LA GUERRE DE 1870

CAUSES ET RESPONSABILITÉS — TOME PREMIER

 

CHAPITRE VI. — LES ALLIANCES EN 1870.

 

 

C'est le marquis de Talhouët qui nous a révélé le 9 janvier 1872 la réponse sibylline du duc de Gramont au duc d'Albufera qui lui demandait, au nom de la commission des Crédits, si nous avions des alliances, réponse qu'il faut lire et relire : Si j'ai fait attendre la commission, c'est que j'avais chez moi, au ministère des Affaires étrangères, l'ambassadeur d'Autriche et le ministre d'Italie. J'espère que la commission ne m'en demandera pas davantage. Et sur cette observation de M. Saint-Marc-Girardin : Il nous a fait entendre que nous avions des alliances ? le marquis de Talhouët répondit : Voilà ce que nous avons interprété quand il nous a dit ces paroles. Interrogé à son tour sur le même sujet, le duc de Gramont s'est réfugié dans ses devoirs d'ancien ministre des Affaires étrangères et dans sa conscience de diplomate pour ne point donner d'explications catégoriques sur ce point si important. Quelles que soient les alliances d'un pays, a-t-il dit, quelles que soient les assurances réciproques et les promesses synallagmatiques des gouvernements et des princes, tout s'efface, tout disparaît dans des désastres semblables aux nôtres et après des entreprises pareilles à celles du 4 Septembre. Le duc de Gramont se refusait à en dire davantage. Il tenait à faire constater que, devant la Commission d'enquête, le ministre des Affaires étrangères de l'Empire n'avait pas voulu donner les communications diplomatiques qu'on sollicitait de lui. Toutefois, il conclut ainsi : Au surplus, le temps déchirera lui-même à bref délai les voiles auxquels il ne m'appartient par de toucher aujourd'hui. Jusque-là, j'aime mieux passer pour inhabile et rester honnête devant mon pays, devant l'Europe et devant moi-même.

Dans son livre la France et la Prusse avant la guerre, le duc de Gramont garde à peu près la même réserve majestueuse. Cependant, il consent à entrer dans quelques explications qui n'étaient pas de nature à violer les secrets dont il croyait avoir eu la garde. Il laisse entendre que l'Angleterre n'était vraiment pas hostile à la France, que l'Espagne n'avait gardé aucun ressentiment de la première phase de nos négociations, que la Russie nous avait fait beaucoup de mal par sa neutralité équivoque et surtout par son attitude menaçante à l'égard de l'Autriche. Celle-ci nous fut-elle jamais hostile ? Poser la question, dit-il, c'est la résoudre. L'Italie nous fut-elle hostile ? Mais nous avons eu constamment les témoignages non équivoques de sa sympathie jusqu'à nos premiers revers... ;) Faisant ensuite une rapide allusion aux négociations amicales de l'Empire avec l'Italie au sujet du Saint-Siège et du rappel de la brigade d'occupation, le duc de Gramont croyait pouvoir ajouter : Il y a loin de là, ce nous semble, à l'isolement de la France au milieu de l'Europe hostile. Et voulant renforcer cette appréciation en somme peu concluante, l'ancien ministre disait : Il tombe sous le sens qu'on ne se résigne pas à une guerre aussi sérieuse, bien que soudaine, sans chercher par tous les moyens possibles à augmenter ses forces de combat. Il est également certain que, quels que soient les gages de concours ou d'amitié qui peuvent s'échanger au début d'une campagne, s'ils sont à l'abri des revers, ils ne sauraient cependant résister à des désastres comme les nôtres et à une révolution comme celle du 4 Septembre.

D'où il faudrait conclure que nous avions des alliances et des traités et qu'une révolution inattendue les a malheureusement fait disparaître. Sortons des ombres mystérieuses pour pénétrer à fond dans la réalité des faits et cherchons ce qu'il y a de vrai dans ces déclarations et comment ces alliances, ces traités avaient été projetés avant qu'il fût question de guerre.

L'Italie et l'Autriche avaient-elles été pressenties pour nous donner leur concours ? Avions-nous avec ces deux puissances engagé des pourparlers, fait des accords ou signé des traités ? La question du Saint-Siège avait-elle été, comme on l'a si souvent affirmé, l'obstacle fatal à ces alliances et à leur réalisation ? Est-il vrai que l'occupation de Rome par les Français ait rendu impossible tous les projets d'action commune de la France avec l'Autriche et l'Italie ? Est-il vrai que l'empereur, après avoir fait de ces alliances le pivot de sa politique extérieure, ait repoussé les propositions de l'Autriche qui demandait à la France de lui laisser l'honneur de résoudre la question romaine ? Est-il vrai que, même après la déclaration de guerre, Napoléon III ait refusé l'aide que lui offrait l'Italie en échange de cette évacuation et affronté seul la guerre contre la Prusse, en se privant ainsi des appuis qui auraient pu lui assurer la victoire ? Peut-on enfin soutenir que la question romaine ait été le centre réel, ou simplement le prétexte des négociations de 1869 et de 1870, en vue de la triple alliance de la France, de l'Autriche et de l'Italie ? Cette question a-t-elle, par la faute de conseillers néfastes qui auraient subordonné les intérêts du pays à leurs préjugés religieux, amené les désastres de 1870 et la perte de l'Alsace-Lorraine, ainsi que l'a déclaré, entre autres, le prince Napoléon ? Tels sont les points qu'il faut examiner avec la plus scrupuleuse attention.

 

Il convient, pour bien éclairer le sujet, de faire un résumé sommaire de la question romaine de 1849 à 18464, date de la convention célèbre dont le but était d'assurer l'indépendance et la sécurité du Saint-Siège[1].

Les événements qui amenèrent en 1849 la proclamation de la République à Rome et la déchéance de l'autorité temporelle du Pape, causèrent, en France surtout, une très vive impression. On ne peut nier qu'à cette époque l'opinion publique ne souhaitât la restauration de Pie IX, parce qu'elle croyait que le pouvoir temporel était indispensable à l'exercice du pouvoir spirituel. Elle s'y montrait d'autant plus favorable que l'Autriche, l'Espagne et les Deux-Siciles, se préoccupant des menaces et des violences de Mazzini et de ses partisans, songeaient à une expédition contre la nouvelle République. De son côté, le prince-président qui, dès 1831, avait soutenu la cause des patriotes italiens, voulait rendre aux Romains un gouvernement libéral pareil à celui de 1846, et enfin empêcher l'Autriche d'usurper à Rome l'influence française. Réconcilier Pie IX avec ses sujets rebelles était une tâche des plus ardues. Cependant, l'Assemblée législative souhaitait la répression des menées révolutionnaires et le retour du Pape à Rome, car la question d'ordre était posée partout. Louis Bonaparte, qui aurait voulu amener les patriotes italiens à une entente avec le Saint-Siège et rester en bon accord avec les deux partis, céda momentanément aux désirs des catholiques, parce que les événements l'exigeaient et parce que ses ambitions présentes et futures y trouvaient leur compte. Les troupes françaises, entrées à Rome le 3 juillet 1849, y devaient demeurer, après une interruption de deux ans, jusqu'au 6 août 1870.

Pendant cette longue période, le Président, devenu empereur, flottera d'une politique à l'autre. Il entreprendra de satisfaire les desseins des nationalistes italiens, en même temps qu'il cherchera à ménager le Saint-Père et les catholiques français. Soutenant dans le Nord l'indépendance de l'Italie et appuyant dans les États pontificaux le pouvoir temporel, prodiguant à ceux-ci et à ceux-là les mêmes promesses, encourageant secrètement les ambitions unitaires et blâmant ou repoussant les tentatives révolutionnaires, se réglant sur le hasard, sur des influences diverses, sur des poussées d'opinion, obéissant à je ne sais quel fatalisme ou à quelles rêveries, refusant tantôt d'abandonner le Saint-Siège ou de livrer une parcelle de son territoire, tantôt s'étonnant que le Pape ne consentit à aucun sacrifice, il mécontentera tout à la fois les Italiens et les catholiques français et il méritera leurs reproches pour n'avoir pas délibérément pris son parti. Sans doute, Napoléon était lié aux catholiques, auxquels il avait formellement promis de maintenir le Pape à Rome. Mais il était également lié aux Italiens, auxquels il avait fait de sérieuses promesses, et ceux-ci devaient être plus exigeants encore que ne le furent les catholiques de France. Aucune des cessions ou concessions qui leur furent faites ne put les contenter. Et lorsque survinrent les terribles épreuves où la France devait succomber, ils se bornèrent à de vaines protestations de fidélité, de sympathie et de dévouement.

Au lendemain de Mentana, Napoléon III était en proie aux embarras et aux soucis les plus graves. Si après avoir donné satisfaction aux catholiques, il laissait à l'Italie ses coudées franches et lui permettait de revenir à ses aspirations nationales, c'est-à-dire à l'unité avec Rome capitale, il donnait un démenti au fameux Jamais de M. Rouher[2]. S'il fermait pour toujours les portes de Rome aux Italiens, il effaçait du même coup les services rendus par lui depuis 1859. L'une et l'autre de ces politiques paraissant trop absolues à son esprit indécis, il résolut de s'en rapporter au hasard des événements. Cependant, n'ayant pu tirer aucun avantage de la guerre austro-prussienne, il comprit l'erreur qui l'avait porté à dire : La maison d'Autriche amoindrie notre influence s'accroîtra en Europe, et il voulut la réparer. Il chercha donc à se rapprocher de François-Joseph et il médita de ce côté une alliance nouvelle à. laquelle il amènerait tôt ou tard l'Italie. Le ministre des Affaires étrangères d'Autriche-Hongrie, le comte de Beust, était loin de repousser les chances d'une revanche, ruais tout lui commandait de ne rien décider à la légère. Le désastre de Sadowa avait été une leçon trop cruelle pour pouvoir être rapidement oublié. M. de Beust, que le prince de Metternich avait informé des secrets desseins de Napoléon III, conseilla la plus grande prudence pour éviter de jeter les États du Sud sous la main habile de Bismarck. Le général hongrois Türr, marié à une Bonaparte et fort apprécié à Florence, entreprit d'amener l'Autriche et l'Italie à une réconciliation. En 1869, ces pourparlers se précisèrent et l'entente, préparée par Nigra, Vimercati et Metternich, parut dès lors possible entre la France, l'Italie et l'Autriche.

Mais Napoléon qui, lui aussi, avait son Conseil secret, cacha ses projets au due de Gramont, notre ambassadeur à Vienne, et à M. de Malaret, notre ministre à Florence. Seuls, Boulier, La Valette et le prince Napoléon en furent instruits. Ce ne fut que le 20 mars 1869 que la Prusse en eut connaissance, et c'est ce qui explique pourquoi Bismarck tint à embarrasser l'alliance projetée en donnant un corps à l'idée qu'il avait eue dès le mois de novembre 1868, de proposer un Hohenzollern pour succéder à la reine Isabelle, chassée d'Espagne par le soulèvement des unionistes, des progressistes et des démocrates. L'Autriche ne roulait signer d'abord qu'une alliance défensive par laquelle les trois puissances concourraient au maintien de la paix en se garantissant leurs territoires, tandis que l'Italie réclamait avant tout pour son concours le rappel des troupes françaises. Boulier et Beust dirigeaient les pourparlers. Metternich, Vitzthum, Vimercati et Nigra servaient d'intermédiaires, mais Napoléon, hésitant entre les Italiens et les catholiques français, ne pouvait se décider à régler immédiatement la question romaine. L'espoir secret de l'empereur était que si une mort subite frappait Pie IX déjà très âgé, le Conclave élirait un Pape qui se prêterait peut-être à un modus vivendi avec le royaume d'Italie. En attendant, les hésitations de Napoléon froissèrent les Italiens qui avaient déjà oublié tout ce qu'il avait fait pour eux. M. Émile Bourgeois a affirmé, avec d'autres écrivains[3], que la résistance venait surtout de l'impératrice et des ministres, alors que l'empereur était, lui aussi, à cette époque, très opposé à l'évacuation du territoire romain. Après les élections législatives de 1869 qui donnèrent plus d'espérance aux libéraux, les négociations reprirent entre Vienne, Florence et Paris, et l'on put croire que la convention du 15 septembre 1864 allait recevoir, de part et d'autre, son application définitive. Mais on n'aboutit pas à un traité précis, et des lettres personnelles de François-Joseph, Victor-Emmanuel et Napoléon III, qui confirmaient les stipulations d'une entente à trois ayant un caractère défensif, remplacèrent provisoirement, comme on le sait, le texte d'un traité. Le roi d'Italie, tout en reconnaissant que son pays pouvait tendre la main à l'Autriche et contribuer avec la France à maintenir la paix du monde, ne voulait prendre aucun engagement avant la mise à exécution plénière de la convention de 1864. Napoléon crut trouver dans ces lettres l'assurance que tôt ou tard on pourrait arriver à la signature du traité d'alliance désiré, sans penser, comme le disait Bismarck, a que l'observation des traités entre les grands États n'est que conditionnelle, dès que la lutte pour la vie les met à l'épreuve[4]. Ceci fut dit en septembre 1869, au moment où la Prusse recommandait à Serrano la candidature de Léopold de Hohenzollern, et où le baron de Werther abouchait Salazar avec le prince Antoine. Toute cette entreprise, destinée à faire crouler le projet et les vues de la triple alliance, était habilement menée par le chancelier prussien. Et le roi Guillaume lui-même, qui se défendit plus tard d'en avoir connu les origines, laissait cependant le prince Léopold entrer en négociations avec les agents espagnols.

Napoléon III eut-il tort d'ajourner le projet de la triple alliance et de croire qu'il était libre de le reprendre à son heure ? On ne devrait pas poser ainsi la question, car l'empereur n'était pas libre de mener à lui seul cette grave affaire. Ce qui l'empêchait de la conclure, c'était, d'une part, les hésitations de l'Autriche, et de l'autre, les exigences de l'Italie qui réclamait l'évacuation immédiate du territoire pontifical, sans pouvoir donner de garanties formelles capables d'empêcher le retour d'événements pareils à celui de Mentana. Lors du voyage de l'archiduc Albert à Paris (avril 1870), il avait été reconnu qu'en cas de déclaration de guerre, il fallait que trois armées de cent mille hommes chacune, française, italienne et autrichienne, pussent envahir le midi de l'Allemagne afin d'écarter de la Prusse la Bavière, le Wurtemberg et le grand-duché de Bade. Le maréchal Le Bœuf et les généraux Lebrun, Jarras et Frossard déclarèrent que la première condition était d'obtenir que les trois puissances s'engageassent à accepter ou à déclarer la guerre ensemble, à mobiliser le même jour, et à entrer immédiatement en opérations.

Il fut entendu que le général Lebrun irait à Vienne et ferait tous ses efforts pour obtenir de l'empereur d'Autriche que cette condition fût acceptée sine qua non. Le 6 juin, Lebrun arriva à Vienne et, après une discussion avec l'archiduc qui dura cinq jours, aborda la question principale, c'est-à-dire celle qui concluait à mobiliser le même jour en France, en Autriche, en Italie, et à commencer les opérations à la même heure. Il fut alors reconnu que l'Autriche et l'Italie ne pontaient réaliser cette condition essentielle, et qu'il fallait à l'une et à l'autre six semaines pour mobiliser, à dater du jour de la déclaration de guerre. Tout ce que pouvaient l'Autriche et l'Italie, c'était d'adopter une neutralité armée qui forcerait la Prusse à retenir des troupes en Saxe et en Silésie. Non seulement, l'Autriche n'était pas prête à la guerre, mais ses populations n'y étaient point disposées, car les revers de 1859 et de 1866 étaient trop présents à leur mémoire. François-Joseph dit lui-même au général Lebrun qu'il ne suffisait pas à. ses sujets d'avoir à combattre les ambitions insatiables de la Prusse, mais qu'il fallait leur prouver que la guerre était nécessaire. Je veux la paix. Si je fais la guerre en même temps que l'empereur Napoléon, dit-il, il n'est pas douteux qu'exploitant de nouveau l'idée allemande, la Prusse pourrait surexciter et soulever à son profit les populations allemandes, même dans l'empire austro-hongrois. Mais si l'empereur Napoléon, forcé d'accepter ou de déclarer la guerre, se présentait avec ses armées dans le midi de l'Allemagne, non point en ennemi mais en libérateur, je serais forcé, de mon côté, de déclarer que je fais cause commune avec lui. En réalité, François-Joseph donnait son adhésion au plan de l'archiduc Albert ; mais il désirait vivement que Napoléon III ne se fit aucune illusion sur le concours qu'il pouvait attendre de l'Autriche. Le général Jarras, qui était aussi bien au courant de ces pourparlers que le général Lebrun, ajoute dans ses Souvenirs : Il fut dit expressément qu'en acceptant le projet de l'archiduc, il fallait se tenir en garde contre de cruels mécomptes et ne pas croire aveuglément à la coopération d'une puissance qui ne ferait que des promesses en évitant de s'engager formellement. L'empereur ne fut nullement influencé et ne voulut pas admettre ce calcul machiavélique de la part de ses alliés et de l'Autriche en particulier. Mais il ne parvint pas à faire partager cette confiance à ceux qui l'entendaient. Les quatre généraux déclarèrent donc le projet autrichien inacceptable. Il fallait qu'il Mt remanié de telle sorte que la France ne demeurât pas six semaines seule en face d'un ennemi très supérieur en nombre. Et Jarras dit en repliant les cartes : Il est entendu que la France ne peut déclarer la guerre à la Prusse qu'en ayant l'assurance que des alliés solides et puissants entreront en opérations en même temps qu'elle. Cette assurance, la France ne l'obtint jamais, pas plus de l'Italie que de l'Autriche[5].

Si l'Autriche n'avait ni les ressources financières ni les effectifs suffisants pour entrer immédiatement en campagne, que dire de l'Italie ? L'effectif de l'armée italienne avait été réduit à cent trente mille hommes. Il lui fallait au moins six semaines pour se préparer à une action quelconque, puisque le 27 juillet 1870, Visconti-Venosta sera amené à dire lui-même à sir Paget : L'Italie est désarmée au delà de toutes limites. Et le 18 septembre 1870, Crispi écrira à Philippe, préfet de la Haute-Savoie, que les Italiens ne seraient point capables d'envoyer cinquante hommes au delà des Alpes. Nous pourrions soutenir une guerre défensive chez nous, mais nous ne pouvons faire une guerre offensive. Dans les pourparlers qui eurent lieu au sujet de la triple alliance, il fut toujours reconnu qu'il faudrait à l'Italie un certain temps pour modifier sa politique pacifique et se mettre sur le pied de guerre. Si les finances de l'Autriche et ses forces militaires étaient amoindries, les finances et les forces de l'Italie, en 1870, n'étaient pas en meilleur état. Enfin, l'Autriche n'était pas sûre de l'adhésion des Hongrois qui étaient alors plutôt sympathiques aux Allemands, l'Italie n'avait pas en faveur de la France l'adhésion absolue de ses peuples. Une bonne partie des Italiens nous était défavorable, mais la presse ne cachait pas ses rancunes et ses antipathies contre l'empereur des Français et son gouvernement. Elle n'admettait pas que l'Italie marchât contre son allié prussien de 1866 dans l'intérêt et au profit de ceux qui avaient été ses adversaires à Mentana. Elle ne voulait pas, comme le disait le général Govone, que le gouvernement italien fit des sacrifices pour aider la France à remporter des victoires dont la conséquence eût été de replacer l'Italie sous une tutelle qui lui pesait et d'augmenter le nombre et la solidité des obstacles qui s'opposaient aux revendications nationales. Et c'était en face de pareils alliés, ou prétendus tels, que l'Empire allait affronter les périls d'une guerre avec une puissance sûre aussi de ses forces et de ses ressources, sûre de l'inaction ou de la complicité de l'Europe !

Dans les pourparlers qui précédèrent l'entrée aux affaires du Cabinet libéral, Napoléon III avait dit à M. Émile Ollivier, comme pour devancer ses exigences : En ce qui concerne Rome, il faut prendre un parti et évacuer le plus tôt possible. Et l'empereur n'avait pas été peu surpris d'entendre M. Émile Ollivier lui faire cette objection : Sire, cela parait difficile tant que le Concile durera, car notre gouvernement doit mettre son honneur à assurer sa liberté. Napoléon III acquiesça et écarta ce sujet de l'entretien. Le Concile n'était pas d'ailleurs sans causer quelque inquiétude au gouvernement. Sa réunion avait préoccupé le comte Daru qui craignait une décision relative à l'intrusion du pouvoir ecclésiastique dans les affaires civiles et ne croyait pas que le Concile se bornerait à proclamer l'infaillibilité du Pape, comme docteur suprême de tous les chrétiens, dans les choses de foi ou de mœurs. La décision du Concile ne fut en réalité qu'une décision d'ordre purement théologique, d'accord avec la croyance presque universelle. De ce côté, l'empereur fut bientôt rassuré, mais il resta partagé entre l'idée de ne point s'aliéner les catholiques français par l'évacuation de Rome, à laquelle il pensait toujours, et celle de mécontenter les Italiens dont il avait besoin pour ses projets contre la Prusse. Le prince Napoléon ne cessait d'ailleurs d'agiter son esprit à cet égard et de lui rappeler ses anciennes promesses. Ce qui mettait le comble .à l'imprudence d'une telle politique, c'est qu'aucune des alliances, projetée depuis deux ans, n'était conclue ni même en état de se conclure. Rien à attendre de Londres ; rien non plus de Saint-Pétersbourg. Et de l'Autriche, rien de précis. Quant à l'Italie, après de vagues protestations de dévouement et de fidélité, ses agents demandaient une suite régulière aux pourparlers de 1868 avant de prendre un engagement définitif.

Cependant, pour occuper le tapis et ne pas s'exposer aux foudres impériales, au cas où la victoire favoriserait les armées de Napoléon III, — ce que beaucoup de personnes croyaient encore possible, — Vimercati s'offrit à reprendre les négociations et laissa espérer le concours italien, si le territoire pontifical était évacué. Il lui fut répondu que l'empereur rappellerait la brigade de Civita-Vecchia, mais à la condition d'avoir des garanties formelles pour la sécurité et l'indépendance du Saint-Siège. De son côté, Vitzthum, au nom de l'Autriche, qui, elle aussi, redoutait quelque mauvais coup de Napoléon contre elle en cas de victoire, suggéra l'idée d'une médiation qui ne devait pas aboutir. Et l'on en était là quand le duc de Gramont laissait croire à la commission du Corps législatif qu'il traitait sérieusement avec l'Autriche et l'Italie. Il allait plus loin dans ses rêves ou dans ses illusions. Quoique Nigra et Vimercati n'eussent rien promis, que Beust eût officiellement déclaré que l'Autriche ne voulait pas s'immiscer dans les affaires espagnoles ni dans le conflit franco-prussien, qu'elle interviendrait tout au plus avec prudence et dans un but loyalement pacifique, enfin qu'elle conserverait l'attitude passive et la neutralité tout en sauvegardant ses intérêts, le duc de Gramont qui feignait de ne rien entendre, mandait le 17 juillet à Andrassy qu'il espérait voir les Autrichiens dans quinze jours sur les frontières de Bohème et les Italiens à Munich[6]. Il écrivait au comte de Beust que le Sud hésitait à marcher et le consultait même sur le point précis où il fallait attaquer la Prusse. Cette consultation, faite au dernier moment, est la preuve certaine que les arrangements, dont on osait se vanter, étaient à peine à l'état d'embryon. Ce n'est que le 18 juillet, que le duc de Gramont informait M. de Malaret, notre agent à Florence, que l'empereur était prêt à placer les frontières pontificales sous la sauvegarde de Victor-Emmanuel, si le roi s'engageait à protéger efficacement le Saint-Père contre toute attaque. Ainsi, après avoir hésité en 1869 à faire cette concession qui, même à cette date, n'aurait pas donné les avantages que l'on prétend, c'était à l'heure où tout s'effondrait que l'Empire paraissait y consentir.

Et c'est après la déclaration de guerre que le ministre des Affaires étrangères déclara qu'il s'agissait d'arrêter enfin les conditions de la triple alliance, trompant ainsi le Parlement qui avait cru à des alliances réelles et le ministre de la Guerre qui ne se serait jamais décidé à mobiliser, sans cette assurance formelle. Quant à penser, comme on l'a soutenu, que l'Italie, satisfaite dans tons ses désirs, aurait pu entraîner l'Autriche contre la Prusse, c'est commettre une singulière erreur. La Russie, déjà liée à la Prusse, était décidée à se jeter sur l'Autriche, si celle-ci bougeait, et de cela l'Autriche était informée. C'est pourquoi, se réfugiant dans une neutralité armée, elle attendait les événements, prête à modifier son attitude, suivant que la victoire se porterait de tel ou tel côté. La fatuité et l'imprévoyance du duc de Gramont défiaient ici toute idée. Apprenant que la Russie se montrait plus que réservée : Tant mieux, disait-il, cela donne plus de force à notre triple entente. Puis il s'écriait : Renonçons à la Russie, ou bien faisons-lui la guerre ! Comment, en face d'un tel partenaire qui, sans avoir conclu aucune alliance, comptait, le 19 juillet, sur 80.000 Italiens en Bavière et 100.000 Autrichiens en Bohême, Bismarck n'aurait-il pas facilement triomphé ?

M. de Vitzthum qui, d'après les instructions reçues, tenait à ménager l'empereur des Français, arrive à Vienne et au conseil de la Hofburg, le 18 juillet, obtient une promesse de neutralité qui tiendra la Russie en respect et permettra de poursuivre un mode d'action secrète avec l'Italie. La neutralité de la Russie, dit le comte de Beust à Metternich, dépend de la nôtre. Plus celle-là deviendra bienveillante pour la Prusse, plus notre neutralité pourra se montrer sympathique à la France. Notre entrée en campagne amènerait sur-le-champ celle de la Russie qui nous menace, non seulement en Galicie, mais sur le Pruth et le Danube. Neutraliser la Russie, l'amuser jusqu'au moment où la saison avancée ne lui permettrait plus de songer à ses troupes, éviter tout ce qui pourrait lui donner de l'ombrage ou lui fournir un prétexte d'entrer en lice, voilà ce qui doit, pour le moment, être le but ostensible de notre politique[7]. Le duc de Gramont apprend avec surprise cette neutralité et insiste pour obtenir l'envoi d'un corps d'avinée autrichien en Bavière, ce que M. de Beust déclare impossible. Il est vrai que celui-ci ajoute, le 20 juillet, dans une lettre adressée à Metternich : Fidèles à nos engagements, tels qu'ils ont été consignés dans les lettres échangées l'année dernière entre les deux souverains, nous considérons la cause de la France comme la nôtre, et nous contribuerons au succès de ses armes dans la mesure du possible. Quels étaient donc ces engagements ? C'était de se préparer aux diverses éventualités et de ne pas s'entendre avec une puissance tierce A l'insu l'un de l'autre : Une fois la guerre engagée, dit le comte de Beust, alors seulement on envoya à Paris, non des assurances qui nous engageaient, mais seulement des déclarations amicales. Il était inutile de décourager le gouvernement français, et cela aurait pu nous nuire beaucoup ![8] Déjà le marquis de Cazaux, devant les réserves prudentes du Cabinet viennois, s'était écrié : Vous me faites l'effet de gens qui perdent leur argent à petit jeu ! et Beust lui avait répondu vit entent : Si nous perdons notre argent, c'est nous seuls que cela regarde ! En réalité, l'Autriche, comme l'a reconnu Napoléon III lui-même devant le général Lebrun, n'était engagée que moralement, et les mots dans la mesure du possible restreignaient singulièrement la promesse de son action[9].

C'est ce qu'indique la suite de la lettre du comte de Beust : Ces limites sont déterminées, d'une part, par nos difficultés intérieures, d'autre part, par des considérations politiques de la plus haute importance. Nous croyons savoir que la Russie persévère dans son alliance mec la Prusse au point que, dans certaines éventualités, l'intervention des armées moscovites doit être envisagée, non pas comme probable, mais comme certaine. Le comte de Beust faisait ressortir un autre danger. Nous ne pouvons oublier que nos dix millions d'Allemands voient dans la guerre actuelle, non pas un duel entre la France et la Prusse, mais le commencement d'une lutte nationale... Dans ces circonstances, le mot neutralité, que nous ne prononçons pas sans regret, nous est imposé par une nécessité impérieuse et par une appréciation logique de nos intérêts solidaires. Le duc de Gramont a donc eu tort de déclarer que la coopération de l'Autriche nous était assurée, car il a négligé ces mots dans les limites du possible et le commentaire décisif qui les accompagnait.

Il connaissait d'autant mieux la neutralité stricte adoptée par l'Autriche que l'un des secrétaires de notre ambassade à Vienne, le baron de Bourgoing, après un entretien avec le comte de Beust, était venu dire à Paris que cette puissance était dans l'impossibilité actuelle de donner un concours direct à Farinée française. Mais Gramont ne tint aucun compte de cet avertissement.

A Florence, Vitzthum n'obtint également qu'une déclaration de neutralité et Victor-Emmanuel écrivit, le 21 juillet, à Napoléon III : Je suis obligé de ménager les susceptibilités d'un ministère formé dans un but pacifique et que la rapidité des événements m'a empêché d'amener, aussi promptement que je l'aurais désiré, à la réalisation de nos anciens projets. Puis, répondant à l'affirmation donnée par l'empereur du prochain rappel du corps d'occupation et à la confiance exprimée par lui dans sa loyauté au sujet des égards dus au Saint-Siège : Votre Majesté, disait-il, m'annonce son désir de faire exécuter la convention du 15 Septembre dont mon gouvernement accomplit exactement les obligations. Votre Majesté ne peut donc pas douter qu'il ne continue à en remplir les causes, confiant dans une juste réciprocité de la France à en remplir les engagements. Cette observation, ainsi présentée, était à peine correcte et on comprend que Victor-Emmanuel se soit excusé par la suite d'avoir signé à la hale une réponse exigée par les susceptibilités de son ministère. Le roi croyait devoir ajouter qu'il regrettait, tu la rapidité des événements, de n'avoir pas eu le temps d'amener ses conseillers à réaliser promptement les anciens projets comme il l'eût désiré. Il eût eu de la peine, car Sella, grand admirateur de la Prusse, et Lanza, préoccupé avant tout des intérêts économiques du pays, se montraient disposés à la neutralité la plus stricte.

Le ministre des Affaires étrangères, Visconti-Venosta, entendait, eu dehors du crédit de 16 millions demandé pour le rappel de deux classes et l'armement de trois cuirassés, ne faire aucune demande de crédits ni aucuns rappels supplémentaires, parce que son désir formel était de conserver la neutralité et de localiser la guerre. Il confia quelques jours après à sir Paget que le désarmement avait été poussé en Italie à ses dernières limites et que l'armée était, avant le rappel des deux classes, au-dessous du chiffre qu'elle devrait avoir pour être en état de faire face à tous ses devoirs, même dans les temps de la paix la plus ordinaire. Le 26 juillet, Vimercati faisait savoir à Napoléon III que l'Autriche et l'Italie ne demandaient pas mieux que d'aider la France, mais que la situation en Autriche et en Italie était toute différente de ce que l'on croyait en France. Et il se résignait à cet aveu qui en dit long : L'argent prussien n'a pas travaillé en vain dans les deux pays !

Comment a-t-on pu dire après cela que, le 24 juillet, le Conseil des ministres et l'empereur François-Joseph étaient prêts à conclure la triple alliance ? Il suffit de relire les dépêches officielles pour découvrir tout le contraire. Du 6 au 20 juillet, il n'est question que du désir de ne pas s'immiscer dans le conflit franco-prussien, de garder l'attitude passive et la neutralité, et s'il faut sortir de cette attitude, de n'agir qu'en vue de la conciliation et de la paix. La circulaire de Beust à ses agents, le 20 juillet, constate que l'unique préoccupation de l'Autriche a été le maintien de la paix, et que maintenant la neutralité lui est commandée avec le devoir de veiller à sa sécurité et à ses intérêts, de résister à toute pression et à tout entraînement irréfléchi et de ne pas devenir le jouet des événements. Il est vrai que, le 26 juillet, Victor-Emmanuel informe Napoléon III que l'Autriche propose un traité préalable de neutralité armée entre l'Autriche et l'Italie, ce qui, dit-il, faciliterait, en cas d'événement, notre concours dans cette triple alliance. Mais ce ne sont là, encore une fois, que les promesses vagues d'un traité qui permettrait de se mettre en mouvement dans l'avenir, c'est-à-dire dans plusieurs mois, quand la guerre entre la France et la Prusse aurait déjà décidé du sort de l'une ou de l'autre de ces deux puissances. Les armements promis, la sommation éventuelle à la Prusse de maintenir le statu quo en Allemagne, l'entrée en campagne de corps autrichiens et italiens, tout cela était fallacieux ou éphémère.

La conscience nationale était ballottée, dit le général Govone, entre des aspirations contradictoires, entre les souvenirs du cœur et les considérations politiques, entre le désir de parachever le programme national et l'incertitude du choix de la voie qui mènerait plus sûrement à ce but, entre l'intuition de la nécessité politique qui contraignait l'Italie à ne pas se désintéresser des grandes questions d'équilibre européen et l'obligation de maintenir à tout prix l'état de paix et de s'appliquer avant tout à refaire sa puissance économique. Si le roi et la plupart des hommes d'État et des généraux penchaient en faveur de l'alliance française, d'autres hommes politiques et la plus grande partie de la nation étaient bien décidés à s'y opposer... Pendant que Vimercati, porteur d'inutiles projets de traités, faisait la navette entre Paris, Florence, Vienne et Metz, pendant que Witzthum courait de Vienne à Paris et à Florence pour y exposer les embarras et les préoccupations de l'Autriche, pendant que, dans toute l'Europe, les Neutres prenaient position pour assister au grand duel, l'Italie restait encore hésitante devant les différents desseins entre lesquels il lui fallait opter[10]. Voilà comment parlait de cette alliance, que l'on disait conclue, le général Govone. Et lui, ministre de la Guerre italien, déclare qu'au 15 juillet l'Italie était, à vrai dire, désarmée... Si les cadres de l'armée existaient, la force vive de cette armée et surtout la possibilité de l'utiliser rapidement avaient été réduits à leur minimum d'effet... Le passage du pied de paix au pied de guerre n'aurait donc pu s'effectuer que fort lentement... En tout état de cause, l'Italie se trouvait dans l'impossibilité de soutenir une grande guerre[11]. Est-ce assez clair ? Et comment soutenir encore que l'Italie était de taille à nous aider ?

Le comte de Beust, serré de près par le duc de Gramont et ses agents, avait soin de dire que la solution de la question romaine était la condition essentielle de la formation de la triple alliance et qu'il fallait retirer cette épine du pied de l'Italie, si on voulait qu'elle marchât librement avec nous. Il y insistait avec force et avec adresse, parce qu'il savait bien que l'Empire était toujours hésitant à ce sujet, et que ses atermoiements facilitaient les propres atermoiements de l'Autriche.

Victor-Emmanuel avait informé notre ambassadeur, M. de Malaret, qu'il désirait occuper quelques points stratégiques du territoire pontifical dans le but de veiller à la sécurité du Saint-Père. M. de Malaret répondit que cette occupation impliquerait l'abandon de la convention de Septembre et ne voulut pas engager son gouvernement. Le comte de Beust persistait à réclamer l'honneur de résoudre la question romaine, mais à quelle condition ? A la condition qu'en notre nom il autoriserait les Italiens à rentrer à Rome, à se charger seuls de la sécurité du Saint-Père et à ne plus être liés par la convention de 1864, ce que ne pouvait accepter l'Empire, puisqu'on ne lui offrait en échange que de vagues promesses et que c'eût été manquer à la parole donnée au Saint-Siège. D'autre part, l'Italie, -même délivrée de son épine romaine, ne pouvait rien faire à l'insu de l'Autriche, à cause de ses arrangements particuliers avec elle. Et comme celle-ci avait peur d'une intervention de la Russie, son inaction forcée entraînait celle de l'Italie. Il ressort en outre de l'étude de ces faits que l'Autriche, en demandant pour l'Italie beaucoup plus que cette puissance n'exigeait alors elle-même, — car elle se contentait du retour à la convention de Septembre, — compliquait encore les difficultés, afin d'éviter de signer un traité qui l'obligerait à une action trop immédiate.

Les 25 et le 26 juillet 1870 furent des journées critiques ; mais les comparer à la journée de Sedan, c'est quelque peu forcer la note. Le 25, Victor-Emmanuel dit au parlement italien qu'il se décidait à la neutralité. Il faut peser les termes de la déclaration royale. Cette neutralité sera stricte. Mais l'Italie se réserve une pleine liberté d'action pour la défense de ses droits et de ses intérêts. Le gouvernement croit qu'il serait d'une politique détestable de se prononcer en ce moment contre la France, afin d'arriver par la force à l'accomplissement des vœux du pays. Les mots en ce moment donnent à ces paroles une gravité particulière. On envisageait donc la possibilité d'une action contre la France, au cas où elle refuserait de condescendre aux aspirations nationales de l'Italie. Et l'on ne disait pas que le ministre prussien à Florence, Brassier de Saint-Simon, insistait alors auprès du Cabinet italien pour lui démontrer que l'alliance de 1866 était préférable à l'alliance française ; que la France ne pouvait que donner Rome et reviendrait peut-être sur sa concession, tandis que la Prusse faisait espérer en outre le Tyrol, Nice et la Savoie. Toutes ces offres troublaient le roi et ses ministres et contribuaient à les maintenir dans leurs exigences en même temps que dans leur temporisation ou leurs réserves.

Notre agent à Vienne, le prince de la Tour d'Auvergne, consentait bien à l'évacuation de Rome par les Français, mais non pas à l'occupation par les Italiens. Il le fit savoir à François-Joseph qui aurait répondu, pour hâter cette évacuation, que l'Autriche pressait ses préparatifs afin de nous venir en aide. Or, ses troupes ne bougeaient pas. Ses effectifs ne s'accroissaient pas non plus. Le général Lebrun, en ayant été informé, le dit avec tristesse au duc de Gramont, qui lui répondit : Qui vous a écrit cela ? — Le colonel de Bouillé, notre attaché militaire. — Est-ce donc que le colonel sait tout ce qui se passe à Vienne ?... Allez, allez, et soyez confiant ! Nous, qui avons les pièces officielles sous les yeux, nous ne pouvons comprendre un tel aveuglement. Quant à Andrassy qui se serait résigné, dit-on, à l'intervention autrichienne, cette résignation nous surprend de la part du ministre hongrois qui a toujours dit le contraire et qui était inféodé à la politique de Bismarck. N'oublions pas non plus que le comte de Beust déclarait à la même date aux Légations que l'Autriche-Hongrie se bornerait à une neutralité armée, et qu'il ne sollicitait pour cela que le faible crédit de vingt millions. Cependant, pour éviter de froisser davantage l'empereur des Français et pour occuper des instants précieux, Beust et Vimercati préparèrent le projet d'un traité de médiation armée avec garantie réciproque de territoires, concert de démarches ultérieures, mise sur pied des armées autrichienne et italienne aussitôt que faire se pourra et préparation simultanée de plans de campagne, sans oublier le règlement de la question romaine. Tout cet appareil s'étalait en vains propos au moment même où les Prussiens s'avançaient en masses profondes vers la frontière française. Peut-on vraiment croire à la sincérité et au succès de pareilles négociations à l'heure où la Prusse, assurée de l'appui des États du Sud, de la complicité de la Russie, de la neutralité de l'Autriche et de l'Italie, de l'adhésion de presque toute l'Europe, marchait délibérément avec des forces supérieures et compactes à la réalisation de projets mûris depuis quatre ans ? De son côté, tout était prêt.

On ne pouvait pas se fier au concours militaire de l'Autriche, car encore une fois, ce concours, jamais l'Autriche ne l'avait promis formellement. C'était avec des réserves et des conditions, avec des mots vagues comme a dans la mesure du possible n que cette puissance avait laissé espérer sa coopération. Elle ne voulait pas s'engager sans l'Italie, et l'Italie ne voulait pas s'engager sans l'Autriche. La vérité, c'est, il faut le dire et le redire, que l'une et l'autre attendaient le résultat du premier choc. L'Autriche voulait choisir le moment propice en ne risquant rien pour sa sécurité personnelle. L'Italie était impatiente, non pas d'agir pour nous, mais d'occuper Rome. Elle se faisait le raisonnement suivant. Si Napoléon ne cédait pas tout de suite à ses désirs et si, par hasard, il était vainqueur, la question romaine allait être une fois pour imite enterrée. Si, au contraire, Napoléon était battu, qui répondait que l'Europe laisserait l'Italie maîtresse d'occuper Rome ? En vertu du vieux proverbe, il vaut mieux tenir que courir, elle demandait à tenir, sans accorder à la France autre chose que de bonnes paroles et de belles protestations de dévouement et de fidélité. Admettons que le traité eût été signé, nos premiers revers en eussent immédiatement changé la nature, suivant l'axiome connu : Nemo ultra posse obligatur.

En vérité, la convention du 15 Septembre était-elle, oui ou non, un acte solennel ? Oui. Alors pouvait-on la détruire brutalement ? Pouvait-on ne pas exiger de l'Italie la promesse certaine de respecter et de faire respecter cette convention ? Non. En ce cas, pourquoi l'Italie hésitait-elle à donner des garanties formelles ? Pourquoi accuser la France seule d'indécision et de manque de franchise ? Pourquoi réserver uniquement à l'Italie les mérites de la décision et de la droiture ? La notification du départ des troupes françaises, à laquelle allait se résoudre le gouvernement impérial, n'impliquait nullement la rupture définitive de la convention de Septembre... Il a été affirmé que l'Autriche et l'Italie avaient eu la pensée secrète de s'entendre aux dépens du Pape. Quelle que fût l'influence du comte de Beust sur François-Joseph, il n'est pas permis de croire que l'empereur d'Autriche, si désireux qu'il fût d'échapper à toute complication, ait songé à porter un préjudice direct au Saint-Siège. Cela eût été contraire à tout ce que l'on savait de ses convictions, de ses sentiments, de sa situation de chef. catholique d'une grande puissance où dominent les traditions de respect et de fidélité à la Papauté. Est-il vrai également que ce dilemme : Sauver la France en perdant Rome, ou perdre la France en sauvant Rome, se soit alors posé réellement ? Non. L'abandon complet de Rome n'eût pas sauvé la France, puisque ni l'Italie ni l'Autriche n'étaient, à cette époque, en état de lui venir matériellement et efficacement en aide. Les documents authentiques sont là pour attester cette vérité dont on se garde de parler. Faut-il redire encore une fois que l'Autriche avait déclaré qu'il ne lui serait pas possible d'entrer en campagne avant la fin de septembre et que l'Italie n'était pas prête ? A quoi donc auraient servi des traités d'alliance qui auraient laissé, pendant cinq semaines au moins, la France toute seule devant un ennemi supérieur en forces ? En outre, l'occupation de Rome, autorisée sans garanties certaines, car les promesses. n'étaient pas des garanties, — eût été un acte déloyal. Pourquoi ? Parce que la convention de Septembre n'était pas abrogée, et l'eût-elle été que la dénonciation subite d'une politique de protection, en face des craintes soulevées par une guerre contre la Prusse, n'eût paru être que la preuve d'une insigne faiblesse, en même temps qu'une offense faite, non pas au parti clérical, comme on se plaît à le dire, mais à tous les catholiques français qui avaient ratifié cette convention. Ce qu'il faut répéter, c'est que le comte de Beust, très préoccupé de tirer l'Autriche d'une situation dangereuse et prévoyant bien que Napoléon III n'accepterait pas la condition de l'hésitation de l'empereur de rendre Rome aux Italiens sans garanties expresses, en profitait pour affirmer sa neutralité. Ce qu'il faut dire encore, c'est que l'Italie cherchait à échapper d'avance au reproche qu'on lui ferait plus tard d'avoir envahi les États pontificaux, sans y être autorisée par la France ; ce qu'il convient enfin d'ajouter, c'est que, si elle eût obtenu cette autorisation, elle aurait quand même rejeté sur nous toutes les conséquences des actes à venir.

On ne peut pas croire non plus que le tsar ait offert à l'Autriche de la défendre contre la Prusse victorieuse, et que le Cabinet de Londres ait fait la même offre à l'Italie. Ce sont là de simples suppositions que rien ne justifie.

La Russie se tenait dans une attitude plus que bienveillante à l'égard de la Prusse, et cependant le Cabinet des Tuileries s'illusionnait grandement sur ses dispositions[12]. Il les croyait plutôt favorables à sa politique. Comme cette illusion a été prise au sérieux, aussi bien au début de la guerre qu'un mois après, il convient d'examiner brièvement ce que cette puissance comptait faire à notre sujet. Jusqu'à la déclaration de guerre, Napoléon III avait pensé qu'Alexandre non seulement ne lui tendrait aucun piège, mais lui manifesterait une sympathie cordiale. Même, au milieu de ses revers, il y crut encore. On a fait grand bruit, à l'époque, d'une dépêche du général Fleury en date du 29 août 1870, adressée au prince de la Tour d'Auvergne et par laquelle le général aurait promis à l'Empire le concours de la Russie. La voici : J'ai eu ce matin un long entretien avec l'empereur Alexandre. Il a écrit tout dernièrement au roi de Prusse. Il lui a fait comprendre que, dans le cas où la France serait finalement vaincue, une paix basée sur une humiliation ne serait qu'une trêve et que cette trêve serait dangereuse pour tous les États. Le roi aurait fait une réponse satisfaisante dans laquelle serait signalée la grande difficulté par lui de faire accepter par l'Allemagne l'abandon d'une partie des provinces conquises. Après tin échange d'idées et une protestation énergique de nia part, le tsar n'a pas insisté. Visiblement impressionné par mes paroles, il m'a dit avec animation qu'il partageait mon opinion et qu'il saura bien, le moment venu, parler hautement si cela devenait nécessaire. L'ambassadeur ajoutait : Si j'insiste sur ces nuances, c'est pour constater une fois de plus combien l'empereur Alexandre est dominé par les influences prussiennes et combien il parait utile de venir périodiquement combattre ce travail incessant du comte de Bismarck[13]. Le général Fleury constatait chez le tsar une âme honnête, mais pleine de faiblesse et de mobilité. Alexandre se préoccupait de l'agitation de Paris, de la hardiesse de l'opposition et de la faiblesse de la majorité. Il ne se rendait pas un compte exact de la fidélité et de l'énergie des chefs de l'armée française et paraissait ne faire dépendre son concours plus ou moins efficace que de la fermeté du gouvernement[14]. En réalité, l'ambassadeur, malgré de belles paroles, n'axait qu'une confiance très limitée dans l'intervention possible du tsar. L'âme d'Alexandre était partagée entre deux sentiments : obliger la Prusse sans désobliger la France. Il ne nous donnait au fond que des espérances. Rien de plus.

Quant à Gortschakov, qui, à la fin de décembre 1869, disait au général Fleury : Moi, le promoteur de l'idée d'alliance avec la France, je serai le défenseur de cette politique tant que je vivrai, Gortschakov suivait la conduite prudente de son maître qui voulait ménager la France, tout en flattant et même en aidant la Prusse. A une allusion faite par une brochure retentissante, l'Impasse politique, à l'alliance franco-russe, le chancelier avait dit, le 23 mai 1870, à Fleury, que le mot alliance était une formule fausse et qu'il ne s'agissait simplement que d'une entente amicale entre les deux pays. Il ne faut pas oublier qu'en juin 1870, le tsar avait été rendre visite à son oncle le roi Guillaume à Ems. Ce fut une visite essentiellement politique, et voici pourquoi : Le général de Manteuffel était venu donner à Saint-Pétersbourg des assurances très engageantes au sujet de la question d'Orient et déclarer que la Prusse ne ferait aucune opposition sur ce point. La révision du traité de 1856 était déjà dans l'air. En échange de ces bonnes promesses, il devenait certain que la neutralité bienveillante de la Russie était absolument acquise à la Prusse pour les futures éventualités.

Il importe encore de rappeler que Gortschakov ne manquait pas une occasion pour faire comprendre à Fleury que, du côté de la France, lorsqu'il s'agissait des affaires d'Orient, nos ministres et nos agents allaient au delà ou en deçà des intentions de l'Europe et fomentaient contre la Russie la méfiance et la discorde. Aussi, le 6 juillet 1870, au moment où la déclaration de Gramont mettait le feu aux poudres, le chancelier russe ne se gênait pas pour déclarer à l'ambassadeur que si la France voulait arriver à une entente tout à fait cordiale, il fallait qu'elle donnât des gages de conciliation en Orient. Ceci dit, Gortschakov affirmait que le tsar axait fait entendre à Berlin un langage conciliateur, tout en regrettant encore une fois que le duc de Gramont eût, dès le début, employé une forme trop comminatoire. Tout paraissait prendre une meilleure tournure, lorsque les exigences nouvelles de Gramont et de M. Émile Ollivier compromirent littéralement la situation. Les informations venues à cet égard de Berlin irritèrent le tsar contre nous à un tel point que le général Fleury craignit un moment d'être obligé de se retirer.

Ce fut alors que le gouvernement russe émit la prétention de nous empêcher d'entraîner le Danemark dans notre alliance, puis nous avertit que si l'Autriche armait, la Russie armerait ; et que si l'Autriche attaquait la Prusse, la Russie attaquerait l'Autriche. Le baron Jomini ne craignit pas d'ajouter que si la France passait outre, entre la Russie et elle allait se creuser un abîme infranchissable.

Affolé par les événements de plus en plus graves, le duc de Gramont invitait Fleur à engager la Russie à une neutralité bienveillante, mais en même temps il priait l'ambassadeur de ne rien promettre, de ne rien engager pour l'avenir. Ainsi, pendant que la Prusse laissait au tsar les coudées franches en Orient, notre gouvernement n'offrait rien, ce qui rendait, on le comprend, l'action du général Fleury très précaire. Le Cabinet russe secondait évidemment les vues de Bismarck et allait laisser la France et la Prusse se battre avec acharnement, sans penser à la moindre médiation en notre faveur. Il fit entendre à l'Autriche qu'elle ne devait pas essayer de faire cause commune avec nous, sous peine de courir les plus grands risques, donnant à entendre qu'il en ferait une question personnelle. Il menaça également le Danemark et l'obligea, malgré lui, à une stricte neutralité[15].

Le parti allemand en Russie cherchait en même temps à exciter le tsar contre nous. Il rappelait la guerre de Crimée, les conséquences de cette guerre et le traité néfaste qui l'avait suivi, puis les agitations françaises en faveur de la Pologne et même l'attentat de Bérézowski. Gortschakov s'était empressé d'adopter la conception italo-anglaise de la ligue des Neutres, ct repoussait toute action collective auprès de la Prusse. Le moment allait arriver où, profitant des revers de la France et du désarroi de l'Europe, la Russie devait demander l'abrogation de l'article 2 du traité de 1856. La Prusse, qui l'aurait certainement dupée après la guerre, comme elle avait dupé la France après Sadowa, ne put lui refuser cette compensation, mais elle le fit de très mauvaise grâce, tout en déclarant plus tard par son roi qu'elle n'oublierait jamais ce dont elle était redevable au tsar.

La Russie aurait-elle, comme le croyait et le conseillait de Beust, pu prendre l'initiative d'un concert européen pour amener la paix à des conditions modérées entre la Prusse et la France ?

Sans doute, elle eût pu l'oser, mais il faut bien reconnaître que ses préparatifs militaires n'étaient pas considérables et qu'elle n'était point de force à entrer, si les circonstances l'eussent exigé, dans une lutte périlleuse. Elle préféra obtenir, sans risques aucuns, un avantage que le gouvernement français aurait dû, avec une meilleure intelligence de la situation, lui faire accorder dans un Congrès européen. Le droit public n'eût pas eu à en souffrir, comme il en souffrit au moment où l'une des parties, intéressées au traité de 1856, était dans l'impossibilité d'élever la voix. La Russie nous abandonnait alors, ne se rendant pas compte qu'elle permettait à la Prusse de s'affranchir du contrôle de l'Europe et qu'un jour viendrait où cette puissance, fière de son développement et de ses forces, oserait, lors de la réapparition de la question d'Orient et au lendemain de l'insuccès de la guerre japonaise, lui dicter sa volonté. Ce n'est un secret pour personne, malgré les dénégations intéressées de la presse officieuse allemande, que le gouvernement de Guillaume II a récemment imposé à la Russie la reconnaissance de la conquête faite par l'Autriche de la Bosnie et de l'Herzégovine, au mépris du traité de Berlin.

Quant à l'Angleterre, il est évident que la politique de lord Granville, succédant à celle de lord Clarendon, n'était point empreinte d'une très chaude sympathie pour nous. La reine Victoria, qui avait autrefois témoigné à Napoléon III une réelle amitié, partageait maintenant les idées du prince Albert, du duc de Cobourg, du roi Léopold et se sentait plutôt attirée vers la Prusse. L'incohérence de la politique impériale, son insuccès notoire au lendemain de Sadowa, tout était fait pour détourner de nous les Anglais. Ils reconnaissaient cependant que la candidature d'un prince prussien au trône d'Espagne était de nature à susciter en France une légitime opposition, mais ils attendaient qu'elle se manifestât avec calme, prudence, résolution. M. Émile Ollivier accuse Gladstone d'avoir eu des sentiments prussiens. Cela n'est pas juste. Gladstone, qui venait d'entrer aux affaires, n'avait d'autre passion que la paix et la souhaitait aussi bien pour les autres que pour lui-même. Mais qu'arriva-t-il dès que la candidature Hohenzollern fut connue, c'est que, cédant à un mouvement d'indignation fébrile et, perdant tout sang-froid, le duc de Gramont invita dès le 5 juillet, comme je l'ai dit, lord Lyons à informer son gouvernement que la France ne tolérerait point cette insulte et déclara que la paix de l'Europe était menacée. Le même jour, M. Émile Ollivier tint à l'ambassadeur anglais le même langage. D'un entretien que lord Granville eut avec La Valette, notre ambassadeur à Londres, le 5 juillet, le ministre anglais conclut donc que l'Empire voulait la guerre quand même et aurait recours pour cela à tous les moyens. Il trouva exagérées les paroles du ministre des Affaires étrangères de France et conçut d'autres inquiétudes, lorsqu'il connut la déclaration du gouvernement français, fait au Corps législatif et au Sénat, le 6 juillet. Non seulement le ministère français n'en diminua pas plus tard le caractère agressif, mais le duc de Gramont fit entendre encore aux oreilles de Lyons de violentes menaces contre la Prusse. Granville engagea alors Layard, ministre anglais à Munich, à presser Prim de s'employer à faire retirer la candidature du prince héritier de Hohenzollern. Mais le soir de cette chaude journée, le secrétaire des affaires étrangères, M. de Thile, qui avait gardé un silence prudent, se plaignit amèrement du ton hautain du duc de Gramont. Un autre agent, M. de Solms, fit remarquer que le gouvernement français aurait dû attendre le retour de l'ambassadeur Werther et éviter de poser un ultimatum aussi accentué que celui du 6 juillet. L'ambassadeur prussien à Londres, le comte de Bernstorff, élevait les mêmes griefs que MM. de Thile et de Solms. Gladstone se décida cependant à faire appel à la grandeur d'âme de Guillaume et à contribuer de tout son pouvoir à la renonciation du prince Léopold. Mais Gladstone, comme Granville, avait le sentiment que le duc de Gramont voulait beaucoup plus que la renonciation, et que l'idée de la guerre ne lui répugnait point.

Le 10 juillet, lord Lyons s'associa aux reproches de son gouvernement et se plaignit à Gramont du peu de mesure des déclarations du Cabinet français et du langage hautain de ses journaux. Il les trouvait de nature à nuire à toute intervention conciliatrice et il ne cachait pas ses inquiétudes à cet égard. Cela ne l'empêchait pas de tenter une médiation sérieuse, et il serait injuste de le contester.

Enfin, à la veille d'apprendre la renonciation du prince de Hohenzollern, lord Lyons dit au duc de Gramont que l'affaire est en voie d'arrangement et qu'il serait déplorable que l'Empire entreprît une guerre dont la cause allait pouvoir être écartée avec un peu de patience. Il ne parait pas impressionner beaucoup son auditeur et il se retire en constatant que le nombre des partisans de la guerre augmente. En effet, la renonciation ne satisfait point le gouvernement impérial. Le duc de Gramont, moins enthousiaste que M. Émile Ollivier qui proclamait déjà la paix, ne trouve point que la réponse du roi de Prusse donne à la France une satisfaction suffisante. Gladstone en est fort surpris et mande à Granville qu'il faut que lord Lyons fasse remarquer au duc de Gramont quelle immense responsabilité prendra l'Empire s'il ne se contente pas du retrait de la candidature.

En conséquence, lord Lyons envoie le 13 juillet à dix heures du matin, comme on l'a vu plus haut, un messager spécial à Saint-Cloud, pour engager le gouvernement français à se contenter du retrait de la candidature Hohenzollern. Non seulement on ne tient pas compte de cet avis si sage, mais le ministre des Affaires étrangères ose demander à lord Lyons si la France peut compter sur les bons offices de l'Angleterre pour obtenir du roi de Prusse qu'il s'opposera dans l'avenir à la reprise de la candidature du prince Léopold. Naturellement, lord Lyons refuse de prendre cet engagement et se borne à dire qu'il en référera à son gouvernement. Celui-ci déclare le 14 juillet qu'une telle exigence est inadmissible de la part de la France. Mais pour prouver qu'il ne se désintéresse pas d'une situation des plus graves et qui pouvait déchaîner les plus terribles malheurs, le gouvernement anglais fait dire au comte de Bismarck que le roi de Prusse pourrait communiquer à la France son consentement à la renonciation du prince Léopold, à la condition que la France ne demanderait plus d'engagement formel pour l'avenir. Le chancelier prussien répond que c'est au gouvernement prussien à demander à l'Empire des garanties contre toute provocation de sa part. Il fait mieux. Il donne, ainsi qu'on l'a vu, une forme agressive à la dépêche d'Ems et, le coup une fois porté par cette dépêche sophistiquée, il s'étonne qu'on ne l'ait pas communiquée officiellement aux Chambres, comme si un texte aussi incisif et brutal eût été de nature à sauvegarder la paix.

L'Angleterre est, sur le moment même, trompée comme toute l'Europe. Elle croit que la France a déchaîné volontairement la guerre, alors que, par leur imprudence, les ministres français ont permis à un audacieux adversaire d'user de toutes les perfidies. L'Angleterre blâme alors notre précipitation et nos exigences et elle s'empresse de se confiner dans une neutralité égoïste qui empêchera désormais toute tentative d'intervention. Elle s'effacera jusqu'à ce que la France, après une héroïque résistance de six longs mois, soit réduite à merci. On ne peut pourtant pas dire que le Cabinet Gladstone n'ait rien tenté pour empêcher la guerre d'éclater. Il a prévenu le Cabinet Ollivier des périls où il allait se jeter. Il l'a supplié de se contenter du retrait de la candidature Hohenzollern. Il n'a point été écouté. Aussi, ne faut-il point trouver trop sévères ces observations de Gladstone écrites en septembre 1870 : L'étonnement arrive à son comble, quand on considère que cette fiévreuse résolution de provoquer à tout prix une querelle s'alliait à une foi absolue dans la puissante préparation et dans la supériorité militaire des forces françaises, dans l'infériorité des Allemands, dans l'indisposition des États secondaires à prêter assistance à la Prusse et même dans l'intention de l'Autriche à prendre les armes comme alliée de la France. Il apparut bientôt que les conseillers de l'empereur, s'ils ne connaissaient rien du droit public et des sentiments de l'Europe, ignoraient plus encore l'état d'âme de l'Autriche et des petits États allemands et surtout la force réelle de l'armée prussienne et de leur propre armée[16].

J'ai démontré que la Russie et l'Angleterre se tenaient, l'une dans une neutralité amicale à l'égard de la Prusse, l'autre dans une expectative qui n'avait rien de bienveillant pour nous. J'ai prouvé que l'Italie, pour échapper aux sollicitations pressantes de la France, avait proposé à l'Angleterre une inaction commune et profondément égoïste qui fut acceptée.

Ceux qui ont dit que Victor-Emmanuel et François-Joseph étaient alors décidés à adresser un ultimatum à Prusse, ont émis une assertion que rien ne justifie. En réalité, Victor-Emmanuel, très tenace dans son désir d'occuper Rome, déclarait à M. de Malaret que l'opinion italienne faisait de cette-occupation une nécessité inéluctable, si l'on voulait qu'elle admit la possibilité d'une guerre éventuelle avec la Prusse. Le duc de Gramont répondait que si le roi entendait maintenir entièrement la convention de Septembre, l'évacuation des. États pontificaux aurait lieu le 5 août. Dans le cas contraire, la France devait attendre que le gouvernement italien lui fit savoir s'il voulait ou non exécuter la convention. M. Émile Bourgeois a reconnu lui-même que l'intrigue formée contre la Papauté par les protestants de Vienne, par les libres penseurs de Paris et de Florence, était déjouée par le zèle des agents français[17]. Mais, si c'était une intrigue, pourquoi ajouter que la diplomatie française laissait à l'arrière-plan les alliances négociées et formées, alors qu'il n'y avait que des pourparlers ? Pourquoi clouter que le maintien de la Convention, annoncé par Nigra le 28 juillet, ne fût un succès décisif ? Si vraiment l'Italie se disait prête à exécuter les clauses de cette convention, confiante dans une juste réciprocité de la part du gouvernement impérial, pourquoi ne pas se contenter de cet aveu ? D'autant plus qu'il se retourne contre les Italiens eux-mêmes, si l'on en juge par ce commentaire de l'auteur de Rome et Napoléon III : Le ministère italien n'avait pas caché sa joie du prétexte qui lui permettait de satisfaire Napoléon III en défendant à Victor-Emmanuel de venir à son secours. Le résultat et le profit étaient réels d'avoir éloigné les Français de Rome sans être obligés de prendre leur parti contre la Prusse. L'obstacle opposé aux revendications des patriotes italiens depuis Mentana était renversé au prix d'une promesse qui ne coûtait rien. Ces quelques lignes suffisent, il semble, pour montrer quelle était la valeur du concours italien qui devait sauver la France. De plus, le cardinal Antonelli avait des raisons d'être moins satisfait que notre agent, M. de Bonneville, car l'expérience du passé autorisait le Saint-Siège à n'accorder aucune confiance aux engagements de l'Italie, et l'événement devait prouver la justesse de ces prévisions et de ces craintes.

Cc qui est intéressant à noter, c'est que le comte de Beust, craignant d'irriter Napoléon et cherchant à sauvegarder un avenir dont il n'entrevoyait pas encore les réalités, redisait, le 27 juillet, devant le prince de La Tour d'Auvergne, ce qu'il y avait à faire, selon lui, pour l'évacuation. L'Autriche était prête à interposer ses bons offices auprès de la France pour amener une solution de la question romaine aussi favorable que possible aux aspirations de l'Italie, sans qu'il fût question, pour le moment du moins, de remplacer l'occupation française par l'occupation italienne. Le 29 juillet, l'impératrice informait l'empereur à Metz qu'il résultait des dépêches de Visconti-Venosta que les alliances paraissaient devoir être conclues sans qu'il fût porté atteinte au pouvoir temporel du Pape, et Napoléon répondait mélancoliquement : L'intention est bonne, mais je voudrais des actes. Or, Vimercati, qui avait écrit que la question romaine resterait toujours en dehors de tous les arrangements entre les trois puissances, avouait maintenant avoir trouvé en Italie une situation beaucoup plus difficile qu'il ne le supposait. De toutes ces divergences, il apparaissait nettement que l'exécution de la convention de Septembre ne suffisait plus aux Italiens. Il leur fallait à présent l'évacuation complète des États pontificaux et la possession de Rome capitale pour pouvoir remplir des engagements et assurer la paix à l'intérieur à la veille d'une action extérieur. Le duc de Gramont ne comprenait pas la chose ainsi. Allant jusqu'au bout de sa trop naïve crédulité, il mandait, le 31 juillet, à La Tour d'Auvergne : On ne nous demande rien de plus que la convention du 15 Septembre ; nous l'exécuterons. Notre corps d'occupation quittera les États le 5 août. Le ministre des Affaires étrangères paraissait, a-t-on dit, prendre assez facilement son parti de l'abandon de l'Autriche. Sans vouloir défendre la politique du duc de Gramont, il faut cependant reconnaître que l'Autriche ne nous abandonnait pas, attendu qu'elle ne nous avait rien promis de positif. Lorsque La Tour d'Auvergne télégraphiait à Gramont que l'archiduc Albert lui avait dit que l'Autriche aurait besoin de beaucoup de temps pour mobiliser et ajoutait : Il ne faut guère compter sur le concours armé de l'Autriche si la guerre se termine promptement ; il répétait ainsi ce qu'avait dit l'archiduc Albert en avril et en juin 1870, et ce qu'avait affirmé également le général Lebrun.

Mais la Tour d'Auvergne croyait pouvoir dire encore : Je ne puis que vous approuver d'avoir repoussé l'alliance russe au prix de la ruine du traité de Paris qui eût mécontenté l'Angleterre. Ce diplomate, habituellement fort avisé, n'était pas alors lui-même à la hauteur des circonstances. En effet, il aurait mieux valu, je le répète, mécontenter l'Angleterre au prix de la rupture du traité de Paris — ce qui devait d'ailleurs avoir lieu quelques mois plus tard — et obtenir à ce prix l'alliance russe qui nous était depuis longtemps offerte, alliance qui eût, sinon empêché la guerre, du moins singulièrement fortifié nos positions et assuré par surcroît l'alliance autrichienne. La Russie nous avait moralement appuyés pendant la guerre d'Italie. Elle nous avait épargné une coalition en 1860 après l'annexion de la Savoie et du comté de Nice. Dès lors, que nous eussent fait les reproches et l'ingratitude de l'Italie ? Nous étions en mesure de lutter victorieusement coutre la Prusse et peut-être même d'éviter la guerre. Voilà ce qu'il faut reprocher à la diplomatie impériale, et c'est ce que ne disent pas ceux qui font tout remonter à la question romaine. Telle est cependant la faute grave, la faute maîtresse.

La Prusse avait-elle offert de garantir à l'Autriche l'intégrité de ses provinces allemandes pour l'empêcher de s'unir à la France ? Le duc de Gramont affirmait tenir cette information du général Fleury, auquel le tsar en aurait fourni la preuve. Il se peut que la Prusse ait menacé l'Autriche de sa colère si elle nous venait eu aide, et des propos violents de Bismarck, répétés par Busch, permettent de le croire. Mais quant à la garantie des territoires, nous n'en avons aucune certitude. Il ne faut pas oublier que, sans se compromettre et sans vouloir s'engager à fond, le comte de Beust fut cependant le seul, plus tard, à parler de médiation ou d'intervention. Le duc de Gramont a erré comme un aveugle dans toute cette affaire, sans y rien voir. Il était en face d'une intrigue savamment ourdie et ne l'a ni saisie, ni déjouée. On nous dit que l'intrigue n'était ni à Vienne, ni à Florence, mais à Paris où le souci de Rome l'emportait sur le devoir envers la France. Elle était à Berlin, à Florence, et par là même à Vienne, puisque à Vienne on se servait de tous les moyens pour écarter, au moment de la déclaration de guerre, une mise en demeure d'agir. Et l'ignorance et la légèreté se manifestaient à Paris où l'on rêvait des alliances impossibles, à l'heure même où ceux qu'on voulait avoir pour alliés n'osaient se prononcer avant d'avoir vu de quel côté se porterait la fortune des armes.

Pour montrer à quel état d'esprit était arrivé le ministre des Affaires étrangères, il faut rapporter cette affirmation faite par lui-même, trois ans après la guerre : Si nous avions tenu campagne quelques jours de plus sans être battus, le traité d'alliance à trois eût été signé. Les textes officiels prouvent tout le contraire, mais admettons-le un instant. Que serait-il survenu ensuite ? Le duc de Gramont va nous le dire : Cela n'eût pas changé grand'chose à la situation, mais cela eût obligé nos alliés à déchirer un traité conclu au lieu de n'avoir à répudier qu'un traité convenu. Cette déclaration démontre quelle confiance le malheureux ministre avait lui-même dans nos forces, dans nos ressources et dans la préparation de la guerre contre la Prusse. Elle atteste aussi, contrairement à d'autres affirmations du même ministre, que l'on n'en était encore qu'à des négociations et non pas à une entente réelle. Mais quand même le 4 Septembre n'eût pas éclaté, quand même l'Empire eût prolongé pendant quelque temps sa pénible existence, l'Italie et l'Autriche, qui n'avaient rien signé, n'auraient pas voulu prendre d'engagements définitifs, l'une avant d'avoir obtenu Rome, l'autre avant d'avoir été prête à marcher. Des officiers autrichiens avaient dit que leur armée ne serait pas en état de faire la guerre avant plusieurs années. Gramont ne savait pas cela, si bien que M. de Metternich, devant une telle incapacité, allait jusqu'à dire à Vitzthum : C'est peine perdue de prêcher la raison à qui a perdu la tête et n'est plus responsable ! De quelque côté que l'on envisage cette lamentable affaire, il est de toute évidence que les prétendues alliances n'existaient point et que, même existant, elles n'auraient pas donné les fruits immédiats que l'on attendait. Voilà ce qu'il faut répéter jusqu'à satiété, afin qu'on le comprenne bien, car c'est le nœud de l'affaire ; tout est là.

Maintenant, Napoléon III a-t-il eu, avant que les premiers coups n'eussent été frappés en Alsace ; une dernière chance de s'entendre avec l'Autriche et l'Italie ? Vimercati et Vitzthum, amis de l'empereur et agents de l'Italie et de l'Autriche, ont ils, dès le 25 juillet 1870, fait des tentatives sérieuses, l'un à Paris, l'autre à Florence, pour continuer les négociations ? C'est ce qu'il faut voir de près.

Vitzthum et Vimercati ont été réellement assistés par le comte Arese[18] et par le général Türr en cette dernière tentative. Mais le général Türr aurait voulu qu'on fit quelque chose de plus pour avoir l'appui de l'Italie ; car, à son avis, la convention du 15 Septembre, au lieu d'être un bien pour le gouvernement italien, n'était qu'une complication. Il oubliait ces paroles du grand patriote italien, Massimo d'Azeglio, qui avait combattu, depuis 1860 jusqu'à sa mort, le programme de Rome capitale : Un des avantages de la convention, disait celui-ci, c'est de nous unir plus étroitement à la France et à l'empereur Napoléon III, l'ami le plus véritable qu'ait jamais eu l'Italie... La fureur d'avoir Rome capitale a servi les intérêts de bien des gens. Je ne suis pas certain qu'elle ait servi les intérêts de l'Italie. On sait que Massimo d'Azeglio faisait une grande différence entre Rome capitale et Rome simplement ville italienne, avec les droits et les charges de toute autre ville, érigée en municipe pour son administration communale, sous la souveraineté nominale du Pape, comme l'auraient voulu même des républicains français tels qu'Anatole de la Forge. La première hypothèse, disait-il, trouble les consciences et nous met à dos toute la catholicité. La seconde n'effraierait pas le catholicisme, et les consciences pourraient s'en accommoder. Ce discours avait été applaudi, le 4 décembre 1864, à Turin, par le Sénat et par les spectateurs des tribunes. Mais aujourd'hui, l'évacuation de Rome ne suffisait plus. Le duc de Gramont répondit à Vimercati que la France ne pouvait renoncer à la convention de Septembre, et alors Vimercati se dirigea sur Metz, le 29 juillet, pour y consulter l'empereur, tandis que Vitzthum allait à Florence demander audience à Victor-Emmanuel. Celui-ci consent à le-recevoir à la condition que les pourparlers du traité projeté seront cachés à ses ministres. Il se borne ensuite à déclarer qu'il est enclin à seconder Napoléon, mais qu'il a besoin d'un certain temps, et que, d'ailleurs, il rencontre de graves difficultés dans son Cabinet à cause de cette malheureuse convention de Septembre. Puis il congédie le diplomate sans en dire davantage. Vitzthum va voir Visconti-Venosta qui lui déclare que les négociations de 1869 ont échoué par la faute de Napoléon III ; que l'Italie n'a pas d'engagements, mais une simple dette de reconnaissance. Et il ajoute que cette reconnaissance a été soumise, avec Mentana et l'occupation romaine, à de rudes épreuves ; puis il conclut ainsi : Il n'y a plus rien à faire qu'à attendre. Quelques jours après, dans une confidence à Arese, il ira jusqu'à dire à propos du traité projeté : Le traité en lui-même ne signifiait rien ! Pour se remettre d'un tel accueil, Vitzthum s'en va visiter le palais Pitti et les autres musées de Florence. L'art le distrait un moment de la politique.

A Metz, le 1er août, Vimercati est froidement reçu par l'empereur qui envoie le projet de traité au duc de Gramont, lequel répond qu'on ne peut accepter l'article 7 relatif à l'évacuation pure et simple de Rome. Cependant, une lueur d'espoir semble renaître tout à coup. Victor-Emmanuel et Visconti-Venosta laissent entendre qu'on peut encore négocier, si bien que Vitzthum reprend courage et mande à M. de Malaret : Il y a lieu de croire que l'affaire s'arrangera. Il a été dit depuis que le roi d'Italie et sou Cabinet pressaient alors plus vivement que jamais les armements, mais sans qu'on ait pu donner d'attestations formelles à cet égard, car l'armée italienne était singulièrement réduite en ce moment, et deux mois au moins étaient nécessaires pour mettre 60.000 hommes à la disposition de la France. On revient au traité du 26 juillet et on le discute par télégrammes entre Paris, Vienne et Florence. Façon fiévreuse et nouvelle de négocier !... Sept articles étaient en question. Par les articles 1 et 2, l'Autriche et l'Italie déclaraient leur neutralité armée. Par l'article 3, chacune des deux puissances s'engageait à ne pas traiter séparément avec une tierce puissance. Par l'article 4, une tentative de médiation pouvait être faite auprès de la Prusse et de la France. Par l'article 5, en cas de refus de cette médiation, un corps d'armée italien en Tyrol, un corps d'armée autrichien en Bohême, seraient mis sur pied aussitôt que faire se pourrait. L'article 6 concernait les plans de campagne à étudier, et l'article 7 la question romaine, au sujet de laquelle l'Autriche paraissait offrir ses bons offices, on a déjà vu comment.

Sans aller plus loin, ces négociations au 2 août — deux jours avant la bataille de Wissembourg et quatre jours avant celle de Frœschwiller[19] —, n'étaient-elles pas vraiment singulières ? Quoi ! c'est à la veille d'engagements décisifs que deux puissances songent à mettre sur pied deux corps d'armée, lesquels n'auraient pas été prêts avant six semaines et encore, puisqu'il s'agissait auparavant d'une médiation ! C'est au moment où la fortune se prononce déjà entre la France et la Prusse, qu'on va étudier des plans de campagne ! Si les dépêches officielles n'étaient là, on croirait rêver... Mais cette négociation suprême ne pouvait avoir une portée sérieuse. Quelle valeur faut-il donner, en effet, à de tels pourparlers, qui n'étaient au fond que des atermoiements, laissant à l'Autriche le temps d'attendre et à l'Italie celui de se retirer ? Napoléon III voit enfin ce que ne voyait pas son imprudent ministre des Affaires étrangères. Il demande que ces mots de l'article 5 aussitôt que faire se pourra, soient remplacés par ce seul mot immédiatement, et que l'article 7 soit supprimé. Le 4 août, Vimercati repart pour Florence et informe en même temps Vienne des exigences impériales. La Tour d'Auvergne parait confiant. J'espère encore, dit-il le 5 août, arriver à signer l'alliance à trois, surtout si l'armée prussienne éprouve des revers sérieux. Et il fait cet aveu qui confine à la naïveté : La victoire sera le principal élément du succès de ma mission. Eh ! sans aucun doute ! il est plus que certain que si les Français avaient été victorieux, immédiatement les Autrichiens et les Italiens mobilisaient et ne posaient plus de conditions à la France. Mais le comte de Beust, défiant, refuse le mot immédiatement. C'est le jour où Mac-Mahon perd, hélas ! une bataille et l'Alsace. C'est le jour où Frossard perd une autre bataille en Lorraine.

Quelque temps auparavant, l'impératrice avait eu une entrevue secrète avec Julian Klaczko, directeur au ministère des Affaires étrangères de Vienne, qui avait vu d'abord M. de Gramont très confiant, très certain de nos succès jusqu'au point de lui dire, au sujet de l'Autriche : Soyez tranquille ! vous aurez votre part du gâteau ! Tout en se montrant des plus sympathiques à la cause française, ainsi qu'il l'axait déjà prouvé[20], Klaczko était chargé d'expliquer à l'impératrice pourquoi l'Autriche ne pouvait donner un concours immédiat à la France. Il laissait entendre toutefois que le gouvernement autrichien, si les circonstances le permettaient, imprimerait à sa neutralité armée toute l'extension qu'elle pourrait comporter. Il le fit en termes très chaleureux et constata que l'impératrice ne doutait pas du triomphe final de la France. Cette entrevue de Klaczko avec la régente a été contestée, mais elle a réellement eu lieu. Diverses personnes très autorisées me l'ont confirmée, comme M. Dorez, ancien élève de l'École française à Rome qui en a recueilli le récit de la bouche de Klaczko lui-même et de M. de Schweizer, ancien ministre de Bade à Vienne. La dépêche du prince de la Tour d'Auvergne à- Gramont le 5 août 1870 est fort significative à cet égard : D'après ce que M. de Metternich m'a dit, l'impératrice  se préoccuperait de savoir si les idées que notre ami M. Klaczko a eu l'honneur de développer devant elle, ont une attache officielle quelconque. Je tiens donc à vous faire connaître immédiatement que M. Klaczko n'a aucune mission, et qu'il n'a pu parler par conséquent qu'en son nom personnel. Le comte de Beust l'aime, il est vrai, et l'apprécie beaucoup, comme cœur et comme esprit ; mais il convient qu'il a parfois l'imagination un peu vagabonde et que ses combinaisons politiques pèchent souvent par le côté pratique. Ainsi donc, si M. Klaczko est intéressant à entendre ; il faut bien se garder d'attribuer à toutes ses conceptions, quelques généreuses quelles puissent être, une portée et un caractère qu'elles n'ont pas et que le comte de Beust lui-même — je viens d'en causer avec lui — se refuse à leur donner. On voit que, même avant nos premiers revers, le chef du Cabinet autrichien se gardait bien de nous laisser la moindre illusion sur le concours effectif de son armée.

A ce moment, de passage à Vienne, Arese essaie d'encourager le prince de la Tour d'Auvergne à hâter avec M. de Beust la conclusion d'un traité austro-italien. Il le fait sur les ins- tances de Gramont, mais sans grand espoir, car il sait que l'Italie a désarmé et n'est pas plus en état que l'Autriche d'envoyer, du jour au lendemain, des forces suffisantes au secours de la France. Il insiste cependant encore pour que dans l'arrangement en question, le mot immédiatement comme le voulait Napoléon III, soit substitué au mot aussitôt que faire se pourra. Mais il apprend alors les désastres de Wœrth et de Forbach, et il redoute pour l'Italie le contre-coup des événements de France. Il télégraphie à Visconti-Venosta : Crois nécessaire de fortifier sans bruit Vérone et passage Adige. Bismarck, qui a dit à Napoléon : Prenez Belgique pourrait dire à l'Autriche : Prenez Mincio, frontière naturelle d'Allemagne, d'après eux. — Assez probable, ajoute Arese, si Beust tombait. Vérifiez si Autriche fortifie Tyrol comme on dit. Telle était la confiance que l'Autriche inspirait à l'Italie.

De part et d'autre, on se méfiait. Nos revers sont bientôt connus de toute l'Europe. Seul, notre ambassadeur à Vienne est mal informé, car le 5 août, il écrit : La dépêche Wolf de Berlin, qui annonce une victoire des Prussiens à Wissembourg, nous a bouleversés. J'espère qu'elle n'est point exacte, au moins dans les détails. J'ai télégraphié au duc de Gramont pour savoir ce qu'il en est. Il serait bien désirable qu'on me tînt au courant des faits et gestes de notre armée pour répandre les bonnes nouvelles et rectifier celles qui sont controuvées. Les revers, hélas ! succèdent aux revers. Tout s'éclaire alors d'une lueur sinistre, et Napoléon III télégraphie à Victor-Emmanuel : Comme vaincu, je ne veux rien vous réclamer, mais il ajoute : Je puis faire appel à votre amitié et à votre dévouement. Le duc de Gramont éperdu mande à M. de Malaret : Il n'y a plus moyen d'attendre. Le moment est venu. Demandez aux Italiens s'ils sont disposés à participer à la guerre sans l'Autriche et à joindre un corps d'armée à l'armée française. Ils pourraient nous rejoindre par le mont Cenis, cette même route que nous avons prise, en 1859, pour aller en Italie. Il rappelle ce glorieux souvenir qui, cependant, ne fera pas le moindre effet sur nos anciens alliés, et il ose ajouter que l'empereur de Russie adhère à l'idée de l'Italie venant nous aider. Or, les Russes n'y adhèrent pas 'du tout ; les Italiens n'y songent guère et, même, parmi eux, plus d'un se révolte à l'idée d'un appui donné par leur roi aux Français[21].

Ici se place un fait très grave que le comte de Bismarck nous a révélé. On ne petit pas dire, affirme le chancelier, quelles déterminations auraient été prises à Vienne et à Florence si la victoire à Wœrth, Spickeren et Mars-la-Tour fût échue aux Français, ou si les succès eussent été moins brillants pour nous. Au moment où se livrèrent ces batailles (4 au 14 août), je reçus la visite de républicains italiens. Convaincus que le roi Victor-Emmanuel nourrissait le projet de venir en aide à l'empereur Napoléon, ils étaient disposés à combattre cette tentative. Ils redoutaient que l'exécution des projets qu'on prêtait au roi ne fortifiât la dépendance où la France tenait l'Italie et dont souffrait leur sentiment national. Déjà, en 1868 et en 1869, j'avais constaté pareils mouvements antifrançais de la part des Italiens, et non pas seulement dans le camp républicain. Je répondis alors à ces messieurs à Hombourg (Palatinat), comme plus tard pendant que nous pénétrions en France, que nous n'avions pas encore de preuves que l'amitié du roi pour Napoléon irait jusqu'à attaquer la Prusse. Ma conscience politique ne me permettait pas de prendre l'initiative d'une rupture qui aurait servi à l'Italie de prétexte et de justification pour son attitude hostile. Si Victor-Emmanuel, prenait, an contraire, l'initiative de la rupture, les tendances républicaines des Italiens qui désapprouvaient une pareille politique ne m'empêcheraient pas de conseiller au roi mon souverain, de soutenir les mécontents d'Italie par de l'argent et par des armes comme ils le souhaitaient[22]. A ceux qui s'étonneraient de voir le chancelier entre de pareilles intrigues, il suffira de rappeler cet aveu de Bismarck à Schleinitz, lorsqu'au temps de la Diète de Francfort il préconisait l'alliance avec le Piémont : Je ne suis légitimiste qu'en Prusse et je m'allierais avec le diable lui-même, si je croyais que c'est l'intérêt de la patrie allemande. En 1866, à la suite de l'immixtion de la France amenée par la dépêche de Napoléon en date du 4 juillet, Bismarck n'avait pas hésité à appuyer l'insurrection hongroise. Tout lui était bon pour arriver à ses fins. Ainsi, c'est au moment même où Victor-Emmanuel parait revenir sur son refus absolu de poursuivre les négociations relatives à l'alliance avec la France que des Italiens inquiets menacent de combattre, avec l'appui de l'étranger, cette disposition du mi.

Mais nos premiers revers arrêtent ce mouvement. Victor-Emmanuel appelle ses ministres et se félicite avec eux d'avoir été soustrait aux périls que les retards de la diplomatie française lui ont épargnés. Nous avons par bonheur échappé, dit-il. Que les Français n'eussent pas de généraux, cela, nous le savions depuis 1859. Mais cette débandade de Wœrth est plus qu'incompréhensible ! Telle était la reconnaissance du roi pour l'action efficace de Canrobert et de Mac-Mahon dans la guerre d'Italie, action sans laquelle cependant l'Autriche n'aurait fait qu'une bouchée de l'armée italienne. Et le même prince osait qualifier de débandade la glorieuse résistance de nos troupes à Wœrth ! Il finit toutefois par dire : Diplomatiquement, je vais voir si je puis venir encore en aide à ce malheureux Napoléon.

Nous allons voir quelle va être cette intervention diplomatique. Dans la crainte que la France ne réitère ses demandes ou que l'Autriche ne s'allie avec la Prusse contre l'Italie, Minghetti négocie avec lord Granville. Celui-ci télégraphie à lord Lyons, le 18 août, que le comte de Bernstorff est venu lui demander si un traité avait été conclu entre la France et l'Italie, parce que l'Italie devait fournir 100.000 hommes à la France et aurait obtenu le droit d'occuper Rome après la paix. J'ai dit que je ne croyais pas à l'existence d'un pareil traité ; que le gouvernement italien avait communiqué à celui de la reine qu'il avait reçu une telle demande de la France et qu'il désirait obtenir l'aide du gouvernement de Sa Majesté britannique pour résister à une telle pression. Sur la réponse que, quoique ce ne fût pas la politique de l'Angleterre de prendre des engagements positifs pour une neutralité combinée, cependant elle serait prête, — si par là elle pouvait aider l'Italie à résister à cette pression extérieure, — à s'accorder avec l'Italie pour que ni l'une ni l'autre n'abandonnassent la neutralité sans un échange d'idées et sans s'annoncer réciproquement tout changement de politique. Le gouvernement (italien) a donné chaleureusement son assentiment à cet arrangement. Cette initiative de l'Italie fit naître la fameuse ligue des Neutres qui écarta définitivement l'Europe des deux puissances en guerre et permit à la Prusse d'écraser la France. Voilà comment Victor-Emmanuel et ses ministres nous venaient en aide !... L'Italie n'avait plus qu'à nous dire, ainsi que le remarque M. de Chaudordy. Je ferai ce que fera l'Angleterre, et comme l'Angleterre disait : Je ne ferai rien, l'Italie était dégagée.

Quant à l'Autriche, lord Granville apprenait également à M. de Bernstorff qu'il avait cru devoir avertir le gouvernement de S. M. François-Joseph que beaucoup de circonstances avaient créé des soupçons sur sa neutralité dans l'esprit des gouvernements prussien et russe ; mais qu'il avait reçu du gouvernement autrichien l'assurance qu'il était libre de tout engagement et qu'il serait prêt à se concerter avec le gouvernement de S. M. la reine d'Angleterre pour une neutralité continue. Lord Bloomfield, qui parlait au comte de Beust de saisir la première occasion opportune pour suggérer la paix entre la France et la Prusse, en recevait cette réponse qu'il reproduisait ainsi : Pour le moment, M. de Beust ne voyait aucun jour à entamer des négociations avec l'un ou l'autre belligérant. Il ajoutait que si la fortune favorisait les armes de la Prusse, comme elle l'a fait jusqu'ici, il craignait qu'il n'y eût aucune chance de traiter de la paix jusqu'à ce que les armées allemandes fussent arrivées sous les murs de Paris.

Que deviennent maintenant, devant ces déclarations précises, toutes les assurances de traités ou d'intervention ? L'Autriche adhérait à une neutralité continue. L'Italie provoquait elle-même la formation de la ligue des Neutres. Telle est la vérité.

Ne pouvant croire à un abandon si complet, Napoléon III envoie, le 19 août à Florence, le prince Napoléon. Il lui dit qu'une seule chance leur reste, c'est que l'Italie se prononce pour la France et tâche d'entraîner l'Autriche. Il lui remet une lettre pressante pour le roi. Le prince arrive à Florence le 21 août. Je trouve à ce propos, dans une curieuse lettre de Michel Bakounine, en rapports intimes avec les républicains d'Italie, les réflexions suivantes, datées du 25 août : Le prince Napoléon vient à Florence avec une mission extraordinaire près du roi d'Italie, non de la part du ministère français, mais directement de la part de Napoléon, ce qui rend excessivement difficile la position des journaux démocratiques italiens qui voudraient bien prendre le parti de la France révolutionnaire envahie par les soldats du despotisme allemand, et qui ne le peuvent pas, parce qu'ils ne voient pas encore une France révolutionnaire. Ils ne voient qu'une France impériale à la tête de laquelle se trouve l'homme le plus abhorré en Italie, Napoléon III. C'est ce que pensait, entre autres, la Gazetta di Milano, qui déclarait que jusqu'à présent on n'avait rien vu en France qui montrât vivant le grand peuple qui avait démoli le moyen âge, car il s'assujettit à un gouvernement qui l'administre au nom de l'empereur, qui le trompe et le perd au nom de l'empereur. Avec la meilleure volonté du monde, nous ne pouvons éprouver aucune sympathie, aucune confiance pour ce pays. Il résulte donc de ces témoignages que l'opinion italienne ne nous était pas favorable et que Victor-Emmanuel, l'eût-il voulu, l'eût-il sérieusement pu, n'aurait été suivi ni par ses ministres, ni par son peuple. Quand un de nos amis, disait. plus tard Visconti-Venosta à Rothan, se jette par la fenêtre sans nous prévenir et se casse le cou, ce serait folie de sauter après lui et de se briser les membres sans pouvoir le sauver. Gambetta, à qui Rothan répéta ce propos, répliqua : On saute tout de même, sauf à mettre de la paille ! La vérité est que tous les prétextes furent invoqués par l'Italie au lendemain de nos revers, et cela avec les plus chaleureuses protestations de sympathie et de dévouement. L'assistance de Garibaldi, mandait Rothan à Chaudordy, le 26 novembre 1870, serait son seul titre à notre reconnaissance, si elle n'y trouvait pas l'inappréciable avantage de se débarrasser des éléments révolutionnaires au moment où elle s'installe à Rome.

Mais revenons à la mission du prince Napoléon. Il demanda soixante-dix mille hommes pour faire une diversion sur Lyon. Le ministre Lanza lui répondit : Il nous faudrait un mois. Dans un mois le sort de la France aura été réglé. Quel que soit le sens de cette triste réponse, ce ne fut pas dans un mois que le sort de la France, malgré tant de désastres, fut réglé. Cinq mois d'une glorieuse résistance qui stupéfia nos ennemis et pendant lesquels les Neutres auraient pu sortir de leur inaction égoïste et arrêter les succès de la Prusse, cinq mois de résistance opiniâtre ont laissé à l'Europe et au monde un souvenir que rien n'a effacé. Tandis que l'Italie faisait preuve d'une monstrueuse ingratitude, la France a montré que, même privée de ceux qui s'étaient dit ses amis, elle ne désespérait pas de son sort. Tout ce que l'histoire doit retenir de l'action italienne, c'est ce cri de soulagement de Victor-Emmanuel au lendemain de Sedan : F..... ! je l'ai échappé belle ! ; c'est l'ordre donné par lui de profiter de notre défaite et de venir demander immédiatement au gouvernement de la Défense nationale de dénoncer la convention de Septembre et de le laisser entrer à Rome.

Le jour même de Sedan, le ministre Lanza tâchait de faire comprendre au prince Napoléon que sa présence était gênante à Florence : Ah ! vous me congédiez ! dit amèrement le prince. — Monseigneur, je ne dis pas cela !C'est bien. Faites-moi remettre mes passeports !Votre Altesse les aura dans une heure. Et c'est après ce court dialogue que le défenseur attitré des aspirations nationales italiennes et de Rome capitale, était mis prestement à la porte de Florence par le Cabinet italien. Celui-ci avisait audacieusement l'Europe que la convention du 15 Septembre, qui devait amener la conciliation possible entre le Saint-Siège et l'Italie n'avait pu arriver à son but à cause de la Cour de Rome qui enrôlait des forces étrangères pour une prétendue croisade, froissait le sentiment national et rendait précaire l'ordre dans la Péninsule. La nécessité de résoudre la question romaine s'imposait donc au gouvernement italien. Le général Govone reconnaissait, lui aussi, que l'occupation de Rome était désormais un fait inévitable, mais il considérait comme chose inconvenante une marche immédiate et il disait que ce serait ajouter au fait, pénible par lui-même, la cruauté d'un inutile affront. Quel grand courage, disait-il, il aurait fallu pour oser défier et offenser la France au lendemain de Sedan ! En d'autres temps, le général Govone aurait reçu avec joie l'ordre du roi de marcher sur Rome défendue par une armée étrangère ; maintenant, il n'avait plus qu'un désir : celui d'une solution pacifique qui affectât le moins possible la France défaite, vaincue et malheureuse[23]. La santé ébranlée du général le força à présenter sa démission le 7 septembre, et ce fut un autre que lui qui accepta la mission d'envahir, sans aucuns risques, les provinces romaines. Voilà comment dès le début des hostilités, la France, en proie aux plus terribles difficultés, fut laissée seule, sans appui[24].

En résumé, l'Angleterre, qui ne pardonnait pas à l'Empire ses visées sur la Belgique dévoilées par Bismarck dans le Times du 25 juillet, empêcha les autres États de nous secourir sous prétexte de localiser le conflit. La Russie ne pensa qu'à faire réviser à son profit le traité de 1856 et détendit au Danemark de se n'outrer favorable à notre cause. L'Autriche, qui aurait bien voulu faire quelque chose pour nous, mais instruite par un passé récent, ne put que manifester des intentions sympathiques, car elle redoutait les menaces de la Russie et le courroux de la Prusse. L'Italie, n'ayant pas les forces suffisantes et n'étant pas dans sa grande majorité favorable à la France, réserva sa pleine liberté d'action pour la défense de ses droits et de ses intérêts et n'eut les yeux fixés que sur Rome. On peut donc affirmer hautement que le 15 juillet, au moment où le duc de Gramont laissait croire à la commission des Crédits qu'il avait partie liée avec l'Autriche et l'Italie, nous n'avions que des promesses vagues et encore était-ce bien des promesses ? Des paroles obligeantes, tout au plus. Des écrits eussent eu peut-être quelque valeur, mais des paroles ! Le 7 août, au lendemain de Wœrth et de Forbach, on saura ce qu'elles pèsent et ce qu'elles valent. Trois jours encore et la ligue des Neutres va nous condamner à un isolement étroit. Le comte de Beust ne verra pour ainsi dire plus d'Europe, et ce qui restera de cette Europe, égoïste et indifférente, travaillera pour le roi de Prusse contre ses propres intérêts. Qu'était devenue la déclaration de Napoléon III à Prévost-Paradol : Nous ne pouvons affronter la guerre que les mains pleines d'alliances ? Qu'était devenue la parole du maréchal Niel au général Lebrun en 1869 : Je vous réponds que tant que je serai ministre, je tiendrai à ce que la France ne s'engage pas dans une guerre où elle n'aurait pas d'alliés pour la soutenir ? Mais Le Bœuf crut aux assertions du due de Gramont et celui-ci prit de vaines paroles pour de solides engagements[25]. Napoléon III, l'impératrice et la Cour, le Corps législatif et le Sénat, tous s'y laissèrent tromper.

 

 

 



[1] Revoir sur ce sujet les discours de Thiers des 13 et 15 avril 1865 au Corps législatif sur la Question romaine.

[2] Il est avéré que l'empereur, en félicitant Routier du succès de son discours au Corps législatif, lui avait dit finement : En politique, il ne faut point dire jamais.

[3] Voir l'ouvrage écrit par lui en collaboration avec M. Émile Clermont, Rome et Napoléon III. (Colin, 1 vol. in-8°, 1908.)

[4] Quoique favorable au principe lui-même, dit le général Govone, la réponse du gouvernement italien fut cependant subordonnée à l'acceptation de plusieurs conditions : retrait des troupes françaises à Rome, reconnaissance du principe de non-intervention, engagement de respecter l'ordre de choses établi en Allemagne depuis 1866, grâce au concours de l'Italie. (Mémoires, p. 357.)

[5] Le 9 juillet, M. de Beust, inquiet et surpris, avait blâmé la déclaration intempestive de Gramont et disait au marquis de Cazaux : Si la France voulait une action commune, elle aurait dû nous prévenir ! Et allant au-devant de la demande de coopération : J'ai là des dépêches de Metternich qui disent que l'on compte sur notre alliance effective. Quel que soit mon penchant pour la France, croit-on que je puisse à l'improviste prévenir l'empereur, les ministres autrichiens et hongrois, le pays lui-même, que nous allons entrer en guerre ? S'il y avait un traité d'alliance, cette coopération s'imposerait, mais vous savez que ce traité n'existe pas. Le 11 juillet, Beust complète cette affirmation en faisant dire à Gramont par Metternich que le seul engagement, contracté réciproquement entre la France et l'Autriche, était celui de ne pas s'entendre avec un tiers à l'insu l'une de l'autre. Il avait été convenu en outre que si la Prusse était seule en guerre avec la France, l'Autriche se réserverait le droit de rester neutre. Et Beust, se considérant comme ayant les mains libres, puisque aucun traité n'avait été conclu, reprochait à Gramont d'avoir adressé, le 6 juillet, un ultimatum à la Prusse en des termes qui devaient faire croire à l'Europe que l'Empire voulait amener la guerre à tout prix. D'autre part, le général Fleury mandait à la même date à Gramont qu'il serait dangereux de se compromettre avec l'Autriche qui déclarait à tout le monde qu'elle ne pouvait ni ne voulait s'engager à quoi que ce soit avant deux ans.

[6] Ce fut au moment où les années commençaient déjà à marcher que le duc de Gramont demanda d'un ton dégagé à l'Italie de reprendre les négociations. (Mémoires du général Govone, traduits par le commandant M. WEIL, p. 360.)

[7] Le prince de La Tour d'Auvergne, envoyé à Vienne comme ambassadeur, avait fait comprendre an comte de Beust que si le Cabinet viennois ne donnait aucune satisfaction à la France, Napoléon III, après le premier succès, s'entendrait avec la Prusse aux dépens de l'Autriche. Ce fait authentique donne la clef de la mission de Vitzthum et fait comprendre sons quelle pression les derniers pourparlers furent engagés.

[8] Mémoires de Beust.

[9] Mémoires du général Lebrun.

[10] Mémoires du général Govone, p. 362, 363.

[11] Mémoires du général Govone, p. 308, 369, 371.

[12] Le général Fleury comptait arec trop de confiance sur l'appui d'Alexandre, Il paraissait être en faveur auprès de lui, cela est certain, et son attaché, M. de Verdière, en avait fourni la preuve dans une dépêche célèbre : L'empereur de Russie a pris le général tout à fait en grâce. Il l'emmène sans cesse dans ses chasses à l'ours et le fait voyager sur une seule fesse dans son traîneau à une place. C'est le suprême de la faveur !

[13] L'attaché du général Fleury, M. de Verdière, s'était plaint, dès l'arrivée du cabinet libéral du 2 janvier, que l'on ne profitât point des excellentes intentions de la Russie à notre égard. Quand nous avons été envoyés ici, c'était pour rétablir des relations compromises depuis les affaires de Pologne. Ceci est fait... Alors est venu le nouveau ministère qui a débuté par la consigne que voici : Ne faites rien, ne dites rien ! On a obéi naturellement, mais l'affaire commencée a continué de marcher tonte seule. Les résultats s'offrent d'eux-mêmes. On nous en a fait part. Nous les communiquons à Paris. Que nous répond-on ? : Ne faites rien !... Si Bismarck savait, et il le saura, que nous ne voulons ni rien dire, ni rien faire, qui donc et quoi donc le gérerait ? (Papiers de la famille impériale). — Verdière faisait évidemment allusion au désir ardent de la Russie d'avoir la liberté de navigation dans la mer Noire avec l'assentiment du Cabinet des Tuileries. Mais celui-ci redoutait l'opposition et l'hostilité de l'Angleterre et ne croyait pas qu'on pût toucher au traité de Paris.

[14] Papiers du général Fleury. — La France et le Russie en 1870, publiés par le comte FLEURY.

[15] Le Cabinet impérial n'avait d'ailleurs songé à l'alliance avec le Danemark qu'au moment où la situation était déjà compromise et à l'heure où ce valeureux petit pays, menacé par de puissants ennemis, était dans l'impossibilité Absolue de nous donner des preuves effectives de ses réelles sympathies.

[16] L'Angleterre pendant la guerre de 1870, par Francis DE PRESSENSÉ. — Voir La Revue du 1er juillet 1908.

[17] Rome et Napoléon III.

[18] Arese voyageait en Allemagne au moment où éclatait la guerre et n'avait pris aucune part aux négociations préalables entre la France, l'Autriche et l'Italie, soit pour une action commune, soit pour une neutralité armée. (Voir le comte Arese, par le comte J. GRABINSKI.)

[19] C'est alors que M. de Metternich dit au prince Poniatowski : Ceci est d'autant plus fâcheux qu'une alliance devient impossible maintenant. (Le Maréchal Canrobert, t. IV, par J. BAPST.)

[20] Voir mon étude sur Klaczko dans la Revue des Deux Mondes, décembre 1907.

[21] Les destinées de la France étaient désormais marquées, écrit le général Govone. Le concours de l'Italie qui, eût-il même été décidé dès la première heure, n'aurait plus servi qu'à combler les premières pertes, n'aurait pu lui être fourni désormais qu'au moment où la France n'allait plus avoir d'armée... L'intervention dans la guerre était désormais devenue impossible. (Mémoires, p. 382.)

[22] Pensées et souvenirs, t. II, p. 122, 123.

[23] Mémoires, p. 388, 389.

[24] Pour plus de détails sur ces faits, il faut relire les chapitres VI et VII de l'Histoire diplomatique de la guerre franco-allemande d'Albert Sorel et la triste brochure du prince Napoléon, la Vérité à mes calomniateurs.

[25] Voir, dans les Pièces justificatives du Rapport de M. Saint-Marc-Girardin (Pièces n° 14), Président de la Commission d'enquête sur les actes de la Défense nationale, les lettres du due de Gramont à un ami, le 9 décembre 1872, et au Président de la Commission d'enquête, le 28 décembre 1892, la lettre du comte de Beust au duc de Gramont du 4 janvier 1873 et la réponse de Gramont du 8 janvier. Il en appert, malgré les arguties de Gramont, que l'Autriche n'avait point promis de concours militaire, mais s'était plu seulement à offrir le concours de son action diplomatique.