui n'était que le résultat de ses labeurs et de ses préoccupations. Une anxiété sans pareille, continue son ami, le tourmentait au milieu des rêves si pardonnables d'un avenir de gloire. Il jetait un regard sur lui-même, sur sa jeunesse, sur son inexpérience. Il tremblait que le temps ne pût le porter à la tête des affaires avant de l'avoir mûri. C'est pourquoi il s'efforçait fiévreusement de combler toutes les lacunes de son instruction. Il lisait les campagnes des grands généraux ; il allait apprendre les manœuvres sur le terrain ; il augmentait ses connaissances en histoire[17]. Il étudiait tout ce qui paraissait de nature à le préparer à une grande mission dans le monde. Il n'était pas de ces princes qui n'attendent que du hasard ou de l'intrigue le succès de leurs espérances. Il voulait gagner, il voulait mériter amplement le trône qu'il ambitionnait, et il se tenait prêt. Dans ses études il ne laissait rien échapper de tout ce qui avait rapport à l'art de la guerre sans l'approfondir. Il aimait la guerre en elle-même, non point pour la fièvre des combats, l'aiguillon des périls, la passion de l'orgueil et de la gloire. Il la considérait comme un fléau nécessaire, mais aussi comme propre à révéler les hommes, leur sang-froid, leur capacité, leur vaillance[18]. Il s'était imposé une tâche difficile, et ce détail précis étonnera bien ceux qui ne connaissent de lui que son nom : l'histoire stratégique des campagnes de son père. Il avait commencé à la travailler avec le plus grand soin ; mais, comme nous l'apprend Prokesch lui-même[19], il ne voulait la publier que lorsqu'il en serait assez content pour pouvoir la mettre au jour, sans s'exposer aux reproches de présomption et de plagiat. Une troisième entrevue avec Prokesch succéda peu de jours après aux deux premières. Le comte de Dietrichstein, qui eût voulu trouver en Prokesch un appui pour réformer le caractère impétueux du jeune prince, était venu se plaindre de l'obstination de son élève à préférer l'art militaire à toute autre étude. Il parait, entre autres, que le duc de Reichstadt s'amusait à arranger l'orthographe allemande à sa fantaisie. C'était une petite vengeance de sa part contre une langue qu'il avait plutôt subie qu'aimée. Mais cette offense à la langue allemande semblait au comte un véritable acte de rébellion. Prokesch en parla au jeune prince, qui sourit et promit de ne plus taquiner son gouverneur. Il le considérait comme un excellent homme, incapable toutefois d'apprécier les pensées et les désirs qui le tourmentaient. Dietrichstein eût bien voulu favoriser l'ambition de son élève, mais il redoutait fort M. de Metternich, et la crainte de déplaire au puissant chancelier l'emportait sur ses bonnes intentions[20].

Le duc de Reichstadt parlait souvent au chevalier de Prokesch de son attachement pour son grand-père, car il en recevait des consolations et quelques bons conseils. Il s'exprimait avec autant de franchise sur la Cour, dont il appréciait peu les manières et l'esprit. Le duc était du petit nombre de ceux qui savent apprécier les qualités d'un homme, sans être aveuglé sur ses défauts. Parmi les rares personnes qu'il estimait, il plaçait au premier rang l'archiduc Jean. Prokesch ne dit pas si le prince, dans ses diverses confidences, l'entretint jamais du comte de Neipperg. Il est vrai que le chevalier a déclaré que les aveux intimes du prince étaient la propriété de son cœur et que, se regardant comme un confesseur, il ne les révélerait pas. On ne peut donc qu'estimer une pareille réserve. Quant à sa famille, à ses oncles et tantes, le duc de Reichstadt comptait peu sur leur dévouement. Il avait plus de confiance, une confiance résolue, dans la bonté de sa cause, et il croyait certainement qu'elle finirait par s'imposer, comme une nécessité, à la France et à l'Europe. Il voulait savoir — et c'était chez lui une sorte d'impatience fébrile — ce que pensait alors cette Europe de la France et de son gouvernement. On était à la veille de la chute de Charles X, et quoique le chevalier de Prokesch la considérât comme inévitable, il ne soupçonnait pas qu'elle serait aussi rapide. Il dit cependant au duc qu'un changement de gouvernement lui paraissait probable tôt ou tard, mais qu'il serait précédé par une période anarchique. Que sortirait-il de ces troubles ? Peut-être la restauration de l'Empire. Il n'osait toutefois l'affirmer. Mais, en sage conseiller, il invitait le prince à se préparer à toutes les éventualités, à se rendre compte de la situation exacte des différentes puissances, à faire valoir sa personne dans l'armée, dans le monde et parmi les diplomates, à s'éclairer sur l'état réel de la France et sur l'histoire exacte de son père. Aussitôt le duc de Reichstadt lui montra sa bibliothèque personnelle, qui comptait déjà plusieurs centaines de volumes d'œuvres historiques et de Mémoires sur Napoléon, ainsi que sur les guerres de la République, du Consulat et de l'Empire. Il tenait cette précieuse bibliothèque au courant, et il convient de répéter qu'à cet égard il n'avait trouvé aucun obstacle. Son père était l'axe du monde de ses pensées. L'œil fixé sur le portrait peint par Gérard, il réfléchissait souvent pendant des heures entières sur les événements présents et il s'efforçait de les déduire du passé[21]....

Prokesch lui promit de compléter ses réflexions par les siennes, de le traiter en tout comme un ami dévoué. Il l'engagea à ne concevoir que des désirs réalisables, mais à ne les perdre jamais de vue. Ces paroles ravirent le prince à tel point qu'il appela Prokesch son Posa. Le duc de Reichstadt faisait ainsi allusion à la tragédie de Schiller, Don Carlos, et à la scène fameuse où le prince dit au marquis de Posa : Laisse-moi pleurer, pleurer sur ton cœur des larmes brûlantes, mon unique ami ! Je n'ai personne, personne... sur cette grande et vaste terre, personne ! Aussi loin que s'étend la domination de mon père, aussi loin que les navires portent notre pavillon, il n'est aucune place, aucune, où je puisse me soulager de mes larmes, aucune, hors celle-ci. (Il se jette sur sa poitrine.) Oh ! Rodrigue, par tout ce que nous espérons un jour dans le ciel, ne me bannis pas de cette place ! Persuade-toi que je suis un orphelin que ta compassion a recueilli auprès d'un trône ! Car enfin je ne sais pas ce que signifie le mot père... et je suis fils de roi ! Ces plaintes avaient frappé le prince, car il

avait aussitôt découvert entre le héros de Schiller et lui une étrange ressemblance. Je serai votre Posa, répondit Prokesch, à la condition que vous n'imiterez pas don Carlos ; je le serai pour toute votre vie et, je l'espère, pour une vie glorieuse. Le duc attendri se jeta dans ses bras, et, dès cette heure, leur affection fut scellée comme par un pacte solennel.

Le lendemain, le duc fit rappeler le chevalier de Prokesch, parce que l'Empereur allait quitter Gratz avec lui. Il raconta à son ami qu'il avait après son départ, et pendant plusieurs heures, lu des pages de Plutarque et de César. Il paraissait avoir envisagé si nettement sa situation que Prokesch, se rappelant qu'il avait plusieurs fois émis la pensée de devenir un autre prince Eugène, lui conseilla encore une fois de se dévouer aux intérêts de sa seconde patrie. L'Autriche n'avait suscité partout que des indifférences ou des hostilités. A la mort de François II, des temps difficiles pourraient surgir, et l'occasion ne manquerait pas pour le jeune prince de se distinguer. Le duc lui répondit que s'il voulait marcher sur les traces du prince Eugène, c'était pour qu'on lui ouvrit la carrière des armes, la seule qui convint au fils de Napoléon. Si jamais il acquérait quelque gloire militaire, il aurait fait un pas de plus vers le trône de France, et, une fois assis sur ce trône, il pourrait prêter à son pays adoptif un appui autrement efficace. Donc, pour l'instant, il fallait qu'il devint capable de commander une armée. Je ne négligerai rien, ajouta-t-il gravement, rien de ce qui peut conduire à ce but. On n'apprend pas la guerre dans les livres, dit-on ; mais est-ce que toute conception stratégique n'est pas un modèle propre à éveiller les idées ? Est-ce que chaque résolution à laquelle s'arrête un grand capitaine dans une situation critique n'est pas un enseignement ? Est-ce qu'en se familiarisant avec les récits historiques on n'établit pas des rapports réels et vivants non seulement avec les écrivains, mais avec les acteurs mêmes du drame de l'histoire ?[22] Telles étaient les pensées sérieuses qui agitaient ce cerveau impressionnable. Si les partisans du fils de Napoléon avaient pu le connaitre et savoir quel homme était déjà ce jeune prince de dix-neuf ans, ils auraient eu phis de confiance en sa cause et son avenir. Mais M. de Metternich veillait. Il empêchait toutes relations du prince avec le dehors. Il s'opposait froidement à ses désirs comme à ses rêves.

Le bruit s'était répandu à ce moment que la Pologne était prête à se soulever. Le duc de Reichstadt, lisant cette nouvelle dans un journal, s'écria aussitôt : Si la guerre générale vient à éclater, si la perspective de régner en France s'évanouit pour moi, si nous sommes appelés à voir surgir du sein de ce cataclysme l'unité de la Pologne, je voudrais qu'elle m'appelât. Il serait temps encore de réparer une des plus grandes iniquités du passé. Le fils de Napoléon se rappelait alors la faute de son père engageant une guerre formidable avec la Russie pour le seul prétexte d'une ambition impossible à assouvir, alors que la cause de la reconstitution di la Pologne l'eût rendue légitime et peut-être victorieuse[23]. Toul en faisant la part d'un enthousiasme juvénile, Prokesch se garda bien de décourager son jeune ami. Il trouvait, au contraire, dans cette hypothèse le moyen naturel de développer ses facultés et de grandir encore son caractère. Lorsque la Pologne se fut soulevée, le duc se sentit plus que jamais désireux d'aller l'aider en personne. Il aimait ce peuple, affirme Prokesch, pour ses qualités militaires et pour l'attachement dont il avait fait preuve envers son père. Il aurait accompli des prodiges de valeur à la tête de ce peuple... Chaque nouvel orage qui menaçait d'éclater en Orient et en Occident, venait soulever dans son âme mille flots tumultueux. Mais il était obligé devant son entourage de dissimuler ses impressions. Il avait heureusement un grand empire sut' lui-même. Sur son beau et pâle visage, aucun homme ne lut quoi que ce fût des tempêtes qui bouleversaient son cœur, mais nous n'étions pas plus tôt seuls qu'il ouvrait les journaux pour y lire le récit des efforts que tentait la Pologne. Puis il regardait. en frémissant les quatre murs de sa chambre. Souvent aussi, dans un accès de désespoir, il se laissait tomber sur un canapé, maudissant la situation et les ténèbres impénétrables de l'avenir[24]... Il aurait alors perdu toute confiance en lui-même, si Prokesch ne fût venu à son secours et ne l'eût réconforté par d'énergiques conseils. Les deux amis devaient se séparer bientôt, mais pour quelque temps seulement. Le duc allait suivre son grand-père à Vienne ; Prokesch se rendait en Suisse, avec le dessein de revenir ensuite au château de Kœnigswart, où Metternich lui avait donné rendez-vous Il offrit en signe d'affection à son jeune ami une belle médaille antique d'Alexandre le Grand qu'il avait rapportée de son voyage en Grèce. Le jeune prince la suspendit à son cou, comme s'il se fût agi d'une médaille bénite. C'est qu'elle était pour lui la marque heureuse de sa première et de sa plus précieuse amitié.

 

 

 



[1] Correspondance de Marie-Louise, 12 janvier 1830.

[2] 31 janvier. — Lettres intimes.

[3] Voir du docteur Hermann ROLLET, la Neue Beitrage sur Chronik der Stadt Baden bei Wiew (VII Theil) Verlag von P. Schütze, 1894, p. 78 à 80.

[4] Prokesch fut plus tard attaché à l'ambassade d'Autriche à Rome, puis devint ministre plénipotentiaire à Athènes, feld-maréchal et membre du Conseil privé de l'Empereur, ambassadeur à Berlin, membre de l'Académie des sciences de Vienne. Son intelligence, sa droiture, sa vigueur et son activité méritaient de tels honneurs. — M. G. Valbert a dit qu'il était un élève du prince de Metternich, qui l'avait formé, façonné et nourri du lait de sa sagesse (Revue des Deux-Mondes du novembre 1898). Ce que j'en sais me donne à croire qu'il avait certaines idées de Metternich, mais qu'il n'était formé lui-même.

[5] Mes relations avec le duc de Reichstadt. — Mémoire du comte de P. O., traduit par son fils et extrait du 1er volume des Œuvres posthumes, chez E. Plon, 1878, 1 vol. in-18.

[6] Dans cette rencontre heureuse se réalisait la parole du noble Henri Perreyve qui, frappé avant l'heure, eut cependant la joie de compter des amitiés précieuses : La Providence a fait certaines âmes avec certaines ressemblances qui forcent ces âmes, quand elles se rencontrent, à se regarder, à se reconnaitre et à s'aimer.

[7] Voyez MONTBEL, Récit de Prokesch-Osten.

[8] Mein Verhältniss zum Herzog von Reichstadt, Stuttgart, 1878.

[9] Conversation de M. de Prokesch avec Montbel, p. 166. — Le duc de Reichstadt.

[10] La France et l'Autriche, dit-il plus tard au duc de Raguse, pouvaient un jour être alliées et leurs armées combattre l'une à côté de l'autre. Ce n'est pas contre la France que je puis et dois faire la guerre. Un ordre de mon père l'a défendu, et jamais je ne l'enfreindrai. Mon cœur me le défend aussi, de même qu'une bonne et sage politique. (Mémoires de Marmont, t. VIII.)

[11] MONTBEL, p. 152. — Voir aussi PROKESCH-OSTEN.

[12] Il ne faut pas oublier que le prince Eugène de Savoie-Carignan avait demandé à Louis XIV de servir la France. Après le refus du Roi, il s'offrit en 1683 à l'Autriche, qui eut l'intelligence de l'accepter. Dès 1687, il était feld-maréchal général, puis président du conseil aulique de la guerre. Plus tard, Louis XIV lui fit offrir inutilement le bâton de maréchal. Ses victoires à Zentha, Carpi, Chiari, Luzzara, Hochstedt, Oudenarde, Malplaquet, Peterwardein, Belgrade, sont assez connues. Il rencontra dans le maréchal de Villars un adversaire redoutable. Le prince Eugène, dont l'audace et le coup d'œil sont demeurés légendaires, était un de ces guerriers qui devaient passionner la nature ardente et chevaleresque du fils de Napoléon.

[13] Mémoire de Prokesch-Osten, p. 22, et MONTBEL, p. 168.

[14] Les bruits les plus mensongers coururent sur lui. On en trouvera un exemple dans une Pièce historique sur le roi de Rome, 1830, in-8°.

[15] Lettre sur la mort du duc de Reichstadt par un de ses amis, traduite de l'allemand par Bastien (de Luisbourg en Wurtemberg), Parie, 1833, in-8°.

[16] Voir la Lettre sur la mort du duc de Reichstadt par un de ses amis.

[17] Dans chaque science l'histoire était pour lui la partie la plus essentielle, et son impatience l'entrainait du sujet de la science à l'esprit de cette science. L'histoire n'était pas seulement pour lui la science des faits, mais celle de l'esprit, des peuples et des individus. (Lettre sur la mort du duc de Reichstadt.)

[18] La guerre est une institution de Dieu. En elle les plus nobles vertus trouvent leur épanouissement. Sans la guerre, le monde se perdrait dans le matérialisme. Le feld-maréchal de Moltke, qui a dit cela, s'inspirait de la parole saisissante de J. de Maistre : Lorsque l'âme humaine a perdu son ressort par la mollesse, l'incrédulité et les vices gangréneux qui sont l'excès de la civilisation, elle ne peut être retrempée que dans le sang.

[19] Lettre sur la mort du duc de Reichstadt.

[20] Après avoir quitté le service militaire en 1800, le comte de Dietrichstein s'était adonné au : lettres. Chambellan, puis conseiller intime de l'Empereur, intendant de la chapelle de la Cour, chargé de la direction des théâtres, il avait renoncé en 1826 à ces diverses fonctions pour devenir directeur de la Bibliothèque impériale. Le comte de Dietrichstein se sépara du duc de Reichstadt au mois de mai 1832 et fut nommé, en récompense de ses bons services, grand'croix de l'ordre de Léopold.

[21] Lettre sur la mort du duc de Reichstadt.

[22] Voir Mémoire de Prokesch.

[23] Voir Napoléon et Alexandre Ier, par le comte Albert VANDAL, t. III. Voir une note sur Caulaincourt et Napoléon, publiée par moi dans la Revue des Études historiques, 1896, fasc. I.

[24] Vers la fin de l'année 1831, les chefs de l'insurrection polonaise, qui avaient pensé au fils de Napoléon, se tournèrent vers son cousin, Louis-Napoléon, celui qui devait être Napoléon III, et lui offrirent le commandement de leur légion. Le prince acceptait et allait partir, quand il apprit la défaite de Varsovie.