LE ROI DE ROME (1811-1832)

 

CHAPITRE III. — L'ENFANCE DU ROI DE ROME (1811-1812).

 

 

Le 10 janvier 1810, l'archiduchesse Marie-Louise avait écrit à son amie Mlle de Poutet : Bude est comme Vienne, et l'on ne parle que du divorce de Napoléon. Je laisse parler tout le monde et ne m'en inquiète pas du tout. Je plains seulement la pauvre princesse qu'il choisira, car je suis sûre que ce ne sera pas moi qui deviendrai la victime de la politique[1]. Le 23 janvier, elle savait qu'à Vienne on la mariait déjà avec le grand Napoléon, et elle remerciait son amie de ses vœux, étant la seule, disait-elle, qui ne s'en réjouirait pas. Cependant, quelque temps après le mariage, le 24 avril, elle souhaitait à son amie, qui allait épouser le comte de Crenneville, un bonheur pareil à celui qu'elle éprouvait. Le 11 mai, elle lui disait encore : Peut-être que dans ce moment où vous êtes déjà mariée, vous goûterez un bonheur aussi inaltérable que le mien. Je suis charmée que vous vous mariiez dans le même mois que moi. Je souhaite que, comme tout se réunit pour faire se ressembler nos mariages, vous deveniez mère d'un joli enfant en même temps que moi. J'ai demandé à l'Empereur la permission de signer votre contrat de mariage. Il y a acquiescé tout de suite avec cette grâce, cette obligeance qui lui est si naturelle...[2] Elle disait ailleurs que les moments qu'elle passait le plus agréablement étaient ceux où elle se trouvait seule avec l'Empereur. Un an après, elle se déclarait touchée des vœux de la comtesse de Crenneville pour son fils : J'espère qu'ils se réaliseront et qu'il fera un jour, comme son père, le bonheur de tous ceux qui l'approcheront et le connaîtront... Mon fils est étonnant pour son âge. Il a l'air d'avoir trois mois et rit déjà aux éclats. Il ressemble beaucoup à l'Empereur. Elle ajoutait avec orgueil : Mon fils est fort et beau. L'air de Saint-Cloud, que nous habitons depuis un mois, lui fait grand bien. Puis le 2 septembre 1811 : Mon fils profite à vue d'œil. Il devient charmant, et je crois même lui avoir déjà entendu dire à Papa. Mon amour maternel veut au moins s'en flatter. Après un voyage de deux mois en Belgique, elle revoyait toute joyeuse cet enfant chéri : L'émotion que j'éprouvais peut être sentie, mais pas exprimée. Je l'ai trouvé bien fortifié, ayant quatre dents et disant Papa, mais maigri et pâle, ce qui provient de la dentition... Vous pouvez vous figurer qu'il ne m'a pas reconnue ; mais peu de jours après mon retour, j'avais déjà très bien renouvelé connaissance avec lui[3].

On voit par ces simples extraits que Marie-Louise était une épouse et une mère heureuses. Il est une légende, encore vivace, qui la représente comme une victime livrée à une sorte de Minotaure et qui prétend faire répandre des larmes sur son immolation. Certainement, son mariage a été un mariage politique, et la jeune archiduchesse a dû se soumettre avant tout, et comme bien d'autres, à la raison d'État[4]. On n'ignore pas, en effet, qu'elle avait répondu à Metternich, lorsqu'il vint la prier d'accepter la main de Napoléon : Je suis prête à me sacrifier pour mon père et pour ma patrie. Il va sans dire qu'au premier abord, elle ne pouvait avoir d'affection pour celui qui avait ruiné l'Autriche et vaincu plusieurs fois son père, pour le guerrier dont elle comparait les soldats aux Huns. Mais l'éditeur de sa correspondance intime nous apprend lui-même que du moment où elle fut liée par son serment, elle ne songea qu'à en subir les conséquences et sans se poser en victime[5]. Aussitôt que Marie-Louise eut pris confiance dans la tendresse de Napoléon, — et sa tendresse lui fut révélée dès la première heure, — elle comprit que dans cette union elle trouverait autant de bonheur que d'orgueil. Si elle apportait au nouveau César la main de la fille de l'empereur d'Autriche, le noble descendant des Habsbourg, elle allait mêler son sang altier au sang d'un héros. Sans doute, parmi les victoires qui l'avaient déjà immortalisé, elle rencontrait des noms comme Austerlitz et Wagram, qui lui avaient fait prendre Napoléon pour l'Antéchrist[6]. Sans doute, elle avait dit que Napoléon avait trop peur d'un refus et trop envie de faire encore du mal à l'Autriche pour demander sa main... Mais elle admit bientôt elle-même que pour sauver le reste de la monarchie autrichienne, il fallait faire à tout prix un sacrifice aux nécessités du moment, c'est-à-dire accepter une alliance de famille avec l'empereur des Français, laquelle conduirait à une alliance politique. Elle espérait, comme son père, que Napoléon rendrait à l'Autriche quelques-unes de ses anciennes possessions et lui permettrait en tout cas de respirer et de refaire un peu ses forces ébranlées. C'est ce que disait Gentz : La monarchie consolidée par le mariage, quelque amer que puisse être ce dernier remède, peut subsister et braver toutes les tempêtes, si elle évite chaque emploi de ses forces à des guerres quelconques, au moins pour six ou huit ans[7].

Marie-Louise, élevée, comme toutes les archiduchesses, dans une discipline étroite, n'avait pas abordé sans timidité son terrible époux. Mais celui-ci lui montra immédiatement une telle affection qu'elle sentit en peu de temps toutes ses craintes s'évanouir. On se rappelle avec quelle impatience Napoléon avait attendu l'arrivée de Marie-Louise à Compiègne, comment il avait devancé sa venue et de quelles prévenances il l'avait entourée. Elle a reconnu elle-même que, loin de la rudoyer, comme on le croyait en Autriche, il lui avait témoigné les plus grands égards. Les contemporains affirment tous que Napoléon voulait, toujours et avant tout, plaire à Marie-Louise ; qu'il avait donné les ordres les plus sévères pour que chacun obéit à ses volontés. Il ne la quittait pas, lui prodiguant les attentions les plus délicates et les plus gracieuses, allant, dans les manifestations de sa tendresse, jusqu'à des enfantillages de jeune amoureux. Lorsque Marie-Louise devint mère, cet amour grandit encore et s'exalta. Les rares loisirs que lui laissaient les soins d'un immense empire, Napoléon les consacrait à sa femme et à son fils. Il trouvait à Marie-Louise le charme et l'esprit qu'il avait désirés ; il se plut à la parer de toutes les qualités et de toutes les grâces. Il disait souvent — c'est Chaptal qui l'affirme, et ce témoin n'est guère complaisant pour l'Empereur — : Si la France connaissait tout le mérite de cette femme, elle se prosternerait à ses genoux ! Il lui laissa prendre sur son cœur un tel empire qu'elle en vint elle-même à dire à Metternich, quelques mois après le mariage : Je n'ai pas peur de Napoléon, mais je commence à croire qu'il a peur de moi ! Il paraîtrait, d'après la générale Durand, que Marie-Louise ne manifestait pas un amour excessif pour son fils. N'ayant jamais vu d'enfants, ne s'étant pas familiarisée avec eux pendant sa propre enfance et pendant sa jeunesse, elle n'osait le prendre dans ses bras ni le caresser, de crainte de lui faire quelque mal. Aussi le roi de Rome était-il plus affectueux pour sa gouvernante qui ne le quittait pas. Il aurait été difficile d'ailleurs de faire un meilleur choix. Cette dame d'une famille illustre, dit la générale Durand, avait reçu une excellente éducation. Elle joignait le ton du grand monde à une piété solide et éclairée. Sa conduite avait toujours été si régulière que la calomnie n'avait jamais osé diriger une attaque contre elle. On lui reprochait un peu de hauteur, mais cette hauteur était tempérée par la politesse et par l'obligeance la plus gracieuse...[8]

Le comte de Montesquiou était grand chambellan et possédait justement la confiance de l'Empereur. Il obtenait, avec sa femme, des grâces et des faveurs pour des émigrés auxquels il s'intéressait, estimant que c'était le meilleur moyen de les rallier â l'Empire et à son maitre. Mme Durand affirme que la comtesse de Montebello était jalouse du crédit de la comtesse de Montesquiou, et qu'elle avait essayé de faire croire à Marie-Louise que la tendresse de la gouvernante pour le prince impérial n'était que de l'intérêt personnel. Avisée de ce fait, Mme de Montesquiou s'en plaignit directement à l'Impératrice. qui ne lui rendit pas une justice suffisante. Marie-Louise était d'ailleurs mécontente de l'attachement que son fils montrait à sa gouvernante. Mais pourquoi n'imitait-elle pas l'Empereur qui, à tout moment, s'emparait du petit prince, le caressait et jouait avec lui ? Ainsi, lorsqu'il déjeunait, il le faisait chercher, l'asseyait sur ses genoux, trempait un doigt dans la sauce de quelque plat et s'amusait à lui en barbouiller le visage. La gouvernante osait faire quelques objections, mais l'Empereur riait aux éclats, et l'enfant ne s'effrayait pas de cette hilarité bruyante. On a remarqué que c'est avec son fils seulement que Napoléon donnait libre cours à sa bonne humeur. Il témoignait à la gouvernante du roi de Rome une déférence particulière. Il lui écrivait directement. Le 30 septembre 1811, il mande à Mme de Montesquiou de ne pas écouter les médecins, peut-être trop soigneux, et de former de bonne heure la constitution du roi de Rome par un régime solide. Au moment où il s'occupe des préparatifs de la guerre de Russie, il fait cette recommandation à la gouvernante : J'espère que vous m'apprendrez bientôt que les quatre dernières dents sont faites, et il promet de ne pas oublier la nourrice[9].

Il s'occupe beaucoup de son fils, écrivait, le 23 avril 1812, Marie-Louise à son père. Il le porte dans ses bras, fait l'enfant avec lui, veut lui donner à manger, mais n'y réussit pas[10]. Le roi de Rome grandissait et déjà faisait preuve d'un caractère docile. Cependant, il avait parfois de petites colères, mais Mme de Montesquiou savait les réprimer sans avoir besoin de recourir aux verges. Un jour qu'il se roulait à terre en jetant des cris aigus, elle ferma immédiatement les fenêtres et les contrevents. L'enfant cessa de crier un moment et demanda pourquoi sa gouvernante agissait ainsi : Pensez-vous, répondit-elle, que les Français voudraient d'un prince comme vous, s'ils savaient que vous vous mettez ainsi en colère ?... — Crois-tu, répliqua le roi de Rome, qu'on m'ait entendu ? Oh ! j'en serais bien fâché. Pardon, maman Quiou, je ne le ferai plus. Et il tint parole. L'influence de cet enfant sur Napoléon était incroyable. Un jour, on lui apporta la pétition d'un homme d'esprit fort malheureux, qui, dans sa détresse, s'adressait directement au roi de Rome. L'Empereur fit présenter la pétition à son fils. Qu'a-t-il dit ? demanda-t-il gravement. Sire, Sa Majesté le roi de Rome n'a rien répondu. — Eh bien, qui ne dit mot, consent. Et le pétitionnaire obtint un poste dans une des préfectures de l'Empire[11].

Accablé de soins et de soucis, rapporte Méneval, c'était seulement auprès de sa femme et de son fils que Napoléon rencontrait une agréable distraction à tant de fatigues. Le peu de loisirs que lui laissaient les affaires dans la journée, il les consacrait à son fils, dont il se plaisait à guider les pas chancelants avec une sollicitude toute féminine. Les chutes fréquentes de cet enfant chéri étaient accueillies par les caresses et les éclats de rire bruyants de son père... Ce trio, dont la simplicité aurait pu faire oublier la grandeur, offrait le spectacle d'un ménage bourgeois uni par les liens de l'intimité la plus douce[12]. À peine le prince impérial avait-il terminé sa première année, que Napoléon partait pour Dresde, décidé à entreprendre la campagne de Russie. Marie-Louise le suivit, heureuse de revoir son père et la cour autrichienne. On a décrit ces journées fameuses, ce parterre de princes et de rois plus courtisans que leurs propres courtisans, les obséquiosités de Metternich et de Hardenberg allant jusqu'à l'agenouillement. On se rappelle que l'empereur d'Autriche crut faire plaisir à son gendre en lui découvrant une noblesse ancienne, et comment Napoléon répondit brusquement : a Ma noblesse à moi date du 18 brumaire. n Il est inutile de raconter encore les fêtes, les concerts, les banquets, les spectacles, les chasses, les divertissements les plus extraordinaires qui se virent jamais. Marie-Louise apparut portant les superbes diamants de la couronne et faisant pâlir d'envie l'impératrice d'Autriche, qui, malgré ses préventions, céda, elle aussi, à l'ascendant de l'empereur des Français. Le 28 mai, Napoléon quitta Dresde et lança son ultimatum à la Russie, pendant que Marie-Louise, après une excursion à Prague, retournait à Saint-Cloud[13]. C'est à Dresde qu'elle avait vu pour la première fois le général de Neipperg, mais sans faire attention à cet individu qui devait tant l'occuper deux ans après. Elle écrivait à Madame Mère, le lendemain du départ de Napoléon : Rien ne peut me consoler de l'absence de l'Empereur, pas même la présence de toute ma famille.

Le préfet du palais, M. de Bausset, était parti pour la Russie quelque temps après son maître, emportant dans une caisse le portrait du roi de Rome par Gérard. M. de Bausset arriva à la tente de Napoléon le 6 septembre 1812. Il remit à l'Empereur des lettres de Marie-Louise et lui demanda ses ordres au sujet du portrait qu'il apportait. Je pensais, dit-il, qu'étant à la veille de livrer la grande bataille qu'il avait tant désirée, il différerait de quelques jours d'ordonner l'ouverture de la caisse dans laquelle ce portrait était renfermé. Je me trompais. Pressé de jouir d'une vue aussi chère à son cœur, il m'ordonna de le faire porter tout de suite à sa tente. Je ne puis exprimer le plaisir que cette vue lui fit éprouver Le regret de ne pouvoir serrer son fils contre son cœur fut la seule pensée qui vint troubler une jouissance aussi douce. Ses yeux exprimaient l'attendrissement le plus vrai. Il appela lui-même tous les officiers de sa maison et tous les généraux qui attendaient à quelque distance ses ordres, pour leur faire partager les sentiments dont son cœur était rempli. Messieurs, leur dit-il, si mon fils avait quinze ans, croyez qu'il serait ici autrement qu'en peinture ! Un moment après, il ajouta : Ce portrait est admirable. Il le fit placer en dehors de la tente sur une chaise, afin que les braves officiers et les soldats de sa garde pussent le voir et y puiser un nouveau courage. Ce portrait resta ainsi toute la journée. Pendant tout le temps du séjour de Napoléon au Kremlin, le portrait de son fils fut placé dans sa chambre à coucher. J'ignore ce qu'il est devenu[14].

Ce tableau de Gérard figurait dernièrement à l'Exposition historique et militaire de la Révolution et de l'Empire. Il appartient au comte de Reinach. Il a été popularisé par la gravure. Il en existe une reproduction au Musée de Versailles. Tout le monde le connaît. Qui ne se rappelle, en effet, cette gracieuse tête ronde, ces fins cheveux blonds, avec la mèche caractéristique tombant sur le front, ces yeux d'un bleu vif, cette bouche rose et ce menton accentué ? Le peintre avait assis sur un coussin de velours vert l'enfant impérial, tenant de la main droite le sceptre, et de la gauche le globe. Sur sa fine chemisette flotte le grand cordon de la Légion d'honneur. Le cou et les bras sont nus. Le regard est joyeux, clair et profond. Aussi comprend-on l'enthousiasme des soldats quand ils virent leur petit empereur. De ce portrait fait par un maître, et sur lequel les yeux de Napoléon et de tant de braves se sont fixés avec amour au moment où se jouait le sort de l'Empire, semble se dégager comme une vision du passé. Il est impossible que cette toile n'ait pas gardé quelque reflet de l'instant où elle apparut, de l'heure où on l'a contemplée, de l'allégresse et de l'enthousiasme qu'elle a excités. Empreinte de tant de souvenirs, c'est un document propre à la méditation et bien fait pour émouvoir.

 

On sait que pendant que Napoléon était aux prises en Russie avec les plus effroyables difficultés, éclata la conspiration du général Malet. Le 23 octobre, l'audacieux général se rendit à la caserne Popincourt, puis à la caserne des Minimes, annonça la mort de Napoléon, lut un sénatus-consulte qui abrogeait le gouvernement impérial et l'investissait, lui, Malet, de tous les pouvoirs. Il réquisitionna des troupes, délivra les généraux Lahorie et Guidai enfermés à la Force, se dirigea sur l'état-major de la place Vendôme, fit arrêter le préfet de police Pasquier et le ministre de la police Rovigo, blessa grièvement le général Hulin et allait en faire autant à son adjudant général, lorsque Laborde l'arrêta courageusement et par cet acte d'énergie mit fin à la conspiration. Elle n'avait eu que quatre heures de succès ; mais sans la décision de Laborde, elle eût pu se prolonger, et la situation se fût aggravée. Il faut considérer, en effet, que le préfet de la Seine, Frochot, avait eu la naïveté de croire à la nouvelle de la mort de l'Empereur et d'obéir aveuglément aux conspirateurs. Dans toute cette affaire, c'est le détail qui impressionna le plus Napoléon, et c'est à Frochot qu'il fit plus tard allusion en ces termes : Des magistrats pusillanimes détruisent l'empire des lois, les droits du trône et l'ordre social même. Le chancelier Pasquier fait observer que ce qui apparaissait au milieu de tous les discours de l'Empereur, c'était la pensée qu'il avait suffi de répandre le bruit de sa mort pour faire oublier les droits de son fils[15]. Pendant l'audacieuse tentative du général Malet, que faisait l'Impératrice ? Elle était fort tranquille avec le roi de Rome à Saint-Cloud, s lorsque l'apparition d'un détachement de la garde, envoyé par le ministre de la guerre, vint l'effrayer. Elle courut aussitôt en peignoir et les cheveux épars sur le balcon donnant sur la cour, et là, elle reçut le premier avis d'un attentat inattendu pour elle, mais sa consternation ne fut pas de longue durée. e Elle apprit presque en même temps la fin de la conspiration. Deux mois après, Napoléon rentrait aux Tuileries, sans s'être fait annoncer. Inquiète des bruits qu'elle entendait dans le salon qui précédait sa chambre à coucher, elle se levait pour en savoir la cause, quand elle vit entrer l'Empereur, qui se précipita vers elle et la serra dans ses bras[16]. Napoléon reçut le lendemain les principaux corps de l'État qui venaient lui prodiguer les nouvelles assurances d'un dévouement qu'ils allaient oublier un an après. Le Sénat, toujours obséquieux, parla de la convenance de faire couronner l'Impératrice et le roi de Rome ; mais les événements devenant de plus en plus graves, cette cérémonie fut ajournée. Une question plus urgente fut étudiée et bientôt résolue : celle de la régence. On allait la confier à Marie-Louise et l'investir du souverain pouvoir, en l'absence de l'Empereur, sous la surveillance et avec l'appui d'un conseil.

En attendant le jour prochain où il espérait prendre la revanche de sa défaite en Russie, en formant de nouvelles armées et en préparant attentivement leur organisation, l'Empereur aimait encore à se distraire de ses terribles préoccupations avec sa femme et son fils. Un jour, raconte le comte d'Haussonville, alors chambellan de l'Empereur, la porte du cabinet impérial était restée entrebâillée à cause des jeux du petit roi de Rome. De la salle d'attente on voyait l'Empereur assis auprès de Marie-Louise et badinant avec l'enfant. Mon père se sentit frapper sur l'épaule. C'était un maréchal fameux qui n'était pas venu à Paris depuis longtemps et qui recevait une première audience. — Mais, voyez donc, monsieur, dit-il à mon père, n'est-ce pas là le parfait modèle du bonheur domestique ? Et le maréchal n'était pas seulement ému ; il pleurait à chaudes larmes. Le spectacle de la grandeur heureuse, ajoute le chambellan, a toujours eu le privilège d'attendrir le cœur des hommes. On sait que Napoléon avait fait fabriquer des pièces de bois de divers genres pour figurer des compagnies, des bataillons, des sections d'artillerie, et qu'il manœuvrait lui-même ces pièces comme des échecs sur un échiquier. Que de fois les courtisans n'ont-ils pas vu le roi de Rome se jetant impétueusement au milieu de ses combinaisons stratégiques et bouleversant l'ordre de ces morceaux de bois, sans que l'Empereur ait manifesté le moindre mouvement d'impatience ou d'irritation ! Heureux instants, mais qui ne devaient être que des instants !... S'il n'eût écouté que le sentiment paternel, Napoléon eût fait la paix avec l'Europe. Cependant il ne pouvait demeurer sous le coup des derniers revers ; il ne pouvait accepter que la France fût amoindrie et perdit une partie de ses conquêtes et la gloire dont il l'avait honorée. Un homme dans ma position, avait-il dit, ne peut pas faire la paix, s'il a été battu et s'il n'a pas réparé son échec. Il fallait donc qu'il marchât à de nouveaux combats, avec l'espoir que quelques triomphes éclatants répareraient les fautes du passé et le mettraient dans une position qui inspirât le respect et la crainte à ses adversaires. On le voyait plus qu'autrefois préoccupé de cette nécessité redoutable, mais personne dans le palais n'osait aborder directement avec lui ce grave sujet.

Un soir, Napoléon passait par les appartements du roi de Rome, à l'heure où, sous la direction de Mme de Montesquiou, l'enfant taisait sa prière avant de s'endormir. Mon Dieu, disait-il de sa petite voix naïve, inspire à papa le désir de faire la paix, pour le bonheur de la France et de nous tous ! L'Empereur, qui s'était arrêté, sourit et se retira sans dire mot. Là où les courtisans gardaient un silence timide, c'était une femme et un enfant qui venaient de lui faire connaître, sous une forme humble et touchante, le van le plus cher de la France. Mais Napoléon, se confiant à son génie' fécond en prodiges, croyait encore que la guerre seule pouvait empêcher la chute de son empire et de sa dynastie.

 

 

 



[1] Correspondance de Marie-Louise, Vienne, 1887, in-12. — Des courtisans avaient fait courir le bruit que l'archiduchesse était restée reconnaissante à Napoléon de n'avoir pas fait bombarder, en 1809, le palais où elle demeurait à Vienne A ce moment, Marie-Louise était à Bude.

[2] Correspondance de Marie-Louise.

[3] Correspondance de Marie-Louise.

[4] Lord Liverpool disait à lord Holland, à propos de Marie-Louise, que jamais femme ne fut courtisée d'une façon si bizarre, et que jamais femme ne fut de cette façon obtenue. Il comparait la conduite de Napoléon en cette circonstance à un assaut donné, plutôt qu'à une cour faite. (Souvenirs diplomatiques de lord Holland.)

[5] Correspondance de Marie-Louise, p. 1.

[6] Correspondance de Marie-Louise, p. 96.

[7] Tagebuch, 15 février 1810.

[8] Souvenirs de la générale Durand.

[9] Correspondance de Napoléon, t. XXII.

[10] La maison du roi de Rome était composée en 1812 d'une gouvernante, de deux sous-gouvernantes, Mmes de Boubers et de Mesgrigny, d'un secrétaire dos commandements, d'un secrétaire de la gouvernante, d'un médecin, d'un chirurgien, de trois femmes de chambre, d'une nourrice et de deux nourrices retenues, d'une surveillante des nourrices, de trois berceuses, de deux femmes et de doux filles de garde-robe, de deux valets de chambre, d'un maitre d'hôtel, d'un écuyer tranchant, de deux garçons de garde-robe et de plusieurs pages. Mme Soufflot ne devint sons-gouvernante qu'en 1814. Elle était première dame du Roi dès 1811.

[11] Souvenirs de la générale Durand. — Du jour où il put espérer un héritier, Napoléon songea à construire pour lui un palais sur les hauteurs de Chaillot. Il voulait y consacrer seize millions. L'Élysée ne me plait point, disait-il, et les Tuileries sont inhabitables. Je veux en quelque façon que ce soit un Sans-Souci renforcé un palais agréable, plutôt qu'un beau palais. Les événements empêchèrent la réalisation de ce projet. (Voyez Mémoires de Bausset et de Méneval.)

[12] Mémoires de Méneval, t. III. (Édition de 1894, publiée par son petit-fils.)

[13] L'Empereur d'Autriche allait la combler de bénédictions, l'Impératrice lui prodiguerait des caresses un peu forcées, et finalement, après beaucoup d'effusions, on se séparerait entre belle-mère et belle-fille, plus fraîchement que l'on ne s'était retrouvé. (Albert VANDAL, Napoléon et Alexandre, t. III.).

[14] Mémoires de Bausset, t. II. — Voyez aussi Tolstoï, La Guerre et la Paix, t. III, p. 80.

[15] Mémoires, t. II, p. 47. — Cependant il croyait bien que la France était attachée au roi de Rome, car il dit au Conseil d'État : Si le peuple montre tant d'amour pour mon fils, c'est qu'il est convaincu, par sentiment, des bienfaits de la monarchie.

[16] MÉNEVAL, t. III, pages 99 et 102.