SAINT LOUIS ET SON TEMPS

 

TOME PREMIER

CHAPITRE V. — PÉRILS DE LA CHRÉTIENTÉ À L'INTÉRIEUR ET AU DEHORS. INNOCENT IV ET FRÉDÉRIC II. CONCILE DE LYON.

 

 

I. — Les Tartares et les Karismiens. - Prise de Jérusalem. - Saint Louis prend la croix.

Saint Louis avait donné la paix au royaume. Pour la rendre durable, il s'efforçait de la faire régner dans les cœurs. La dernière guerre était presque une guerre civile, et il n'en est pas qui laisse après soi plus de ressentiments. Le comte de la Marche, qui l'avait provoquée, était, depuis sa défaite, l'objet de maintes représailles. Un chevalier l'accusa de crime au tribunal du comte de Poitiers et du roi, ou plutôt du comte de Poitiers d'abord, dont Hugues était le vassal, et, comme il niait, il lui présenta son gant, s'engageant à prouver par les armes, devant la cour du roi, la vérité de l'accusation. Jamais cette sorte de preuve ne s'était produite dans des circonstances plus choquantes : le chevalier était jeune et renommé par sa bravoure ; le comte vieux déjà et, fût-il innocent, hors d'état de triompher sans un miracle ; et pourtant, sous peine de s'avouer coupable, il dut accepter le défi. Le fils aîné du comte, l'apprenant, se récria contre l'inhumanité de ce duel inégal ; il demandait à prendre la place de son père. Mais Alfonse, dont la victoire n'avait pas désarmé la haine, s'y refusa, disant : Il combattra pour lui-même, afin qu'il soit prouvé qu'il n'est pas moins souillé de crimes que chargé d'ans. Le jour et le lieu furent désignés ; heureusement, dans l'intervalle, les seigneurs s'interposèrent[1], et l'on put croire que saint Louis, qui devait plus tard abolir cette sorte de duel, ne fut pas le dernier à ménager à cette querelle un autre dénouement : car on. dit que le comte quitta la cour avec joie, et fut plus que jamais attaché à la souveraineté de la France.

Mais cette paix que saint Louis avait ramenée, et qu'il raffermissait en France, elle était ébranlée partout ailleurs. La chrétienté était déchirée à l'intérieur, menacée au dehors, et ce double mal, dont nous avons signalé dans les années précédentes le funeste concours, allait prendre des proportions plus larges. La lutte de l'Empire et de la Papauté se réveillait avec le caractère d'une guerre d'extermination, et la chute de Jérusalem allait présager la fin de la domination des chrétiens en Orient.

Nous avons vu l'impression d'effroi qu'avait produite la première apparition des Tartares. Elle n'avait fait que s'accroître avec le progrès de leurs dévastations. Après avoir parcouru et saccagé la Russie dans toutes les directions, menacé Novogorod au nord, pris Kiew, , Kaminiec et Wladimir à l'ouest, ils avaient pénétré en Pologne (1240), brûlé Lublin, Cracovie. Vainqueurs d'Henri, duc de Breslaw, près de Liegnitz, ils avaient ravagé la Silésie, la Moravie, puis, franchissant les Carpathes, ils s'étaient jetés sur la Hongrie. Ils avaient remporté sur les Hongrois une victoire qui leur livra tout le pays au nord du Danube, et l'hiver suivant, passant le fleuve sur la glace, ils avaient forcé la ville de Gran ou Strigonie (mars-avril 1241) et, selon leur coutume, massacré les habitants. L'Allemagne leur était ouverte ; en France, on la voyait déjà traversée, et saint Louis, résolu au combat, ne se dissimulait pas quelles en pouvaient être les suites. Comme sa mère se faisait, auprès de lui, l'écho des terreurs qui régnaient dans le pays : Que les consolations célestes nous soutiennent, ô ma mère ! lui dit-il : car si cette nation vient sur nous, ou nous ferons rentrer ces Tartares, comme on les appelle, dans leurs demeures tartaréennes d'où ils sont sortis, ou ils nous feront tous monter au ciel[2].

On se préparait donc à les recevoir. Frédéric II, tout en tenant le pape Grégoire IX en échec, faisait appel à la chrétienté tout entière[3], et il envoyait des instructions et prescrivait certaines mesures en vue de l'invasion dont on ne pouvait pas douter. Son fils Conrad, le roi des Romains, avait tenu une diète à Esslingen, où les seigneurs prirent la croix contre les barbares (19 mai 1241), s'engageant, en vue de cette guerre, à observer entre eux la paix jusqu'à la Saint-Martin et même au delà s'il en était besoin[4]. Le roi de Bohême s'était posté aux frontières de la Pologne et de la Hongrie[5] ; le duc d'Autriche, le premier menacé, gardait l'entrée de son pays : mais le corps de la bataille ne s'empressait guère de se rapprocher de ces avant-gardes. On accusait l'empereur d'être bien plus occupé de sa lutte contre le pape ; et, quoi qu'il en soit de cette imputation[6], l'Europe occidentale eût été fort compromise, si les Tartares n'avaient disparu tout à coup, rappelés par quelque révolution aux frontières de la Chine !

Tandis que ces hordes ravageaient et menaçaient l'Europe, d'autres s'étaient répandues dans l'Asie occidentale ; ils avaient pris et saccagé Erzeroum, Arzingham, recevant les habitants à capitulation pour les massacrer plus à l'aise. Ils ne distinguaient ni race, ni religion, et l'on avait vu dans ce commun péril les musulmans implorer les secours des chrétiens. Les Turcs d'Iconium s'étaient adressés à Constantinople[7] : vain appel, car Constantinople n'avait pour soi que sa position, et elle tremblait elle-même derrière ses murailles. Mais des chrétiens combattaient pourtant avec les musulmans. A la prise d'Arzingham se rapporte une anecdote racontée par Guillaume de Nangis.

Les Tartares avaient pris deux chevaliers chrétiens, Guillaume de Brindes et Raimond de Gascogne ; ils voulurent se donner le plaisir de les voir combattre à la française et se tuer l'un l'autre. On leur rendit leurs chevaux et leurs armes. Mais nos chevaliers avaient mieux à faire que de remplir, pour l'amusement de ces barbares, l'office de gladiateurs. Une fois armés et mis en présence, ils fondirent sur les Tartares et en tuèrent quinze avant de succomber sous le nombre[8]. La présence de Français parmi ces Turcs d'Asie Mineure n'était pas rare depuis l'établissement des Latins à Constantinople ; ils s'enrôlaient volontiers au service des sultans d'Iconium, et faisaient leur principale force au milieu des troubles qui, souvent, mettaient les États de ces princes en péril. Dans les troupes que le sultan Iathatin réunit près d'Arzingham, pour résister à l'invasion (1243), il y avait, dit-on, deux mille Latins[9]. Mais cette fois, le flot de la cavalerie tartare balaya tout : Iconium ne fut sauvé, comme l'Autriche et l'Europe occidentale, que par cette mobilité de résolution des vainqueurs qui les ramena vers l'autre extrémité de l'Asie.

Les Turcs de Syrie, de Palestine et d'Égypte n'avaient pas moins redouté que ceux d'Asie Mineure l'attaque de ces nomades, et la nouvelle de leur dernière victoire leur avait fait craindre que leur tour ne fût venu. Saleh-Ayoub, l'ancien prince de Damas, devenu sultan d'Égypte, se rapprocha même d'Ismaïl qui lui avait enlevé Damas avant que lui-même ait pu s'établir au Caire : oubliant ses griefs personnels pour opposer une digue plus forte à l'invasion. Mais le péril paraissant ajourné par la retraite des Tartares, il était revenu à la pensée de regagner ce qu'il avait perdu, et prétendait rétablir l'ancienne union de l'Égypte et de la Syrie. Les princes de Syrie se trouvaient tous intéressés à le combattre. Damas, Émèse ou la Chamelle et Carac s'unirent. Le sultan d'Égypte avait cru s'assurer des chrétiens en renouvelant son traité avec Frédéric II (1242) sur les bases de 1229 ; mais l'autorité de Frédéric n'était plus reconnue en Terre Sainte ; et les Templiers qui y avaient la prépondérance acceptèrent l'alliance qui leur était offerte par les princes syriens contre l'Égypte. Les chrétiens recouvraient tout le pays en deçà du Jourdain, excepté Naplouse et Gaza ; Jérusalem leur revenait plus complètement qu'ils ne l'avaient jamais eue par le traité de Frédéric. Les musulmans n'avaient stipulé aucune exception pour la mosquée d'Omar ; et l'historien Gemal-eddin rapporte que, passant par Jérusalem, il vit dans la mosquée un prêtre qui se disposait à dire la messe[10].

Cette restauration fut bien éphémère : le sultan d'Égypte répondit à la ligue par un acte qui allait ravir à jamais aux chrétiens la ville sainte. Il s'unit, non pas aux Tartares, mais aux Karismiens, dont les Tartares avaient, dès leurs premières courses en Asie, détruit l'Empire ; qui s'étaient relevés et qui, chassés une seconde fois de leur pays, erraient sur les bords de l'Euphrate, portant le ravage à leur tour dans le pays des autres. Les Karismiens, séduits par l'offre de s'établir en Palestine, vinrent au nombre de vingt mille cavaliers, emmenant leurs femmes et leurs enfants et entraînant après eux d'autres populations qui s'attachaient à leur fortune. Ils arrivèrent aux frontières du petit royaume de Jérusalem, sans que l'on se doutât de l'invasion, enlevèrent Saphet et Tibériade, et marchèrent sur la ville sainte. Les chrétiens, trop peu nombreux pour résister, firent appel à leurs alliés de Damas et de la Chamelle, et ce secours même n'arrivant pas, ils prirent le douloureux parti de quitter la ville qu'ils ne pouvaient défendre. Tandis qu'ils fuyaient vers Jaffa, emmenant leurs familles, les Karismiens entraient à Jérusalem. Mais ils ne se résignèrent pas à perdre la proie qui leur échappait : maîtres de la ville, ils arborèrent au haut des tours les étendards mêmes des chrétiens, pour faire croire aux fugitifs que, par quelque miracle, le peu d'habitants restés dans la place avaient pu la sauver de l'invasion. Les chrétiens se laissèrent prendre au piège. Ils revinrent pour la plupart à Jérusalem ; à peine y étaient-ils entrés que les Karismiens, se montrant tout à coup, les enveloppèrent dans leurs propres murailles. Les chrétiens s'y défendirent quelques jours encore, et quand il leur devint impossible de tenir plus longtemps, ils tâchèrent d'échapper à la faveur des ténèbres, en gagnant les montagnes. Reçus en ennemis par les Sarrasins qui les habitaient encore, ils furent poursuivis et rejoints par les Karismiens, qui les taillèrent en pièces. Après cela les Karismiens revinrent à Jérusalem et achevèrent leur œuvre en égorgeant les enfants, les vieillards, les infirmes et les femmes, qui avaient cru trouver un refuge dans l'église du Saint-Sépulcre (1244)[11].

Tous les chrétiens n'étaient pas dans Jérusalem. La perte de la ville sainte, la mort d'un si grand nombre de frères, victimes de la perfidie et de la cruauté de l'ennemi, demandaient vengeance. Templiers et Hospitaliers s'unirent cette fois à la voix du patriarche ; et les princes musulmans, dont plusieurs avaient déjà eu à souffrir du voisinage des Karismiens, avaient intérêt à ne pas laisser s'établir au milieu d'eux ces redoutables alliés de l'Égypte. De part et d'autre on se disposa donc à les attaquer. Le prince d'Émèse, Malec-Mansour[12], qui les avait déjà combattus, prince fort en renom parmi les chrétiens, un des meilleurs chevaliers qui fût en toute payennerie, comme dit Joinville, vint à Saint-Jean-d'Acre, où il fut reçu avec de grands honneurs ; on étendait des draps d'or et de soie sur son passage. Turcs et chrétiens prirent leur route par Jaffa ; et il y avait là un chevalier qui n'avait guère moins de réputation parmi les chrétiens pour sa bravoure et sa générosité : c'était Gautier de Brienne, comte de cette ville, d'où il tenait en échec tout le commerce de l'Égypte. Il vivoit en grande partie, dit Joinville, de ce qu'il gagnoit sur les Sarrasins, qui menoient grande foison de drap d'or et de soie, lesquels il gagna tous ; et quand il les eut amenés à Jaffa, il départit tout à ses chevaliers sans que rien lui en demeurât[13].

Les chrétiens le voulaient emmener avec eux ; il y avait un obstacle : le patriarche l'avait excommunié parce qu'il ne voulait pas lui rendre une tour qu'il avait à Jaffa, et qu'on appelait la tour du patriarche. Le comte tenait à sa tour, mais il brûlait d'être de l'expédition, et il demandait que le patriarche lui donnât l'absolution jusqu'après la campagne ; le patriarche refusant, il n'en partit pas moins avec les autres.

Les Égyptiens venaient au secours des Karismiens. Les chrétiens, qui auraient voulu les attaquer isolément, ne surent pas prévenir leur jonction, ni, quand ils furent réunis, se résigner à attendre, comme le demandait le prince d'Émèse. Celui-ci eût voulu qu'on prît une forte position où l'on fût maître de leur refuser le combat et de les contraindre, par le manque de vivres, à se retirer. Ils allèrent donc en avant jusques à tant qu'ils les rencontrèrent près de Gaza. Ils formaient trois corps de bataille : le premier sous Gautier de Brienne, comte de Jaffa, comprenant les Hospitaliers ; le second sous le prince d'Émèse et le troisième sous le patriarche, qui avait avec lui le reste des gens du pays. L'ennemi avait imité cette disposition. Tous les yeux étaient fixés sur ces redoutables Karismiens ils s'avançaient portant à leurs lances des bannières couleur de sang, surmontées de chevelures qui en faisaient, dit Joinville, comme des têtes de diable. Pendant qu'on se disposait ainsi au combat, Gautier vint trouver le patriarche et lui demanda encore l'absolution. Il refusa. Mais un vaillant clerc, évêque de Rames, qui avait fait maintes belles prouesses dans la compagnie du comte, et ne voulait pas faire moins ce jour-là dit à Gautier : Ne vous troublez pas la conscience parce que le patriarche ne veut pas vous absoudre, car il a tort et vous avez raison ; et je vous absous au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ; allons à eux ! Et piquant des éperons, comte et évêque fondirent sur les Karismiens. Malheureusement tous n'imitèrent pas leur vaillance. Quelques récits, et ce sont les récits des Arabes, accusent les Turcs auxiliaires d'avoir fui les premiers et par là déterminé la perte de la journée. Joinville, nu contraire, incrimine les chrétiens, et il dit que de deux mille Turcs, trois cents à peine purent s'échapper avec le sultan[14].

Les trois quarts des chrétiens restèrent sur le champ de bataille. Gautier de Brienne, le grand maître de l'Hôpital et celui du Temple tombèrent vivants aux mains de l'ennemi.

Le chemin étant ouvert aux vainqueurs, les Égyptiens assiégèrent Ascalon. Les Karismiens, qui avaient pris Gautier, voulurent s'en servir pour se rendre maîtres de Jaffa. Ils l'amenèrent devant la place et le pendirent par les bras à une fourche, lui disant qu'ils ne le dépendraient pas tant qu'on ne leur eût rendu le château. Mais Gautier cria à ceux du château de ne le pas rendre, quelque mal qu'on lui fît, les menaçant, lui pendu au gibet, de les faire mourir s'ils commettaient une pareille félonie. Les Karismiens durent renoncer à prendre Jaffa, et se gardèrent de faire mourir le comte ; ils l'envoyèrent comme un don précieux, avec le maître de l'Hôpital et plusieurs prisonniers, au sultan d'Égypte. Mais en Égypte Gautier trouvait pour ennemis ces marchands qui avaient eu tant à souffrir de ses courses : ils demandèrent sa tête au sultan et l'allèrent tuer dans sa prison[15].

La défaite de Gaza semblait devoir amener la ruine complète des chrétiens et de leurs alliés les musulmans de Syrie. Les chrétiens avaient fait appel aux princes qui étaient le plus à portée de les secourir, au royaume de Chypre, à Antioche, à l'Occident aussi ; mais l'Occident était bien loin, et ceux qui se trouvaient plus près, bien peu en état de faire obstacle aux vainqueurs de Gaza. Les Égyptiens prirent Ascalon, Jérusalem, et traversant sans résistance toute la Palestine, ils vinrent assiéger Damas, qui dut se rendre, malgré l'appel d'Ismaïl au calife de Bagdad.

L'Égypte prévalait donc encore. Quant aux Karismiens, ces redoutables auxiliaires dont elle s'était servie pour battre en brèche l'alliance des chrétiens et des princes de Syrie, ils n'étaient sûrs pour personne. Ils revinrent sur Damas qu'ils attaquèrent ; ils attaquèrent aussi dans sa principauté le prince d'Émèse qu'ils avaient vaincu à Gaza. Celui-ci ne se renferma pas dans les murs de sa ville, il accepta la bataille, et les Karismiens s'avançaient pleins de confiance ; mais au moment où ils l'allaient aborder, une partie de ses gens, cachés dans une plaine couverte, se jetèrent sur leur camp et y tuèrent les enfants et les femmes. Les Karismiens retournant à leurs cris, le prince fondit sur eux et en fit un grand carnage. De vingt-cinq mille qu'ils étaient, dit Joinville, il ne leur demeura ni homme ni femme. On les retrouve pourtant encore dans les agitations et les guerres de ces contrées, mais hors d'état d'y faire la loi. Comme ils avaient desservi tous les princes, pillé tous les pays, ils virent tout le monde s'armer contre eux. En 1247 ils disparaissent de la Palestine, exterminés pour la plupart, ou, s'ils en sortent, c'est en si petit nombre qu'on ne les signale plus en aucun lieu[16].

Ce peuple, qui s'évanouit si vite, avait, dans son rapide passage, porté à la chrétienté un coup qui retentit jusqu'aux extrémités de l'Occident. Quand la nouvelle de la prise de Jérusalem parvint en France, saint Louis était malade, et son mal, dont le principe remontait à la maladie qu'il avait contractée dans son expédition de Saintonge, prit bientôt un caractère si grave qu'on désespéra de le sauver. Le deuil était universel. On rassemblait le peuple dans les églises, on faisait des processions, on exposait les plus précieuses reliques des saints, et notamment les corps de saint Denis et de ses compagnons, comme protecteurs des rois de France. Et, aucun signe de mieux ne se manifestait dans l'état de l'auguste malade. Un instant même on le crut mort, et l'une des deux femmes qui le gardaient voulait lui tirer le drap sur la face. Mais les larmes de sa mère, les prières de tout son peuple, obtinrent du ciel la prolongation d'une vie en laquelle reposaient tant d'espérances. Il poussa un soupir, remua les bras et les jambes, et reprenant la parole : Par la grâce de Dieu, dit-il, l'Orient m'a visité d'en haut et m'a rappelé d'entre les morts. Un peu après, il demanda l'évêque du Paris qui vint avec l'évêque de Meaux : Seigneur évêque, dit-il, je vous prie de me mettre sur l'épaule la croix du voyage d'outre-mer. Les deux-évêques tâchèrent de l'es détourner par les rai-sous les plus graves ; sa mère, sa femme, le priaient à genoux d'attendre au moins qu'il fût guéri : mais il protesta qu'il ne prendra rien avant d'avoir reçu la croix ; et l'évêque, requis de nouveau, la lui donna en versant des larmes. Sa mère n'en eut pas moins de peine que si elle l'avait vu expirer ; tous pleuraient : il leur semblait que ce bon roi qu'ils avaient pensé perdre leur fût ravi pour cette fois à jamais. Saint Louis, au contraire, avait la joie peinte sur la figure ; il baisa la croix, la mit sur sa poitrine et dit que dès ce moment il était guéri[17].

 

II. — Innocent IV et Frédéric II.

En ce temps où les Francs d'Orient avaient tant besoin de secours, l'Europe était bien peu en mesure de leur en donner.

La lutte de l'empire et de la papauté arrivait, nous l'avons dit, à son moment le plus décisif. Quand nous avons quitté cette histoire il semblait que l'empire eût triomphé. Frédéric H l'avait à la fin emporté sur Grégoire IX. Le concile que Grégoire IX avait convoqué avait été dispersé avant même de se réunir ; les prélats qui le devaient former, enlevés en mer, jetés en prison ; et le vieux pape n'avait guère survécu à cette ruine de ses espérances. Un conclave ne s'était tenu que grâce à Frédéric, qui mit en liberté deux cardinaux sous condition. Or le pape élu n'avait vécu que dix-huit jours ; et après lui nulle réunion de cardinaux ne fut plus possible : le Saint-Siège demeurait vacant. L'empereur restait donc seul ; mais il craignit que cet état de choses, dont il s'accommodait pour lui-même[18], ne soulevât contre lui toute la chrétienté. On voyait trop la main qui suscitait les obstacles. Il laissa donc les cardinaux se réunir. II acceptait un nouveau pape, à la condition toutefois de le faire, et il choisit à cette fin un ami dont il se croyait sûr, Sinibald de Fiesque, cardinal-prêtre du titre de Saint-Laurent in Lucinâ. Son protégé ne lui cacha point que, s'il était élu, il deviendrait son ennemi. Mais Frédéric ne voulut point croire à ses déclarations, et Sinibald fut élu le 24 juin 1243, sous le nom d'Innocent IV[19].

Il devait tenir, et au delà de toute attente, ce qu'il avait promis.

Ses premiers actes sont tout empreints des pensées d'une âme qui sent sa faiblesse, en présence d'une telle charge. Il écrivit au chapitre de Cîteaux pour demander les prières des moines. Il témoigna qu'il voulait user en tout d'indulgence. A la prière de saint Louis, il écrivit à son légat de donner l'absolution au comte de Toulouse, et il révoqua lui-même par une bulle l'excommunication que les inquisiteurs avaient prononcée contre lui comme fauteur d'hérésie[20]. Il mandait en outre aux inquisiteurs de France de procéder avec moins de rigueur et de recevoir ceux qui abjureraient volontairement l'hérésie, sans leur imposer aucune peine, ni publique, ni secrète[21].

Frédéric espérait bien que le pape ne serait pas plus sévère à son égard. Il lui demanda donc de le relever des sentences portées contre lui. Mais la question n'était pas aussi simple. Il ne s'agissait pas seulement de doctrines ; il s'agissait des droits que Frédéric, comme empereur et roi des Romains, prétendait avoir et sur Rome et sur les villes de la Couronne de fer. Or, Innocent IV, et comme pape et comme Génois, n'était pas disposé à accueillir sur ce point les réticences et les réserves de Frédéric. Les négociations pouvaient donc difficilement aboutir. Le pape demandait que Frédéric rendît à l'Église les villes qu'il lui avait prises et fit la paix avec les Lombards. Frédéric voulait bien rendre les villes du patrimoine, mais à la condition de les reprendre à titre de fief ; et il évitait de parler des Lombards. Le pape insistait : il offrait de soumettre les questions. pendantes à un congrès de princes et de prélats ; mais il déclarait que l'accord devrait comprendre tous. les amis et adhérents de l'Église. Sur ce point, qui était la liberté de l'Italie, il fut impossible de rien obtenir de Frédéric[22]. Un instant pourtant on crut qu'il céderait ; un échec devant Viterbe avait paru faire fléchir son orgueil. Des articles furent rédigés sur les bases réclamées par le pape : restitution des terres, libération des captifs, retour des exilés, amnistie. Frédéric acceptait l'arbitrage du pape et des cardinaux pour ses démêlés avec la ville de Rome, et protestait que ce n'était point par mépris de l'Église qu'il ne s'était pas soumis à l'excommunication. Et ces articles furent jurés solennellement le jeudi saint, 31 mars 1244, par les envoyés impériaux[23].

Que manquait-il donc pour que la paix fût faite ? Une chose : qu'on en remplit les conditions. Les articles étaient trop généraux pour qu'en venant au détail an ne trouvât pas à les exécuter, mille difficultés et mille obstacles ; et Frédéric à la fin jeta le masque en déclarant que s'il acceptait l'arbitrage du pape dans l'affaire des Lombards, il se refusait au rétablissement de la paix de Constance : c'était encore la liberté de l'Italie qu'on retranchait de l'accord[24].

Innocent IV vit bien qu'il n'y avait plus d'accommodement à espérer et que la question ne se résoudrait qu'au prix d'une lutte nouvelle. Mais comme l'empereur avait la force, que l'Italie entière était sous sa main, et que dans ces conditions Rome même n'était point pour la papauté un asile assuré, il en sortit comme pour se prêter à de nouvelles conférences, dissimulant des projets que Frédéric, maître du pays, aurait pu prévenir ; le bruit courut même que l'empereur l'avait voulu 'faire enlever. Quand tout fut prêt, il s'enfuit sous un déguisement à Civita-Vecchia où des vaisseaux génois l'attendaient pour le mener à Gènes (28 juin 1244), et comme Gênes même pouvait être bloquée, il en partit secrètement pour gagner Asti, d'où il passa en Savoie, se dirigeant vers la France[25].

Au rapport de Matthieu de Westminster, le roi saint Louis, apprenant que le pape voulait venir dans son royaume, assembla ses barons pour savoir quelle conduite tenir en cette occurrence ; et comme ils étaient réunis, arriva une lettre du pontife qui priait le roi de l'accueillir comme Louis VII avait accueilli Alexandre III. Il demandait en outre de s'établir à Reims, dont le siège était alors vacant. Mais les barons craignant qu'un hôte aussi puissant ne devînt maître, rejetèrent la demande du pape, et saint Louis, dans une lettre toute remplie des protestations les plus sincères de respect, lui répondit que les barons n'agréaient pas qu'il vînt en France. Selon Matthieu Paris, Innocent IV ayant appris que saint Louis était à Cîteaux au mois de septembre (avant sa maladie), avait invité l'ordre à le prier de défendre l'Église contre Frédéric, et d'accueillir le pape comme Louis VII avait accueilli dans leur exil Alexandre III, fuyant devant Frédéric, et saint Thomas de Cantorbéry fuyant devant le roi d'Angleterre ; et saint Louis, fléchissant le genou, promit de défendre l'Église contre Frédéric autant que l'honnêteté le permettrait, et d'accueillir le pape autant que le permettraient les barons, dont le roi de France est tenu de prendre l'avis. Mais l'autorité de Matthieu de Westminster, même doublée de celle de Matthieu Paris, n'est pas très-concluante devant le silence de nos chroniqueurs. On sait assez quel est l'esprit des deux historiens anglais à l'égard du Saint-Siège. C'est un de leurs traits qu'il faut ranger parmi les fables.

Ce qu'on peut tenir pour certain, c'est que le pape ne vint pas en France. Il s'arrêta à Lyon, ville libre située aux frontières de la France et de l'empire. Il voulait, comme l'avait voulu Grégoire IX, soumettre le débat à la décision d'un concile, et il entendait le réunir en un lieu où il ne serait pas si facile à Frédéric de lui faire obstacle ou de le -disperser. Lyon lui offrait cet avantage ; car si la ville m'était pas de la France, elle en était assez proche pour que le pape, s'y crût suffisamment placé sous la protection des Français.

 

III. — Concile de Lyon. - Déposition de Frédéric II.

C'est vers ce temps qu'arrivait en Europe le bruit du désastre des Francs en Palestine. Sous l'impression de cette fatale nouvelle, une même pensée réunit d'abord le pape et l'empereur. Frédéric II écrivit à tous les princes chrétiens pour leur représenter la Situation de la Terre Sainte. Roi de Jérusalem et empereur, il avait un double titre pour en embrasser vivement la cause[26]. Innocent IV en fit le premier objet du concile qu'il convoqua pour le 24 juin 1245 à Lyon. Il est vrai qu'il y en avait un autre : l'affaire de Frédéric ; et les deux objets étaient loin de se soutenir mutuellement. Ses lettres de convocation ne s'adressaient pas seulement aux prélats, mais aussi aux rois et aux princes de la terre. Pour Frédéric, il ne l'invitait pas à y assister : il le sommait de comparaître ; et même, pour répondre à de nouvelles injures, il le dénonçait à la chrétienté entière comme excommunié, déclaration qu'il fit publier dans les églises durant le carême. Un curé de Paris, dit-en, qui sans doute en eût voulu juger par lui-même, dit à son prône que ne sachant lequel des deux avait raison, il excommuniait le coupable et absolvait l'innocent[27].

L'empereur aurait assurément tout fait pour empêcher le concile de se réunir cette fois comme jadis ; mais cela n'était pas en son pouvoir, et il n'y avait pas moyen de le récuser à l'avance. Il tint une diète à Vérone (juin 1245) où il décida qu'il enverrait des orateurs avec pouvoir de le représenter au concile ; et il avait déjà chargé le patriarche d'Antioche de reprendre la suite des négociations[28]. Mais l'heure en était passée. Pour le pape, il ne s'agissait plus que de conclure.

Le concile se réunit au temps marqué. Innocent IV, sans attendre que tous les prélats fussent arrivés, l'ouvrit le mercredi 28 juin 1245, dans le réfectoire de l'abbaye de Saint-Just. Le pape, résumant l'ensemble des questions qu'il devait soumettre aux délibérations des Pères, dit qu'il avait cinq grands sujets de douleur : 1° les désordres des prélats et de leurs subordonnés ; 2° l'insolence des Sarrasins ; 3° le schisme des Grecs ; 4° les cruautés des Tartares ; 5° la persécution de Frédéric. La réforme des mœurs, surtout au sein de l'Église, est ce que l'Église se proposait toujours avant tout. L'insolence des Sarrasins s'était manifestée dans la prise récente de Jérusalem et la profanation des lieux sacrés. Le schisme des Grecs devenait plus inquiétant depuis que Vatace, choisi par eux pour empereur, avait presque réduit l'empire latin aux murs de Constantinople. Les cruautés des Tartares, toute l'Europe orientale les avait éprouvées et l'Occident tremblait de les subir à son tour. Quant à la persécution de Frédéric, le pape en donnait les preuves.

La réforme de l'Église mise à part, les quatre autres points se réduisaient à deux : la croisade et l'empereur. Pour la croisade, les patriarches de Constantinople et d'Antioche faisaient le tableau du triste état des chrétiens en Orient et l'évêque de Béryte (Baïrouth) lut la lettre que les prélats de Palestine adressaient à leurs frères d'Occident sur la défaite des chrétiens, afin d'implorer leur secours. Quant à l'empereur il avait envoyé Taddée de Suesse pour le représenter, et ce dernier, répondant aux griefs du pape, déclara que son maître était disposé à faire tout ce qu'on pouvait souhaiter de lui. Mais le pape savait quel fond on devait faire sur ces promesses précédées de telles excuses[29] : il fallait plus que des paroles, il fallait des actes ; et l'absence de l'empereur ôtait par avance tout crédit au langage de son envoyé.

Il y avait contre l'empereur un grief qui devait être sensible à tonte l'Assemblée. C'est la violence dont il avait usé envers les prélats convoqués au concile par Grégoire IX. Ici le fait était patent et il était difficile de répondre à la plainte que plusieurs évêques de l'Espagne en exprimèrent à la deuxième session (séance) le mercredi, 5 juillet. Taddée l'ayant voulu faire eut tout le monde contre lui. Les dispositions du concile s'accusaient donc de plus en plus ; et l'envoyé de l'empereur sentait qu'il ne lui restait qu'un parti à prendre : gagner du temps. Il demanda un ajournement : il se proposait d'inviter l'empereur à venir en personne ; et le pape, devant les manifestations des ambassadeurs d'Angleterre et de France qui cherchaient des voies d'accommodement, agréa un délai de douze jours. Ce dernier terme expiré (17 juillet) Frédéric n'était pas venu, et tout le monde savait qu'il était inutile de l'attendre. La troisième session s'ouvrit donc, et le concile y résolut les diverses questions qui avaient été posées au début par le pape et traitées par les Pères dans l'intervalle : notamment ce qui concernait les chrétiens d'Orient. Le pape comprenait dans la même sollicitude Constantinople et la Terre Sainte. De l'aveu du concile il ordonnait pour Constantinople que tous les bénéficiers feraient pendant trois ans l'abandon du tiers de leurs revenus, s'ils résidaient ; et de la moitié, s'ils ne résidaient pas pendant six mois au moins chaque année : lui-même promettait le dixième de ses revenus. Pour la Terre Sainte, il ordonnait la prédication d'une croisade. Tous les ecclésiastiques et religieux non croisés devaient y consacrer pendant trois ans, sous peine d'excommunication, le vingtième de leurs revenus ; les cardinaux et le pape deux fois davantage, le dixième ; et diverses autres mesures étaient prises pour y encourager exemption de tailles et de corvées aux croisés, remise des usures de leurs dettes, excommunication des pirates qui oseraient les piller ; anathème, aux chrétiens qui porteraient du fer, des armes, du bois de construction aux infidèles ; qui serviraient dans leurs galères ou prêteraient leur industrie à leurs engins : il était permis même à ceux qui les prendraient de les. réduire. en servitude. Le pape interdisait, en outre, pendant trois ans, sous peine d'excommunication, les guerres privées ou publiques ; et il ordonnait aux croisés de se réunir au temps et au lieu que ses nonces auraient fixés.

Une autre affaire occupa encore le concile. Le pape présenta aux évêques une copie de divers actes par lesquels les princes avaient fait des concessions en faveur de L'Église romaine, Il les invitait à les revêtir de leur sceau pour qu'elle reçût forme authentique et pût tenir lieu des originaux s'ils venaient à se perdre : en tête de ces actes étaient les hommages rendus par les rois d'Angleterre et d'Aragon à Innocent III. Les ambassadeurs s'y opposèrent vivement ; non pas qu'ils niassent l'exactitude de la copie, mais parce qu'ils protestaient contre l'acte lui-même, que leur roi, sans l'aveu de ses barons, n'avait pas eu pouvoir de consentir[30]. Mais l'affaire capitale était celle de Frédéric II. Il n'était pas venu [31]. Il annonçait seulement l'envoi de trois fondés de pouvoir, l'évêque de Frisingen, le grand maître teutonique et Pierre de la Vigne, son chancelier. Mais ces envoyés mêmes n'arrivaient pas, et il était trop évident que le concile n'allait pas les attendre. Devant l'imminence de la condamnation, Taddée recourut à un moyen désespéré. Il en appela au pape futur et à un concile plus général[32]. Mais quel concile plus général attendre, puisque les princes comme les évêques y avaient été appelés, et que ceux-là seuls étaient absents que Frédéric avait empêchés de venir ? C'est ce que remontra le pape. Il écarta ensuite les questions que. les ambassadeurs d'Angleterre voulaient soulever pour faire diversion au sujet principal, et après un long discours où il rappelait l'affection , les ménagements qu'il avait eus longtemps pour Frédéric, il reprit l'énumération de ses griefs et prononça la sentence.

Par cette sentence, il le déclarait rejeté de Dieu ; il le dépouillait de ses honneurs, dégageait ses sujets de leur serment de fidélité, leur défendant de lui obéir comme empereur, comme roi de Sicile, ou à tout autre titre. Il déclarait également excommunié quiconque lui viendrait en aide, autorisait les princes de l'Empire à élire un autre empereur, se réservant à lui-même de pourvoir au royaume de Sicile.

La sentence lue, le pape se leva, entonna le Te Deum, et le concile se sépara[33].

Ainsi le concile de Lyon avait répondu à la double attente d'Innocent IV. De l'aveu des Pères assemblés, l'excommunication avait frappé Frédéric, et la croisade était prêchée contre les infidèles. Mais de ces deux choses l'une ne pouvait que faire tort à l'autre. Pour que les mesures décrétées en faveur des chrétiens d'Orient portassent leur fruit, il fallait que toutes les forces de l'Europe agissent de concert ; et c'était mal préparer la guerre contre les Turcs que de la déclarer à l'empereur au sein de la chrétienté. Il est vrai que cette guerre intestine existait déjà qu'elle n'était pas le fait du pape, mais de l'empereur ; que l'empereur ne voulait poser les armes qu'à des conditions qui étaient au Saint-Siège son indépendance et à l'Italie sa liberté. Dans cette situation, le péril le plus grand était, aux yeux du pape, celui qui menaçait la chrétienté à l'intérieur. Il fallait vaincre l'ennemi qu'elle avait dans son sein pour qu'elle pût recouvrer le plein exercice de sa force et l'employer contre l'étranger. C'est la pensée qu'il avait fait prévaloir à Lyon et qui devait dominer la suite des événements.

 

 

 



[1] Matthieu Paris, an 1243, t. V, p. 342. On sait d'ailleurs combien cet auteur est suspect d'exagération. Il faut se défier de ses récits à effet.

[2] Matthieu Paris, t. V, p. 146. Le jeu de mots pourrait bien être de l'historien. On le trouve du reste aussi dans les lettres de Frédéric II (Tartari, imo Tartarei) et partout ; mais nul n'était tenté d'en rire. Les récits de témoins oculaires arrivaient des pays ravagés dans ceux qui ne l'étaient pas encore, comme une annonce du sort qui les attendait. Citons entre autres cette lettre du maître du Temple en France à saint Louis pour lui communiquer les nouvelles qu'il a reçues de Pologne et de Bohême :

A son très haut seigneur le roys par la grâce de Dieu roi de France, Ponces de Aubon, mestres de la chevalerie du Temple en France, salus et appareilliés afaire vostre volonté en toutes choses, en reverence et à henneur de seigneur.

Les nouvèles des Tartarins si, comme nous les avons oïes de nos frères de Poulainne (Pologne) qui sont venu au chapitre. Nous faisons savoir à votre Hautesce que Tartarin ont la terre qui fu Henri, le duc de Poulainne, destruite et escillée (ravagée) ; et celui meisme ont, et avec mout des barons et VI de nos frères, et III chevaliers, et II sergents, et V cent de nos hommes ont mort (tué), et III de nos frères que nous bien connissonz eschapèrent. Derechef toute la terre de Hongrie et de Bainne (Bohème) ont de gastée ; derechef ils ont fet in ost (armées), si les ont departies : dont l'une ost est en Hongrie, l'autre en Baienne et l'autre en Osteriche. Et si ont destruit n des meilleures tours et in villes que nous avions en Poulainne ; et quanque nous avions en Boonie (Bohème ?) et en Morainne (Moravie) del tout en tot ils ont des-trait. Et cele 'meismes chose doutons-nous que ne viegnent es parties d'Alemaigne. Et sachiez que li rois de Hongrie et li rois de Booine (Bohème) et les II fuiz (fils) au duc de Poulainne et le patriarce d'Aquitaine (Aquilée) à mout grant multitude de gens une seule de lor ni olz (armées) n'osèrent assaillir. Et sachiez que tous les baronz d'Alemaigne et le roi meismes et tout le clergié et doutes les gens de religion et mohmes et convers ont prias la crois ; Jacobins et frères meneurs (mineurs), dèsques (jusques) en Hongrie sont croisiés à aler contre les Tartarins. Et si comme nos litres noz ont dit, s'il aviènt chose par la volenté de Dieu que cist soient vaincus, ils ne trouveront quille puist contrester jusqu'à votre terre. Et sachiez qu'ilz n'épargnent nului, mès il tuent tous povres et riches et petis et grans fors que belles fames pour faire lor volonté d'elles ; et quant ils ont fait lor volonté d'elles, ils les occient pour ce qu'eles ne puissent riens dire de l'estat de leur ost. Et s'aucuns messagiers i est envoies, les premerains de l'ost le prennent et li bendent les yeuz et le mainent à lor seignour qui doist entre, si comme il dient, sire de tout le monde. Il n'asient (n'assiègent) ne chastiax ne fortes villes, mès il destruient tout. Il menjuent (mangent) de toutes chars, fors que de char de porc. Il n'ardent (brûlent) nuls vile, fors quant il se deffendent contre eux ; lors, si font ardoir les biens en aucun haut lieu, que (afin que) on les puist veoir loing, en signe de victoire. Et s'aucunz d'eulz muert, si l'ardent ; et se aucunz d'eulz est pris, jà puis ne mengera, ains se lest morir de fain. Il n'ont nules armeures de fer ne cure n'en ont ne nules n'en retiennent ; nemès (seulement) il ont armeures de cuir boilli. Et sachiez que nostre mestre en Bolame (Bohème), en Hongrie, en Poulainne, en Alemaigne et en Morainne n'est pas venu à nostre chapitre ; mès il assamble tant de gens com il puet pour aler contre eus ; et ce nous a il mandés par nos frères de nostre chapitre qu'il envoia à nous, et nos créonz que ce soit voirs (vrai). Il n'ont cure de nului acompaigner avec eulx. Et sachiez que lor ost est si granz, si com noz avons apris de nos frères qui sont eschapez de lor ost, qu'il tient bien XVIII hues de lonc et XII de le (large), et il chevauchent tant en une journée comme il a de Paris à Chartres la cité. (Lettre reproduite par une Chronique anonyme dans les Hist. de France, L. XXI, p. 81, 82).

[3] Il écrit au roi d'Angleterre (3 juillet 1241) pour lui raconter les ravages des Tartares dans la Ruthénie, la Pologne, la Hongrie et la grande défaite des Hongrois ; il dépeint ces hordes sous les traits que l'on a déjà vus, il les montre ayant déjà gagné, aux dépens des chrétiens, des armes plus parfaites et marchant vers les frontières de l'Allemagne d'où ils menaceront tout l'Occident. Il rejette sur sa querelle avec le Saint-Siège, dont il rend le pape entièrement responsable, l'impuissance où il s'est vu jusqu'ici à les combattre, et il fait appel à la chrétienté tout entière pour repousser le fléau qui les menace tous (Hist. diplomat., t. V, p. 1148). Dans une lettre adressée au roi de Hongrie vers le même temps, il se plaint encore du pape qui l'empêche de marcher contre les Tartares. Ce roi, qui l'attendait sans doute en Hongrie, Frédéric le prie de se diriger vers Rome pour amener Grégoire IX à la paix (ibid., p. 1143). Le 19 janvier de l'année suivante Bela, roi de Hongrie, priait le pape (celui qu'on nommerait, car depuis Célestin IV il n'y en avait plus) de convoquer les croisés pour empêcher les Tartares de franchir le Danube au péril de la chrétienté tout entière (ibid., t. VI, p. 902).

[4] Voyez sa lettre, Hist. diplom. de Frédéric II, t. V, p. 1214.

[5] Dans une lettre à Conrad, roi des Romains, Frédéric, duc d'Autriche et de Styrie, lui retrace les maux qu'ont soufferts et que peuvent éprouver encore la Hongrie et la Bohême de la part des Tartares ; il lui conseille de diviser les troupes de l'Empire en telle sorte qu'une partie se dirige par l'Autriche ; l'autre par la Bohême, pour se réunir ensuite en vue du combat, et il le presse d'envoyer des messagers en France, en Espagne, en Angleterre pour que tous s'unissent contre l'ennemi commun de la chrétienté (13 juin 1241. Hist. diplom. de Frédéric II, t. V, p. 1216).

[6] Huillard-Bréholles, Introd., p. CCXXXVII et suiv.

[7] Samuel d'Ani, dans sa Chronique, mentionne les ravages des Tartares en Arménie en 1235. la défaite du sultan d'Iconium et la conquête de son pays en 1243. Voyez Historiens arméniens des Croisades, t. I, p. 460 et 461.

[8] Guillaume de Nangis, t. LX, p. 343.

[9] Tillemont, t. III, p. 2-3.

[10] Reinaud, Bibl. des Croisades, t. IV, p. 443, et Huillard-Bréholles, Introd. à l'Hist. diplom. de Frédéric II, p. CCCLXIII.

[11] Matthieu Paris, an 1244, t. V, p. 419 ; Vincent de Beauvais, l. XXIX, ch. LXXXVIII ; Guillaume de Nangis, Chron., an 1244, t. XX, p. 550.

[12] Le prince aimé de Dieu.

[13] Ch. CII.

[14] Reinaud, Bibl. des Croisades, t. IV, p. 445 ; Joinville, ch. CII.

[15] Joinville, ch. CIII.

[16] Une de leurs bandes s'attacha à l'Égypte après la destruction de leur nation. On les voit combattant les chrétiens à lac bataille de Mansoura (voy. Joinville, ch. CIII).

[17] Confesseur de Marguerite, t. XX, p. 67 ; Guillaume de Nangis, p. 845 ; voy. Tillemont, t. III, p. 61.

[18] Il ne laissait pas que de manifester au dehors un grand zèle pour la prompte élection d'un pape. Il gourmandait les cardinaux de leurs retards, leur reprochant de maltraiter leur mère (l'Église romaine), de ne pas la secourir dans ses nécessités, etc. Voyez deux lettres, l'une de mai, l'autre de juillet 1242 (Hist. diplom., t. VI, p. 44 et 59). Saint Louis était plus sincère, quand il écrivait de son côté aux cardinaux (fin d'août 1242) de négliger tout pour élire un pape et de ne pas se laisser effrayer par certain prince qui voudrait cumuler l'empire et le sacerdoce : c'était assez indiquer Frédéric ; et il leur promettait l'appui de son royaume au besoin. La lettre se trouve parmi celles de Pierre de la Vigne, chancelier de l'empereur (voy. ibid., p.68). — Frédéric, tout en montrant ce beau zèle pour le Saint-Siège, ravageait le territoire de Rome (août 1242 ; voy. Rich. de San-Germano, ap. Muratori, t. VII, p. 1049), et il en donne, par une lettre de l'année suivante (juin 11243), l'explication à saint Louis : ces Romains étaient un peuple à la tête dure (duræ cervicis), qui en haine de lui molestaient les cardinaux réputés ses amis( Hist. diplom., t. VI, p. 95).

[19] L'empereur fit rendre grâces à Dieu de cette élection dans ses États. Il le notifia aux princes étrangers, au duc de Brabant par exemple (28 juin), et il écrivit à Innocent IV pour le féliciter (26 juillet). (Hist. diplom., t. VI, p. 98, 104).

[20] Le 2 décembre 1243, Innocent IV mande à l'archevêque de Bah de l'absoudre de toute excommunication en tant qu'il en est besoin, ad cautelam ; le 12, il annonce au roi qu'à sa prière il l'a reçu en grâce ; le 7 janvier suivant, il mande à l'évêque de Lyon de publier l'absolution qui lui a été donnée ; le 14 mars, il écrit dans le même sens à l'archevêque de Narbonne. Le 17 mai, il envoie à Raimond lui-même une bulle qui lui notifie sa réconciliation. (Layettes du trésor des Chartes, t. II, n° 3144, 3148, 3156, 3163, 3184. Cf. Tillemont, t. II, p. 487 et Hist. diplom. de Frédéric II, t. VI, p. 140.)

[21] Tillemont, t. II, p. 494.

[22] Voyez les articles proposés par le pape (août 1243 ; Hist. diplom., t. VI, p. 112) ; sa réponse aux évêques chargés de les porter et qui lui ont exposé les griefs de Frédéric (26 août) : il leur enjoint d'insister pour la paix et de revenir à lui s'ils ne peuvent l'obtenir (ibid., p. 113) ; sa lettre au légat Grégoire de Montelongo (23 septembre) : il lui mande que ses envoyés sont revenus d'auprès de l'empereur sans avoir rien fait, et il exhorte les fidèles de Lombardie à persévérer dans leur dévouement à l'Église (ibid., p. 123) ; d'autre part, la lettre de Frédéric au sénat et au peuple de Rome (fin décembre) pour leur reprocher leur rébellion et les menacer de sa colère quand il aura triomphé (ibid., p. 145) ; à saint Louis (même époque) pour se plaindre qu'après avoir levé le siège de Viterbe à la demande du pape et des cardinaux, ni Viterbe, ni Rome n'a observé la foi promise (ibid., p. 142), et au roi d'Angleterre à qui il envoie dans le même temps des messagers pour le prier de se faire médiateur entre le Saint-Siège et lui (ibid., p. 146).

[23] C'est à Pierre de la Vigne et à Taddée de Suesse que Frédéric avait remis ses pouvoirs pour traiter (12 et 28 mars 1244 ; Hist. diplom., t. VI, p. 169, 170. Voir les articles de la paix qu'ils ont jurée à Saint-Jean de Latran, ibid., p. 172).

[24] Voyez Huillard-Bréholles, Introd., p. CCCCLXII-CCCCLXIV.

[25] Nicol. de Curbio, Vie d'Innocent IV, § 12-15, ap. Baluze, Miscell., t. I, p. 197. Avant de partir de Rome (9 juin 1244) il avait donné des pouvoirs au cardinal Othon, évêque de Porto, pour suivre les négociations de la paix avec l'empereur. Vers la même date, Frédéric écrivait à saint Louis que, renonçant à espérer la paix, il avait prié le pape de lui envoyer un des cardinaux (ce fut peut-être le cardinal Othon), le comte de Toulouse restant auprès du Saint-Père pour travailler à la même fin (Hist. diplom., t. VI, p. 199 et 197). Voyez deux autres lettres, l'une du pape (8 juillet), l'autre de Frédéric (fin juillet) sur cette fuite à Gênes (ibid., p. 200 et 204). Frédéric ne veut pas encore paraître désespérer de la paix. Au mois d'août, il écrit à des cardinaux qu'il en laisse les conditions à leur arbitrage, sa dignité et celle de l'empire étant sauves (ibid., p. 222).

[26] Octobre 1244. Hist. diplom., t. VI, p. 236 ; cf. sa lettre à Richard de Cornouailles, son beau-frère (27 février 1245). Il est bien entendu que sans Grégoire IX et Innocent IV nul des malheurs qui affligeaient la Palestine ne serait arrivé ! (Ibid., p. 254.)

[27] Matthieu Paris, t. V, p. 31. — Notons que ce trait est de Matthieu Paris.

[28] Voyez sa lettre au pape, lettre que M. Huillard-Bréholles rapporte au mois de mars de cette année (Hist. diplom., t. VI, p. 266). Le mois précédent il avait écrit à saint Louis pour le complimenter du rétablissement de sa santé et aux grands d'Angleterre pour leur représenter la justice de sa cause, les prier à ne pas contribuer de leur argent en faveur du pape son rival et les exhorter à secouer le joug des Romains (ibid., p. 261 et 259). Le pape, par une lettre du 3 avril 1245, fait connaître au patriarche d'Antioche à quelles conditions il accepterait encore la paix avec Frédéric ; mais il fallait que la remise des prisonniers et la. restitution de la terre de l'Église eussent lieu avant le concile (ibid., p. 271). Il assigna l'empereur devant le concile par lettre du 18 avril (ibid., p. 270). Aux approches du concile, l'empereur revint de Pouille en grand appareil, emportant son trésor. Il envoya Taddée de Suesse à Lyon, prenant lui-même le chemin de Vérone (Chron. de rebus in Italia gestis, p. 195). Tout en chargeant Taddée de ses pouvoirs, il écrivit aux cardinaux, protestant contre le procès injuste que le pape lui faisait et en appelant à Dieu, au futur souverain pontife, au concile général, aux princes d'Allemagne et à tous les rois et princes de la terre (commencement de juin ; ibid., p. 276).

[29] Le pape le regardait déjà comme contumace. Dans sa lettre à l'évêque de Mayence, écrite dès le lendemain de l'ouverture du concile, il parle de Frédéric jadis empereur (Lettres curiales d'Innocent IV, an III, n° 29, citées par Huillard-Bréholles, Introduction, p. CCCLXVI.

[30] Hist. diplom. de Frédéric II, t. VI, p. 316 ; cf. Rinaldi, Ann. ecclés., 1245, art. 55, t. XXI, p. 334.

[31] Frédéric, qui, à l'approche du concile, était revenu du sud dans le nord de l'Italie, affectait de vouloir se rendre à l'invitation du pape. On le voit se diriger vers Parme, où il n'est pas reçu, aller à Vérone, puis à Crémone et marcher vers Pavie, faisant des chevaliers et tâchant de se faire des partisans, confirmant par exemple l'érection du marquisat d'Autriche en duché et presque aussitôt après l'érigeant en royaume (Hist. diplom., t. VI, p. 300). Si cet acte est authentique, toujours est-il qu'il ne reçut aucune consécration.

[32] Hist. diplom., t. VI, p. 318. Le concile de Lyon comptait trois patriarches, dix-huit archevêques, plus de cent vingt évêques, cinq chefs d'ordres, etc. Voy. Tillemont, t. III, p. 72.

[33] Labbe, Concil., t. XI, col. 640-645 ; Matthieu Paris, an 1245, p. 668-674 du texte latin, édit. Londres, 1640 ; t. VI, p. 86 et suiv. de la traduction ; Guillaume de Nangis, p. 349-351 ; cf. Huillard-Bréholles, Hist. diplom., t. VI, p. 319.