LE MARÉCHAL NEY - 1815

 

CHAPITRE XIV. — LES DERNIÈRES HEURES. - L'EXÉCUTION.

 

 

Lorsque l'audience publique fut levée, le 6 mars, à cinq heures du soir, le maréchal remonta au second étage du palais, dans la triste chambre qui lui servait de prison. Dupin, Berryer et son fils l'y avaient aussitôt suivi. L'émotion des défenseurs était naturellement des plus vives. Quant au condamné, il témoignait le plus grand calme. Il avait commandé lui-même son dîner, et il avait dit à ses gardes qui le regardaient avec étonnement : Je suis sûr que M. Bellart ne dîne pas avec autant d'appétit que moi ![1]

Je le trouvai tranquille, rapporte Berryer dans ses Souvenirs, dînant de fort bon appétit comme en profonde paix. Aux quatre coins de sa chambre étaient quatre grands estaffiers sous l'uniforme de gendarmes, qu'on m'a assuré être quatre gardes du corps déguisés[2]. L'un d'eux quitta vite son poste et s'avança vers la table visiblement, pour ôter au maréchal le couteau dont il se servait. Un regard de mépris dont l'autorité ne peut se décrire, et ce seul mot : Quelle lâcheté ! repoussèrent bien vite le sbire à sa place. Après quelques phrases échangées par moi dans un trouble indicible, et par le maréchal avec sérénité, nous nous embrassâmes. Les dernières paroles qu'il m'adressa furent celles-ci : Adieu, mon cher défenseur, nous nous reverrons là-haut ![3]

Le maréchal embrassa également Dupin et le fils de Berryer et les remercia chaleureusement de leurs efforts. Dupin remarqua, lui aussi, que sa contenance était d'une mâle fermeté, comme elle l'avait été pendant tout le cours du procès. Ses ennemis n'avaient pas la même quiétude. Le ministre Decazes ayant entendu le maréchal répondre à une demande de Dupin, qui voulait savoir ce qu'il avait fait d'une pièce : Je l'ai jetée au feu, et n'ayant saisi que les deux derniers mots, crut un moment que les partisans de Ney avaient l'intention de mettre le feu au Luxembourg. II interrogea avec un certain trouble Dupin et Berryer, qui le rassurèrent. Un peu plus, observe Dupin, on hâtait l'exécution !

Quand Berryer rentra chez lui, en proie à une fièvre ardente, il trouva le baron Bignon, un des signataires de la convention du 3 juillet, qui arrivait trop tard, porteur d'un argument considérable, mais qui, d'après ce qui venait de se passer, n'aurait pu être, je le crois, fourni à l'audience. Bignon se trouvait à vingt-cinq lieues de Paris, lorsqu'il reçut l'assignation à comparaître pour le 4 décembre. Gravement malade, il ne put se rendre aussitôt à la Chambre des pairs. Il rédigea une note devant le juge de paix de sa commune et l'expédia le 5 décembre à Paris. Elle portait sur le sens précis de l'article 12 de la convention. Le lendemain, il se rappela un incident qui devint ce qu'on appela plus tard le secret de M. Bignon et partit en toute hâte, malgré son état maladif. Il arriva au moment où les pairs signaient l'arrêt. Il fit passer au chancelier Dambray la déclaration qu'il avait compté lire, et celui-ci lui répondit : Le jugement est prononcé dans l'affaire du maréchal Ney. Vous avez, du reste, peu de regrets à éprouver que votre déclaration n'ait pu être donnée avant le jugement, car elle ne pouvait porter que sur la convention de Paris, que la Chambre des pairs n'a pas jugé convenable de lire. Berryer lui remit alors une attestation qui reconnaissait la bonne foi de sa démarche et les retards involontaires qui l'avaient rendue inutile. Il le confirma lui-même au mois d'avril 1825, racontant le motif de la visite de Bignon, le soir de la clôture du procès. Ne pouvant plus rien pour sauver le maréchal, Bignon résolut de se taire, car il voulait contribuer à un apaisement que tout le monde désirait. En 1819, provoqué à des explications par M. Decazes, il faillit tout révéler, mais il eut le courage de ne pas céder à une mise en demeure voisine de l'insolence[4].

Cet argument, qui était, n'en déplaise à Alfred Nettement, le plus puissant pour assurer la vie au maréchal, demeura inconnu jusqu'en 1841, époque de la mort de M. Bignon. Son gendre, M. Ernouf, écrivant l'histoire de la capitulation de Paris sur les documents authentiques qu'il lui avait laissés, trouva une note scellée d'un quadruple cachet qui lui donnait la clef de l'énigme. On sait que, malgré l'avantage presque immédiat que Louis XVIII avait retiré de la capitulation, c'est-à-dire sa rentrée à la suite des alliés, ses ministres jugèrent à propos, un peu après, de déclarer en son nom que cette convention avait été conclue par des rebelles et qu'elle lui demeurait étrangère. Le Roi refusait donc de la reconnaître et d'en observer les clauses. L'article 12 s'opposant à des mesures de rigueur, il était plus simple, pour pouvoir les employer, de nier la convention. Or, comme je l'ai dit plus haut[5], les Prussiens ayant voulu faire sauter le pont d'Iéna, M. de Talleyrand, ministre des affaires étrangères, eut recours à cette même convention, et, par une note adressée le 9 juillet au comte de Goltz, en invoqua l'autorité. Il le fit au nom du Roi[6]. C'est cette reconnaissance officielle de la convention de Paris qui formait ce qu'on a appelé le secret de M. Bignon.

Il tombe sous le sens le plus ordinaire que la convention du 3 juillet ayant été reconnue officiellement par le Roi le 9 ; l'ordonnance du 24 juillet était une mesure essentiellement injuste. Aussi, lorsque le cabinet anglais, d'une part, et le cabinet français, de l'autre, écartèrent comme chose indifférente tout souvenir d'un acte aussi grave que la convention, ce fut une stupéfaction parmi tous ceux qui croyaient encore à la foi des traités. Elle se répercuta jusqu'en Angleterre. A ce propos, un journal anglais, le Courrier, disait avec une certaine vivacité que, lorsqu'on avait pris des engagements aussi formels, fût-ce même avec le diable, il fallait les tenir ! Le retard de M. Bignon à faire connaître un fait aussi considérable est certainement une chose fâcheuse, mais nous voyons, par l'aveu même du chancelier président, que la parole n'aurait pas plus été accordée à Bignon qu'elle ne le fut à Berryer et à Dupin, quand ils voulurent aborder la discussion de l'article 12. Parmi les courtisans de Louis XVIII qui approuvaient de pareilles mesures, aucun ne songeait à l'instabilité des choses humaines, ni à un avenir menaçant pour l'existence de la monarchie légitime. Aucun n'avait médité cette parole de Montaigne : Nous sommes à mesme, selon l'incertitude de la fortune guerrière, d'être un jour criminels de lèse-majesté et divine, notre justice tombant à la merci de l'injustice ![7]

 

Après le départ de ses défenseurs, Ney s'était mis à rédiger ses dernières dispositions, puis avait brûlé quelques papiers de famille. Il se jeta ensuite tout habillé sur son lit et dormit paisiblement jusqu'à trois heures. A ce moment, le greffier de la Chambre des pairs, M. Cauchy, se conformant aux dispositions prises, quitta la salle des séances et monta à la chambre du maréchal, suivi de l'inspecteur général des prisons, pour lui lire l'arrêt. Il devait rédiger, de la communication qu'il .allait faire à Ney, le procès-verbal suivant :

Ce jourd'hui, sept décembre mil huit cent quinze, à trois heures du matin, nous, Louis-François Cauchy, secrétaire-archiviste de la Chambre des pairs, soussigné, en exécution de l'arrêt par elle rendu dans la séance du jour d'hier, six décembre, à onze heures et demie du soir,

Nous sommes rendu en une chambre située dans le palais de la Chambre des pairs, où se trouve détenu le maréchal Ney, auquel avons donné lecture dudit arrêt et notifié les dispositions qu'il contient ;

De quoi avons dressé le présent procès-verbal, à Paris, les jour et an que dessus.

CAUCHY[8].

Les gardes réveillèrent le maréchal, qui se dressa sur son lit et demanda brusquement à M. Cauchy : De quoi s'agit-il ?D'une fonction bien pénible. — Eh bien, qu'est-ce que cela fait ? Il faut que tout le monde fasse son devoir... Dites ? Le greffier commença la lecture de l'arrêt et, arrivant à la nomenclature des titres et qualités du maréchal : Arrivez au fait ! interrompit Ney. Laissez là toutes les formules ! Puis il écouta avec le plus grand sang-froid tous les considérants[9]. Lorsque le lecteur en vint à l'article du Code qui prononce la peine capitale contre quiconque tentera de vouloir interrompre ! l'ordre de successibilité au trône, le maréchal remarqua, avec un peu d'ironie, que la loi à laquelle on empruntait cet article  avait été faite pour la famille Bonaparte. Comme M. Cauchy n'omettait aucun article, aucune date, Ney, impatienté, finit par s'écrier : Arrivez donc à la conclusion ! Enfin, à ces mots terribles : La peine de mort, il observa froidement : Il eût mieux valu dire : faire mordre la poussière ; ç'eût été plus militaire ![10]... Et lorsqu'il apprit que l'exécution aurait lieu le matin même, à neuf heures, car le ministère avait hâte d'en finir : Quand on voudra, dit-il ; je suis prêt.

Le maréchal chargea aussitôt le colonel du palais, M. de Montigny, d'écrire à la maréchale de venir lui parler vers sept heures, ce qui fut fait. Alors une des personnes présentes, s'approchant de lui, l'avertit que le curé de Saint-Sulpice était accouru pour lui offrir ses services. Il répondit qu'il se consulterait pour savoir s'il en aurait besoin. M. Cauchy lui fit remarquer doucement qu'il était libre de choisir tout autre confesseur : Vous m'ennuyez avec vos prêtres, répliqua-t-il avec vivacité. Je paraîtrai devant Dieu comme j'ai paru devant les hommes ! Je ne crains rien !... M. Cauchy se retira douloureusement impressionné.

A cette même heure, un aide de camp du lieutenant général de l'Espinois, commandant la 1re division militaire, était venu réveiller le Général comte de Rochechouart et lui apporter un pli cacheté. Ce pli contenait l'ordre de prendre immédiatement sous sa garde et sous sa responsabilité la personne du condamné. Il est permis de croire que ce choix avait été fait sur le conseil du duc de Richelieu. Louis-Victor de Rochechouart, avait émigré et avait été attaché à la personne du duc en son gouvernement d'Odessa. Admis dans l'armée russe, il avait pris les armes contre ses compatriotes et, avec la Restauration, il venait de rentrer dans les rangs de l'armée française. Le premier exploit qu'il va accomplir sera de faire fusiller le maréchal Ney, prince de la Moskova, dont le plus grand crime a été d'avoir vaillamment servi la France, et rien que la France. De telle sorte qu'on voit encore l'Europe assister au supplice du plus illustre de nos généraux. C'est un ancien ministre russe qui a demandé sa mort au nom de l'Europe ; c'est un ancien officier russe qui va présider à cette mort. C'est un général anglais tout-puissant qui a refusé d'intervenir pour solliciter une grâce qu'on n'aurait pu lui refuser... Quelle humiliation ! Quelle amertume !

De son côté, le grand référendaire de la Chambre des pairs, M. de Sémonville, recevait une lettre du lieutenant général de l'Espinois qui l'informait que, chargé d'assurer la pleine et entière exécution de l'arrêt rendu par la Chambre contre le maréchal Ney, il avait donné ordre au maréchal de camp comte de Rochechouart, commandant la place de Paris, de se porter sur-le-champ au palais du Luxembourg pour y prendre en sa garde la personne du condamné. Il priait M. de Sémonville de prescrire à M. le colonel de Montigny d'avoir à se dessaisir du maréchal Ney entre les mains de cet officier général, qui lui en donnerait au besoin bonne et valable décharge. M. de Montigny devait continuer ses fonctions dans l'intérieur du palais et s'entendre avec le comte de Rochechouart, car, observait M. de l'Espinois, en méritant votre confiance, il s'est acquis des droits incontestables à celle du gouvernement. Toutes les anciennes consignes devaient être observées, et même celles que le grand référendaire jugerait à propos d'y ajouter. Je me propose d'avoir l'honneur de vous voir, disait en terminant M. de l'Espinois, aussitôt que j'aurai arrêté les mesures d'exécution qui m'appartiennent[11].

Après avoir lu les ordres que lui adressait le commandant de la 1re division militaire, M. de Rochechouart s'habilla rapidement et se rendit au palais. Il remplaça M. de Sémonville dans ses fonctions de gardien chef et s'installa avec ses officiers dans une grande salle du rez-de-chaussée. Il monta ensuite auprès du prisonnier et l'avertit qu'il était autorisé à recevoir sa femme, ses enfants, son notaire et son confesseur. Je vais d'abord m'entretenir avec mon notaire, lui répondit le maréchal. Il est probablement dans le palais. Ensuite je recevrai ma femme et mes enfants. Quant au confesseur, qu'on me  laisse tranquille !... A ces derniers mots, un des gardes qui était là et qui appartenait à la compagnie des sous-officiers vétérans, se leva et dit respectueusement : Vous avez tort, maréchal ! Puis lui montrant son bras orné de plusieurs chevrons, il ajouta : Je ne suis pas aussi brave que vous, mais je suis aussi ancien. Eh bien, jamais je n'ai été aussi hardiment au feu que lorsque j'avais auparavant recommandé mon âme à Dieu !Tu  as peut-être raison, mon brave, fit le maréchal subitement ému. C'est un bon conseil que tu me donnes là. Et se tournant vers le colonel de Montigny qui accompagnait le général de Rochechouart : Quel prêtre puis-je faire appeler ?L'abbé de Pierre, curé de Saint-Sulpice. C'est un ecclésiastique des plus distingués sous tous les rapports. — Priez-le de venir. Je le recevrai après ma femme[12].

Après cette conversation, Ney se jeta de nouveau sur son lit et prit de quatre à six heures quelques instants de repos ; puis il se réveilla et reçut la visite de son notaire et ami, Henri Batardy. Ils ne restèrent que peu de temps ensemble. A six heures et demie, la maréchale, qui ne s'était pas couchée de la nuit et attendait anxieusement en voiture aux portes du palais la permission d'entrer, arriva avec ses quatre fils et sa sœur, Mme Gamot. La maréchale, rapporte un des témoins, l'inspecteur général Laisné dont le récit est émouvant par sa réalité simple, pouvait à peine se soutenir. Ce n'est pas sans effort qu'elle est parvenue à entrer dans la chambre de son mari. En entrant, elle a jeté un grand cri et elle est tombée évanouie à terre. M. de Montigny l'a portée à bras-le-corps entre les bras du maréchal ; Mme Gamot était à ses genoux. M. de Montigny avait fait sortir les gardes. Revenue à elle-même, elle a beaucoup pleuré. Le maréchal se promenait à grands pas. A la fin, il s'est approché et il l'a entretenue affectueusement de plusieurs affaires domestiques. Les enfants sont survenus à la demande de leur mère. Nouvelle scène de douleur. Après leur avoir parlé tout bas, le maréchal les a renvoyés ainsi que leur mère et Mme Gamot. Le plus jeune des enfants pleurait. Les autres avaient la tête baissée et ne pleuraient point[13]. Il a fallu plusieurs pauses pour que la maréchale arrivât jusqu'à sa voiture... En quittant ses fils, le maréchal leur avait dit ces dernières paroles : Aimez et respectez votre mère ! On a rapporté aussi que Ney avait recommandé à sa femme de supporter la vie pour élever ses enfants dans les sentiments de l'honneur et du devoir. Peut-être, soupira-t-il, laisserai-je un assez beau nom à mes fils ! Qu'ils apprennent de leur mère à le soutenir !... La maréchale qui espérait, malgré tout, en la clémence du Roi, se fit conduire aux Tuileries, où, grâce au duc de Raguse qui avait cependant voté la mort de son mari, elle comptait être reçue.

Une fois seul, Ney consentit à voir le curé de Saint-Sulpice. Celui-ci parut au bout de quelques instants. L'abbé de Pierre avait fait partie, avant 1793, de la communauté des prêtres de la paroisse Saint-Sulpice. Pendant la Terreur, il continua, au péril de sa vie, d'exercer le ministère sacré. Lorsque les temps furent devenus moins orageux, il l'exerça publiquement dans la chapelle de l'Instruction, dont les bâtiments sont occupés aujourd'hui par le jardin du séminaire. Le 17 mai 1802, il prit possession de la cure de Saint-Sulpice, dont il se fit rendre les clefs par l'intrus Mahieu. Il restaura les archives de l'église, recueillit tous les actes de baptême et tous les actes de mariage faits secrètement pendant la Révolution, s'occupa diligemment de sa paroisse et contribua par son activité et son intelligence à embellir le magnifique monument dont il avait la charge[14]. C'était un saint et vénérable prêtre, digne de la haute mission que la Providence lui donnait tout à coup à remplir. Il apportait au maréchal les consolations et les espérances immortelles. Les gardes se retirèrent. Le prêtre et le soldat restèrent seuls pendant une grande heure.

Par ce dernier et sublime entretien, la fin du maréchal s'était transfigurée. Les hommes lui avaient refusé leur pardon ; Dieu le lui avait généreusement accordé. Malgré les erreurs inévitables à toute existence humaine, le maréchal Ney avait glorieusement vécu. Il allait glorieusement mourir. Le prêtre lui avait montré, dans l'éclatante lumière qui apparait subitement au couchant de la vie, la grandeur de Dieu et la petitesse des choses. Sans doute, un brutal coup de foudre allait briser une existence encore jeune, détruire une intelligence et un courage qui auraient pu servir et honorer longtemps encore la patrie, rompre des liens bien chers et bien doux ; mais l'amour qui les avait formés devait leur survivre. L'heure était venue de franchir le seuil sacré. Le prêtre aidait le soldat à en gravir les marches avec confiance, avec respect. Une fois de plus la religion ennoblissait le sacrifice.

 

Pendant cet entretien, le général de Rochechouart avait reçu de nouveaux ordres du général de l'Espinois. Pour l'exécution de l'arrêt rendu par la Chambre des pairs, il devait commander quatre sergents, quatre caporaux et quatre fusiliers les plus anciens de service dans la compagnie des sous-officiers vétérans, actuellement préposés à la garde du condamné. Ces douze militaires seraient placés sur deux rangs. Ils feraient feu sur le coupable, quand le signal leur en serait donné par l'adjudant de place. Cet adjudant serait choisi par M. de Rochechouart dans son état-major parmi les officiers les plus fermes et les plus capables. Il irait reconnaître à l'avance le terrain et faire l'inspection des armes. Suivaient d'autres instructions pour l'exécution même, lesquelles furent accomplies de point en point[15].

Une demi-heure avant l'accomplissement de la sentence, le comte de Rochechouart donna l'ordre de prendre une voiture sur la place Saint-Michel et de l'amener au palais ; puis de placer des troupes entre l'Observatoire et la grille du jardin du Luxembourg, en face d'un mur qui se trouvait à gauche au sortir du jardin. C'était le mur de clôture du restaurant dit de la Chartreuse[16]. Le comte de Rochechouart choisit pour adjudant le chef de bataillon de Saint-Bias, officier d'origine piémontaise. Il a avoué plus tard lui-même qu'il avait été enchanté d'enlever à un Français cette pénible mission. A huit heures un quart, le curé de Saint-Sulpice revint, comme il l'avait promis au maréchal. Ney s'était habillé avec une certaine recherche. Il portait une grande redingote bleue sans décorations, une cravate blanche, une culotte courte en drap noir et des bas de soie noire. Il avait mis sur sa tête un chapeau carré à larges bords. Je craignais qu'il ne fût en uniforme, dit le comte de Rochechouart, et par suite d'être obligé de le faire dégrader, de lui faire arracher les boutons, les épaulettes, les décorations... Le cas échéant, on peut affirmer que pas un soldat français n'eût osé commettre un tel outrage. Il eût fallu probablement s'adresser à l'un des Anglais ou à l'un des Prussiens qui assistaient au supplice.

Dès que l'abbé de Pierre fut arrivé, le maréchal lui dit en souriant : Ah ! monsieur le curé, je vous comprends... Je suis prêt ! A ces mots, le vénérable ecclésiastique fut pris d'un tremblement nerveux qui dura jusqu'à la fin de l'exécution. Froid et impassible, le comte de Rochechouart donnait en ces termes décharge du condamné : Nous, soussigné, comte de Rochechouart, maréchal de camp, commandant la place de Paris et le département de la Seine, déclarons que la personne du maréchal Ney nous a été remise par l'huissier de la Chambre des pairs, Sajou, dont nous le déchargeons et dont nous nous rendons actuellement responsable[17]. Le maréchal, ayant à ses côtés le curé de Saint-Sulpice, le comte de Rochechouart et cieux lieutenants de gendarmerie, précédé et suivi de gendarmes et de grenadiers du corps de la Rochejaquelein, auxquels s'était joint le greffier Cauchy, sortit de sa chambre, suivit le long couloir du second étage, puis descendit les nombreux escaliers d'un pas tranquille. Il trouva sous la grande porte de droite, dans la cour d'honneur, une voiture qui l'attendait[18].

C'était un jeudi. Le temps était sinistre. Une petite pluie fine tombait de nuages gris et serrés. Voici une vilaine journée ! fit le maréchal avec un sourire naturel, puis comme l'abbé de Pierre s'écartait pour lui laisser passage : Montez, monsieur le curé, dit-il gaiement... Tout à l'heure je passerai le premier. Les cieux lieutenants entrèrent dans la voiture avec le prêtre et le condamné. Les gendarmes et les grenadiers l'entourèrent aux portières, en avant et en arrière des roues. Puis vinrent, avec le comte de Rochechouart et le marquis de la Rochejaquelein à cheval, une compagnie de vétérans sous-officiers, le peloton d'exécution et un piquet de garde nationale. Un escadron de la garde nationale fermait le cortège. La voiture suivit l'allée placée sur la gauche du palais et l'allée des grandes Pépinières jusqu'à la grille de l'Observatoire. Là, les cent trente gendarmes qui formaient l'escorte marchèrent par file, à droite et à gauche, moitié par la rue de l'Ouest et moitié par la rue d'Enfer, de façon à barrer toutes les issues du terrain. A trois cents pas de la grille du jardin, la voiture s'arrêta. Quoi ! déjà arrivé ?... observa le maréchal, qui avait cru que l'exécution aurait lieu, comme pour Labédoyère, dans la plaine de Grenelle.

Il descendit le premier, ainsi qu'il l'avait dit ; puis, se tournant vers l'abbé de Pierre, qui le suivait, lui remit une boîte en or, dernier souvenir pour la maréchale, et pour les pauvres de la paroisse Saint-Sulpice quelques louis qui lui restaient. L'abbé de Pierre l'embrassa, le bénit, se mit à genoux à quelque distance et resta là en prière jusqu'à ce que tout fût fini. Les troupes s'étaient formées en bataillon carré. Ney s'avança en face du peloton d'exécution, qui tenait ses fusils dans la position de : Apprêtez armes ! Il demanda à l'adjudant Saint-Bias comment il devait se placer. Celui-ci, conformément aux ordres de l'Espinois, voulut lui bander les yeux et le faire mettre à genoux. Le maréchal le repoussa en homme qui, depuis vingt-huit ans, voit venir sans se courber les boulets et les balles : Ne savez-vous pas, monsieur, qu'un militaire ne craint pas la mort ?[19] Puis il fit quatre pas en avant. Et là, rapporte Rochechouart, qui du haut de son cheval surveillait l'exécution, dans une attitude que je n'oublierai jamais ; tant elle était noble, calme et digne, sans jactance aucune, il ôta son chapeau et, profitant du moment que lui laissait l'adjudant de place pour se mettre de côté et donner le signal du feu[20], il prononça ces quelques paroles que j'entendis très distinctement : Français, je proteste contre mon jugement... Mon honneur... A ces derniers mots, comme il portait la main sur son cœur, la détonation se fit entendre. Il tomba foudroyé. Il était tombé en avant, ayant reçu onze balles sur douze : une au bras droit, une au cou, trois à la tête, six dans la poitrine. On voulut bien lui épargner ce qu'on appelle le coup de grâce. Le comte de Rochechouart ajoute : Un roulement de tambour et les cris de : Vive le Roi ! poussés par les troupes formées en carré, terminèrent cette lugubre cérémonie. L'inspecteur général des prisons, Laisné, qui assistait également à l'exécution, affirme avoir entendu ces paroles textuelles : Je proteste devant le ciel et devant les hommes que le jugement qui me condamne est inique...

Le comte de Rochechouart, après l'exécution, abandonna la singulière placidité dont il avait fait preuve : Cette mort si belle, dit-il, me causa une grande impression. Me retournant vers Auguste de La Rochejaquelein, colonel des grenadiers, qui était à côté de moi et qui déplorait comme moi la mort du Brave des braves, je lui dis : Voilà, mon cher ami, une grande leçon pour apprendre à bien mourir ![21] J'imagine que Rochechouart n'a pas dû ressentir la même impression quand il vit tomber Moreau dans les rangs ennemis, le 27 août 1813, à la bataille de Dresde... Et que de réflexions, ce nom de Moreau ne soulève-t-il pas ici même ? Moreau avait réellement conspiré contre Bonaparte avec Pichegru, et Moreau n'avait été condamné qu'à deux années d'emprisonnement... Moreau avait obtenu la permission de sortir de France, aussitôt après son jugement, et il était revenu, comme Dumouriez, offrir à l'étranger ses services contre sa patrie. Il avait dressé le plan de la campagne de 1813, qui fut si désastreuse pour nous. Il mourait bientôt, frappé par un boulet français, parmi nos adversaires. Et que faisait l'Europe ? Elle exprimait hautement ses regrets pour la perte de ce général. Alexandre faisait offrir cinq cent mille roubles à sa veuve et la Restauration lui conférait le titre de maréchale. Cependant Moreau avait levé la main sur son pays, alors que Ney, infidèle à ses serments politiques, était resté fidèle à la France. Et tandis que d'autres, plus compromis que lui et anciens régicides, étaient comblés de faveurs, Ney était fusillé comme traître, lui qui avait gagné tant de batailles pour sa patrie, et jamais une seule contre elle ! Encore une fois, que faut-il penser de la justice humaine ?...

Pendant que le corps du maréchal restait exposé sur le terrain, gardé par des piquets d'infanterie et de cavalerie, le Greffier Cauchy dressait le procès-verbal suivant :

Ce jourd'hui, sept décembre mil huit cent quinze, à neuf heures vingt minutes du matin, nous, Louis-François Cauchy, secrétaire-archiviste de la Chambre des pairs, soussigné, faisant, aux termes de l'ordonnance du Roi du douze novembre dernier, fonctions de greffier de ladite Chambre, nous sommes transporté sur la place de l'Observatoire, désignée pour l'exécution de l'arrêt rendu hier par la Chambre des pairs contre Michel Ney, maréchal de France, ex-pair de France, plus amplement qualifié audit arrêt par lequel il a été condamné à la peine de mort, applicable dans la forme prescrite par le décret du douze mai mil sept quatre-vingt-treize. L'exécution a eu lieu en notre présence et dans la forme prescrite.

En foi de quoi nous avons signé, à Paris, les jour et an que dessus.

CAUCHY[22].

Un des agents secrets qui assistaient à l'exécution par un heureux hasard, dit-il, adressa aussitôt son rapport au ministre de la police Decazes. J'en détache quelques lignes curieuses : On aura certainement parlé à Votre Excellence du courage qu'il a montré. Quant à moi, je n'y ai vu qu'un courage de désespoir et non ce courage ferme et tranquille d'une conscience pure. Ce policier vertueux a observé que les cris de : Vive le Roi ! ont été poussés par les volontaires, les grenadiers et les vétérans, mais peu par les gendarmes. J'avouerai, dit-il encore, à Votre Excellence qu'en mon particulier j'ai été fâché de ces cris de : Vive le Roi ! dans une pareille occurrence. Cela rappelle trop les temps où des forcenés ne voyaient pas tomber une tête sans crier : Vive la République ! Il faut convenir que cet homme a raison. Ces cris de joie et de triomphe font horreur, quand on songe que c'est sous les coups de soldats français que vient de tomber le héros d'Elchingen et de la Moskowa !... D'après le même rapport, deux cents personnes assistaient à l'exécution. Le peuple gardait un silence morne ou se répandait en murmures. Une femme disait : Voilà un homme de plus qui est mort ! Est-on bien plus riche ? Un étranger faisait cette réflexion : Les Français agissent comme s'il n'y avait ni histoire ni postérité ! Un autre était venu tremper son mouchoir dans le sang du maréchal[23]. Enfin, le policier avait parcouru les cafés et les lieux publics. Peu de plaintes s'y faisaient entendre. Seuls, les militaires paraissaient affectés. Ils déploraient ouvertement la violation de la convention du 3 juillet.

Après l'exécution, le corps du maréchal, suivant les ordres du général de l'Espinois, demeura donc exposé pendant un quart d'heure sur le terrain, tandis que l'abbé de Pierre, toujours agenouillé, priait à quelques pas. Ace moment, — c'est le comte de Rochechouart lui-même qui rapporte ce fait, — un Anglais à cheval sauta par-dessus le cadavre et s'enfuit à toutes brides sans qu'on pût l'arrêter. Cette infamie était comme le corollaire de la vengeance de l'Europe. En effet, cet Anglais ; insultant aux restes de Ney, représentait bien Wellington et les alliés se réjouissant du sacrifice qu'on avait eu la faiblesse de leur offrir. Un autre détail va montrer la cruauté de nos ennemis. Un général russe, le baron Von B..., ancien gouverneur de Mitau, qui avait rôdé toute la nuit autour du Luxembourg, était venu se mêler, le matin, aux spectateurs. Là, à cheval et en grand uniforme, il avait contemplé tout à son aise l'exécution de Ney. Mais il importe d'ajouter que l'empereur Alexandre, averti de cette odieuse curiosité par le comte de Rochechouart, chassa immédiatement l'officier de l'armée russe.

Le quart d'heure d'exposition terminé, on transporta le corps à l'hospice de la Maternité, le curé de Saint-Sulpice marchant en tête du cortège[24]. Les Sœurs de la Charité veillèrent toute la nuit auprès du maréchal[25]. Quantité d'individus marquants, dit un autre rapport de police, sont venus voir le corps du maréchal : des pairs, des généraux, des officiers, des ambassadeurs... Ainsi, des pairs de France, des juges, avaient osé se mêler aux étrangers et à une foule curieuse pour contempler leur victime, sans doute pour s'assurer de sa mort, pour jouir de son supplice ! Plus de cinq cents Anglais sont venus voir le cadavre, constate un autre rapport. Un garde national leur a dit : Mais, messieurs, vous avez dû le voir en Espagne ![26] Un vétéran ajouta : Vous ne le regardiez pas comme ça à Waterloo ! Enfin, un dernier l'apport s'exprimait ainsi sur les sentiments de la Cour : Le Roi, Monsieur et le duc de Berry se sont montrés fort sensibles à la fin tragique du maréchal. On dit que Mme la duchesse d'Angoulême s'est possédée de manière à laisser les observateurs dans l'indécision... Ce rapport était bien audacieux. Son auteur savait-il que la maréchale, à laquelle son mari, dans la dernière entrevue, avait conseillé, pour mettre fin à d'affreux déchirements, de tenter une démarche suprême, n'avait pas réussi ?... Dès sept heures et demie du matin, elle était venue aux Tuileries. Les gardes et les huissiers lui avaient fait observer que le Roi ne recevait personne à une pareille heure. Elle s'était nommée. Elle avait fait prévenir le chambellan de service. Confiante encore dans les bontés du Roi, elle attendait, elle priait. Mais elle ne devait pas être admise auprès de Louis XVIII, car il avait été décidé, observe un historien avec une froideur étrange, qu'on n'interromprait pas le cours de la justice[27].

Pendant près de deux heures, oubliée dans une antichambre, perdue dans ses voiles de deuil, les yeux noyés de larmes, le cœur étouffé, la bouche balbutiante, elle était là, anxieuse, les mains jointes, priant, priant toujours, les regards obstinément fixés sur cette porte qui allait peut-être s'ouvrir pour l'audience royale. Neuf heures et demie sonnèrent. La porte enfin s'ouvrit. Le duc de Duras apparut et, avec les marques du respect et de l'affliction les plus sincères, murmura ces mots qui, en cette circonstance, annonçaient l'accomplissement d'une sentence terrible : Madame, l'audience que vous réclamez du Roi serait maintenant sans objet... La malheureuse comprit. Elle voulut parler, elle voulut protester. Elle ne le put. On la reconduisit à demi morte à son hôtel... Revenue à elle, son premier vœu fut de réclamer le corps de son mari, sur lequel veillaient le commissaire de police du quartier du Luxembourg et le chef d'escadron Deurbroucq. Elle fit aussitôt informer le maire du XIIe arrondissement qu'elle voulait le transférer au cimetière du Père La Chaise. Ce désir causa un certain effroi dans le monde officiel. Le chancelier Dambray en prévint M. Decazes. Il lui semblait qu'il fallait un peu attendre. Ce projet lui paraissait présenter des inconvénients, parce qu'on pourrait abuser d'un transport éloigné pour préparer un rassemblement qui troublerait l'ordre public. Ainsi, même fusillé, le maréchal Ney faisait encore peur à ses ennemis. La maréchale dut attendre deux jours pour faire le transport secret des restes de son mari au cimetière. Mais, quelque temps après, on l'informait qu'elle avait à payer les frais du procès, soit vingt-cinq mille francs... Aucun tourment, aucun affront, aucune peine ne lui devaient être épargnés.

Les derniers mots du maréchal prononcés sur le lieu de l'exécution avaient couru le public et vivement offensé les ultras. Le lieutenant général de l'Espinois s'en prit à l'adjudant qui avait laissé à Ney le temps de parler. Il s'en plaignit de la sorte à M. de Rochechouart : Si pareil événement se reproduisait, je vous engage au surplus à ne jamais employer M. de Saint-Bias, qui avait tout à fait perdu la tête et qui a suffisamment prouvé, en cette circonstance, son incapacité et son manque de vigueur. Rochechouart disculpa son officier et vanta sa résolution et ses capacités. Il se plaignit à son tour des médisances. Tout ce tripotage, dit-il, vient de la jactance de personnes que je vous désignerai nominativement. Cela venait de certains exaltés qui, dans leur rage, auraient voulu ajouter à l'exécution du maréchal tout ce qui pouvait la rendre plus effrayante.

Il convient maintenant d'examiner ce que dirent les journaux sur ce tragique événement. Le Moniteur se bornait à le rapporter ainsi : Le maréchal Ney a subi sa condamnation aujourd'hui à neuf heures du matin[28]. Il avait demandé les secours de la religion et il a été accompagné au lieu de l'exécution, sous les murs de l'avenue de l'Observatoire, par M. le curé de Saint-Sulpice. Il a donné le signal du feu et il est à l'instant tombé sans mouvement. La Gazette de France relatait l'exécution en quelques mots et rendait hommage au zèle de la garde nationale pendant tout le cours du procès. Elle apprenait aussi au public que le grand référendaire se défendait d'avoir prêté sa voiture pour conduire le maréchal au supplice. La Quotidienne, qu'on surnommait alors la Nonne sanglante, était assez modérée. Elle racontait en peu de mots l'exécution, la conduite pieuse et dévouée du curé de Saint-Sulpice et la veillée du corps par les Sœurs de la Charité. Les Débats sortaient tout à fait de cette réserve : Ainsi a fini, disaient-ils, un guerrier justement célèbre par sa valeur, mais qui a déshonoré une vie héroïque par une trahison sans égale dans l'histoire et par un système de défense presque aussi déshonorant. Méconnaître l'autorité du Roi, mettre lâchement sa vie sous la protection de l'étranger sont des actions si indignes d'un Français qu'elles font taire dans tous les cœurs le sentiment de la commisération... Voilà donc une grande justice accomplie ! La postérité à laquelle l'accusé en a appelé ratifiera donc ce jugement, et l'histoire exercera sur la mémoire du maréchal Ney une justice qu'il est aisé de prévoir... Charles Nodier, car c'est à lui qu'on attribue cet article, aurait pu se dispenser de jeter l'insulte à un mort. Il aurait pu également se dispenser d'émettre des prophéties aussi fausses que ridicules... Le Constitutionnel, mieux inspiré, trouva cette phrase qui aurait pu servir d'épitaphe au maréchal : Il eut vingt ans de gloire ; il eut un jour d'erreur.

L'impression fut heureuse sur le monde des affaires, car le lendemain de l'exécution le 5 pour 100 monta de 3 francs 50. On voit qu'à toute époque les financiers savent tirer parti des circonstances[29]... Les alliés se félicitaient, eux aussi, de l'énergie déployée par le gouvernement. Je crois, écrivait Wellington à l'empereur de Russie, le 9 décembre, que nous réussirons à rétablir le gouvernement du Roi en France, et je suis sûr que si nous ne réussissons pas, ce sera faute de sagesse, non du Roi, mais de sa famille et de ceux qui l'entourent. Votre Majesté apprendra que le maréchal Ney, ayant été jugé et condamné, a été exécuté hier matin sans que cela ait fait impression quelconque sur le public. Je souhaite que cette mesure mette fin à celles de cette espèce, et le duc de Richelieu m'a dit hier soir qu'il allait proposer au Roi de faire aujourd'hui aux Chambres une proposition d'amnistie avec exception seulement de ceux dont les noms se trouvent dans l'ordonnance du 24 juillet [30]. Par l'exécution du maréchal les alliés ont obtenu ou cru obtenir l'intimidation de ce qui restait d'opposants dans l'armée et dans la nation. Ils prennent l'indifférence ou le calme actuels pour une approbation. Ils se trompent. Peu à peu le sentiment que le jugement du maréchal Ney a été une indignité grandira, et ce ne sera pas la moindre arme des ennemis de la Restauration.

Après la séance de la Chambre, le duc de Broglie était rentré chez lui, sans pouvoir prendre un peu de repos. Au lever du jour, il ouvrit sa fenêtre et vit passer un bataillon anglais marquant le pas, tambour battant, musique en tête. C'était, dit-il, au moment même où le maréchal Ney, que le feu et le fer de l'ennemi avaient toujours respecté, tombait percé de douze balles françaises !... Et tandis que des soldats étrangers foulaient superbement le pavé de nos rues, nos propres soldats se retiraient, avec honte, l'arme basse, sans oser jeter un dernier regard sur celui qu'ils venaient de tuer pour la plus grande satisfaction de leurs ennemis !

Il échappe alors au duc de Broglie une réflexion que tous ceux qui ont étudié de près la triste conduite du duc de Wellington auront certainement faite : Le général de ces Anglais, le vrai commandant de Paris à cette époque funèbre, aurait pu d'un mot prévenir cet holocauste. Il eût mieux valu, pour lui, faire violence au texte de la capitulation qu'à la conscience de Louis XVIII en lui imposant pour ministre un régicide terroriste !

Tout le Inonde n'était pas aussi sévère pour le chef de l'occupation. On s'amuse beaucoup, écrivait Charles de Rémusat à sa mère, le 7 décembre. Mme de C...[31] a été la semaine dernière au bal du duc de Wellington, lequel a mis toute notre rue et toute ma place en rumeur pendant toute une nuit, car vous savez qu'il demeure à l'Élysée. Il n'est pas défendu de croire que Mme de C... et d'autres élégantes retournèrent aux soirées de Wellington. Peut-être même celui-ci a-t-il donné un bal le lendemain de l'exécution du maréchal Ney, comme M. de Talleyrand avait donné un bal le lendemain de l'exécution du duc d'Enghien. Il y a des traditions en diplomatie.

Le 8 décembre, le duc de Richelieu vint à la Chambre des députés déposer le projet de loi annoncé et relatif à une amnistie générale. Il fit allusion, rapporte M. de Barante, à l'exécution de la veille, pour ne pas être soupçonné de faiblesse. Le public n'y vit qu'une apologie, ce qui produisit la plus mauvaise impression. Voici en quels termes menaçants il présenta son projet : Messieurs grand exemple vient d'être donné. Les tribunaux sont chargés de suivre le cours de la justice contre les prévenus désignés par l'article 1er de l'ordonnance du 24 juillet, et s'il en est qui se soient dérobés aux poursuites, le jugement par contumace servira d'exemple en attendant le châtiment. Ceci dit, il rappelait que le bannissement était réservé aux autres, et il ajoutait avec gravité : Jamais après tant d'attentats on ne prit une mesure plus douce... Après ces exemples, toutes les autres classes des citoyens doivent être rassurées. Et il proposait dans l'article 1er une amnistie générale que les articles 2, 3, 4, 5 et 6 restreignaient singulièrement. Une autre phrase de ce malencontreux discours fut aussi remarquée : L'armée égarée a été décimée dans les périls de Waterloo. Quelques-uns de ses chefs ont reçu depuis une mort qu'ils eussent préféré trouver dans les combats. Docile à la volonté du Roi, au vœu de la France, l'armée a été licenciée[32]... La Chambre trouva ce discours superbe. Les députés se levèrent et, agitant leurs chapeaux avec enthousiasme, crièrent : Vive le Roi ! C'était, il faut bien le reconnaître, l'exécution du 7 décembre, le grand exemple, et non l'amnistie qu'ils acclamaient de la sorte. On a prétendu que le discours du 8 décembre était de la main d'Hauterive, comme celui du 11 novembre avait été de la main de Lainé. Je ne sais pourquoi on ne laisserait pas au duc de Richelieu la responsabilité de ses œuvres. Il était homme à s'en acquitter parfaitement bien tout seul, mais il faut avouer que ces deux discours ne sont pas les meilleurs de sa carrière parlementaire. Le projet de loi d'amnistie générale et les termes dans lesquels il fut présenté ne satisfirent point la majorité. Voici ce qu'écrivait Richelieu à l'empereur de Russie le 14 décembre, au sujet de l'exécution de Ney et de la mesure politique qui l'avait suivie : J'ai pensé, Sire, que vous aimeriez mieux recevoir à la fois la nouvelle et de cet acte de justice sévère et d'une loi d'amnistie et de réconciliation. Je l'ai porté aux Chambres, le lendemain de cette exécution, et je me flattais que cette exécution ouvrirait les cœurs aux sentiments de clémence et que j'emporterais la loi presque sans aucune discussion. J'avais jugé du cœur des autres par le mien, étranger à l'esprit de parti, au désir de vengeance. Je n'avais pas assez calculé à quels hommes j'avais affaire. Mon discours a bien été accueilli par de grands applaudissements, mais une fois les discussions engagées, je prévois des difficultés très grandes...[33] Le ministère en effet n'obtint à ce sujet qu'une très petite majorité.

Quelques jours après l'exécution, un officier du 5e hussards allait visiter la place où le maréchal Ney avait succombé. On en avait remué la terre, dit-il, afin de faire disparaître les traces de son sang. On voit dans le mur six traces de balles, dont une est au sommet. Il paraît que celui qui l'a tirée tremblait bien fort. Le maréchal était trop près du peloton pour qu'on ait pu le manquer, si on n'avait pas été ému. Je ne puis dire combien j'avais le cœur serré en pensant que ce héros, l'honneur de son pays, qu'avaient respecté pendant vingt ans les balles ennemies, était tombé sous le plomb français. Sur le mur, un peu au-dessous des traces des balles, on avait écrit : Ici est mort l'Achille français ! On avait déjà effacé ces mots, mais pas assez pour qu'on ne pût pas les distinguer[34]. L'impression avait été profonde dans l'ancienne armée, parmi les officiers et parmi les soldats. Ils n'osaient la manifester, de crainte d'attirer sur d'autres et sur eux-mêmes de sévères représailles, mais ils devaient s'en souvenir éternellement.

Pendant qu'ils pleuraient leur chef et se promettaient en secret une vengeance qui arriverait fatalement un jour, certains témoins, comme le chevalier de Rochemont, se présentaient à la Chambre des pairs, pour réclamer le payement de leurs frais, de route et de leur dépense à Paris[35]. Le préfet de la Seine recevait aussi des réclamations et les transmettait à l'archiviste Cauchy, qui lui répondait que ces dépenses ne pouvaient être, supportées par la Chambre des pairs. On s'occupe en ce moment, disait-il, de liquider et de solder sur les fonds de la Chambre les comptes des diverses dépenses. Aussitôt que cette liquidation sera terminée, l'état général en sera envoyé à l'administration de l'Enregistrement et des domaines, qui sera, chargée de poursuivre le recouvrement de ceux-là du moins qui seront jugés devoir être supportés par la succession du maréchal. Dans ces dernières poursuites, n'y avait-t-il pas quelque chose de barbare, et le ministère n'aurait-il pas dû épargner à la maréchale la douleur et les embarras d'avoir à. payer les frais considérables d'un pareil procès[36] ?

Six mois après, le beau-frère de la maréchale sollicitait du ministre de la police la permission pour cette infortunée de voyager en Italie et l'autorisation de faire construire un caveau spécial au Père La Chaise pour y déposer les restes du maréchal. Le surlendemain de l'exécution, on avait transporté secrètement et au petit jour le corps de Ney dans un caveau de famille. Deux voitures où se trouvaient la veuve, les enfants et leur oncle avaient accompagné le corbillard. Quelques domestiques suivaient à pied. La tombe n'avait pu être recouverte que d'une pierre sans la moindre inscription. Là supplique de M. Gamot porte en marge ces quatre mots du ministre : Cela ne se peut ! Cinq mois après ce refus formel, Gamot renouvela sa tentative. Il sollicita l'autorisation de déposer le corps du maréchal et celui de son beau-père, M. Auguié, dans ce caveau, sans une inscription et sans monument visible. Cette fois le ministre se laissa toucher. Il écrivit lui-même au préfet de police que cette sépulture anonyme empêcherait bien des scènes scandaleuses de se reproduire. Est-ce que certains malveillants n'avaient pas osé exprimer des regrets sacrilèges devant la tombe du maréchal[37] ? Sur les ordres du ministre, on ne travailla que la nuit et l'on plaça le corps dans le caveau, au lever du jour, à huis clos. Le passeport pour l'Italie, qui d'abord avait été refusé à la maréchale, lui fut enfin accordé sur un avis favorable du préfet de police. Ce fonctionnaire voyait en effet plus d'avantages, sous le rapport de la politique, à ce que cette dame ne fût pas à Paris ou dans les environs. La maréchale partit. Le 2 novembre 1816, le consul de France à Milan informait le ministre des affaires étrangères que la veuve Ney, passant par cette ville, avait été très réservée dans ses discours. Elle avait même rejeté tout son malheur sur la crédulité de son mari. L'aîné de ses fils, ajoutait-il, donnait des espérances. On assure qu'en ne parlant de son père qu'avec un regret filial, il ne dissimule pas son crime ![38] Ce prodigieux consul prenait évidemment ses opinions personnelles pour les opinions de la maréchale et de son fils. Le temps a prouvé que cette noble femme et tous ses enfants ont conservé à la mémoire du maréchal le culte qu'elle méritait. Ils ne cessèrent de réclamer une réhabilitation ou une réparation solennelle pendant le long espace de trente-huit années. Un an après l'avoir obtenue, la maréchale, qui n'avait supporté la vie que dans cet espoir suprême, expirait[39].

 

 

 



[1] Rapport de l'inspecteur général des prisons. Archives nationales, F7. 6683.

[2] A cette mascarade, Alfred Nettement trouve une raison qu'il appelle péremptoire : Le gouvernement, si récemment et si généralement trahi, n'aurait pas cru avoir la libre disposition de son prisonnier, si des dévouements éprouvés ne lui en avaient pas répondu. Ainsi le gouvernement ne pouvait même pas compter sur la gendarmerie !

[3] Les ennemis de Berryer père ont prétendu qu'il avait dit de la cause du maréchal Ney, après la sentence finale, que ce linge était trop sale pour le blanchir. Toute la conduite et tout le dévouement de Berryer protestent contre une telle calomnie.

[4] Le 8 juillet 1819, Bignon adressa aux auteurs de la Bibliothèque historique une lettre importante où il expliquait son silence pour défendre un intérêt de gouvernement. Il répéta qu'une déplorable fatalité l'avait empêché de produire un arguaient puissant qui eût sauvé un proscrit. Il attendait patiemment le jugement de la France, car des preuves irréfutables montreraient un jour qu'il avait, dans cette grande conjoncture, fait tous les efforts pour être entendu.

[5] Chapitre IV.

[6] Le général Grundler, le même qui fut rapporteur au conseil de guerre, le lieutenant général Corbineau, le lieutenant général Cuirreau, écrivirent de leur côté, le 9 juillet, aux commissaires anglais et prussien une lettre qui invoquait contre la destruction du dernier pont de Paris du côté de Sèvres, l'article 11 de la même convention.

[7] Livre II, chap. XII.

[8] Archives nationales, CC. 500.

[9] Je suis ici en grande partie, pour le récit des derniers moments de Ney, le rapport officiel de Laissé, l'inspecteur général des prisons. (Archives nationales, F7. 6683.)

[10] Ceci est la reproduction même des paroles du maréchal. On les a arrangées mélodramatiquement ainsi : Dites : Michel Ney et bientôt un peu de poussière !

[11] Archives nationales, CC. 500.

[12] Ce fait, emprunté aux Mémoires du comte de Rochechouart, est confirmé par la plupart des contemporains. Je l'ai vu relaté de différentes façons, mais le fond est partout le même.

[13] L'aîné avait douze ans, le cadet trois ans.

[14] Note prise aux Archives de la cure et obligeamment communiquée par M. l'abbé Motet, prêtre de Saint-Sulpice. — M. l'abbé de Pierre est mort en janvier 1826.

[15] Mémoires du général comte de Rochechouart. Librairie Plon.

[16] La statue du maréchal fut placée, le 7 décembre 1853, sur le lieu même de l'exécution. On l'a vue là jusqu'au mois de juin 1892, époque à laquelle les travaux d'un chemin de fer, dont on se serait bien passé, l'ont fait enlever. Elle est aujourd'hui en face de son ancien emplacement. Ce qui n'empêche pas que le décret qui ordonnait l'érection du monument sur l'endroit même de l'exécution a été violé.

[17] Archives nationales, CC. 500.

[18] On a dit que le cocher était un ancien soldat de la garde, qui se trouva mal en reconnaissant son ancien chef. Je n'ai pu contrôler ce détail dramatique.

[19] Le maréchal de Biron, moins résolu, entendit son arrêt à genoux. Au moment où le bourreau allait lui trancher la tête, il dit aux soldats : Oh ! que je voudrais bien que quelqu'un de vous me donnât une mousquetade au travers du corps ! hélas quelle pitié ! La miséricorde est morte !

[20] M. de Saint-Bias, très impressionné, au lieu de faire un signal muet, cria : Feu !

[21] Mémoires du comte de Rochechouart.

[22] Archives nationales, CC. 500. — Le peintre Gérôme, dans un beau tableau qui figurait au Salon de 1868 et qui a été acheté par le négociant anglais Agnews, a fidèlement rendu l'exécution de Ney. On se rappelle l'effet saisissant que produisait le corps du maréchal tombé en avant sur un terrain détrempé, le visage tourné de côté, la joue tachée de sang, près d'un mur grisâtre où des étoiles blanches indiquaient la trace des balles et où se lisaient ces mots à demi effacés : Vive l'Empereur !... Les cartouches qui fument encore à terre, le peloton qui s'éloigne, l'officier qui se retourne seul, le ciel noir et fouetté de pluie forment un ensemble des plus dramatiques.

[23] Archives nationales, F7. 6683. — Le mur qui était en construction et ses débris furent bientôt couverts de son sang. La foule empressée se précipita pour eu recueillir les moindres traces. (Souvenirs de Berryer père, t. Ier.)

Je possède une fort curieuse gravure de l'époque qui représente l'exécution du maréchal. Elle n'a pas été publiée. Sur l'avenue de l'Observatoire est placé à gauche un bataillon de soldats de la garde royale, avec leurs guêtres noires et leurs grands shakos. Un tambour exécute un roulement, tandis que l'adjudant lève le sabre et que six hommes font feu. Au fond trois officiers à cheval et quelques spectateurs assistent à l'exécution. A droite, le maréchal Ney, la main sur son cœur, semble s'avancer au-devant de la mort, pendant que le prêtre, à quelques pas, lui montre le crucifix. Un chien effrayé s'enfuit au premier plan. Cette gravure, très rare, est d'un romantisme naïf.

[24] M. de Lavalette, dans ses Mémoires, rapporte ce qui suit. Le jour où il apprit sa propre condamnation à mort, il demanda à son ami M. de Carvoisin à quel confesseur il devait s'adresser : Le curé de Saint-Sulpice, lui répondit celui-ci, sort de chez moi. Il ne vous refusera pas ses secours spirituels si vous l'exigez, puisque vous êtes son paroissien. Mais je vous demande grâce pour lui. Il a assisté le maréchal Ney à ses derniers moments et il m'a avoué que cette scène lui avait fait tant de mal qu'il ne se sentait pas la force d'en éprouver une seconde. Cependant, il est prêt à venir si vous insistez. La Valette le remercia, disant qu'il s'adresserait à un autre prêtre. On sait ce qui arriva.

[25] Une gravure du temps représente Ney étendu sur une civière, la poitrine nue et trouée de balles, tandis qu'une religieuse prie à ses pieds. (Estampes de la Bibliothèque nationale.)

[26] Archives nationales, F7. 6683.

[27] Nettement, Histoire de la Restauration, t. III.

[28] L'heure exacte était, comme je l'ai dit plus haut, 9 heures 20 minutes.

[29] Les fonds publics montèrent après Waterloo de dix francs en six jours : un franc de hausse à chaque étape des ennemis. Singulière perturbation entre les lois du crédit et celles de l'indépendance nationale !... (QUINET, Histoire de la campagne de 1815.)

[30] Despatches, vol. XII.

[31] La même qui avait été ravie du discours de Richelieu à la Chambre des pairs.

[32] C'est un meurtre que de licencier de pareilles troupes ! s'écriait le général Mermet désespéré.

[33] Recueil de la société historique de Russie.

[34] Revue rétrospective nouvelle, t. XIII, p. 369.

[35] On remit 72 francs à M. de Rochemont, qui en avait réclamé 195. (Archives nationales, CC. 500.)

[36] Il est cependant à noter qu'on ne fit pas payer à la maréchale, comme on le fit à la veuve de Labédoyère, une gratification de trois francs par homme aux soldats du peloton d'exécution !... (Vaulabelle, Histoire des deux Restaurations, t. III.)

[37] Archives nationales, F7. 6683. — L'officier de hussards dont je citais plus haut les paroles alla le 26 novembre 1816 au Père La Chaise voir le tombeau de Ney et de Labédoyère. Il ramassa une petite branche de sapin tombée à terre et grava sur la pierre un V. (Vengeance !)

[38] Archives nationales, F7. 6683.

[39] Son second fils, le duc d'Elchingen, appelé en 1854 au commandement de la brigade des 5e et 7e cuirassiers à l'armée d'Orient, était gravement malade, quand lui parvint la nouvelle de la mort de sa mère. Il mourut quelques heures après.