JEANNE D'ARC

 

TOME PREMIER

INTRODUCTION. — LA FRANCE ET L'ANGLETERRE.

 

 

Jamais la France ne fut plus en péril qu'au moment où parut Jeanne d'Arc.

L'Angleterre, jadis conquise par les Normands français, prenait à son tour possession de la France : c'étaient les représailles de la conquête, et le terme où semblait aboutir la longue rivalité qu'elle avait provoquée.

La rivalité des deux nations n'avait en effet pour principe aucune opposition naturelle soit des pays, soit des races. Les deux pays, voisins sans se toucher, se trouvaient, grâce au détroit, quand la mer n'était pas encore un sujet de querelle, exempts de ces conflits qui naissent le plus souvent de limites communes ; et les deux populations étaient sœurs : ce sont les mêmes races qui ont, à l'origine, peuplé la Gaule et la Bretagne. Toujours unies dans leurs destinées, elles avaient subi ensemble la conquête romaine, suivi les mêmes révolutions, figuré dans la même division de l'empire ; et à l'époque des invasions barbares, ce sont des races sœurs encore qui se les partagèrent. Que si la transformation des deux peuples se fit dans des conditions différentes, si les Francs se fondirent au sein des populations de la Gaule, tandis qu'en Bretagne les Anglo-Saxons prévalurent, ce changement dans le caractère des deux contrées n'altéra point leurs bons rapports. Egbert, roi de Wessex,. était dans l'alliance, on pourrait dire dans la clientèle de Charlemagne, et les deux pays s'envoyaient et s'empruntaient tour à tour l'un à l'autre leurs missionnaires ex leurs savants. Cette différence du langage qui devait rendre les communications plus difficiles, les relations moins étroites, semblait même à la veille de cesser, au moins dans les classes dominantes, lorsque l'Angleterre fut envahie par les Normands.

C'est alors que la rivalité commença.

L'occupation de l'Angleterre (1066) faisait au duc de Normandie une position menaçante pour le roi dont il relevait. Sans rien changer à sa condition de vassal, elle agrandissait considérablement son état ; elle le faisait sur le sol étranger l'égal de son suzerain de France, avec une supériorité de ressources qui, au moindre différend, le mettait en mesure de faire la loi, bien loin de la subir. La France, n'ayant pas su empêcher la m'agate, voulut en prévenir les résultats ; et tout l'effort de sa politique tendit à rompre entre l'Angleterre et la Normandie cette union qui la tenait elle-même en échecs poli, tique inaugurée par Philippe Ier lui-même en face de Guillaume le Conquérant, continuée avec plus de suite, mais sans plus de bonheur, par Louis VI contre Henri Ier, et qui, mal soutenue par Louis VII, confondue par l'heureuse fortune et l'habileté de Henri II son rival, fut reprise par Philippe Auguste contre Richard Cœur de Lion et surtout contre Jean sans Terre. Mais cette fois il ne s'agit pas seulement d'amener le partage des possessions anglaises entre les membres de la famille régnante. Le crime par lequel Jean s'est débarrassé de son neveu lui a suscité un prétendant bien autrement redoutables le roi, son suzerain, armé des droits de la justice. De là ces réunions au domaine, maintenues par Louis VIII, et que saint Louis aurait eu si bien le droit et le moyen d'accroître, grâce aux attaques imprudentes et aux agitations intérieures de l'Angleterre sous Henri III, s'il n'avait mieux aimé les affermir en les réduisant, par un excès de scrupule et de modération (1259).

Jusque-là la France a l'offensive. Malgré la disparité des ressources, elle attaque sa rivale, non-seulement sous Philippe Auguste, mais dès le règne de Philippe Ier, au temps du Conquérant, et sous Louis VII, lorsque Henri II réunit à l'Angleterre les domaines de la Normandie, de l'Anjou, de l'Aquitaine ; et les rois d'Angleterre ainsi provoqués ne vont guère au delà des nécessités de la défense, respectant jusque dans leur ennemi, leur suzerain. Mais la querelle va changer de face. Après la paix de saint Louis, les deux nations, détournées d'abord l'une de l'autre par les tendances diverses de leurs gouvernements, avaient été ramenées à la lutte, contre le gré d'Édouard Ier, par le génie remuant de Philippe le Bel : guerre moins funeste en elle-même que par le traité qui la termina (1299 et 1303) ; car pour sceller l'union des deux pays, il stipulait entre le fils d'Édouard et la fille de Philippe le Bel un mariage qui contenait en germe la guerre de Cent ans.

Dès ce moment les rôles sont changés : ce n'est plus la France qui, en vertu des droits de la suzeraineté, intervient dans les troubles de l'Angleterre pour arriver à la division ou à la confiscation de ses provinces continentales : c'est l'Angleterre qui revendique la France elle-même comme un héritage usurpé par la maison de Valois sur le petit-fils de Philippe le Bel, Édouard III. La querelle change donc d'objet et de caractère : il ne s'agit plus. de telle ou telle province, mais du royaume ; et la question, en cessant d'être féodale pour se faire dynastique, devient nationale : car la dynastie est le signe et la sauvegarde de l'indépendance du pays.

C'est à cette phase nouvelle de la rivalité des deux peuples que se rattache la mission de Jeanne d'Arc.

La guerre de Cent ans, qu'elle fut appelée à terminer, se partage en deux grandes périodes où les succès et les revers alternent pour l'Angleterre et pour la France. Dans la première, la France vaincue par Édouard III sous Philippe de Valois et sous Jean, se relève avec Charles V pendant la vieillesse d'Édouard et la minorité de Richard II son petit-fils. Dans la seconde, après un intervalle où se produit, d'une part, l'usurpation des Lancastre (Henri IV), de l'autre la rivalité des Armagnacs et des Bourguignons, la France, vaincue sous Charles VI par Henri V, se relèvera sous Charles VII contre fleuri VI. Mais de quel abîme elle se relève et par quelle grâce inespérée I Pour le faire entendre, signalons au moins les faits saillants de cette lament table histoire.

Rien à l'avènement des Valois (1328) ne présageait quelle sanglante époque cette maison allait marquer dans nos annales. Philippe VI, reconnu par les trois ordres de l'État, voyait tous les princes d'alentour saluer son élévation au trône, briguer même une place dans son cortège ; et son jeune rival, Édouard, devenu roi prématurément par le crime de sa mère, gouverné par elle et déconsidéré par la tutelle où il était retenu comme par les revers qui la déshonoraient, se trouvait réduit à venir faire hommage au prince dont il allait disputer la couronne. Mais tout change dès qu'il s'est affranchi de la triste solidarité du parricide, et bientôt !'on put voir ce qu'il y avait de faiblesse sous les brillants dehors du despotisme des rois de France, ce qu'il y avait de force pour les rois d'Angleterre, jusque dans le frein que la constitution leur imposait.

La guerre entamée d'abord par la Flandre et par la Bretagne, est bientôt portée au cœur même de la Franck. Édouard III débarque en Normandie : c'est la patrie de ses aïeux les conquérants de l'Angleterre. Mais, pour conquérir la France, il a besoin de l'aide des Anglais : la Normandie leur est livrée en proie par cet héritier de Guillaume le Bâtard. Une charte qu'il a trouvée à Caen, charte par laquelle Philippe VI octroyait au duc (Jean, son fils) et aux barons de Normandie une nouvelle conquête de l'Angles terre, est envoyée en Angleterre, publiée dans toutes les paroisses, comme pour reporter sur les nouveaux Normands tout l'odieux attaché en Angleterre au nom de leurs ancêtres, et confondre les vieilles inimitiés en une haine commune contre la France. Dès ce moment, c'est bien le peuple anglais qui soutient la lutte avec Édouard, et l'on suit quel en fut le résultat : la bataille de Crécy (1346), c'est-à-dire, le triomphe d'une armée mercenaire, mais nationale ; sur l'armée féodale ; et la prise de Calais (1347), qui donnait à l'Angleterre une porte ouverte en France[1].

Tandis qu'Édouard, en ménageant les Anglais pour obtenir leur libre concours, avait su les intéresser à la guerre, même lorsque cette guerre était toute de conquête, le roi de France, grâce aux déplorables facilités de son droit absolu, trouvant bon tout moyen de se créer des ressources, les confiscations, les altérations de monnaie, avait épuisé le pays et le décourageait, même quand il s'agissait de défense nationale. Ce fut bien pis encore sous le roi Jean : il en vint à s'aliéner non-seulement le peuple par ses exactions, mais jusqu'à la noblesse par ses violences ; et la guerre fut marquée par une défaite bien plus fatale encore : la bataille de Poitiers (1356), qui donna au vainqueur non pas une ville, mais le roi, c'est-à-dire, comme un gage du royaume. La France fit alors »la triste expérience d'un pouvoir qui ne conne rien, qui n'a rien ménagé hors de soi. Il tombe, et rien n'est prêt pour y suppléer. Au lieu du parlement dont la royauté anglaise peut s'appuyer dans le péril, l'héritier du pouvoir en France est en présence des États généraux, où fermentent tous les ressentiments de la nation. Au lieu d'un concours, c'est la lutte qu'il y trouve ; et ce grand mouvement national provoqué par l'excès du mal, aboutit à l'insurrection de la commune dans Paris, au soulèvement des Jacques dans les campagnes. C'est dans ces conditions que le dauphin, ayant vaincu et Marcel et les Jacques, prit le parti, ne pouvant vaincre les Anglais de la même sorte, de traiter avec eux (Brétigny, 1360) : déplorable traité commandé par les circonstances, mais qui ne sauvait la couronne qu'au prix de la moitié de la France, laissée en toute souveraineté au roi d'Angleterre.

Une chose qui fait pardonner au dauphin le traité de Brétigny, c'est que, roi, il sut en réparer les conséquences. Sans rendre le pouvoir royal moins absolu, il le fit plus populaire par la réforme de l'administration, par l'éloignement des Compagnies qui entretenaient jusque dans la paix tous les maux de la guerre, et bientôt par une guerre qui, mettant à profit les fautes du gouvernement anglais, sut lui reprendre plusieurs de nos provinces.

Mais ce retour de fortune fut cruellement compensé sous le règne suivant.

Les deux pays, après Édouard III et Charles V, avaient subi des vicissitudes analogues : de part et d'autre une minorité, des tiraillements, causés par les vues ambitieuses des oncles du roi, et des excès qui provoquèrent également des mouvements populaires : Wat Tyler en Angleterre, et en France les Maillotins. Seulement, en Angleterre, le roi, devenu majeur, prit en main le pouvoir ; et quand son autorité eut dégénéré en tyrannie, une révolution porta au trône une branche intéressée à relever son usurpation par des victoires. En France, à la minorité du roi succéda bientôt sa folie, c'est-à-dire le gouvernement des proches sans responsabilité, des rivalités de pouvoir sans frein ; et, pour conséquence, une guerre civile qui préparera le triomphe de la guerre étrangère.

La révolution qui renversa Richard II au profit d'Henri IV, ne rompit point immédiatement la paix que Richard avait conclue avec la France. Henri IV n'en eut pas le loisir : il avait à réprimer à l'intérieur les mouvements. excités au nom du prince qu'il avait mis à mort, ou des réformes qu'il n'avait pas accomplies ; mais, au prix de cette lutte, son fils Henri V se trouva libre de tirer parti des troubles de la France. La France était plongée, tout à la fois, et dans le schisme et dans l'anarchie : le schisme fomenté par elle depuis que la papauté s'était soustraite à la captivité d'Avignon ; l'anarchie née de la rivalité des ducs d'Orléans et de Bourgogne. Le duc de Bourgogne Jean-sans-Peur, après avoir tué le duc d'Orléans et triomphé insolemment de son assassinat, se trouvait n'avoir vaincu que pour devenir à Paris l'homme des Bouchers ; et il y tombait avec eux, laissant la place au parti de son rival, devenu, par une alliance avec les hommes du Midi, le parti des Armagnacs. Entre les deux partis, les Anglais avaient le choix des alliances, et Henri IV avait soutenu tour à tour le duc de Bourgogne et le jeune duc d'Orléans. Henri V, mis comme son père en demeure de choisir ; prit pour ennemi celui qui était au pouvoir ; n'était se rouvrir la voie des conquêtes, et donner a cette guerre d'ambition les dehors d'une guerre sainte, en attaquant les derniers fauteurs de la papauté schismatique.

La prise d'Harfleur, un autre Calais, un Calais aux bouches de la Seine, ouvrant la France à l'Angleterre, fermant la mer à Rouen, à Paris ; la journée d'Azincourt (1415), répétition sanglante des journées de Crécy et de Poitiers, tels furent les débuts de la guerre, et la suite y répondit. Henri V, à son retour de Londres, où il est allé mettre en sûreté ses prisonniers (parmi eux les ducs d'Orléans et de Bourbon), trouve les villes presque sans défense (1417) : toutes les garnisons en ont été rappelées pour la lutte des Armagnacs contre les Bourguignons. Caen, Bayeux, etc., sont réduits à capituler ; la Bretagne, l'Anjou, sollicitent du vainqueur des traités de neutralité, tels qu'il en a déjà avec la Flandre. Ainsi couvert sur ses flancs, il peut avancer en toute liberté, divisant son armée pour accomplir, au milieu de la terreur universelle, plus de siégea en même temps. La chute des Armagnacs, la rentrée du duc de Bourgogne à Paris, n'arrêtent pas ses progrès en Normandie. Rouen succombe : c'est au duc de Bourgogne, à son tour, d'en répondre à la France[2].

La prise de Rouen avait excité la plus vive émotion. Un cri s'élève de partout, qui commande la fin des luttes civiles. Les partis font trêve. Le duc de Bourgogne, ayant le roi, aurait été jusqu'à la paix, et le dauphin, qui était avec les Armagnacs, n'y répugnait pas : il n'avait point de grief personnel contre le duc ; et il avait tout intérêt, comme héritier du trône, à s'assurer de son concours. Mais la paix ne se pouvait pas faire entre eux sans supprimer toute l'importance des Armagnacs. Ce furent ces perfides conseillers qui préparèrent et accomplirent, au nom du dauphin, le guet-apens du pont, de Montereau (1419).

Le meurtre du duc de Bourgogne, à Montereau, vengeait le meurtre du duc d'Orléans ; mais cette vengeance était un assassinat, et ce nouveau crime, loin de rien réparer, devait mettre plus bas encore et le dauphin et la France. Les Parisiens se déclarèrent contre les meurtriers ; Philippe le Bon, fils de Jean-sans-Peur, ne pouvait pas faire défaut à son parti. Il vint, résolu de venger son père, mais par les Anglais, et, par conséquent, aux dépens de la France. Une conférence fut tenue à Arras, et l'on y fixa les bases de la paix, qui fut signée à Troyes (1420).

Le traité de Troyes semblait être la conclusion définitive de la lutte qui avait si longtemps divisé la France et l'Angleterre. Il donnait pour bases à la paix l'union permanente des deux pays sous un même roi, la fusion des deux familles royales en une seule famille. Le dauphin était proscrit, il est vrai ; c'était le salaire du crime de Montereau. Mais la fille de Charles VI épousait Henri V ; elle partageait avec lui le trône d'Angleterre en attendant le trône de France : et c'était à leurs descendants qu'était assurée la possession des deux royaumes. Tout le monde, hormis le dauphin, paraissait gagner à cet arrangement : le duc de Bourgogne était vengé, Charles VI gardait sa couronne, et la France y trouvait l'assurance de voir se rétablir un jour l'union de ses provinces. Jamais paix avait-elle tant donné aux vaincus ? Mais le vainqueur n'y perdait rien que l'odieux même de la victoire. La conquête, se voilant sous les apparences d'un bon accord,, y trouvait le moyen de s'affermir et de s'étendre. Que si, pour porter la couronne, Henri V devait attendre la mort de Charles VI, il n'attendait rien pour en exercer tous les droits. Il devait gouverner à la' place du roi malade, et poursuivre en son nom, avec les ressources des deux couronnes, la guerre contre le dauphin et les Armagnacs, Charles VI semblait ne plus vivre que pour couvrir cette intrusion et le faire mieux agréer de la France.

Disons-le donc : jamais la France ne fut si bas dans l'histoire qu'à l'époque du traité de Troyes. Ce traité, sous prétexte d'Unir les deux pays, abandonnait en une fois à l'Angleterre, non pas seulement ce qu'elle avait conquis, mais ce qui lui restait à conquérir. Le vainqueur voulait bien n'être que l'héritier du vaincu, et promettait de lui laisser, sa vie durant, les ornements de la royauté, un état honorable, la résidence en son royaume ; mais au fond il était roi déjà ayant la capitale et tous les grands instruments du pouvoir. La France, livrée par tous ceux qui la devaient défendre, le roi, les princes, les États généraux, le Parlement, l'Université, n'avait de refuge pour sa nationalité qu'auprès d'un prince déshérité par son père comme assassin, et dans le camp plus que jamais odieux des Armagnacs. C'est là qu'Henri V comptait lui porter bientôt le dernier coup lorsqu'il mourut, et Charles VI après lui (1422).

La mort d'Henri V préservait le dauphin d'une perte immédiate, sans le sauver pourtant.

Henri VI, proclamé roi de France après la mort de Charles VI, était un enfant de dix mois, et une telle minorité convenait peu à de si grandes affaires ; mais Henri V avait sagement pourvu à la régence. De ses deux frères, il avait désigné le plus jeune, Glocester, pour l'Angleterre ; l'aîné, Bedford, le plus capable, pour la France : et cet arrangement avait été maintenu au fond, avec un changement dans les titres, propre à calmer les susceptibilités du parlement anglais. Désigner l'aîné des princes pour la France, n'était-ce pas donner à la France le pas sur l'Angleterre ? Bedford fut nommé régent des deux royaumes, Glocester, son lieutenant en Angleterre ; et de cette façon, le plus habile restait toujours où était le danger.

Le dauphin avait été proclamé aussi à la mort de Charles VI, sous le nom de Charles VII, et il était, lui, en âge de régner. Mais la légèreté de son caractère, son goût pour les plaisirs ; le détournaient des soins les plus indispensables : n'avoit point cher la guerre s'il s'en eût pu passer. La conduite des affaires restait donc à ceux qui l'entouraient : or c'étaient les plus fougueux des Armagnacs, des hommes qui n'avaient rien à attendre du parti contraire ; qui, pour s'en mieux garder, n'avaient pas craint de se faire une barrière de l'assassinat : Tannegui du Chastel, Louvet ; et, après eux, des étrangers : le connétable de Buchan, Douglas, Narbonne ; ou bien encore, parmi les meilleurs, quelques hardis chefs de bande, Xaintrailles, La Hire : La Hire qui jurait que Dieu le Père, s'il se faisait gendarme, se ferait pillard, et qui, en raison de cette confraternité, s'écriait en son gascon, avant de se jeter dans la bataille : Dieu, je te prie que tu fasses aujourd'hui pour La Hire autant que tu voudrois que La Hire fît pour toi, s'il étoit Dieu et que tu fusses La Hire ![3]

Tout l'avantage demeurait donc au jeune Henri VI. Avec les ressources de l'Angleterre et ce qu'elle avait directement conquis en France, il avait ce que lui donnait dans le royaume le parti du duc de Bourgogne, c'est-à-dire presque tout le Nord ; il avait Paris et tous les grands corps de l'État, et ses alliances venaient encore de s'affermir et de s'étendre. Dans une conférence tenue par Bedford, à Amiens, le duc de Bretagne et son frère Richemont s'étaient rencontrés avec le duc de Bourgogne ; et un double mariage resserrait par des liens de famille l'union des pays : le duc de Bourgogne donnait une de ses sœurs à Richemont et une aube à Bedford. Charles VII retenait en général les provinces du centre et du midi, les apanages des princes faits prisonniers à Azincourt, et ce que pouvaient mettre à sa disposition les maisons d'Anjou et d'Alençon, les comtes d'Albret et d'Armagnac. Il avait réuni ses États généraux à Bourges ; il s'était fait, des conseillers de Paris restés fidèles à sa cause, une ombre de parlement à Poitiers. Mais sa détresse était extrême. Les troupes, composées en partie d'Écossais et de Lombards (les Écossais par haine de l'Angleterre ; les Lombards par attachement au fils de Valentine de Milan, et tous un peu par amour de la solde ou du pillage), donnaient à sa cause un air que la présence des Gascons d'Armagnac ne rendait pas beaucoup plus national ; et la manière d'agir de cette armée. faisait bien plus douter encore qu'elle fut française : car il lui fallait vivre, et Charles VII n'ayant pas de quoi l'entretenir, elle vivait aux dépens du pays. On avait donc tout à gagner en l'envoyant en pays ennemi, et l'on chercha, par son moyen, à se rouvrir les voies de communication avec les villes demeurées fidèles en Champagne et en Picardie. Mais des deux côtés on échoua. En Champagne, on se fit battre en voulant reprendre Crevant aux Bourguignons ; en Picardie, on laissa le Crotoy tomber aux mains des Anglais[4].

Heureusement pour la France, Henri VI avait pour oncle non pas seulement Bedford, mais aussi Glocester ; et, tandis que le premier faisait tout pour se mieux assurer l'alliance du duc de Bourgogne, l'autre faillit la rompre. Il décidait Jacqueline de Hainaut à répudier le duc de Brabant, cousin de Philippe le Bon, pour l'épouser lui-même, froissant par là le duc de Bourgogne dans ses intérêts les plus chers ; car Jacqueline, par son divorce, rompait les liens de famille qui l'attachaient à ce prince, et par son nouveau mariage elle lui enlevait l'espoir d'une succession qui semblait infaillible, tant qu'elle aurait eu pour mari le valétudinaire duc de Brabant. Cette querelle, qui absorbait justement toute l'attention de Bedford, donna quelque répit à Charles VII il continuait donc sa petite guerre, mais parmi des tiraillements qui la pouvaient rendre encore dangereuse. Ses généraux, jaloux l'un de l'autre, n'avaient pu s'entendre qu'en mettant à leur tête le duc d'Alençon, un prince de quinze ans. Il fut battu et pris à Verneuil ; le connétable de Buchan, Douglas, Narbonne, et presque tous les Écossais demeurèrent sur le champ de bataille[5].

Ainsi rien ne réussissait à Charles VII. Dans cette lutte où l'Angleterre n'avait pu rentrer encore avec toutes ses forces, il avait tenté deux coups un peu plus décisifs, à Crevant, à Verneuil ; et il avait été battu. Tout n'était point perdu encore, grâce à la diversion du Hainaut, Glocester, ayant épousé Jacqueline, voulait entre en possession de ses États. Qu'eût-il gagné à prendre là femme sans la dot ? Mais c'étai ce que le duc de Bourgogne était le moins disposé à laisser prendre. La lutte était imminente : le duc de Bourgogne avait reçu de Glocester un défi ; et beaucoup d'autres, Richemont, par exemple, se trouvaient fort mal de leurs nouveaux alliés, Pour que ceux qui se voulaient éloigner des Anglais vinssent à Charles VII, que fallait-il ? Il fallait qu'ils ne trouvassent plus auprès de lui ces chefs armagnacs en qui ils voyaient des ennemis personnels, C'est ce que comprit une femme de grand sens, qui savait dominer Charles VII pat l'autorité de sa position comme par l'ascendant de son esprit, la reine de Sicile Yolande d'Aragon, veuve de Louis II d'Anjou et mère de la jeune reine de France. Ce fut par ses conseils qu'il offrit l'épée de connétable à Richemont. Richemont, frère du duc de Bretagne et beau-frère du duc de Bourgogne pouvait devenir un lien entre le roi et ses deux princes. Les chefs armagnacs ne tentèrent point de retenir un pouvoir qui leur échappait, et le principal, Tannegui du Chastel, couvrit au moins sa retraite d'une noble parole : Que jà à Dieu ne plût, que pour lui demeurât à faire un si grand bien, comme. la paix entre le roi et Monseigneur de Bourgogne[6].

Cette petite révolution de palais pouvait tout changer dans la France. Si les Anglais avaient officiellement pour eux les corps de l'État, ils n'avaient jamais eu la nation. Les haines des partis avaient pu seules comprimer les répugnances populaires. Mais l'équilibre commençait à se rompre à leur détriment ; les seigneurs s'irritaient de leur morgue, les villes de leurs exigences. Paris, d'abord, avait bien eu pour les recevoir ses réjouissances accoutumées ; mais maintenant on y murmurait de tout : les mesures les mieux justifiées étaient mal accueillies venant d'eux. Le journal de cet universitaire qu'on appelle le Bourgeois de Paris est l'écho fidèle de ces plaintes : que les Anglais viennent ou s'en aillent, il a toujours quelque chose à dire sur ce qu'ils gâtent en venant ou volent en repartant. Et le pays tout entier, qui subissait leur domination, accusait leur impuissance. Le brigandage avait pris possession des campagnes ; le brigandage était devenu la forme commune de la guerre. Les champs n'offrant plus rien, on prenait les hommes : on les entassait jusqu'à cent et deux cents dans les caveaux des tours, pour les contraindre par des tortures de toutes sortes à se racheter en livrant leur argent. Et ces excès se continuaient là même où la guerre ne s'étendait plus. C'est surtout dans les provinces soumises aux Anglais, que ces brigands (brigandi) avaient élu domicile, vivant aux dépens des vaincus ; et aussi au mépris des vainqueurs : et c'est aux nouveaux maîtres qu'on s'en prenait partout. À ces périls nés de la position faite aux Anglais en France par la conquête, ajoutez ceux dont Bedford n'avait pu prévenir les causes parmi les siens, les querelles de Glocester avec le duc, de Bourgogne sur le continent, avec le cardinal de Winchester, son oncle, en Angleterre.

La situation prenait donc, par contrecoup, un caractère moins fâcheux pour Charles VII. L'épée de connétable donnée à Richemont était un gagé 'de réconciliation pour tous : aller à Richemont, c'était un premier pas vers le duc de Bourgogne son beau-frère, au moment où l'ambition de Glocester l'éloignait de Bedford. Quelle meilleure occasion de le ramener au roi, et avec lui, on le peut dire, tout le reste de la France ? Mais cet espoir fut trompé : Richemont, fier du concours qui se faisait autour de lui, ne garda plus de mesure et se rendit odieux par son despotisme. Trop rude pour mener le jeune roi par lui-même, il avait imaginé de le conduire par des favoris 'que le prince acceptait de sa main ; mais ces hommes même ne songeaient à user de la faveur du roi que pour secouer le joug du connétable. Ces intrigues dominèrent toute autre chose : elles faisaient avorter les campagnes ; et en somme l'œuvre de Richemont se réduisit à faire tuer deux de ces favoris (Giac et Beaulieu) et à se faire chasser par le troisième (La Trémouille)[7].

Le gouvernement revenait donc aux Armagnacs plus d'espoir, ni du côté de la Bretagne, ni du côté de la Bourgogne ; et, pendant que ces fautes se commettaient à la cour de Charles VII, Bedford avait pourvu de son côté aux dangers les plus pressants. Il avait mis un terme aux fatales querelles de Glocester avec Winchester, en détournant ailleurs l'ambition du cardinal ; avec le duc de Bourgogne, en dissipant toutes les craintes que les vues de Glocester lui avaient causées. Le mariage de ce prince et de Jacqueline avait été cassé par le pape ; bien plus, le duc de Brabant, le mari légitime, étant mort, Glocester n'avait pas même songé à renouer l'union rompue, et il avait laissé Jacqueline et le comté de Hainaut pour épouser sa maîtresse. Le duc de Bourgogne, un instant incertain, le duc de Bretagne, un instant ennemi, étaient ramenés à l'alliance anglaise, et Charles VII restait seul avec son triste entourage. C'était pour Bedford le moment de reprendre enfin l'œuvre interrompue de Henri V : il fallait frapper un grand coup, passer la Loire, et ne plus laisser même à Charles VII le triste nom de roi de Bourges. Salisbury, substitué à Warwick dans le commandement des armées, fut chargé d'assiéger Orléans.

La ville d'Orléans formait une sorte de carré long, comprenant à l'est et pour la plus grande partie l' ancienne ville romaine ; à l'ouest, l'ancien bourg d'Avignon (Avenum), joint à la ville en 1345 par Philippe de Valois. Le plus grand côté, au sud, longeait la Loire sur une étendue d'environ mille mètres ; le côté parallèle, au nord, ne dépassait pas une ligne que l'on pourrait tracer de la place actuelle du Martroi aux dépendances de l'Évêché, Les deux autres descendaient de ces points vers le fleuve, celui de l'est, en ligne droite : c'était le côté de l'enceinte romaine ; celui de l'ouest, par une ligne plus courbe qui enveloppait l'église Saint-Paul : c'était le côté du bourg d'Avignon. La ville était donc loin d'atteindre aux limites qu'elle a aujourd'hui, mais la population s'y acheminait déjà par des faubourgs les plus beaux du royaume, qui se prolongeaient à l'issue des portes (porte de Bourgogne à l'est ; portes Parisis et Bernier au nord ; porte Renard à l'ouest). Devant la portes du sud, un pont de dix-neuf arches, qui s'appuyait vers le tiers de sa longueur sur une Île aujourd'hui supprimée (motte Saint-Antoine et motte des Poissonniers), menait à la rive gauche de la Loire, où s'élevaient le grand couvent des Augustins, et, au-delà un nouveau faubourg, dit Portereau Saint-Marceau[8].

Réduit à son enceinte, Orléans faisait encore une immense tête de pont au passage de la Loire. Ses murs, qui, pour les trois quarts de leur étendue, reposaient sur les fondements romains, épais de deux mètres, hauts de six et même de dix au-dessus du niveau de la plaine, étaient bordés d'un fossé large de treize mètres, profond de six, et flanqués de tours à trois. étages, qui dominaient la muraille et faisaient une saillie de dix mètres au moins dans les fossés de la place. Les portes, resserrées chacune entre deux de ces tours, étaient en outre défendues par des boulevards, ouvrages en terre de forme carrée, entourés d'un fossé et d'une forte palissade. Le pont, sur la rive gauche, avait une défense de même sorte : c'était d'abord un pavillon élevé sur la culée même du pont, et séparé de la rive par un fossé qu'alimentaient les eaux de la Loire (on le nommait, des deux tours dont il était flanqué, les Tourelles ou Tournelles) ; et au delà du fossé, un vaste boulevard qui en couvrait les approches et qu'on appelait le boulevard des Tourelles. Cette forteresse, jointe à la ville, mais séparée d'elle par un pont d'une telle longueur, était bien aventurée. Pour y suppléer, au besoin, on avait, dès 1417, aux premières apparitions des Anglais dans le pays, élevé une autre bastille à l'endroit où le pont s'appuyait sur l'île de la Loire : la bastille Saint-Antoine[9].

De part et d'autre on n'avait rien négligé pour donner plus de vigueur à l'attaque ou à la défense. Salisbury, avant d'approcher de la place, avait voulu s'en assurer la route et les abords. Il avait pris sur la route, par capitulation ou par force, Rambouillet, Rochefort, le Puiset, Thoury, Janville ; et il réduisit de la même sorte les alentours d'Orléans : sur la basse Loire, Meun et Baugency ; sur la haute Loire, Jargeau et Châteauneuf. C'est alors que, maître du fleuve au-dessus et au-dessous d'Orléans, il fit une première démonstration contré la ville. Il passa le fleuve, prit Olivet à une lieue d'Orléans, et envoya quelques coureurs jusqu'aux premières barrières de la place[10].

Les Orléanais tinrent compte de l'avertissement. Ils avaient, par des contributions volontaires, pourvu la ville d'armes et de vivres. Ils tirèrent de leurs magasins tous les engins qui se plaçaient aux murailles en cas de siège, pour en protéger les défenseurs ou repousser les assaillants : mantelets mobiles faisant parapets, bombardes et canons (on en compta soixante et onze pendant le siège) ; ils mirent en bon état leurs tours, leurs boulevards, leurs barrières. Un privilège (c'en était un dans ces temps de désordre) confiait exclusivement aux habitants la garde de leur ville ; mais c'était le royaume tout entier qu'il y fallait défendre. En ces conjonctures ils n'hésitèrent point à s'adjoindre tous ceux qui les y pouvaient aider ; et en même temps que plusieurs villes (Bourges, Poitiers, la Rochelle) leur envoyaient des secours en vivres et en munitions, ils ouvraient leurs portes à quiconque voulut bien partager leur fortune. Ils avaient à leur tête, comme bailli du duc d'Orléans, un vieux chevalier, Raoul de Gaucourt, qui avait combattu à Nicopolis en 1396, et vaillamment défendu Harfleur contre les Anglais en 1415. Vaincu alors et retenu pendant treize ans dans leurs prisons, il en sortait avec le désir de prendre sur eux une éclatante revanche[11].

La prise d'Olivet, la reconnaissance poussée jusqu'aux Tourelles, avaient démasqué les vues de l'ennemi. Il voulait prendre le pont d'Orléans, non pour passer la Loire, mais pour bloquer la ville ; c'est au delà de la Loire qu'il voulait s'établir pour la tenir en échec : tentative téméraire si Charles VII avait eu une armée capable de le combattre ; mais rien ne semblait à redouter du roi. Le 12 octobre, Salisbury, ayant passé la Loire, vint donc se loger au Portereau, devant le pont. À son approche, les Orléanais en avaient détruit les maisons ; ils avaient en même temps mis le feu au couvent des Augustins, ne pouvant l'occuper et ne voulant pas laisser à l'ennemi une position si forte en face des Tourelles. Mais ils ne purent tellement le détruire, que l'ennemi ne trouvât moyen d'en relever les ruines ; et en même temps que ses batteries, établies derrière la jetée de la Loire, lançaient des pierres de plus de cent livres sur la ville et détruisaient les moulins qu'elle avait sur le fleuve, de cette bastille improvisée il attaquait le boulevard des Tourelles par la mine comme par le canon[12].

Le 21 octobre il lui donna l'assaut ; mais tout Orléans s'était disputé l'honneur de le défendre. Les femmes même y étaient accourues, apportant des cendres brillantes, de la chaux vive, de l'eau chaude et de la graisse fondue pour en couvrir les assaillants ; et plusieurs s'armaient de lances pour les rejeter dans le fossé. Après un combat de quatre heures, les Anglais se retirèrent pour recommencer leur travail de mine. ils le poussèrent rapidement, malgré les contre-mines : et déjà le boulevard ne reposait plus que sur les étais des mineurs ; pour le faire crouler, il ne s'agissait que d'y mettre la feu (c'était encore, malgré l'usage de la poudre, la seule manière de faire jouer la mine), quand les Orléanais prirent le parti de l'abandonner. Ils avaient, on l'a vu, au delà des Tourelles, une bastille qui fermait le pont vers la sixième arche à partir de la rive droite : la bastille Saint-Antoine. Dès la veille, prévoyant la nécessité de la retraite, ils avaient construit vers la onzième arche, près de l'endroit où s'élevait une croix, un boulevard en charpente, qui servit d'avant-poste, le boulevard de la Belle-Croix : ils rompirent une arche entre le boulevard et la bastille, ne les rejoignant que par un pont volant, afin que les communications de l'un à l'autre pussent être maintenues ou supprimées selon les besoins de la défense. Alors, mettant le feu aux palissades du boulevard menacé, ils se retirèrent dans les Tourelles, dont ils levèrent le pont ; et des Tourelles, trop ébranlées elles-mêmes par le canon, et trop découvertes après la perte de leur boulevard pour qu'on y pût tenir encore, dans le boulevard nouveau et dans la bastille destinés à y suppléer[13].

Salisbury prit les Tourelles et n'alla point au delà : car ce n'était point par ce chemin qu'il comptait entrer dans Orléans. Comment supposer en effet que les Anglais, maltes du nord de la Loire, fussent allés, pour prendre la ville, s'établir au sud, ayant à dos toutes les forces des Français ? Comment admettre qu'ayant par le nord toute liberté d'attaquer directement ses murailles, ils eussent entrepris d'ouvrir la brèche par-dessus la rivière, sans autre moyen d'y arriver qu'en forçant un pont parfaitement défendu ? Ce que voulait Salisbury, c'était d'occuper la tête du pont, pour ôter à Orléans toute communication avec ces provinces du Midi où était son espérance. Aussi, pour s'y mieux garder, fit-il rompre les deux premières arches attenantes aux Tourelles. Le midi ainsi fermé, il semblait difficile que la ville pût résister longtemps quand on viendrait en force l'attaquer par le nord. Avant de s'éloigner, le soir même de la prise des Tourelles, Salisbury monta au deuxième étage de la forteresse, et il examinait l'enceinte de la places quand un éclat de boulet le frappa au visage, et le renversa blessé à mort auprès d'un chevalier tué du même coup. Les Anglais l'emportèrent à Meun en secret, mais non pas de telle sorte que la nouvelle n'en vint à Orléans. Elle s'y répandit avec des circonstances merveilleuses : on disait que Glansdale, nommé par Salisbury capitaine des Tourelles, lui en faisait les honneurs et lui montrait Orléans de la fenêtre, disant : Monseigneur, regardez ici votre ville ; vous la voyez d'ici bien à plein. Salisbury regarda et reçut le coup dans L'attaque était suspendue après la rude affaire de cette journée ; les canonniers étaient allés dîner : c'était un enfant qui, rôdant sur les remparts et voyant une pièce abandonnée, avait eu l'idée d'y mettre le feu. Jamais coup visé n'atteignit mieux le but[14].

Salisbury mourut au bout de trois jours, recommandant à ses capitaines de ne point abandonner l'entreprise. Mais les Orléanais venaient de recevoir des renforts. Le lendemain de la perte des Tourelles, le bâtard d'Orléans (Dunois), le maréchal de Boussac, le Lombard Valperga, Chabannes, La Hire, étaient venus, avec huit cents hommes environ, s'associer aux périls de la place. Les Anglais, sans renoncer à l'attaque, jugèrent prudent de la suspendre. Ils achevèrent de mettre en bon état les Tourelles et leur boulevard, et la nouvelle bastille des Augustins. Ils y laissèrent cinq cents hommes sous la conduite de W. Glansdale, officier de second ordre, à ne voir que l'origine, mais qui ne le cédait à personne en habileté, en courage et en haine des Français. Il jurait, dit-on, qu'à son entrée dans Orléans, il y tuerait tout, hommes et femmes. Les autres se retirèrent dans leurs cantonnements, sur la haute et sur la basse Loire, à Meun et à Jargeau, attendant, pour reprendre le siège dans sa vraie direction, un nouveau chef et des renforts de Paris[15].

Le Orléanais, ne se faisant pas illusion sur leur retraite, s'apprêtèrent à les recevoir par où ils devaient venir ; et ils sacrifièrent leurs beaux faubourgs de la rive droite comme ils avaient fait les maisons du Portereau : couvents, églises, tout fut détruit comme autant de places d'armes où l'ennemi n'eût pas manqué de s'établir. En attendant, des deux côtés de la rivière on échangeait des coups de canon. Les Anglais des Tourelles, ravitaillés le 1er décembre par Talbot et Scales, rouvrirent le feu avec plus de vigueur : munis de pièces de fort calibre, ils lançaient des boulets de pierre de 164 livres jusqu'au cœur de la ville. Les Orléanais firent si bien, qu'ils purent, même à cet égard, leur tenir tête : ils fondirent une bombarde dont les boulets pesaient 120 livres, et qui, avec deux autres canons de grosseur inusitée, appelés, l'un, Montargis, à cause de son origine, l'autre, Rifflard, à cause de ses prouesses, répondaient avantageusement, du pied des murailles, au feu des Anglais. D'autres pièces, beaucoup moindres d'ailleurs, n'en faisaient pas moins bien leur office : un coup, tiré du boulevard de la Belle-Croix contre les Tourelles, en abattit le toit, qui écrasa six hommes dans sa chute[16].

Ce boulevard de la Belle-Croix, par sa position comme par l'audace de ses défenseurs, incommodait tout particulièrement les Anglais. Un jour ils tentèrent de le surprendre ; mais on y faisait trop bonne garde. Là s'était établi de préférence un Lorrain, nommé maitre Jean, qui manœuvrait un de ces canons longs et légers appelés coulevrines ; et nul, lui présent, ne se montrait impunément à découvert aux meurtrières des Tourelles. Les Anglais le connaissaient bien ; ils auraient donné beaucoup pour en être quittes, et parfois maitre Jean leur procurait le plaisir de croire que leurs vœux étaient exaucés ; il se laissait choir comme s'il eût été frappé lui-même, et on l'emportait à la ville ; mais il revenait bientôt à l'embuscade, et de nouveaux coups prouvaient aux Anglais que mettre Jean n'était pas mort[17].

Tout cela n'était qu'un prélude.

L'avant-dernier jour de l'année, les Anglais se montrèrent enfin sur la rive droite, pour commencer le vrai siège d'Orléans. Talbot et Suffolk, donnés pour successeurs à Salisbury, ayant avec eux John Pole, frère de Suffolk, Scales, Lancelot de Lisle et les plus braves chevaliers d'Angleterre, vinrent à la tête de 2500 hommes, et s'établirent, non sans une vive résistance, sur les ruines de l'église de Saint-Laurent, à l'ouest. d'Orléans, près des bords de la Loire, où ils se fortifièrent. Pour se relier au corps qui occupait sur la rive opposée les Tourelles et la bastille des Augustins, ils firent construire, dans une fie de la Loire et de l'autre côté du fleuve, deux boulevards formés de fascines et de terre : le boulevard Charlemagne, ainsi appelé de aujourd'hui supprimée, où il était bâti, un peu au-dessous d'Orléans, et le boulevard du champ Saint-Privé, non loin de l'église de ce nom, mais plus près de la Loire ; et d'autre part, ils étendaient leur front d'attaque vers le nord, en élevant successivement le boulevard de la Croix-Boissée, en face de la porte Renard (à l'ouest), et la bastille, entre Saint-Ladre et Saint-Pouair, en face de la porte Bannier (au nord), sur l'emplacement actuel de la porte du même nom, 1200 hommes, amenés le 16 janvier par Falstolf, leur avaient permis d'étendre ainsi leur ligne[18].

En somme, leur position était loin d'être dominante. 800 hommes, qui ne pouvaient que garder les Tourelles ou faire la patrouille sur les bords de la Loire, et 3700 hommes en bataille, ce n'était pas de quoi s'emparer d'une ville comme Orléans ; et on ne s'expliquerait pas cette disproportion entre les moyens et le but, si on ne tenait compte de la nécessité où les Anglais se voyaient d'éparpiller leurs forces, à mesure qu'ils étendaient leurs conquêtes : car rien n'était à eux que ce qu'ils occupaient en effet. La ville, de son côté, n'avait point reçu du dehors les renforts que réclamait son importance. Elle avait peut-être 400 hommes de garnison avant les premières attaques des Anglais ; elle en avait reçu un millier depuis, de telle sorte que sa principale force était toujours dans la bourgeoisie, qui, en évaluant la population à 30.000 âmes, pouvait présenter sous les armes environ 5000 hommes, distribués par corps de métier, et se partageant la défense des portes et des tours[19].

C'est avec ces combattants, et ce fut principalement entre les bastilles de la rive droite et la partie correspondante des murailles, que s'établit la lutte. Chaque jour il y avait quelque alerte, soit que les Anglais assaillissent la ville, soit que les défenseurs d'Orléans se portassent aux boulevards ennemis ; car les Orléanais, assiégés chez eux, étaient assiégeants à l'égard des. bastilles anglaises, et ils prenaient même l'offensive plus souvent que les autres. Il semblait que les Anglais, trop peu nombreux encore pour tenter de pénétrer dans la ville, voulussent en lasser les habitants avant de l'envahir ; et leurs canons servaient moins à faire brèche aux murailles qu'à lancer à toute volée leurs boulets sur les maisons des bourgeois. Mais les Orléanais ne s'en émouvaient guère, et le Journal du siège, fidèle écho de la voix publique, s'amuse à raconter les bizarre ries du canon. Quelquefois la lutte générale faisait place à des combats singuliers : deux contre deux, six contre six, ou bien à des combats de pages. D'autres fois aussi, il y avait des trêves, mais elles étaient courtes, et il ne fallait pas s'attarder : Lancelot de Lisle, un des principaux chefs anglais, s'en revenant, l'heure passée, d'une conférence avec La Hire, eut la tête emportée d'un boulet[20] !

Ni la défense ni l'attaque n'en pouvaient rester là et de temps en temps, les secours envoyés à l'un ou à l'autre parti les remettaient aux prises. La ville, n'étant bloquée que sur une moitié à peine de son enceinte, pouvait, comme les bastilles anglaises, recevoir des vivres et des renforts. Les Anglais épiaient ces convois, et les Orléanais ne réussirent pas toujours à les soustraire à leurs attaques : un jour la coulevrine de maitre Jean resta entre leurs mains, et peu s'en fallut qu'il n'y restât lui-même. D'autres fois, c'est aux Anglais eux-mêmes que les secours étaient envoyés, et les Orléanais, par d'audacieuses sorties, firent entrer dans la ville ce qui n'y était pas destiné[21].

Un incident de cette sorte amena entre les deux partis une rencontre qui eut l'importance d'une véritable bataille.

Vers le commencement de février, Falstolf était revenu à Paris pour en ramener de nouveaux renforts et, sous leur garde, tout un convoi de munitions et de vivres. Ce n'était pas moins de trois cents chariots avec un millier de gens du commun, marchands et autres, et 1500 combattants anglais, normands où picards. On entrait en carême. Le convoi se composait surtout de barriques de harengs. L'occasion était excellente polir surprendre les Anglais dans l'embarras de ces voitures, et leur enlever leurs approvisionnements pour prix de la victoire ; mais les défenseurs d'Orléans n'eussent pas suffi à cette entreprise : la cour, à laquelle ils s'étaient adressés plusieurs fois, parut enfin consentir à tenter un effet. Le comte de Clermont, fils aîné du duc de Bourbon, amenait au secours du roi 3 à 4000 hommes du Bourbonnais et de l'Auvergne. Avec lui se trouvait à Blois Jean Stuart, connétable d'Écosse, récemment revenu de Terre Sainte, et impatient de se retrouver en présence des Anglais. Ils se concertèrent avec plusieurs autres capitaines, et tandis que ceux-ci, passant par Orléans, allaient marcher au-devant du convoi pour lui barrer le chemin, eux, partant de Blois, se devaient rendre au point de la route, où l'on comptait bien le rejoindre : vainqueurs, ils se rabattaient sur la ville assiégée ; et, les habitants se joignant à eux, tout faisait croire que les bastilles anglaises, privées de leurs renforts et attaquées de deux côtés à la fois, n'auraient pas résisté[22].

Les choses se passèrent d'abord comme on l'avait résolu. Le 8 février, arrivent à Orléans William Stuart, frère du connétable d'Écosse, et le gouverneur Gaucourt, avec 1000 combattants, dont la belle tenue fit l'admiration de la ville. La nuit suivante, 320 autres, soit au sire d'Albret, soit à La Hire ; le lendemain, 300 autres encore, avec le maréchal Gilbert de La Fayette. Tous venaient pour le coup projeté ; on les retrouvera dans la bataille. Il importait que le comte de Clermont n'y fût pas moins exact ; pour en être plus sûr, le bâtard d'Orléans, avec 200 hommes, traversa les lignes anglaises et le vint prendre à Blois (10 février). Le 11, ceux d'Orléans se mettent en route ; c'était un corps de 1500 hommes, à la tête desquels on comptait G. d'Albret, W. Stuart, Boussac, les deux Xaintrailles, Verduzan, La Hire : ils venaient de passer Rouvray-Saint-Denis, quand le convoi des Anglais débouchait d'Angerville. Rien n'était plus facile que de l'attaquer pendant qu'il s'avançait en longue file par la route, de le rompre et de le détruire ou de le prendre : c'était l'avis de La Hire, de Poton de Xaintrailles, et de tous ceux qui venaient avec lui d'Orléans ; mais le comte de Soissons n'était pas encore là. Il arrivait (il était à Rouvray depuis la veille !), il  mandait de l'attendre, disant qu'il amenait 3 à 4000 hommes, avec lesquels on était sûr d'accabler les Anglais. Ils attendirent donc, et laissèrent à Falstolf le temps d'aviser à la situation. L'habile général, se faisant une barrière de ce qui naguère était pour lui un embarras, disposa ses chariots en la forme d'un parc, large par derrière, et n'offrant qu'une longue et étroite issue par devant à qui voudrait l'y forcer. Derrière ses chariots, il se fit un autre retranchement de ces pieux aiguisés dont les Anglais étaient toujours pourvus en marche, et il s'y renferma avec ses hommes d'armes, résolu de vaincre ou de mourir : car, d'échapper par la fuite, il n'en avait ni l'espoir ni le désir[23].

Le retard avait tout compromis ; la précipitation fit tout perdre. Le comte de Clermont approchait ; déjà le bâtard d' Orléans et le connétable d'Écosse, le laissant à Rouvray, avaient rejoint la troupe établie en face des Anglais dans la plaine. Il avait été convenu qu'on resterait à cheval, et qu'on laisserait les gens de trait engager l'attaque des retranchements. Ces derniers s'en acquittèrent fort bien. Ils n'avaient pas seulement l'arc et l'arbalète ; ils avaient apporté d'Orléans force coulevrines dont les coups mettaient en pièces les chariots laissés à la garde des archers anglais et des marchands. Comme les archers anglais, au lieu d'être soutenus, étaient reçus derrière les palissades, et qu'il n'en sortait plus que des flèches fort incommodes pour l'assaillant, l'Écossais n'y tint pas : il mit pied à terre ; son frère William Stuart et les chevaliers français, non. moins impatients de combattre, firent de même ; et ils se portèrent assez confusément vers les barricades anglaises, afin de les forcer. Mais les Anglais, voyant que le principal corps de bataille ne se mettait point en devoir de les soutenir, sortirent en bon ordre, et, tombant brusquement sur eux, les accablèrent, les mirent en déroute. Ils allèrent même jusqu'à s'aventurer à les poursuivre dans la plaine, et ils le firent impunément. Vainement La Hire, Poton de Xaintrailles et plusieurs autres, rassemblant 60 à 80 compagnons autour d'eux, tombèrent sur les vainqueurs dispersés, dont ils tuèrent plusieurs : ils ne furent ni imités ni soutenus. Le comte de Clermont, qui s'était fait armer chevalier ce jour-là demeura spectateur de la lutte, tomme si les Anglais agissaient pour lui, en châtiant ceux qui avaient combattu contre Son ordre. Il prit la. route d'Orléans, laissant à l'ennemi le champ de bataille, et, dans cette plaine, les corps de 3 à 400 soldats et des chevaliers les plus braves : G. d'Albret, les deux Stuart, Verduzan, Châteaudun, Rochechouart, Chabot[24].

Cette troupe qui devait chasser les Anglais de devant Orléans, dut se garder de leurs bastilles, pour y entrer sans un nouvel échec. Elle n'y vint que pour assister du haut des murailles à l'arrivée toute différente de Falstolf (le 17), ramenant son convoi intact, moins les barriques défoncées sur le champ de bataille, et qui, le jonchant de leurs débris, firent nommer cette journée, la bataille des harengs. Le comte de Clermont se trouvait mal à l'aise dans cette ville qu'il avait compromise au lieu de la délivrer. Il partit le lendemain de l'arrivée de Falstolf (18 février) avec Regnault de Chartres, archevêque de Reims, et l'évêque d'Orléans même, disant qu'il allait trouver le roi à Chinon, et requérir de nouveaux secours ; il commençait par emmener de la ville l'amiral L. de Culan ; La Hire et plus de 2000 combattants[25].

Les Orléanais, comptant peu sur, le secours du roi, se tournèrent vers le duc de Bourgogne, et lui firent demander, au nom du sang de France, de prendre en garde l'héritage de son cousin le duc d'Orléans. Le conseil d'Angleterre avait promis, disait-on, au duc prisonnier d'épargner son apanage ; les Orléanais réclamaient contre Bedford, le bénéfice de cette promesse ; menacés de devenir Anglais, ils cherchaient sous le patronage du duc de Bourgogne un refuge dans une neutralité qui était si peu selon leur cœur. Leur situation, en effet, allait empirant. Un instant ils avaient cru trouver contre l'ennemi un auxiliaire dans le fleuve : la Loire grossissant tout à coup avait monté jusqu'aux parapets des boulevards que les Anglais avaient construits dans la rivière ou sur ses bords (boulevard de l'île Charlemagne, du champ Saint-Privé, des Tourelles). Les Orléanais espérèrent qu'ils avaient été minés par les eaux et ne pourraient tenir ; mais les Anglais, à force de travail, avaient conjuré le péril[26].

Les Anglais gardaient donc la basse Loire ; ils entreprirent de tenir aussi la haute. Ayant rappelé à eux une partie de leurs garnisons de Jargeau et des villes de la Beauce (8 mars), ils commencèrent dès le surlendemain (le 10) une bastille à Saint-Loup, à l'est d'Orléans ; et, tout en prenant position, de ce côté jusqu'alors demeuré libre, ils travaillaient, à se fortifier sur leur principal front d'attaque : ils avaient commencé une tranchée, qui, reliant le boulevard de la Croix-Boissée à la bastille de Saint-Ladre, leur eût permis d'aller à couvert de l'une à l'autre, et de mieux garder l'intervalle contre les courses de l'ennemi. Mais les assiégés interrompirent cet ouvrage par une sortie vigoureuse où martre Jean prouva aux Anglais qu'ils n'avaient pas tout, pour avoir pris sa coulevrine : armé d'un autre instrument de même sorte, il leur tua cinq hommes en deux coups, et parmi les cinq, lord Gray, un de leurs principaux chefs. À cet ouvrage ainsi interrompu, les Anglais substituèrent deux nouveaux boulevards, qui, tout en resserrant l'espace laissé libre, étaient eux-mêmes de plus facile défense : le boulevard des Douze Pierres ou des Douze Pairs, et le boulevard du Pressoir-Ars ; ils nommèrent le premier Londres, le second, Rouen. Un peu après ils achevèrent leur bastille di nord entre Saint-Pouair et Saint-Ladre, et la nommèrent Paris[27].

Ainsi le blocus allait se resserrant, et le moment semblait proche où l'ennemi, maître des principales routes, pourrait, en interceptant les arrivages de vivres, tourner contre la ville le nombre même de ses habitants. Leur résolution tiendrait-elle devant cette épreuve ? le doute au moins gagnait les esprits dans la foule : on commençait à craindre les trahisons. Un jour, on découvrit dans le mur de l'Aumône d'Orléans, près la porte Parisis, un trou assez large pour donner passage à un homme. Le peuple s'ameuta : coupable ou non, le directeur de la maison dut chercher son salut dans la fuite. Un autre jour, le Jeudi saint, sans nul autre indice, le bruit courut qu'on était trahi : chacun se tint sous les armes. Ces rumeurs, par les effets qu'elles produisaient, montraient au moins que le peuple n'était pas disposé à se rendre ; et il ne cessait pas de le prouver par sa vigueur. Les chefs pouvaient bien encore faire entre eux échange de politesses : quant aux hommes d'armes, ils n'échangeaient guère que des coups. De moins en moins attaqués dans leurs murailles, ils prenaient plus souvent l'offensive. Ils allaient chercher l'assiégeant dans ses lignes ; et plusieurs fois de hardis coureurs tombèrent à l'improviste sur l'ennemi dans la campagne, et purent même ramener leurs prisonniers dans Orléans[28].

C'est au milieu de ces incidents divers que l'on vit revenir les députés envoyés au duc de Bourgogne.

Le duc avait accueilli volontiers le message, et, sans se presser d'ailleurs beaucoup d'y donner suite, il avait emmené les envoyés à Paris, où il voulait en parler lui-même à Bedford. Recevoir sous sa garde la ville d'Orléans, c'était établir son influence au centre de la France, enlever aux Armagnacs la tête de leur parti : mais c'était par le même coup se rendre plus fort vis-à-vis des Anglais, et c'est ce que les Anglais ne voulaient pas. Aussi Bedford ne mit-il point beaucoup de façon à éconduire son beau-frère. Il déclara qu'il aurait la ville à sa volonté, et que les Orléanais lui payeraient ce que lui avait coûté ce siège : ajoutant, sans plus de ménagement pour le solliciteur intéressé, qu'il seroit bien marry d'avoir battu les buissons et que d'autres eussent les oisillons. Le duc de Bourgogne se retira blessé. Il dut renvoyer les députés d'Orléans sans autre réponse ; mais il envoyait avec eux un trompette chargé de rappeler du siège tous ceux de son obéissance[29].

Les Anglais s'émurent peu de ce rappel, qui pourtant leur enlevait des auxiliaires (1000 à 1500 hommes peut-être), dans un moment où ils n'en pouvaient trop avoir pour compléter leur ligne de blocus. Ils s'en consolaient en pensant qu'ils seraient seuls à garder la conquête : le duc de Bourgogne se retirait à point pour perdre le fruit qu'il aurait pu attendre de son concours ; et, malgré le départ très-précipité des Bourguignons, ils élevèrent à Saint-Jean le Blanc, sur la rive droite,. une nouvelle bastille qui concourût avec celle de Saint-Loup à la garde de la haute Loire. Quant aux Orléanais, ils se consolèrent aussi en voyant qu'ils restaient à eux-mêmes ; car déjà avait paru celle qui se disait envoyée de Dieu pour les délivrer, celle qui devait associer leur nom au plus beau nom de l'histoire : Jeanne d'Arc, la Pucelle d'Orléans[30].

 

 

 



[1] Convention entre le roi (Philippe VI) et le duc de Normandie (Jean, fils du roi) pour la conquête de l'Angleterre : Bois de Vincennes, le 23 mars, l'an 38 (1339.) Rymer, t. V, p. 504.

[2] Sur l'état de la Normandie à l'époque de l'invasion des Anglais, voy. Thom. Basin (le faux Amelgard), Hist. de Ch. VII, liv. I, ch. 17 (publié par M. J. Quicherat). Dans la plupart des villes, dit-il, si les capitaines n'eussent fermé les portes, les habitants se seraient enfuis : Populus enim terræ longa tunc pace simul cum servitute imbellis et simplex nimis erat, æstimantibus pluribus non Anglos gentem atque homines esse, sed immanes quasdam atque ferocissimas belluas, quæ ad devorandum populum sese effunderent.

[3] La Hire : Chron. de Jacques le Bouvier, dit Berri, ap. Godefroy, Vie de Charles VII, p. 495.

[4] États et Parlement : Les états, réunis en octobre 1428 à Chinon, demandèrent et obtinrent la réunion du parlement de Toulouse et de ce qui restait de celui de Paris, à Poitiers : Ordonnances, t. XIII, p. XII et 140.

[5] Bataille de Verneuil : Thomas Basin (Hist. de Charles VII, liv. II, chap. IV) dit qu'au jugement des plus sages capitaines, la France trouva une compensation à ce revers dans l'entière destruction de ses auxiliaires écossais. Les Écossais s'étaient rendus insupportables par leurs pillages ; mais on peut croire qu'ils avaient surtout excité la jalousie de ces capitaines par les faveurs dont Charles VII les avait comblés.

[6] Mot de Tannegui du Chastel : Mémoires de Richemont, p. 718, Éd. Godefroy.

[7] Sur le caractère de la guerre et les excès du brigandage dans les parties de la France abandonnées aux Anglais, voy. Thom. Basin, Hist. de Ch. VII, liv. II, ch. VI. Voy. aussi, au ch. I du même livre, le tableau qu'il fait de la désolation du pays, de la Loire à la Seine et de la Seine à la Somme : Si on cultivait encore la terre, ajoute-t-il, ce n'était qu'autour des villes et des châteaux, à la distance où, du haut de la tour, l'œil du guetteur pouvait apercevoir les brigands. Au son de la cloche ou de la trompe, il rappelait des champs ou des vignes dans la forteresse. Et cela était devenu si fréquent en mille endroits, qu'au signal du guetteur les bêtes de somme et les troupeaux, formés par une longue habitude, accouraient tout effrayés au lieu de refuge, sans avoir besoin de conducteur.

[8] Orléans : Jollois, Histoire du siège d'Orléans (1838, in-fol.), §§ 1 et 3, et les cartes jointes à cet excellent traité.

[9] Fortifications d'Orléans : Jollois, Histoire du siège d'Orléans (1833, in-f°) §§ 1 et 3.

[10] Progrès de Salisbury : Chronique de la Pucelle, ch. XXX et XXXIV de l'édition de M. Vallet de Viriville ; et J. Chartier, p. 19 (Éd. Godefroy). — 1re attaque contre Orléans : Chron. de la Pucelle, ch. XXXV.

[11] Préparatifs des Orléanais : Religieux de Dumferling, dans l'édition des Procès de Jeanne d'Arc, par M. J. Quicherat, t. V, p. 341, et Monstrelet, II, 52 ; Cf. Lemaire, Hist. et Antiq. de la ville d'Orléans, ch. XI, p. 184 (1648) ; Lebrun des Charmettes, Histoire de Jeanne d'Arc, t. I, p. 117 ; Jollois, § 3, et J. Quicherat, Histoire du siège d'Orléans, petit in-18°, 1854, p. 6. — Gaucourt : voy. M. J. Quicherat, note sur sa déposition au procès de réhabilitation, t. III, p. 16 (nous rappelons que les chiffres de tomes sans indication d'ouvrage renvoient à l'édition des Procès de Jeanne d'Arc, par M. J. Quicherat, 5 vol. in-8°).

[12] Journal du siège, dans l'édition des Procès de Jeanne d'Arc, t. IV, p. 96-98 ; Chron. de la Pucelle, ch. XXXV.

[13] Perte des Tourelles : Journal du siège (t. IV, p. 98) ; Chron. de la Pucelle, ch. XXXVI et XXXVII.

[14] Mort de Salisbury : Journal du siège (t. IV, p. 100) ; Chron. de la Pucelle, ch. XXXVIII ; J. Chartier, p. 27 ; Grafton, t. I, p. 577 (édit. 1809) ; Monstrelet, II, 49 ; Th. Basin, Histoire de Charles VII, liv. II, ch. VII : Qui (lapis) ferramento allisus quo eadem muniebatur fenestra, et in parte divisus, in caput ipsius comitis prope alterum oculorum impegit eumque lethaliter vulneravit. — Glansdale (Glacidas) : Et disoit-on que ce siège se gouvernoit plus par lui que par nuls autres, combien qu'il ne fust pas de si grand estat que plusieurs des dessus nommés (Chartier, p. 18) ; — de haut courage, plein de toute tyrannie et orgueil (Chron. de la Pucelle, ch. XXXVIII) ; — usa souvent de grands menaces, et s'alloit vantant par son orgueil, qu'il feroit tout meurtrir à son entrée dans la ville, tant hommes, que femmes, sans en espargner aucuns (ibid.). — Délibération des Anglais : ibid., ch. XXXVIII et Journal du siège (t. IV, p. 102).

[15] Arrivée de Dunois : Procès, t. IV, p. 100 (Journal). Le bâtard d'Orléans sera quelquefois appelé par anticipation Dunois dans notre récit, comme il l'est dans les chroniqueurs qui ont écrit postérieurement à l'époque, où il reçut du duc d'Orléans, son frère, le comté de ce nom (21 juillet 1439). Voy. Godefroy, Vie de Charles VII, p. 805.

[16] Destruction des faubourgs : Procès, t. IV, p. 103 (Journal du siège). — Arrivée de Talbot : ibid. — Canonnade : ibid., p. 103-105.

[17] Maître Jean : t. IV, p. 105 et 109 (Journal).

[18] Suffolk : ibid., p. 106 et Chronique de la Pucelle, ch. XXXIX. — Falstolf : t. IV, p. 110 (Journal).

[19] Forces des Anglais : 500 hommes aux Tourelles avec Glansdale, t. IV, p. 102 ; renfort de 300 hommes avec Talbot, 1er décembre 1428, ibid., p. 103 ; 2500 hommes avec Salisbury, à Saint-Laurent, 29 décembre, ibid., p. 106 ; renfort de 1200 hommes avec Falstolf, le 16 janvier 1429, ibid., p. 110. — Forces des Orléanais : Indépendamment de la population, évaluée à 5000 combattants, et de la garnison primitive d'environ 400 hommes : 800 hommes, 25 octobre 1428, ibid., p. 101 ; 200, le 5 janvier 1429, ibid., p. 108. Pour les renforts postérieurs, voy. ci-après et M. Jollois (Hist. du siège d'Orléans, p. 42).

[20] Bizarreries du canon : Un boulet tombe sur une table entourée de cinq convives, sans autre effet que de briser le service ; un autre tombe au milieu de cent personnes réunies, atteint l'une d'elles et lui emporte un soulier. (Procès, t. IV, p. 104 et 111.) — Combats singuliers : Un jour ce sont deux Gascons qui battent deux Anglais ; un autre jour six Français qui défient six Anglais : les Anglais ne vinrent pas. (Ibid., p. 106 et 111.) — Combat de pages : à coups de pierres : les petits Anglais y perdirent leur chef, les Français leur étendard. (Ibid., p.143 et 144.) — Mort de Lancelot : ibid., p. 115.

[21] Nouveaux renforts à Orléans : 30 hommes d'armes ou 180 hommes, le 24 janvier, t. IV, p. 114 (Journal) ; 26 combattants le 5 février, ibid., p. 116. — Convois de vivres : Les 3, 5, 10, 12, 25, 31 janvier ; 25 février ; 6, 7, 8 mars ; 5, 16, 21 avril (voy. le Journal à ces dates). — Affaire de l'île des Moulins : ibid., p. 112. — Convois aux Anglais : 7 et 19 avril ; interceptés, 25 (18), 26 janvier et 27 avril (voy. le Journal à ces dates.)

[22] Convoi de Fastolf : t. IV, p. 120 (Journal). Monstrelet (II, 56), dit quatre à cinq cents charrettes. — Le comte de Clermont : Chron. de la Pucelle, ch. XI, Berri, p. 876 Godefroy.)

[23] Arrivée des troupes à Orléans pour l'expédition projetée : T. IV, p. 118-120 (Journal). — Préparatifs de la bataille : ibid., p. 120 ; Chron. de la Pucelle, et Monstrelet, l. l.

[24] Bataille de Rouvray : ibid.

[25] Le comte de Clermont à Orléans : mêmes citations. L'auteur de la Chronique de la Fête du 8 mai dit que les Orléanais, voyant que les fugitifs de Rouvray n'osaient combattre les Anglais, les invitèrent à sortir de la ville comme des bouches inutiles (t. V, p. 288). Il vaut mieux s'en rapporter au Journal qui dit que les Orléanais se montrèrent mécontents de ce départ (t. IV, p. 130).

[26] Ambassade au duc de Bourgogne : Journal, ibid. ; Chronique de la Pucelle, ch. XII. — Crue de la Loire : Journal, p. 131.

[27] Nouvelles bastilles : Journal, p. 134, 135, 138.

[28] Trou pratiqué au mur: T. IV, p. 134 (Journal). — Bruit de trahison : ibid., p. 141. — Échange de politesses entre les chefs : Un jour (22 février) Suffolk fit offrir au bâtard d'Orléans un plat de figues, de raisin et de dattes, en le priant de lui envoyer de la panne noire (sorte de drap) pour faire une robe : politesse fort intéressée sans doute, car dans Orléans on ne manquait pas encore de vivres, et les Anglais pouvaient bien manquer de drap dans leur camp ; mais le bâtard accueillit l'offre et la demande avec la même bonne grâce, ibid., p.131. — Sorties : Plusieurs fois les Orléanais pénétrèrent assez avant dans les bastilles pour rapporter en trophée des tasses d'argent, des robes fourrées de martre, sans compter les arcs, les flèches et autres instruments de guerre (2 mars et 18 avril., t. IV, p. 132 et 147). — Courses dans la campagne : Un jour (12 avril), c'est une troupe qui, sortant de nuit, pénètre jusqu'à Saint-Marceau au Val de Loire, force l'église et y fait prisonniers 20 Anglais qu'elle ramène à Orléans ; un autre jour (20 avril), un homme d'armes avec 20 compagnons arrive à Fleury-aux-Choux et y surprend les hommes qui la veille avaient amené des vivres aux bastilles anglaises. (Ibid., p. 145.)

[29] Retour de l'ambassade envoyée au duc de Bourgogne : ibid., p. 146 ; Monstrelet, II, 58 ; Chron. de la Pucelle, ch. XLI ; Chartier, ap. Godefroy, Hist. de Charles VII, p. 18.

[30] Rappel des Bourguignons : Journal et Chron., l. l.

Nous avons donné en appendice (I) l'état des forces des Anglais et des Orléanais au moment de l'arrivée de Jeanne d'Arc.