LE ROI DE ROME (1811-1832)

 

CHAPITRE II. — LA NAISSANCE ET LE BAPTÊME DU ROI DE ROME.

 

 

Nul n'avait paru plus heureux que M. de Metternich, au moment de la conclusion du mariage de l'archiduchesse Marie-Louise avec Napoléon. Depuis 1807, en effet, il méditait une alliance de famille entre la maison des Habsbourg et l'empereur des Français, afin d'arrêter les coups qui menaçaient l'existence même de l'Autriche. Aussi, le soir du mariage, M de Metternich, qui avait accepté à diner avec Regnaud de Saint-Jean d'Angély, de Barante et autres courtisans dans une salle du Conseil d'État, s'était-il avancé au balcon et, devant une foule enthousiaste, avait-il porté ce toast, un verre de champagne à la main : Au roi de Rome ! Barante, qui rapporte cet incident, déclare que les convives demeurèrent un moment surpris et que Regnaud de Saint-Jean d'Angély lui dit tout bas : Nous ne sommes pas encore aussi courtisans que M. de Metternich. M. Albert Vandal nous donne l'explication de cette observation ironique : La maison d'Autriche avait revendiqué jusqu'au lendemain d'Austerlitz comme une distinction purement honorifique, mais conservée avec un soin jaloux, la couronne des Romains. Par cette reconnaissance anticipée d'un titre qui lui avait été ravi, elle semblait légitimer l'usurpation, abdiquer en faveur du nouvel Empire ses plus insignes prérogatives et l'établir dans ses droits. Cet acte d'audacieuse déférence retentit par toute l'Europe[1]. Il ne faut pas oublier non plus, comme je l'ai mentionné plus haut, que, lorsque la Confédération dés États du Rhin prit Napoléon pour protecteur, François II renonça au titre d'empereur élu d'Allemagne et à la dignité de chef du Saint-Empire romain.

Le souhait flatteur de M. de Metternich s'était réalisé, et, le 20 mars 1811, Napoléon informait solennellement François II de la naissance du prince impérial. L'accouchement de l'Impératrice avait eu lieu dans les plus grandes angoisses, mais s'était heureusement terminé avec le plus grand succès. L'enfant se portait parfaitement bien. Ce soir, à huit heures, disait l'Empereur, l'enfant sera ondoyé. Ayant le projet de ne le faire baptiser que dans six semaines, je charge le comte Nicole, mon chambellan, qui portera cette lettre à Votre Majesté, de lui en porter une autre pour le prier d'être le parrain de son petit-fils. Votre Majesté ne doute pas que, dans la satisfaction que j'éprouve de cet événement, l'idée de voir perpétuer les liens qui nous unissent ne l'accroisse considérablement... L'empereur d'Autriche répondit par de vives félicitations personnelles et envoya l'un des grands officiers de sa cavalerie, le comte Clary, avec la mission de remettre au roi de Rome le collier en diamants de tous les ordres autrichiens. Il dit dans sa lettre à Napoléon que si les souffrances de Marie-Louise avaient été grandes, le bonheur d'avoir rempli les vœux de Napoléon et de ses peuples l'avait complètement dédommagée.

Le Moniteur du 21 mars contenait, à la date du 20, cet avis solennel : Aujourd'hui 20 mars, à neuf heures du matin, l'espoir de la France a été rempli. Sa Majesté l'Impératrice est heureusement accouchée d'un prince. Le roi de Rome et son auguste Mère sont en parfaite santé. En présence de l'Empereur, de Madame Mère, de la reine d'Espagne, de la reine Hortense, de la princesse Pauline, du prince Borghèse, du prince archichancelier, le procès-verbal de la naissance fut dressé par le comte Regnaud de Saint-Jean d'Angély. Le grand-duc de Wurtzbourg et le vice-roi d'Italie servaient de témoins. Lorsque le procès-verbal eut été signé, le roi de Borne, précédé par les officiers de son service et suivi par un colonel général de la garde, fut porté par la comtesse de Montesquiou, gouvernante des enfants de France, dans son appartement. L'Empereur reçut ensuite les félicitations des princes, des grands dignitaires et des ministres. Des pages furent chargés d'aller apprendre la bonne nouvelle au Sénat, au conseil municipal de Paris, au Sénat d'Italie, aux corps municipaux de Milan et de Rome. Le duc de Cadore, ministre des affaires étrangères, dépêcha des courriers extraordinaires aux ambassadeurs et ministres de l'Empereur dans les cours de l'Europe. Des lettres personnelles de Napoléon furent portées aux princes et princesses de sa famille. Enfin des messagers se rendirent dans tous les départements. Le prince de Wagram, major général de l'armée, ordonna de tirer dans les grandes villes les mêmes salves qu'à Paris. Le duc de Feltre, ministre de la guerre, donna des ordres semblables pour toutes les villes de guerre et les pays occupés, et le comte Decrès, ministre de la marine, prescrivit les mêmes mesures pour les différents ports.

Toute la nuit qui avait précédé la délivrance de l'Impératrice, les églises de la capitale s'étaient remplies d'une foule immense qui priait pour Marie-Louise et Napoléon. Lorsque le vingt-deuxième coup de canon annonça à la population la naissance du fils tant désiré, ce fut une allégresse universelle. L'enfant était venu au monde presque inanimé. Napoléon le crut mort et ne proféra pas un mot. Il ne songeait qu'à l'Impératrice et aux souffrances qu'elle venait de subir. Tout à coup le roi de Rome jeta un cri, et l'Empereur, sortant de son mutisme et de ses angoisses, vint embrasser cet enfant, ce fils qui était la consécration définitive de son Empire. Les chirurgiens Dubois, Corvisart, Bourdier et Ivan, Mmes de Montesquiou, de Montebello et de Luçay, plusieurs dames de la cour et l'archichancelier Cambacérès avaient été présents à la délivrance. Lorsque la foule se répandit en clameurs enthousiastes, Napoléon vint se placer à une fenêtre du palais et écarta les rideaux pour jouir de la joie générale. Ce spectacle l'attendrit au point qu'il versa de grosses larmes et qu'il vint de nouveau embrasser son fils. Un instant après la naissance du Roi, raconte M. de Bausset alors préfet du Palais, je le vis porté sur un carreau par Mme de Montesquiou. Les petites plaintes qu'il poussait encore nous firent un plaisir extrême, puisqu'elles annonçaient la force et la vie[2].

On déposa l'enfant impérial dans le berceau offert quinze jours avant la naissance par la ville de Paris. C'était une très belle œuvre d'art, dont Prud'hon avait composé le dessin, Roguet fait le modelé, Thomas et Odiot l'exécution définitive Entouré d'un triple rang de lierre et de lauriers, d'ornements en vermeil sur fond de velours nacarat, formé de balustres de nacre et semé d'abeilles d'or, ce magnifique berceau était supporté par quatre cornes d'abondance auprès desquelles se tenaient les génies de la Force et de la Justice. La Gloire soutenait la couronne triomphale au milieu de laquelle brillait l'étoile de Napoléon. Au pied du berceau un jeune aigle fixait cette étoile et semblait vouloir s'élever jusqu'à elle. Un large rideau de merveilleuses dentelles brodées d'or recouvrait cette couchette artistique que les hasards de la fortune ont amenée et retenue à Vienne[3].

Le 20 mars, à neuf heures du soir, le roi de Rome fut ondoyé dans la chapelle des Tuileries, en présence de l'Empereur, du grand-duc de Wurtzbourg et du prince Eugène, des princes et des dignitaires, de cardinaux et d'évêques. L'ondoiement fut fait par le cardinal Fesch, assisté du prince de Rohan, premier aumônier, le seul de son nom qui, dès le premier moment, s'était hâté de s'offrir[4]. La cérémonie se termina par le Te Deum, pendant lequel le roi de Rome, dont le duc de Conegliano soutenait le manteau, fut reconduit dans ses appartements. Puis le comte de Lacépède, grand chancelier de la Légion d'honneur, et le comte Marescalchi, grand chancelier de la Couronne de fer, déposèrent sur son berceau les grands cordons de ces deux ordres. Ceux de l'empire d'Autriche avaient déjà été apportés par M. de Metternich en personne. Un feu d'artifice et de splendides illuminations terminèrent cette mémorable soirée. Le lendemain, le général Hulin, le même qui avait présidé le simulacre de tribunal à Vincennes le 21 mars 1804, adressait un rapport enthousiaste au ministre de la guerre sur la joie de la capitale au vingt-deuxième coup de canon qui avait annoncé la naissance du fils de l'Empereur[5]. Des bulletins, affichés dans tout Paris et autour desquels se groupait une foule anxieuse, donnaient les moindres détails sur la santé du précieux enfant. L'impératrice Joséphine avait eu la bonté de féliciter elle-même Napoléon de cet heureux événement, et l'Empereur, en la remerciant, lui dit qu'il espérait bien que son fils remplirait sa destinée. Cette phrase, qu'un prochain avenir allait si étrangement souligner, il la répéta aux sénateurs qui lui apportaient leurs vœux et leurs félicitations. C'était à qui saluerait avec le plus d'empressement son heureuse fortune. Le Conseil d'État se montra aussi enthousiaste que le Sénat. Le corps diplomatique se répandit en compliments et en adulations. Quant au comte Garnier, président du Sénats il ne crut pas sa tache terminée et alla prononcer un discours au pied du berceau du roi de Rome, puis il offrit ses hommages et ses éloges à la gouvernante[6].

Napoléon n'oublia point l'Église en cette circonstance. Le 20 mars, il avait fait adresser aux évêques une lettre qui leur prescrivait de chanter le Te Deum pour remercier le ciel de lui avoir donné un fils qui allait fixer les destinées de l'Empire. Cette lettre brève, qui a la forme d'une circulaire, avait remplacé un projet de lettre plus étendue et qu'il importe de connaître, car elle jette un nouveau jour sur les véritables sentiments de Napoléon à l'égard du Saint-Siège. L'Empereur se félicitait de la venue d'un fils, héritier de son pouvoir. Le roi de Rome, disait-il, lorsqu'il montera sur le trône, consolidera ce que nous avons fait. Il saura que la religion est la base de la morale, le fondement de la société et le plus ferme appui de la monarchie. Venaient ensuite d'étranges considérations. Il saura que la doctrine de Grégoire VII et de Boniface, doctrine destructive de la religion de Jésus-Christ, et qui portait les Papes à s'ingérer dans les affaires temporelles, doit être proscrite. Il n'oubliera pas que le fils de Charlemagne fut, à l'instigation des Papes, privé de son trône, de son honneur et de sa liberté. Ne tenant sa couronne que de Dieu, et soutenu par l'amour de ses peuples, il contiendra, il repoussera les hommes impies qui, abusant des choses les plus sacrées, voudraient fonder un empire temporel sur une influence spirituelle ; il protégera l'Église, il en suivra les dogmes ; il ne souffrira jamais aucune entreprise contre l'indépendance de son trône et aucune influence étrangère dans le sein de l'Église, si ceux qui seront appelés à l'exercer ne contractent l'obligation de ne rien faire dans ses États de contraire à la doctrine et aux privilèges de l'Église gallicane, conformes aux vrais dogmes et à la vraie religion de Jésus-Christ[7]. Après y avoir réfléchi, et probablement sur les sages conseils de son ministre des cultes, Bigot de Préameneu, Napoléon s'en tint à une missive plus simple où il se bornait à ordonner le chant du Te Deum. Les évêques se conformèrent à cet ordre. La plupart remercièrent Dieu de la naissance d'un héritier de l'Empire et y virent pour la France et l'Europe le gage de la paix. Invités, eux aussi, à s'associer à la joie de l'Empereur, les consistoires réformés prescrivirent des prières pour Napoléon et son fils.

A l'étranger, les démonstrations ne furent pas moins éclatantes qu'en France. A Milan, Turin, Naples, Venise, Rome, Amsterdam, Bruxelles, Francfort, Bade, Darmstadt, Wurtzbourg, Munich, Düsseldorf, Berne, Berlin, Trieste, Stockholm, partout enfin, ce ne fut que salves d'artillerie, illuminations ovations, acclamations. A Vienne, on attendait avec impatience la nouvelle de la délivrance de Marie-Louise. Une correspondance de cette ville, en date du 26 mars, nous apprend que le dimanche 24, la dépêche reçue par l'ambassadeur de France causa une joie générale. Le 25, un courrier spécial apporta au palais impérial la nouvelle officielle, et l'Empereur d'Autriche ordonna pour le lendemain grand cercle à la cour, puis des représentations gratuites sur tous les théâtres afin d'associer le peuple à la joie du souverain.

Les théâtres de Paris s'étaient ingéniés à flatter Napoléon. L'Opéra avait donné le Berceau d'Achille de Dumaniant et Kreutzer, composé et appris en quelques jours, ce qui fut considéré comme une sorte de prodige. L'Opéra-Comique représentait le Berceau de Pixérécourt ; le Théâtre-Français, la Gageure imprévue de Désaugiers ; les Variétés, la Bonne Nouvelle de Genty. Achille, Mars, Vénus, tous les dieux de l'Olympe furent mis à contribution sur les autres scènes. Les auteurs, qui s'étaient préparés à tout événement et voulaient arriver en temps opportun, avaient pris la précaution d'écrire à l'avance un double dénouement, l'un pour la naissance d'un fils, l'autre pour la naissance d'une fille[8]. Les poètes s'étaient, eux aussi, piqués d'émulation, et le censeur Sauvo, qui examina leurs œuvres, daigna parfois y reconnaître le tribut de l'admiration, de la reconnaissance et de l'amour. Il signala entre autres les compositions de Davrigny, Michaud, Baour-Lormian, de Treneuil, Delrieu, Vigée et Briffaut, fournisseurs attitrés de l'Almanach des Muses. J'ai lu tous ces poèmes. Il est impossible de rien imaginer de plus médiocre, de plus banal. Que dire des autres qui pullulèrent à l'envi ? Que dire de ces milliers d'odes, de ballades, de sonnets, d'idylles, de stances, de cantates et d'églogues ?... L'indulgence de l'Empereur fut grande, car tous ces vermisseaux de lettres reçurent près de cent mille francs de gratification, distribués par les mains délicates du ministre de la justice, transformé pour le moment en Apollon[9]. Les musiciens reçurent aussi leur part de cette manne généreuse[10]. M. de Montalivet, ministre de l'intérieur, avait été chargé de présenter un compte rendu détaillé de toutes ces productions. Il dut constater qu'en Général les intentions étaient excellentes, mais les compositions bien mauvaises. Il eut alors l'idée d'associer l'Université aux fêtes de la naissance du roi de Rome et rappela les précédents de 1661 à 1781 pour la naissance des Dauphins. Il cita le compliment du dernier recteur, M. Charbonnel, qui vivait encore et qui avait dit au premier fils de Louis XVI : Monseigneur, vous avez été longtemps l'objet de nos désirs. Vous l'êtes maintenant de nos espérances. Puissions-nous l'être un jour de vos bontés, comme vous le serez sans cesse de notre amour. On ne pouvait, en réalité, conjuguer plus élégamment le verbe être. L'Empereur repoussa le projet de harangue à l'enfant qui lui parut ridicule et n'admit qu'une chose : la célébration d'un Te Deum, auquel l'Université, les lycées et les collèges assisteraient[11].

On se pressait, on s'étouffait presque aux Tuileries pour avoir des nouvelles de la santé du roi de Rome. Dans les listes qui figuraient à l'entrée des appartements on trouve les signatures de la plus grande partie des représentants de la noblesse française. Les adresses pleuvaient par milliers. Cahiers bleus, cahiers roses, cahiers dorés, cahiers ornés de dessins à la plume, écrits par les meilleurs calligraphes, tout cela est encore aux Archives nationales. Militaires, magistrats, professeurs, fonctionnaires de tout rang, avocats, écrivains, jeunes gens, jeunes filles, enfants, tous se réunissent pour apporter des félicitations, des compliments, des vœux enthousiastes. Les grandes villes se joignent à ce concert de louanges[12]. Les diplomates offrent, eux aussi, leur tribut. Pour ne donner qu'un exemple, le marquis de Gallo écrit de Naples à l'Empereur, le 10 avril : Voilà donc accomplis les vœux de votre cœur, Sire, et les voilà remplis par la plus grande et la plus adorable princesse qui fût digne de donner un héritier à Votre Majesté Impériale et Royale. Avoir eu l'honneur d'admirer de près les vertus de cette auguste princesse pendant son éducation, ajoute infiniment, Sire, au bonheur qui enivre mon âme à l'occasion de ce grand événement. Il dit que ses vœux partent d'un cœur qui admire et adore Votre Majesté Impériale et Royale depuis le commencement de sa carrière immortelle et qui n'a démenti dans aucune occasion le zèle, le dévouement et l'admiration qu'il lui a voués, depuis les heureux et mémorables jours de Leoben[13]. Les étrangers prenaient part à ces démonstrations, comme le prouve une lettre de l'ambassadeur de France à Berlin, qui écrit, le 19 avril 1811, à l'Empereur, qu'il reçoit chaque jour une foule d'écrits pour célébrer sa gloire et sa fortune. L'un d'eux mérite plus particulièrement son attention. La naissance du roi de Rome l'a dicté aux malheureux parents des jeunes gens séduits par Schill[14]. C'est un beau cahier bleu orné de faveurs jaune d'or et intitulé : Les mères allemandes, dont les fils sont encore aux fers de France, à Napoléon le Grand, empereur de France et roi d'Italie, à l'occasion de la naissance de Sa Majesté le roi de Rome. Les signataires de cette adresse suppliaient l'Empereur comme si elles s'adressaient à un dieu, et le priaient d'être à la fois Titus et Trajan afin que son nom vécût à jamais dans les siècles[15].

Le ministre de l'intérieur, qui tenait à perpétuer le souvenir d'un événement aussi considérable, soumettait à Napoléon un pressant rapport sur l'opportunité de gratifier les enfants nés en France le même jour que le roi de Rome. Il rappelait l'exemple d'Aménophis, père de Sésostris, qui voulut que tous les enfants mâles — ils étaient mille sept cents — nés le même jour que Sésostris, fussent élevés avec le jeune prince ! Il proposait, à l'imitation de l'un des plus grands hommes de l'antiquité, de faire instruire dans les écoles impériales les enfants, au nombre de deux mille, nés le 20 mars[16]. Enfin le grand maréchal du palais, le duc de Frioul, soumettait, le 9 avril, à l'Empereur, un rapport sur les fêtes qui devaient avoir lieu le jour où Sa Majesté se rendrait à la métropole pour remercier Dieu. Largesses et dons divers, grâces multiples, secours extraordinaires, mariages de jeunes filles pauvres avec d'anciens militaires, divertissements et réjouissances de toute nature, tel était le programme qui fut adopté et exécuté. Le 19 avril, Marie-Louise fit ses relevailles dans la chapelle des Tuileries. L'abbé de Pradt dit la messe ; la duchesse de Montebello et la marquise de Luçay portèrent les offrandes. Le 23 avril, l'Impératrice fit part à son père de son immense bonheur, se louant beaucoup des bontés particulières de l'Empereur et se disant émue jusqu'aux larmes, des témoignages d'affection qu'il lui avait donnés. Quand je lui dis que vous aimez déjà cet enfant, ajoutait-elle, il en est tout ravi. Un mois après, Napoléon informait les évêques que le 9 juin, jour de la Trinité, il irait lui-même présenter son fils au baptême dans l'église Notre-Dame. Son intention était que, le même jour, ses peuples vinssent dans leurs églises entendre le Te Deum et unir leurs prières et leurs vœux aux siens. A la même date, le cardinal Fesch, le comte de Ségur, grand maître de la cour, l'abbé de Sambucy, maître des cérémonies de la chapelle impériale, et l'architecte Fontaine, visitèrent la cathédrale pour régler et ordonner, de concert avec l'archevêque Maury, les préparatifs de la solennité.

Le 9 juin, toutes les rues que devait traverser le cortège impérial étaient occupées par la garde et par les troupes de la garnison. La place de la Concorde, les rues, les boulevards étaient ornés de drapeaux, d'oriflammes, de festons de verdure, et les maisons d'emblèmes impériaux, d'écussons et de tapisseries. Les trottoirs et les fenêtres étaient garnis d'innombrables spectateurs qui criaient à tue-tête : Vive l'Empereur ! Vive l'Impératrice ! Vive le roi de Rome !... Le ciel était clair, la température très douce. A cinq heures du soir, le canon retentit ; les portes des Tuileries s'ouvrirent. Un régiment de chasseurs de la garde parut en grand uniforme ? puis les voitures impériales où se trouvaient Napoléon et Marie-Louise, le roi de Romp et Mme de Montesquiou, sa gouvernante. Tous les regards se portaient, dit un témoin, sur l'auguste enfant dont le nom royal allait être consacré sous, les auspices de la religion. Des acclamations enthousiastes saluèrent le cortège jusqu'à l'arrivée à la cathédrale. Devant l'entrée centrale de Notre-Dame on avait disposé une tente soutenue par des lances et parée de draperies, de guirlandes et de drapeaux. Dans la tribune du chœur, à droite, se trouvaient les princes étrangers ; dans celle de gauche, le corps diplomatique ; dans le pourtour, les femmes des ministres et des grands officiers de la couronne ; dans le sanctuaire, les cardinaux et les évêques ; dans le chœur, le Sénat, le Conseil d'État, les maires et les députés des bonnes villes ; dans la nef, les membres du Corps législatif, de la Cour de cassation, de la Cour des comptes, du Conseil de l'Université et de la Cour impériale, l'état-major et les autres invités. Au seuil de la cathédrale, le cardinal Fesch, grand aumônier, reçut Leurs Majestés, puis, aux sons des grandes or unes et de nombreux instruments, le cortège entra lentement dans l'enceinte sacrée. Vinrent d'abord les hérauts d'armes, les pages, les maîtres des cérémonies, les officiers d'ordonnance, le préfet du palais, les officiers de service du roi de Rome, les écuyers de l'Empereur, les chambellans, le premier écuyer, les grands aigles de la Légion d'honneur, les grands officiers de l'Empire, les ministres, le grand chambellan, le grand écuyer et le grand maître des cérémonies, tous en costume d'apparat. Parurent ensuite les Honneurs de l'enfant et les Honneurs des parrain et marraine. Le cierge était tenu par la princesse de Neufchâtel, le chrémeau par la princesse Aldobrandini, la salière par la comtesse de Beauvau, le bassin par la duchesse de Dalberg, l'aiguière par la comtesse Vilain XIV, la serviette par la duchesse de Dalmatie. Ces honneurs avaient été aussi enviés que jadis le privilège de remettre la chemise au roi de France. Marchaient devant le roi de Rome : à droite, l'archiduc Ferdinand et le grand-duc de Wurtzbourg, représentant.son frère l'empereur d'Autriche, parrain ; à gauche, Son Altesse Impériale Madame Mère, marraine, et la reine Hortense, représentant la reine de Naples. Le roi de Rome était porté par sa gouvernante, Mme de Montesquiou. L'enfant impérial était revêtu d'un manteau d'or, tissé d'argent, doublé d'hermine. Le duc de Valmy portait fièrement la queue du manteau. A droite et à gauche se tenaient les deux sous-gouvernantes et la nourrice. Sous un dais soutenu par des chanoines, on apercevait l'Impératrice portant le diadème et l'immense manteau de cour, dont le grand écuyer tenait la queue. Marie-Louise était entourée de la première dame d'honneur et de la dame d'atour, du chevalier d'honneur et du cardinal de Rohan, premier aumônier. Venaient ensuite la princesse Pauline, les dames du palais, le duc de Parme, archichancelier, le prince de Neufchâtel et de Wagram, vice-connétable, le prince de Bénévent, vice-grand électeur, le prince Borghèse, duc de Guastalla, le prince Eugène, vice-roi d'Italie, le prince Joseph Napoléon, roi d'Espagne, et le prince Jérôme, roi de Westphalie. Apparaissait enfin, sous un autre dais porté également par des chanoines, l'Empereur ayant à sa droite et à sa gauche ses aides de camp. Derrière le dais marchaient le colonel général de la garde de service au Palais, le grand maréchal, les dames d'honneur des princesses, les dames et officiers de service.

L'Empereur et l'Impératrice allèrent se placer à leurs prie-Dieu dans la partie supérieure de la nef, le roi de Rome à la droite de l'Empereur, le parrain et la marraine également à droite, puis les princes, princesses, ministres, grands officiers, grands aigles, chambellans, aides de camp et généraux autour de Leurs Majestés. Après le chant du Veni Creator, le grand aumônier se présenta à l'entrée du chœur et procéda à la cérémonie du baptême. Alors le chef des hérauts d'armes s'avança au milieu du chœur et cria par trois fois d'une voix puissante : Vive le roi de Rome ! Tous les spectateurs répétèrent ce cri qui redoubla d'intensité, lorsque l'Empereur, élevant l'enfant dans ses bras, le présenta lui-même à l'assistance. A ce moment, un immense orchestre, dirigé par Lesueur, exécuta un Vivat triomphal qui redoubla l'émotion des spectateurs de cette scène grandiose.

Comment ne pas s'arrêter ici un instant pour se rendre compte des sentiments qui devaient remplir à cette heure solennelle le cœur de l'Empereur ?... Qu'avait-il voulu avec le mariage autrichien, et que croyait-il avoir obtenu ? La fondation de sa dynastie, la consolidation du pouvoir qu'il avait créé, la mise à l'abri de ce pouvoir extraordinaire contre les haines et les jalousies de sa famille qui auraient éclaté quand il ne serait plus là ; enfin la défense de son œuvre contre les rancunes de l'Europe qui aurait rapidement renversé un édifice énorme, construit avec tant de labeurs, et au prix de quels sacrifices ! Sans doute, sa gloire n'était pas une gloire éphémère, son nom devait durer dans l'histoire, ses institutions avaient des chances de vie, mais ce n'était pas encore assez. Il fallait une alliance, la plus haute de toutes, avec une monarchie orgueilleuse et fière de ses mariages. Il fallait que la Révolution elle-même fût couronnée et sacrée dans son chef par cette union solennelle, et que de cette union sortit un fils dont le monde reconnaitrait tous les droits. Et voilà que ce rêve prodigieux, qu'il avait conçu depuis plusieurs années[17], il venait enfin de le réaliser. Comment n'aurait-il pas ressenti une joie profonde, comment n'aurait-il pas aveuglément compté sur ses destinées, alors que, dans cette cathédrale, la religion avec ses prêtres, la cour avec ses pompes, la société avec ses directeurs, l'Europe avec ses représentants, tout enfin s'inclinait devant lui ?

Le baptême terminé, Mme de Montesquiou reprit l'enfant, fit une grande révérence à l'Empereur et sortit par la porte du sanctuaire. Elle se rendit avec le roi de Rome à l'archevêché, d'où elle repartit avec lui pour les Tuileries. Après le Te Deum et le Domine, salvum fac Imperatorem et Regem, le cardinal Fesch donna la bénédiction épiscopale et le cortège se retira, avec le même cérémonial que pour l'entrée, dans une majestueuse splendeur. Un murmure, puis une clameur d'admiration saluèrent ce prestigieux cortège qui constituait le plus beau et le plus expressif des spectacles.

L'Empereur et l'Impératrice remontèrent en voiture pour se rendre à la grande fête donnée à l'Hôtel de ville. Le préfet de la Seine, comte Frochot, les reçut à l'entrée du palais municipal, les harangua et les conduisit à l'appartement impérial où les attendaient le préfet de police, les secrétaires généraux, les sous-préfets, les maires et les adjoints de Paris. On se rendit ensuite au banquet où l'Empereur, placé sous un dais, avait à sa droite Madame Mère, à sa gauche l'Impératrice, et autour de lui les principaux personnages de l'Empire. Après le banquet, on entendit un concert ; puis Leurs Majestés voulurent bien recevoir leurs invités jusque vers minuit. Un bal et un grand souper terminèrent la fête de l'Hôtel de ville, tandis qu'au dehors des illuminations nombreuses et de brillants feux d'artifice réjouissaient les Parisiens. Dès le matin de cette belle journée, les cloches et le canon n'avaient cessé de retentir ; dans toutes les églises, le Te Deum avait été chanté ; dans toutes les rues et sur toutes les places, des acclamations frénétiques avaient salué l'héritier de l'Empire. Et ces sonneries, ces salves, ces vivats, ces acclamations avaient éclaté aux mêmes heures dans la France tout entière, dans presque toute l'Europe. Partout, au milieu des fêtes et des réjouissances publiques, ce n'était que le même vœu exprimé par des millions de voix : Vive le roi de Rome ! Des évêques, comme ceux de Nantes et d'Angers, avaient adressé des discours enthousiastes au peuple. Que l'ange tutélaire de la France, disait l'évêque d'Angers, veille autour de son berceau et en écarte tous les dangers ! Qu'il vive pour la gloire de la religion dans le sein de laquelle il vient de naître, et que, fidèle aux serments de son baptême, le titre de fils aîné et de protecteur de l'Église soit le plus beau de ses titres ! Les poètes se montrèrent plus enthousiastes encore, si bien que le censeur Sauvo put affirmer dans un rapport officiel : Tous les âges, toutes les classes et presque tous les idiomes ont acquitté noblement leur tribut, sûrs d'être accueillis par l'estime due au succès, ou par l'indulgence qui sourit à l'intention.

L'Empereur, satisfait de toutes ces ovations, se montra généreux. Le grand-duc de Wurtzbourg reçut une épaulette en diamants de 100.000 francs et des porcelaines de Sèvres d'une valeur de 42.700 francs ; la marraine, un médaillon dont le prix était de 100.000 francs et des vases de Sèvres estimés 36.700 francs ; la gouvernante, une parure de 60.000 francs et deux tapisseries des Gobelins, le Combat de Mars et de Diomède et Cornélie, mère des Gracques, évaluées à 57.146 francs ; la reine Hortense, des porcelaines de Sèvres pour 15.440 francs ; les six dames chargées des Honneurs, des bijoux dont le montant s'élevait à 120.000 francs. Le roi de Westphalie eut une tapisserie, Aria et "'relus, d'une valeur de 13.220 francs ; l'archichancelier, une tapisserie de 12.500 francs. Déjà, à l'occasion des couches de l'Impératrice et de la naissance de son fils, Napoléon avait distribué en divers cadeaux plus de 500.000 francs[18]. Les premières médailles frappées à l'occasion de la naissance coûtèrent à elles seules 50.000 francs. Le vice-roi d'Italie reçut un admirable service de Sèvres, et les aides de camp des porcelaines de prix, de la même manufacture[19]. Le comte de Montesquiou, chambellan de Sa Majesté, lui présenta, quelque temps après, un rapport où il lui rappelait qu'il avait promis des grâces au Corps législatif à l'occasion de la naissance et du baptême du roi de Rome. Il lui soumettait une liste de soixante-cinq candidats, parmi lesquels Napoléon nomma deux officiers de la Légion d'honneur et douze chevaliers, ce qui, pour un temps où la décoration n'était point prodiguée, parut une promotion considérable.

Le 16 juin, l'Empereur ouvrait solennellement les séances du Corps législatif. On remarqua l'allure hautaine de son discours. La paix conclue avec l'empereur d'Autriche, disait-il, a été depuis cimentée par l'heureuse alliance que j'ai contractée ; la naissance du roi de Rome a rempli mes vœux et satisfait à l'avenir de mes peuples. Les affaires de la religion ont été trop souvent mêlées et sacrifiées aux intérêts d'un État de troisième ordre. Si la moitié de l'Europe s'est séparée de l'Église de Rome, on peut l'attribuer spécialement à la contradiction qui n'a cessé d'exister entre les vérités et les principes de la religion qui sont pour tout l'univers, et des prétentions et des intérêts qui ne regardent qu'un petit coin de l'Italie. J'ai mis fin à ce scandale pour toujours. J'ai accordé des palais aux papes à Rome et à Paris. S'ils ont à cœur les intérêts de la religion, ils voudront séjourner souvent au centre des affaires de la chrétienté. C'est ainsi que saint Pierre préféra Rome au séjour même de la Terre Sainte !... Ces quelques mots dédaigneux furent dits d'une voix menaçante et répandirent une certaine émotion dans une assistance habituée cependant à toutes les surprises. Parlant ensuite de la réunion de la Hollande, Napoléon déclara qu'elle n'était qu'une émanation de l'Empire. Il avait eu soin de s'assurer les débouchés de l'Ems, du Weser et de l'Elbe. Quant à l'Espagne, que soutenaient les forces anglaises, a lorsque l'Angleterre sera épuisée, dit-il, un coup de tonnerre mettra fin aux affaires de la Péninsule ti. Il terminait par cette espérance : Je me flatte que la paix du continent ne sera pas troublée.

Les députés acclamèrent ce discours, comme ils avaient acclamé les autres. Mais plusieurs, parmi eux, se retiraient inquiets de la façon injuste et violente dont l'Empereur traitait le Saint-Père. L'heure paraissait cependant toute aux fêtes, aux réjouissances, aux ovations. La France et l'Europe avaient salué la naissance du roi de Rome, comme si le ciel eût fait descendre parmi les hommes l'Ange de la paix. Mais l'Empire n'avait que l'apparence du calme. Son maitre, qui avait consommé une rupture éclatante avec le Saint-Siège, venait de convoquer à Paris un concile national qui allait s'ouvrir le, 21 juin. Il en espérait une prompte et servile obéissance à ses volontés. Or, ce ne sera pas sans violences nouvelles qu'il domptera cette malheureuse assemblée ; et ce qu'il en obtiendra ne mettra pas fin aux embarras considérables que la politique impériale a soulevés partout. Il espérera y remédier par d'autres exigences, d'autres menaces, d'autres colères, puis par une guerre contre la Russie. Cette fois, ce sera le signal de sa ruine. Napoléon voudra être le maitre de l'Europe, comme il est en apparence le maitre de la Papauté. Il ne sera longtemps ni l'un ni l'autre. Les princes, les ambassadeurs, les ministres, les maréchaux, les députés, les sénateurs, les courtisans qui l'ont félicité et adulé, les poètes qui l'ont chanté, les auteurs qui l'ont célébré et déifié, tous ceux qui ont mendié de lui la faveur d'un mot ou d'un regard, se retireront précipitamment dès qu'ils verront sa puissance ébranlée, ou viendront lâchement jeter la dernière insulte au lion affaibli.

 

 

 



[1] Napoléon et Alexandre, t. II.

[2] Mémoires, t. III.

[3] M. Amédée Lefèvre-Pontalis, ancien député, possède le voile de dentelles qui couvrait le dessus du berceau. Il le tient de sa grand'mère, Mme Soufflet, sous-gouvernante du Roi.

[4] Voir sa lettre à Napoléon, en date du 18 février 1810.

[5] Archives nationales, AFIV 1097.

[6] Sur sa proposition, le Conseil d'administration du Sénat vota une pension viagère de dix mille francs au page Berton de Sambuy qui était venu apporter aux sénateurs la nouvelle de la naissance du roi de Rome.

[7] Archives nationales, AFIV 1453.

[8] Voir dans mon ouvrage La Censure sous le premier Empire les pages 250 à 252, relatives à ce sujet.

[9] Archives nationales, Fsc 105.

[10] L'un d'eux, un Allemand, Schmitz, avait dû se donner bien du mal pour composer certaines Réflexions musicales sur les douleurs de l'enfantement. (Archives nationales, AFIV 1433.)

[11] Archives nationales, AFIV 1290.

[12] Voir Archives nationales, AFIV 1323.

[13] Archives nationales, AFIV 1885.

[14] Il s'agit de Frédéric de Schill, un des adversaires les plus acharnés de Napoléon, qui donna en 1809 le signal de la révolte en Prusse et fut tué au siège de Stralsund.

[15] Archives nationales, AFIV 1690.

[16] Archives nationales, AFIV 1453. — 22 mars 1811.

[17] Voir Le Divorce de Napoléon, ch. II.

[18] Archives nationales, O2 41. — Pour ses dépenses du 27 mars au 30 avril 1810, Metternich avait reçu alors près de cent mille francs sur la cassette impériale. (Voyez Bibliothèque nationale, Fonds fr., vol. 6594.)

[19] Les fêtes des Tuileries et de Saint-Cloud coûtèrent plus de trois cent cinquante mille francs. Après le baptême, quarante mille francs de gratification furent distribués aux archevêques d'Aix et de Malines, aux évêques de Versailles, de Montpellier, de Bruges et de Gand, aux maîtres des cérémonies, chapelains et chanoines.