SAINT LOUIS ET SON TEMPS

 

TOME SECOND

CHAPITRE XV. — LES VILLES ET LES CAMPAGNES.

 

 

I. — Les roturiers et les serfs.

Des trois mots qui représentent pour nous l'ancien régime dans sa composition : clergé, noblesse, tiers état, le premier était exact dès l'origine, le second l'est à peine, appliqué à la féodalité, le troisième est faux au temps de saint Louis : car il supposerait qu'au-dessous du clergé et des seigneurs il y avait un troisième corps ayant son organisation propre et sa place dans le droit public. Or, cela ne commença à être. vrai que quand ceux qui n'étaient ni clercs, ni seigneurs, eurent quelque part, je ne dis pas au gouvernement du pays, mais à la chose publique dans les États généraux. Sous saint Louis, ce n'était encore que les membres, et je dirai plutôt les éléments épars d'un corps en voie de formation. Le caractère propre de ce qui n'était ni du clergé, ni de la classe des seigneurs, était de se trouver dans la dépendance des autres.

Il faut, pour apporter quelque clarté à l'examen des conditions diverses comprises dans cet état, revenir aux définitions que nous avons tirées plus haut des rapports de l'homme avec la terre.

Le seigneur investi d'un grand fief avait pu faire plusieurs parts de son domaine. Il avait pu, gardant pour lui la meilleure, distribuer le reste entre ses hommes aux mêmes conditions qu'il avait reçu lui-même le tout, service militaire, assistance judiciaire : ce sont, nous l'avons dit, les arrière-vassaux. Il avait pu en outre, sur cette part réservée qui est son domaine propre, donner quelque portion à titre de redevances ou de services à d'autres hommes de condition libre : — ce seront ses tenanciers, — et retenir le reste pour le faire exploiter à son profit par des hommes attachés à la terre : ceux-là sont les serfs.

Nous avons signalé plus haut, avec Beaumanoir, la double condition des serfs au treizième siècle : les uns tenant encore, sauf leur qualité d'hommes et leurs droits de famille, à l'esclavage, appartenant d'ailleurs au maître, corps et biens ; les autres gardant dans une certaine mesure la disposition de leurs biens et de leur personne, n'étant tenus qu'à des redevances ou à des services envers le seigneur, mais ne pouvant ni transmettre leurs biens à leurs enfants, ni se marier hors de la seigneurie ou en dehors de leur condition. En laissant aux serfs le libre usage de leurs biens, la vie durant, lé maître ne leur abandonnait qu'un usufruit, et son droit de propriété reparaissait à leur mort ; c'est, ce qu'on appelait la mainmorte : droit qui devint odieux, mais qui, à l'origine, avait été comme une transition de l'esclavage à la liberté. De même, en laissant aux serfs la faculté de se marier, les maîtres avaient prétendu retenir leurs enfants dans la condition où ils étaient eux-mêmes ; or, l'enfant appartenait à la mère et suivait la condition de la mère ; de là l'interdiction du mariage avec des femmes de condition franche ou en dehors de la propriété du seigneur, ce qu'on appelait formariage. L'influence de l'Église avait contribué beaucoup à réduire la première de ces deux conditions, qui portait encore si fortement l'empreinte de l'esclavage d'où le servage était sorti. L'influence du droit féodal contribuait au contraire à perpétuer la seconde : l'intérêt du fief commandait au seigneur d'y retenir les serfs avec ce qu'ils y possédaient. Néanmoins ces interdictions pouvaient se lever ou être rachetées. Les enfants obtinrent, moyennant un droit, de conserver l'héritage de leur père ; et le serf acheta de même la faculté de se marier hors de la seigneurie ou de sa condition[1]. Ici encore l'Église donna l'exemple, et hâta le progrès d'une transformation qui, après avoir fait passer l'homme de l'esclavage au servage, l'éleva du servage à la liberté.

Ce progrès fut sensible sous le règne dé saint Louis. En Normandie même, dès avant le siècle précédent, il n'y avait plus de serfs[2]. Alfonse de Poitiers, frère de saint Louis, donna par testament la liberté à tous les serfs du Languedoc, moyennant un cens annuel. Un peu après, Philippe le Bel abolit la servitude sur toute terre de cette province appartenant à la couronne, et l'on connaît l'ordonnance de son fils Louis X, qui donna la liberté à tous les serfs du domaine royal, en des termes dignes de l'inaugurer dans toute l'étendue du pays des Francs (3 juillet 1315)[3].

La classe libre était donc déjà très-nombreuse en France dès le temps de saint Louis : ce sont des hommes libres que l'on trouve désignés sous les noms de rustici, villani, hospites[4], gens dont le principal caractère est d'avoir la pleine et entière disposition de leur personne et leurs biens. Mais tout libres qu'ils fussent, ils ne laissaient pas que d'être soumis à des redevances, à des services, à des servitudes de toutes sortes.

 

II. — Divers modes de tenures, tailles et corvées.

Les terres, en effet, étaient tenues par eux à divers titres : la fiefferme, jouissance à perpétuité, moyennant un cens fixe ; l'emphytéose, bail à long terme et à terme renouvelable, quelquefois à vie ; la métairie, où le maitre était associé aux profits du cultivateur ; plus rarement le bail à temps et à loyer ; et les charges étaient ou générales, en raison de la condition commune des gens de poeste, ou particulières, en raison des conditions diverses auxquelles la terre était possédée[5].

Ainsi il y avait le cens, dérivé de l'ancien impôt romain, dû au seigneur en raison de sa suzeraineté, et parmi les autres redevances, la taille, impôt de capitation, tout arbitraire à l'origine, et perpétuellement exigible sur les gens taillables à merci, mais qui généralement ne se levait qu'une fois par année ; l'aide, qu'il ne faut pas confondre avec les aides extraordinaires dont nous avons parlé à propos des nobles ; la garde, taxe spéciale, payée pour obtenir la protection du seigneur ; et d'autres redevances dont nous parlerons au chapitre des impôts.

Avec les redevances, les services de toutes sortes. La corvée n'avait pas moins de formes que l'impôt : services personnels pour l'exploitation de la partie réservée de la propriété ou l'entretien de la maison ; service personnel et réel à la fois pour les transports : l'importance des charrois, le nombre des bêtes de somme à y employer étaient quelquefois déterminés[6] ; sans parler d'autres services qui confinaient aux offices, depuis le rôle du garde champêtre et de l'appariteur, jusqu'à celui du prévôt[7]. Aux services, ajoutez les servitudes : interdiction de vendre, obligation d'acheter, ou de fournir gratuitement ou à prix réduit et non débattu ce qui était à la convenance du seigneur ; et le service militaire, service autre que celui des nobles, mais qui parfois n'était pas moins onéreux[8].

 

III. — Communautés et corporations.

Ces divers genres de servitudes et de services étaient quelquefois rachetés, et le nom de la charge restait pour désigner la redevance en raison de laquelle on en était affranchi ; car cette libération avait lieu d'ordinaire au prix, non d'une somme une fois payée, mais d'une rente[9]. Ces rachats se faisaient le plus souvent par les individus chacun pour soi[10] ; quelquefois, par des agglomérations, on pourrait dire déjà, à ce titre, des communautés car les villages faisaient par fois communauté pour certains intérêts communs, et Beaumanoir dit que leurs procureurs étaient reçus en justice[11]. Ce fut surtout dans les villes que ces libérations partielles furent obtenues, d'abord parce que l'agglomération y était plus compacte et plus forte, et puis parce que, dans leur sein, il y avait déjà des espèces de communautés particulières : je veux parler des corps de métier.

Les corporations que l'on retrouve presque partout au moyen âge dataient de loin : elles dataient de ces collèges et corporations qui existaient en si grand nombre dans les derniers siècles du monde romain, corporations devenues comme une nouvelle forme de servitude sous l'influence des nécessités publiques : pour obtenir, à défaut d'argent, le travail et les services exigés par les besoins de l'État, l'administration impériale avait fixé chacun en sa condition. Mais elles avaient été comme affranchies de ces liens par la chute de l'Empire, et, délivrées de cette dure contrainte, elles avaient retenu les avantages qui résultaient pour elles de l'association.

Ce n'est point toutefois qu'elles se soient développées dès lors sous le régime de la liberté. La liberté n'est point le propre du moyen âge : privilège et servitude, voilà les deux pôles sur lesquels le monde se meut alors ; et cela se vérifie surtout dans le régime des corporations. Il y avait privilège dans le droit de fabriquer ; il y avait servitude dans les rapports des apprentis, des valets et des maîtres. L'apprentissage n'était pas un libre contrat entre l'apprenti ou ses parents et le maître qui le recevait de leurs mains. La corporation en réglait les conditions générales au profit, non point tant de l'apprenti ou du maître, que du métier. Le valet, c'est-à-dire l'apprenti qui avait satisfait à ses obligations, contractait des obligations nouvelles qui n'étaient pas d'ailleurs sans garanties : car, s'il devait se tenir à la disposition du maître, il était protégé contre son arbitraire et sans concurrence au dehors. Le maître enfin était soumis aux lois de la corporation, tant pour la fabrication que pour la vente de ses produits.

Les corporations elles-mêmes n'avaient leur privilège qu'au prix de bien des charges. Indépendamment de la taille, charge commune aux hommes de métier comme aux paysans, il y avait des charges spéciales à l'industrie et au commerce. Souvent il fallait acheter le métier, c'est-à-dire le droit de fabriquer ; il fallait acheter le droit de vendre. Il fallait payer pour avoir le droit de transporter des marchandises, soit par terre, soit par eau ; les péages étaient non pas seulement comme une contribution à l'entretien des routes, mais comme le prix de leur sécurité et la rançon du brigandage. Il fallait payer non-seulement pour entrer dans les villes, pour avoir une place dans les halles, les foires et les marchés (cela se fait encore), mais pour se servir des poids et des mesures dont les seigneurs s'étaient fait aussi un monopole. Il fallait payer pour la protection qu'on recevait des seigneurs et pour la juridiction qu'ils exerçaient sur les métiers[12].

A Paris, la plupart des métiers étaient sous la juridiction du prévôt du roi ; et c'est à ce titre qu'Étienne Boileau, investi de ces fonctions par saint Louis, fit enregistrer les coutumes des différents corps de métier et en composa le Livre des métiers ou Règlements sur les arts et métiers de Paris, où l'on retrouve des détails si curieux sur l'organisation de ces corps et sur la vie industrielle et commerciale de Paris au treizième siècle[13]. Il le compose, comme il le dit, dans le triple dessein : 1° de prévenir les procès, nés de la déloyauté ou de l'ignorance, entre les étrangers et les habitants de la ville ; 2° de régler les différends entre les préposés aux péages et ceux qui les doivent ; 3° de trancher les conflits entre le prévôt lui-même et les divers seigneurs qui réclamaient juridiction dans Paris[14] : pensée de paix, de bon ordre et de con - ciliation, qui répondait bien à la politique de saint Louis.

Plusieurs métiers relevaient spécialement des grands officiers du roi : les boulangers, du Grand Panetier ; les drapiers, merciers, tailleurs, tapissiers, etc., du Grand Chambrier ; les marchands de vin, de l'Échanson ; les forgerons, heaumiers, serruriers et autres ouvriers en fer, du Maréchal ; les cabaretiers, du Bouteillier.

D'autres encore que les grands officiers avaient obtenu la maîtrise de certaines corporations. Le charpentier du roi était le chef de la grande corporation des charpentiers qui comprenait, avec les charpentiers, les fabricants de portes et de huches, les charrons, les constructeurs de bateaux, les tonneliers et, dit le Livre des métiers, toutes manières d'ouvriers qui œuvrent du tranchant en merrein[15]. Saint Louis, qui fit beaucoup bâtir, avait donné à son maçon, maître Guillaume de Saint-Patu, la maîtrise du corps des maçons[16].

La grande corporation des marchands de l'eau, héritiers de la plus ancienne corporation parisienne, des nautæ Parisiaci de l'empire romain, ne relevait ni d'un officier du roi, ni d'un maître étranger ; elle avait son prévôt à elle, qui était devenu comme elle une puissance. Elle avait le monopole du commerce par eau sur la haute et la basse Seine, dans les limites de la banlieue de Paris, banlieue étendue jusqu'à Mantes ; et elle ne se renfermait même pas dans les termes de ce genre de commerce. Elle se fit adjuger le droit de triage, c'est-à-dire le monopole des annonces, la nomination des mesureurs de grain et de sel, des courtiers, des jaugeurs[17]. Par suite de ces progrès, où les rois d'ailleurs trouvaient leur profit, et vu l'importance du commerce de rivière pour Paris comparativement à tout autre, la corporation des marchands de l'eau se trouvait être, ou peu s'en fallait, la communauté des marchands ; ses scabins et son prévôt, sous le nom de prévôt des marchands, formèrent une sorte de corps municipal[18] et le lieu de leurs réunions, le parloir aux Bourgeois, transféré du voisinage du Châtelet au faubourg Saint Jacques, et plus tard (1257), du faubourg Saint-Jacques à la Grève, devint l'Hôtel de ville. Les armes de la corporation, un vaisseau avec cette devise : fluctuat nec mergitur, sont devenues les armes de la ville de Paris[19].

La hanse parisienne nous donne donc l'exemple d'une association de marchands qui arrive à former le corps municipal, et l'on peut dire que partout les corporations eurent une influence considérable dans la constitution des villes : soutenant la vieille organisation du municipe dans celles où cette forme d'administration les avait précédées ; ailleurs devançant, préparant et faisant même les communes : car, ayant leurs réunions et leurs fêtes, elles devaient avoir leur administration et leur budget ; et elles offraient ainsi un modèle sur lequel la communauté générale des habitants pouvait se régler. De plus elles étaient, par leur organisation même au sein des villes, une force qui aida puissamment à leur libération dans celles où la commune s'imposa par la révolte ; une force avec laquelle, même sans qu'on en vînt à la révolte, la puissance seigneuriale avait jugé utile de transiger.

 

IV. — Chartes de communes et de franchises. - Le bourgeois du roi.

Nous n'avons pas à faire ici l'histoire de l'institution des communes et des causes diverses qui concoururent à les faire naître et à les affermir. On sait quo les rois de France y furent généralement favorables depuis Louis le Gros, et que sous Philippe Auguste grand nombre d'actes multiplièrent ces privilèges. Saint Louis en confirma plusieurs[20], mais il n'établit guère, à proprement parler, qu'une commune nouvelle : celle d'Aigues-Mortes ; et nous avons vu les avantages considérables qu'il lui avait assurés ; il voulait y attirer les habitants et faire de son port le principal centre des relations entre la France et là Terre Sainte. Mais à défaut de chartes communales, des privilèges de diverses sortes avaient été acquis par les villes, soit dans le Midi où les traditions des municipes romains étaient restées plus vivaces[21], soit dans le Nord, sous l'influence du mouvement communal. Les vinés formées autour des châteaux ou des abbayes, et sous leur patronage, n'avaient pas moins obtenu de leurs libres concessions : ce fut même par l'attrait de ces privilèges que plusieurs s'accrurent, au commun profit des habitants et de leur protecteur ; et plusieurs cités tant en deçà qu'au delà du Rhône, Avignon et Nîmes, Marseille et Montpellier, surtout avant la guerre des Albigeois, faisaient presque de petites républiques.

Ces privilèges furent accordés non-seulement à des villes, mais à de simples villages, sous forme plus ou moins complète. La coutume de Lorris fut comme un type de constitution pour les villages, fort souvent appliqué. Un certain nombre des exactions féodales dont nous avons parlé y étaient abolies ; les corvées maintenues, mais limitées ; le service militaire lui-même renfermé dans les bornes les plus étroites[22]. Mais il y avait entre ces villes ou bourgs et les communes une différence capitale : c'est 'que les communes étaient administrées par leurs propres magistrats élus dans leur sein, tandis que les autres villes, même privilégiées, étaient régies par les prévôts ou officiers, soit du roi, soit des seigneurs ; de là plus tard le nom de villes prévôtales, genre de villes qui finit par être dominant et où se perdit, parmi les immunités de diverses sortes, le véritable esprit municipal : car cet esprit ne peut se passer du droit de s'administrer soi-même.

Il ne faudrait pas croire, du reste, que ce droit de s'administrer soi-même assurât aux villes tous les bienfaits de la liberté. Souvent les populations n'avaient fait par là que tomber d'un despotisme dans un autre. Il s'était formé au sein des communes une sorte d'aristocratie bourgeoise. Certaines familles s'étaient mises en possession des honneurs municipaux et se partageaient sans pudeur tous les profits de la cité. Beaumanoir fait le tableau de ce nouveau genre de tyrannie et montre combien il serait bon que les seigneurs vinssent à leur tour en aide au petit peuple opprimé[23].

Saint Louis ne pouvait manquer de remplir ce devoir à l'égard des communes qui se trouvaient dans son domaine. Par une ordonnance rendue en 1256, il établit des règles pour l'élection des maires dans toutes les bonnes villes de France et pour le compte à rendre de leur administration. Les maires devaient être élus le lendemain de la Saint-Simon (28 octobre) ; et aux octaves de la Saint-Martin (18 novembre), les nouveaux maires, les anciens maires et quatre notables, dont deux avaient eu l'administration de la ville pendant l'année, devaient venir rendre compte de leurs recettes à Paris. Défense était faite aux villes de commune de prêter à personne sans permission du roi, ni de faire aucun présent, si ce n'est de vin en pots ou en barils, ce qui limitait la largesse. Le maire ou son remplaçant était seul autorisé à venir en cour pour les besoins de la ville, sans autres compagnons que deux personnes, et, de plus, le clerc et le greffier. Un dernier article prescrivait de garder les deniers de la ville dans un coffre commun. Nul n'en pouvait rien détenir que celui qui faisait la dépense, et la permission ne dépassait pas vingt livres (1256)[24].

Dans les communes de Normandie le roi nommait le maire sur trois candidats qui lui étaient présentés (1256)[25] : combinaison qui conciliait encore avec la prérogative royale le droit d'élection. Quant aux villes directement soumises au roi ou aux seigneurs et régies par un prévôt, il y avait pour elles un autre péril : c'est que la charge de prévôt étant vénale, le magistrat n'était plus qu'un homme d'affaires, cherchant à tirer le meilleur parti possible de cette ferme urbaine qui lui était adjugée. Paris, à cause de son importance, avait longtemps ignoré les misères d'une semblable situation. Le comte de Paris, c'était le roi, et le prévôt, qui était son vicomte, était choisi par lui entre les principaux seigneurs du royaume. Mais pendant la minorité de saint Louis on avait, par besoin d'argent, affermé cette opulente prévôté comme une rente. Or, peu étaient assez riches pour s'en charger. Il arriva donc que plusieurs se mirent ensemble pour se la faire adjuger et ils portaient en même temps le titre de prévôts de Paris. On y vit, en 1245, dit Delamarre, deux marchands nommés Guernes de Verberie et Gautier Lemaistre ; en 1251, Henri d'Hyères et Eudes le Roux, de semblable condition, et cela devint commun. Or le gouvernement de la ville, le commandement de la noblesse et l'intendance des armes dans toute la province, étoient encore en ce temps attachés à cette magistrature ; et comme il n'y avoit point encore de chambre du trésor, ni d'autres juges du domaine du roy que le prévost de Paris, ces marchands fermiers et magistrats devenoient en même temps les chefs de la noblesse et les juges de leurs propres causes[26].

Joinville nous a fait connaître les abus qui sortirent d'un pareil état de choses :

La prévôté de Paris, dit-il, étoit alors vendue aux bourgeois de Paris ou à d'autres ; et quand il advenoit que d'aucuns l'avoient achetée, ils soutenoient leurs enfants et leurs neveux en leurs outrages (méfaits) ; car les jeunes gens se fioient en leurs parents et en leurs amis qui tenoient la prévôté. Pour cette chose étoit trop foulé le menu peuple, et il ne pouvoit avoir raison des gens riches, à cause des grands présents et des dons qu'ils faisoient aux prévôts. Celui qui, en ce temps-là, disoit la vérité devant le prévôt, ou qui vouloit garder son serment pour n'être point parjure, au sujet de quelque dette ou de quelque chose sur quoi il étoit tenu de répondre, le prévôt levoit sur lui l'amende et il étoit puni. A cause des grandes injustices et des grandes rapines qui étoient faites dans la prévôté, le menu peuple n'osoit demeurer en la terr.du roi, mais alloit demeurer en d'autres prévôtés et en d'autres seigneuries. Et la terre d u roi étoit si déserte que quand il tenoit ses plaids, il n'y venoit pas plus de dix personnes ou de douze. Avec cela il y avoit tant de malfaiteurs et de larrons à Paris et en dehors que tout le pays en étoit plein. Le roi, qui mettoit grande diligence à faire que le menu peuple fût gardé, sut toute la vérité ; alors il ne voulut plus que la prévôté de Paris fût vendue, mais il donna grands et bons gages à ceux qui dorénavant la garderoient. Et il abolit toutes les mauvaises impositions dont le peuple pouvoit être grevé, et fit enquérir par tout le royaume et par tout le pays où il pourroit trouver un homme qui fit bonne et roide justice, et qui n'épargnât pas plus l'homme riche que le pauvre. Alors lui fut indiqué Étienne Boileau, lequel maintint et garda si bien la prévôté que nul malfaiteur, larron ni meurtrier n'osa demeurer à Paris qui ne fût tantôt pendu ou exterminé : ni parenté, ni lignage, ni or, ni argent ne le purent garantir. La terre du roi commença à s'amender, et le peuple y vint pour le bon droit qu'on y faisait. Alors elle se peupla tant et s'amenda que les ventes, les saisines, les achats et les autres choses valoient le double de ce que le roi y recevoit auparavant[27].

La principale réforme du roi pour Paris consista dans la réduction des pouvoirs du prévôt. Pour qu'il fût plus entièrement à l'administration municipale, le roi le déchargea du soin des revenus du domaine. Le prévôt de Paris ne fut plus un traitant ; il devint un fonctionnaire à gages ; et l'homme choisi par saint Louis put ainsi se consacrer surtout à l'administration de.la justice et à la police. Comme juge, son tribunal était au Châtelet : c'est là qu'il vidait les procès avec des assesseurs choisis par lui. Comme chef de la police, il avait sous ses ordres deux guets : le guet du roi, comprenant vingt sergents à cheval commandés par un chevalier du guet ; et le guet des métiers, sorte de garde urbaine, pris parmi les bourgeois[28]. Étienne Boileau a laissé un monument durable de son administration dans le Livre des métiers dont nous avons parlé plus haut.

Dans la décadence des communes jurées, dans l'effacement des anciennes chartes municipales devant les progrès de la royauté, on voit se développer, sous l'influence du pouvoir royal, une sorte de privilège qui ne s'adresse plus à la communauté, mais à l'individu, et qui ne pouvait pas manquer d'être préféré, par ceux qui l'obtenaient, à la part de droit dont ils auraient pu jouir dans leur commune. Je veux parler du privilège des bourgeois du roi, privilège que l'on obtenait par l'admission dans une ville royale, moyennant payement du droit de jurée. Le bourgeois d'une commune n'avait de garantie que dans la commune ; au dehors il n'en emportait rien, et s'il s'établissait sur la terre d'un seigneur, il pouvait retomber à l'état de serf. Le bourgeois du roi gardait partout son caractère, il l'opposait à la juridiction du seigneur sur les domaines duquel il vivait. Aussi, dès le temps de saint Louis, les hommes libres s'empressaient-ils de s'avouer bourgeois du roi ; et c'est ainsi que la bourgeoisie, grâce à la protection royale, échappa presque partout à l'empire de la féodalité[29].

 

 

 



[1] La coutume s'était établie de partager les enfants entre les maîtres de l'homme et de la femme. S'il n'y en avait qu'un, il appartenait au maître de la femme. Quand le mariage s'était fait sans autorisation, le maître de la femme recevait souvent du maître du mari une autre femme en échange (voy. Dareste, Hist. des classes agricoles, p. 59).

[2] Delisle, l. l., p. 18. Cette sorte d'affranchissement se multiplia beaucoup an treizième siècle. Les Établissements de saint Louis reconnaissaient aux mainmortables le droit d'acquérir la franchise par une prescription de vingt ans (t. II, ch. XXXI).

[3] Dareste, l. l., p. 71, 72.

[4] On voit des maîtres qui sont dits posséder des hôtes, même des fractions d'hôtes, deux hôtes et demi par exemple (Hist. de France, t. XXIII, p. 627, S 88) ; cela doit s'entendre de leur droit sur deux tenures et demie de cette espèce. Nous verrons aussi plus bas que certains seigneurs devaient au roi pour le service de l'ost deux chevaliers et demi ou quelque autre fraction de chevalier.

[5] Sur ces divers modes de tenures, voy. les ouvrages cités de M. Delisle, p. 45 et suiv., et de M. Dareste, p. 91 et suiv.

[6] Si l'on veut voir une énumération de toutes les corvées qui pesaient sur le vilain, il faut lire le conte des Vilains de Verson, pauvres paysans qui s'étaient révoltés contre l'abbaye du Mont-Saint-Michel. A cette occasion, l'auteur expose tous les services auxquels ils étaient tenus. En paraissant leur reprocher leur révolte, il a su la justifier (voy. Delisle, Études sur l'agriculture normande au moyen âge, p. 668-673).

[7] Delisle, l. l., p. 79 et suiv. ; Dareste, l. l., p. 188 et suiv.

[8] Delisle, l. l., p. 87 et 101 ; Dareste, l. l., p. 180 et suiv. Nous en reparlerons plus loin.

[9] Delisle, l. l., p. 125 et suiv.

[10] Delisle, l. l., p. 135.

[11] L. IV, XVII, t. I, p. 80, et Delisle, l. l., p. 138.

[12] Voy. sur l'organisation des corporations, sur leurs droits et leurs charges, l'Histoire des classes ouvrières en France depuis la conquête de Jules-César jusqu'à la Révolution, par M. E. Levasseur, ouvrage plein de détails puisés aux sources et habilement distribués.

[13] Voy. ce livre dans la collection des Documents inédits sur l'histoire de France, et la savante préface qu'y a jointe l'éditeur, M. Depping ; et sur Étienne Boileau la notice de Daunou dans l'Histoire littéraire de la France, t. XIX, p. 104.

[14] Prologue, p. 1, et Félix Faure, t. II, p. 316.

[15] Livre des métiers d'Étienne Boileau, titre XLVII, p. 104, et Levasseur, p. 214.

[16] Levasseur, l. l.

[17] Depping, Introduction au livre des métiers d'Étienne Boileau, p. XXXIV.

[18] Vers la fin du treizième siècle, le prévôt et les échevins de la corporation sont appelés prévôt et scabins jurés des marchands de l'eau, pæpositus scabinorum (1273), præpositus mercatorum Paris (1277). (Depping, l. l., p. XXXV.)

[19] Depping, l. l., p. XXXVI, et Levasseur, l. l., p. 290.

[20] Voy. par exemple, en octobre 1228, la confirmation des droits et libertés de commune accordés par son père à Saint-Jean-d'Angély (Layettes du trésor des Chartes, t. II, n° 1977).

[21] Boutaric, Saint Louis et Alfonse de Poitiers, p. 504 et suiv.

[22] Voy. Coutumes de Lorris (1155). Ordonnances, t. XI, p. 200.

[23] Beaumanoir, ch. L, § 5, 7, 9.

[24] Ordonnances, t. I, p. 82.

[25] Ordonnances, t. I, p. 83.

[26] Delamare, Traité de la police, I, p. 104-105, cité par M. Félix Faure, t. II, p. 311.

[27] Sur le roman ou récit en français d'où Joinville a tiré plusieurs chapitres de son livre, et notamment celui-ci, voy. M. N. de Wailly dans un éclaircissement à son édition de Joinville, n° 8, p. 546 de l'édition Adrien Leclère, ou n° 13, p. 488 de l'édition Firmin Didot, et le mémoire spécial où il a traité cette question, Mémoires de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, t. XXVIII, 2e partie (en cours de publication).

[28] Voy. Félix Faure, t. II, p. 313.

[29] Boutaric, La France sous Philippe le Bel, p. 154.