LE ROI DE ROME (1811-1832)

 

CHAPITRE VI. — LE DÉPART POUR L'AUTRICHE.

 

 

Je connais les femmes, et surtout la mienne, disait Napoléon dans son dernier entretien avec Caulaincourt. Au lieu de la cour de France, telle que je l'avais faite, lui offrir une prison, c'est une bien grande épreuve. Si elle m'apportait un visage triste ou ennuyé, j'en serais désolé. J'aime mieux la solitude que le spectacle de la tristesse ou de l'ennui. Si l'inspiration la pousse vers moi, je la recevrai à bras ouverts. Sinon, qu'elle reste à Parme ou à Florence, là où elle régnera enfin. Je ne lui demanderai que mon fils... Le malheureux Empereur n'aura ni l'un ni l'autre. Il a bien jugé sa femme quand il ne l'a pas crue capable de subir une grande épreuve et quand il a ajouté : Je la connais. Elle est bonne, mais faible et frivole. Mon cher Caulaincourt, César peut devenir citoyen, mais sa femme peut difficilement se passer d'être l'épouse de César...[1] Il n'avait pas tout prévu. Un prochain avenir allait montrer en Marie-Louise non seulement une épouse faible et frivole, mais oublieuse de sa dignité, insoucieuse du trône sur lequel elle était montée.

Je sais bien que dans le moment même, c'est-à-dire à l'heure du départ, Marie-Louise n'aurait pas demandé mieux, si son père l'y eût encouragée, que de rejoindre l'Empereur et de partir avec lui pour l'ile d'Elbe. Elle le dit même à Caulaincourt qui était venu la voir de la part de Napoléon. Elle le chargea sincèrement de paroles de tendresse pour lui ; elle renouvela ses promesses de fidélité et d'attachement à son époux ; elle jura de lui ramener bientôt son fils. Tout cela pouvait être sincère, mais ne dura que peu de temps. Marie-Louise eut le tort de penser qu'elle serait un embarras de plus pour Napoléon, tandis qu'il traverserait la France. Elle crut trop facilement aux périls qui les attendaient, elle et le roi de Rome, à ce moment, alors qu'il eût été si facile aux alliés de les protéger. Toujours est-il qu'elle céda aux instances de son père comme aux perfides conseils de son premier ministre, et qu'elle perdit ainsi l'occasion d'assurer à son nom une gloire ineffaçable. Élevée pourtant dans la pratique et le respect de la religion, elle ne se rappelait déjà plus les belles paroles des Livres sacrés qui, enveloppant l'épouse d'un voile de respect et de pureté, lui recommandent de demeurer ferme dans la foi et dans l'observance des commandements divins. C'en est fait désormais de son honneur. Pendant quelques jours encore, elle aura presque envie d'imiter la noble conduite de la princesse Augusta qui s'était attachée au prince Eugène, malgré l'opposition et les menaces de son père, le roi de Bavière, et avait opposé un non formel aux promesses qu'on lui avait faites pour l'amener à oublier la loi inoubliable du devoir. Mais ce ne sera qu'une velléité chez Marie-Louise. Cependant sa conscience se révoltera parfois et lui dira secrètement qu'elle est une mauvaise épouse, jusqu'au jour prochain où elle lui dira qu'elle est une mauvaise mère. Elle s'attendrira un peu ; elle représentera dans une aquarelle mélancolique une jeune femme saluant de son écharpe un navire qui disparaît à l'horizon ; elle versera quelques larmes, et enfin elle s'associera faiblement, puis résolument, à la politique impitoyable de l'Autriche. Elle se laissera dominer par un général de rencontre à la solde de Metternich. L'histoire ne peut plus avoir pour elle de la compassion ; elle ne lui doit que du mépris[2].

Le 25 avril, Marie-Louise, accompagnée par Mmes de Montebello et de Brignole, le général Caffarelli, MM. de Saint-Aignan, de Méneval et de Bausset, le docteur Corvisart et le chirurgien Lacorner, quittait le château de Grosbois. Le roi de Rome la suivait avec Mme de Montesquiou, Mme Rabusson, Mmes Soufflot et Marchand, sous la surveillance du général Kinski et de plusieurs officiers. Marie-Louise arriva le 25 à Provins, où elle écrivit quelques mots à Napoléon, qui les reçut à Porto-Ferrajo. Le 26, elle était à Troyes, le 28 à Dijon, le 29 à Gray, le 30 à Vesoul, le 1er mai à Belfort. Le 2 mai, elle passait le Rhin, près de Huningue, et se dirigeait sur Bâle. Méneval, qui nous donne ces détails, nous apprend qu'elle reçut dans cette ville une lettre de Napoléon, datée de Fréjus, et que cette lettre éveilla dans son cœur un nouveau regret de n'avoir pas rejoint l'Empereur à Fontainebleau. C'était, dit-il[3], une peine secrète, une sorte de remords qui se manifestait souvent, malgré tous les efforts qu'elle faisait pour n'en rien laisser paraître... Marie-Louise entra à Bâle à cinq heures du soir, au milieu de troupes suisses, bavaroises et autrichiennes qui lui rendirent les honneurs comme à une souveraine. Il convient de dire qu'elle se déroba aux bruyantes acclamations de la foule et demeura un jour entier chez le sénateur Wincker, sans vouloir recevoir d'autres personnes que le général Kinski et les chambellans Wrbna et de Tosi. Elle partit avec un équipage nombreux ; vingt-quatre voitures la suivaient. Le roi de Rome était dans une voiture particulière avec sa gouvernante, Mme de Montesquiou. Le voyage le distrayait visiblement, mais il lui échappa tout à coup cette triste réflexion : Pourquoi ne veut-on plus me laisser embrasser mon papa ?[4]

Marie-Louise écrivit de Zurich à son père pour lui dire que les nouvelles reçues de l'Empereur, dans sa dernière lettre, l'avaient fort impressionnée. Napoléon paraissait attristé de son passage en Provence, où il avait eu à subir les invectives de la foule, comme si les alliés, qui lui avaient maintenu le titre d'Empereur et accordé une principauté, n'auraient pas pu faire protéger son voyage avec les quatorze cents soldats qu'ils lui avaient laissés. Marie-Louise prenait sur elle d'engager son père à faire remettre à Napoléon ses objets confisqués A Orléans, sa bibliothèque et les économies qu'il avait pu réaliser sur sa liste civile. Son gendre n'était plus son ennemi ; il devait avoir confiance dans sa générosité et sa bonté. Ce fut là dernière démarche qu'elle tenta auprès de l'empereur François. La façon dont elle fut accueillie devait la dissuader, d'ailleurs, de renouveler de pareilles instances. Partout on célébrait son retour, et sur son passage des députations badoises, wurtembergeoises, bavaroises venaient la saluer. Elle traversa la Suisse, passant par Schaffouse et le lac de Constance. Une fois dans le Tyrol, ce furent des ovations enthousiastes. A Innsbruck, qui appartenait alors à la Bavière et qui aurait voulu revenir à l'Autriche, on détela les chevaux de sa voiture, et les habitants la traînèrent comme en triomphe. Le soir, sous ses fenêtres, des Tyroliens firent entendre leurs chants nationaux. A la vue d'un des tableaux qui ornaient le palais d'Innsbruck et qui représentait Marie-Thérèse et Joseph II, M. de Bausset remarqua que le roi de Rome ressemblait au jeune prince autrichien. Marie-Louise fit appeler son fils. M. de Bausset le prit alors dans ses bras et l'éleva à la hauteur du tableau pour qu'on pût faire la constatation. Et chacun convint aussitôt de la ressemblance[5]. Il y avait là une flatterie de courtisan, car tous les portraits du roi de Rome — et j'ai vu personnellement les meilleurs — attestent que l'enfant impérial n'avait du type autrichien que la lèvre inférieure. Le nez, les yeux, le front, le menton sont visiblement napoléoniens. Pendant la durée de ce long voyage, le roi de Rome resta confié à sa gouvernante. Il ne voyait sa mère, rapporte Méneval[6], qu'aux lieux où elle s'arrêtait. Il avait oublié le chagrin avec lequel il avait quitté les Tuileries. La nouveauté des objets qui passaient sous ses yeux le divertissait, et il en jouissait avec l'heureuse insouciance de son âge. A Salzbourg, la princesse de Bavière fit un aimable accueil à Marie-Louise. A Melk, elle fut reçue par le prince Trautmannsdorf, et, près de Saint-Pœlten, par l'impératrice d'Autriche, sa belle-mère, et la comtesse Lazouska, son ancienne grande maîtresse. Le 21 mai 1814, elle arriva à Schœnbrunn. Ses sœurs, Léopoldine, Marie-Clémentine, Caroline, Ferdinande et Marie-Anne, ses frères et les archiducs ses oncles, l'attendaient impatiemment. Le jeune prince François-Charles-Joseph devait être le compagnon habituel des jeux de son fils. L'archiduc Charles donna la main à Marie-Louise pour descendre de voiture. Cette fois, elle était redevenue l'archiduchesse d'Autriche. Le général Caffarelli, qui avait accompli sa mission, lui laissa une longue lettre où l'on remarque ce passage : Dès ce moment, Votre Majesté ne s'appartient plus à elle-même ; elle appartient à la postérité. Il faut donc continuer à ennoblir le malheur ; et c'est la conduite de Votre Majesté qui fixera l'opinion de la France, de l'Allemagne, de l'Europe entière...[7] Cette opinion allait bientôt être fixée.

Marie-Louise s'installa au château, au premier étage, dans un appartement voisin de celui de son fils, et donnant de côté sur l'allée centrale du parc. On le montre encore aujourd'hui aux visiteurs, et j'ai pu constater moi-même que la situation de ces appartements, entourés d'une verdure riante, devait être des plus agréables. Marie-Louise reprit ses relations de douce intimité avec ses jeunes sœurs. Le matin, elle aimait à s'occuper de son fils ; elle le faisait venir à la fin du déjeuner pour lui donner quelques friandises ; mais c'était Mme de Montesquiou, noble de cœur, noble de nom, comme le dit si bien le baron d'Helfert, qui, aidée de Mme Soufflot et de sa gouvernante qui servirait d'intermédiaire entre elle et le cabinet autrichien. Elle accepta. Metternich avait d'abord pensé au prince Nicolas Esterhazy, puis son attention politique se porta sur le général comte de Neipperg, qui commandait une division près de Genève. Ce Neipperg avait déjà une histoire. Beau cavalier, à la chevelure blonde et au teint coloré, portant gracieusement le bel uniforme des hussards hongrois, homme distingué et élégant, quoiqu'une blessure reçue à la guerre l'eût privé d'un œil et l'obligeât à porter un bandeau noir qui coupait son front en deux, doué d'un esprit souple et astucieux, passionné pour les arts et surtout pour la musique, le comte avait enlevé la femme d'un de ses amis et en avait eu plusieurs enfants. Cela ne l'empêchait pas de mener encore joyeuse vie.

Le comte de Neipperg, né à Salzbourg en 1771, était issu d'une famille de Souabe au service de l'Autriche[8]. Il avait autant de disposition pour les négociations diplomatiques que pour les études militaires. Metternich saisit bientôt ses aptitudes et l'employa dans plusieurs missions délicates. Ce fut Neipperg qui, ministre plénipotentiaire en Suède, contribua à détacher Bernadotte de Napoléon et à montrer aux alliés le chemin du sol sacré. Ce fut Neipperg qui poussa le roi Murat à se réunir aux ennemis de la France, le Il janvier 1814. Ce fut encore lui qui, muni d'une lettre du roi de Bavière, osa inviter le prince Eugène à imiter un pareil exemple. On sait le refus qu'il essuya... A vrai dire, il fallait être singulièrement apte à l'intrigue pour accepter successivement de pareilles tâches. De tels services avaient attiré les regards de l'empereur d'Autriche et du premier ministre sur lui ; on comprit que l'on avait affaire à un homme précieux qui, à l'occasion, ne reculerait devant aucun ordre ni aucune besogne. C'est, en effet, ce qui arriva.

Neipperg se présenta donc à Marie-Louise qui voyageait secrètement sous le nom de duchesse de Colorno, comme un officier désigné par le gouvernement autrichien pour être attaché à sa personne. Il l'accompagna de Carouge à Aix, se, tenant toujours à cheval auprès de sa voiture. Méneval, qui l'observa dès son apparition, lui trouva un air bienveillant et des manières polies, mais le jugea bientôt adroit et peu scrupuleux, sachant cacher sa finesse sous les dehors de la simplicité[9]. Marie-Louise se rappelait vaguement cet homme qui devait avoir une si grande influence sur sa destinée. C'était en 1812, à Dresde, époque à laquelle, chambellan de son père, il avait été mis pour la première fois à ses ordres. Insinuant et flatteur, actif et prudent, il devint bientôt son factotum. Ce fut lui qui lui choisit une villa aux environs d'Aix. Il eut le talent d'en trouver une qui offrait une vue charmante. line laissa pas l'Impératrice s'ennuyer un moment. Il lui procura, entre autres distractions, plusieurs auditions de Talma. Il fit venir Isabey, son peintre préféré, pour qu'il s'occupât de son portrait. Il la conduisit souvent en barque sur le lac du Bourget. Enfin, il ne négligea aucune occasion de distraire cette belle égoïste qui se laissait faire et soignait minutieusement sa fragile santé, et qui devait cependant survivre vingt-six ans à son époux. Quinze jours après son arrivée à Aix, elle écrivit à Napoléon une lettre dont M. de Bausset se chargea. Ce fut l'une des dernières. M. de Bausset, qui allait faire un petit voyage à Parme pour se rendre compte de la future résidence de sa souveraine, eut la bonne pensée de faire parvenir secrètement à Pile d'Elbe un petit buste du roi de Rome, d'une ressemblance parfaite et qui était, parait-il, l'œuvre d'un statuaire français établi à Vienne[10]. La joie de l'Empereur fut grande en recevant cet objet si précieux. Mais ses désirs étaient loin d'être satisfaits. Ce qu'il aurait voulu avant tout, c'était la présence même de sa femme et de son fils. Le 9 août, Marie-Louise avait reçu de lui une lettre qui la suppliait de se rendre en Toscane, pour se rapprocher de l'île d'Elbe. Vous savez combien je désire faire la volonté de l'Empereur, écrivait Marie-Louise à Méneval, qui était alors pour quelques semaines à Paris ; mais, dans ce cas, dois-je la faire, si elle ne s'accorde pas avec les intentions de mon père ? Certainement, elle aurait dû obéir à son époux, qui devait, suivant toutes les lois, être préféré à son père ; mais elle se bornait à se dire malheureuse et à vouloir mourir... Cette douleur et ce désespoir n'étaient que factices, car on savait que le séjour d'Aix était pour elle la fréquente occasion des plus agréables divertissements.

A cette même date, Napoléon faisait informer Méneval qu'il attendait l'Impératrice pour la fin d'août. Écrivez-lui, disait-il au général Bertrand, que je désire qu'elle fasse venir mon fils, et qu'il est singulier que je ne reçoive pas de ses nouvelles, ce qui vient de ce qu'on retient les lettres ; que cette action ridicule a lieu probablement par les ordres de quelque ministre subalterne et ne peut pas venir de son père ; toutefois, que personne n'a de droits sur l'Impératrice et son fils. Le ministre subalterne était le comte de Neipperg, qui, fidèle aux prescriptions du cabinet de Vienne, exerçait, avec autant d'adresse que de courtoisie apparente, la surveillance la plus rigoureuse sur la correspondance de Marie-Louise. Quelque temps après, le malheureux empereur renouvellera vainement sa tentative. Il fera écrire par quatre voies différentes et dira cette fois qu'il attend l'Impératrice à la fin de septembre. Ses lettres ne lui parviendront pas davantage, et Marie-Louise n'aura pas la vertu d'obéir à sa conscience et de faire son devoir en allant spontanément le retrouver. L'ingrate épouse, après sa cure, ale désir de voir quelques beaux sites de la Suisse. Le 9 septembre, on la voit à Lausanne ; le 10, à Fribourg ; le 11, à Berne. Elle a quitté Aix, non point parce que le gouvernement français l'a désiré[11], mais parce qu'elle a fini son traitement. Du 11 au 20 septembre, elle va visiter les glaciers de la région, en compagnie de Mine de Brignole et de M. de Neipperg, deux créatures qui semblent avoir été inventées tout exprès pour la détourner de son époux, car l'une, stylée par M. de Talleyrand, parlait adroitement contre l'Empereur, et l'autre savait qu'en disant du mal de Napoléon, il ne déplairait point à M. de Metternich et à François II. Marie-Louise rentre à Berne le 21 septembre et reçoit dans cette ville la visite de la princesse de Naples, Caroline d'Angleterre. Les deux princesses passent la journée au milieu d'agréables distractions ; le soir venu, elles chantent le duo de Don Juan : La ci darem la mano, accompagnées au piano par Neipperg lui-même, aussi bon musicien que bon officier. Et, pendant ce temps, Napoléon croit sa femme malheureuse, et il gémit sur son sort déplorable !... Après une visite à Zurich et au château de Habsbourg, Marie-Louise revient à Schœnbrunn. Elle a laissé son fils pendant trois mois aux mains de sa gouvernante ; elle veut bien reconnaître qu'il est fort aimable et se porte à merveille.

On sait maintenant qu'elle aurait désiré prolonger son séjour, de façon à ne quitter la Suisse que pour aller prendre possession de ses duchés. Elle avait reçu au mois d'août un pli officiel signé de son père, relatif à l'organisation de ses nouveaux domaines. Les étrangers, c'est-à-dire les Français, n'avaient pas droit de séjour chez elle. Le comte Magnanoli allait être chargé de l'administration, et Marie-Louise espérait bien que le comte de Neipperg, devenu pour elle un compagnon indispensable, aurait, comme ministre, la haute main sur les duchés. Mais voici qu'une lettre de Metternich lui parvient peu de temps après et l'informe respectueusement que l'Empereur la dissuade de tout voyage à Parme pour le moment et l'invite même à rentrer en Autriche. Les royalistes et les jacobins se remuaient beaucoup, parait-il ; des conspirations s'ourdissaient dans l'ombre, et il fallait attendre, pour aller à Parme, des jours plus calmes. Le comte de Neipperg, avec beaucoup d'habileté et d'insistance, fit valoir toutes ces raisons et décida l'Impératrice à se soumettre. Pendant le voyage de Suisse, sa tante, Marie-Caroline, était morte. Cette fin subite attrista quelque temps Marie-Louise et lui remit en mémoire les conseils énergiques de la vieille reine, conseils qu'elle s'était bien gardée de suivre, et qu'elle allait à jamais oublier. Les fautes dans lesquelles Marie-Louise est tombée, assure formellement Méneval[12], doivent être imputées à ceux entre les mains desquels elle a été un instrument de haine et de vengeance. Ses liens ont été brisés par la politique qui les avait formés. Ceci ne veut pas dire que Méneval excuse Marie-Louise, car il la savait d'une nature très égoïste. Un jour de franchise, elle-même l'avait avoué à l'Empereur, qui s'était ainsi récrié : C'est le vice le plus affreux que je connaisse ![13]

Marie-Louise était rentrée à Schœnbrunn, au moment où la ville de Vienne recevait les souverains alliés, leurs ministres et de nombreux diplomates pour le congrès qui allait s'ouvrir un mois après. Ce fut surtout, comme on le sait, une occasion de divertissements et de fêtes de tout genre, festins, bals, concerts, représentations, carrousels, redoutes, avant d'être l'objet de discussions graves, car on était tellement heureux de la chute de Napoléon, qu'on ne pensait qu'à s'en réjouir de toutes les façons. Aussi, comme l'avait dit le prince de Ligne, le Congrès ne marchait pas, il dansait. Cependant, un grand nombre de diplomates ne se gênaient point pour déclarer aux heures graves que l'Empereur était encore trop près de l'Italie et de la France. On répétait à Vienne ce qu'on disait à Paris. On murmure ici beaucoup, écrivait Mme de Rémusat à son mari, que l'Empereur ne demeurera point à Pile d'Elbe. On l'envoie à Sainte-Lucie ou à Madagascar. Il est certain que le choix de cette dernière île eût été singulièrement heureux. Quelques mois de séjour dans la région fiévreuse de Majunga, et l'Europe eût été délivrée de celui qui faisait encore sa terreur et son obsession. D'autres parlaient déjà de Sainte-Hélène. Le fils n'était pas ménagé non plus. M. de Bausset dit avoir entendu à Vienne le propos suivant relatif au roi de Rome : Quant à son fils, il fallait l'élever pour en faire un prêtre. Qu'on ne s'étonne point de ce propos ; nous lui verrons prendre bientôt une forme officielle. L'animosité contre la France, même gouvernée par un roi, n'était pas moins ostensible. Les membres du congrès de Vienne s'étonnaient d'avoir tiré un parti insuffisant de la capitulation de Paris et se reprochaient de n'avoir pas assez affaibli la France. L'un des principaux, Hardenberg ou Humboldt, disait avec un sentiment de jalousie évidente : Il n'a fallu que trois mois à la France pour reprendre son rang et sa considération politique dans les affaires de l'Europe[14]. Aussi se concertaient-ils tous pour amoindrir son influence et pour l'exclure presque officiellement des délibérations du Congrès. On sait comment l'extrême habileté de M. de Talleyrand arriva à triompher de toutes ces intrigues et à semer la division parmi ses adversaires. Dès la première conférence, avec un sang-froid imperturbable, il ne voulut rien reconnaître de ce qui avait pu être décidé avant son arrivée entre les quatre Cours principales ; il protesta contre les idées ambitieuses prêtées à la France et ne demanda que de grands égards pour elle ; puis en faisant valoir, selon les instructions de Louis XVIII, le principe de la légitimité, principe d'ordre et de stabilité pour toutes les puissances, en obtenant enfin que les pouvoirs du Congrès fussent attribués aux huit Cours signataires du traité de Paris, il replaça peu à peu la France à son rang[15].

Il faut reconnaitre ici, — et cela est de simple justice, que Marie-Louise se tint à l'écart des fêtes qui ne convenaient point à sa situation, et des réunions où elle aurait pu entendre des paroles malsonnantes. Elle se reprenait à s'occuper de son fils, dont la grâce enfantine et les aimables paroles la charmaient. A ce moment même, des 'souvenirs touchants furent réveillés en elle. Le directeur du garde-meuble de la couronne de France fit prévenir M. de Méneval que le ministère de la maison du Roi était disposé à lui rendre le berceau du roi de Rome, ce berceau magnifique que la ville de Paris avait offert à Marie-Louise quelque temps avant la naissance du petit roi. On comprend quelles durent être les impressions de l'Impératrice, lorsqu'elle revit cette œuvre d'art qui rappelait de si belles espérances et de si douces joies !... Quelques jours avant l'ouverture du Congrès, le général autrichien Delmott mourut, et de pompeuses obsèques lui furent faites à Vienne. Le roi de Rome tint à voir le cortège, et comme le soir il racontait naïvement au prince de Ligne le plaisir qu'il avait éprouvé à voir défiler tant de soldats : A ma mort, lui dit le prince, vous verrez bien autre chose. L'enterrement d'un feld-maréchal est tout ce que l'on peut voir de plus beau en ce genre. Un mois après il mourait, et le petit prince pouvait admirer les régiments qui suivaient le cercueil de son vieil ami[16]. Le roi de Rome n'était conduit chez son grand-père que dans les circonstances solennelles. Celui-ci lui témoignait une réelle affection. Les sœurs de Marie-Louise étaient également fort gracieuses pour lui. Seule, l'impératrice d'Autriche lui montrait quelque froideur. Elle et ses beaux-frères parlaient de le faire entrer plus tard dans les Ordres, et il fallut plusieurs fois que l'Empereur s'interposât pour faire cesser la conversation sur un sujet qui blessait Marie-Louise. Autour d'elle s'échangeaient des propos hostiles contre Napoléon et contre son fils, propos qu'elle trouvait ensuite reproduits par les feuilles autrichiennes. C'était ce que Napoléon avait le plus redouté, et ses lettres à Joseph montrent combien il avait eu raison de craindre pour son fils le sort douloureux du fils d'Hector. Le 2 décembre 1814, Marie-Louise s'était rendue à Vienne avec le petit roi. Des curieux s'arrêtèrent avec insistance devant les armoiries impériales qui ornaient encore sa voiture et s'exprimèrent à ce sujet en termes presque inconvenants. De retour à Schœnbrunn, Marie-Louise donna à M. de Bausset l'ordre de faire effacer les armoiries et de les remplacer par son chiffre. La livrée verte des laquais fit place à une livrée bleue, et, dès ce moment, on n'appela plus Marie-Louise que la duchesse de Parme[17]. Neipperg ne la quittait pas. Ayant accepté de l'observer, de la surveiller à toute heure, il s'acquittait de cette triste mission avec un zèle particulier et une sorte de conscience. Ce qu'il empêchait surtout, c'était toute correspondance venue de l'île d'Elbe ou partie de Schœnbrunn pour cette île. Napoléon s'impatientait d'un tel silence. Il en était réduit le 10 octobre à recourir au grand-duc de Toscane pour lui demander a s'il voulait bien permettre e qu'il lui adressât chaque semaine une lettre destinée à l'Impératrice, espérant qu'il recevrait en retour des lettres d'elle et quelques mots de son fils. Je me flatte, disait-il, que, malgré les événements qui ont changé tant de choses, Votre Altesse Royale me conserve quelque amitié. Telle était la situation pénible à laquelle on avait osé réduire l'Empereur. Est-ce que le traité de Fontainebleau était vraiment observé ainsi ? Et lorsque les alliés signèrent ce traité, tous, sauf les représentants de l'Autriche, ne crurent-ils pas que l'Impératrice et le roi de Rome iraient séjourner à l'île d'Elbe, ou pourraient tout au moins correspondre avec Napoléon ? Encore une fois, à quoi servait ce raffinement de cruauté ?

Il est curieux d'examiner ici, comme le comporte d'ailleurs notre sujet, l'attitude du prince de Talleyrand à Vienne au sujet de Marie-Louise et de son fils, et de voir quelles impressions il transmettait à Louis XVIII sur Vienne et sur Schœnbrunn. Il réclamait Parme, Plaisance et Guastalla pour la reine ou le petit roi d'Étrurie, en raison du principe sacré de la légitimité, et parce que c'était leur patrimoine[18]. Il affirmait le 13 octobre que l'empereur d'Autriche avait déjà fait pressentir l'archiduchesse Marie-Louise qu'il avait peu d'espoir de lui conserver Parme. En effet, devant l'opposition de la France et de l'Espagne, l'Autriche hésitait à tenir la promesse contresignée à Fontainebleau. Marie-Louise était, comme le remarque justement Méneval, réduite au rôle d'une plaideuse[19], et ses affaires marchaient mal. On verra bientôt que Neipperg les prit au sérieux, s'en occupa activement et, avec l'appui d'Alexandre, sut leur donner une tournure plus favorable. Dans la même lettre, Talleyrand révélait ainsi les desseins des alliés et les siens à l'égard de Napoléon : On montre ici une intention assez arrêtée d'éloigner Bonaparte de l'île d'Elbe. Personne n'a encore d'idée fixe sur le lieu où on pourrait le mettre. J'ai proposé l'une des Açores. C'est à cinq cents lieues d'aucune terre. Le fils de Bonaparte n'est plus traité maintenant comme dans les premiers jours de son arrivée à Vienne. On y met moins d'appareil et plus de simplicité. On lui a ôté le grand cordon de la Légion d'honneur et on y a substitué celui de Saint-Étienne[20]. Un jour, le fin diplomate avait eu l'occasion de rencontrer le petit roi, et l'archiduc Charles, le lui désignant, lui dit malicieusement : Reconnaissez-vous cet enfant ?Altesse, fit l'autre, je le connais, mais je ne le reconnais pas. Le 12 novembre, il rappelait à Louis XVIII qu'Alexandre, contrarié de l'opposition de l'Autriche à ses vues secrètes et mécontent surtout de Metternich, aurait dit : L'Autriche se croit assurée de l'Italie, mais il y a là un Napoléon, dont on peut se servir. A quoi Louis XVIII avait répondu à son ministre : Je crois au propos attribué à l'empereur Alexandre au sujet de l'Italie. Il est dans ce cas de la plus haute importance que l'Autriche et l'Angleterre se pénètrent bien de l'adage, trivial si l'on veut, mais plein de sens et surtout éminemment applicable à la circonstance : Sublata causa, tollitur effectus[21]. Voilà quatre mots latins dont il ne faudrait pas trop vouloir approfondir le sens, ni étendre la portée, car on pourrait alors leur trouver une certaine ressemblance avec quelques mots français du duc de Berry dits à M. de Bruslart, à propos de Napoléon : Ne se trouvera-t-il pas quelqu'un pour lui donner le coup de pouce ?

A la même date du 12 novembre, les ambassadeurs du roi de France écrivaient au ministre des affaires étrangères : a Nous sommes fondés à espérer de faire rendre Parme à la famille d'Espagne et de faire donner une des Légations à l'archiduchesse Marie-Louise. Si cet échange peut être observé, on en proposera le retour au Saint-Siège, dans le cas où le prince son fils mourrait sans enfants[22]. u Metternich paraissait être de cet avis, car il avait laissé entendre à Talleyrand qu'il désirait a qu'une ou deux Légations fussent données à l'archiduchesse Marie-Louise et à son fils[23]. Le 23, les ambassadeurs du Roi mandent au ministre des affaires étrangères : Si les paroles de M. de Metternich pouvaient inspirer la moindre confiance, on serait fondé à croire qu'il trouverait l'archiduchesse Marie-Louise suffisamment établie en obtenant l'État de Lucques qui rapporte cinq à six cent mille francs, et que, pour lors, les Légations pourraient être rendues au Pape et Parme à la reine d'Étrurie[24]. Mais les affaires ne prenaient pas une tournure aussi favorable. Le 30 novembre, Talleyrand écrivait au Roi que le prince de Metternich avait assuré récemment à Marie-Louise qu'elle conserverait Parme. On avait appris que Murat avait adressé à l'ex-Impératrice une longue lettre dans laquelle il lui promettait, si l'Autriche l'aidait à rester à Naples, de la faire remonter au rang dont elle n'aurait jamais dû descendre. Le 7 décembre, Talleyrand se plaignait de l'astuce de Metternich, qui ne songeait qu'à faire perdre du temps au Congrès et détournait par des fêtes multipliées son attention sur les choses graves. Cependant, le 20 décembre, il croyait pouvoir dire : Je suis fondé à espérer que la reine d'Étrurie aura pour Parme l'avantage sur l'archiduchesse[25]. Il se trompait. Marie-Louise allait obtenir les duchés de Parme, Plaisance et Guastalla ; mais son fils n'en devait pas avoir l'héritage, contrairement aux prescriptions formelles du traité du Il avril. Ses droits, on ne se donnera pas la peine de les examiner, et sa mère, par un égoïsme sans nom, ne songera même pas à émettre la moindre protestation. L'Autriche avait trouvé cette exclusion nécessaire pour faire admettre par les alliés la concession faite à Marie-Louise.

 

 

 



[1] Voyez THIERS, le Consulat et l'Empire, t. XVII.

[2] Une personne qui l'avait vue de près, lady Burgherah, femme de l'attaché militaire à l'ambassade d'Angleterre, disait de son refus déguisé de se rendre auprès de Napoléon : Je pense que c'est un monstre, car elle prétendait l'aimer, et il s'est toujours bien conduit envers elle. C'est révoltant à elle de l'abandonner dans son malheur, après avoir affecté de l'adorer dans sa prospérité... (Voir le Correspondant du 10 juin 1894. Cité par Mme Marie Dronsart.)

[3] MÉNEVAL, t. III.

[4] Vie de Napoléon II, Paris, 1832, chez Ladvocat.

[5] BAUSSET, t. III.

[6] MÉNEVAL, t. III.

[7] Notice historique sur le général Caffarelli, par Ul. TRÉLAT.

[8] La maison de Neipperg est une ancienne maison féodale de Souabe qui est présumée descendre de Conrad de Neipperg en 1261. Celui qui devint le mari morganatique de Marie-Louise s'appelait Adam-Albert. Il était le fils d'Adam-Adalbert, comte de Neipperg, et de la comtesse Pola. L'Almanach de Gotha relate officiellement son mariage avec Marie-Louise, duchesse de Parme, Plaisance et Guastalla, veuve de Napoléon Ier, empereur des Français, née archiduchesse d'Autriche.

[9] MÉNEVAL, t. III.

[10] Ce buste, dit M. de Bausset, suivit Napoléon à Sainte-Hélène, et c'est sur les traits de l'enfant que se reposèrent les yeux du père mourant. (T. III.)

[11] Voir la lettre de Talleyrand à Metternich, en date du 9 août 1814. — Il paraîtrait cependant que Marie-Louise a dû recevoir des émissaires de Fouché aux eaux d'Aix. On a même prétendu qu'Isabey et que Corvisart l'avaient pressentie sur la question de la régence. (Voir Henri HOUSSAYE, 1815.)

[12] MÉNEVAL, t. III.

[13] Souvenirs de la générale Durand.

[14] BAUSSET, t. III.

[15] Voyez Mémoires de Talleyrand, t. II. — Il est curieux de voir à ce propos ce que disait une dépêche du comte de Bombelles, datée de Paris, 1er septembre 1814, et adressée à Metternich :

... Quoi qu'en disent les feuilles françaises, la France est loin d'être tranquille. L'armée, tout en se réorganisant, conserve un mauvais esprit... Le peuple, en général, est assez paisible. Las de tant de troubles et de malheurs, il ne se révoltera contre aucun gouvernement et ne sera foncièrement attaché à aucun. Il fallait aux Romains du temps de Suétone du pain et des spectacles. Cette devise est devenue entièrement celle de la France... Tout ira tant bien que mal si la paix subsiste, mais une guerre quelconque perdrait la France. Il n'est pas inutile que Votre Altesse soit bien convaincue de cette vérité. Elle doit diminuer de beaucoup l'influence que M. de Talleyrand cherchera à se donner au Congrès. Il compte partir le 10 pour Vienne.

Ausgang der franzosichen Herrschafft in Ober Italien, par le baron DE HELFERT, Archiv fur Œsterreichische Geschichte, t. LXXVI, 1890.

[16] BAUSSET, t. III.

[17] Voyez Mémoires de Talleyrand, t. II. — Talleyrand affirme que cette substitution eut lieu sur l'invitation de l'empereur d'Autriche.

[18] Voir la lettre de Louis XVIII à Talleyrand, du 21 octobre 1814. (Mémoires, t. II.)

[19] MÉNEVAL, t. III.

[20] Mémoires de Talleyrand, t. III.

[21] Mémoires, t. II, p. 474.

[22] Mémoires, t. II.

[23] Mémoires, t. II.

[24] L'infante Marie-Louise, troisième fille de Charles IV, roi d'Espagne, avait été régente du royaume d'Étrurie après la mort de son époux, Louis Ier, en 1803. Elle ne sut pas gouverner son royaume et dut le quitter en 1807, époque à laquelle il fut annexé à la France. Marie-Louise obtint une compensation en Portugal. (Voir Le royaume d'Étrurie, par P. MARMOTTAN, 1896.)

[25] Mémoires, t. II.