LE MARÉCHAL NEY - 1815

 

CHAPITRE VII. — L'INCOMPÉTENCE DU CONSEIL DE GUERRE. - LA CHAMBRE DES PAIRS.

 

 

La seconde séance du conseil de guerre eut lieu le 10 novembre. Elle s'ouvrit à onze heures du matin, devant une affluence énorme d'auditeurs. La fin de la lecture des pièces à charge et des interrogatoires dura jusqu'à midi. Sur la demande formelle du maréchal Mortier, on dédaigna de lire les lettres anonymes qui se trouvaient au dossier.

A midi, le maréchal Jourdan annonça l'arrivée du maréchal Ney. Le président prévint l'auditoire qu'il ferait arrêter immédiatement quiconque manquerait au respect de la justice et aux égards dus à l'infortune. Après un court intervalle, l'accusé parut. Il était amené par le capitaine Hautelin, qui avait été le prendre avec une escorte à la Conciergerie. Le bruit avait couru, depuis quelques jours, que les amis du maréchal allaient essayer de le faire évader. Aussi avait-on doublé les postes de police et exercé une surveillance attentive de jour et de nuit autour du Palais de justice. Les gardes avaient dissipé des attroupements où l'on discutait avec vivacité sur les possibilités du prochain jugement. Le maréchal traversa lentement la salle des assises pour se rendre au fauteuil qui lui avait été disposé près de ses défenseurs dans l'enceinte semi-circulaire, au-dessous des sièges occupés par les juges. Il était revêtu d'un simple uniforme, avec le grand cordon de la Légion d'honneur. Il portait un crêpe au bras, car il avait éprouvé récemment un deuil de famille. Tous les regards se portèrent sur lui, cherchant avidement sur son visage quelque trace des impressions qui devaient agiter son âme.

C'était toujours la même physionomie à l'aspect mâle et ferme : le front très haut, les yeux bleus et expressifs, les sourcils blonds et marqués, le nez fort, un peu relevé et portant un pli énergique à sa racine, la bouche petite et accentuée, le menton proéminent, de courts favoris, les cheveux châtain clair et retombant en mèches irrégulières sur le front ; rien d'affecté ou d'apprêté ; une tête puissante et vraiment militaire[1].

La garde de service présenta les armes sur le passage du maréchal. Plusieurs officiers de gendarmerie s'assirent près de lui. Deux sentinelles, un garde national et un vétéran, furent placées à une courte distance. Le président lui demanda, suivant l'usage, ses nom, prénoms, âge, lieu de naissance, domicile et profession. Avant de répondre à cette question, le maréchal prit un papier et lut à haute voix un déclinatoire de la compétence du conseil de guerre. Sans vouloir s'écarter du respect dû à l'autorité représentée par les maréchaux de France et les lieutenants généraux, sans récuser les suffrages d'aucun d'eux, il déclara refuser de répondre à tout conseil de guerre, comme à tout tribunal autre que celui auquel la loi attribuait le pouvoir de le juger. Le général rapporteur, comte Grundler, avisa immédiatement M. Decazes du dépôt du déclinatoire. Le conseil donna acte à l'accusé de ce dépôt. Puis, le président renouvela sa demande, et le maréchal répondit fièrement, ce qui excita un frémissement dans l'auditoire : Je suis Michel Ney, duc d'Elchingen, prince de la Moskowa, grand'croix de la Légion d'honneur, chevalier de Saint-Louis, chevalier de la Couronne de fer, grand'croix de l'ordre du Christ, maréchal de France, né à Sarrelouis le 10 janvier 1769. Celui qui faisait depuis si longtemps l'admiration de la France et l'étonnement de l'Europe par ses prodiges de bravoure et par ses victoires n'avait pas encore quarante-sept ans[2].

Alors le président accorda la parole à Me Berryer, qui prononça un long discours[3]. Le début était très emphatique. En voici quelques lignes : Le premier sentiment que j'éprouve en prenant la parole dans cette enceinte redoutée, a quelque chose de plus doux et de plus consolant encore que la sécurité la plus parfaite et la confiance la plus inébranlable. Mes yeux se fixent avec respect et avec admiration sur cette réunion vraiment auguste de grands personnages de l'État, revêtus de la pourpre militaire et dont les noms chers à la patrie appartiennent déjà aux temps futurs. Pleine des souvenirs désormais attachés à leurs traits, mon imagination ne voit en eux que les patriarches de l'armée, les doyens de la valeur, nobles dépositaires, gardiens vénérés de l'honneur des guerriers, survivanciers heureux de tant de combats qui ont tranché tant de destinées ! Oubliant à leur aspect et les temps et le lieu, je me demande pourquoi sont réunis en aréopage ces sénateurs des camps ? Je me crois transporté dans un temple consacré à la bravoure et ne puis m'expliquer encore quel est l'objet de cette belliqueuse assemblée, quelle magistrature soudaine, qu'ils ne revêtirent jamais, ils viennent exercer aujourd'hui !... L'avocat reportait alors ses regards sur l'accusé et se demandait comment le bouclier impénétrable de ses exploits n'avait pu le garantir des coups de la fatalité. Comment pouvait-il se faire que le Brave des braves fût accusé du crime de haute trahison, mots étonnés de se trouver ensemble ? Et, se lançant dans les métaphores qui plaisaient à cette époque, il parlait d'un mauvais Génie et de sa puissance infernale, d'un Etna dévorant, du cercle de Popilius, du glaive de Bellone, du glaive de Thémis, etc. Le moment n'était pas encore arrivé de prouver à l'univers que, si le maréchal Ney avait commis une grande erreur, son cœur n'y avait eu aucune part. L'avocat montrerait plus tard que tous ses torts avaient été des torts de son jugement ébranlé par le fanatisme des soldats, par les agitations de la multitude, par la stupeur des hommes les plus éclairés, le récit des succès de Buonaparte, la rapidité de sa marche triomphale... Mais pourquoi différer ces explications catégoriques ? Pouvait-on désirer pour le maréchal des juges plus intègres et plus bienveillants ? Sans doute, il aurait dû s'abandonner à leurs lumières et à leur religieuse loyauté, mais les principes l'emportaient. Il y va, disait Berryer, dans ce procès, pour le maréchal Ney, d'un bien autrement précieux que la vie même qu'il a tant de fois prodiguée ; il v va de l'honneur d'un maréchal de France, d'un membre de la pairie royale ; il y va pour la société entière, sortie à peine de la plus terrible commotion, touchant au terme heureux des incertitudes ; il y va du sort de ses propres lois, de la consolidation de cette Charte immortelle devenue le palladium de nos libertés... De quoi le maréchal Ney est-il accusé ? Du crime de haute trahison contre la France, contre le Roi, contre son gouvernement. Ce texte seul, dans son effrayante intensité, repousse à jamais l'intervention de tout conseil de guerre indistinctement. Conseil de guerre permanent, conseil de guerre extraordinaire, commission militaire, sous quelque dénomination qu'ils apparaissent, je les décline tous ! J'en décline non les membres, mais l'institution. Vous avez maintenant, Messieurs, tout le système fondamental de ce déclinatoire.

Berryer en développait soigneusement toutes les parties. Il établissait d'abord que les conseils de guerre ne pouvaient avoir de compétence pour connaître des crimes d'État ; que leur incompétence résultait de la personne accusée et de ses dignités ; que la composition du tribunal militaire était illégale. Il insistait sur les divers moyens et sur les précédents historiques qui figuraient dans les mémoires de Delacroix et de Dupin, et que j'ai déjà analysés. Après de longues observations, il remerciait le Prince juste, qui désormais et invariablement réglait les destinées de la France, de lui avoir permis de remplir son devoir en soutenant les intérêts de celui que vingt-cinq ans de gloire avaient mis au premier rang des Français. Le temps, avouait-il, a été laissé au maréchal Ney de se faire entendre, de donner de premières explications, d'assembler ses moyens de défense ; heureux si un choix plus légal de la juridiction lui eût permis de ne proposer que ceux directement justificatifs, et si l'homme de guerre eût appelé à son secours un plus habile organe !... Vous avez, Messieurs, pour vous fixer sur cet important déclinatoire, le livre saint de nos libertés ouvert sous vos yeux, la Charte où sont gravés les titres du maréchal Ney à cette exception. Vos valeureuses consciences sentent le prix du dépôt qui leur est confié... Prononcez ![4]

Le passage où Berryer disait modestement que Ney aurait pu appeler à son secours un plus habile organe, rappelle le fait suivant, qui a son intérêt. C'est à Me Bellart que le beau-frère du maréchal, M. Gamot, ancien préfet de l'Yonne, avait d'abord demandé l'appui de son talent, et Me Bellart, qui devait devenir l'âpre procureur général que nous verrons bientôt à l'œuvre, lui avait répondu nettement : Mes convictions ne me permettent pas de le défendre. Il est trop coupable à mes yeux. D'ailleurs, selon moi, il ne doit avoir d'autre défenseur que lui-même. A sa place, je me présenterais devant mes juges, je ne dirais que quelques mots et je m'abandonnerais ensuite à leur humanité et à leur justice[5]. Après ce refus, M. Gamot alla voir Me Berryer, qui accepta[6], au grand scandale des exaltés, qui ne comprenaient ni les devoirs ni la conscience d'un avocat. Ils ne savaient pas que Berryer avait défendu, sous l'Empire, des hommes que la haine de Napoléon avait accablés. Ils ne savaient pas qu'avant de plaider pour le maréchal, Berryer avait cru devoir faire remettre par son fils à Louis XVIII une lettre pleine de respect où il protestait, comme royaliste, de son dévouement et de sa fidélité. Le Roi lut la lettre et répondit à Berryer fils : Dites à votre père qu'il fasse bien son devoir et soit tranquille ! Mais cette parole royale n'arrêta pas les méchants propos. Et, forcé de se justifier de ses intentions si perfidement travesties, Berryer père publia la note suivante : Depuis 1789, je n'ai jamais recherché ni exercé aucune fonction publique, si ce n'est celle d'électeur d'arrondissement à Paris. Lorsqu'en mai dernier, je fus appelé en mon collège électoral pour émettre mon vote sur le fameux Acte additionnel, je refusai publiquement et m'abstins, à cause de l'obligation qui m'était imposée de prêter serment à l'usurpateur. A la convocation royale, je publiai, en août dernier, une lettre circulaire à mes collègues des départements dans laquelle on retrouvera toutes les vues d'ordre public, tous les principes que doit professer tout bon serviteur du Roi, tout véritable ami de son pays... Mon second fils, en mai dernier, était l'un des gardes du corps de Sa Majesté. Nos cœurs se sont entendus pour qu'il demeurât fidèle à la cause royale et ne débutât pas, dans l'honorable carrière des armes, par un changement de foi. Mon fils aîné, faisant comme moi de la profession d'avocat son plus beau titre, a prouvé par son enrôlement dans les volontaires royaux qu'il portait comme moi un cœur français. Dans les notes de ce fils, qui devait être l'illustre Berryer[7], on lit que l'avocat du maréchal avait contre lui toutes les passions de l'époque, et que pour les affronter il fallait du caractère, de la hauteur d'âme, de la décision. Ainsi M. de Martignac, emporté par un mouvement inexplicable, osa dire publiquement qu'il rompait avec Berryer père tout lien d'estime et de fraternité... Cet avocat, s'écria-t-il, a perdu son titre à mes yeux. Je me sépare de lui ![8] Que dut-il penser du jeune Berryer qui, défendant à son tour, en 1816, le général Debelle et le général Cambronne, avait prononcé cette parole qui restera comme une protestation éternelle : Le métier d'un Roi n'est pas de relever les blessés du champ de bataille pour les porter à l'échafaud !

Le rapporteur comte Grundler répondit avec solennité au défenseur de Ney : La patrie en deuil voit entrer aujourd'hui avec douleur dans le temple de la justice et se placer sur le banc des prévenus un de ses défenseurs naguère bien glorieusement distingué. Fatale erreur qui livre au glaive des lois celui qui devait en être le plus ferme appui ![9] Grandier affirmait l'impartialité du conseil et sa conscience irréprochable. Quant à lui, il ne s'attendait pas à discuter une question aussi importante que celle de la compétence, mais les mémoires de l'accusé et les consultations de ses défenseurs l'y avaient forcé. Il examina donc avec attention et en s'appuyant à son tour sur les précédents historiques, si le titre de pair décerné au maréchal Ney lui donnait réellement le droit d'être jugé par la Chambre des pairs. Il reconnut, sans vouloir cependant préjuger la décision du conseil :

Que la juridiction de la Chambre des pairs était un ancien point de droit public consacré par l'art. 34 de la Charte ;

Que le maréchal Ney était pair de France au moment de sa faute ;

Qu'un prévenu devait toujours être jugé dans le grade ou suivant la qualité qu'il avait au moment où il avait commis le délit ;

Que les maréchaux de France n'admirent jamais que les Parlements comme leurs juges naturels ;

Qu'en les assimilant aux généraux d'armée, on avait été contraint de créer un tribunal militaire dont l'existence n'était reconnue par aucune loi ;

Que le formulaire prescrit par les jugements des conseils de guerre ne pouvait être suivi pour la rédaction de celui à intervenir dans l'affaire du maréchal Ney ;

Que dans le cas où le jugement du conseil de guerre devait être soumis à révision, il n'existait pas dans l'armée des officiers d'un grade plus élevé que celui de maréchal de France pour former un tribunal supérieur ;

Qu'il n'y avait que l'art. 4 de l'ordonnance du 24 juillet qui dérogeait pour ce cas seulement aux lois et formules constitutionnelles ; et qu'enfin on ne pouvait déroger aux articles 33, 34, 63 et 64 de la Charte. C'était, comme on le voit, nier formellement la compétence du conseil de guerre. Le rapporteur déclarait s'en référer aux lumières et à l'impartialité du conseil chargé de juger une question de droit qui n'avait point d'exemple dans les fastes de notre histoire.

Le commissaire du Roi, M. de Joinville, répliqua par une argumentation très serrée où il n'y eut ni emphase ni éloquence. Il discuta la compétence du conseil et les objections du rapporteur. Suivant lui, le maréchal Ney n'avait pas plus le droit de réclamer les privilèges de la pairie que tous ceux qui avaient mérité d'être exclus de la Chambre des pairs. La manifestation de la volonté royale avait précédé l'arrestation et la mise en jugement du maréchal. Il ne pouvait pas non plus réclamer les antiques privilèges des maréchaux de France, car le sénatus-consulte qui avait rétabli cette dignité n'avait rendu à aucun de ceux qui en furent investis les anciennes prérogatives attachées à ce titre. Puis, la Charte n'avait maintenu que les tribunaux ordinaires et n'avait pas créé de Haute Cour. Le conseil de guerre était donc le tribunal naturel du maréchal. Il était composé d'après la hiérarchie naturelle et de manière que l'accusé fût jugé par ses pairs. Le commissaire du Roi soutenait que les articles 33 et 34 de la Charte n'étaient pas applicables au maréchal ; il citait l'art. 14, qui investissait le Roi du droit de prendre toutes les mesures utiles à la sûreté publique et au salut de la patrie. Aucune protestation ne s'était élevée contre l'ordonnance du 6 mars, où le Roi avait déclaré traîtres et rebelles Buonaparte et ses adhérents. Le maréchal Ney la connaissait bien, et il s'était exposé sciemment à toute sa rigueur. Quant à l'impossibilité de constituer un tribunal qui pût réviser le jugement du conseil de guerre, la composition de ce tribunal de révision devait être la même que celle de l'autre, ce tribunal n'ayant à s'occuper que des formes et de l'application de la loi. Enfin, les crimes de rébellion contre l'autorité légitime étaient nécessairement du ressort des conseils de guerre. Donc, la compétence du conseil de la Ire division militaire était incontestable. En conséquence, le commissaire du Roi requérait le conseil de rejeter le déclinatoire, de rester saisi de l'affaire et de continuer l'instruction et les débats, jusqu'à ce que jugement s'ensuivit.

Alors, le président demanda au maréchal s'il avait quelque chose à ajouter aux moyens présentés par son avocat. Sur sa réponse négative, il le pria de se retirer. A quatre heures, les juges entrèrent dans la chambre des délibérations. A cinq heures et quart, ils reprirent séance et le président prononça le jugement suivant : Le conseil, après avoir délibéré sur la question de savoir s'il était compétent pour juger M. le maréchal Ney, a déclaré, à la majorité de cinq contre deux, qu'il n'était pas compétent. Les considérants étaient fondés : 1° sur la qualité de pair de France appartenant au maréchal Ney à l'époque où le délit avait été commis ; 2° sur la nécessité pour un prévenu d'être jugé dans le grade ou la qualité qu'il avait au moment où il avait commis le délit ; 3° sur les précédents historiques qui établissaient que la juridiction des maréchaux de France sous l'ancienne monarchie était les parlements, et sous la monarchie nouvelle, la Haute Cour ; 4° sur l'attribution nécessaire à la Chambre des pairs de l'examen des faits reprochés au maréchal Ney, en vertu de l'article 33 de la Charte ; 5° sur le fait que l'ordonnance du 24 juillet et celle du 2 août, en renvoyant les prévenus devant le conseil de guerre de la lie division, n'avaient rien préjugé sur la compétence de ce conseil.

L'audience terminée, le rapporteur vint lire immédiatement ce jugement au maréchal Ney, en présence de la garde assemblée sous les armes, et le prévint que la loi lui accordait vingt-quatre heures pour se pourvoir en révision. La joie du maréchal fut profonde. S'adressant à son défenseur, il lui dit avec émotion : Ah ! monsieur Berryer, quel service vous m'avez rendu ! Et faisant un geste significatif : Voyez-vous ! ces b...-là m'auraient tué comme un lapin ! Telle était l'opinion que Ney avait de ses camarades Jourdan, Masséna, Augereau, Mortier, Gazan, Villate et Claparède. On peut croire que Jourdan et Mortier[10] n'auraient pas voté la condamnation à mort, mais les autres ?... Une majorité se serait forcément trouvée pour la condamnation, mais encore une fois, après l'arrêt, un recours en grâce se serait imposé. Aussi ne comprend-on pas la satisfaction de Ney, lorsqu'il apprit la déclaration d'incompétence[11]. Des considérations timides de légistes, observe Lamartine, lui avaient fait prendre la résolution de ne pas accepter ce jugement militaire de soldats sur un soldat et de demander un jugement politique devant la Chambre des pairs. Le seul bénéfice qu'il pût attendre du refus de ce jugement par ses compagnons d'armes, c'était du temps ; mais ce temps accordé à sa procédure coûtait à sa gloire et n'assurait pas sa tête. Les maréchaux et les généraux pouvaient se souvenir de ses exploits : les pairs ne connaîtraient que son crime. Son destin était de flotter entre tous les plus funestes conseils, du remords à la rechute et de l'imprudence à la faiblesse[12]. Lamartine s'inspire ici du sentiment même de l'Empereur, qui trouvait le mémoire justificatif de Ney peu propre à lui sauver la vie et ne relevant nullement son honneur.

Le duc Victor de Broglie remarque que le conseil de guerre était composé en majeure partie de membres s'étant, comme Ney, rangés du côté de l'usurpateur. II pense, avec M. de Viel-Castel, que cette communauté d'idées aurait dû influer sur le vote et sauver la vie au maréchal. On peut imaginer le contraire. Ceux qui étaient ou paraissaient compromis avaient intérêt, pour excuser leur conduite, à voter la mort[13]. D'autre part, il était certain que la Chambre des pairs, composée des ennemis de Ney, serait impitoyable... Pourquoi Ney avait-il donc préféré ce tribunal ? Telle est la question qu'on est amené à répéter... Le maréchal, sa femme et sa famille se défiaient des juges militaires pour bien des motifs. Ils redoutaient leurs anciennes jalousies, l'effet d'âpres rancunes issues de la bataille de Waterloo, où l'on avait accusé Ney d'avoir, par une précipitation insensée, compromis la victoire ; ils redoutaient le mécontentement produit dans l'armée par le discours du 22 juin à la Chambre des pairs et par la lettre du 26 juin à Fouché. De plus, Ney avait souvent irrité et blessé de nombreux officiers par sa hauteur et sa véhémence naturelles. Voilà pourquoi lui et les siens refusèrent de reconnaître la compétence du conseil de guerre. Il ne faut pas en accuser les avocats du maréchal. En effet, Dupin, qui avait été adjoint à Berryer père pour l'aider dans les rédactions et dans les recherches à faire, répond à ceux qui reprochent aux avocats de Ney d'avoir commis une lourde faute en déclinant la compétence du conseil, qu'il y eut une consultation minutieuse chez Berryer père. On y appela l'ancien avocat Delacroix-Frainville, l'avocat Pardessus, le beau-frère de Ney, M. Garrot, et la maréchale. On y discuta longuement le vœu formel de Ney de s'opposer, à tout jugement militaire, et on finit par l'adopter. Berryer lui-même le regretta ainsi : Une fatale prévention, dit-il, porta le maréchal à décliner la juridiction de ses pairs les maréchaux[14]. Pour moi, je persiste dans l'idée que le conseil de guerre eût condamné le maréchal Ney, mais je crois, avec une égale persistance, que le recours en grâce eût été appuyé par les juges et eût amené une commutation de peine. En tout cas, c'était l'unique chance à tenter.

A l'issue de la séance, le capitaine Hautelin reconduisit, avec l'escorte, le maréchal Ney à la Conciergerie, ainsi que le constate en ces termes, le registre d'écrou :

S. Exc. le maréchal Ney a été réintégré à la maison de justice près la cour royale de Paris, ce 10 novembre 1815.

Le concierge : ROCQUETTE DE KERGUIDEC[15].

Ainsi que le prouve cette signature, un gentilhomme avait tenu à prendre les humbles fonctions de concierge pour contribuer à empêcher l'évasion du maréchal. Cela n'a rien de surprenant. Nous verrons bientôt de jeunes nobles de la garde royale s'affubler en gendarmes pour surveiller de près, au Luxembourg, celui dont ils voulaient voir couler le sang... A peine rentré dans sa prison, le maréchal demanda au préfet de police Anglès la permission de recevoir celles des personnes avec lesquelles il avait les rapports les plus intimes et les plus nécessaires. La liste qu'il joignait à sa lettre comprenait la maréchale et ses enfants, M. et Mme Gamot et leurs enfants, M. Neymes, son premier aide de camp, MM. Devaux, aide de camp, Rayot, ex-intendant, Batardy, notaire, et Vallet, receveur des contributions[16].

Le samedi 11 novembre, à une heure de relevée, le commissaire du Roi déclara se pourvoir en révision contre le jugement d'incompétence rendu la veille par le conseil de guerre. Ce n'était là qu'une vaine forme de procédure, car, le même jour, le duc de Richelieu allait se présenter à la Chambre des pairs pour l'inviter à juger immédiatement le maréchal Ney. A la nouvelle de ce qui s'était passé au conseil de guerre, les royalistes avaient frémi. Du moment que les partisans de Ney considéraient l'arrêt d'incompétence comme une première victoire, il fallait répondre promptement à leur audace. Charles de Rémusat écrivait à sa mère le 13 novembre : Il y a eu de belles causeries ici au sujet du maréchal Ney. J'ai été vendredi à la séance de son jugement. M. Berryer a parlé à peu près aussi mal qu'il est possible de parler. C'est un avocat dans toute la force du terme. En récompense, le général Grundler, qui n'est pas un avocat, mais un homme d'esprit, a parlé, selon moi, d'une manière admirable... Une fois l'incompétence déclarée, il y a eu une grande hausse dans les effets des bonapartistes, et en même temps toutes les mèches se sont allumées plus que jamais[17]... Des exaltés taxèrent de trahison la sentence du conseil et parlèrent de mettre les juges en accusation. Le langage des salons était impitoyable, rapporte M. de Viel-Castel[18]. Les femmes les plus douces d'ordinaire, transformées en véritables Furies, exprimaient sans ménagement, sans scrupule, l'impatience sanguinaire dont elles étaient animées. Quelqu'un disait qu'il y avait une sorte de barbarie à prolonger par de vaines temporisations l'existence d'un homme dont le sort ne pouvait être douteux : Eh bien ! s'écria une de ces femmes, qu'on ne le fasse donc pas languir et nous aussi !... Le ministère ne fit languir personne, car le lendemain de la sentence du conseil de guerre, Louis XVIII signait une ordonnance par laquelle il enjoignait à la Chambre des pairs de procéder sans délai au jugement du maréchal Ney, accusé de haute trahison et d'attentat contre la sûreté de l'État. La Chambre devait conserver pour ce jugement les mêmes formes que pour les propositions de loi, sans néanmoins se diviser en bureaux.

A cinq heures du soir, le duc de Richelieu, président du conseil et ministre des affaires étrangères, suivi des autres ministres[19], monta à la tribune de la Chambre des pairs, où tous attendaient anxieusement la communication annoncée par l'ordonnance royale. Il lut d'une voix altérée un discours violent, dont le duc Victor de Broglie attribua la rédaction tout entière à M. Lainé[20]. Le bruit courut aussi que le discours n'avait pas été communiqué aux ministres, qui s'en montrèrent fort surpris. Je ne crois guère à cette historiette, arrangée évidemment après la séance, où le discours avait produit un assez mauvais effet... Le président du conseil commençait par rappeler que le conseil de guerre établi pour juger le maréchal Ney s'était déclaré incompétent. Nous ne vous dirons pas toutes les raisons sur lesquelles il s'est fondé. Il suffit de savoir que l'un des motifs est que ce maréchal est accusé de haute trahison. Ceci avait l'air d'une ironie, au moins singulière. Aux termes de la Charte, continuait le duc de Richelieu, c'est à vous qu'il appartient de juger ces sortes de crimes. Il n'est pas nécessaire, pour exercer cette haute juridiction, que la Chambre soit organisée comme un tribunal ordinaire. Les formes que vous suivez dans les propositions de loi sont assez solennelles et assez rassurantes pour juger un homme, quelle qu'ait été sa dignité, quel que soit son grade !... C'est ce qui avait fait dire spirituellement au duc Victor de Broglie que le ministre sommait la Chambre d'expédier le maréchal comme un simple projet de loi.

La Chambre est donc suffisamment constituée, affirmait-il, pour juger le crime de haute trahison dont le maréchal Ney est depuis si longtemps accusé. Ce discours, qui dédaignait si ouvertement les formes juridiques, trahissait une impatience regrettable de la part d'un président du conseil qui était vraiment tenu à plus de sang-froid. Prévoyant ensuite des objections de ce qu'il n'existait pas auprès de la Chambre des pairs un procureur général, il ajoutait : La Charte n'en a pas établi. Elle n'en a pas voulu établir. Peut-être ne l'a-t-elle pas dû ? Pour certains crimes de haute trahison, l'accusateur s'élèvera de la Chambre des députés ; pour d'autres, c'est le gouvernement lui-même qui doit l'être. Les ministres sont les organes naturels de l'accusation, et nous croyons bien plutôt remplir un devoir qu'exercer un droit, en nous acquittant devant vous du ministère public. Quand même les avocats du maréchal n'auraient obtenu que ces déclarations, qui prouvaient combien les ennemis de Ney se souciaient peu des formes tutélaires de la justice, ils n'auraient pas perdu leur temps et leur peine. En quelques heures, ils avaient fait faire, par le gouvernement lui-même, la démonstration évidente que c'était là non pas un procès impartial, mais une œuvre de haine et de vengeance. Mais le duc de Richelieu devait aller plus loin et, devant la Chambre surprise, il proféra ces paroles qui eurent aussitôt un immense retentissement : Ce n'est pas seulement, messieurs, au nom du Roi que nous remplissons cet office, c'est au nom de la France depuis longtemps indignée et maintenant stupéfaite. C'est même au nom de l'Europe que nous venons vous conjurer et vous requérir à la fois de juger le maréchal Ney !...

Le duc Victor de Broglie, qui, en qualité de pair de France[21], allait, dans cinq scrutins, prendre part au jugement, fait cette constatation : La Chambre, toute rembourrée qu'elle fût d'excellents royalistes, entendit ce discours avec une telle indignation, que le lendemain M. de Richelieu en fit amende honorable. Or, j'ai cherché personnellement des traces de ces excuses au procès-verbal de la séance, et je n'ai rien trouvé. Il est probable, si le fait a eu lieu, qu'il s'est passé sans bruit, et que le rédacteur du procès-verbal n'en a pas tenu compte. Toujours est-il que le ministre des affaires étrangères avait requis officiellement, au nom de l'Europe, la condamnation du maréchal Ney. Ceci est la preuve la plus .évidente de l'intrusion des étrangers dans nos affaires politiques en 1815. Elle paraissait d'autant plus évidente, que le ministre qui parlait ainsi était encore attaché, deux mois auparavant, au service de la Russie, et que l'empereur Alexandre semblait parler par sa bouche.

Au lendemain des Ordonnances, une scène bien curieuse s'était passée entre l'empereur de Russie et le baron de Vitrolles, secrétaire du conseil des ministres. Alexandre demanda quelques explications sur la liste des proscrits, et il le fit d'un air mécontent. J'exprimai à Sa Majesté, rapporte Vitrolles, mon étonnement de ce que j'avais à défendre devant elle une mesure que nous n'aurions pas prise de plein gré, si nous n'avions pas été pressés par les insinuations et même par les instances des alliés. Alexandre répondit : Ce n'est point la mesure en elle-même que je blâme. Je l'ai crue nécessaire pour assurer votre avenir et prouver qu'on savait réprimer une aussi odieuse trahison[22]. Voilà donc, de l'aveu de Vitrolles, les mesures de proscription imposées et reconnues nécessaires par les alliés !... La France était-elle assez amoindrie pour accorder à des étrangers le droit de lui désigner des victimes ! Étant donnée la fierté d'âme de Louis XVIII, comme il a dû souffrir de cette odieuse ingérence ! Tout porte à croire que si les royalistes passionnés qui dominaient alors n'avaient pas trouvé la chose nécessaire, il aurait, comme il le fit en d'autres circonstances, menacé les alliés de reprendre le chemin de l'exil. On regrettera toujours qu'il n'ait pas ici parlé en Roi... Mais le langage des ultras répondait au langage des étrangers. Après l'exécution de Labédoyère, Chateaubriand, au nom du collège électoral du Loiret, félicitait ainsi le monarque : Ce n'est pas sans une vive émotion que nous venons de voir le commencement de vos justices. Vous avez saisi ce glaive que le Souverain du ciel a confié aux princes de la terre pour assurer le repos des peuples !... Il est vrai que le Roi avait cru devoir répondre avec sagesse : Je connais toute l'étendue de mes devoirs. Il en est de rigoureux, mais j'espère en remplir de plus doux.

Les alliés, se sentant les maîtres du territoire, parlaient avec arrogance. Leurs chefs reprochaient aux ministres de Louis XVIII de se montrer impuissants à punir une trahison qui avait renversé le trône et bouleversé la France. Quelle garantie pouvez-vous nous donner ? disaient-ils. Quelle confiance pouvons-nous prendre en vous si le glaive de la justice est impuissant dans les mains du Roi, au point de laisser impuni le plus grand crime politique contre la couronne, la France et l'Europe ? Ces paroles, que cite encore Vitrolles, étaient répétées par tous les échos. Les ministres étrangers, les souverains eux-mêmes, les rappelaient en toute occasion et au Roi lui-même, qui s'en embarrassait. Enfin, les choses en vinrent au point que le comte Pozzo di Borgo et d'autres ministres nous déclarèrent très formellement, de la part de leurs souverains, que s'il leur était démontré que nous ne pouvions pas punir ceux qui avaient si traîtreusement compromis la paix de l'Europe et mis la France à deux doigts de sa perte, ils prendraient le parti de faire justice eux-mêmes ; qu'ils enlèveraient, pour les conduire en Sibérie, ceux qui étaient notoirement connus pour avoir participé à ce grand attentat, et que si nous ne savions pas les mettre hors la loi, ils les mettraient au ban de l'Europe[23]. Que dit alors Vitrolles ? Que trouve-t-il à répondre à ces menaces impudentes ? Ces seuls mots, qui expliquent tout ce qui s'est passé : Il n'y avait plus à reculer ![24] Et Vitrolles, comme les autres, n'a pas reculé.

Ce n'étaient pas seulement les souverains étrangers et les chefs de leurs armées qui tenaient un si outrageant langage, c'était encore la presse étrangère. Ainsi le Times et le Morning Post, pour ne citer que ces journaux, reprochaient au roi de France de manifester une magnanimité mal entendue et de trop tarder à faire justice des traîtres. Le Times dressait lui-même la liste des individus qu'on devait pendre en place de Grève comme de vils scélérats, et dans cette liste il plaçait, entre autres, Benjamin Constant. Un historien royaliste, M. Alfred Nettement, n'a pas craint de montrer lui-même la main de l'étranger dans cette lamentable affaire ; il a osé dire que l'appel à l'Europe était dans le mouvement de la situation ! Je le cite textuellement : Le 28 juin, Louis XVIII avait déclaré n'excepter du pardon que les auteurs et les instigateurs de la trame. Ils seront, disait-il, désignés à la vengeance des lois par les deux Chambres. Les réclamations des cabinets étrangers et la clameur des opinions ne permirent pas d'attendre ce terme. Les souverains coalisés représentaient qu'ils étaient en droit de réclamer des garanties contre le retour des événements. Lord Clancarty disait à Gentz : Il faut frapper toutes les têtes de la conspiration. Autrement, l'Europe n'en aurait pas pour un an. Lord Liverpool écrivait à Talleyrand : Tant que justice ne sera pas faite, il sera impossible de croire à la durée du gouvernement du Roi[25]. Est-ce assez clair ?

C'est au nom de l'étranger, a pu dire exactement Dupin, que l'accusation a été portée et que l'on a requis condamnation. C'est sous son influence que l'arrêt a été rendu. Il voulait une de nos gloires militaires en holocauste. On lui a sacrifié Ney. Et la victime était bien choisie, car il n'y a pas une des puissances alliées qui n'eût à lui reprocher d'avoir défait ses troupes et battu ses généraux[26]. Enfin, Berryer père constate, dans ses Souvenirs[27], que tous les acteurs apparents de ce drame ont eu la main forcée et qu'il n'y avait qu'à s'en prendre à l'étranger, qui avait voulu flétrir la gloire de nos armes !... Son fils l'a reconnu aussi ; je sais qu'il l'a déclaré dans des conversations particulières. Le fait est acquis. Le ministère s'imagina, par le sacrifice d'une grande victime, qu'il adoucirait les prétentions des alliés et sauverait l'intégrité du sol français. Nous verrons ce qu'il obtint.

Le duc de Richelieu, en employant la phrase qui répandit la consternation dans toutes les âmes patriotes, n'avait pas cru offenser le sentiment français. Il avait donné lui-même quelque temps auparavant une sorte d'explication de son attitude. Je suis absent de France depuis vingt-quatre ans, disait-il. Je n'y ai fait durant ce long espace de temps que des apparitions très courtes. Je suis étranger aux hommes comme aux choses[28]. L'accueil enthousiaste fait par les royalistes aux alliés l'avait égaré. Il avait parlé des volontés de l'Europe et il trouvait cela naturel, lui qui s'efforçait d'être au mieux avec elle, afin de tirer parti de ses bonnes intentions dans les négociations qui s'étaient ouvertes pour la paix définitive. Mais à ces paroles si étranges en succédèrent d'autres qui devaient causer aussi quelque surprise. Elles dévoilaient une précipitation à juger, à condamner, à frapper, absolument inouïe. Il est inutile, messieurs, disait le président du conseil, de suivre la méthode des magistrats qui accusent en énumérant avec détail toutes les charges qui s'élèvent contre l'accusé. Elles jaillissent de la procédure qui sera mise sous vos yeux... Il n'est pas besoin de définir les différents crimes dont le maréchal Ney est accusé. Ils se confondent tous dans les mots tracés par cette Charte qui, après l'ébranlement de la société en France, en est devenue la base la plus sûre. Le gouvernement accusait en effet le maréchal de haute trahison et d'attentat contre la sûreté de l'État. Cela lui suffisait. Puis, accentuant encore sa hâte d'en finir, il ajoutait : Nous osons dire que la Chambre doit au monde une éclatante réparation. Elle doit être prompte, car il importe de retenir l'indignation qui de toutes parts se soulève. Vous ne souffrirez pas qu'une plus longue impunité engendre de nouveaux fléaux plus grands peut-être que ceux auxquels nous essayons d'échapper. Les ministres du Roi sont obligés de vous dire que cette décision du conseil de guerre est un triomphe pour les factieux. Il importe que leur joie soit courte pour qu'elle ne soit pas funeste[29].

Le président donna acte aux ministres de leur communication. Un pair de France, le marquis de Bonnay, se leva aussitôt et présenta la motion suivante : Je demande que la Chambre, sans désemparer, déclare qu'elle reçoit avec respect la communication qui vient de lui être faite, au nom du Roi, par les ministres de Sa Majesté ; qu'elle reconnait les attributions qui lui ont été données par l'art. 33 de la Charte constitutionnelle et qu'elle est prête à remplir ses devoirs[30]. La Chambre adopta cette résolution, mais sans le moindre enthousiasme. Une discussion s'engagea ensuite sur plusieurs questions relatives aux formes de l'instruction et du jugement. Après quelques observations, la Chambre ajouta à sa résolution ces mots : En se conformant à l'ordonnance du Roi en date de ce jour. Le président de la Chambre était ainsi chargé d'interroger l'accusé, d'entendre les témoins et de diriger les débats. Les opinions devaient être prises suivant les formes usitées dans les tribunaux. Enfin, le ministre secrétaire d'État et le procureur général près la cour royale avaient à soutenir l'accusation. Cette procédure, bâclée en quelques instants, allait, sous la pression de l'opinion et des circonstances, céder, comme on le verra bientôt, la place à une procédure plus détaillée et plus complète.

Mais .après le discours dont je viens de reproduire les parties saillantes, on peut affirmer déjà que le jugement de la Chambre des pairs était vicié dans sa source. En effet, le gouvernement, contrairement à toute justice, avait transformé une notification officielle en un réquisitoire furibond. Il avait enjoint aux pair s de France, aux juges, de mettre de côté les règles judiciaires et de se contenter simplement des formes parlementaires usitées en matière de propositions de loi ; de ne pas retarder le jugement, sous prétexte de telles ou telles omissions ; de ne pas suivre la méthode des magistrats, qui énumèrent en détail les charges relevées contre l'accusé ; de ne pas imiter le conseil de guerre qui, par son indépendance, avait réjoui les factieux ; de donner au monde une éclatante réparation, enfin de condamner sans délai et au plus vite. De chaque ligne de ce discours virulent semblaient sortir ces mots terribles : La mort ! la mort ! la mort sans phrases ! Bien n'avait été oublié pour impressionner une Chambre timide : la volonté de l'Europe, la menace d'émeutes dans le pays et, sous une allusion transparente, des sacrifices sanglants comme ceux de Brune et de Hamel !... Car c'est là sans cloute ce que voulaient dire ces mots : Il importe de retenir l'indignation qui, de toutes parts, se soulève !

Comment le président du conseil n'avait-il pas vu aussi l'inconvenance suprême qu'il y avait d'attaquer l'arrêt d'un tribunal devant un autre tribunal ? Était-ce le moyen de faire respecter la justice dans ce pays à peine remis de tolites les secousses révolutionnaires ?... Au moment où j'émets ces constatations et où je déplore ces faits, tout cela paraît presque invraisemblable. Pour le bien comprendre, il faut que l'historien et le lecteur se rappellent l'époque où cela se passait, c'est-à-dire la rentrée des Bourbons sur un sol qui cachait sous des cendres brûlantes un feu mal éteint, la rentrée au milieu de partis acharnés les uns contre les autres, au milieu des haines, des colères, des dénonciations, des vengeances, des appétits déchaînés, en face de l'étranger qui osait mettre insolemment son épée dans la balance. Il faut revoir ce triste tableau pour comprendre une telle harangue !... J'oubliais le dernier mot du ministre aux juges. Le voici : Vous vous devez à vous-mêmes, messieurs, de ne faire entendre aucun discours qui puisse découvrir votre sentiment pour ou contre l'accusé. C'était celui qui venait de demander avec colère la mort du maréchal, c'était celui-là même qui recommandait la discrétion et l'impartialité aux pairs de France[31] !

Charles de Rémusat écrivait, sans aucune émotion, le 13 novembre, au sujet de la procédure qui allait commencer le lundi suivant dans la forme des délibérations législatives : Cette mesure, quoique un peu illégale, n'ayant rien de despotique, ne déplaît point et contient les malveillants. Le gouvernement espère qu'elle lui donnera le droit d'être modéré, et tout le monde dit que, si ce procès en était resté là, il en aurait peut-être coûté deux mille têtes à la France. Il est certain que ce propos a été tenu en 1815. Mais quand on le retrouve, nombre d'années après, il semble plus qu'exagéré. La grâce du maréchal eût peut-être, d'un côté, soulevé des irritations et amené quelques troubles ; mais elle eût aussi, d'un autre côté, apaisé bien des fureurs et arrêté bien des violences. C'étaient les enragés seulement qui parlaient de deux mille victimes à sacrifier, et les enragés n'étaient pas la majorité. Le 16 novembre, Charles de Rémusat écrivait encore à sa mère : Le discours du premier ministre a enchanté Mme de Ch... Il est à croire que l'accusé sera exécuté quand vous recevrez cette lettre. Il parait qu'il aura la tête tranchée. Tout cela est terrible et imposant. On voit quelle impatience dévorait le monde des salons. Deux ou trois jours paraissaient suffisants pour expédier le jugement et le coupable. Décidément, cette affaire allait le mieux du monde !

Ainsi que devait le proposer le pair de France Lynch, on parlait déjà de conduire à l'échafaud, comme un vulgaire assassin, le héros de Zurich, de Hochstædt, d'Eylau, de Friedland, de la Moskowa, de Brienne, de Montmirail et de Waterloo ! ... Personne, parmi les royalistes qui exigeaient un tel supplice, ne se rappelait ce que Ney avait fait autrefois en faveur des émigrés. Et cependant Berryer avait dit : On l'avait vu en Allemagne, à l'époque où les lois étaient terribles contre les émigrés qui tombaient au pouvoir des armées françaises, leur accorder sauvegarde au risque de sa propre sûreté. Il avait cité les nombreux prisonniers des régiments de la Couronne, de Bussy, de Carneville, arrachés par lui à une mort certaine, et l'évocation de ce noble souvenir n'avait rien fait.

Quelques jours après, Mme de Rémusat répondait à son fils : Je n'aime pas trop le discours dont Mme de Ch... est si contente. Je trouve bien qu'il accuse ; je trouve mal qu'il juge d'avance. Il y a de la menace dans toutes ses paroles, parce qu'il y a de l'effroi, et cela n'est pas digne. Mme de Rémusat appréciait parfaitement le discours du duc de Richelieu. A la fin de sa lettre, elle demandait à son fils : Tâchez de me dire finement l'opinion de mon curé. Celui qu'elle appelait ainsi, c'était M. de Talleyrand. Or, le curé voulait revenir à la cure dont on l'avait expulsé, et il se gardait bien de se compromettre. On lui a cependant attribué ce mot cruel après la lecture du discours de l'ancien gouverneur d'Odessa et ami intime d'Alexandre : Avez-vous lu l'ukase de M. le duc de Richelieu ?... Cela ne peut étonner de celui qui avait dit ironiquement, en apprenant la nomination de son successeur aux affaires étrangères : C'est un excellent choix... C'est l'homme qui connaît le mieux la Crimée ![32]

 

 

 



[1] Il y a plus de trente portraits du maréchal Ney. Parmi les plus fidèles, il faut compter celui de Gérard, fait en 1812.

[2] Ney avait sept mois et cinq jours de plus que Napoléon.

[3] Dupin, parlant de sa méthode oratoire, la qualifie de os magna sonaturum.

[4] Après la plaidoirie, le maréchal se pencha vers Berryer et lui dit naïvement : Quel dommage que vous n'ayez pas été militaire ! Vous auriez eu une belle voix de commandement.

[5] J'étais loin de me douter alors, écrivit plus tard M. Gamot, qu'il deviendrait son accusateur ; qu'après lui avoir fait ôter les moyens de se défendre, il l'attaquerait avec fureur comme s'il avait soif de son sang, et qu'enfin ce serait à lui que j'aurais a réclamer son cadavre pour lui rendre les derniers devoirs.

[6] On dit que la maréchale avait pensé un moment à Me Bonnet, l'avocat de Moreau.

[7] Voir le Correspondant d'août 1886. — Les premières années de Berryer, par Ch. de Lacombe.

[8] Presque tous les anciens avocats étaient légitimistes, rapporte Dupin. Ils en étaient encore à regretter l'ancien régime et le Parlement. Ils regardaient comme une sorte de félonie de défendre des hommes qui étaient l'objet des accusations politiques. Aussi, sauf bien peu d'exceptions, toutes les défenses furent confiées aux jeunes avocats, qui, au refus des anciens, s'y donnèrent avec ardeur. Mais que de colère contre eux ! A en croire les plus exaltés, on mît dît les rayer du tableau. Une telle injustice était chose révoltante. Aussi Dupin fit-il paraître, en octobre 1815, un petit livre éloquent sous ce titre : Libre défense des accusés, et où je lis ces lignes si judicieuses : Il y a des gens qui se sont montrés assez injustes pour avancer que des avocats ne pouvaient pas défendre certains accusés, sans se rendre pour ainsi dire leurs complices. D'autres se sont persuadés que les avocats, infidèles au premier devoir de leur profession, refuseraient effectivement leur ministère à ceux que poursuivrait la vindicte publique. Cette dernière opinion serait pour les avocats une injure, démentie par le noble caractère qu'ils ont montré dans tous les temps.

[9] On voit que, pour l'étrangeté du style, le rapporteur ne le cédait guère à l'avocat.

[10] Mortier avait dit à qui voulait l'entendre : On veut nous mettre strictement en face du fait matériel de défection, comme si le fait s'était passé dans des circonstances ordinaires en face de l'ennemi ? Eh bien, dans cette position, jamais je ne consentirai à juger mon camarade.

[11] Berryer père croyait lui-même, parait-il, que l'idée du conseil de guerre avait été inspirée à Louis XVIII par le désir de sauver le maréchal. (Voir Ch. de Lacombe, Les premières années de Berryer.)

[12] Histoire de la Restauration, t. VI.

[13] Dans le vote du 6 décembre, vote sur la peine capitale, on trouve 5 maréchaux, 1 amiral et 12 généraux. Se sont-ils souvenus, ce jour-là, des exploits de leur glorieux camarade ?

[14] Souvenirs, t. Ier.

[15] Archives nationales, CC. 499.

[16] Archives nationales, F7, 6683.

[17] Correspondance, t. Ier.

[18] Histoire de la Restauration, t. IV. Les petites femmes de la Cour, rapporte Marmont, qui auraient perdu connaissance à la vue d'un supplice, paraissaient inexorables. Il était de mode d'être sans pitié. (Mémoires.)

[19] Les 25 et 27 septembre, le cabinet Richelieu avait remplacé le cabinet Talleyrand.

[20] Lainé avait écrit aux ministres pour les inviter à placer la Chambre des pairs dans la nécessité de juger promptement. Jamais, disait-il, elle n'osera repousser un jugement que tout lui défère. Si elle le faisait, elle serait responsable devant Dieu et devant les hommes. (Duvergier de Hauranne, Histoire du gouvernement parlementaire, t. III.)

[21] Ce fut le 28 novembre seulement qu'il eut le droit de s'asseoir parmi les pairs, ayant atteint alors l'âge requis.

[22] Mémoires du baron de Vitrolles, t. III, p. 149.

[23] Et ceux qui font ces menaces sont les mêmes qui ont hautement protesté, à la diète de Ratisbonne, contre l'enlèvement du duc d'Enghien sur un territoire neutre !

[24] Mémoires, t. III, p. 145-146.

[25] Histoire de la Restauration, par Nettement, t. III.

[26] Mémoires, t. Ier.

[27] Tome Ier, p. 381.

[28] Lettre du 20 juillet 1815 à M. de Talleyrand.

[29] Le discours de M. de Richelieu, écrit M. de Viel-Castel, est sans aucun doute un des plus tristes monuments de cette époque. La Chambre des pairs en fut surprise et mécontente. Œuvre de M. Lainé, on y retrouve au plus haut point l'empreinte de l'irritabilité maladive qui, jointe à une imagination passionnée, égarait quelquefois cet homme d'État. (Histoire de la Restauration, t. IV.)

[30] Archives nationales, CC. 500.

[31] La minute originale de ce discours a été conservée aux Archives nationales avec les autres papiers du procès. (CC. 500.) Il est écrit sur papier grand format. Il occupe le recto et le verso de la première page et le commencement du recto de la seconde. Il est signé : Richelieu, de la petite écriture fine et posée du président du conseil.

[32] M. de Talleyrand avait été plus juste pour le duc, quand il l'avait invité, au mois de juillet 1815, à entrer dans son ministère avec le portefeuille de l'intérieur. Il le croyait alors essentiel à sa politique, parce qu'il fallait ménager les susceptibilités de l'empereur de Russie, qui jouait un si grand rôle dans la coalition. Il répondait ainsi à l'objection que le duc était depuis longtemps étranger aux hommes et aux choses de son pays : Depuis que vous le revoyez, vous avez dû observer qu'il y a un grand nombre de personnes qui, pour ne s'en être jamais éloignées, n'en sont que plus étrangères aux idées d'ordre, de modération et de sagesse... et vous avez l'avantage de les avoir conçues et mises avec talent en pratique dans des pays qui vous étaient bien plus étrangers et plus nouveaux que la France. Il lui rappelait enfin que son nom avait brillé avec éclat pendant le cours des deux plus beaux siècles de notre histoire, et que cette gloire lui imposait des obligations et des devoirs dont il ne pouvait s'affranchir. (Voir Mémoires, t. III, p. 240.)