LA GUERRE DE 1870

CAUSES ET RESPONSABILITÉS — TOME PREMIER

 

CHAPITRE IV. — LES CONSEILS DES 13 ET 14 JUILLET.

 

 

Le 13 juillet, à 9 heures du matin, s'ouvrit à Saint-Cloud le Conseil des ministres. M. Pierre de la Gorce a donné sur ce conseil, d'après les papiers inédits de MM. Pichon et Louvet, des détails saisissants. Lorsque le duc de Gramont eût fait connaître la première dépêche de la veille relative à la demande de garanties, la minorité du Conseil, composée de MM. Segris, Plichon, Louvet et de Parieu, manifesta sa surprise et ses regrets. Le ministre des Affaires étrangères répondit qu'il n'avait pas voulu perdre de temps et qu'il n'avait pas prévu une opposition à cet égard dans le Conseil. L'empereur garda un silence énigmatique. Le maréchal Le Bœuf, d'après le récit de M. Émile Ollivier[1], blâma la politique indécise du gouvernement. Par des ordres contraires qui tantôt pressaient les préparatifs et tantôt les ajournaient, on perdait un temps précieux, on compromettait les destinées du pays. Celui qui étudie avec soin les détails des journées des 11, 12, 13 et 14 juillet est stupéfait du décousu des idées et des actes chez ceux qui étaient alors chargés de diriger la France. Le trouble, l'effarement, l'incohérence, la précipitation des uns et des autres, tout faisait présager la déroute, le désastre. Les mêmes qui ont exigé les garanties s'imaginent naïvement qu'ils pourront en restreindre l'effet pernicieux. Nous nous trouvions, avoue M. Ollivier, en présence d'un fait accompli qui s'imposait à nous, dont nous devions tenir compte et contre lequel il n'y avait de protestations possibles qu'une démission. Personne ne parla de la donner. Cependant, le garde des Sceaux, président du Conseil, eût dû faire connaître à ce moment, grille entre tous, le sentiment de réprobation que lui avait inspiré le procédé inouï par lequel l'empereur avait pris la détermination la plus importante sans consulter le Conseil. C'était là un acte de pouvoir personnel auquel, avait-il dit, Gramont s'était prêté par habitude de métier. Il fallait tout au moins protester pour empêcher le retour de mesures aussi dangereuses. Mais M. Ollivier ne le pouvait pas, pour la raison péremptoire qu'il avait appuyé énergiquement la demande d'une lettre de regrets imposée au roi de Prusse. Il s'apercevait maintenant de la faute commise, mais il était trop tard pour l'effacer. Quant à démissionner, il n'y songeait pas sérieusement. Et pourquoi ? Parce que s'il s'était retiré, un ministère de guerre, tout préparé dans la coulisse, le remplaçait et menait les choses au pire. Mais ce n'était là reculer que pour mieux succomber. La guerre, dans les conditions et pour les causes que je viens de rappeler, était maintenant inévitable. Trois semaines encore, et le ministère Palikao, au lendemain de nos revers, allait prendre le pouvoir. Cependant, livré à des illusions surprenantes, M. Ollivier croit qu'il peut faire effacer ou atténuer grandement la demande de garanties. Il reste donc au ministère. Par là, conclut-il, je me rendais solidaire officiellement d'un acte que je déplorais. En apparence, je m'y associais, mais comme le paratonnerre s'associe à la foudre pour la conjurer (1)[2]. Hélas ! pour suivre la comparaison, cette barre de fer, fragile et mal assurée, n'allait faire sortir des nuages qui s'amoncelaient à l'horizon qu'un feu destructeur pour l'édifice qu'elle croyait pouvoir préserver.

Fallait-il enfin décréter le rappel des réserves et donner à la demande de garanties le caractère d'un ultimatum ? A ce moment, survint une dépêche du comte. de Granville à lord Lyons qui pressait le gouvernement impérial d'accepter la renonciation du prince de Hohenzollern et de terminer ainsi le différend.

Granville représentait au gouvernement de l'empereur l'immense responsabilité qu'il encourrait s'il élargissait le terrain du conflit et s'il ne se déclarait pas immédiatement satisfait par la renonciation du prince de Hohenzollern. Le noble lord rappelait que, dès le début de l'affaire, la France avait demandé au gouvernement de la reine d'user de son influence — ce qu'il avait fait sans retard — pour atteindre le but réel, à savoir le retrait de la candidature. Le ministre anglais considérait en conséquence que son gouvernement était tenu de presser le gouvernement impérial d'une façon aussi amicale qu'urgente, d'accepter, comme une solution satisfaisante, la renonciation du prince Léopold. Cette dépêche, contenue dans une lettre de lord Lyons, fut remise à dix heures du matin entre les mains de l'empereur, en présence de l'impératrice, et lue au Conseil. M. Ollivier, très ému par cette communication, combattit le rappel des réserves et rallia à sa proposition huit voix contre quatre. Il s'imaginait ainsi avoir annulé les effets de la demande de garanties. Il ne comptait pas avec l'habileté perverse du plus redoutable des adversaires. Il ne prévoyait pas jusqu'où pouvait aller l'audace de Bismarck. La colère du maréchal Le Bœuf contre le vote du Conseil fut grande. L'impératrice ne dissimula pas non plus son mécontentement et la majorité du Corps législatif se montra carrément hostile. Le ministère fit alors connaître, dans une brève déclaration, l'impossibilité de soumettre actuellement au pays et à la Chambre un exposé général de l'affaire, ce qui devait redoubler les inquiétudes des partisans de la paix et exciter ceux qui voulaient la guerre à tout prix. Clément Duvernois, poussé secrètement par Roulier, demanda à interpeller le gouvernement et Jérôme David railla la lenteur dérisoire des négociations. La réprobation  qui salua cette épithète fut favorable aux ministres et les interpellations, comme on l'a vu plus haut, furent ajournées au vendredi 15.

La séance levée, Thiers qui avait causé avec lord Lyons, lequel regrettait que le ministère ne se fût pas borné à annoncer simplement que le litige avec la Prusse et l'Espagne était terminé, conseilla à M. Ollivier de garder toute prudence et d'invoquer la médiation anglaise ; puis, dans un entretien particulier au Corps législatif, il dit à Segris, Chevandier de Valdrôme, Maurice Richard, Mège et Louvet, que si la Prusse s'était mise dans son tort, ce n'était pas une raison décisive pour courir à la guerre. Le moment était d'ailleurs fort mal choisi. Il fallait patienter encore, attendre l'heure propice où le Sud, inquiet des ambitions et des exigences du Nord, viendrait faire appel à notre pays comme à son libérateur. Les témoins de cet entretien ont voulu plus tard se justifier de leur vote favorable à la guerre en soutenant que Thiers ne leur avait pas dit formellement que la France n'était pas prête, et que, peu de jours avant la déclaration des hostilités, il avait affirmé que nous étions forts. Ne fallait-il pas déduire de ces observations précises : Le moment n'est pas encore venu... Vous n'avez pas d'alliances... La guerre mettra l'Europe en feu et contre nous... les circonstances sont très graves..., ne fallait-il pas en déduire que la guerre était une imprudence, une folie ? Thiers n'avait pas dit, il est vrai, au Corps législatif que Vous n'étions pas prêts, mais il n'avait pas à le dire en public, devant l'étranger. Il a supplié de toutes ses forces ses collègues, les ministres, de ne point entreprendre légèrement une guerre périlleuse sans alliances et avec la certitude d'avoir l'Europe hostile. Cela ne suffisait-il pas, et que viennent faire aujourd'hui des reproches adressés à Thiers, parce qu'il n'aurait pas précisé minutieusement la situation exacte de nos forces et de nos préparatifs ? Il avait combattu une guerre qu'il croyait inopportune et néfaste. Il avait fait toucher du doigt la plus grave des imprudences qui consistait à se jeter sur un adversaire très fort sans {noir autant de forces que lui, et cela sans être assuré d'aucune alliance. Ces raisons eussent dû empêcher le vote fatal, mais étant donnée la violence des passions déchaînées et l'erreur du plus grand nombre, elles ne l'empêchèrent pas. Le Sénat était plus belliqueux encore que la Chambre. Larrabit, Hubert-Delisle, Brenier, Chabrier étaient les plus ardents parmi les Pères Conscrits et pour un peu tous eussent demandé la chute du Cabinet Ollivier. La presse faisait chorus et couvrait les ministres de railleries et d'injures. Quoi ! La victoire était certaine et on reculait !

Pendant ce temps, Bismarck ourdissait ses trames et ne doutait pas que ses adversaires ne vinssent s'y jeter follement. Gramont était informé de l'approbation que le roi donnait à la renonciation du prince Léopold et il osait dire que c'était peu !

Lord Lyons vint trouver le ministre des Affaires étrangères et lui exposa de nouveau très franchement la surprise et le regret du gouvernement anglais. Comment, le prince Léopold s'était retiré, et l'on n'était pas satisfait ? L'Espagne avait annoncé officiellement la renonciation ; la Prusse n'y avait pas fait la moindre opposition et on voulait autre chose ? Le ministère craignait d'être impopulaire, mais cette impopularité ne durerait pas et le meilleur titre du ministère à l'estime publique serait la solution de la question, à l'honneur et à l'avantage de la France sans la moindre effusion de sang. Si la guerre survenait à présent, affirmait avec prescience l'ambassadeur, toute l'Europe dirait que c'était la faute de la France. Lyons répéta ce que Granville avait dit lui-même à La Valette : Si l'on objectait que la candidature du prince Léopold n'avait pas été posée sans l'assentiment du roi de Prusse, on pouvait retourner l'argument et dire que la rétractation n'avait pu avoir lieu qu'à la même condition. Pourquoi fournir un prétexte à ceux qui voudraient représenter la France comme désireuse de faire la guerre sans une absolue nécessité ? A ces observations si sages, Gramont répondit que l'Espagne était hors de cause, mais que la Prusse n'avait rien accordé à la France ; que le roi n'avait donné aucun mot d'explication ; qu'il n'avait rien fait, absolument rien fait. La France lui demandait simplement de défendre au prince Léopold de revenir sur sa résolution. S'il le fait, disait le ministre des Affaires étrangères, tout incident est terminé. Lyons s'étonna que le gouvernement français pût sérieusement appréhender, après tout ce qui s'était passé, que le prince se représentât comme candidat, ou qu'il pût être encore accepté comme tel par le gouvernement espagnol. Gramont ne se laissa pas ébranler par cette considération si judicieuse et répéta, avec une insistance stupéfiante, que si le roi se refusait à formuler cette défense pour l'avenir, la France prendrait ses mesures en conséquence. On a lu comment elle les prenait. Elle venait d'ajourner le rappel des réserves après l'avoir décidé.

Mais pourquoi cette insistance opiniâtre chez le duc de Gramont ? Parce qu'il était lié par les dépêches envoyées à Benedetti et surtout par la note remise à Werther. Le ministre sentait bien maintenant que la demande de garanties était une faute énorme ; mais au lieu de l'avouer à lord Lyons, il la dissimulait et se bornait à dire actuellement que le roi n'avait qu'à défendre simplement au prince Léopold de revenir sur sa renonciation, et que cela suffirait. Lord Lyons s'étonnait de cette exigence nouvelle et, au sortir de cet. entretien, le duc de Gramont osait mander à Benedetti qu'on trouvait cette exigence juste et modérée.

Le 14 au matin, le duc de Gramont entrait affolé chez M. Ollivier, et lui communiquait une dépêche de Lesourd, notre chargé d'affaires à Berlin. Cette dépêche était ainsi conçue : Un supplément de la Gazette de l'Allemagne du Nord, qui a paru à dix heures du soir, contient en résumé ce qui suit : L'ambassadeur de France ayant demandé à Sa Majesté le roi de l'autoriser à télégraphier à Paris qu'Elle s'engageait pour l'avenir à ne pas donner son consentement à la candidature de Hohenzollern si elle venait à se poser de nouveau, le roi a refusé de recevoir l'ambassadeur et lui a fait dire par l'aide de camp de service qu'il n'avait plus rien à lui communiquer. Donc, le 14 au matin, — il importe de retenir ce fait — le ministre des Affaires étrangères avait reçu de son propre agent à Berlin la copie presque intégrale de la dépêche qui, par l'agence Wolf, avait été transmise à l'agence Havas et qui allait courir tous les journaux[3]. De plus, Benedetti, le 14 juillet, dès la première heure, à minuit trente, avait télégraphié au ministre des Affaires étrangères qu'il axait vu la même dépêche dans la Gazette de Cologne et qu'il en faisait remonter l'origine au cabinet du roi qui nous était hostile manifestement, depuis quelques jours. Le texte de la dépêche de Lesourd contenait ces mots : La nouvelle du renoncement du prince héritier de Hohenzollern a été officiellement communiquée au gouvernement impérial français par le gouvernement royal espagnol. Elle citait donc tout ce qui devait déterminer la rupture, c'est-à-dire la partie principale, et ni le duc de Gramont ni M. Émile Ollivier n'étaient en droit de dire, après cette communication, qu'ils ne connaissaient pas la dépêche qui allait amener la guerre.

Y a-t-il eu, oui ou non, le matin du 14 juillet, un Conseil des ministres ? Là-dessus, et sur les mesures prises dans la journée du 14, un différend grave s'est engagé entre M. Plichon et M. Émile Ollivier lui-même. MM. Louvet et Plichon soutiennent qu'il y a eu séance le matin du 14 et qu'elle a été interrompue à midi pour être reprise à une heure pour aller jusqu'à six. A cette affirmation, M. Ollivier fait une opposition formelle : Le 14 juillet, a-t-il écrit le 9 janvier 1886 à M. Plichon, il n'y a pas eu trois conseils, l'un le matin, l'autre l'après-midi ; le troisième dans la soirée. Il n'y en a eu que deux ; le premier aux Tuileries, pendant la séance de la Chambre qui a duré de une heure à six heures environ ; le second à Saint-Cloud dans la soirée, moins vous, Segris et Louvet. Le matin, il n'y a eu qu'une conversation entre ministres à la Chancellerie. Conversation ou Conseil — ne discutons pas sur les mots — toujours est-il que le duc de Gramont a fait connaître à ses collègues la dépêche partie d'Ems, le 13 à midi cinq minutes, dans laquelle Benedetti l'informait qu'il avait fait remarquer que si le désistement du prince Léopold était une garantie pour le présent, il nous fallait eu outre une garantie pour l'avenir, mais que le roi avait absolument refusé de l'autoriser à transmettre une semblable autorisation. Gramont avait dû joindre à cette dépêche le rapport de l'ambassadeur qui expliquait et commentait la dépêche elle-même. Or, Benedetti y donnait des détails de la plus haute importance : celui-ci entre autres qui concernait le courrier attendu de Sigmaringen : Je suis rentré à l'hôtel et j'ai trouvé votre télégramme daté de la nuit dernière à 1 heure 45. C'est celui qu'avait imaginé M. Émile Ollivier à 11 heures 45 et dans lequel le garde des Sceaux croyait avoir atténué les exigences de la note remise à Werther. J'ai pensé que si le roi avait été exactement renseigné — et je devais le croire, après ce qu'il avait bien voulu me dire — le courrier de Sigmaringen arriverait avant le milieu de la journée et qu'il me manderait pour rue faire part, ainsi qu'il nie l'avait annoncée de la réponse du prince de Hohenzollern et que j'aurais l'occasion de m'expliquer de nouveau avec Sa Majesté. Le roi a en effet reçu, quelques heures après, le message qui lui a été expédié ; mais prévoyant sans cloute mon intention, au lieu de nie recevoir, il a chargé un de ses aides de camp de m'apprendre en son nom que le prince Léopold avait retiré sa candidature et que Sa Majesté me priait de vous télégraphier qu'elle considérait cette affaire comme définitivement terminée. C'était donc là une approbation implicite, mais une approbation dont on ne pouvait plus douter.

Benedetti ne s'en était pas contenté. Pour obéir aux ordres reçus de Paris, il avait fait remarquer à l'aide de camp qu'il avait sollicité l'autorisation de transmettre à son gouvernement, avec le désistement du prince, l'approbation explicite de Sa Majesté. Il ajouta qu'ayant reçu de son ministre un nouveau télégramme qui l'obligeait à insister sur les garanties, il se voyait dans la nécessité de demander à être fixé sur ces deux points. L'aide de camp était retourné auprès du roi s'acquitter de ce message ; puis il était revenu déclarer que Sa Majesté approuvait le désistement. Quant au second point sur lequel le roi n'avait rien dit, Benedetti, par une dépêche du 13 juillet à 3 heures 45 minutes du soir, mandait au ministre des Affaires étrangères qu'il avait sollicité une nouvelle audience pour en conférer avec le roi. A cette demande le roi avait fait répondre — c'est l'objet d'une troisième dépêche de Benedetti, en date du 13 à 7 heures du soir — que Sa Majesté s'en référait aux considérations exposées par lui dans la matinée. Le roi a consenti, m'a dit encore son envoyé au nom de Sa Majesté, à donner son approbation entière et sans réserves au désistement du prince de Hohenzollern. Il ne peut faire davantage. Et, dans le rapport, Benedetti avait dit au sujet des garanties exigées : Tout me porte à croire que le roi est fermement décidé à nous refuser cette satisfaction. Malgré l'accueil apparemment gracieux qu'Elle n'a cessé de faire à mes instances, j'ai pu constater que Sa Majesté se résignait avec autant de regret que de répugnance, devant notre attitude, à dénouer les difficultés qu'Elle a contribué à faire naître et, sans nul doute, Elle ne se dissimule pas la gravité de l'échec auquel Elle s'est personnellement exposée. Dans cette disposition, le roi considère qu'il aggraverait le mécontentement que la renonciation du prince de Hohenzollern provoquera en Allemagne, et dont la responsabilité pèsera moins sur ce candidat que sur Sa Majesté elle-même, s'il souscrit à l'obligation que nous lui demandons de contracter. Je prévois même qu'à dater de ce moment, il me sera moins facile de l'aborder et je ne doute pas qu'il n'ait voulu éviter de m'en donner l'occasion en confiant à l'un de ses officiers le soin de m'apprendre la résolution du prince de Hohenzollern.

Ainsi, par le rapport et par les dépêches, le ministre était mis entièrement au courant de la situation, non seulement pour le présent, mais pour ce qui pourrait suivre. Quelles que fussent les manœuvres employées par nos ennemis, il savait, le 14 au matin, que le roi avait donné son approbation entière et sans réserves au désistement du prince et qu'il considérait l'affaire comme terminée. Il savait que si le roi avait envoyé un aide de camp à l'ambassadeur, ce n'était pas pour l'offenser, mais pour ne pas reprendre une discussion qui lui était pénible et dans laquelle il croyait avoir manifesté très catégoriquement ses intentions. Il savait enfin que la raison pour laquelle le roi ne pouvait acquiescer aux garanties voulues, c'était qu'une telle obligation admise par lui l'exposerait au mécontentement de ses sujets et serait considérée dans toute l'Allemagne, non seulement comme un échec personnel pour lui, mais comme un échec pour la nation elle-même. Du moment que le roi faisait dire officiellement par le prince Radziwill et autorisait l'ambassadeur à télégraphier à Paris que tout était terminé, il fallait le prendre au mot et en finir une fois pour toutes. De vrais politiques l'auraient fait.

La dépêche d'Ems, qui notait publiquement le refus du roi d'adhérer aux garanties pour l'avenir et le refus de recevoir l'ambassadeur, devait être considéré, par un esprit averti, comme un stratagème de la chancellerie prussienne ou de l'entourage hostile du roi. Avant de s'affoler et de se consterner, avant de crier à l'outrage et de demander vengeance, il fallait s'informer et faire une enquête rapide. C'est le matin du 14 que le duc de Gramont a reçu la nouvelle transmise par Lesourd. Comment se fait-il qu'il n'ait pas immédiatement envoyé une dépêche à Benedetti dans laquelle il lui aurait demandé par oui ou non ce qu'il y avait de vraisemblable dans la dépêche publiée par la Gazette de l'Allemagne du Nord, et si réellement elle avait un caractère officiel ? On ne conçoit pas que le ministre des Affaires étrangères n'ait pas aussitôt interrogé l'ambassadeur pour savoir si le roi avait lui-même autorisé l'envoi à la presse d'une telle information. Il eût eu le temps de recevoir une réponse suffisamment claire, puisque, de son plein gré, Benedetti allait spontanément le même jour, à deux heures da soir, envoyer une dépêche qui relevait la publication de la dépêche d'Ems et l'attribuait au Cabinet du roi, tout en faisant remarquer que le roi devait le recevoir dans le salon réservé de la gare. Et le même Benedetti, à 3 heures 45 minutes, rappelant cette audience, faisait savoir que le roi lui avait dit que les négociations qui pourraient encore être poursuivies seraient continuées par son gouvernement. Ces deux dépêches si importantes, qui jetaient une vive lumière sur la situation et opposaient par leur texte même une dénégation formelle à la dépêche qui troublait tant le gouvernement français, parvinrent au quai d'Orsay dans la soirée du 14 et dans la nuit du 14 au 15.

Donc, avec du sang-froid et quelque clairvoyance, le ministre des Affaires étrangères et ses collègues auraient pu facilement découvrir, dans la fameuse dépêche d'Ems, ce qu'elle était réellement : une manœuvre aussi audacieuse qu'abominable et la faire retomber de tout son poids sur son perfide auteur. Mais non. Le duc de Gramont et M. Émile Ollivier s'agitent dès le premier moment, s'impatientent et s'imaginent que tout est irrémédiablement compromis et perdu. Ils télégraphient à l'empereur de venir aux Tuileries présider le Conseil.

Sur ces entrefaites, l'ambassadeur de Prusse arrive au quai d'Orsay et informe avec tristesse le ministre des Affaires étrangères que son gouvernement l'a blâmé de l'accueil qu'il avait fait aux exigences des deux ministres lors de l'entrevue du 12 juillet. Il annonce qu'il a reçu l'ordre de prendre un congé immédiat. Ce départ subit, que Bismarck transforma le 19 juillet en un simple congé motivé par des raisons personnelles, était un fait qui tout au moins parait aggraver une situation déjà critique par elle-même et augmente le trouble et les inquiétudes de Gramont. Le ministre apprend en même temps que le comte de Granville a tenté une nouvelle démarche auprès du roi de Prusse. Le chef du Foreign Office a écrit au roi de vouloir bien communiquer officiellement au Cabinet des Tuileries son adhésion au désistement du prince Léopold, si la France retirait sa demande de garanties. Or, le roi venait de faire cette concession et le duc de Gramont avait trouvé que c'était peu. Mais, de son côté, lord Lyons ne se décourageait pas et il faisait parvenir au ministre un message pressant par lequel il le suppliait de ne pas se précipiter dans des mesures extrêmes et de ne point engager le gouvernement par une déclaration prématurée aux Chambres. Tous les avertissements sont venus de part et d'autre, et cependant la situation s'empire. Tout fait présager une issue fatale. Le duc de Gramont s'en va alors, mélancolique et préoccupé, aux Tuileries à travers une foule agitée et colère que les nouvelles inquiétantes vernies de Berlin et le retard d'explications, impatiemment attendues, avaient amassée autour du Corps législatif et du palais impérial.

Il arrive au Conseil à midi et demi et dit à ses collègues que la guerre est inévitable et que si ou la déclinait après la dépêche publiée par la Gazette de l'Allemagne du Nord, il ne garderait pas un instant son portefeuille. Le Bœuf l'approuve. Il déclare qu'il n'y a pas un moment à perdre et qu'il faut mobiliser immédiatement. Les autres ministres sont moins ardents. Ils reconnaissent que la dépêche d'Ems a rendu la situation menaçante ; cela n'empêche pas que la renonciation ait été approuvée. Ne faut-il pas, avant de se décider à la guerre, s'entourer de tous les renseignements ? Ils examinent attentivement le supplément de la Gazette de l'Allemagne du Nord et y découvrent une intention des plus offensantes pour la France et son gouvernement. Le refus de recevoir l'ambassadeur, communiqué à toute l'Allemagne et à l'étranger en quelques lignes brèves et roides, était un affront intolérable et l'on devait y répondre aussitôt par l'appel des réserves, ce qui fut décidé à 4 heures 40 de l'après-midi. Un instant, M. Émile Ollivier proposa de ne pas tenir compte de la dépêche d'Ems et d'aller dire au Corps législatif que tout était terminé. Il s'attendait naturellement à être renversé, mais l'empereur s'opposa à ce sacrifice et dit qu'il ne pouvait se séparer de son Cabinet au moment où il lui était le plus nécessaire[4]. L'agitation est de plus en plus intense à la Chambre qui, de l'avis d'un journaliste, ressemble à une immense bouteille de Leyde. Le Conseil reçoit alors une dépêche de Benedetti qui prête au roi un langage plus conciliant. On reprend quelque espoir et l'on se rattache à une nouvelle proposition du duc de Gramont qui, devant les inquiétudes et les hésitations de l'empereur, a compris qu'on devait tenter l'impossible. Il émet l'idée d'un Congrès, idée à laquelle Napoléon III se rallie aussitôt et avec empressement. Il la résume en ces ternies, sous forme de communication à faire aux Chambres : Nous croyons que le principe adopté tacitement par l'Europe a été d'empêcher, sans une entente préalable, aucun prince appartenant aux familles régnantes des grandes puissances, de monter sur un trône étranger, et nous demandons que les grandes puissances européennes, réunies en Congrès, confirment cette jurisprudence internationale. Le duc de Gramont avait la certitude que l'Angleterre et la Russie, l'Autriche et l'Italie accepteraient cette garantie de paix pour l'avenir. Si la Prusse refusait d'y acquiescer, elle se séparerait de l'Europe et son isolement la priverait de l'appui moral qui reviendrait tout à la France. Cette proposition, a dit fort justement Albert Sorel, eût été un coup de maître... Le Congrès aurait surpris la Prusse et dérouté ses calculs. Il l'aurait compromise devant l'Europe et forcée d'accepter l'arbitrage des puissances ou de perdre leur appui moral. Mais telle était la faiblesse politique des hommes d'État français, telle était la force de la position conquise par Bismarck, que non seulement il allait échapper à ce danger, mais que sa conduite allait obliger Napoléon III à déclarer la guerre[5].

M. Émile Ollivier, tout en considérant l'expédient du Congrès comme bien usé, le défendit avec son éloquence accoutumée et s'éleva aux considérations les plus admirables. Il l'affirme lui-même en ces termes et il invoque, pour le prouver, les applaudissements de ses collègues[6]. Cela ne l'empêchera pas un peu plus tard de dire qu'il rougit de cet évanouissement de courage et que sa famille et son secrétaire Midis, en l'apprenant de lui-même, éclatèrent en exclamations indignées. Ils eurent tort, car si la proposition avait été déposée à temps et .soutenue à la Chambre avec autant d'éloquence qu'au Conseil, elle eût pu mettre la Prusse dans un grand embarras. Il ne faut pas arguer de l'insuccès de la transaction de lord Granville, mal accueillie par Gramont et repoussée par Bismarck, que l'Angleterre se fût dérobée au sujet d'un Congrès et que la Russie eût imité sa dérobade ? Seulement, du Congrès il fût sorti des exigences que les ultra-bonapartistes n'eussent peut-être pas admises. Mais tout valait mieux pourtant qu'une aveugle précipitation. L'empereur aurait voulu que la proposition du Congrès fût lue immédiatement aux Chambres. On trouva qu'il était trop tard. Ce fut chose très regrettable, mais le Conseil était épuisé par six heures de séance et hors d'état, paraît-il, d'affronter le déchaînement de l'opposition. Cependant, on se sépara dans les intentions les plus pacifiques et l'empereur écrivit à Le Bœuf de suspendre encore une fois l'appel des réserves.

Le maréchal fut très surpris. Il faut convenir que cette surprise du ministre de la Guerre était bien compréhensible. En effet, depuis plusieurs jours, on lui demandait tantôt de convoquer les réservistes, puis de les ajourner, tantôt de faire des préparatifs de guerre, puis d'y renoncer. Sa position était presque intenable. Livré lui-même aux oscillations et aux hésitations qui faisaient de l'empereur et des ministres les êtres les plus variables et les plus indécis, il ne pouvait donner à la défense nationale tout le soin qu'il aurait voulu. Le tableau des fluctuations et des évolutions du Cabinet Ollivier, dans les journées qui précédèrent la guerre, dénote une incertitude, une mobilité inouïes. C'était une saute de vent perpétuelle, et cela en face d'un ennemi calme et froid qui savait où il allait et ce qu'il voulait.

Le Bœuf avait, le 14 au soir à Saint-Cloud, après le dîner, demandé à l'empereur quelle était la décision définitive. Fallait-il vraiment retarder encore la mobilisation ? Comme l'empereur lui parlait de la possibilité d'un Congrès, le maréchal parut s'associer à ce projet et crut cette fois que la paix pouvait en sortir. L'impératrice, qui l'entendit approuver une idée dont elle avait nié l'efficacité, témoigna sa surprise avec une impétuosité si grande que l'empereur s'en étonna. Elle traita la réunion d'un Congrès de tacheté et de déshonneur public. Elle s'emporta à un tel point qu'elle dut, étant revenue à elle, prier le maréchal d'oublier sa vivacité[7]. Une nouvelle réunion du Conseil fut décidée d'urgence laquelle les ministres se rendirent, moins Segris, Louvet et Pichon, qui n'avaient pas reçu à temps leur convocation.

Sous la poussée des événements et sous l'impulsion de l'impératrice, le Conseil va prendre les décisions les plus graves. On ne peut nier que l'impératrice n'ait eu une influence prépondérante sur la déclaration de guerre[8]. Tandis que son entourage croyait ou affectait de croire à la solidité du régime, elle avait depuis un an, au moins, les plus vives inquiétudes. Les élections de 1869, qui avaient renforcé le parti républicain et causé de nombreuses déceptions aux candidats officiels, l'agitation incessante de la capitale, les attaques violentes de la presse d'opposition, le succès du pamphlet de Rochefort, la santé chancelante de l'empereur, le peu de confiance que l'impératrice témoignait à la politique libérale et la crainte que lui causaient des concessions réputées par elle dangereuses, le retour inquiétant, à son avis, d'un parlementarisme envahissant et tracassier, tout cet ensemble de faits graves lui donnait à croire que, sans un coup de fortune extraordinaire, les jours de l'Empire étaient comptés. Elle saisit avec empressement l'occasion que semblait offrir la candidature d'un prince allemand au trône d'Espagne. Se liant à des assertions qu'elle avait eu le tort de ne pas faire contrôler, écoutant des généraux avides de gloire et des courtisans avides d'honneurs, qui lui promettaient un triomphe certain, elle témoignait une confiance illimitée dans les forces de la France et les croyait supérieures à celles de la Prusse. Elle pensait, et non sans raison, que les Français, qui n'avaient point pardonné aux Prussiens leur éclatant succès de 1866 et souffraient avec peine leur morgue, seraient heureux de prendre la revanche de Sadowa. Elle était assurée que la victoire consoliderait le trône impérial et permettrait à son fils, dont elle appréciait l'intelligence précoce et le caractère généreux, de succéder sans difficulté à Napoléon III. Aussi, accueillit-elle avec empressement les assurances présomptueuses de la presse bonapartiste que dirigeaient .Jérôme David, Granier de Cassagnac, Clément Duvernois et Dugué de la Fauconnerie. D'autre part, des journaux d'opposition, comme le Temps, le Siècle, le Rappel, disaient que la candidature Hohenzollern était inquiétante pour la situation de la France en Europe et se demandaient si la diplomatie impériale était capable de soutenir nos intérêts. Ils manifestaient leur défiance au sujet 'de la capacité de 'ses agents et de la valeur de ses hommes d'État. Ils rappelaient la catastrophe de Sadowa et doutaient fort qu'elle eût porté ses fruits. Ils ébranlaient par leurs inquiétudes et leurs railleries les membres de la majorité du Corps législatif, mais ceux-ci n'étaient pas encore aussi empressés qu'on l'a dit à courir les risques d'une guerre redoutable contre la Prusse.

Le général du Mirait, dans le troisième volume de ses Souvenirs, croit pouvoir faire retomber toute la responsabilité sur l'impératrice qui, pressée d'en finir, voulait que son fils montât sur un trône raffermi par la gloire militaire. Elle n'était pas seule à penser ainsi, car c'est à M. Émile Ollivier que, le 12 juillet, les partisans de la guerre disaient : Vous êtes le ministre du plébiscite ; vous pouvez être celui de la victoire !

Le général du Barail déclare que l'impératrice avait sur l'esprit de l'empereur un pouvoir sans limites. Elle exerçait également une influence considérable sur le Conseil des ministres et particulièrement sur le duc de Gramont et sur Chevandier de Valdrôme. C'est pour lui obéir que ce dernier demanda à Émile de Girardin l'article fameux qui soufflait la guerre. Il paraît utile de rappeler ici que, vers le milieu de juin 1870, Prévost-Paradol, qui avait accepté le poste d'ambassadeur aux États-Unis, fut reçu en audience de départ par l'empereur et l'impératrice à Saint-Cloud, il a consigné sur une note, retrouvée plus tard dans ses papiers, de très curieux détails sur cette audience[9]. Après quelques paroles banales sur les traités de commerce et les tarifs des douanes, l'impératrice aborda brusquement un sujet qui paraissait hanter son esprit, discourant, avec une extrême abondance et une passion extrême, de la Prusse et des représailles, comme si nous avions quelque injure à venger ; de la nécessité pour la France de reprendre rang, comme si nous étions sous le coup d'un complot européen ; adorant son fils, prête à tout faire pour préparer son avènement ; encore mal éclairée sur la portée de la politique du 2 janvier, ayant son parti de Cour. Prévost-Paradol nous montre auprès d'elle l'empereur très affable et préoccupé de plaire, conversant librement et naturellement en homme déchargé, heureux même de courir après toutes les autres cette suprême aventure, parlant avec sagesse du couronnement de l'édifice, de la Presse, des services qu'elle rendait en Angleterre, des passions qu'elle suscitait en France. A son affabilité se joignait cependant une certaine tristesse qui devait provenir de son état de santé. Une lettre de Gambetta avait paru le matin. C'est la République prochaine ? dit l'empereur. — Que voulez-vous, Sire ? répliqua Prévost-Paradol. Il y a là trois ou quatre gouvernements qui attendent, le chapeau à la main, la grande faute qui leur permettra d'entrer. Napoléon répéta qu'il voulait la paix, puis il ajouta gravement : Nous ne pouvons affronter la guerre que les mains pleines d'alliances.

La passion de l'impératrice avait frappé le nouvel ambassadeur. Pourquoi ces discours sur la Prusse ? répétait-il en revenant de Saint-Cloud. Mais le langage de l'empereur avait fini par dissiper son inquiétude et la veille de son embarquement, le 30 juin, il affirmait à ses amis que jamais le maintien de la paix n'avait été mieux garanti. Il répétait ainsi une assertion de M. Émile Olivier lui-même. Un mois s'était à peine écoulé que la paix était irrémédiablement compromise ; et que les restes lamentables de Prévost-Paradol revenaient en France par le même paquebot qui l'avait transporté aux États-Unis.

La France s'engageait dans une guerre désastreuse sans les préparatifs nécessaires et sans les alliances promises ; la dynastie impériale et la patrie étaient menacées. La grande faute que Prévost-Paradol redoutait avait été commise. Il n'y avait point survécu.

L'impératrice n'avait jamais douté que le pays tout entier ne considérât le dessein de placer un Hohenzollern sur le trône d'Espagne comme une insulte et un défi. L'enthousiasme frénétique avec lequel avait été accueillie la déclaration du duc de Gramont, le 6 juillet, l'avait trompée sur les sentiments réels de l'opinion[10]. Elle ne se rendait pas compte que le langage altier du ministre des Affaires étrangères avait inquiété et contrarié les puissances les mieux disposées qui n'admettaient pas qu'on fermât aussi brusquement toute voie à la conciliation.

Le prince Poniatowski, écuyer de l'empereur, a déclaré que le soir du 11 juillet à Saint-Cloud, l'impératrice avait exprimé la crainte que la Prusse ne reculât. Mais, avait répliqué le prince, si après la sommation plutôt hautaine qui a été lancée de la tribune de la Chambre, la Prusse donne satisfaction à la France, ce sera une victoire diplomatique. — Vous ne comprenez rien aux affaires de notre pays ![11] répondit l'impératrice avec une vivacité dédaigneuse.

L'Europe, comme le Corps législatif et comme le public tout entier, crut à une guerre prochaine, tant la déclaration du ministre des Affaires étrangères parut hautaine et agressive. D'autre part, les nouvelles exigences du gouvernement impérial, qui ne se contentait pas de la renonciation du prince Léopold reconnue par le roi de Prusse, avaient accru — comme le prouvent les dépêches officielles, — le mécontentement des puissances. L'Impératrice ne devinait pas que, grâce aux habiles manœuvres de la Prusse, la France allait avoir contre elle l'opinion de l'Europe presque tout entière, et que sa rivale se dirait et paraîtrait contrainte à la guerre pour repousser une agression inexcusable. Cette impression si nette, lord Lyons l'avait, comme je l'ai dit, fait connaître le 13 juillet au matin, à Saint-Cloud. Mais Jérôme David, Clément Duvernois et leur parti étaient alors plus puissants que lord Lyons et lord Granville, même parlant au nom de la reine Victoria. L'exigence nouvelle du duc de Gramont, à laquelle avait adhéré M. Émile Ollivier, faite sur le désir pressant de l'empereur et de l'impératrice, surprit et attrista profondément nos amis.

J'ai dit, dans le chapitre précédent, comment la perfide dépêche d'Ems acheva de mettre le feu aux poudres et amena la France à se jeter tête baissée dans la plus périlleuse des aventures.

 

Cependant, l'empereur n'était pas aussi disposé que l'impératrice à la guerre. Il avait confié plus d'une fois à son premier ministre, Émile Ollivier, qu'il était décidé à ne rien faire. C'est un être bien singulier, disait en parlant de lui au comte d'Haussonville le marquis de Chasseloup-Laubat, le 6 août. C'est le plus soupçonneux des hommes, ombrageux et méfiant. Il n'y a pas de pire désorganisateur. Il a toujours autour de lui un tas de pantins qui colportent un tas d'extravagances. Il a des idées auxquelles il ne tient guère et qui s'en vont comme elles sont venues, on ne saurait dire pourquoi. Mais il y en a d'autre part logées dans sa cervelle et qui n'en démarreront jamais. Si elles sont contrariées, elles font le plongeon comme les canards dans l'eau, mais pour reparaître un peu plus loin[12]. Napoléon III n'avait pas communiqué au Conseil ses tentatives d'alliance avec l'Autriche et l'Italie, parce que les éventualités par lesquelles ces alliances auraient dû s'établir, il ne les croyait point prochaines et il ne les désirait pas. Déprimé, usé par la maladie, il ne se souciait pas de remettre en question un Empire qu'il avait cru consolider par le succès du plébiscite. Il tenait à donner, en toute tranquillité, au régime libéral consenti par lui les développements promis. Il ne voyait pas, ou il ne voulait pas voir, que la Prusse préparait une nouvelle intrigue et allait lui tendre de nouveaux pièges. Il-ne voyait pas qu'au point de vue de la défense nationale, on était en proie à une confusion, à une hésitation, à une apathie mortelles. A la veille de la guerre même, beaucoup de personnes Maniaient ceux qui demandaient des crédits pour quelques préparatifs indispensables. Cependant, il fallait être aveugle pour ne pas comprendre qu'un moment viendrait où le gouvernement impérial aurait à choisir entre un affront ou une guerre. Ce n'était donc pas assez de dire à tous que l'on était résolument disposé à la paix ; il fallait s'entourer de tous les moyens propres à défier toutes les provocations. Il fallait, au cas où la guerre eût été indispensable, avoir toutes les forces nécessaires pour la faire avec succès, comme le demandaient alors ceux qui s'intéressaient vraiment au sort de la France et de l'Empire. Il ne suffisait pas de rejeter sur la Prusse la responsabilité de la guerre ; il fallait lui faire comprendre qu'elle s'exposait à un succès douteux en nous contraignant à une lutte que nous ne désirions pas. Gouverner, c'est prévoir, a-t-on dit bien des fois. L'empereur ne prévit rien et les ministres qui soutenaient sa politique ne comprirent qu'à la dernière heure seulement combien leurs illusions et leur imprévoyance avaient été déplorables. Bismarck et le roi de Prusse, eux aussi, ont protesté jusqu'à la fin de leurs intentions pacifiques. Ont-ils, pour cela, négligé le moindre préparatif ? Les déclarations des 6 et 15 juillet les ont trouvés en état d'agir, et le 1er août, le prince royal a pu écrire dans son journal : Nous sommes prêts[13], trois mots saisissants qui n'étaient pas une forfanterie, comme la déclaration du maréchal Le Bœuf.

Suivant M. Émile Ollivier, l'empereur, quelques instants avant l'ouverture du nouveau Conseil à Saint-Cloud, le 14 au soir vers dix heures, lui aurait confié que la déclaration relative au Congrès, c'est-à-dire l'appel à l'Europe, lui paraissait maintenant peu satisfaisante. C'était toujours le même esprit vacillant et faible, inquiet de ce qu'il venait de faire et justifiant en sa personne l'adage connu :

Video meliora proboque,

Deteriora sequor.

Et M. Ollivier qui en défendant la proposition du Congrès, avait trouvé une forme oratoire et pathétique qui avait arraché des larmes à l'empereur, finit par dire que s'il portait cette déclaration à la Chambre, on le huerait. Cependant, Napoléon III, malgré des réserves apparentes qui ne portaient que sur la rédaction et non sur le fond de la proposition, n'était pas encore décidé à la guerre et regrettait de voir son gouvernement obligé de compter avec les volontés capricieuses de l'opinion. Le Bœuf survint et exposa de nouveau ses inquiétudes. On l'avait, dans l'après-midi, autorisé à rappeler les réservistes et voici qu'on contremandait cet ordre. Il déclarait que si l'on maintenait cette résolution nouvelle, il serait forcé de donner sa démission. Son collègue de la marine était prêt à le suivre. Et déjà à midi et demi, le même jour, le ministre des Affaires étrangères avait fait la même menace. Comment un Cabinet où se produisaient de tels faits, où trois et quatre ministres manifestaient l'intention de se retirer, aurait-il pu' avoir le sang-froid et la liberté nécessaires ?

C'est alors que l'empereur — je prends ces détails précis dans une note inédite de l'ancien ministre et sénateur M. Grivart qui les tenait du maréchal de Mac-Mahon et de M. de Pienne, chambellan de l'impératrice — l'empereur lut au Conseil un exposé qui tendait à des voies pacifiques. Il l'avait communiqué quelques instants auparavant à l'impératrice qui avait par un mouvement de tête, devant M. de Pienne, montré sa désapprobation. L'empereur — dit la note qui m'a été remise — entra au Conseil où l'impératrice l'accompagna. Il lut son discours, puis au moment où il allait prendre les voix, il se trouva mal et fut obligé de sortir de la salle. Au bout d'une demi-heure ou de trois quarts d'heure, il rentra, malgré ses souffrances. Mais, pendant ce temps, l'impératrice avait agi sur les membres du Conseil et au vote il y eut quatre voix de majorité pour la guerre. Ce qui avait poussé l'impératrice à intervenir, — c'était la première fois qu'elle assistait au Conseil — c'étaient les dépêches arrivées dans la soirée, celles d'Ems et de Berlin, le rapport du chargé d'affaires Lesourd sur l'attitude de Bismarck et les impressions pessimistes de lord Loftus à la suite d'un entretien avec le chancelier. Enfin, un télégramme de Berne adressé au ministre des Affaires étrangères par notre ministre M. de Comminges-Guitaut et un autre télégramme de M. de Cadore, ministre à Munich, reproduisaient la dépêche d'Ems avec le refus d'audience fait à Benedetti par le roi. Le Conseil crut au caractère officiel de ces deux télégrammes, quoique, de l'avis des hommes de la carrière, la dépêche d'Ems, tout en provoquant une grande émotion dans les cercles diplomatiques, n'eût pas eu ce caractère. Se laissant tromper par les apparences et s'imaginant qu'il fallait répondre séance tenante à la provocation, les ministres présents reconnurent que la guerre ne pouvait être évitée. Ils maintinrent l'appel des réserves et décidèrent que le duc de Gramont et M. Émile Ollivier prépareraient un projet de déclaration de guerre. L'impératrice avait prouvé au Conseil qu'on n'avait plus qu'à accepter la rencontre à laquelle la Prusse nous obligeait.

L'idée de l'impératrice, avait dit le maréchal de Mac-Mahon à M. Grivart, c'est que la politique dans laquelle on s'était engagé avec M. Ollivier, menait aux abîmes. Une diversion à l'extérieur lui paraissait une nécessité de salut. Au bout de quinze jours ou trois semaines, pensait-elle, on aurait obtenu des succès. La paix se ferait alors et l'empereur, remis en possession de son prestige, pourrait revenir sur les concessions dangereuses qu'il avait faites. Or, avant ce Conseil, l'empereur, résolu à la paix, avait fait passer un mot d'ordre à tous les journalistes dévoués pour annoncer et préconiser la solution pacifique. A minuit, on télégraphia pour leur donner des instructions contraires et préparer les esprits à la guerre. Telles sont les affirmations du maréchal de Mac-Mahon qui tenait ces détails du marquis de Pienne, affirmation et détails qui jettent une clarté saisissante sur la nuit fatale où la guerre fut décidée.

Il est donc établi que lorsque Napoléon sortit de sa syncope et rentra au Conseil, ceux des ministres qui avaient paru peu décidés à provoquer des hostilités immédiates, avaient été amenés, sous la pression des objurgations éloquentes de l'impératrice, à prendre le plus terrible des partis. Napoléon aurait voulu tergiverser encore et inventer quelque moyen ingénieux capable de faire intervenir l'Europe ; mais, chez les ministres qui s'effrayaient d'accepter la responsabilité d'une insulte faite impunément à la France, il rencontra une telle opposition à ses dernières velléités de conciliation, qu'il dut céder, lui aussi. Cette fois, les dés de fer étaient bien jetés.

Un savant historien, M. de la Gorce, a donc pu écrire : Une très honorable réserve, faite de pitié pour le malheur, faite aussi de fidélité pour une auguste souveraine, a voilé et adouci après coup la plupart des témoignages publics qui la pouvaient accuser. Mais de toutes les correspondances manuscrites, de tous les papiers privés, une impression très nette se dégage : c'est que l'impératrice fut, du côté de la France, le principal artisan de la guerre.

Saint-Marc-Girardin atténue ainsi cette responsabilité : Quelques personnes, parmi les partisans mêmes de l'Empire, pensent que l'impératrice n'a pas eu une influence heureuse sur la politique de l'Empire. Il est possible que, depuis Sadowa, l'impératrice ait cru que la dynastie impériale, c'est-à-dire l'avenir de son fils, ne pouvait se consolider que par la guerre et qu'elle ait par là perdu ce qu'elle voulait sauver. En tout cas, ce n'est pas sa régence des derniers jours qui a introduit cette politique aux Tuileries. Elle n'aurait pu, même quand elle l'aurait voulu, changer à ce moment suprême la politique guerrière de l'Empire. Cette politique était devenue une situation incurable, une véritable fatalité. Chaque mesure était, bon gré mal gré, un pas de plus vers l'abîme désormais ouvert et désormais impossible à fermer[14].

N'introduisons pas trop, à la manière des Tragiques grecs, la fatalité dans les événements humains. Évidemment, la politique de l'Empire et de son Cabinet a conduit les choses au pire. Et il est indubitable que, le souverain étant réduit à une sorte d'incapacité par suite de ses douleurs physiques et de son état de dépression, la souveraine vaillante, active et passionnée, qui ne voulait admettre eu rien l'infériorité de la France, eut une action décisive sur la précipitation regrettable avec laquelle la guerre fut déclarée.

Le soir du 14 juillet, M. Robert Mitchell eut un entretien avec M. Ollivier dans le jardin du ministère des Affaires étrangères :

Si demain, lui dit le ministre, nous ne donnons pas satisfaction aux vœux de la majorité, nous serons renversés et c'est un Cabinet réactionnaire qui fera la guerre dans les conditions les moins favorables. — Eh bien ! répliqua Mitchell, donnez votre démission !Je ne le puis. Le pays a confiance en moi ; je suis la garantie du pacte nouveau qui lie l'Empire à la France. Si je me retire, on considérera l'avènement du ministère Roulier comme une sorte de coup d'État contre les réformes parlementaires. Il serait à craindre que la situation déjà si grave ne se compliquât de difficultés intérieures. Et puis la guerre est décidée. Elle est inévitable. Aucune force humaine ne pourrait la conjurer aujourd'hui. Puisque nous ne pouvons l'empêcher, notre devoir est de la rendre populaire. Eu nous retirant, nous découragerions le pays, nous contesterions le droit de la France et la justice de sa cause. — Qu'espérez-vous donc ?Pour moi, rien. Quoi qu'il arrive, je suis sacrifié ; car la guerre emportera le régime auquel j'ai attaché mon nom. Si nous sommes vaincus, Dieu protège la. France ! Si nous sommes victorieux, Dieu protège nos libertés ![15]

Ainsi, le président du Conseil, qui avait affirmé le 12 juillet au Corps législatif que l'incident Hohenzollern était clos, avouait le 14 que la guerre était inévitable, sans qu'il vint à sa pensée ni à celle du duc de Gramont et de leurs collègues, de prendre pour arbitre Benedetti qui était arrivé à Paris le 15 au matin et qui avait déjà fait ses réserves par voie télégraphique sur les communications tendancieuses de Bismarck. C'étaient donc les passions du parti impérialiste qui avaient rendu la guerre inévitable ; et la minorité du Conseil, qui jusque-là s'était contentée de la renonciation du prince Léopold, approuvée par le roi, cessait de protester contre de nouvelles exigences et courbait la tète comme devant une fatalité inéluctable.

Ce fut seulement dans la soirée, rapporte M. de Parieu[16], un des sincères témoins de ces événements lamentables, que l'appel des réserves fut décidé. Le Cabinet, jusque-là divisé, fut en partie entraîné, en partie paralysé dans ce nouveau Conseil tenu à Saint-Cloud et dans lequel les télégrammes de M. de Bismarck annonçant à divers ministres allemands près des cours étrangères le refus du roi de Prusse de recevoir M. Benedetti, furent révélés. Présentés comme une consultation diplomatique, ils produisirent l'émotion la plus vive et firent renoncer à la proposition relative au Congrès pour lui préférer une demande de subsides au Parlement.

M. de Parieu plaint les ministres, ses collègues, qui, placés tout à coup devant une question d'honneur que la publicité allait livrer aux frémissements de l'opinion surexcitée, crurent devoir suivre patriotiquement, dans l'intérêt de la France et de sa dignité, un mouvement qu'ils axaient été impuissants à arrêter.

Rien encore une fois ne peut rendre le désarroi du gouvernement impérial. L'empereur avait sa politique, et l'impératrice la sienne. Le premier ministre ignorait les vrais desseins du ministre des Affaires étrangères. Il sentait seulement que la Cour se défiait de lui et qu'on l'entourait d'embûches perfides. Malgré cela, il ne protestait pas et persistait à rester au pouvoir. Les autres ministres étaient comme tenus à l'écart et n'apprenaient les nouvelles importantes que fort tard ou par ricochet. Les projets succédaient aux projets, les illusions aux illusions, et tandis que la politique impériale donnait l'impression d'une confusion sans pareille, la politique de la Prusse, ferme et résolue, n'avait qu'un seul but auquel elle demeurait invariablement fidèle : l'unité de l'Allemagne per fas et nefas. Pendant que, sous la conduite de théoriciens chimériques ou d'esprits orgueilleux et superficiels, nous flottions à tous les vents, nos ennemis savaient ce qu'ils voulaient et où ils allaient. Ils étaient prêts, dans toute la force du terme.

Je rappelais un peu plus haut que M. de Parieu, dans ses Considérations sur la guerre, plaignait ses collègues d'avoir été réduits, par la force même des choses et par esprit de solidarité, à subir une guerre qu'ils avaient vainement cherché à éviter. Or, l'un d'eux nous a, sur ce fait même, donné des détails émouvants que je veux résumer ici.

A la séance de la Chambre des députés du 25 décembre 1885, M. Plichon, l'ancien ministre des Travaux publics du cabinet Ollivier, avait, au nom de la minorité conservatrice, refusé les crédits du Tonkin et de Madagascar à un ministère qui, suivant lui, aggravait la politique de ses prédécesseurs. Cette attitude avait soulevé de vives critiques à gauche, notamment de la part de M. Guillemain qui avait répliqué : Vous auriez dû dire ces choses-là quand vous étiez ministre en 1870 et que vous déclariez la guerre. Nous n'aurions eu ni Sedan ni Metz. Et M. Maurice Faure avait ajouté : Celui qui parle ainsi est un ancien ministre de l'Empire, de ce gouvernement néfaste qui a déclaré la guerre de 1870 et fait perdre à la France l'Alsace et la Lorraine ! Le 29 décembre, à l'occasion de la lecture du procès-verbal, M. Plichon répondit qu'étant affecté de surdité, il n'avait pu relever immédiatement ces interruptions et il s'expliqua ainsi :

Je faisais effectivement partie du Cabinet au moment où la guerre a été déclarée. Mais il n'est aucun personnage politique de cette époque qui ne sache que, dans les Conseils du gouvernement, j'ai défendu la paix avec la plus grande énergie, non pas qu'il n'y eût de justes motifs de guerre, mais parce que j'ai cru qu'à divers égards le maintien de la paix était préférable pour mon pays. J'ajoute que je n'étais pas présent au Conseil des ministres quand la guerre a été déclarée et que les ordres de mobilisation ont été donnés. En apprenant cette grave résolution, mon premier mouvement a été de me retirer. Mais je n'ai pas tardé à comprendre que semblable détermination dans ma situation de ministre, en face d'une guerre devenue inévitable, pouvait n'être pas sans préjudice pour mon pays. En effet, en me retirant, je donnais tort à mon pays en face de l'ennemi. Je savais qu'en restant dans le Cabinet, je m'associais à une grande responsabilité si la guerre n'était point heureuse, mais j'ai préféré m'exposer à subir un préjudice personnel, quelque grand qu'il pût être, plutôt que de faire le moindre tort à mon pays en présence d'une situation aussi grave. Mes concitoyens m'ont tenu compte de cette conduite, car depuis 1871, après nos épouvantables désastres militaires, ils m'ont envoyé à l'Assemblée nationale sans que j'eusse sollicité leurs suffrages, avec plus de 277.000 voix. Et depuis, ils n'ont cessé de m'accorder les témoignages les plus éclatants de leur confiance. Si j'ai commis une faute, ils m'ont amnistié et je suis convaincu, messieurs, qu'au fond de votre conscience, vous m'amnistiez tous ! Ces aveux émouvants soulevèrent dans la Chambre autant de protestations que d'approbations. Ils devaient en outre susciter les critiques les plus vives de la part de M. Émile Ollivier.

Celui-ci, au lendemain de l'élection de M. Plichon à l'Assemblée nationale, avait dicté en ces termes impérieux l'attitude à prendre si un débat était soulevé sur les origines et les conséquences de la guerre : Mon avis est que vous évitiez autant que possible d'entrer dans tout débat. Tant que l'empereur est prisonnier et que la France est prisonnière, nous ne pouvons pas tout dire ; ne pouvant pas tout dire, il est mieux de ne rien dire. Plichon suivit ce conseil, et au moment du vote de la déchéance, ne se livra à aucune manifestation. La déclaration qu'il fit seulement en 1885 à la Chambre et que je viens de citer, éveilla les susceptibilités de M. Émile Ollivier qui le prit de très haut avec son ancien collègue. Vous venez de dire que vous n'étiez pas présent à la séance du Conseil des ministres dans laquelle la guerre a été déclarée. C'est inexact. La guerre a été votée à l'unanimité dans un Conseil auquel l'impératrice assistait, le 15 juillet au matin, à Saint-Cloud. Vous étiez présent comme tous vos collègues et vous avez voté comme eux. M. Ollivier reconnaît pourtant que Plichon n'était pas au Conseil du 14 au soir, parce que la convocation ne lui était point parvenue. Mais on m'a rien arrêté définitivement dans ce Conseil, précisément parce que nous n'étions pas au complet, et nos décisions officielles et irrévocables n'ont été prises que le lendemain matin en présence de tous. Vous n'auriez pas été l'homme loyal que vous êtes, si vous aviez consenti à courir de votre nom une déclaration de guerre résolue en dehors de vous et que vous condamniez. Votre mémoire vous calomnie. Il ajoutait que Plichon avait tort de croire qu'il avait besoin d'être amnistié pour sa conduite en 1870. Et il se permettait de lui faire ainsi la leçon : Quant à moi, je ne cesserai de la revendiquer — ma conduite — comme un titre de patriotisme et d'honneur, et j'aime mieux rester toute ma vie hors des affaires publiques que d'y rentrer par ce triste désaveu de notre juste cause[17].

Or, quelques jours après, Plichon lui répondit : Ce n'est pas ma mémoire, c'est la vôtre qui n'est pas fidèle. Et il précisa ainsi ses souvenirs : La guerre a été décidée et les ordres de mobilisation ont été donnés dans un Conseil tenu à Saint-Cloud dans la soirée du 14 juillet. Il reconnaissait que lui et M. Émile Olivier étaient, dans les Conseils du matin et de l'après-midi, énergiquement intervenus en faveur de la paix et qu'avant la clôture de la séance, un message de paix avait été porté à la Chambre. La convocation du Cabinet à Saint-Cloud dans la soirée ne lui était arrivée que tardivement ; aussi n'avait-il pu s'y rendre que vers onze heures et demie du soir, au moment où le Conseil allait se séparer. Introduit dans la salle du Conseil, je fut fort étonné d'y voir l'impératrice. Vous prîtes aussitôt la parole pour me dire qu'on avait reçu, dans la soirée, de tous nos agents à l'étranger des télégrammes desquels il résultait que M. de Bismarck donnait un caractère offensant pour la France au refus du roi de Prusse de recevoir notre ambassadeur ; qu'on ne pouvait supporter un semblable outrage ; que la guerre avait été décidée-et les ordres de mobilisation donnés ; que l'empereur devant prendre le commandement de l'armée, l'impératrice allait devenir régente ; qu'à ce titre on avait jugé utile de l'appeler au Conseil et qu'elle continuerait à assister désormais à ses séances... A cette nouvelle, je fus stupéfait et ne pus prononcer une parole. La séance fut levée. On avait remis au Conseil du lendemain la rédaction définitive du message de guerre, déjà en grande partie préparé avant mon arrivée. Je rentrai bouleversé au ministère, d'autant plus bouleversé que j'avais les craintes les plus sérieuses sur l'issue de la guerre, craintes que j'avais cru de mon devoir de faire connaître à l'empereur[18]. Dans ma nuit sans sommeil, je me demandai si je devais rester dans le Cabinet ou me retirer. Je compris que, quel que fût mon sentiment personnel à l'endroit de la guerre, mon devoir m'obligeait de rester, quelque grandes que fussent les responsabilités auxquelles cette solution m'exposait. Au Conseil qui le lendemain se réunit aux Tuileries et non à Saint-Cloud, comme vous le dites, vous annonçâtes à MM. Segris et Louvet ce qui s'était passé la veille au soir à Saint-Cloud. Ils s'inclinèrent devant le fait accompli et les termes du message de guerre à porter aux Chambres furent arrêtés. M. Plichon se défendait d'avoir jamais agi en vue d'une popularité de mauvais aloi. Il la méprisait, étant incapable de trahir ou de masquer la vérité. Il continuait à penser que tout en reconnaissant que la guerre avait une juste cause, il valait mieux ne pas l'engager[19].

M. Émile Ollivier riposta vivement à cette lettre. Il accusa son ancien collègue d'embrouiller tous les faits et soutint qu'il n'y avait eu que deux Conseils le 14 et le 15 à Saint-Cloud ; que l'ordre de mobilisation avait été donné le 14, à 4 h. 40 de l'après-midi en sa présence, comme mesure de prudence et non comme prélude de guerre, et que dans la soirée du 14 aucun autre acte n'avait été accompli ; que le 15 au matin la situation était entière et que chaque membre vota à voix haute. M. Ollivier regrettait que M. Plichon n'eût pas dit .alors ses opinions, car ses collègues auraient peut-être été convaincus par ses raisons. Le coupable de la guerre est Bismarck et non pas nous. Elle nous a été imposée[20]. Plichon ne voulut pas rester en apparence confondu par ces arguments ad hominem. Il répondit : La guerre était si bien décidée le 14 au soir que le Conseil vous a chargé de préparer, de concert avec le duc de Gramont, une déclaration dans le sens de la guerre pour être portée aux Chambres après que le texte en aurait été définitivement arrêté dans le Conseil du lendemain. Quant à dire que la guerre n'était décidée qu'en principe, ce n'est pas de cette façon que M. Ollivier lui avait annoncé la résolution prise à la majorité par le Conseil du 14 avant son arrivée. Plichon ne saisissait pas bien d'ailleurs la nuance. Une guerre est décrétée ou elle ne l'est pas ; qu'elle le soit ou non en principe, qu'importe ?[21]

M. Ollivier répliqua : Non, je ne vous ai pas dit : la guerre a été décrétée et les ordres de mobilisation ont été donnés... Sans doute, la guerre avait été jugée inévitable par les ministres présents le 14 au soir, mais elle n'avait été décidée qu'en principe, ce qui veut dire qu'il n'y avait eu aucune manifestation, extérieure, officielle, irrévocable, d'une décision qui, dès lors, restait provisoire... Ainsi donc, le 15 au matin, la situation était entière encore pour tout le monde. Rien n'empêchait le Conseil, au lieu d'arrêter définitivement la déclaration de M. de Gramont, de la rejeter, et si vous ne l'avez pas proposé, c'est que cela ne vous a pas convenu[22]. M. Plichon mit ainsi fin au débat : Vous me dites que le 15 au matin la situation était entière : du côté de la Chambre, oui ; du côté de l'Europe, c'est possible ; du côté du Cabinet, non. Le Cabinet, en très grande majorité, avait décidé la guerre dans la soirée du 14. C'est ce qu'a rapporté le marquis de Pienne. Je ne pouvais avoir aucun espoir de le faire revenir sur sa détermination ; je n'avais que deux partis à prendre : ou me retirer, ou accepter la solidarité du Cabinet. J'ai cru que mon devoir était d'accepter cette solidarité et je l'ai acceptée. Je n'ai plus rien à ajouter[23]. Commentant cette dernière lettre, M. Ollivier dit que i Plichon s'est tu, c'est qu'il n'avait aucune bonne raison à donner. A cela il est permis de répondre que Plichon n'est pas le seul qui ait hésité à éviter la guerre et qui ait songé à donner sa démission. M. Ollivier s'est trouvé dans le même cas. Il est resté, a-t-il dit, parce que la guerre était inévitable ; parce qu'un autre Cabinet eût abandonné les réformes parlementaires et soulevé des difficultés intérieures, parce que t'eût été contester le droit de la France et la justice de sa cause. Plichon a agi de même. Il a accepté la solidarité ministérielle, mais avec cette réserve : J'ai pensé que, tout en reconnaissant que la guerre avait une juste cause, il valait mieux ne pas l'engager. C'est ainsi que certains ministres, la mort dans l'âme, poussèrent la France à une guerre qu'ils déploraient.

Plichon avait rappelé à M. Ollivier que, lorsqu'il avait quitté le Conseil le 14 vers six heures, la politique de paix avait prévalu et un message conciliant devait être porté au -Corps législatif. Sa surprise, en revenant tardivement à Saint-Cloud et en apprenant la décision nouvelle de la guerre, était donc légitime. Ce qu'il nous a dit dans ses lettres corrobore les détails donnés par le marquis de Pienne au maréchal de Mac-Mahon.

 

 

 



[1] L'Empire libéral, t. XIV, p. 285.

[2] L'Empire libéral, t. XIV, ch. VII, p. 274.

[3] Cette dépêche particulière était si peu secrète que lord Lyons en informait, le 14 juillet, le comte de Granville en ces termes : On avait reçu un télégramme du chargé d'affaires français à Berlin annonçant qu'un article avait paru dans l'organe ministériel prussien, la Gazette de l'Allemagne du Nord, portant que l'ambassadeur de France avait requis le roi de promettre qu'il ne permettrait jamais au prince de Hohenzollern de se porter candidat pour le trône d'Espagne et que Sa Majesté avait, par suite, refusé de recevoir l'ambassadeur et lui avait fait répondre par son aide de camp qu'il n'avait plus rien à lui dire. (Archives diplomatiques.)

[4] L'Empire libéral, t. XIV, p. 363.

[5] La Diplomatie de la guerre franco-allemande, t. Ier, p. 171.

[6] L'Empire libéral, t. XIV, p. 365.

[7] L'Empire libéral, t. XIV, p. 371.

[8] Cependant, elle s'est toujours défendue d'avoir dit le mot qu'on lui a toujours reproché : C'est ma guerre, c'est ma petite guerre à moi ! Elle l'a formellement récusé le 16 juillet, devant Mlle Redel, gouvernante des demoiselles d'Alpe. Mais elle n'a pu nier qu'elle n'eût contribué à déchainer les hostilités. D'autres femmes que l'impératrice ont plus d'une fois déterminé des guerres. Ainsi, l'on peut rappeler que le tsar Nicolas a été excité à la politique arrogante qui suscita la guerre de 1854, par la princesse de Lieven et par certaines dames de la colonie russe à Paris. L'impératrice Eugénie a dit en les désignant : C'est cette ambassade de femmes qui a fait la guerre de Crimée.

[9] Voir Prévost-Paradol, par Octave GRÉARD.

[10] Après la séance, M. Émile Ollivier avait télégraphié à l'empereur : La déclaration a été reçue à la Chambre avec émotion et un immense applaudissement. La gauche elle-même, à l'exception d'un petit nombre, a déclaré qu'elle soutiendrait le gouvernement. Le mouvement, au premier moment, a dépassé le but. On eût dit que c'était une déclaration de guerre. J'ai profité d'une interruption de Crémieux : Vous voulez donc la guerre ? pour rétablir la situation. Je n'ai pas accepté qu'on nous représentât comme préméditant la guerre. Nous ne voulons la paix qu'avec honneur. Dans le public, l'émotion aussi est grande, mais cette émotion est noble, patriotique. Il y a du cœur dans ce peuple. (La Vérité sur la campagne de 1870, par F. GIRAUDEAU, chap. Ier, p. 63.)

[11] Le Maréchal Canrobert, t. IV, par G. BAPST.

[12] Journal du comte d'Haussonville.

[13] La situation militaire des Allemands, à cette date, nous est clairement indiquée par le chancelier de l'Empire, le général de Caprivi, qui disait le 23 novembre 1892 au Reichstag : Je vous prie de vous rappeler, messieurs, lorsque nous avons passé la frontière française en 1870, nous l'avons franchie avec dix-sept corps d'armée en y comprenant les contingents de l'Allemagne du Sud, tandis que huit corps français nous étaient seulement opposés.

[14] Rapport Saint-Marc-GirardinEnquête sur le gouvernement du 4 Septembre.

[15] Courrier de France, 24 septembre 1872.

[16] Considérations sur l'histoire du second Empire, par M. de PARIEU.

[17] L'Empire libéral, t. XIV, p. 607. — 7 janvier 1886.

[18] Au Conseil de l'après-midi, Plichon avait dit à Napoléon III : La partie entre Votre Majesté et le roi n'est pas égale. Le roi peut perdre plusieurs batailles. Pour Votre Majesté, la défaite, c'est la révolution. — Ah ! monsieur Plichon, répondit l'empereur, vous me dites des choses bien tristes, mais je vous remercie de votre franchise, et il se déroba à l'entretien. (P. DE LA GORCE, t. VIII, p. 286.)

[19] L'Empire libéral, t. XIV, p. 607. — 5 janvier 1886.

[20] L'Empire libéral, t. XIII, p. 610. — 9 janvier 1886.

[21] L'Empire libéral, t. XIII, p. 613. — 9 janvier 1886.

[22] L'Empire libéral, t. XIII, p. 614. — 20 janvier 1886.

[23] L'Empire libéral, t. XVI, p. 616. — 23 janvier 1886.