LE MARÉCHAL NEY - 1815

 

CHAPITRE V. — L'ARRESTATION DU MARÉCHAL. - LE RETOUR À PARIS.

 

 

Le duc de Raguse raconte dans ses Mémoires[1] qu'il était auprès du Roi lorsqu'arriva la nouvelle de l'arrestation du maréchal Ney. Louis XVIII en gémit avec moi et me dit : On avait tout fait pour favoriser son évasion. L'imprudence et la folie de sa conduite l'ont perdu[2]. Il est possible que le Roi ait tenu ce langage, car il a dû entrevoir immédiatement les terribles difficultés où l'allait jeter le procès du maréchal, en même temps que l'impossibilité de lui sauver la vie. Les divers passeports accordés si facilement, les dix jours écoulés sans poursuites depuis la publication des Ordonnances, donnent peut-être l'explication de ces mots : On avait tout fait pour favoriser son évasion. D'après un témoin, le conseil des ministres ne gémit pas, mais reçut au contraire cette nouvelle avec satisfaction. M. de Talleyrand et ses collègues pensèrent tout haut et dirent aussitôt : Eh bien, ce sera un grand exemple ![3] Ils avaient réfléchi que le parti vaincu levait encore la tête, que l'armée, retirée derrière la Loire, gardait une attitude menaçante, que les royalistes voulaient en venir à bout par tous les moyens, et que la condamnation du maréchal dissiperait peut-être les embarras et les périls de la situation. Aussi en avaient-ils pris rapidement leur parti.

Dès que le préfet Locard eut appris le succès de la mission confiée au capitaine de gendarmerie, il fit placarder dans Aurillac l'avis suivant :

L'ex-maréchal Ney est arrêté. Il va arriver dans cette ville. Il y restera jusqu'à nouveaux ordres. Appellerai-je les gardes nationales du département pour concourir avec celles d'Aurillac it la garde du prisonnier ? Elles accourraient au poste qui leur serait assigné. Leur fidélité, leur amour pour le Roi, leur haine pour ses ennemis, qui sont aussi les nôtres, m'en donnent l'assurance. Mais, fidèles royalistes, bons habitants du chef-lieu de ce département, vous êtes en nombre plus que suffisant pour subvenir aux besoins de ce service, et l'appel que je ferais aux gardes nationales voisines serait une sorte de tache pour vous, puisqu'on pourrait y voir l'aveu qu'il y a beaucoup de malveillance ou des doutes sur votre zèle et sur votre exactitude. Ce serait un outrage que vous n'avez pas mérité[4]... Ce préfet loquace et pompeux finissait par reconnaître que les gardes nationales maintiendraient la tranquillité publique, que d'ailleurs personne ne songeait à troubler. Il avertissait en même temps de sa capture le ministre de la police. Celui-ci, informé à la même heure par le commandant du département, donnait aussitôt l'ordre de faire partir en poste pour Aurillac des officiers sûrs et dévoués au Roi, qui répondraient de la personne du maréchal et le conduiraient à Paris.

Amené le 4 août à l'hôtel de ville d'Aurillac, où on lui avait disposé un appartement, le maréchal Ney, en présence de MM. Boutarel et Laval, membres du conseil général, remit ses papiers au commissaire de police Laborie. C'étaient des lettres et des notes contenues dans un grand portefeuille en maroquin rouge, le congé délivré par le maréchal Davout, trois passeports, un agenda avec crayon renfermant diverses notes d'affaires, des instructions du ministère de la guerre, des états relatifs à des mouvements de troupes.

De son côté, le préfet de la Loire, M. Tassin de Nonneville, se donna la peine d'informer, le 8 août, le ministre de la police que le maire de Saint-André avait délivré clandestinement un autre passeport au maréchal Ney au nom de Laroche ; que le maréchal était resté du 11 au 24 juillet aux eaux de Saint-Alban, et que là il était entré en relation avec le lieutenant général Chabert et le sous-préfet Bande. Il avait cru devoir suspendre aussitôt de ses fonctions le sous-préfet pour n'avoir pas prévenu à temps son chef direct. Le 9 août, le préfet du Cantal fut avisé que le major Meyronnet, commissaire du Roi, était en route pour Aurillac afin d'y préparer le départ du maréchal Ney. En attendant l'arrivée de cet officier supérieur, le préfet Locard faisait étroitement surveiller l'hôtel de ville et le maréchal. Celui-ci ne manifestait aucun sentiment de révolte. Il paraissait résigné à son sort.

Sa malheureuse femme, que la nouvelle de son arrestation avait affolée, va supplier ses amis de lui venir en aide. Elle s'adresse à un sieur Bresson de Valensole qui connaissait intimement Fouché et lui remet une lettre pour le ministre de la police avec un placet pour le Roi. Votre Excellence, dit M. Bresson en se présentant le 14 août devant le duc d'Otrante pour lui remettre ces précieux papiers, m'excusera de l'intérêt que je porte à M. le maréchal Ney. Il m'est inspiré par la reconnaissance que je lui dois. Ce n'est pas Votre Excellence qui me blâmera de tels sentiments[5]. Voici la lettre inquiète que la maréchale Ney écrivait au ministre, qu'elle avait vainement essayé de voir depuis le 4 août :

Ce dimanche (13 août).

MONSIEUR LE DUC,

Je ne cesse de vous importuner, mais en vérité vous me traitez bien rigoureusement. N'auriez-vous plus pitié de mon affreuse position ? Je ne puis le croire pourtant. Vous aimez tant à soulager les malheureux !... J'ai reçu des nouvelles d'Aurillac du 9. Il y était encore à cette époque, et la personne qui m'écrit n'avait pas l'air de croire qu'il dût le quitter encore ; vous devez connaître tous ces détails. Hélas ! cette connaissance ne servira-t-elle à rien ? Laissera-t-on le Roi dans la nécessité de faire un tel sacrifice ?

Je joins ici une copie d'une lettre que j'écrivais à Sa Majesté quelques jours avant cette fatale arrestation. Veuillez y jeter les yeux et vous mettre plus au fait de tout ce qui s'est passé dans ces terribles instants.

Pardonnez à tant d'importunités. Mon malheur est mon excuse.

La maréchale NEY[6].

La lettre était suivie du placet de la maréchale au Roi, placet qu'il importe d'examiner, au moins dans ses parties principales. On ne le connaissait pas jusqu'à ce jour. Il commence ainsi :

SIRE,

Humiliée comme épouse, désespérée comme mère, je me jette aux pieds de Votre Majesté pour la supplier de m'écouter avec bonté. Je ne m'aveugle point sur l'étendue de mes malheurs et je ne me suis jamais fait illusion sur les conséquences inévitables de la conduite du maréchal Ney. Mais, Sire, je n'ai pas même la triste consolation de pouvoir prétendre justifier entièrement le père de mes enfants. Il me reste du moins la certitude que, s'il m'est permis de faire connaître à Votre Majesté les véritables causes de ses égarements, je le sauverai du moins du plus flétrissant de tous les reproches auxquels il s'est exposé : celui de préméditation et de perfidie. La maréchale rappelait alors que le maréchal Ney était de tous les chefs de l'armée celui qui s'était prononcé le plus nettement pour l'abdication de Fontainebleau. Il avait empêché la guerre civile et facilité la restauration du trône royal. Depuis cette époque, il était demeuré étranger aux intrigues politiques et il s'était retiré à trente lieues de Paris.

Le débarquement de Napoléon oblige soudain tous les gouverneurs à revenir à leurs postes. Que fait-il alors ? Le maréchal Ney partit pour la Franche-Comté, et sa route passant par Paris lui fit prendre congé de Votre Majesté. Il lui exprima, avec la véhémence qui lui est propre, la volonté de la bien servir, et son langage dans sa famille et avec ses plus intimes amis fut le même qu'aux Tuileries. La franchise et la loyauté de sa vie, sa loquacité, la violence de son caractère, en un mot toutes ses qualités, tous ses défauts, tout concourt à prouver qu'il était sincère et qu'en promettant à Votre Majesté de la débarrasser de son unique ennemi, il se livrait avec autant de bonne foi que d'illusion à ce rêve de gloire. Je dirai plus, Sire, mon mari n'aurait pu dissimuler à ce point quand il en aurait eu l'infâme dessein. La nature le lui a défendu. La maréchale continue l'examen des actes de son mari. Il arrive le 10 mars à Besançon, le 11 à Lons-le-Saunier ; il place en ses troupes des espérances qu'il aurait bien voulu faire partager au ministre de la, guerre et aux maréchaux Oudinot et Suchet. Mais la dislocation et l'amalgame de l'armée avaient transformé les vieux régiments en des corps nouveaux. Il n'était plus possible à aucun chef d'éveiller sur eux cette espèce d'influence qui prend sa source dans les souvenirs de la guerre.

Les événements se pressent. Bonaparte arrive à Lyon. Les troupes de cette ville se réunissent à lui. Ce ne sont de toute part que des nouvelles désastreuses. L'usurpateur semble triompher. Le 13 mars, le maréchal avait rassemblé toutes ses forces à Lons-le-Saunier ; il lui manquait seulement l'artillerie que l'insurrection populaire à Auxonne lui avait enlevée. Ce même jour, Ney reçoit un grand nombre d'officiers et les exhorte à se dévouer à la cause du Roi. Le soir encore, il écrit dans ce sens aux maréchaux Oudinot et Suchet. Tout cela était donc la preuve irréfragable de ses borines dispositions. Mais le sort avait réservé au maréchal une épreuve trop forte pour lui. Cet homme, éminemment remarquable par sa valeur militaire n est point doué, à un égal degré, du courage d'esprit. Autant il est propre aux combinaisons d'un champ de bataille, autant il se trouve déplacé quand le hasard le force à jouer un rôle politique. La maréchale continue son triste récit. Ney apprend, dans la nuit du 13 au 14, que le 76e qui formait son avant-garde l'avait abandonné. Chalon-sur-Saône avait barricadé son pont et arboré le drapeau tricolore. Les villes environnantes étaient prêtes à se révolter. Enfin, dans cette même nuit, surviennent deux émissaires de Bonaparte qui déclarent que tout ce qui se passait était concerté avec l'Autriche, et que Bonaparte était sûr de la neutralité de la Russie et de l'Angleterre, que les négociations de Vienne avaient indisposées contre les Bourbons ; que le comte d'Erlon avait marché sur Paris avec les troupes de Flandre et que Sa Majesté avait quitté la capitale pour aller s'embarquer en Normandie. Ces émissaires lui remirent en même temps cette extravagante proclamation qu'il eut la faiblesse de lire le lendemain à ses troupes.

Anéanti par ces nouvelles accablantes, le maréchal crut voir en effet, dans cette coïncidence des défections de l'armée et des insurrections populaires, l'exécution d'un vaste plan et la manifestation d'une volonté générale et irrésistible. Plus éclairé, il n'eût aperçu que le rigoureux devoir. Mais, dans son étourdissement, il ne fut plus frappé que d'une seule idée : la nécessité d'éviter du moins à la malheureuse France les horreurs de la guerre civile et il se livra à un torrent qu'il lui parut impossible ni d'arrêter ni de diriger. Le reste de sa conduite fut la conséquence de cette funeste déception. Tel était, d'après la maréchale, l'enchaînement des circonstances et des erreurs qui avaient déterminé les fautes de Ney ; mais il fallait relever dans sa conduite l'abandon de tout intérêt personnel. Ses actes après Waterloo formaient encore une preuve de son entier désintéressement. N'avait-il pas déclaré à la tribune de la Chambre des pairs que le parti de la soumission était le seul qui restât à la France ? Le retour du Roi n'était-il pas la conséquence naturelle de sa proposition ?

Sire, ajoutait l'infortunée, je me le suis dit cent fois dans l'amertume de ma douleur, si cette fatale nuit du 13 au 14, qui fut le terme de la gloire de mon mari, eût été le terme de sa vie, il serait mort digne sujet de Votre Majesté et vos regrets auraient honoré sa tombe. Mais n'était-il pas digne de pitié ? et un instant d'erreur pouvait-il effacer vingt ans des plus nobles travaux ? M'est-il interdit de chercher, disait-elle encore, quelque lueur d'espoir dans ces exemples nombreux de repentir et de pardon dont notre histoire a conservé le souvenir ? Elle demandait que l'ordonnance qui mettait son mari en jugement fût ajournée à des heures plus tranquilles, et elle terminait ainsi cette longue supplique :

Déjà, Sire, Votre Majesté a daigné me faire porter des paroles de bonté et de consolation par le maréchal Macdonald. Elle a daigné promettre de ne pas abandonner quatre fils que le maréchal laisse sans presque aucune fortune. Oui, Sire, sans fortune... Que ces enfants élevés dans l'amour de Votre Majesté, connus déjà par l'expression naïve et franche de ce sentiment pour Elle, ne payent pas une faute que chaque jour ils déplorent ! Qu'un prince, dont tous les sentiments sont généreux et les volontés justes, ne les prive pas de l'espoir d'un avenir réparateur de l'infortune la plus imméritée ! Enfin, Sire, qu'ils ne mêlent pas les larmes de l'innocence aux larmes de la joie publique ! Pour moi, Sire, accablée d'un malheur sans remède, je viens vous implorer pour eux avec ce sentiment profond de confiance et de respect que votre inépuisable bonté inspire à tous vos sujets[7].

Fouché ne répondit pas. Louis XVIII, pressé par le duc de Raguse, consentit à accorder une brève audience à la maréchale. Mon devoir, avait-il dit à Marmont, est de la recevoir. Elle peut venir, mais ce sera en vain. Il faut que justice soit faite. La maréchale fut introduite aux Tuileries. Le Roi l'accueillit avec bonté, mais ne lui donna aucune espérance de détourner le coup dont son mari était menacé[8]... On a dû remarquer l'humble tournure de la supplique de la maréchale, trop humble peut-être. Son excuse, c'est qu'elle était présentée par une femme dans le désespoir. Mais les détails donnés, leur précision et leur disposition mêmes, tout semblerait indiquer que ce papier a dû être concerté entre le maréchal et sa femme, avant que Ney eût quitté Paris et dans le cas où ses ennemis parviendraient, au mépris de la convention du 3 juillet, à le priver de sa liberté. Une lettre plus courte et plus fière, insistant sur les glorieux services du maréchal, eût certainement produit plus d'effet que tant d'excuses.

Le 14 août, le maréchal Gouvion-Saint-Cyr, ministre de la guerre, priait son collègue le ministre de la police générale, de faire mettre le maréchal Ney à la disposition de l'autorité militaire, afin qu'il fût conduit à Paris sous bonne et sûre escorte, et avec les honneurs dus à son rang. Fouché déféra aussitôt à ce désir. Le lieutenant général commandant la 19e division militaire s'étant concerté avec le préfet Locard, le capitaine Jomard de la garde royale put, le 15 août, prendre possession du prisonnier. On lui adjoignit le lieutenant de gendarmerie Frémeau et quelques gendarmes. Jomard avait obtenu mille francs pour les frais du voyage, qui devait se faire par Clermont-Ferrand, Riom et Nevers. Toutes les brigades des villes traversées allaient être, doublées et avaient reçu les ordres les plus sévères des ministres de la guerre et de la police[9].

Le capitaine Jomard était parti de Paris pour Aurillac avec le lieutenant Jancillon, porteur d'un pli cacheté qu'il ne devait ouvrir qu'à destination. Muni de passeports en règle et de laissez-passer, il n'eut à redouter, en se rendant à Aurillac, aucun obstacle de la part des troupes alliées. Une fois arrivé, il ouvrit le pli mystérieux et apprit l'objet de sa mission. Il vit le préfet du Cantal, puis le maréchal Ney, auquel il communiqua les ordres ministériels. Il commença par procéder à l'inventaire des effets du prisonnier, contenus dans un sac de nuit et dans un portemanteau. En voici le détail :

Quatre paires de bas de fil.

Douze serviettes de toile.

Six chemises de toile.

Douze chemises de toile batiste, dont six à jabot.

Vingt-quatre mouchoirs de toile, blancs.

Six mouchoirs de couleur.

Six gilets blancs.

Douze gilets de flanelle.

Quatre caleçons longs à pied, de flanelle.

Deux caleçons courts, de flanelle.

Quatre paires de bas de soie, dont deux blancs et deux noirs.

Quatre paires de bas de laine.

Deux habits de drap, un vert et un gris.

Deux redingotes, une grise et une verte.

Un pantalon à la hongroise, gris.

Deux culottes courtes, une noire, une rayée verte.

Deux paires de bottes, dont une à l'anglaise.

Une paire de souliers et une paire de savates.

Un étui contenant six rasoirs.

Une savonnette en argent. Brosse et savon.

Un écritoire portatif contenant papier, plume et encre.

Une culotte de nankin et deux culottes longues.

Quatre paires de bas de coton.

Une paire d'éperons fer plaqué.

Une paire de guêtres de nankin.

Un caleçon long à pied, de coton.

Un petit sac de soie.

Un portefeuille en maroquin rouge (contenant les papiers, notes, etc., trouvés au moment de l'arrestation).

Un passeport timbré en faveur du nominé Falize, pour se rendre à la Nouvelle-Orléans.

Une paire de ciseaux et un peigne.

Un chapeau rond.

Une casquette grise.

Deux paires de gants.

Une bretelle.

Un faux col élastique.

Un bonnet de soie noire.

Un agenda avec crayon (contenant diverses notes d'affaires).

Espèces et bijoux.

En napoléons d'or : Deux mille trois cents francs.

Une montre à répétition de Breguet avec une chaîne en or et un cachet avec les armes[10].

Une tabatière en or.

Cet inventaire fut signé par le maréchal Ney, le capitaine Jomard et le lieutenant Jancillon, puis l'ordre du départ fut donné.

Le maréchal était sous la garde du capitaine de la garde royale et des deux lieutenants Jancillon et Frémeau. Ils montèrent en voiture, précédés du major Meyronnet, qui était chargé de préparer les relais ; puis suivis d'une escorte de gendarmes, ils se dirigèrent sur Clermont-Ferrand, où ils arrivèrent le 17 août à quatre heures. Jusque-là aucun incident. Ils se rendirent ensuite par Riom et Moulins à Nevers, où le capitaine Jomard eut le malheur de perdre son laissez-passer. Les Allemands qui occupaient la ville l'empêchèrent alors d'avancer. Il fut forcé de faire auprès des autorités des démarches qui nécessitèrent une station de deux heures au milieu d'une foule hostile. Dans son rapport très loyal et que je vais citer, car c'est l'un des documents les plus précieux de cette histoire, le capitaine Jomard dit au lieutenant général Willotte que le public n'avait pas montré la générosité si convenable à tout individu.

En effet, observe-t-il, je vis et j'entendis des gestes qui, loin d'être apaisés par les gens armés (les Wurtembergeois) qui nous entouraient, étaient excités par eux d'une manière indécente et ridicule. C'est ainsi que ces brutes se vengeaient de celui qui leur avait infligé de si honteuses défaites et qui pouvait se vanter, lorsqu'il avait le sabre en main, de les avoir vus fuir à toutes jambes !... Après bien des sollicitations, continue le capitaine Jomard, je parvins à faire remplacer le laissez-passer perdu. Arrivés à la Charité-sur-Loire, la scène de Nevers se renouvela, mais d'une manière bien plus violente et bien plus méprisable, par la conduite indigne de plusieurs officiers wurtembergeois qui, en présence de leur commandant de place, se sont permis de dire, en allemand et en mauvais français, des propos que la décence ne permet pas de répéter, lesquels étaient tous dirigés contre le maréchal Ney. Les observations d'abord, les prières que nous leur fîmes ensuite, loin de les calmer, ne firent que les irriter et à un tel point que les' effets s'ensuivirent. Des cailloux furent lancés et dirigés non seulement contre M. le maréchal Ney, ruais encore contre nous, puisqu'un atteignit la voiture et faillit atteindre M. le lieutenant Jancillon. Cette malheureuse scène s'est passée pendant que le visa du passeport s'apposait. Au moment où le commandant le rapportait, le temps était assez obscur pour qu'on ne pût distinguer les figures. Aussi ces messieurs se servirent-ils de chandelles qu'ils ont eu l'impudence de porter jusque dans la voiture..... Ces odieuses démonstrations, tolérées et encouragées par des chefs étrangers, permettent de croire à une sorte de complot organisé contre le maréchal. La haine des Allemands contre le Brave des braves éclatait d'une façon trop évidente.

Par la suite, déclare le capitaine Jomard, et dans les lieux où nous fûmes obligés de relayer de jour, nous trouvâmes toujours des gens rassemblés en foule et parmi lesquels plusieurs accompagnèrent leurs propos de gestes menaçants. Il eût été à désirer que, dans l'annonce que M. le commissaire du Roi, Meyronnet, faisait de notre arrivée et des préparatifs de relais, on eût mis plus de discrétion, ce qui aurait évité les désagréments que nous avons éprouvés et qui auraient pu devenir bien plus fâcheux qu'ils ne l'ont été. Était-ce simple étourderie du major Meyronnet, ou y avait-il là un calcul perfide ?... Mais ce n'est pas tout. Un piquet de Cosaques se mêle à l'escorte des gendarmes, de Fontainebleau à Villejuif, et a la prétention d'aller jusqu'à Paris. On a beaucoup de peine à s'en débarrasser... Quelle fut l'attitude du maréchal pendant cet odieux voyage de quatre jours où aucune douleur, aucun outrage ne lui furent épargnés ? Il ne fit pas de résistance. Il ne proféra pas de plaintes. Il n'a cessé de dire, affirme Jomard, qu'il serait bien affreux de voir que le peu de gloire qu'il avait acquis au champ d'honneur fût terni, si toutefois il était reconnu coupable du crime dont l'opinion publique l'accusait. Sa conversation le portait plus souvent encore à nous retracer les crimes et les erreurs de Bonaparte dans la majeure partie des faits dont il avait été témoin[11].

Tel est le récit véridique du capitaine Jomard. Il aggrave ce que l'on sait. Il montre que les troupes étrangères d'une part, et les ultras de l'autre, auraient pu tuer le maréchal, et qu'il s'en est fallu de peu. Ces faits déplorables se passaient d'ailleurs au moment où le général Brune et le général Ramel tombaient sous les coups ; d'exaltés qui, après les ordonnances du 24 juillet, se croyaient tout permis. Ce rapport prouve que Ney avait eu raison de redouter un attentat sur sa personne, comme il le dira le 4 décembre à la Chambre des pairs, à propos de l'accusation dirigée contre lui par certains royalistes, d'avoir reçu le 7 mars cinq ou six cent mille francs de la main du Roi : Si j'avais succombé, si j'avais été assassiné comme je devais l'être dans ma translation d'Aurillac à Paris, jamais mes enfants n'auraient pu laver ma mémoire de cette tache ! Je remarque en passant que le ministère public s'est alors bien gardé de faire connaître aux juges les pièces officielles qui absolvaient Ney de toute inculpation à cet égard.

Donc le rapport du capitaine Jomard est un document très grave, car il nous révèle des faits inconnus jusqu'à ce jour : l'hostilité violente des Wurtembergeois et des Cosaques, les menaces et les outrages de la foule ameutée, volontairement ou non, par les imprudences du major Meyronnet, menaces et outrages qui eussent pu aboutir à un assassinat, lequel eût d'ailleurs simplifié la situation politique et débarrassé le ministère de bien des difficultés.

Un point manque au rapport de Jomard, mais il en est le corollaire évident. Le rapport signale l'attitude résignée du prisonnier sans en expliquer la cause. C'est que Ney avait donné sa parole d'honneur de ne point s'échapper. On a dit que le général Exelmans lui fit offrir, près de Riom, de l'aider à s'évader. Non, répondit Ney, je ne le puis ; ma parole est donnée. A peu de distance de Paris, dans une des maisons de poste qui bordaient la route, le maréchal rencontra sa fidèle et vaillante compagne. Ils restèrent seuls un certain temps ; puis, après d'étroits embrassements, ils se quittèrent. Ils ne devaient plus se revoir que deux ou trois fois à la Conciergerie, et le matin même de l'exécution, au palais du Luxembourg. En remontant dans sa voiture, le maréchal essuya quelques larmes. Croyant voir un signe de surprise sur le visage du lieutenant Frémeau : Vous êtes étonné, monsieur, de me voir pleurer ? lui dit-il. Ce n'est pas sur moi... c'est sur ma femme, c'est sur mes quatre enfants que je pleure !

 

 

 



[1] Tome VII.

[2] M. Ch. de Lacombe rapporte ces paroles autrement. Le Roi aurait dit : Il nous a fait plus de mal en se laissant prendre que le jour où il nous a trahis ! (Les premières années de Berryer. — Voir le Correspondant de 1886.)

[3] Souvenirs de M. de Barante, t. II.

[4] Archives nationales, F7, 6683.

[5] Archives nationales, F7, 6683. — Ce Bresson était peut-être le même qui donna si courageusement asile à Lavalette.

[6] Archives nationales, F7, 6683. — Au conseil tenu chez Berryer père par les avocats Dupin, Pardessus et Delacroix-Franville, la maréchale Ney dit qu'elle avait enfin vu le duc d'Otrante et qu'il était dans de bien bonnes intentions (Voir Les premières années de Berryer, par Charles de Lacombe.)

[7] Archives nationales, F7, 6683.

[8] Mémoires, t. VII.

[9] Archives nationales, F7, 6683.

[10] Les armoiries du prince de la Moskowa étaient d'or bordé d'azur, en cœur un écusson du second à l'orle du champ accompagné à dextre et à sénestre d'une main de sable armée d'un sabre d'argent ; au chef de l'écu, de gueules semé d'étoiles d'argent.

[11] Rapport du capitaine Jomard, daté du 19 août 1815 et transmis le 20 au ministre de la guerre par le lieutenant général Willotte. — Archives nationales, F7, 6683.