SAINT LOUIS ET SON TEMPS

 

TOME SECOND

CHAPITRE XIX. — LES LETTRES ET LES SCIENCES AU TEMPS DE SAINT LOUIS. L'ENSEIGNEMENT ET LES GENRES DE LA PROSE.

 

 

I. — L'Université.

Pour bien connaître la politique de saint Louis nous l'avons dû suivre au milieu des événements de son temps et dans les détails de son administration. Pour mieux connaître sa personne, il faudrait le voir au sein de la société où il a vécu. Il faudrait faire le tableau de cette société, non plus seulement dans les rapports de ses classes et le jeu de ses institutions comme nous venons de l'essayer, mais dans sa vie intime. Il faudrait reprendre l'histoire de l'Église non point tant dans les transactions où elle se mêle à la politique du temps, que dans son organisation intérieure, dans ses grandes divisions en séculiers et réguliers, dans le travail de ses ordres anciens, dans le développement de ses ordres nouveaux, et indiqué l'action qu'elle eut par là sur la société tout entière : car c'est elle qui avait enfanté en quelque sorte cette nouvelle société, c'est elle qui la formait par ses enseignements. Il faudrait dire ce qu'elle avait recueilli à cette fin de la civilisation ancienne ; ce qu'elle en avait fait, comment elle l'appliquait aux populations dont elle avait la charge, et ce que les peuples, instruits par elle, avaient produit avec elle et même en dehors d'elle. Mais cette matière, même pour une époque déterminée, est tout un monde et ne peut se traiter comme par appendice à la vie d'un seul homme si grand qu'il ait été. Je dois donc me borner à indiquer ce grand sujet, et me contenterai de marquer la place que tient le treizième siècle dans l'histoire des lettres, des sciences et des arts ; non pour en parler en détail, cela excéderait les bornes de ce livre, mais pour en signaler le caractère général et y chercher l'impression que saint Louis en dut recevoir, comme aussi la part d'influence qu'il y put exercer.

On sait que les écoles s'étaient élevées à l'ombre du sanctuaire. L'Église avait dirigé même ces écoles du palais, créées par Charlemagne, et les papes qui tinrent une si grande place dans le monde au treizième siècle, depuis Innocent III jusqu'à Boniface VIII, ne cessèrent pas de porter leur sollicitude sur l'instruction publique en tous pays[1].

La ville de Paris était, de toutes les villes, celle qui, à cet égard, tenait le premier rang, De toute part on venait étudier à ses écoles : école de Notre-Dame, de Sainte-Geneviève, de Saint-Victor[2] ; de toute part on briguait l'honneur d'y enseigner. C'est ce grand concours d'étudiants et de maîtres, c'est cette réunion de toutes les branches de l'enseignement dans le même lieu qui fit trouver, pour les comprendre tous, le nom d'université : nom qui paraît pour la première fois peut-être en 1209, dans l'affaire d'Amaury de Chartres dont nous parlerons plus loin. Mais la chose se trouvait consacrée par la charte que Philippe Auguste lui avait donnée en 1200 à propos d'une rixe violente entre les écoliers et les bourgeois de Paris : c'est la charte qui fonde ses privilèges en ordonnant au prévôt de Paris de défendre les étudiants contre les attaques dont ils seraient l'objet et de les renvoyer par-devant la justice ecclésiastique pour tous les crimes dont ils pourraient se rendre coupables[3] ; et ce nom devait être plus justifié encore après les bulles d'Innocent III (1209 et 1210) et les statuts que son légat Robert de Courçon donna aux écoles de Paris pour en coordonner les études (1215). L'université de Paris, le studium generale, était dès lors vraiment universelle, non-seulement au point de vue des études, mais eu égard aux étudiants. Aussi de bonne heure se partagea-t-elle en quatre nations : la nation française, la nation anglaise (à laquelle fut substituée plus tard la nation allemande), la nation picarde et la nation normande ; et ces nations eurent leurs provinces, et dans ces provinces on comptait même toutes les autres nations étrangères diversement groupées : les nations du midi (Espagne, Italie, Constantinople et l'Orient) rangées dans la province de Bourges ; les nations du nord (Allemagne, Scandinavie, Pologne, Hongrie) dans la nation anglaise ; les Pays-Bas dans la nation picarde. L'université de Paris put ainsi s'honorer de compter parmi ses maîtres ou ses étudiants, les docteurs ou les lettrés les plus célèbres du treizième siècle : Alexandre de Hales, Roland de Crémone, Hugues de Saint-Cher, Albert le Grand et saint Thomas, Jean de Parme et Guillaume de Saint-Amour, saint Bonaventure et Roger Bacon, Robert Grosse-Tête et Henri de Gand, Lanfranc de Milan, Jean de Viterbe, Gille Colonne, Brunetto Latini et Dante[4].

Parmi ces docteurs se trouvent les plus grands noms des deux ordres religieux fondés au commencement de ce siècle par saint Dominique et par saint François, les frères prêcheurs ou jacobins et les frères mineurs ou cordeliers. Ces deux ordres avaient pris en effet une part considérable dans l'enseignement, et les troubles qui en 1229, nous l'avons vu, avaient porté les professeurs de l'Université à se disperser[5], leur avaient donné l'occasion d'élever des chaires de théologie pour suppléer à leur absence[6]. L'Université naguère avait accueilli avec faveur les dominicains. Elle leur avait abandonné (1221), ne leur demandant en échange que des prières, tous ses droits sur une maison qu'ils avaient obtenue en 1218 de Jean, médecin de Philippe Auguste et doyen de Saint-Quentin, maison située rue Saint-Jacques (d'où le nom de jacobins)[7] ; mais la jalousie ne tarda point à naître entre ces enseignements rivaux. L'Université se plaignit de la concurrence, de l'invasion. Sur les douze chaires, disait-elle, qui restaient à Paris depuis que les dominicains et les autres moines avaient établi des professeurs de leurs ordres en différentes villes, sept étaient occupées par des réguliers, trois par des chanoines de Paris, en sorte qu'il n'en restait que deux pour les professeurs séculiers non chanoines. Après cette plainte, l'Université se fit justice en supprimant pal ; décret une des deux chaires publiques des dominicains (1252). L'année suivante une nouvelle querelle entre bourgeois et écoliers lui donna l'occasion d'interrompre ses leçons- Elle exigea de ses membres le serment de ne les pas reprendre, que satisfaction ne lui eût été donnée, et retrancha de son sein les professeurs franciscains et dominicains qui le refusèrent.

Alfonse de Poitiers était régent, en l'absence de saint Louis, depuis la mort de la reine Blanche. Il satisfit à ses réclamations pour les écoliers maltraités par les bourgeois, mais non pour les chaires qu'elle voulait supprimer. Les papes soutenaient les religieux, et saint Louis à son retour ne leur fut pas moins favorable. La bulle quasi lignum, rendue le 14 avril 1255 par Alexandre IV pour maintenir leurs chaires[8], poussa l'Université à se disperser encore une fois ; et la cause plaidée à Rome provoqua, par contrecoup, les sévérités de l'Église, d'une part, contre Guillaume de Saint-Amour, l'un des députés de l'Université, qui fut frappé pour son livre sur les Périls des derniers temps, où il s'attaquait aux ordres mendiants, de l'autre, contre Jean de Parme, général des franciscains, pour son Introduction à l'Évangile éternel[9]. Quant à la question principale, la décision de la bulle quasi lignum fut confirmée par le Saint-Siège, nonobstant la transaction tentée dans une assemblée d'évêques que saint Louis, cherchant la paix, avait invités à en délibérer en commun. Les religieux furent maintenus en possession de leur droit d'enseigner dans l'Université ; et l'université de Paris n'a point au fond à le regretter puisqu'elle dut à cette sentence de compter parmi ses membres saint Bonaventure et saint Thomas d'Aquin[10].

L'Université c'était, nous l'avons dit, l'ensemble des professeurs et des écoliers. Les écoliers étaient ou libres ou distribués en plusieurs collèges. Ces collèges étaient des fondations pieuses, destinées à recueillir quelques étudiants sans ressources (on les appelait quelquefois hôpitaux ou hospices) : tels étaient le collège de Saint-Thomas de Cantorbéry ou Saint-Thomas du Louvre fondé au douzième siècle par Robert de Dreux ; le collège des DIX-HUIT, vis-à-vis de l'Hôtel-Dieu, sous le patronage du doyen du chapitre de Notre-Dame ; le collège des Anglais, le collège des Danois, le collège de Constantinople, établi après la conquête de l'empire grec par les croisés pour de jeunes Byzantins ; le collège des Bons-Enfants de la rue Saint-Honoré, fondé pour treize écoliers par un bourgeois de Paris, et un autre collège du même nom, ouvert en 1248 dans la rue Saint-Victor ; les collèges du trésorier d'Harcourt, de Chollet, de Calvi, ce dernier créé par Robert de Sorbon[11] qui le fit servir de pépinière à son collège de théologie (nous allons en parler) ; enfin les collèges institués par les ordres religieux pour faire suivre à leurs élèves les cours de Paris : les collèges des Mathurins, des Bernardins, des Carmes ; les collèges de Saint-Denys, de Prémontré, de Cluny. Ils y vivaient en communauté, sous une règle qui nous est restée pour ce dernier collège (1269)[12] ; ils recevaient des leçons à l'intérieur comme au dehors et on les y formait par des exercices[13]. Saint Louis encouragea ces établissements par ses dons, et plusieurs, dans son testament, par ses legs, et il eut une grande part à la fondation du collège fameux qui depuis 1300 environ porta le nom de Sorbonne : Robert de Sorbon était son clerc ou son chapelain. C'est saint Louis qui, afin de pourvoir à l'entretien des pauvres clercs, réunis par ce dernier, leur donna, en 1253, une maison située en face du palais des Thermes, rue Coupe-Gueule (depuis rue des Deux-Portes[14]). Il y joignit, en 1258, quelques maisons de cette même rue et de la rue des Maçons, échangées contre d'autres que Robert possédait rue de la Bretonnerie et qu'il abandonna aux religieux de Sainte-Croix ; et ce furent ces donations qui, avec d'autres legs portés au testament de saint Louis, permirent à Robert de Sorbon de fonder son collège, destiné uniquement aux études de théologie[15]. Robert le gouverna sous le nom de proviseur, nom consacré par la bulle de Clément IV qui, en 1268, détermina les fonctions du chef de la maison et la manière de l'élire[16].

L'université de Paris était donc tout un monde qui avait ses nations, ses provinces, et on pourrait dire ses villes, en assimilant à des villes les collèges qui recevaient les divers groupes d'écoliers ; et beaucoup vivaient en dehors de ces villes ou collèges. On comprend le désordre qui devait régner parmi ces jeunes gens, tout clercs qu'ils fussent, de nom au moins ; mais ils l'étaient par leurs privilèges, et c'était là ce qui pouvait rendre leurs excès plus graves encore, en les protégeant contre la justice ordinaire. L'histoire du temps, une histoire écrite par un évêque, Jacques de Vitry, constate jusqu'où ils pouvaient aller[17] et nous en avons vu quelque chose dans les troubles de 1229, qui amenèrent, par une sorte de protestation contre l'intervention de la police royale, la dispersion de l'Université. Blanche de Castille, qui dut céder alors, prit habilement sa revanche dans sa seconde régence. Profitant de l'impression qu'avait faite dans Paris le passage des Pastoureaux en 1251, elle amena l'Université à résigner la partie la plus considérable de ses privilèges, la plus gênante pour l'autorité royale, la plus dangereuse pour la tranquillité publique : l'Université renonça à réclamer au nom de la juridiction ecclésiastique les étudiants arrêtés pour crimes ou délits contre l'ordre public. Maîtres et écoliers s'obligeaient, sous la foi du serment, à concourir au maintien de l'ordre dans le corps par des procédés qui ressemblaient fort à ceux de l'Inquisition[18].

Les crimes et délits furent peut-être moins nombreux alors, étant mieux surveillés, mieux réprimés. Mais les désordres ne furent guère moindres. On en peut juger par plus d'une allusion des satiriques[19].

La plainte ci-dessus rapportée de l'université de Paris montre que les ordres religieux avaient des écoles en d'autres villes. Il y avait d'ailleurs aussi d'autres écoles qui avaient ou reçurent par la suite le nom d'université : l'école de Bourges (elle ne paraît pas avoir été université avant 1464) ; l'université de Toulouse, qui date ou du traité de Paris (1229)[20], ou au moins de la bulle d'institution de Grégoire IX en 1238 ; les écoles d'Orléans où l'on étudiait le droit canon et le droit civil ; celles d'Angers, où se retirèrent aussi bien qu'à Orléans, en 1229, les professeurs émigrés de l'université de Paris ; celles, de Montpellier, où l'on enseignait et la médecine et le droit tant civil que canonique[21].

Pour ce qui est de l'enseignement, il se composait, comme dans les écoles carlovingiennes, du trivium et du quadrivium : le trivium comprenant les lettres : grammaire, dialectique, rhétorique ; le quadrivium, les sciences : arithmétique, géométrie, astronomie et musique. C'est ce qu'on appelait les sept arts libéraux, ou d'un seul nom clergie, comme faisant la science du vrai clerc :

Clergie regne ore à Paris

Ensi coin elle fu jadis

A Athènes qui siet en Grèce

Une cité de grant noblèce[22].

La grammaire, le premier des sept arts, ne se bornait pas au champ restreint où depuis on l'a renfermée. Elle comprenait toute l'étude du latin, et les anciens maîtres y gardaient leur place auprès de ceux qu'ils avaient suscités. Dans le catalogue de la bibliothèque d'Amiens, rédigé vers 1250, dit Victor Leclerc, se trouvent réunis le grand et le petit Donat, le commentaire de Donat, par Remi d'Auxerre ; l'ouvrage entier et plusieurs abrégés de Priscien, la métrique de Bède, et parmi les auteurs plus récents, Matthieu de Vendôme, Alexandre de Ville-Dieu, Evrard de Béthune, Alexandre Neckam, Jean de Garlande[23]. Le grec était négligé : ce furent les dominicains qui en reprirent surtout l'étude ; les langues orientales, plus ignorées encore, malgré l'excitation des croisades, mais étudiées pourtant aussi par les dominicains[24] ; l'hébreu même, qui semblait si nécessaire pour l'intelligence des Écritures, ne fut connu, en dehors du cercle des rabbins, que d'un fort petit nombre de théologiens ou de docteurs. Il n'est pas question du français. On écrivait en français pourtant, et le Florentin Brunetto Latini prouve en quelle estime cette langue était déjà, quand il la choisit, lui étranger, comme plus délitable langage et plus commun que moult d'autres[25], pour écrire cette sorte d'encyclopédie qu'il appela le Trésor. Le français n'était donc pas comme on voudrait le croire un jargon : on n'appelle pas jargon une langue qui a produit les monuments considérables que nous verrons plus loin. ; il était loin d'être fixé, mais il avait ses règles qu'on observait plus exactement, il faut le dire, en ce temps, que dans le siècle qui suivit[26]. Pour qu'on l'apprît, non-seulement à Paris, comme Brunetto Latini, cité plus haut, mais dans les pays étrangers, en Angleterre, par exemple, parmi les moines anglo-saxons, il fallait, comme le soupçonne Victor Leclerc, qu'il y eût des livres pour l'enseigner[27].

La dialectique ou l'art de raisonner avait été ramené par la scolastique à la pratique des règles posées par Aristote : c'était le syllogisme appliqué à un certain nombre d'axiomes et, trop souvent, le raisonnement remplaçant la raison. Nous en reparlerons à propos de deux sciences dont elle ne devait être que l'instrument et dont elle fit son domaine : la philosophie et la théologie.

La rhétorique, placée avec raison à la suite de la dialectique, était gâtée plutôt que formée par elle, vu le caractère qu'avait pris l'art de raisonner. On citait pourtant encore Cicéron et Quintilien, sinon Aristote qu'on eût bien fait de ne pas tant négliger ici ; et Brunetto Latini abrège en soixante-neuf chapitres les rhéteurs anciens, sans les rendre trop méconnaissables[28]. Les figures de rhétorique furent ce qu'on en retint le mieux, et c'est ce qui empoisonna la littérature de la fin de ce siècle et du siècle suivant.

On ne pourrait pas signaler beaucoup plus de progrès dans les sciences qui formaient le quadrivium : arithmétique, géométrie, astronomie et musique.

Les mathématiques avaient été rendues suspectes par l'abus qu'en avaient fait les charlatans. Dès l'empire romain, le nom de mathématicien était devenu synonyme de magicien ; et le mot ne fut pas réhabilité au moyen âge. Mais la science véritable auquel il s'appliquait n'avait pas été proscrite pour cela. On apprenait l'arithmétique avec Boëce, et Albert le Grand commenta le traité du philosophe[29]. L'arithmétique venait d'être mise en possession des plus précieux éléments du calcul. Les chiffres arabes, empruntés par les Arabes aux Indiens et introduits en Europe au douzième siècle, furent employés en 1202, par Léonard Fibonacci, de Pise, dans un traité intitulé Liber abaci[30]. Ils entrent dès lors dans les ouvrages d'arithmétique, par exemple dans le traité de Sphæra, écrit à Paris par l'Anglais de Sacro Bosco (Holy-Wood), et passent dans l'usage du comput ou calcul des jours de Pâques et des fêtes mobiles, des calendriers et des chroniques[31].

La géométrie, entendue d'abord, selon l'étymologie la plus étroite, de la mesure de la terre et déjà alors de toute chose mesurable, fit l'objet de plusieurs traités sous saint Louis. Dans le catalogue des livres de Sorbonne, en 1290, à la suite de la traduction latine, faite probablement sur l'arabe du géomètre grec Théodose, on trouve plusieurs traités latins de planimétrie et de stéréométrie, avec commentaires, et même une Pratique de géométrie en français, Practica geometrica in gallico[32]. Les grands architectes des douzième et treizième siècles ont prouvé par leurs œuvres jusqu'où ils en avaient poussé la pratique.

A l'arithmétique se rattache l'algèbre ; à la géométrie, la mécanique. Ces deux sciences trouvèrent un homme capable de les comprendre et de les appliquer dans le moine franciscain Roger Bacon.

L'astronomie était ce que l'avait faite Ptolémée ; et les Arabes, qui la tenaient de lui, eurent des disciples en Occident. J'ai nommé tout à l'heure Jean de Sacro Bosco (Holy-Wood) pour son traité de la Sphère ; Robert Grosse-Tête, son compatriote, évêque de Lincoln, mais qui aussi étudia à Paris, fit un semblable traité. Citons encore Franco de Polonis, qui écrivit à Paris un livre intitulé Horizon ; sans oublier Albert le Grand, saint Thomas d'Aquin, Roger Bacon, et ceux qui en traitèrent en vers Alexandre de Ville-Dieu en latin, Gauthier de Metz en français. Mais peu d'esprits étaient capables de goûter l'astronomie à l'état de science d'observation et de calcul. On la rendait plus populaire en y mêlant des idées superstitieuses et des prédictions astrologiques.

La musique se rattachait aux sciences par la théorie, mais elle appartenait aux beaux-arts par l'application, et c'est à ce titre que dans tous les temps elle a été populaire. Nous nous réservons d'en parler au chapitre des beaux-arts.

Ces deux groupes du trivium et du quadrivium faisaient le corps de l'enseignement. Mais il y avait trois autres sciences auxquelles on ne devait arriver qu'après avoir traversé les premières et qui constituaient par leur nature un degré d'enseignement supérieur : la théologie à laquelle se rattachait la philosophie, le droit et la médecine.

 

II. — Théologie et philosophie.

La théologie, science de Dieu, tenait le premier rang dans l'enseignement de l'Église, et la philosophie, par la nature même de son objet, lui était en quelque sorte subordonnée ; mais par un singulier retour des choses au treizième siècle, cette science que l'on disait servante (quasi ancilla) était devenue maîtresse. Elle avait fait adopter à la théologie sa méthode et l'avait entraînée, au péril de l'orthodoxie elle-même, dans les querelles qui la divisaient.

Une grande question avait occupé la philosophie des écoles ou si l'on veut la scolastique au moyen âge : celle des idées générales. Que faut-il entendre par le genre et l'espèce ? Est-ce une réalité ou une pure conception de l'esprit ? un type existant indépendamment des individus qui s'y rapportent, ou une abstraction qui est tout entière dans le nom qu'on lui donne ?

Cette question, qui sous une autre forme se rattachait au débat agité entre les écoles de Platon et d'Aristote, avait été posée, en quelque sorte, à la philosophie du moyen âge par un texte de Porphyre, et elle avait été résolue dans le sens platonicien. Les universaux étaient acceptés comme existants en soi (réalisme), quand Roscelin de Compiègne, à la fin du onzième siècle, prétendit qu'ils n'étaient que des mots (nominalisme), et dans la chaleur de la dispute il alla jusqu'à toucher aux dogmes de l'Église. On le condamna (1092) ; et saint Anselme fit plus : il le réfuta. Mais le réalisme triomphant alla si loin au douzième siècle avec Guillaume de Champeaux, qu'il provoqua un puissant adversaire : Abélard. Abélard à son tour dépassa la mesure, et, comme Roscelin, franchissant la ligne qui sépare la philosophie de la théologie, avança des opinions qui émurent saint Bernard et furent condamnées aux conciles de Soissons et de Sens (1121 et 1140). Sur le terrain purement philosophique la lutte se continuait entre les deux écoles, l'Église gardant soigneusement son domaine et ne manquant point de sévir quand on l'y menaçait. Un livre avait paru vers le milieu de ce siècle, qui offrait à la théologie un terrain plus solide, posant les questions et plaçant à la suite les opinions des Pères qui les avaient résolues : le livre des sentences de Pierre Lombard, évêque de Paris en 1159. Mais le mouvement philosophique avait repris un nouvel essor, grâce aux monuments plus considérables de la philosophie ancienne proposés à l'étude : je veux parler des principaux traités d'Aristote, logique, physique, métaphysique, éthique, traité de l'âme, histoire des animaux, etc.[33], qui avaient été traduits et commentés par les Arabes (nommons surtout Averroès) et qui, soit par des translations nouvelles de l'arabe, soit par des versions directes du grec en latin, venaient de faire, à la fin du douzième siècle, une sorte d'invasion dans les écoles. Cette fois encore il était difficile que la théologie fût préservée du contrecoup. Amaury de Chartres, sous l'influence des livres d'Aristote plus ou moins mal traduits, plus ou moins mal commentés et compris, avança sur Dieu et sur la matière des doctrines qui menaient droit au panthéisme : doctrines qu'il rétracta de son vivant, mais qui trouvèrent des disciples pour les soutenir après lui[34] : ce qui fit qu'Amaury lui-même, après sa mort, fut condamné avec eux. Aristote fut condamné en même temps[35], et il devait l'être comme théologien : on le proscrivit à ce titre des écoles. Mais il y pouvait rentrer, si on le prenait pour ce qu'il était, un philosophe, et si l'on ne cherchait point à le faire pénétrer dans un domaine qui n'était pas le sien[36].

C'est à quoi réussirent des docteurs qui, sur un terrain où la théologie et la philosophie se rencontraient si naturellement, surent faire la part de la raison et de la foi, les soutenir et les fortifier l'une par l'autre : docteurs tous sortis de l'Église, les uns du clergé séculier, comme Guillaume d'Auvergne, évêque de Paris sous saint Louis ; les autres, des ordres religieux et particulièrement de ces deux ordres qui naquirent presque en même temps au treizième siècle, un peu avant et un peu après la mort d'Innocent III, pour la défense et l'honneur de la religion menacée, les deux ordres de Saint-Dominique et de Saint-François, les frères prêcheurs et les frères mineurs : le premier plus réglé dans ses études, plus discipliné dans son enseignement, qui domina toute la science théologique et philosophique du treizième siècle par les noms imposants d'Albert le Grand et de saint Thomas[37] ; le second, comme son ardent et extatique fondateur, plus indépendant et plus vagabond dans ses allures, qui devait produire en même temps et comme en opposition l'un à l'autre le mystique saint Bonaventure et le savant Roger Bacon[38]. Avec la Somme de saint Thomas, qui est restée le monument le plus considérable de la théologie[39], il faut compter parmi les travaux qui ont le plus servi à maintenir cette science sur son vrai terrain et aidé à son œuvre, un travail plus modeste en apparence, conçu par un autre dominicain, Hugues de Saint-Cher, depuis cardinal (1244), et exécuté sous sa direction par cinq cents de ses frères de la maison de la rue Saint-Jacques à Paris : je veux parler des Concordances de la Bible, appelées du lieu où elles se rédigèrent, Concordantiæ sancti Jacobi. Étienne Langton, chanoine de Notre-Dame et professeur de l'université de Paris avant d'être archevêque de Cantorbéry, avait, dit-on, eu le premier la pensée de diviser la Bible en chapitres. Ces répertoires, entrepris pendant que Hugues de Saint-Cher était prieur de la maison de Saint Jacques (1230-1236), améliorés vingt ou trente ans plus tard (1260) avec le concours d'autres dominicains anglais, invitaient à un travail de comparaison qui rendait l'étude de la Bible plus facile[40]. C'était offrir à la théologie le moyen de dominer la scolastique qui menaçait de l'absorber.

Saint Louis ne fut pas étranger au grand mouvement qui se produisait dans ces études. On a vu comme il avait aidé de son argent les écoles, et la faveur qu'il témoignait en particulier aux franciscains et aux dominicains. Lui-même avait été imbu de bonne heure de ce qui s'enseignait dans les écoles. Il n'est pas nécessaire de dire qu'il savait le latin : il le savait assez pour le traduire couramment en français, à mesure qu'il lisait un texte, afin d'en faire profiter ceux de ses familiers qui ne l'auraient pas compris[41]. Il cherchait à répandre l'instruction par tout moyen. Il multiplia les livres[42] ; et il ne fit pas seulement copier[43], il fit traduire plusieurs parties des Écritures et des saints Pères : c'était fournir à la théologie les moyens de maintenir sa place dans la lutte qui pourrait toujours se renouveler ; et lui-même, sans se permettre de faire la leçon à personne, semblait marquer par son exemple la voie où il eût été bon de s'engager de préférence : Il ne faisait point volontiers sa lecture, dit un de ses plus anciens historiens, dans les écrits des maîtres, mais dans les livres des saints Pères, authentiques et approuvés[44]. Entre les Pères, saint Augustin, au rapport du même historien et de l'anonyme de Saint-Denys, était, après les Saintes Écritures, celui qu'il lisait le plus assidûment[45].

 

III. — Le droit et la médecine.

La théologie et la philosophie appartenaient à l'enseignement de l'Église, et s'il y avait partage et différend à ce sujet, ce n'était qu'entre gens d'Église, nous venons de le voir. Il en devait être autrement du droit et de la médecine : et cependant l'Église ne laissa pas que d'y prendre part.

Le droit, il est vrai, relevait d'elle pour une moitié. On distinguait le droit canon et le droit civil. Le droit canon comprenait les textes de l'Écriture, les décisions des papes et des conciles. Ces décisions avaient été réunies en un corps au milieu du douzième siècle par Gratien ; mais d'autres décisions avaient suivi, émanant des mêmes sources, ayant la même autorité, et elles étaient nombreuses. Le treizième siècle en effet a compté trois conciles généraux, un de Latran (1215), deux de Lyon (1245 et 1274), et des papes d'une activité puissante dans l'Église, depuis Innocent III jusqu'à Boniface VIII. Dès 1234, Grégoire IX confia donc à Raymond de Penafort le soin de réunir ces décisions à l'ancien Décret. Le recueil eut alors cinq livres jusqu'au jour où Boniface VIII y fit ajouter un nouveau supplément, un sixième livre, le sexte[46].

Voilà quel fut le corps du droit canon au treizième siècle. Cette étude fleurit surtout en Italie ; elle fut aussi cultivée en France et suscita un canoniste célèbre, Guillaume Durand, évêque de Mende, qui publia un Speculum juris. Mais le droit civil n'eut pas moins d'éclat. Il se présentait sous une double forme et se partageait à peu près les deux régions de la France : 1° le droit écrit, non le droit romain comme nous le connaissons, mais le droit du Code théodosien, tel qu'il avait passé dans les codes gothiques : il dominait dans les pays où avaient régné les Goths, c'est-à-dire au sud de la Loire ; et 2° le droit coutumier qui dominait au nord : droit provincial, local même, divers selon les provinces ou les lieux, mais dont les espèces différentes s'appuyaient pourtant de principes communs. On commençait à s'en apercevoir à mesure que se rédigeaient les coutumes ; et cette part commune allait se grossissant chaque jour par les emprunts forcés que la justice locale devait faire aux ordonnances des rois, par la jurisprudence qui s'établissait à l'aide des tribunaux d'appel, et par l'influence du droit écrit, du vrai droit romain qui commençait à s'enseigner avec les recueils de Justinien importés d'Italie.

Le droit canon pourrait paraître en rivalité directe avec le droit civil, et l'on serait tenté d'attribuer à un sentiment de jalousie la défense faite aux religieux par les conciles et par les papes de se livrer à l'étude du droit civil, comme aussi la bulle d'Honorius III qui en interdisait, d'une manière plus générale, l'enseignement à Paris[47]. Ce serait une erreur. Le droit canon, sur les points où il touchait au droit civil, faisait le plus souvent revivre les principes les plus sages du droit écrit, et si les papes interdisaient l'étude du droit civil aux religieux, c'est qu'ils trouvaient que leur profession les appelait à d'autres soins[48]. S'ils en défendirent l'enseignement à Paris, c'était pour réserver Paris à des études plus hautes[49] : car cet enseignement, interdit à Paris, était avec l'approbation et la faveur des papes établi à Montpellier, à Orléans, à Angers.

La faveur de saint Louis ne lui fut pas moins acquise ; il suffit de se rappeler ce qui a été dit au chapitre précédent, pour reconnaître, ici encore, son heureuse influence. Ses réformes dans la législation, sa sollicitude pour la bonne administration de la justice, les règles prescrites à ses baillis et les attributions réservées à sa cour, assuraient de plus en plus l'empire du droit. Aussi vit-on sortir de l'administration, et l'on pourrait dire de l'école de saint Louis, des hommes qui commencent à marquer une place honorable au nom français dans la jurisprudence : les de Fontaines, les Beaumanoir.

Quant à la médecine, il eût été plus naturel qu'elle fût une science séculière. Il faut remarquer cependant que, comme la philosophie, c'était une science enseignée dans les livres, empruntée aux anciens, Hippocrate, Galien, Paul d'Égine, et transmise par les Arabes Avicenne et Rhazès, en Orient, Avenzoar et Averroès en Espagne. A ce double titre. elle se trouvait dans le domaine de ceux qui avaient la science des livres, et c'était le clergé. Mais avant de se former par la science, elle était née de la pratique ; elle était née dans les couvents. L'hospitalité qu'on y donnait aux voyageurs mettait souvent les moines dans la nécessité de soigner les malades. Les bénédictins sont les premiers qui établirent des écoles de médecine, l'une au mont Cassin, au berceau de leur ordre ; l'autre à Salerne, et l'école de Salerne était, dit-on, célèbre dès le huitième siècle : les moines des divers monastères y venaient étudier. Mais ce ne fut que vers le onzième siècle que l'enseignement parut y prendre un caractère scientifique, et ce furent les Croisades qui en répandirent la réputation en Occident. Au douzième siècle, la médecine s'enseignait à Paris, à Montpellier, école déjà fort renommée. C'étaient encore des écoles cléricales. Dans un règlement de 1220 qui confère à l'école de Montpellier les mêmes privilèges qu'à l'université de Paris, ceux qui en font partie obtiennent, en qualité de clercs, de n'être soumis qu'à l'évêque de Maguelonne[50].

Parmi les grands noms du treizième siècle, Albert le Grand, Roger Bacon sont signalés comme s'étant occupés de médecine. Au nombre de ceux qui se vouèrent plus spécialement à cet art, on cite Lanfranc de Milan, qui vint s'établir en France au temps de saint Louis, et Arnaud de Villeneuve, étranger peut-être aussi (la chose est contestée), mais dans tous les cas, d'une province rattachée par plus d'un lien au midi de la France (la Catalogne) : il enseigna avec éclat à Montpellier et à Paris[51].

Ce n'était pas seulement l'étude, c'est la pratique de la médecine qui attira le clergé, et cela se comprend encore. La médecine ne vaut que par la charité et le dévouement de celui qui l'exerce. Il faut braver la vue de ce qui répugne le plus à la nature. Il faut savoir s'exposer à la contagion et à la mort : ce qui est le devoir des religieux. Toutefois l'Église craignit encore, et non sans raison, qu'en passant du soin des malades aux études de l'art de guérir, le clergé ne se détournât de sa vocation véritable. Des papes, des conciles le lui interdirent, comme ils lui avaient interdit le droit[52] et avec une raison de plus : c'est que les devoirs de leur état ne leur permettaient pas de traiter, sans péril pour la pudeur, toute maladie et tout malade[53]. L'interdiction, du reste, ne fut pas absolue, ou du moins n'y tint-on pas rigoureusement. On compte parmi les médecins français Gilles de Corbeil, chanoine de Paris, et Rigord, moine de Saint-Denis, un des historiens de Philippe Auguste ; Odon, abbé de Sainte-Geneviève, et Jean de Saint -Amand, chanoine de Tournai. Saint Louis eut pour médecin et pour chapelain en même temps Robert ou Roger de Provins, chanoine de Paris ; un autre clerc, Dudes ou Dudon, le traita dans sa dernière maladie. On trouve, à ce propos, un trait touchant dans la légende. Au retour de Tunis, ce médecin, qui n'avait pu sauver le saint roi, étant tombé malade, fut guéri miraculeusement à son tombeau.

La médecine était donc encore surtout la science des clercs et des docteurs ; la chirurgie, qui doit être une annexe de la pratique de la médecine, était en France abandonnée aux barbiers. Pitard, premier chirurgien de saint Louis[54], voulut relever l'état de ses confrères. Ayant obtenu du roi des privilèges, il les forma en corporation. Nul ne put y exercer qu'après avoir fait preuve de capacité, comme c'était d'ailleurs la règle dans tout autre métier ; mais Pitard en voulut faire plus qu'un métier vulgaire, et en cela il fut secondé par Lanfranc de Milan[55]. Saint Louis, qui se trouve par là avoir sa part dans cette réforme, y laissa aussi une trace de son esprit de charité. Les privilèges qu'il accorda aux chirurgiens leur furent donnés à la condition de soigner gratuitement les pauvres malades incurables qui venaient se réfugier dans les charniers ou ossuaires établis auprès des diverses églises de Paris[56]. Le roi qui 'muait de ses propres mains les plaies les plus hideuses, le mat le plus rebutant, la lèpre, avait bien le droit de réclamer des chirurgiens un dévouement dont il leur donnait lui-même l'exemple.

On s'étonnera moins de l'état d'ignorance où croupissaient les chirurgiens et du peu de progrès que faisait la médecine, si l'on veut se rappeler que l'anatomie était en quelque sorte proscrite, que l'art d'Hippocrate et de Galien s'apprenait uniquement dans les traductions de leurs livres, ou sur les traces des Arabes qui, les premiers, les avaient traduits et commentés. Mais pour l'anatomie, l'antiquité et les Arabes n'avaient guère fait davantage. Le respect religieux des morts avait toujours empêché de chercher dans leurs dépouilles les secrets les plus utiles à la vie. Galien n'avait disséqué que des singes ; c'est sur un squelette mis au jour par l'éboulement d'un tombeau qu'Abdallatif avait pu faire des observations propres à redresser les erreurs de ce dernier auteur ; et le christianisme n'avait pas pour les morts un culte moins sacré que la religion des païens ou des Arabes. C'est au treizième siècle que l'intérêt de la science fit pour là première fois violence à ce sentiment, et (on ne s'en étonnera pas) il en faut faire honneur non à saint Louis, mais à Frédéric II. Sur les instances de son médecin, l'empereur établit une chaire où l'anatomie humaine devait être enseignée tous les cinq ans[57].

 

IV. — Chimie et sciences naturelles.

La préparation des remèdes était intimement liée à la science qui en prescrit l'usage. Les anciens en avaient indiqué les recettes dans les ouvrages de Dioscoride et de Galien. Les Arabes ne s'étaient pas bornés à les commenter : ils y avaient ajouté beaucoup par leurs observations personnelles et par leur pratique[58]. On peut citer pour le treizième siècle le dictionnaire d'Ibn-Beithar[59] qui mourut au Caire l'année même où saint Louis partait pour son expédition d'Égypte (1248). Nos médecins étudiaient la pharmacie dans la traduction de ces livres et la pratiquaient encore par eux-mêmes. Il n'y a point trace d'apothicaire dans le livre des métiers d'Étienne Boileau. Ce fut encore ici Frédéric II qui prit l'initiative. Il défendit d'ouvrir une officine avant d'avoir subi un examen devant des médecins[60].

La pharmacie touche à la chimie : les deux sciences peuvent s'emprunter l'une à l'autre et se prêter leurs procédés. L'une comme l'autre pourrait prétendre à une haute antiquité. Les produits chimiques ont devancé de longtemps la chimie. On a su extraire les métaux du minerai, ou mélanger les corps, avant de se rendre compte théoriquement de leurs combinaisons. Les Phéniciens et les Égyptiens pour les émaux et les verres colorés, les Chinois pour la porcelaine, étaient arrivés à une perfection qui n'a guère été surpassée de nos jours[61]. Ici encore les Arabes au moyen âge ont précédé les populations de l'Occident, et laissé la trace de leur passage dans plusieurs des noms qui sont restés aux instruments ou aux produits de ce genre de travail (alambic, alcool, etc.). Mais la chimie au moyen âge, et un peu sous leur direction, fut particulièrement l'alchimie, science audacieuse qui ne voulait pas seulement pénétrer dans les secrets de la nature, mais lui dérober ses procédés et aider à son œuvre. On croyait que l'objet du travail souterrain de la nature était ce qu'on regardait comme le plus précieux métal, l'or ; que l'or était en germe dans tous les métaux ; qu'il ne s'agissait que de le dégager des impuretés qui l'empêchaient de se produire. Le but de l'alchimie était de l'en tirer et de trouver l'agent qui pourrait y servir : c'était la pierre philosophale, lapis philosophorum[62]. De là des efforts passionnés qui eurent au moins pour résultat de faire entrer la science, par la voie de manipulations sans fin, dans le champ de l'expérimentation ; mais de là aussi ces élucubrations théoriques qui l'entraînaient dans les sphères du mysticisme, du panthéisme, et finirent même par précipiter quelques esprits dans les folies des sciences occultes.

La science de la nature ne se réduisait pas aux recherches de l'alchimie : elle avait eu dans l'antiquité pour maître Aristote, et Aristote était resté le maître du moyen âge. C'est à la lumière de ce grand esprit que les Arabes avaient cultivé les diverses branches de l'histoire naturelle ; c'est à son école que se formèrent aussi en cette matière les docteurs chrétiens. Tous les grands noms de la philosophie au treizième siècle ont leur place dans la série des naturalistes. Au premier rang, Albert le Grand dont les œuvres forment un immense commentaire de celles du philosophe de Stagyre et de son disciple arabe Avicenne, commentaire enrichi des emprunts qu'il avait pu faire aux savants d'un temps postérieur et des notions nouvelles dues à ses propres recherches. La zoologie, la botanique, la minéralogie, la physique lui sont redevables à ces titres. Partant de l'homme dans l'étude des animaux, il a reconnu la stabilité des espèces ; il a touché à l'anatomie végétale, visité les mines, traité de la physique du globe, parlé des eaux thermales, de l'aimant, de la boussole, mis la main aussi à l'alchimie. Saint Thomas d'Aquin, plus puissant comme philosophe, est moins complet comme savant. Il a traité aussi de la physique, de la météorologie, mais est resté étranger à l'étude des animaux ; en outre, il a moins donné à l'observation qu'à la théorie : la science est chez lui plus volontiers abstraite que pratique et expérimentale. Il en est autrement du troisième des grands noms de la science encyclopédique au treizième siècle, Roger Bacon.

Roger Bacon avait peut-être fait plus que personne pour les progrès de la science puisée dans les livres. Il avait proclamé la nécessité de l'alliance des sciences et des lettres, recommandé l'étude des langues de l'antiquité et des langues de l'Orient, et, prêchant d'exemple, il avait appris le grec, l'hébreu, l'arabe : moyen de pénétrer dans l'enseignement des auteurs orientaux, sans le secours trompeur des traductions. Mais en même temps il avait insisté sur l'étude des sciences en elles-mêmes et mis l'autorité de l'expérience au-dessus de tout. Sa méthode, trois siècles avant son homonyme François Bacon, aurait pu renouveler la science, et l'on sait ce qu'il en tira par lui-même. Il donne (il l'avait pu apprendre des Arabes qui le tenaient des Orientaux) le secret de la composition de la poudre à canon ; il parle des verres grossissants et des ponts suspendus ; il prédit que les voitures pourront marcher sans chevaux, que l'homme saura se diriger dans les airs, etc., prédictions plus inspirées, il est vrai, par l'imagination que fondées sur la théorie et le calcul : car dans sa fougue il dépassait les limites marquées par les dogmes tout aussi bien que celles où s'arrêtait l'expérimentation. On sait aussi ce que la hardiesse de cette imagination lui valut. Entré assez tard dans l'ordre des franciscains (vers 1257), il alarma ses supérieurs et par la nouveauté de ses aperçus et, il faut le dire, par la témérité de plusieurs assertions en théologie comme dans le reste. L'ordre des franciscains s'était vu compromis naguère par son général Jean de Parme, auteur de l'Introduction à l'Évangile éternel. Roger Bacon trouva pourtant un protecteur éclairé dans le pape Clément IV à qui il adressa ses principaux ouvrages, l'Opus majus (1267), et dans la même année l'Opus minus et l'Opus tertium. La mort de Clément IV (1268) le laissa sans appui, exposé aux défiances et aux appréhensions de son ordre. Condamné à la prison en 1278, il y resta environ quatorze ans, sans livres, sans instruments de travail. Il n'en sortit que pour mourir deux ans après (1294)[63].

Saint Louis n'existait plus lorsque cette persécution atteignit Roger Bacon ; et quant aux deux autres docteurs, Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin, s'il contribua au développement de leurs travaux ce fut uniquement par la protection générale qu'il donnait à l'Université, par la faveur qu'il témoignait en particulier aux dominicains et la considération qu'il avait pour eux-mêmes. On se rappelle ce qui est raconté du saint roi et du saint docteur. Un jour que saint Thomas dînait à la table de saint Louis, il s'arrêta, et, frappant sur la table : Je tiens, s'écria-t-il, un argument décisif contre les manichéens ; et le roi, loin de s'en fâcher comme d'un manque de respect, fit apporter aussitôt tout ce qu'il lui fallait pour l'écrire, de peur qu'il ne sortît de sa mémoire. Quoi qu'il en soit de l'anecdote, au fond, elle peint au naturel saint Thomas et saint Louis. Mais il y a un autre dominicain que le saint roi aida plus spécialement et dont il encouragea les travaux, c'est Vincent de Beauvais. Saint Louis mit à sa disposition les livres qu'il avait réunis et fait copier, et ce fut grâce à ce concours que le savant religieux composa son grand ouvrage : Bibliotheca mundi ou Speculum generale, divisé en trois parties : le Miroir naturel, comprenant la description de la nature, vaste traité d'histoire naturelle où se rencontre tout ce que l'on savait en ce temps-là ; le Miroir doctrinal, complément du précédent, où se trouvaient, avec la théologie et la philosophie, la grammaire, la physique, la politique, le droit, la médecine ; et le Miroir historial, où il expose l'histoire générale jusqu'au jour où il écrit (vers 1250). A ce volumineux recueil se trouve jointe une quatrième partie, le Miroir moral ; mais l'authenticité en est justement contestée[64].

 

V. — Éloquence sacrée. - Histoire et géographie.

On a vu le rôle de l'Église à tous les degrés de l'enseignement et jusque dans les sciences qui lui étaient moins naturellement dévolues, comme le droit et la médecine, sciences où du reste elle voulut elle-même restreindre sa part en favorisant, par l'interdiction qu'elle en fit aux clercs, celle qu'y prirent les étrangers. Les lettres étaient plus régulièrement dans son apanage comme filles de l'antiquité dont elle était l'héritière.

Elle seule pouvait prétendre à l'éloquence. Le barreau vient à peine de succéder au champ clos du combat judiciaire. La tribune sera des siècles avant de se relever. La chaire seule est debout[65].

Le clergé tant régulier.que séculier y a paru avec honneur. Nous n'y trouvons plus saint Bernard ni Pierre le Vénérable, mais pourtant il y a des noms dignes encore d'être cités :

Parmi les prélats, Jacques de Vitry, cardinal évêque de Tusculum, l'historien des chrétiens d'Orient, et le prédicateur de la cinquième croisade ; Guillaume d'Auvergne, évêque de Paris de 1228 à 1249[66], qui, au contraire, avait voulu détourner saint Louis de prendre la croix : bien que le saint roi ne l'ait point écouté en cette occasion, il estimait fort son grand sens, comme le prouve l'anecdote rapportée par Joinville[67] ; Philippe Berruyer, évêque d'Orléans, puis archevêque de Bourges (1222-1260) ; Eudes de Châteauroux, qui fut, après Jacques de Vitry, évêque de Tusculum, et accompagna, comme légat du Saint-Siège, saint Louis en Égypte. Un prédicateur de croisade moins élevé en dignité que Jacques de Vitry, mais plus fameux par son éloquence, c'est Foulques, curé de Neuilly ; mais il appartient plutôt au douzième siècle, et c'est Jacques de Vitry qui s'est fait l'historien de sa prédication. Parmi les sermonnaires du règne de saint Louis appartenant au clergé séculier, rappelons encore son chapelain Robert de Sorbon dont nous avons parlé plus haut, et Pierre de Limoges qui a fait un recueil des sermons de son temps, au moins de 1260 à 1273, pour offrir aux prédicateurs des exemples de composition oratoire[68].

Les anciens ordres religieux, l'ordre de Cluny, l'ordre de Cîteaux, n'avaient pas déserté la voie où saint Bernard avait brillé d'un si grand éclat. Parmi les prédicateurs de l'ordre de Cîteaux, il faut nommer un trouvère, Hélinand, qui avait eu grand succès par ses chants à la cour de Philippe Auguste, et qui, se dérobant à cette gloire du monde, avait fini par s'enfermer dans l'abbaye de Froidmont en Beauvoisis où il mourut en 1237[69]. Mais ce sont les deux ordres nouveaux fondés par saint François et par saint Dominique qui fournirent les plus dignes successeurs au grand prédicateur du douzième siècle. On sait quel entraînement il y avait dans la parole de saint François, quelle force dans celle de saint Dominique. L'ordre de Saint-Dominique était tout spécialement voué à la prédication (les Frères prêcheurs) ; et il produisit dès le début non-seulement de grands orateurs sacrés comme Matthieu de France, Réginald, Jourdan de Saxe, etc., mais des livres destinés à former et à guider les prédicateurs, comme le traité d'Étienne de Bourbon dont le mérite a été récemment mis en lumière[70]. Toute la première moitié du treizième siècle, depuis la fondation des deux ordres, fut remuée par leur prédication : on y sent la puissance du souffle qui les a inspirés à l'origine. Mais un grand changement se manifeste, dit le jeune savant que nous avons cité, le jour où ces religieux pénètrent dans les écoles, s'adonnent à l'étude passionnée d'Aristote, et, d'orateurs populaires, se font dialecticiens savants. A partir de 1260 surtout l'art oratoire suit la pente qui entraîne tous les esprits vers la subtilité ou l'affectation des scotistes. Les procédés mécaniques remplacent plus fréquemment l'inspiration. Dans les sermons aux clercs, la science devient obscure ; dans les sermons aux fidèles, la familiarité devient triviale. En un mot, on voit apparaître les symptômes d'une décadence qui se manifestera sur plus d'un point et qui se développera dans les siècles suivants[71].

De grands noms soutiennent d'ailleurs encore la réputation de la chaire dans la deuxième moitié du règne de saint Louis : ce sont ceux des grands docteurs qui ont alors illustré l'Église : Albert le Grand, saint Thomas d'Aquin, dont les sermons, pleins de science, sont malheureusement gâtés par les subtilités de la scolastique[72] ; saint Bonaventure, dont la parole plus dégagée des liens de l'école a des accents qui partent du cœur et nous révèlent le docteur séraphique[73]. Ajoutez des traités où l'on retrouve, sous des formes nouvelles et avec de nouveaux exemples, la pensée qui avait inspiré ceux de Jacques de Vitry et d'Étienne de Bourbon, comme le traité de Eruditione prædicatorum de Humbert de Romans qui entra dans l'ordre de Saint-Dominique en 1224 et en fut général trente ans plus tard[74]. Dans ce genre de travaux on arrive bien vite (on y était arrivé dès la fin du treizième siècle) aux répertoires et aux manuels, c'est-à-dire à la suppression de l'inspiration personnelle ou, en d'autres termes, du principe même de l'éloquence.

Nous renvoyons au livre de M. Lecoy de la Marche pour tout ce qui regarde la prédication, si je puis dire, en exercice : le temps ordinaire des sermons, le lieu d'où l'on prêchait, la composition des auditoires, leur tenue dans les églises ou au dehors, quand, par exception, la prédication avait lieu hors de l'église : ce qui fut défendu plus tard. Nous ne voulons plus que nous arrêter sur un point qui a été fort débattu, et que le jeune auteur nous paraît avoir résolu avec sa lucidité ordinaire : c'est la question de savoir en quelle langue on prêchait. Si l'on s'en tient aux apparences, je veux dire au texte des sermons qui nous sont restés, on est tenté de répondre que c'était le plus généralement en latin, et tout au plus que la langue vulgaire se mêlait au latine comme dans ce qu'on appelle le langage macaronique ; mais, d'autre part, il serait bien étrange qu'un sermon qui est fait pour être entendu de ceux qui l'écoutent fût prêché en une langue que l'auditoire n'entendrait pas. M. Lecoy de la Marche a donc posé cette double thèse :

Tous les sermons adressés aux fidèles, même ceux qui sont écrits en latin, étaient prêchés entièrement en français ; seuls les sermons adressés à des clercs étaient ordinairement prêchés en latin ;

et il l'a prouvé non-seulement pour le treizième siècle, mais pour les temps antérieurs en remontant jusqu'au dixième siècle.

Les sermons écrits étaient ou des canevas rédigés pour la prédication, ou des reproductions plus ou moins complètes de ce qui avait été dit. Dans l'un et l'autre cas, cette écriture était ou pour l'orateur lui-même, ou pour les prédicateurs à la disposition desquels on voulait mettre les sermons, et l'on comprend qu'elle ait été en latin. Ainsi, Maurice de Sully, évêque de Paris à la fin du douzième siècle, avait laissé un recueil de sermons pour l'usage des clercs de son diocèse : ces sermons sont écrits en latin, mais il est dit qu'ils doivent être prononcés en français. Expliciunt sermones Mauricii, episcopi Parisiensis.... DICENDI IN GALLICO IDIOMATE[75].

Quand des mots français sont joints au latin, c'est le plus souvent pour mieux indiquer de quelle manière la pensée doit être rendue dans l'acte même de la prédication ; quand des textes latins se rencontrent dans un sermon écrit déjà en français (car il y en a), ce sont le plus souvent les textes à développer, ainsi qu'il arrive dans le cours des sermons prêchés aujourd'hui encore. Du reste le fait de la prédication en langue vulgaire est établi pour les douzième et treizième siècles par des textes formels de plus en plus nombreux. Ils ne font que confirmer ce que la simple vraisemblance devait mettre hors de doute[76]. Mais l'original français se trahit plus d'une fois en diverses manières. M. Lecoy de la Marche a cité Gilles d'Orléans qui commence une de ses allocutions par ces mots : Omissis latinis verbis procedamus ad sermonem ; et le texte du sermon qui suit est en latin. Quelquefois la traduction d'une parole de l'Écriture en français est annoncée, et la traduction elle-même est latine ; bien souvent des proverbes n'ont plus, dans le latin qui les reproduit, ni de sel ni de sens[77].

On trouve pourtant et des phrases françaises dans les sermons latins, et des phrases latines dans ceux des sermons qui ont été reproduits en français. Ce sont parfois les textes allégués à l'appui de l'exhortation même ; car cela se voit même pour le français, par exemple le curieux commentaire de la chanson :

Belle Aolliz mains (le matin) se leva.

Quand le mélange se fait capricieusement et sans ordre, on y a vu avec raison le fait, ou du prédicateur lui-même qui, dans un canevas rapide, veut à l'avance fixer sa pensée en français, ou du clerc qui dans une reproduction, même faite à loisir, n'a pas su la rendre en latin ; on y peut voir aussi le plus souvent l'intention de l'auteur qui, dans des sermons destinés à l'usage des autres, a voulu sur plusieurs points leur épargner le travail de la traduction[78].

L'éloquence était donc l'apanage de l'Église seule. Quant à l'histoire, c'était elle encore qui, au treizième siècle, la continuait dans ses chroniques, reprenant en général le cours des événements au commencement du monde, pour le suivre, sans grand souci de la chronologie ni des règles de la critique, jusqu'au jour où écrivait le rédacteur. Mais pourtant l'histoire avait pris déjà un caractère plus personnel, plus animé chez les historiens des croisades au douzième siècle. Les historiens de la première : Tudebode ou Tue-bœuf, Raymond d'Agiles, Foucher de Chartres, Raoul de Caen, Robert le moine, Baudry, Albert d'Aix, sont comme inspir4s en plus d'un passage par les événements dont ils ont été les témoins ou qu'ils ont appris de la bouche des principaux acteurs. On trouve encore une composition bien ordonnée dans Guillaume de Tyr, qui écrit d'après eux ; et Jacques de Vitry, au siècle suivant, s'il n'a plus que des désastres à raconter, s'en prend au relâchement des mœurs, et trouve pour les flétrir des accents indignés[79]. Il y a aussi une appréciation bien sentie des événements avec une information personnelle fort intelligente dans l'histoire où le moine Rigord, que nous avons nommé tout à l'heure comme médecin, raconte les vingt-huit premières années de Philippe Auguste[80] : récit continué par Guillaume le Breton, qui ensuite, reprit le règne entier pour le faire rentrer dans le cadre d'un poème, comme nous le verrons plus loin. Il y a un vif sentiment de la lutte engagée dans les historiens de la croisade des Albigeois, Pierre de Vaux-Cernay, Guillaume de Puy-Laurens. Il y a de la passion et quelquefois la verve d'un pamphlétaire (mais cela détruit l'autorité de l'historien) dans l'histoire de Matthieu Paris qui, par le sujet, n'intéresse pas moins la France que l'Angleterre. Le présent livre a pu faire apprécier les historiens de saint Louis. On a vu en particulier avec quel amour Guillaume de Chartres, Geoffroi de Beaulieu, le confesseur de la reine Marguerite, Joinville, parlent du saint roi qu'ils ont vu de si près, et quel ton de sincérité en même temps inspire à leur récit le prince qui aimait la vérité par-dessus tout.

L'histoire générale n'a pas ces qualités vives des histoires particulières de saint Louis, mais elle en a d'autres. Vincent de Beauvais aidé, comme on l'a vu, des ressources que lui procura le saint roi, montre, dans la réunion et la mise en œuvre des matériaux dont il composa son Miroir historial, une habileté qui n'a pas été surpassée dans ce temps-là.

Mais nous avons d'autres progrès à signaler dans le travail de l'histoire au treizième siècle.

D'abord pour l'histoire écrite dans les couvents, les chroniques dont Suger a fait réunir les matériaux à Saint-Denis, laissant à ses successeurs le soin de les poursuivre de règne en règne, vont achever de prendre un caractère vraiment national en se rédigeant en français : elles seront justement appelées les Grandes chroniques de France[81]. Guillaume de Nangis nous a donné dans sa Vie de saint Louis, il nous offre dans celle de Philippe III, qui en est la suite, un des premiers échantillons de l'histoire sous cette forme[82]. Les croisades par leur nature excitaient plus que tout autre la curiosité populaire : Guillaume de Tyr sera traduit et continué en français[83].

Ensuite, et c'est une révolution dont les croisades sont aussi l'occasion, l'histoire commence à ne plus être l'apanage exclusif de l'Église. Dans la première croisade plusieurs seigneurs avaient raconté ce qu'ils avaient vu, ce qu'ils avaient fait dans des lettres qui n'avaient pas la prétention d'ailleurs d'être de l'histoire. Au treizième siècle un pas considérable est fait dans cette voie : c'est dans la langue vulgaire que Villehardouin fera le récit, j'allais dire le poème de la conquête de Constantinople ; et à la fin du même siècle ou plus exactement au commencement du siècle suivant, Joinville écrira pour la jeune reine de Navarre, femme du prince qui sera Louis X, une histoire de saint Louis, où l'on retrouvera, dans la langue de tout le monde, le charme de mémoires intimes et personnels joint à l'autorité d'un récit contemporain[84].

A côté de l'histoire, il faut faire une place à la légende, et nommer Thomas de Cantimpé, né à Leuze, près de Bruxelles, en 1201, religieux augustin dans le monastère de Cantimpé, non loin de Cambrai, d'où il tire son nom, puis dominicain et disciple d'Albert le Grand. Il appartient aussi à l'histoire par la vie de plusieurs saints du temps dont il a recueilli les actes[85].

La géographie comme l'histoire devait avoir aussi une crise heureuse au temps de saint Louis. Reléguée dans l'école, enfermée dans les couvents, elle reste, on le peut dire, au-dessous de la science. Les notions qu'en avaient transmises les anciens ont plus perdu que gagné à ces études solitaires. On en revient (Alain de Lille fait exception) à croire que la terre est carrée. Gervais de Tilbury, maréchal du royaume d'Arles, dans un écrit destiné, par son titre, à charmer les loisirs de l'empereur Othon IV (De otiis imperialibus), disait : Pour nous, nous plaçons le monde carré au milieu des mers[86]. De la géographie des anciens, ce sont les Arabes qui avaient recueilli la partie positive ; les fables avaient surtout fait fortune en Occident. Gautier de Metz, dans son Image du monde, déjà cité, se prodigue en descriptions merveilleuses ; et quand l'exposition était si imparfaite, on ne peut s'étonner que les représentations figurées, les cartes, fussent si grossières[87]. Mais la géographie était aussi sortie du couvent. Elle en était sortie par ces pèlerins qui, partis pour visiter les saints lieux, avaient retracé l'itinéraire de leur long et laborieux voyage ; elle en était sortie avec ces moines qui, envoyés en mission chez les nations lointaines dans l'espérance de les convertir, en rapportèrent au moins des connaissances précises sur les pays visités par eux.

Nous avons signalé les missions données, à la suite du concile de Lyon, par Innocent IV à des dominicains et à des franciscains auprès du Khan des Tartares ; les relations d'Ascelin et de Plancarpin qui firent partie de ces deux missions ; les missions nouvelles, confiées par saint Louis à André de Lonjumeau pendant son séjour en Chypre et à Rubruquis (Ruysbroëk), pendant son séjour en Palestine. La vaste encyclopédie de Vincent de Beauvais se ressent déjà de ces notions nouvelles. La région septentrionale de la mer Noire traversée par les grands fleuves de la Russie, le Caucase, la mer Caspienne, sont dès lors mieux connus. Rubruquis raconte ce qu'il a vu et ce qu'il a appris des Mongols sur le Cathay où il retrouve le pays des Sères, c'est-à-dire la Chine septentrionale que les Mongols, en effet, avaient visitée. Il prépare au voyage de Marco Polo. La géographie respirait donc enfin l'air du monde. Les relations de ces missionnaires ouvraient une carrière nouvelle qui n'a pas cessé d'être parcourue au grand profit du genre humain.

 

 

 



[1] Discours sur l'état des lettres en France au treizième siècle, par Daunou, Histoire littéraire de la France, t. XVI, p. 31. Je prendrai généralement pour guide dans mon exposé ce remarquable tableau, placé en tète des savantes notices sur les nombreux écrivains de ce siècle, notices qui remplissent les sept volumes suivants. J'aurai plus d'une fois recours aussi au Discours sur l'état des lettres en France au quatorzième siècle, de l'ancien doyen de la Faculté des lettres de Paris, J. Vict. Leclerc, discours qui forme les trois quarts du XXIVe volume du même recueil. En parlant du quatorzième siècle, le savant auteur ne pouvait pas manquer de remonter bien souvent au treizième et d'y porter la lumière de sa vaste érudition. Ces deux grands tableaux ne me dispenseront pas d'ailleurs de consulter les notices consacrées à chaque auteur, les ouvrages spéciaux, et les travaux d'une critique qui est en voie de réformer, sur plusieurs points, l'histoire littéraire du moyen âge.

[2] L'université de Paris est surtout née des grandes écoles de Notre-Dame et de Sainte-Geneviève. Les chanceliers de ces deux églises en furent les supérieurs jusqu'en 1191 : on la désignait alors sous le nom de Studium generale. Les chanceliers de Notre-Dame et de Sainte-Geneviève gardèrent, après les privilèges qui constituèrent l'Université, le droit de conférer la licence, ou permission d'enseigner, l'un, dans le territoire qui relevait de la cathédrale, l'autre dans le territoire de l'abbaye.

[3] Ordon., t. I, p. 23-25 ; Du Boulay, Hist. de l'Univ. de Paris, t. III, p. 1 ; Daunou, Hist. littér. de la France, t. XVI, p. 46.

[4] Daunou, Hist. littér., t. XVI, p. 23 et suiv.

[5] Voy. Du Boulay, Hist. de l'Université de Paris, t. III, p. 75 et suiv.

[6] Daunou, Hist. littér., t. XVI, p. 23 et suiv.

[7] Du Boulay, Hist. de l'Univ. de Paris, t. III, p. 92 et 105 ; Tillemont, t. VI, p. 135.

[8] Du Boulay, Hist. de l'Université de Paris, t. III, p. 282.

[9] Hérésie née d'une fausse interprétation de l'Apocalypse (XIV, 6). On prétendait qu'après le règne du Christ devait venir le règne du Saint-Esprit, qui enseignerait l'Évangile éternel. Joachim, abbé de Fiore ou de Flore, en Calabre, fut le principal propagateur de cette funeste rêverie.

[10] Daunou (ibid., p. 49-51). Voy. la lettre d'Alexandre IV à l'évêque de Paris, en date du 17 juin 1256. Il lui annonce que pour rétablir la paix dans l'Université, il a condamné, comme auteurs du trouble, et privé de tout honneur Guillaume de Saint-Amour, Eudes de Douai, docteurs en théologie, Nicolas, doyen de Bar-sur-Aube, et Chrétien, chanoine de Beauvais (ce sont les quatre députés de l'Université). (Layettes du Trésor des chartes, t. III, n° 4262.) Par une autre lettre du 27 juin, il lui recommande de ne pas souffrir que l'Université se transporte en un autre lieu (ibid., n° 4264). Plus tard, le 13 juin 1259, il écrit à saint Louis pour qu'il prête à l'évêque de Paris le secours du bras séculier contre les perturbateurs de la paix dans l'Université (ibid., n° 4495). Cf. Du Boulay, Hist. de l'Univ. de Paris, t. p. 288 et suiv.

[11] Ainsi nommé du village de Sorbon (Ardennes), d'où il était originaire. On l'appelle aussi Robert Sorbon ou de Sorbonne, de Sorbona.

[12] Yves de Vergy, abbé de Cluny, en fut l'auteur. Voy. Gallia Christ., t. IV, p. 1149, et Félibien, Hist. de Paris, t. I, p. 417.

[13] Daunou, Hist. litt., t. XVI, p. 53-55.

[14] La rue Coupe-Gueule descendait de la rue des Poirées à la rue des Mathurins, entre la rue de Sorbonne et la rue des Maçons ; en faisant à Robert de Sorbon sa seconde donation, rue Coupe-Gueule, saint Louis lui permit de fermer la rue : d'où le nom de rue des Deux-Portes qu'elle reçut depuis. Voy. Sauval, Ant. de Paris, l. II, t. I, p. 168, 169, et Du Boulay, l. l., p. 225.

[15] Ad opus congregationis pauperum magistrorum Parisius in theologia studentium. (Du Boulay, Hist. de l'Univ. de Paris, t. III, p. 223-225).

[16] Daunou, ibid., p. 56, et la notice de Petit Radel, dans le tome XIX, p. 291 et suiv. Cf. Tillemont, t. V, p. 320.

[17] Voy. la notice de Jacques de Vitry dans l'Hist. littér. de la France, t. XVIII, p. 234 ; et J. de Vitry, Historiens Orient. et Occident., l. II, p. 278 (éd. 1596).

[18] D'Achéry, Spicil., t. III, p. 630 ; voy. F. Faure, t. II, p. 5.

[19] Voy. Rutebeuf, la Discorde de l'Université et des Jacobins, Œuvres, t. I, p. 152.

[20] Raymond s'y obligeait, on l'a vu, à entretenir à Toulouse quatre maîtres en théologie, deux décrétistes, six maîtres ès arts libéraux et deux régents de grammaire. (Layettes du Trésor des chartes, t. II, n° 1992, p. 149.)

[21] Daunou, ibid., p. 57-59. Sur les écoles de Montpellier, voy. la savante Hist. de la commune de Montpellier, par M. A. Germain, t. III, p. 1, et suiv. Elles furent érigées en université par une bulle du pape Nicolas IV, en date du 26 octobre 1289 (ibid., p. 156).

[22] Gautier de Metz, dans son Image du monde (1245) ; l'abbé Lebeuf, de l'État des sciences en France, depuis le roi Robert jusqu'à Philippe le Bel, p. 318.

[23] Victor Leclerc, Hist. littér., t. XXIV, p. 384. Voy. aussi pour l'enseignement de la grammaire en ce temps-là le savant mémoire de M. Ch. Thurot intitulé Notices et extraits de divers manuscrits latins pour servir à l'histoire des doctrines grammaticales au moyen âge, mémoire qui forme toute la 2e partie du tome XXII des Notices et extraits des manuscrits.

[24] Daunou, dans l'Hist. littér. de la France, t. XVI, p. 139 ; Leclerc, t. XXIV, p. 92 et 386.

[25] V. Leclerc, l. l., p. 561.

[26] V. Leclerc, l. l., p. 394

[27] V. Leclerc, l. l., p. 100.

[28] V. Leclerc, l. l., p. 412.

[29] V. Leclerc, l. l., p. 113.

[30] G. Libri, Hist. des sciences mathématiques (1838), t. II, p. 20 et 298.

[31] Daunou, t. XVI, p. 113 ; V. Leclerc, t. XXIV, p. 476.

[32] V. Leclerc, l. l., p. 475.

[33] Hauréau, Hist. de la philosophie scolastique, t. I, p. 382 ; cf. Amable Jourdain, Recherches critiques sur l'âge et l'origine des traductions latines d'Aristote, 2e édit., p. 210-214.

[34] Sur Amaury de Chartres et ses disciples, voy. la notice de Daunou, Hist. littér., t. XVI, p. 586 et suiv.

[35] Concile de Paris (1239). Condamnation renouvelée dans quelques articles des statuts donnés à l'Université de Paris, par le légat Robert de Courçon en 1215. Sur cette condamnation d'Aristote, et à quels livres il la faut réduire, voy. l'Histoire de la philosophie scolastique, de M. Hauréau, t. I, p. 402 et suiv.

[36] Une lettre de Grégoire IX, du 13 avril 1231, en renouvelant aux docteurs de Paris la défense de lire les livres d'Aristote, faisait entendre qu'ils seraient bientôt soumis à un nouvel examen. Une autre lettre du 23 avril publiée pour la première fois par M. Hauréau dans le recueil des Notices et extraits des manuscrits, t. XXI, Ire partie, p. 222, charge trois chanoines de faire cet examen et permet après cette révision de rendre à l'étude les livres précédemment interdits. C'est ce qui explique comment Aristote reparaît sitôt dans l'enseignement, après les décisions qui l'en avaient écarté.

[37] Voy. les notices sur Albert le Grand et sur saint Thomas, Hist. littér., t. XIX, p. 362 et 238.

[38] Voy. la notice sur saint Bonaventure, ibid., p. 266. Nous reviendrons sur Roger Bacon.

[39] Sur les théories si élevées et si solides de saint Thomas, en théologie, en philosophie, en morale et en politique, renfermées dans la Somme, voy. le savant ouvrage de M. Jourdain, la Philosophie de saint Thomas.

[40] Voy. Daunou, Hist. littér., t. XVI, p. 70, et la notice qu'il a consacrée à Hugues de Saint-Cher, ibid., t. XIX, p. 38 et suiv.

[41] Geoffroi de Beaulieu, ch. XXIII, Hist. de France, t. XX, p. 15.

[42] Daunou, ibid., t. XVI, p. 34.

[43] Sur la part considérable de tous les ordres religieux, tant anciens que nouveaux, à l'œuvre si méritoire de la copie des livres, voy. V. Leclerc, Hist. littér., t. XXIV, p. 282.

[44] Geoffroi de Beaulieu, ch. XXIII, Hist. de France, t. XX, p. 15.

[45] Geoffroi de Beaulieu, ch. XXIII, Hist. de France, t. XX, p. 15 et p. 47.

[46] Daunou, Hist. littér., t. XVI, p. 74 et suiv.

[47] Concile de Reims, 1131 ; concile de Latran, 1139 ; conciles de Montpellier, 1162, et de Tours, 1163. Labbe, Conc., t. X, col. 984, 1004, 1410 et 1422 ; bulles d'Alexandre III (1180) ; d'Honorius III (1219). Voy. Savigny, Hist. du droit romain au moyen âge, ch. XXI, p. 137, t. III, p. 262 de la traduction de M. Ch. Guenoux, et F. Faure, t. II, p. 408.

[48] Firmiter interdicimus ne Parisius, vel in civitatibus seu aliis lotis vicinis quisquam docere vel audire jus civile præsumat. Et qui contra fecerit non solum a causarum patrociniis excludatur, verum etiam per episcopum loci excommunicationis vinculo innotletur. (Decretal. Gregor., l. V, tit. XXIII, c. 28. Cf. Du Boulay, Hist. de l'Univ. de Paris, t. III, p. 96 ; Daunou, Hist. littér., t. XVI, p. 83 ; Savigny, l. l., § 138, p. 264.)

[49] Ut plenius sacræ paginæ insistatur. (Decret., ibid.) — Le pape se fondait aussi sur ce que cette étude y était moins nécessaire, le pays n'étant pas régi par le droit écrit. Néanmoins la lettre d'Innocent IV (1254), en renouvelant l'interdiction faite par Honorius, lui avait donné une portée générale. Il voulait supprimer l'étude du droit romain pour tous, en France, en Angleterre, en Écosse, en Espagne, en Hongrie. Il paraissait craindre que les lois impériales ne prévalussent sur les coutumes des différents pays, et il invitait les princes chrétiens à seconder ses vues. Mais les coutumes des pays étaient capables de se défendre par elles-mêmes, et l'enseignement du droit écrit subsista sans que les princes ni le pape eussent à en souffrir.

[50] Voy. Sprengel, Hist. de la médecine, trad. de l'allemand par Jourdan, t. II, p. 354 et suiv., 393 et suiv., et Germain, Hist. de la commune de Montpellier, t. I, p. LXXV et 238, et t. III, p. 3 et 77.

[51] Pouchet, Hist. des sciences naturelles au moyen âge, p. 520 et suiv. ; voy. aussi Cuvier, Hist. des sciences naturelles depuis leur origine jusqu'à nos jours, chez tous les peuples connus, p. 380-397 ; ouvrage qui donne d'ailleurs moins que ne promet son titre : ce sont des leçons professées au Collège de France en 1841, les questions n'y sont qu'ébauchées à grands traits.

[52] Concile de Reims, 1131, etc. ; Sprengel, Hist. de la médecine, t. II, p. 351 ; Pouchet, Hist. des sciences naturelles du moyen âge, p. 543 ; Daunou, Hist. littér. de la France, t. XVI, p. 98.

[53] C'est par une raison analogue, sans doute, qu'Abélard voulait au contraire que l'infirmière de son couvent du Paraclet sût la médecine. L'abbé Lebeuf, État des sciences en France depuis le roi Robert jusqu'à Philippe le Bel, p. 193.

[54] Par une lettre datée du camp, devant Joppé (août 1252), saint Louis accorde à Pierre de Soissons, un autre de ses chirurgiens, vingt livres parisis de rente, pour lui et ses enfants, sur la prévôté de Laon, en récompense de ses services. (Layettes du trésor des Chartes, t. III, n° 4022.)

[55] Daunou, l. l., p. 96.

[56] Quesnay, Histoire de l'origine et des progrès de la chirurgie en France ; P. Dujardin et Peyrilhe, Histoire de la chirurgie depuis son origine jusqu'à nos jours, cités par Pouchet, l. l., p. 545-546.

[57] Pouchet, l. l., p. 572.

[58] Cuvier, l. l., p. 384,

[59] Ce dictionnaire, traduit par M. le Dr Leclerc, va parera dans le recueil des Notices et extraits de manuscrits, publié par l'Académie des inscriptions et belles-lettres, t. XXIII, Ire partie.

[60] Pouchet, l. l., p. 565 et suiv.

[61] Dumas, Leçons sur la philosophie chimique (1836), Ire leçon, p. 6.

[62] Par le mot pierre on n'entendait pas nécessairement une matière solide. On cherchait la pierre philosophale par la voie humide comme par le feu. Voy. Dumas, Leçons sur la philosophie chimique, Ire leçon, p. 30.

[63] Sur Roger Bacon, voy. la thèse de M. Ém. Charles : Roger Bacon, sa vie, ses ouvrages, ses doctrines, d'après des textes inédits ; et les rectifications que M. Jourdain a proposées en quelques points de sa biographie par une communication lue à l'Académie des inscriptions et insérée aux Comptes rendus des séances (année 1873). Il y émet l'opinion que la naissance de Roger Bacon pourrait être reculée de 1214 à 1210. Était-il Anglais ? On le dit généralement et la chose est probable, mais néanmoins il ne serait pas impossible qu'il fût Normand ou de famille normande. Roger Bacon étudia à Oxford. Il habita la France dès 1247, peut-être même auparavant, jusqu'en 1267 et probablement au delà. C'est en France qu'il fit ses principaux ouvrages. C'est probablement en France qu'il fut condamné en 1278, par le général des franciscains, Jérôme d'Ascoli.

[64] Sur Vincent de Beauvais, voy. l'Hist. littér. de la France, t. XVIII, p. 449. Sa vie et ses ouvrages ont fait l'objet d'un mémoire de M. Boutaric, couronné en 1863 par l'Académie des inscriptions et belles-lettres. L'auteur rappelle que l'ouvrage de Vincent de Beauvais formait d'abord dans son immensité un seul tout : c'était trop long ; on l'invita à le réduire. Il l'abrégea en cent cinquante pages ; c'était trop court. On ne pouvait pas se priver des résultats d'une si vaste érudition. Pour tout concilier on lui permit de publier l'ouvrage primitif en le partageant en trois parties : Speculum historiale ; Speculum doctrinale ; Speculum naturale, à la condition que chaque partie fût précédée d'un résumé des deux autres, afin que les trois pussent être acquise. séparément. C'est sous cette forme qu'il nous est resté.

[65] Voy. sur cette matière un ouvrage spécial fait sur des documents la plupart inédits : Lecoy de la Marche, la Chaire française au moyen âge, ouvrage couronné par l'Académie des inscriptions et belles-lettres, Paris, 1868.

[66] Sur l'élection de Guillaume d'Auvergne, évêque de Paris, des détails très-curieux nous ont été conservés par une lettre de Grégoire IX, du 8 avril 1228, publiée par M. Hauréau dans le recueil des Notices et extraits des manuscrits, t. XXI, 2e partie, p. 206.

[67] Joinville, ch. XIV.

[68] Lecoy de la Marche, ibid., p. 69-104.

[69] Voy. sa notice, par dom Brial, dans l'Histoire littéraire, t. XVIII, p. 87.

[70] Tractatus de diversis materiis prædicabilibus ordinatis et distinctis in septem partes, secundum septem dona Spiritus sancti. Voy. Lecoy de la Marche, l. l., p. 106.

[71] Lecoy de la Marche, ibid., p. 14.

[72] Victor Leclerc a cité pour exemple un sermon de saint Thomas, où, prêchant sur le verset ascendens in naviculam, il tire du seul mot navicula tout son discours. Cette barque signifie la sainteté de la vie par trois raisons : la matière, la forme, la fin. Dans la matière vous avez le bois, le fer, le chanvre, le goudron : le bois, c'est la justice, à cause de ces mots : Benedictum lignum per quod fit justitia ; le fer, c'est la force ; le chanvre, c'est la tempérance, parce que la charpie sert à panser les blessures, entre autres la blessure de la concupiscence charnelle ; le goudron, c'est la charité, qui lie et rapproche les âmes. Mêmes déductions sur la forme, sur la fin, et c'est tout le sermon. (Hist. littér., t. XXIV, p. 363.)

[73] Une nouvelle édition des œuvres de saint Bonaventure, préparée par le R. P. Fidèle da Fanna, doit contenir un certain nombre de sermons inédits, prêchés à Paris ou aux environs devant saint Louis, le roi de Navarre, etc.

[74] Lecoy de la Marche, p. 124 ; cf. p. 303 et suiv.

[75] Lecoy de la Marche, p. 225. Ce recueil fut aussi mis en français ; mais M. Lecoy de la Marche a montré par divers rapprochements que le texte même français ne doit pas être pris pour la lettre des sermons tels qu'ils avaient été prononcés (Ibid., p. 226 et suiv.)

[76] Voy. Lecoy de la Marche, p. 232 et suiv.

[77] Lecoy de la Marche, p. 236.

[78] Lecoy de la Marche, p. 240 et suiv.

[79] Jacques de Vitry, Hist. Orient et Occid. libri tres (Douai, 1596, in-12°), et notamment sur la Terre Sainte, l. II, ch. LX-LXXI. Il y a un peu de l'exagération du sermonnaire dans l'historien. Voy. sa notice par Daunou, Hist. littér., t. XIX, p. 209.

[80] Hist. littér., t. XVIII, p. 5-19.

[81] Selon M. Paulin Paris, le type le plus ancien de ces chroniques françaises est une courte chronique qu'un ménestrel du comte de Poitiers traduisit du latin sous saint Louis.

[82] Que la traduction de son texte latin soit de lui ou d'un autre. Voyez le savant mémoire de M. L. Delisle, sur les chroniques de Guillaume de Nangis, Mém. de l'Acad. des inscript., t. XXVII, 2e partie, et celui de M. N. de Wailly, sur le Romant d'où Joinville a tiré plusieurs chapitres de son histoire, t. XXVIII, 2e partie et Bibl. de l'École des Chartes, t. XXXV (1874), p. 217 et s.

[83] Le plus ancien auteur connu qui soit entré dans cette continuation de Guillaume de Tyr, c'est Ernoul, écuyer de Balian d'Ibelin, dont la chronique a été plus usurpée que continuée par Bernard le Trésorier. Voyez M. de Mas Latrie, Chronique d'Ernoul et de Bernard le Trésorier, avec un Essai de classification des continuateurs de Guillaume de Tyr. Ces continuations se trouvent au t. II des Historiens occidentaux des croisades.

[84] Mentionnons à un autre titre Philippe Mousket, confondu à tort avec Philippe de Gand, surnommé Mus, qui fut chanoine, puis évêque de Tournai : il a fait une chronique non-seulement en français, mais en vers français. (Voy. Historiens de France, t. XXII, p. 35). Daunou peut le railler comme poète (Hist. litt., t. XVI, p. 132 et 221) ; mais il n'est pas sans intérêt comme historien quand ii est sorti de la période qui commence à l'enlèvement d'Hélène et se continue par l'établissement de Francion, fils d'Hector, dans les Gaules, pour finir avec la chronique de Turpin. Il ne faut juger du mérite de ces auteurs que pour les événements dont ils sont contemporains.

[85] Voyez sa notice par Daunou, Hist. littér., t. XIX, p. 177.

[86] Daunou, Hist. littér., t. XVI, p. 120 ; cf. sa notice, t. XVII, p. 85. — Il admettait que le monde était rond : il le comparait pour la forme à une balle ; pour la composition, à un œuf. Quant à la terre, il se servait bien du mot orbis, mais il en faisait un carré. Orbem totius terræ Oceani limbo circumseptum et quadratum statuimus. (Leibnitz, Script. rerum Brunswic., t. I, p. 885 et 910.)

[87] Voyez Lebeuf, État des sciences en France depuis le roi Robert jusqu'à Philippe le Bel, p. 176.