I. — Arrivée à Saint-Jean-d'Acre. - Question du retour. - Départ des frères du roi. - Message de Frédéric II. Quand saint Louis arriva sur son vaisseau , rien n'était prêt pour le recevoir. Telle était la détresse (car on ne peut accuser la négligence de ses gens et encore moins celle de la reine), qu'il dut, jusqu'à ce qu'il eût gagné Acre, coucher sur le matelas que lui avait procuré le sultan d'Égypte, et porter l'habit qu'il lui avait donné. On n'avait encore mis en liberté que le roi et les principaux seigneurs ; le menu peuple, conduit au Caire, restait à délivrer, comme il restait à payer deux cent mille livres sur la somme convenue. Pour faire ce payement et pour attendre cette libération, le roi devait aller à Saint-Jean-d'Acre où était son trésor. On mit à la voilé dans cette direction, et pendant les six jours que l'on fut en mer, Joinville, malade et toujours assis auprès du roi, eut tout le temps d'apprendre de lui les circonstances dont il n'avait pas été le témoin. Saint Louis lui racontait comment il avait été pris et s'enquérait de ce qui lui était arrivé à lui-même sur le Nil ; et tirant de toute chose un texte d'enseignement, il lui disait qu'il devait savoir grand gré à Notre Seigneur, qui l'avait délivré de si grands dangers. Il exprimait sa peine de la mort du comte d'Artois, se plaignait de l'indifférence du comte de Poitiers qui ne le venait pas voir sur son vaisseau, et de celle du comte d'Anjou qui, logé dans le même navire, négligeait de lui tenir compagnie. Il ne comprenait pas davantage qu'on eût le cœur au jeu le lendemain de pareils malheurs. Un jour, ayant appris que le jeune comte était avec Gautier de Nemours, jouant aux tables, il vint à lui, tout chancelant par suite de sa maladie, prit les des et les tables et les jeta à la mer. Mais monseigneur Gautier, ajoute Joinville, en fut le mieux payé ; car il jeta en son giron tous les deniers qui étoient sur les tables (dont il y avoit grand foison) et les emporta[1]. Lorsque le roi débarqua au port d'Acre (vers le 12 mai 1250), de toutes les églises on vint en procession à sa rencontre. Ce n'était plus le souverain dans sa puissance comme il était parti des rivages du Languedoc ; mais même sous ce triste appareil de roi vaincu, sortant de prison, les chrétiens voyaient en lui le seul homme qui se fût intéressé à leur sort ; c'était pour eux qu'il avait souffert. Dans sa visite, il y avait encore un témoignage de sympathie et pour eux une espérance. L'image de la patrie absente apparaissait au milieu d'eux pour les consoler et les soutenir[2]. Le premier soin du roi fut de songer à retirer des mains des Musulmans ceux qu'il avait laissés derrière lui. Il envoya un ambassadeur en Égypte avec des vaisseaux pour les ramener, et sans doute aussi les deux cent mille livres qui complétaient le prix de leur délivrance. Mais déjà les Sarrasins avaient achevé les malades à Damiette, et ils avaient de même mis à mort ou forcé à l'apostasie plusieurs de ceux qu'ils avaient emmenés au Caire. Les ambassadeurs, après avoir été longtemps retenus dans l'attente, ne purent obtenir que quatre cents prisonniers sur douze mille qu'on supposait encore détenus, et encore ces quatre cents étaient de ceux qui avaient pu payer eux-mêmes leur rançon. En telle sorte que les envoyés gardèrent leur argent, sans trop d'espoir de recouvrer jamais ceux dont ils avaient voulu payer la délivrance[3]. Saint Louis avait compté que le traité serait exécuté par les Sarrasins qui l'avaient imposé, comme par lui qui l'avait dû subir. Ses compagnons délivrés, il aurait pu reprendre le chemin de la France : car, d'une part, la trêve dont il était convenu pour dix ans lui ôtait toute faculté d'agir et donnait aux chrétiens de Palestine le temps de se remettre en défense ; et d'autre part sa mère, ignorant même sa captivité, le pressait de revenir : elle alléguait que depuis son départ la trêve avec l'Angleterre, étant expirée, laissait le royaume en péril. La mauvaise foi des Sarrasins remettait tout en question. Le roi pouvait-il partir, laissant derrière lui tant de Français exposés encore à l'abjuration ou à la mort entre les mains des Sarrasins, et les chrétiens de Palestine sous le coup de sa défaite ? Ses dispositions ne pouvaient pas être douteuses ; mais il ne suffisait pas qu'il restât seul ; et d'ailleurs, en cas si grave, il voulait avoir l'avis de ses barons. Le dimanche 19 juin, il Munit ses frères et les principaux seigneurs, et il leur exposa la situation. La reine sa mère le presse de revenir en France, disant que le royaume est en péril ; mais, d'autre part, ceux de Palestine lui disent que s'il s'en va ce pays est perdu : car nul ne se résoudra à rester dans Acre avec si peu de monde. Il les invitait à réfléchir sur cette double considération, et leur donnait huit jours pour lui en dire leur avis. Plusieurs étaient en mesure de le lui exprimer dans l'heure même : le légat, par exemple. Avant le jour fixé, il vint trouver Joinville et lui dit qu'il ne comprenait pas comment le roi pourrait demeurer ; et il lui offrait de le prendre sur son vaisseau. Joinville s'en fût bien volontiers allé avec lui ; mais il se rappelait une parole que lui avait dite son cousin de Bourlemont avant son départ : Vous vous en allez outre-mer ; or prenez garde au revenir ; car nul chevalier ne peut revenir sans être honni, s'il laisse aux mains des Sarrasins le menu peuple de Notre Seigneur, en compagnie duquel il est allé. Il l'opposa au légat qui s'en fâcha et qui lui dit qu'il n'aurait pas dû refuser[4]. Le dimanche (26 juin) on se réunit, comme il était convenu, devant le roi. Les frères de saint Louis et les seigneurs avaient chargé Gui Mauvoisin de lui exprimer leur opinion commune. C'était qu'on ne pouvait demeurer plus longtemps en Palestine avec honneur pour le roi et son royaume : car, disait-il au roi, de tous les chevaliers qui vinrent en votre compagnie et dont vous en amenâtes en Chypre deux mille huit cents, il n'y en a pas en cette ville cent de reste. Aussi vous conseillent-ils, Sire, que vous vous en alliez en France et vous procuriez gens et deniers, avec quoi vous puissiez promptement revenir en ce pays vous venger des ennemis de Dieu qui vous ont tenu en prison. Le roi ne s'en voulut pas tenir à ce qu'avait dit Gui Mauvoisin. Il interrogea encore le comte d'Anjou, le comte de Poitiers, le comte de Flandre et plusieurs autres seigneurs ; et tous s'accordèrent avec le préopinant. Près d'eux était assis le comte de Jaffa : son opinion pouvait être de grand poids, puisqu'il était de Palestine ; et c'est au nom de l'intérêt de la Palestine que les seigneurs avaient conseillé le départ. Le légat lui demanda ce qu'il en pensait. Le comte se refusa de donner son avis, disant que son château était sur la frontière, et que son conseil pourrait ne point paraître désintéressé. Mais comme le roi insistait pour l'avoir, il lui dit que s'il se trouvait en état de tenir la campagne pendant un an, il se ferait grand honneur à rester. Ceux qui venaient après appuyèrent l'avis de Mauvoisin,
jusqu'à Joinville qui, interrogé comme les autres par le légat, n'hésita
point à répondre qu'il était d'accord avec le comte de Jaffa. Et comment, dit le légat tout courroucé, le roi pourrait-il tenir la campagne avec si peu de
troupes qu'il a ? Je vais vous le dire, répondit Joinville sur le même ton.
On dit que le roi n'a rien dépensé encore que sur les deniers du clergé (l'argent de la croisade) ; qu'il prenne du sien ; qu'il envoie chercher des
chevaliers en Morée et outre-mer : quand on entendra dire qu'il paye bien et
largement, les chevaliers lui viendront de toutes parts, et il pourra tenir
la campagne pendant un an, s'il plaît à Dieu. En demeurant, il fera délivrer
les pauvres prisonniers qui ont été pris au service de Dieu et au sien, et
qui jamais n'en sortiront si le roi s'en va. — Il n'y en avoit aucun là, continue Joinville, qui n'eût de ses proches ainsi en prison : aussi nul ne me
reprit ; mais tous se mirent à pleurer[5]. Guillaume de Beaumont, maréchal de France, qui vint après Joinville, l'approuva ; mais cela n'alla pas plus loin ; et quand il allait exposer ses raisons, son oncle, Jean de Beaumont, qui voulait retourner en France, l'apostropha avec injure, s'écriant : Orde longaigne (sale ordure), que voulez-vous dire ? Rasseyez-vous tout coi ! — Messire Jean, dit le roi, vous faites mal ; laissez-le dire. — Non, reprit Jean. Et le maréchal dut se taire. Il n'y eut plus de l'avis de Joinville que le sire de Châtenay. Le roi les remercia et remit à huit jours pour leur dire ce qu'il aurait résolu[6]. On se sépara, et Joinville se vit exposé à mille assauts. Le roi serait bien fou, sire de Joinville, lui disait-on ironiquement, s'il ne vous croyait contre tout le conseil du royaume de France. La table mise, le roi le fit asseoir auprès de lui, comme il faisait toujours quand ses frères n'étaient pas là ; mais, contrairement à son habitude, il ne lui dit pas un mot de tout le repas ; et le sénéchal croyait qu'il était fâché contre lui pour cette parole : qu'il n'avait encore rien dépensé de ses deniers, quand en réalité il en usait largement. Tandis que le roi entendait les grâces, il s'en vint à une fenêtre grillée qui était vers le chevet du lit de saint Louis, et il tenait les bras passés par les barreaux de la fenêtre, pensant en lui-même que si le roi retournait en France, il s'en irait vers le prince d'Antioche (qui le tenait pour parent et l'avait envoyé querir), jusqu'à ce qu'une autre croisade vint au pays, qui permît de délivrer les prisonniers, selon le conseil du sire de Bourlemont (ou Boulaincourt) : Au moment où j'étois là, continue-t-il, le roi se vint appuyer à mes épaules et me tint ses deux mains sur la tête. Et je crus que c'était monseigneur Philippe de Nemours, qui m'avait causé trop d'ennui ce jour-là pour le conseil que j'avois donné au roi, et je dis ainsi : Laissez-moi en paix, monseigneur Philippe ! Par aventure, en faisant tourner ma tête, la main du roi me tomba au milieu du visage, et je reconnus que c'étoit le roi à une émeraude qu'il avait au doigt. Et il me dit : Tenez-vous tout coi ; car je veux vous demander comment vous, qui êtes un jeune homme, vous fûtes si hardi que vous m'osâtes conseiller de demeurer, contre tous les grands hommes et les sages de France qui me conseillaient de m'en aller. — Sire, fis-je, si j'avais une mauvaise pensée dans le cœur, je ne vous conseillerais à aucun prix de l'exécuter. — Dites-vous, fit-il, que je ferois une mauvaise action si je m'en allais ? — Oui, Sire, fis-je ; que Dieu me soit en aide ! Et il me dit : Si je demeure, demeurerez-vous ? Et je lui dis : Oui, si je puis, ou à mes frais, ou aux frais d'autrui. — Or soyez tout aise, me dit-il ; car je vole sais bien bon gré de ce que vous m'avez conseillé ; mais ne le dites à personne toute cette semaine. Je fus plus à l'aise de cette parole, continue Joinville, et je me défendais plus hardiment contre ceux qui m'assaillaient. On appelle les paysans du pays, poulains ; et messire Pierre d'Avallon qui demeuroit à Sur ouit dire que l'on m'appeloit poulain parce que j'avois conseillé au roi de demeurer avec les poulains. Aussi, monseigneur Pierre d'Avallon me recommanda que je me défendisse contre ceux qui m'appeloient poulain, et que je leur disse que j'aimois mieux être poulain que roussin fourbu, ainsi qu'ils l'étoient. Le dimanche venu (3 juillet), les seigneurs se rendirent chez le roi. Quand il les vit autour de lui, il se signa sur la bouche, comme pour invoquer le Saint-Esprit sur ses paroles, et leur dit : Seigneurs, je remercie beaucoup ceux qui m'ont conseillé de m'en aller en France, et je rends grâces aussi à ceux qui m'ont conseillé de demeurer. Mais je me suis avisé que, si je demeure, je n'y vois point de péril que mon royaume se perde : car Madame la reine a bien des gens pour le défendre ; et j'ai regardé aussi que les barons de ce pays disent que, si je m'en vais, le royaume de Jérusalem est perdu, et que nul n'osera y demeurer après moi. J'ai donc regardé qu'a nul prix je ne laisserois perdre le royaume de Jérusalem, lequel je suis venu pour garder et pour conquérir ; ainsi ma résolution est telle que je suis demeuré quant à présent. Aussi vous dis-je à vous, riches hommes qui êtes ici, et à tous autres chevaliers qui voudront demeurer avec moi, que vous veniez me parler hardiment ; et je vous donnerai tant, que la faute n'en sera pas à moi, mais à vous, si vous ne voulez demeurer. Il y en eut beaucoup, dit
Joinville, qui ouïrent cette parole, qui en furent
ébahis, et il y en eut beaucoup qui pleurèrent[7]. Cette résolution était grande, généreuse et sage en même temps. On a vu les deux raisons capitales qui devaient déterminer saint Louis. Rentrer dans son royaume, c'était abandonner, sans espoir de délivrance, ceux de ses compagnons qui survivaient encore dans les prisons de l'Égypte ; c'était laisser la Palestine exposée à toutes les conséquences de sa défaite en présence d'un ennemi que la victoire avait exalté. Tout le retenait en Orient, et rien n'exigeait impérieusement son retour dans ses États. Sa mère y veillait, et quel ennemi eût osé l'attaquer profitant de son absence ? Si la croisade était pour tous une sauvegarde, ses malheurs mêmes le rendaient plus sacré encore, et assuraient une inviolabilité absolue à son domaine. Il pouvait donc et il devait rester. Il resta et ne pensa à l'Occident que pour en réclamer des secours qui lui permissent de continuer son œuvre[8]. C'est le cri qui s'échappe de son cœur dans cette lettre si belle qu'il écrivit alors aux prélats et aux barons de France, lettre où, après avoir raconté avec la même simplicité ses premiers succès et ses derniers revers, il sait se féliciter des uns sans s'excuser des autres, s'humiliant pour le tout devant Dieu. Il expose pourquoi il s'est décidé à rester et fait appel à tous pour qu'on vienne le rejoindre : Courage donc, soldats du Christ ! armez-vous et soyez prêts à venger ses outrages et ses affronts. Prenez exemple sur vos devanciers qui se distinguèrent entre les autres nations par leur dévotion, par la sincérité de leur foi, et remplirent l'univers du bruit de leurs belles actions. Nous vous avons précédés dans le service de Dieu ; venez vous joindre à nous. Quoique vous arriviez plus tard, vous recevrez du Seigneur la récompense que le père de famille de l'Évangile accorda indistinctement aux ouvriers qui vinrent travailler à sa vigne à la fin du jour, comme aux ouvriers qui étaient venus au commencement Ceux qui viendront on qui enverront du secours pendant que nous serons ici, obtiendront, outre les indulgences promises aux croisés, la faveur de Dieu et celle des hommes. Faites donc vos préparatifs, et que ceux à qui la vertu du Très-Haut inspirera de venir ou d'envoyer du secours, soient prêts pour le mois d'avril ou de mai prochain. Quant à ceux qui ne pourraient pas être prêts pour ce premier passage, qu'ils soient du moins en état de faire celui qui aura lieu à la Saint-Jean. La nature de l'entreprise exige de la célérité, et tout retard deviendrait funeste. Pour vous, prélats et autres fidèles du Christ, aidez-nous auprès du Très-Haut par la ferveur de vos prières ; ordonnez qu'on en fasse dans tous les lieux qui vous sont soumis, afin qu'elles obtiennent pour nous, de la clémence divine, les biens dont nos péchés nous rendent indignes. Fait à Acre, l'an du Seigneur 1250, au mois d'août[9]. Le roi ordonna que ses frères retourneraient en France. Était-ce à leur requête ou par sa volonté ? Joinville ne se prononce pas. Ses frères devaient souhaiter de repartir, et le roi pouvait aimer de les mettre à la disposition de sa mère dans son royaume. Mais, restant lui-même, il avait besoin de recomposer autour de lui sa compagnie ; et ce n'était pas sans quelques difficultés : car le plus grand nombre voulant partir, ceux qui se montraient disposés à demeurer élevaient haut leurs prétentions. Un mois s'était écoulé que les négociations n'avaient pas encore abouti. Joinville seul se montrait plus accommodant : mais ce qu'il demandait paraissait encore si considérable aux principaux officiers du roi, qu'ils n'osaient le lui donner ; et ils le déclarèrent à saint Louis. Le roi dit : Appelez-moi le sénéchal. Joinville s'approcha et s'agenouilla devant le roi. Le roi le fit asseoir et lui dit : Sénéchal ; vous savez que je vous ai toujours beaucoup aimé ; et mes gens me disent qu'ils vous trouvent dur ? — Comment est-ce, sire ? dit Joinville ; je n'en puis mais : car vous savez que je fus pris sur l'eau et qu'il ne me demeura rien. Le roi lui demanda ce qu'il voulait avoir. Il réclamait deux mille livres pour les huit mois qui restaient à courir jusqu'à Pâques. Il s'était assuré de trois chevaliers bannerets moyennant quatre cents livres chacun. Le roi compta sur ses doigts : Ce sont, dit-il, douze cents livres que vos nouveaux chevaliers coûteront. — Or regardez, sire, repartit Joinville, s'il ne me faudra pas bien huit cents livres pour me monter, m'armer, et donner à manger à mes chevaliers ; car vous ne voulez pas que nous mangions dans votre hôtel. Le roi dit à ses officiers : Vraiment, je n'y vois rien d'excessif ; et à Joinville : Je vous retiens[10]. C'est alors que les frères du roi et les seigneurs qui devaient retourner en France prirent congé de saint Louis (commencement d'août 1250). Le comte de Poitiers, toujours généreux, emprunta des joyaux à ceux qui partaient avec lui, pour en donner à ceux qui restaient[11]. Les deux frères du roi ne le quittèrent pas sans recommander à Joinville de veiller sur sa personne. Le comte d'Anjou montra en partant une douleur qui surprit tout le monde et principalement sans doute ceux qui le connaissaient. Peu après leur départ arrivèrent des envoyés de Frédéric. Ils disaient que l'empereur les avait envoyés pour travailler à la délivrance du roi, et montrèrent les lettres qu'il écrivait au soudan dont il ignorait la mort. Tout ce que faisait Frédéric était suspect. Plusieurs pensèrent qu'il n'eût pas été bon que les messagers trouvassent encore le roi prisonnier, soupçonnant qu'ils étaient envoyés dans la pensée bien moins de le tirer de prison que de l'y retenir[12], soupçon qui ne paraît pas fondé. Saint Louis s'était toujours montré empressé à réconcilier le pape et l'empereur. Frédéric n'avait d'autre espoir qu'en lui. Le saint roi, revenant de la croisade avec l'auréole des souffrances endurées pour la cause de Jésus-Christ, eût été bien plus fort dans sa médiation auprès du Saint-Siège. C'est un appui que Frédéric, au milieu des périls d'une lutte qui menaçait de tourner contre lui, avait intérêt à se ménager. II. — Saint Louis en présence des musulmans d'Égypte et de Syrie. - Il fortifie Saint-Jean-d'Acre. - Message du Vieux de la Montagne. - Délivrance des prisonniers d'Égypte. - Lutte des Égyptiens et des Syriens. On aurait pu croire saint Louis dans l'impuissance de rien faire au sortir d'une campagne où il avait essuyé de tels revers. Il n'en fut rien ; et les circonstances semblaient donner raison à la résolution généreuse qu'il avait prise de rester en Palestine, pour le salut de ses compagnons captifs et de ces chrétiens d'outre-mer si près eux-mêmes de leur ruine. La révolution accomplie en Égypte avait amené une séparation plus grande entre ce pays et les États de Syrie. Les villes de Mésopotamie qui formaient, avec l'Égypte, l'héritage laissé par Saleh-Ayoub à son fils Tourân-Chah, étaient restées, après la mort du jeune sultan, à ses propres enfants ; et les autres principautés rivales se trouvaient mieux garanties par ce partage. Le sultan d'Alep, Nacer-Youssof, y trouva même une occasion naturelle de s'étendre. Damas, si longtemps disputé entre Alep et l'Égypte, appartenait alors à l'Égypte. Les émirs qui l'occupaient refusèrent le serment qu'on leur demandait au nom des mamelouks et de Chedjer-eddor, et ils se donnèrent à Nacer-Youssof, qui vint à Damas et y transféra le siège de son empire (13 juillet 1250)[13]. Nacer n'en resta pas là ; il prit quelques autres places qui appartenaient aux Égyptiens en Syrie, et à l'appel de quelques émirs il songeait même à envahir l'Égypte, qui était encore agitée et troublée, malgré sa victoire, par les suites de sa révolution. Pour cette entreprise, il eut l'idée de faire alliance avec saint Louis et il lui envoya des ambassadeurs. Ainsi la rivalité des Musulmans relevait le roi vaincu et en faisait presque l'arbitre de leur querelle. En s'y mêlant, elle lui offrait du moins l'occasion de stipuler des garanties en faveur des chrétiens[14]. Saint Louis avait toute raison de se croire dégagé à l'égard des Égyptiens. Ils avaient tué ses malades, ils avaient gardé, s'ils n'avaient tué aussi, le plus grand nombre de ses prisonniers. C'était plus qu'il n'en fallait pour être autorisé à rompre la trêve qui avait été conclue. Néanmoins, avant d'accepter les offres de Nacer, il voulut savoir si les Égyptiens étaient disposés à revenir aux conditions qu'ils avaient acceptées. Ceux-ci, en présence du péril dont ils étaient menacés, avaient voulu mettre un homme à leur tête : à Chedjer-eddor ils avaient substitué Aïbek Eïzz-eddin, le Turcoman, qu'ils avaient naguère élevé à la dignité d'atabek ; ils le proclamèrent sultan sous le nom de Malek-Moën (prince illustre) ; mais bientôt, craignant de s'être amoindris eux-mêmes en répudiant la race d'Ayoub, ils donnèrent ce titre à l'ayoubite Moussa sous le nom de Malec-Achref (le prince très-noble) : Aïbek, redevenu atabek, n'en restait pas moins le maître de toute chose[15]. Ce changement de personne pouvait suffire à leurs yeux pour les dégager de toute promesse. Le roi envoya donc tout à la fois Jean de Valenciennes au nouveau sultan en Égypte pour lui poser la question, et à Nacer un jacobin breton, frère Yves, pour suivre les négociations entamées. Dans l'attente du résultat de ces ambassades, résultats qui devaient décider de sa conduite, il employait son temps à mettre le pays en défense. Il ajoutait aux fortifications de Saint-Jean-d'Acre ; il entourait de murs un quartier de la ville, le mont Musard, qui en était dépourvu. Il réparait de la même sorte l'enceinte de Caïphas, située au pied du Carmel, et de quelques autres châteaux. Il y travaillait de ses mains pour gagner les indulgences attachées à ces labeurs et en donner l'exemple aux autres[16]. Il s'efforçait aussi de rétablir le bon accord et la discipline parmi les chrétiens, chose qui n'importait pas moins que l'autre à leur sûreté. Il voulait qu'on oubliât même la faute de ceux qui avaient renié la foi, lorsqu'ils y étaient revenus, et défendit, nous l'avons vu, qu'on leur reprochât leur faiblesse. Sa bonne influence, là comme en Égypte, se faisait sentir sur les infidèles. Des émirs, attirés par sa réputation, venaient le voir, voulaient faire amitié avec lui, et plusieurs (ce qu'on n'a guère vu depuis), touchés de sa sainteté, se laissaient gagner à sa religion et reçurent le baptême[17]. Ce fut pendant ce séjour à Saint-Jean-d'Acre qu'il reçut les messagers du Vieux de la Montagne. La scène racontée par Joinville met en une vive lumière la terreur que cet étrange despote répandait dans le monde par les aveugles exécuteurs de ses commandements, et l'ascendant que nos ordres religieux et militaires, bravant la mort aussi, mais pour d'autres croyances, savaient prendre sur le chef même de ces fanatiques. Saint Louis était bien digne de le mettre aussi à ses pieds. Il reçut ces messagers au sortir de la messe. Ils se présentèrent devant lui dans cet ordre : en tête, un émir richement vêtu, derrière lui un assassin tenant trois couteaux fichés l'un dans l'autre : la lame du second dans le manche du premier et celle du troisième dans le manche du second. Symbole de mort inévitable : au premier exécuteur devait succéder un second, et au second un troisième jusqu'à l'accomplissement de l'arrêt ; c'était en même temps le signe du défi qui était porté au roi et du sort qui l'attendait en cas de refus. Derrière celui-ci venait un autre qui portait un linceul, entortillé autour de son bras, comme pour ensevelir celui que le poignard de son compagnon aurait frappé. Le roi invita l'émir à parler : Mon seigneur, dit l'émir, m'envoie vous demander si vous le connaissez. — Non, répondit tranquillement saint Louis, puisque je ne l'ai jamais vu. Mais j'ai entendu parler de lui. — Puisque vous avez entendu parler de lui, reprit l'émir, je m'étonne que vous ne lui ayez pas envoyé du vôtre assez pour le retenir comme ami, ainsi que font chaque année l'empereur d'Allemagne, le roi de Hongrie, le soudan de Babylone et les autres, certains qu'ils ne peuvent vivre qu'autant qu'il plaira à mon seigneur. Si vous ne le voulez pas, faites-le au moins acquitter du tribut qu'il doit à l'Hôpital et au Temple. Ce farouche potentat devant qui le monde tremblait, payait en effet tribut à l'Hôpital et au Temple : que pouvait-il sur des ordres dont le grand maître tué était aussitôt remplacé par un autre ? C'eût été en pure perte envoyer les assassins à la mort ! Le roi répondit à l'émir de se représenter dans l'après-dînée. Quand il revint, il trouva le roi assis entre le maître de l'Hôpital et le maître du Temple ; et le roi lui dit de répéter ce qu'il lui avait dit le matin. L'émir répondit qu'il ne voulait le faire que devant ceux qui, le matin, étaient avec le roi. Mais les deux maîtres : Nous vous commandons de le dire. Il obéit ; et les deux maîtres lui dirent de leur venir parler le lendemain à l'Hôpital. Il y vint. Les deux maîtres lui dirent que son seigneur avait été bien hardi de faire entendre au roi de telles paroles. N'eût été pour l'amour du roi, ajoutèrent-ils, nous vous aurions fait noyer tous les trois dans la sale mer d'Acre, en dépit de votre seigneur. Et nous vous commandons que vous vous en retourniez vers lui, et que, dans la quinzaine, vous soyez ici de retour, apportant de votre seigneur telles lettres et tels joyaux que le roi en soit satisfait[18]. Dans la quinzaine les messagers revinrent, apportant en présent la chemise du Vieux de la Montagne : Comme la chemise est de tous les vêtements le plus près du corps, ainsi, disaient-ils, le Vieux voulait tenir le roi plus près dans son amour que nul autre roi. Le cheik lui envoyait du reste d'autres symboles de son amitié avec d'autres présents : un anneau d'or très-fin où son nom était écrit, en signe qu'il épousait le roi et voulait être désormais tout un avec lui ; un éléphant et une girafe en cristal, des pommes de diverses espèces en cristal, des jeux de table et d'échecs : et toutes ces choses étaient fleuretées d'ambre, et l'ambre était lié au cristal par de belles vignettes de bon or fin. Le roi, content de cet acte de soumission, ne voulut pas se laisser vaincre en générosité. Il envoya au Vieux de la Montagne des joyaux, des draps d'écarlate, des coupes d'or et des freins d'argent. Il lui députa aussi frère Yves, un Breton qui savait la langue du pays, le même qu'il avait naguère envoyé en ambassade auprès du sultan de Damas[19]. Ce n'était probablement pas dans la pensée de convertir le chef des assassins. Si ce bon frère l'essaya comme Joinville parait l'indiquer, il en fut pour sa peine, et il n'y devait pas encourager les autres par le tableau qu'il fit de cette étrange cour. Quand le Vieux chevauchait, il avait devant lui un héraut qui portait une hache danoise à long manche, manche tout couvert d'argent et hérissé de couteaux ; et le héraut criait : Détournez-vous de devant celui qui porte la mort des rois entre ses mains[20]. Les émirs d'Égypte avaient compris le péril dont ils étaient menacés, si le roi de France acceptait le secours du sultan d'Alep pour tirer vengeance de sa défaite. Puisque saint Louis se montrait disposé à s'en tenir au traité, ils avaient tout intérêt à y revenir eux-mêmes. Ils lui renvoyèrent immédiatement quelques prisonniers, entre autres Guillaume de Châteauneuf, grand maître de l'Hôpital, et trente de ses frères d'armes[21], avec des ambassadeurs pour renouveler les conventions. Mais saint Louis déclara qu'il ne ferait pas de nouvelle trêve, avant qu'on lui eût rendu les têtes des chrétiens exposées sur les murs du Caire depuis 1239, et tous ceux qui avaient été pris enfants et contraints d'abjurer. Il demandait de plus, en raison des infractions faites par les Musulmans au traité, la remise des deux cent mille livres restant à payer sur la somme convenue. Jean de Valenciennes fut renvoyé avec les ambassadeurs pour faire cette déclaration aux émirs et en recueillir les effets[22]. Les émirs d'Égypte ne s'y refusaient pas ; mais l'exécution de ces articles n'était pas toujours facile. Plusieurs des captifs avaient été vendus à des particuliers ; il les fallait rechercher dans le pays où ils étaient dispersés. Saint Louis n'y ménagea ni peine ni argent. Les Égyptiens laissaient à ses députés toute liberté de parcourir leur contrée pour les retrouver et les racheter. Cela demandait du temps, et les émirs n'en étaient point fâchés sans doute, puisque, durant tout ce temps, saint Louis ne pouvait songer à se joindre à leur ennemi. Mais à la fin, le pieux roi obtint un résultat complet ; et les historiens témoignent qu'il délivra, selon qu'il en avait marqué l'intention au traité, non-seulement ceux qui avaient été pris en combattant avec lui (autant du moins qu'il en restait), mais ceux mêmes qui étaient demeurés captifs en Égypte depuis le traité de Malec-Camel avec Frédéric, en 1229[23]. Ces malheureux, en arrivant à Saint-Jean-d'Acre, trouvaient encore dans la charité de saint Louis ce qui pouvait subvenir à leur dénuement. Quelques-uns entrèrent au service du roi dans des conditions avantageuses. Au nombre de ceux que Jean de Valenciennes ramena de sa première mission, il y avait quarante chevaliers de la cour de Champagne, que Joinville habilla lui-même et présenta à saint Louis, en le priant de les retenir avec lui. Le roi demanda ce qu'ils exigeaient, et quand ils l'eurent dit, il gardait le silence. La somme paraissait excessive, vu la pénurie du trésor, et un chevalier du conseil en reprit vivement Joinville. Mais Joinville lui répondit que la Champagne avait déjà perdu à la croisade trente-cinq chevaliers, tous portant bannière ; que le roi ferait mal de le croire, vu le besoin qu'il avait de chevaliers ; et sur cela il fondit en larmes. Le roi lui dit qu'il se tût ; qu'il lui donnerait tout ce qu'il avait demandé ; et il les mit dans son corps de bataille[24]. Les chrétiens restaient donc neutres, mais la guerre se poursuivait entre le sultan d'Alep et les Égyptiens. Nacer, avec ou sans le roi de France, espérait bien faire la conquête de l'Égypte. Ses troupes s'avancèrent jusqu'à Gaza et les Égyptiens se replièrent jusqu'à Salehiya, à vingt-deux heures du Caire. L'indiscipline régnait parmi eux comme au lendemain d'une révolution. A Salehiya, ils eurent l'idée de se donner un nouveau souverain et proclamèrent Omar, surnommé Malec-Moghith (prince secourable) : ils ne sortaient pas de la famille du dernier sultan, car Omar était fils d'Adel-Abou-Bekr, frère de Saleh-Ayoub. Mais ce choix ne prévalut pas. Les émirs, tout en déclarant qu'ils s'en remettraient à la décision du calife de Bagdad, renouvelèrent leur serment à Malec-Achref-Moussa, comme sultan, et à Aïbek, comme atabek. Actaï, revêtu de la dignité de djamdar (maître de la garde-robe), une des principales de la cour, partit du Caire avec deux mille cavaliers, se dirigeant sur Gaza ; et il força les troupes de Nacer à reculer vers la Syrie (2 octobre 1250)[25]. Il fallait que Nacer se mît lui-même en campagne s'il voulait rétablir ses affaires. Il partit de Damas vers le milieu de décembre, emmenant avec lui les autres princes de la famille d'Ayoub qui étaient en Syrie, entre autres l'ancien prince de Damas, Saleh-Ismaïl, fils de Malec-Adel ; Malec-Achref, l'ancien prince d'Émèse, etc. Il revint à Gaza, d'où les. Égyptiens s'étaient retirés, et entra en Égypte. Les émirs réunirent les Turcs et les mamelouks, firent des levées parmi les Bédouins et les Arabes, et, laissant Achref-Moussa au Caire, ils vinrent à Salehiya (26 janvier 1251). Les deux armées se rencontrèrent le jeudi, 2 février, dans le voisinage d'Abassa. Les Égyptiens plièrent d'abord et les Syriens se mirent à leur poursuite. Mais Aïbek avait tenu bon avec un petit nombre de Bahrites, et, voyant le prince d'Alep demeuré en arrière, il fondit sur lui et le força à fuir ; puis, revenant sur les Syriens qui poursuivaient le gros des Égyptiens, il s'empara de leur général et lui fit sur-le-champ couper la tête. Saleh-Ismaïl, Malec-Achref et deux fils du grand Saladin furent au nombre des prisonniers. Les premiers bataillons des Syriens vainqueurs étaient déjà parvenus à Abassa, ne doutant pas de l'entière défaite des ennemis. Quand on apprit ce qui s'était passé, les uns furent d'avis de marcher sur le Caire : on y arrivait à la suite des fuyards et on pouvait surprendre la ville dans le trouble qu'ils y avaient porté ; les autres, cédant à leur tour au sentiment de leur isolement, opinèrent pour que l'on regagnât la Syrie, et ce fut le parti qui l'emporta[26]. Ce fut une grande joie au Caire, où l'on croyait tout perdu ; et tout y était perdu en effet si les Syriens avaient suivi leur première résolution : car Aïbek n'aurait plus eu assez de troupes pour leur livrer bataille. On y attendait le sultan d'Alep, on s'y était à peu près résigné. Ce jour-là au Caire et dans le château de la montagne, la prière publique se fit en son nom. Aïbek usa cruellement de la victoire. Saleh-Ismaïl, à qui il avait fait rendre, le premier jour, de grands honneurs, fut étranglé et plusieurs autres chefs tombèrent aussi victimes de ses vengeances. Il aurait surtout voulu atteindre le rival qui lui avait échappé. Actaï entra par son ordre en Palestine, s'empara de Gaza et vint camper à Naplouse. Mais Nacer, malgré sa défaite, disposait encore de forces considérables. Actaï n'ayant pas reçu de renforts suffisants, n'osa marcher plus avant ni même y attendre les Syriens quand ils se mirent en devoir de l'attaquer (29 juillet 1251). Il revint à Gaza, et de Gaza en Égypte[27]. III. — Saint-Louis à Césarée. - Sa conduite en Palestine. Cette guerre avait donné pendant toute une année sécurité entière à saint Louis. Les routes étaient libres, et des vaisseaux, entretenus par le roi, protégeaient les rivages contre les pirates[28]. Durant ce repos forcé, le roi n'oubliait pas les obligations du pèlerin. Privé d'aller dans la ville où Jésus-Christ était mort, il voulut visiter au moins celle où il s'était incarné pour nous ; et la veille de l'Annonciation (24 mars 1251) il partit de Sephora (l'ancienne Diocésarée) où il avait couché, et prit la route du mont Thabor et de Nazareth. De si loin qu'il put voir le lieu sacré, il descendit de cheval et, se mettant à genoux, il adora ; puis il se rendit à pied dans l'humble et sainte ville, entra dans le lieu consacré par le souvenir de l'Incarnation, y fit célébrer avec grande pompe la solennité du jour, et le lendemain y communia[29]. Il sut employer d'une autre façon encore ses loisirs. Le 29 mars 1251, au retour de son pèlerinage, il partit d'Acre pour se rendre à Césarée. Il voulait, selon le conseil des Templiers et des Hospitaliers, rendre à cette ville, autrefois la métropole de la Palestine, son ancienne force. Il campait aux abords et en faisait relever les murailles, mettant lui-même la main à l'œuvre et portant la hotte, comme il l'avait fait pour Acre et les châteaux voisins. C'est à ce séjour à Césarée que se rapportent plusieurs anecdotes racontées par Joinville, où le roi est en scène ainsi que son historien, et où l'on voit parmi divers traits de mœurs avec quelle simplicité et quelle fermeté en même temps saint Louis agissait soit à l'égard de ses barons, soit envers les deux ordres puissants de l'Hôpital et du Temple. Voici d'abord pour ce qui est de Joinville : Tandis que le roi fermoit (fortifioit) Césarée, j'allai dans son
pavillon pour le voir. Dès qu'il me vit entrer dans sa chambre, là où il
parloit au légat, il se leva, et me tira à part et me dit : Vous savez, fit le roi, que
je ne vous retins que jusques à Pâques[30] ; ainsi je vous prie de me dire ce que je vous donnerai de
Pâques en un an. Et je lui dis que je ne voulois pas qu'il me donnât
plus de ses deniers que ce qu'il m'avoit donné, mais que je voulois faire un
autre marché avec lui. Parce que, fis-je, vous vous fâchez quand on vous demande quelque chose, je
veux que vous conveniez avec moi que si je vous demande quelque chose pendant
toute cette année, vous ne vous fâcherez pas ; et si vous me refusez je ne me
fâcherai pas non plus. Quand il ouït cela, il commença à rire aux
éclats, et me dit qu'il me retenoit à cette condition. Et il me prit donc à
cette condition, et me mena par devers le légat et vers son conseil, et leur
répéta le marché que nous avions fait ; et ils en furent très-joyeux, parce
que j'étois le plus riche qui fût dans le camp. Je vous dirai ci-après comment j'ordonnai et arrangeai mon affaire pendant quatre ans que j'y demeurai, depuis que les frères du roi s'en furent allés. J'avais deux chapelains avec moi qui me disoient mes heures ; l'un me chantoit ma messe sitôt que l'aube du jour paraissoit, et l'autre attendoit que mes chevaliers et les chevaliers de mon corps de bataille fussent levés. Quand j'avois ouï ma messe, je m'en allois avec le roi. Quand le roi vouloit chevaucher, je lui faisois compagnie. Quelquefois il se trouvoit que des messagers venoient à lui, à cause de quoi il nous falloit travailler pendant la matinée. Mon lit étoit fait dans mon pavillon de telle manière que nul ne pouvoit y entrer qu'il ne me vît couché dans mon lit ; et je faisois cela pour ôter tout faux soupçon de femmes. Il ajoute ces détails sur l'administration de sa maison : Quand approchoit la Saint-Remi, je faisois acheter plein mon étable de porcs et ma bergerie de moutons ; et de la farine et du vin pour les provisions de l'hôtel pendant tout l'hiver ; et je faisois cela parce que les denrées enchérissent en hiver, à cause de la mer qui est plus mauvaise (felonnesse) en hiver qu'en été. Et j'achetois bien cent tonneaux de vin, et je faisois toujours boire le meilleur avant ; et je faisois tremper d'eau le vin des valets, et mettre moins d'eau dans le vin des écuyers. A ma table, on servoit devant mes chevaliers une grande bouteille de vin et une grande bouteille d'eau ; alors ils le trempoient comme ils vouloient. Le roi m'avoit baillé dans mon corps de bataille cinquante chevaliers ; toutes les fois que je mangeois, j'avois dix chevaliers à ma table avec les dix miens ; et ils mangeoient l'un devant l'autre, selon la coutume du pays, et s'asseyoient sur des nattes à terre. Toutes les fois que l'on crioit aux armes, j'y envoyais cinquante-quatre chevaliers qu'on appeloit dixeniers, parce que chacun menait une dizaine. Toutes les fois que nous chevauchions en armes, tous les cinquante chevaliers mangeoient à mon hôtel au retour. A toutes les fêtes annuelles, j'invitois tous les riches hommes du camp ; à cause die quoi il falloit que le roi empruntât quelquefois de ceux que favela invités (ch. XCVIII). Voici maintenant ce qui regarde plus généralement le régime des chrétiens en Terre Sainte : Vous outrez ci-après les condamnations et les jugements que je vis prononcer à Césarée, pendant que le roi y séjournoit. Tout en premier, nous vous parlerons d'un chevalier qui fat pris dans un mauvais lieu, et auquel on laissa un choix à faire, selon les usages du pays. Ce choix fut tel : ou que la ribaude (femme de mauvaise vie) le mèneroit par le camp, en chemise [honteusement] lié avec une corde ; ou qu'il per-boit ana cheval et 'set ternes, et qu'on le chasseroit du camp. Le chevalier laissa son cheval au roi et ses armes, et s'en alla du camp. J'allai prier la roi, ajoute Joinville, qu'il me donnât le cheval pour un pauvre gentilhomme qui était dans le camp. Et le roi me répondit que cette prière n'étoit pas raisonnable, et que le cheval valoit encore quatre-vingts livres. Et je lui répondis : Comment avez-vous violé nos conventions en vous fâchant de ce que je vous ai demandé ? Et il me dit tout en riant : Dites tout ce que vous voudrez, je ne me fâche pas. Et toutefois n'eus-je pas le cheval pour le pauvre gentilhomme. La seconde condamnation fut telle, que les chevaliers de notre corps de bataille chassoient une bête sauvage que l'on appelle gazelle, qui est comme un chevreuil. Les frères de l'Hôpital se jetèrent sur eux, poussèrent et chassèrent nos chevaliers. Et je me plaignis au maître de l'Hôpital, et le maître de l'Hôpital me répondit qu'il me feroit droit selon l'usage de la Terre Sainte, qui étoit tel, qu'il feroit manger à terre, sur leurs manteaux, les frères qui avoient fait l'outrage, tant que ceux à qui l'outrage avoit été fait ne les en relèveroient. Le maître leur en tint bien parole ; et quand nous vîmes qu'ils eurent mangé quelque temps sur leurs manteaux, j'allai au maître et le trouvai mangeant, et je le priai qu'il fît lever les frères qui mangeoient sur leurs manteaux devant lui ; et les chevaliers auxquels l'outrage avoit été fait, l'en prièrent aussi. Et il me répondit qu'il n'en feroit rien, car il ne vouloit pas que les frères fissent vilenie à ceux qui viendroient en pèlerinage à la Terre Sainte. Quand j'ouïs cela, je m'assis à terre avec les frères et commençai à manger avec eux ; et je lui dis que je ne me lèverois pas à tant que les frères ne se lèveroient aussi. Et il me dit que c'étoit lui faire violence, et m'octroya ma requête ; et il me fit manger avec lui moi et mes chevaliers, qui étoient avec moi ; et les frères allèrent manger à table avec les autres. Le troisième jugement que je vis rendre à Césarée fut tel, qu'un sergent du roi, qui avoit nom le Goulu, mit la main sur un chevalier de mon corps de bataille. Je m'en allai plaindre au roi. Le roi me dit que je m'en pouvoir bien désister, ce lui sembloit ; car le sergent n'avoit fait que le pousser. Je lui dis que je ne m'en désisterois pas, et que s'il ne m'en faisoit droit, je laisserois son service, puisque ses sergents poussoient les chevaliers. Il me fit faire droit, et le droit fut tel, selon les usages du pays, que le sergent vint en mon pavillon, déchaux, en braies (caleçon), sans plus, une épée toute nue en sa main, et s'agenouilla devant le chevalier, et lui dit : Sire, je vous fais réparation de ce que je mis la main sur vous, et je vous ai apporté cette épée pour que vous me coupiez le poing s'il vous plaît. Et je priai le chevalier qu'il lui pardonnât son offense ; et ainsi fit-il. La quatrième punition fut telle, que frère Hugues de Jouy, qui étoit maréchal du Temple, fut envoyé au soudan de Damas de par le maître du Temple, pour obtenir que le soudan fit un accord au sujet d'une grande terre que le Temple avoit coutume de tenir, en sorte que le soudan voulût bien que le Temple en eût la moitié et lui l'autre. Les conventions furent faites en telle manière, si le roi y consentoit. Et frère Hugues amena un émir de par le soudan de Damas, et apporta les conventions dans un écrit qu'on appeloit monte-foi (authentique). Le maître dit ces choses au roi ; de quoi le roi fut fortement surpris, et lui dit qu'il étoit bien hardi d'avoir conclu ou négocié aucune convention avec le soudan, sans lui en parler ; et le roi voulut que réparation lui en fût faite. Et la réparation fut telle, que le roi fit lever les tentures de trois de ses pavillons, et là fut tout le commun de l'armée en général qui venir y voulut ; et là vint le maître du Temple et tous ses chevaliers, tout déchaux, à travers le camp, parce que leurs tentes étoient en dehors du camp. Le roi fit asseoir devant lui le maître du Temple et le messager du soudan, et le roi dit au maître tout haut : Maitre, vous direz au messager du soudan qu'il vous pèse d'avoir fait aucun traité avec lui sans m'en parler ; et parce que vous ne m'en aviez pas parlé, vous le tenez quitte de tout ce qu'il vous a promis et lui rendez toutes ses promesses. Le maître prit les conventions et les bailla à l'émir ; et alors le maître dit : Je vous rends les conventions que j'ai faites à tort, ce dont il me pèse. Et alors le roi dit au maître qu'il se levât et qu'il fît lever tous ses frères ; et ainsi fit-il. Or, agenouillez-vous, et me faites réparation de ce que vous y êtes allés contre ma volonté. Le maître s'agenouilla, et tendit le bout de son manteau au roi, et abandonna au roi tout ce qu'ils avoient pour y prendre sa réparation, telle qu'il la voudroit régler. Et je dis, fit le roi, tout d'abord, que frère Hugues, qui a fait les conventions, soit banni de tout le royaume de Jérusalem. Ni le maître, qui étoit compère du roi comme parrain du comte d'Alençon né à Châtel-Pèlerin, ni la reine, ni autres, ne purent venir en aide à frère Hugues, et empêcher qu'il ne lui fallût vider la Terre Sainte et le royaume de Jérusalem (ch. XCIX). C'est un peu après, pendant que saint Louis était à Jaffa, qu'il fut appelé à régler les affaires d'Antioche. Après la mort de Boémond V, une querelle funeste menaçait d'éclater entre son fils (Boémond VI) et sa veuve qui, vu l'âge du jeune prince, devait le garder en tutelle. Boémond vint avec sa mère trouver saint Louis : Le roi, dit Joinville, lui fit grand honneur, et le fit chevalier très-honorablement. Son âge n'étoit pas de plus de seize ans, mais jamais je ne vis un enfant si sage. Il requit au roi de l'ouïr parler devant sa mère ; :et le roi le lui octroya. Les paroles qu'il dit au roi devant sa mère furent telles : Sire, il est bien vrai que ma mère me doit encore tenir quatre ans en sa mainbournie (tutelle) ; mais il n'est pas juste pour cela qu'elle doive laisser ma terre se perdre ni déchoir ; et je dis ces choses, sire, parce que la cité d'Antioche se perd entre ses mains. Ainsi je vous demande, sire, que vous la priiez de me bailler de l'argent avec quoi je puisse aller secourir mes gens qui sont là et les aider. Et, sire, elle le doit bien faire ; car si je demeure dans la cité de Tripoli avec elle, ce ne sera pas sans grandes dépenses, et les grandes dépenses que je ferai seront faites pour rien. Le roi rouit bien volontiers et il négocia de tout son pouvoir avec sa mère pour qu'elle lui baillât autant que le roi put tirer d'elle. Sitôt qu'il quitta le roi, il s'en alla à Antioche, là où il se fit très-bien venir. Du gré du roi, il écartela ses armes, qui sont. vermeilles, des armes de France, parce que le roi l'avoit fait chevalier[31]. |
[1] Joinville, ch. LXXIX. Le jeu de tables est le trictrac.
[2] Joinville, ch. LXXX ; cf. Continuateur de Guillaume de Tyr, ch. LXVIII, p. 619, etc.
[3] Guillaume de Nangis, p. 380 ; Continuateur de Guillaume de Tyr, ch. LXIX, p. 620 ; lettre de saint Louis. Duchesne, t. V, p. 431.
[4] Ch. LXXXII.
[5] Ch. LXXXIII.
[6] Ch. LXXXIII.
[7] Ch. LXXXV. Cf. Guillaume de Nangis, p. 383 ; Cont. de Guillaume de Tyr, ch. LXIX, p. 622, 623.
[8] Voy. Tillemont, t. III, p. 393 et suiv.
[9] Michaud, Histoire des Croisades, t. III, p. 474 (note 4). Le texte latin a été publié par Duchesne, t. V, p. 428 et suiv. — En même temps, il renvoyait à sa mère les reconnaissances de ceux gui lui avaient emprunté, afin qu'elle les rendit à ceux qui se seraient acquittés de leurs dettes : Ne possent eis, si retinerentur, in periculum aut incommodum redundare (25 septembre 1251. Layettes du trésor des Chartes, t. III, n° 3960).
[10] Ch. LXXXVI.
[11] Ch. LXXXVII. Joinville a cité des traits de cette générosité qu'on pourrait trouver un peu prodigue : En ce temps, dit-il, que le roi étoit en Acre, les frères du roi se prirent à jouer aux des ; et le comte de Poitiers jouoit si courtoisement que quand il avoit gagné, il faisoit ouvrir la salle et faisoit appeler les gentilshommes et les dames, s'il y en avoit, et donnoit à poignées ses propres deniers comme il faisoit de ceux qu'il avoit gagnés. Et quand il avoit perdu, il achetoit par estimation les deniers de ceux avec qui il avoit joué, de son frère le comte d'Anjou et des autres ; et il donnoit tout, et son bien et celui d'autrui. (Ch. LXXXI.)
[12] Joinville, ch. LXXXVII.
[13] Aboulféda, Hist. arabes des Croisades, t. I, p. 130 ; Reinaud, Bibl. des Croisades, t. IV, p. 471 et suiv. ; Tillemont, t. III, p. 397.
[14] Joinville, ch. LXXXVII.
[15] Voy. Aboulféda, p. 130. Malec-Adel était fils de Nacer-Youssef, fils de Mesoud-Youssof (sultan de l'Yémen), fils de Kamel, fils de Malek-Adel.
[16] Confesseur de Marguerite, p. 68 ; cf. Tillemont, t. III, p.403.
[17] Geoffroi de Beaulieu, ch. XXVII, t. XX, p. 16 ; Confesseur de Marguerite, p. 66. Primat en porte le nombre à plus de cinq cents : Et donc, dit-il, plusieurs d'iceulx (aussi comme environ v c.) delessièrent cele puante loy de Mahommeth et s'en accourirent à li. Et il avoient esté premièrement entroduis des frères Prescheurs et des frères Meneurs, et entroduis dans l'ensaignement de la foy ; et après ce ils furent renouvelés par le saint baptesme de salu en Jhesu-Crist. Ne il n'aparoit pas que ceste chose ils feissent adonc sous fainte dissimulation ; car ils firent leur capitaine d'un qui estoit crestien dès s'enfance et faisoient d'euls meismes une propre bataille contre les Sarrasins et se mettoient parmi les voies encontre les périls d'iceulx et froissoient les premiers et villes et mesons, et enhardissoient les nos à faire aussi ; et au retour ils soutenoient les derreniers forciblement les assaus des Sarrasins. (Histor. de Fr., t. XXIII, p. 14.) Ce paragraphe ne se trouve pas dans Guillaume de Nangis.
[18] Ch. LXXXIX.
[19] C'est à l'occasion de son ambassade à Damas que Joinville raconte cette anecdote : Tandis qu'ils alloient de leur hôtel à l'hôtel du soudan, frère Yves vit une vieille femme qui traversoit la rue, et portoit à la main droite une écuelle pleine de feu, et à la gauche une fiole pleine d'eau. Frère Yves lui demanda : Que veux-tu faire de cela ? Elle lui répondit qu'elle vouloit avec le feu brûler le paradis, et avec l'eau éteindre l'enfer, afin qu'il n'y en eût plus jamais. Et il lui demanda : Pourquoi veux-tu faire cela ? — Parce que je ne veux pas que nul fasse jamais le bien pour la récompense du, paradis ni pour la peur de l'enfer ; mais simplement pour avoir l'amour de Dieu, qui vaut tant, et qui tout le bien nous peut faire. (Ch. LXXXVII.)
Et il ajoute ce trait qui mérite aussi d'être recueilli :
Jean l'Ermin, qui étoit artilleur du roi, alla alors à Damas pour acheter de la corne et de la glu pour faire des arbalètes ; et il vit un vieil homme, très-âgé, assis dans le bazar de Damas. Ce vieil homme l'appela, et lui demanda s'il étoit chrétien ; et il lui dit qu'oui. Et le vieil homme lui dit : Vous devez vous haïr beaucoup entre vous chrétiens ; car j'ai vu telle fois que le roi Baudouin de Jérusalem, qui fut lépreux, déconfit Saladin ; et il n'avoit que trois cents hommes d'armes, et Saladin, trois milliers ; or vous êtes amenés par vos péchés à ce peint, que nous vous prenons dans les champs comme des bêtes. Alors Jean l'Ermin lui dit qu'il se devroit bien taire sur les péchés des chrétiens, à cause des péchés que les Sarrasins faisoient, qui sont beaucoup plus grands. Et le Sarrasin répondit qu'il avoit répondu follement. Et Jean lui demanda pourquoi. Et il lui dit qu'il le lui diroit, mais qu'il lui feroit avant une demande. Et il lui demanda s'il avoit un enfant. Et Jean lui dit : Oui, un fils. Et le Sarrasin lui demanda de quoi il se chagrineroit le plus s'il recevoit un soufflet d'un autre ou de son fils. Et Jean lui dit qu'il seroit plus irrité contre son fils, s'il le frappoit, que contre lui. Or je te fais, dit le Sarrasin, ma réponse en telle manière : c'est que vous autres chrétiens, vous êtes fils de Dieu, et de son nom de Christ êtes appelés chrétiens ; et il vous fait une telle grâce qu'il vous a baillé des docteurs par qui vous sachiez quand vous faites le bien et quand vous faites le mal. C'est pourquoi Dieu vous sait plus mauvais gré d'un petit péché quand vous le faites, que d'un grand à nous, qui ne connaissons rien, et qui sommes si aveugles que nous croyons être quittes de tous nos péchés si nous pouvons nous laver dans l'eau avant que nous mourrions, parce que Mahomet nous dit qu'à la mort nous serions sauvés par l'eau.
Ce vieil homme, s'il a tenu ce langage, était plus chrétien que Sarrasin. Quant à Jean l'Ermin, son interlocuteur, il était bien digne d'avoir été le compagnon de saint Louis, si l'on en juge par ce trait que Joinville raconte encore de lui :
Jean l'Ermin, dit-il, étoit en ma compagnie, depuis que je revins d'outre-mer, une fois que je m'en allois à Paris. Pendant que nous mangions dans un pavillon, une grande foule de pauvres gens nous demandoient pour l'amour de Dieu, et faisoient grand bruit. Un des nôtres, qui étoit là commanda et dit à un de nos valets : Lève-toi sus, et chasse dehors ces pauvres. — Ah ! fit Jean l'Ermin, vous avez très-mal dit ; car si le roi de France nous envoyoit maintenant par ses messagers à chacun cent marcs d'argent, nous ne les chasserions pas dehors ; et vous chassez ces envoyés qui vous offrent de vous donner tout ce que l'on vous peut donner : c'est à savoir qu'ils vous demandent pour que vous leur donniez pour Dieu, c'est-à-dire que vous leur donniez du vôtre et qu'ils vous donneront Dieu. Et Dieu le dit de sa bouche, qu'ils ont pouvoir de le donner à nous ; et les saints disent que les pauvres nous peuvent accorder avec lui, en telle manière que comme l'eau éteint le feu, l'aumône éteint le péché. Ainsi qu'il ne vous advienne jamais, dit Jean, de chasser les pauvres dehors ; mais donnez-leur, et Dieu vous donnera. (Ch. LXXXVIII.)
[20] Joinville, ch. XC.
[21] Ils arrivèrent à Acre le 17 octobre 1250. C'est le grand maître de l'Hôpital qui le constate lui-même dans une lettre à Gautier de Saint-Martin, de l'ordre des frères Prêcheurs, et il déclare qu'un très-grand nombre de fidèles restent encore prisonniers. Il espère leur délivrance de la division de Turcs et des renforts de l'Occident (Matthieu Paris, addit., t. VII, p. 482 de la trad.).
[22] Joinville, ch. XCII.
[23] Tillemont, t. III, p. 402 ; cf. Continuateur de Guillaume de Tyr, ch. LXXI, p. 625.
[24] Joinville, ch. XCII.
[25] Aboulféda, dans les Hist. arabes des Croisades, t. I, p. 130. En cette année, dit le même historien, les grands officiers de l'empire (égyptien) se rappelant l'embarras que Damiette avait plusieurs fois donné aux Musulmans, firent abattre les murs de cette ville et en fondèrent une autre dans le voisinage et à quelque distance du fleuve (ibid. ; cf. Reinaud, Bibl. des Croisades, t. IV, p. 477, et Tillemont, t. III, p. 109).
[26] Aboulféda, p.128 ; Continuateur de Guillaume de Tyr, ch. LXXII, p. 626 ; cf. Tillemont et Reinaud, l. l.
[27] Aboulféda, p. 131, 132.
[28] Voy. la lettre de saint Louis à son frère Alfonse de Poitiers (11 août 1251, Layettes du trésor des Chartes, t. III, n° 3936).
[29] Geoffroi de Beaulieu, ch. XXII (Histor. de Fr., t. XX, p. 14).
[30] L'engagement de Joinville était fait jusqu'à Pâques de l'an 1251 (voy. ch. LXXXVI).
[31] Ch. CI. Avec le prince vinrent trois ménétriers de la grande Arménie ; et ils étoient frères, et s'en alloient en Jérusalem en pèlerinage, et avoient trois cors dont les sons sortoient du côté de leur visage. Quand ils commençoient à donner du corps, vous eussiez dit que c'étoient les chants des cygnes qui partent de l'étang ; et ils faisoient les plus douces mélodies et les plus gracieuses, que c'étoit merveille de l'ouïr. Ils faisoient tous trois des .sauts merveilleux ; car on leur mettoit une toile sous les pieds, et ils faisoient la culbute tout debout, de sorte que leurs pieds revenoient tout debout sur la toile. Deux faisoient la culbute la tête en arrière, et rainé aussi ; et quand on lui faisoit faire la culbute la tête en avant, il se signoit ; car il avoit peur qu'il ne se brisât le cou en tournant.