SAINT LOUIS ET SON TEMPS

 

TOME SECOND

CHAPITRE XIV. — LA NOBLESSE.

 

 

I. — Constitution de la société féodale.

Si l'on veut se faire une idée nette du régime féodal au milieu des relations très-diverses qui le compliquent, il faut pour un moment s'abstraire de la réalité, laisser l'histoire pour la théorie, comme l'a fait avec une grande lucidité M. Delisle dans un chapitre de ses Études sur l'agriculture normande[1]. Il en jaillira une lumière qui fera ressortir les grands traits du sujet.

La féodalité peut avoir son principe dans les usages des populations de la Germanie ; mais elle ne prit sa forme qu'après la conquête. Que l'on se figure donc un peuple constitué comme l'histoire nous représente la bande germanique à l'époque de l'invasion, s'établissant à demeure dans le pays conquis. Le chef prend pour lui ce qu'il trouve de meilleur en terres et forêts et partage le reste entre ses compagnons, à la charge de retenir leur concours pour ce qui est le premier besoin de tout gouvernement, la force armée et la justice : c'est l'origine du fief. Les compagnons du chef ainsi pourvus font la même chose à l'égard de leurs compagnons inférieurs ; ils se réservent une partie de leur lot, et leur partagent le reste aux mêmes conditions, d'aide pour la guerre et pour les plaids : ce seront les arrière-fiefs et les arrière-vassaux. Tout cela ne concerne encore que la race conquérante (nous l'appellerons la race noble) et ne fait qu'assurer le service de la guerre et de la justice ; mais il faut vivre de cette terre, et de plus il s'y trouve une population conquise : de là une nouvelle opération et un nouvel état soit des terres, soit des gens. Le suzerain, le vassal, les arrière-vassaux feront respectivement deux parts de leur part primitive. Ils garderont l'une : ce sera leur domaine ; ils donneront l'autre aux chefs de famille de la population conquise, à la charge d'une redevance en argent ou en nature, et de services ou de corvées qui aideront à l'entretien de leur domaine : ce seront les terres censives, et ceux qui les tiendront s'appelleront des vilains.

Tel est le partage idéal du territoire entre la population conquérante et la population conquise ; tels sont les divers degrés qu'il implique soit dans les tenures féodales ou roturières, fiefs ou censives, soit dans la condition des tenanciers, vassaux ou vilains. Mais dans la population conquise il y a d'autres distinctions encore : au-dessous des vilains, il y a les serfs, issus des esclaves ou des anciens colons, qui restent attachés à la glèbe et continuent l'état de servitude sur les terres possédées par les autres à divers titres ; au-dessus ou à côté, il y a les villes dont les habitants, grâce à leur agglomération, auront pu obtenir des conditions particulières pour la conservation de leurs maisons ou de leurs biens. Il y aura même parmi eux des riches, descendants ou héritiers des anciens possessores romains, qui auront pu, grâce à leur position, prendre rang à la cour du chef, se faire comprendre dans la répartition des bénéfices et se fondre ainsi dans la classe dominante. Enfin il y a l'Église dont l'organisation reste distincte, mais dont l'existence finit par se mettre en harmonie avec celle de la société nouvelle qu'elle a reçue dans son sein.

Voilà non pas les choses comme elles se sont établies, mais comme elles ont fini par se retrouver au fond, grâce à l'action du temps, sous l'empire des principes qui avaient présidé aux rapports des conquérants soit entre eux, soit avec les populations conquises.

Au treizième siècle, Philippe de Beaumanoir, rédigeant les coutumes de Beauvoisis, marquait dans l'état des personnes trois conditions qui se retrouvaient partout[2].

On doit, dit-il, savoir que trois états sont entre les gens du siècle : les uns de gentillesse, les autres de ceux qui sont francs naturellement, comme par exemple ceux qui sont de mères franches, et cette franchise ont tous ceux qui peuvent et doivent être appelés gentilshommes. Mais tous les francs ne sont pas gentilshommes, et il y a grande différence entre les gentilshommes et les autres francs hommes de poeste (potestatis) ; car on appelle ceux qui sont extraits de franche lignée comme de rois, de ducs, de comtes ou de chevaliers, gentils, et cette gentillesse est toujours rapportée de par les pères et non de par les mères ; et cela est certain : car nul, bien qu'il soit gentilhomme de par sa mère, ne peut être chevalier si le roi ne lui en fait grâce spéciale. Mais il en est autrement de la franchise des hommes de poeste ; car ce qu'ils ont de franchise leur vient de par leurs mères. Et quiconque naît de mère franche est franc et a plein pouvoir de faire ce qui lui plaît, excepté les vilains cas et les méfaits qui sont défendus entre les chrétiens pour le commun profit.

Nous avons parlé de deux états ; le troisième état est celui de serf. Et cette manière de gens ne sont pas tant d'une condition, mais il y a plusieurs conditions de servitude ; car les uns sont tellement sujets à leur seigneur que leur sire peut prendre tout ce qu'ils ont, à mort et à vie, et tenir leurs corps en prison toutes les fois qu'il lui plaît, soit à tort, soit à droit, sans être tenu d'en répondre qu'à Dieu. Et les autres sont traités plus débonnairement ; car tant qu'ils vivent le seigneur ne leur peut rien demander s'ils ne méfont (font mal), excepté leur cens, leurs rentes et leurs redevances qu'ils ont coutume de payer pour leurs servitudes ; et quand ils meurent ou quand ils se marient avec femmes franches, tout ce qu'ils ont échoit à leurs seigneurs, meubles et héritages : car ceux qui se formarient (qui se marient hors du domaine ou hors de leur état) il convient qu'ils finent (payent rançon) à la volonté de leurs seigneurs ; et si le serf meurt, il n'a nul oir (héritier) que son seigneur, et les enfants du serf n'y ont rien, s'ils ne le rachètent au seigneur comme ferait un étranger. Et cette dernière coutume que nous avons dite court (subsiste) entre les serfs de Beauvoisis de mainmorte et de formariage tout communément.

Nous aurons à revenir sur plusieurs des traits de ce passage qui dès à présent nous montre les trois états de personnes dont se compose la société au moyen âge : les gentils ou nobles tenant leur condition de leur père ; les francs ou libres tenant leur condition de leur mère, et les serfs sous la double forme qui les retient aux confins de l'esclavage ou les rapproche de la liberté. Ces trois états se trouvaient d'ailleurs en relation étroite avec la terre ; car au moyen âge, c'est surtout la terre qui détermine la condition des personnes : qui la possède est libre ; qui lui appartient est serf. Mais parmi les libres il y avait, comme le marquait Beaumanoir, une distinction, et cette distinction se retrouvait encore dans les conditions auxquelles la terre était possédée. Celui qui tenait la terre en fief, sans autre obligation que le service militaire et l'assistance judiciaire était noble. Celui qui la tenait en censive, moyennant redevance soit en argent ou en produits, soit en travail, était roturier.

Il y avait bien encore ceux qui possédaient la terre en toute franchise, à titre de franc-aleu ; mais le cas était rare : les détenteurs de franc-aleu ayant trouvé plus d'avantage à se recommander d'un plus puissant, à lui remettre leur terre en propriété pour la reprendre à de certaines conditions de dépendance ; et dans ce cas leur rang était déterminé selon ces conditions. Celui qui l'avait reprise aux conditions du fief, service militaire, assistance judiciaire, était noble ; celui qui l'avait reprise aux conditions des terres censives, c'est-à-dire moyennant redevance en argent, en produits, ou en travail, était roturier. Il y avait aussi ceux qui ne possédaient ni n'étaient possédés, comme les habitants de certaines villes. Ceux-là nous l'avons dit, n'avaient échappé à la loi générale que grâce à leur agglomération et à des privilèges respectés au temps de la conquête ; ou bien ils en avaient été affranchis postérieurement par des chartes concédées à nouveau, et ils avaient nécessairement leur place parmi les roturiers.

Nous allons reprendre chacune de ces classes, non pour traiter à fond de leur état, mais pour voir en quoi il fut modifié par les institutions de saint Louis.

C'est par les nobles que nous commencerons.

 

II. — Droits et devoirs des seigneurs.

Le régime féodal, nous l'avons dit, présente dans son ensemble bien des complications, comme un état dont la loi n'a pas été écrite et qui s'est formé et étendu par la coutume ; mais au milieu de cet enchevêtrement de droits et de devoirs, il y a un principe qui domine, c'est le fief, et dans la condition du feudataire ou seigneur un double rapport : 1° avec les gens de son domaine comme maître, impliquant des droits sur les personnes ou sur les biens : droits analogues à ceux du maître sur l'esclave, déjà transformés dans l'empire romain par l'extension du colonat, plus limités et de plus en plus adoucis aux temps suivants dans le servage ; 2° avec son vassal comme suzerain ou avec son suzerain comme vassal : rapport essentiellement libre, qui tenait à la possession du fief et qui, en raison de ce fief, entraînait entre le seigneur et le vassal un échange de droits et de devoirs. Ces devoirs pouvaient se rendre à plusieurs, selon qu'on tenait des fiefs de tel ou tel seigneur : on était homme lige de l'un, sans préjudice de la fidélité que l'on devait à un autre[3] ; ils se multipliaient d'ailleurs ou se divisaient proportionnellement au nombre de fiefs ou à la partie de fief que l'on possédait. Dans quelques pays ceux qui tenaient certaines parties d'un même grand fief se nommaient pairs. Or il y en avait qui ne possédaient qu'une moitié de ces parties, on les appelait demi-pairs ; celui qui tenait une part et une demi-part se nommait pair et demi[4].

J'ai dit que les principaux devoirs du vassal envers le suzerain étaient de se mettre à sa disposition pour faire la guerre et rendre la justice : nous y reviendrons en parlant plus spécialement du régime militaire et de l'administration de la justice un peu plus loin. Il lui devait aussi une aide extraordinaire en trois cas : 1° quand le seigneur armait son fils aîné chevalier ; 2° quand il mariait sa fille aînée ; 3° quand il avait été fait prisonnier, pour payer sa rançon' ; à quoi s'ajouta, depuis Louis VII, une 4° aide : quand il allait à la croisade. En outre il lui devait un droit de relief ou de mutation quand le fief passait en d'autres mains par succession ou autrement. Nous y reviendrons aussi à propos des finances.

 

III. — Droit de guerre privée.

Les grands feudataires, ayant les droits corrélatifs à ces obligations, se trouvaient par là presque souverains dans les limites de leurs États ; et s'ils étaient tenus des mêmes devoirs envers le roi leur suzerain, la manière dont ils s'en acquittaient dépendait beaucoup du plus ou moins de force que pouvait avoir le roi pour les y contraindre. On a vu quelle avait été leur attitude dans les commencements du règne de saint Louis. On se rappelle comment les seigneurs, maintenus à leur rang et dans leur devoir par Philippe Auguste, se trouvant, à la mort de Louis VIII, en présence d'un roi enfant et d'une femme régente, avaient tenté de se relever et s'étaient vus contenus dans leur révolte, d'abord par la vigueur de Blanche, puis par la fermeté et la résolution du jeune roi. La dernière levée de boucliers dans la guerre du Poitou en 1242 avait achevé de les réduire[5], et l'équité de saint Louis leur ôtait tout prétexte pour recommencer. Mais les barons n'en retenaient pas moins chez eux les droits inhérents à la souveraineté ; et ces droits pouvaient aller jusqu'à se tourner contre le roi lui-même.

Le droit de guerre, par exemple, le principal attribut de la puissance publique, les seigneurs pouvaient l'exercer non-seulement entre eux, mais même contre le roi. Si le roi refusait justice à un baron, celui-ci avait le droit de recourir aux armes ; et le vassal du baron était contraint à le suivre, sous peine de perdre son fief. Les Établissements ne mettent à ce droit extrême qu'une condition : c'est que le vassal du baron vienne au préalable trouver le roi et s'enquérir si en effet justice a été refusée :

Adonc il doit venir au seigneur et dire : Sire, messire dit que vous lui avez véé (refusé) le jugement de vostre cort (cour), et pour ce suis-je venu à vostre cour, pour savoir en la vérité : car messire m'a semons que je aille en guerre encontre vous. Et se li seigneur li dit qu'il ne fera jà nul jugement en sa cort, li hons (l'homme) en doit tantost aller à son seigneur.... et s'il ne s'en voloit aller o (avec) lui, il en perdroit son fié par droit[6].

Quant au droit de guerre privée, ce droit qui le plus souvent consistait à se passer de la justice, il avait reçu de la coutume certaines règles qui ne faisaient que le confirmer. Il s'étendait de soi aux parents des deux parties en cause ; et, chose assez singulière ; c'est au droit canonique lui-même qu'il avait emprunté ses moyens de délimitation. L'obligation de participer à la guerre s'étendait jusqu'au degré où l'Église trouvait le lien de parenté assez étroit encore pour faire obstacle au mariage. Elle alla jusqu'au septième degré quand ce fut la limite des prohibitions, et se' réduisit au quatrième quand la limite y fut reportée. Ce qui n'empêchait pas qu'au delà 'de ces termes et en dehors de toute parenté, chaque partie ne pût se chercher des auxiliaires, ou volontaires, ou acquis à prix d'argent.

Cette coutume, digne de l'époque mérovingienne, avait été combattue par Charlemagne. Elle n'avait jamais cessé de l'être par l'Église, dépositaire des saines notions du droit aux temps barbares ; et l'Église, se voyant impuissante à la supprimer absolument, lui avait fait au moins accepter quelques entraves. La guerre était interdite du mercredi soir au lundi matin chaque semaine, et dans l'année pendant tout l'Avent et de Noël à l'Épiphanie, tout le carême et de Pâques à la Pentecôte, le jour et même la vigile des principales fêtes. Quand la royauté se releva un peu plus forte au sein de la féodalité, c'est à ce droit destructeur de tout ordre public qu'elle dut aussi s'attaquer avant tout. Elle n'essaya pas de le nier tout d'abord, mais elle voulut lui poser des limites.

La guerre une fois ouverte, tout parent, dans les termes où s'étendait l'obligation, pouvait être assailli et traité en ennemi. Plusieurs se trouvaient ainsi exposés à être tués, pillés légalement, avant même de savoir qu'ils eussent à se mettre en défense. C'est pour supprimer un excès si contraire à la vertu féodale par excellence, la loyauté, que Philippe Auguste avait établi la quarantaine le roi. Lorsqu'il y avait cas ou déclaration de guerre entre deux parties, toute attaque contre les membres de leurs familles était suspendue pendant quarante jours. C'était donner à tous le temps de se reconnaître ; c'était aussi leur offrir le moyen de s'y soustraire entièrement.

Le roi avait déjà dans son propre droit un moyen de suspendre les guerres privées : c'était d'imposer une trêve aux parties ; mais il fallait pour cela qu'une raison spéciale lui commandât d'intervenir. Si lui-même était en guerre, il pouvait, à titre de suzerain, imposer à ses vassaux l'obligation de suspendre leurs guerres particulières pour remplir leur devoir féodal dans ses armées. La chose était, on le voit, tout accidentelle : Philippe Auguste établit une suspension plus efficace et plus durable, en introduisant le droit d'assurement. Dans l'espace des quarante jours, on pouvait réclamer l'assurement, c'est-à-dire la garantie contre toute attaque. Le chef de la guerre était assigné devant le seigneur, haut justicier, et requis de donner cette garantie : et dès lors elle s'étendait sur tous ceux que concernait la guerre. S'il ne la donnait pas, c :était au seigneur de l'y contraindre ; s'il la donnait et la violait, il tombait sous le coup de la justice du seigneur. Mais il fallait que l'assurement fût demandé : il ne pouvait, comme la trêve, être imposé d'office ; car ce n'était pas une simple suspension, c'était une suppression de la guerre.

Cette suspension momentanée et cette suppression conditionnelle ne suffisaient point à saint Louis. Il supprima la guerre privée partout où il pouvait commander en maître, c'est-à-dire dans son domaine ; et les termes de son ordonnance expriment les sentiments d'humanité dont il était animé à l'égard de tant d'innocents qui, sans avoir à faire la guerre, avaient toujours à en souffrir : les pauvres paysans, premières victimes des dévastations et des incendies, qui étaient la principale manière de se combattre dans ces vengeances privées[7]. En dehors de son domaine, il ne pouvait, sans porter atteinte aux droits des seigneurs, supprimer ainsi le droit de guerre. Mais là il renouvelait, avec des prescriptions plus étroites, la double institution de son aïeul : la quarantaine le roi et l'assurement ; et les légistes, animés de son esprit, travaillaient à la même fin en multipliant les restrictions et en poursuivant les infractions avec plus de rigueur. On le peut voir par le chapitre que Beaumanoir a consacré à cette matière dans son traité des Coutumes de Beauvoisis, et que nous résumons ici pour n'y plus revenir.

Qui a le droit de guerre privée ? les nobles et point les roturiers ; car c'est un droit essentiellement féodal qu'il ne fallait point laisser s'étendre jusqu'aux bourgeoisies et aux communes. En conséquence, s'il y a querelle et cause de guerre, non pas seulement entre roturiers, mais entre nobles et roturiers, le roi peut d'office imposer l'assurement ; car, dans ce dernier cas, l'une des parties n'a pas le droit de combattre.

Pour les nobles, on a vu jusqu'à quel degré s'étendait l'obligation de parenté ; mais dans ces termes mêmes il y avait des excuses légales que le jurisconsulte énumère : les clercs, les femmes, les enfants au-dessous de quinze ans, les bâtards, les personnes reçues dans les maladreries ou hôtelleries en étaient exemptées.

La guerre pouvait s'ouvrir par le fait même ou par simple défi ; mais dans ce cas, il fallait que le défi fût exprimé en termes clairs ; sinon l'on n'y verrait qu'un piège tendu à l'autre pour le surprendre. La guerre ouverte, elle pouvait être ou suspendue ou supprimée ; et c'est ici surtout que la jurisprudence, dans ses commentaires, vient en aide à l'esprit de la législation.

La guerre, on l'a vu, était régulièrement suspendue, ou par une trêve, suspension particulière due à l'intervention personnelle du prince[8], et saint Louis reconnut à ses barons le droit d'imposer aussi la trêve à leurs vassaux ; ou par mesure générale et pour un temps défini : c'était la quarantaine le roi. Durant la quarantaine, toute agression était interdite sous peine de trahison, et par conséquent avec les sanctions les plus sévères : mort ou prison suivant le cas. Si dans la quarantaine aucune demande d'assurement n'était faite, le roi, et tout seigneur dans son domaine, pouvait intervenir, sinon pour l'imposer, au moins pour retarder encore l'ouverture des hostilités par une trêve.

La guerre était supprimée de quatre manières : 1° par la paix ; 2° par l'assurement ; 3° quand il y avait entre les parties gages de bataille ; 4° quand justice était faite du crime qui pouvait y donner lieu.

La paix faite par le chef de guerre obligeait tout le monde : il fallait déclarer expressément qu'on ne l'acceptait pas pour n'y être pas compris ; et cette paix se pouvait faire ou par une déclaration expresse par-devant des amis, ou par un consentement tacite, comme, par exemple, quand les deux ennemis mangeaient ou buvaient ensemble, ou quand l'un se présentait sans armes devant l'autre : cette façon, de désarmer eût été regardée comme un piège, une perfidie, si l'on reprenait ensuite les armes, et l'on tombait justement sous l'inculpation de trahison.

L'assurement était, nous l'avons vu, le mode de pacification le plus solennel : la paix à la requête d'une partie sous la sauvegarde du roi.

A défaut d'assurement réclamé par le principal intéressé, chacun pouvait le demander pour soi, et se mettre ainsi hors des chances de la lutte : mais qu'il n'y rentre pas ; car s'il sort de cette absolue réserve, il fait renaître l'ancien droit contre lui, et peut, selon les cas, être accusé comme traître, et puni soit de prison, soit de mort.

Le chef de guerre, requis d'assurement, ne pouvait pas toujours se porter fort pour tous les siens. S'ils sont hors du pays, il se trouvera dans l'impuissance de les y engager. Mais s'ils reviennent, il doit prévenir la partie adverse pour qu'elle s'en garde. S'il ne le fait pas, il est réputé infracteur de l'assurement ; s'il le fait, la partie peut faire assigner, pour les y contraindre, les parents revenus. La jurisprudence réglait. le mode des assignations ; le bannissement était prononcé contre celui qui refusait de comparaître : on le forçait de sortir d'un pays où sa présence mettait, par son refus de s'engager, la paix en péril.

Les bâtards n'étaient pas compris dans l'assurement, et cela se conçoit. On ne s'engageait que pour sa famille, et ils n'étaient pas de la famille : on leur eût reconnu un droit de famille, en les tenant pour obligés dans les guerres privées. Mais s'ils n'avaient aucun lien légal avec leur auteur, ils tenaient à lui par le sang, lien naturel qui pouvait bien n'avoir pas moins de force ; et par conséquent il y avait raison de se garder d'eux. Dans les assurements, les bâtards devaient donc être nommés, afin que les intéressés se tinssent à leur égard sur la défensive, et les missent hors d'état de nuire en les prenant personnellement à partie devant le seigneur.

D'autres circonstances pouvaient encore se présenter. Le chef de guerre est mort, mais toute querelle peut bien n'être pas éteinte pour cela entre les familles. De qui requérir assurement ? Du plus proche parent. S'il ne répond pas, on mettra des gardes chez lui, des mangeurs ; et on en doublera le nombre à mesure qu'il différera de répondre. S'il refuse absolument de se présenter, il sera banni et l'on pourra s'adresser à celui qui vient après par ordre de parenté ; mais cela peut entraîner des délais qui exposent les intéressés au péril : c'est pourquoi le seigneur aura le droit d'intervenir, en défendant provisoirement toute agression.

Il se peut faire aussi qu'après l'assurement une nouvelle querelle surgisse entre les familles engagées. Dans ce cas, on devra voir si cette querelle n'est pas une suite de la première, car l'assurement serait alors violé. Si elle est indépendante, les rixes qui en pourront résulter ne seront pas regardées comme une violation de l'assurement ; mais si l'assureur lui-même en est l'auteur, la nouvelle querelle est, de plein droit, tenue pour une suite de la première, et il y a violation d'assurement.

La jurisprudence de Beaumanoir nous donne ici la coutume non-seulement du Beauvoisis, mais de la France en matière de guerre privée : c'est le droit qui avait prévalu au temps de saint Louis, et l'on peut voir comment le saint roi, qui avait absolument supprimé les guerres chez lui, avait contribué à les entraver chez les autres.

Le progrès fut rapide. Bientôt les jurisconsultes affirmeront que saint Louis a supprimé purement et simplement les guerres privées partout. En conséquence Philippe le Bel les interdira, et, sur la réclamation des barons réclamant chacun pour soi, se contentera d'accorder une enquête : comme si le texte même des ordonnances de saint Louis ne contredisait pas toute enquête ! Les guerres rétablies en droit par Louis X seront un peu après définitivement supprimées par Jean ; et sous Charles V l'idée de droit en était tellement perdue, que le roi y verra un crime de haute trahison[9].

Si les légistes avaient su étendre leur action jusque sur ce domaine qui semblait propre à la noblesse, le droit de guerre, à plus forte raison, l'avaient-ils fait dans le ressort de son autorité judiciaire où ils se trouvaient plus naturellement sur leur terrain. Nous le verrons quand nous traiterons plus spécialement de la justice du roi.

 

 

 



[1] Ch. II, p. 27.

[2] Coutumes de Beauvoisis, ch. XLV, § 30 et 31, t. II, p. 232 233 de l'édition de Beugnot. Nous avons ramené son texte aux formes et à l'orthographe modernes.

[3] Odo de Faiel, homo ligius, salva fidelitate domini Gusiæ, etc. Rôle du temps de Philippe Auguste dans les Hist. de France, t. XXIII, p. 646, § 179.

[4] Isti sunt pares de Ribodi Monte : Jobertus de Ribodi Monte est par et dimidius, etc. Hist. de France, t. XXIII, p. 719, § 541 ; cf. p. 654, § 214, etc.

[5] Les nobles de Poitou, dit M. Boutaric, eurent plus à souffrir des suites de cette révolte que ceux du midi de la guerre des Albigeois (Boutaric, Saint Louis et Alfonse de Poitiers, p. 487).

[6] Établ. de saint Louis, I, XLIX.

[7] Noveritis nos, deliberato consilio, guerras omnes inhibuisse in regno et incendia et carrucarum perturbationem.... Unde vobis districte præcipiendo mandamus ne contra dictam inhibitionem nostram guerras aliquas, vel incendia faciatis, vel agricolas qui serviunt carruccis seu aratris disturbetis (1257, Ordon., t. I, p. 84). C'est un ordre au sénéchal d'aider Guy Foucaud, évêque élu du Puy (plus tard Clément IV), à maintenir la paix dans sa terre. Voyez l'ordonnance sur les guerres privées (1245, ibid., t. I, p. 56). Ce n'est pas l'ordonnance même de saint Louis, mais un extrait de l'ordonnance de Jean (1353) qui s'y réfère.

[8] Beaumanoir, ch. LX.

[9] Sur les réclamations des barons, il promet de faire enquête et de rétablir le droit tel qu'il aura été trouvé existant autrefois. (Ordonnance de Vincennes du 17 mai 1315, art. 1er ; Ordonn., t. I, p. 569 ; Ducange, Dissert. XXIX, à la suite du t. VII du Glossaire, p. 130, édit. 1850 ; voyez Félix Faure, t. II, p. 216-228.)