HISTOIRE DE NAPOLEON III

TOME SECOND

 

CHAPITRE XVII. — CONSOMMATION DE L'UNIFICATION ITALIENNE. - CHAMBÉRY. - CASTELFIDARDO. - ANCÔNE. - GAËTE.

 

 

Tandis que les Napolitains et les Piémontais étaient aux prises sur les bords du Volturne et que Lamoricière travaillait de son mieux à organiser l'armée pontificale, Napoléon III visitait les deux nouvelles provinces récemment réunies à son empire et se proposait de pousser jusqu'en Algérie.

Il se trouvait, le 4 septembre, à Chambéry. Le général en chef de l'armée sarde, Cialdini, et M. Farini vinrent l'y saluer au nom de Victor-Emmanuel. Ils avaient consulté, sur la conduite à tenir, le docteur Conneau qui les avait encouragés à tout oser.

L'Empereur présidait à un grand diner à la préfecture. Il paraissait préoccupé et ne toucha pour ainsi dire à aucun des mets qui furent servis. Il était naturellement sobre et souvent, lorsqu'il mangeait chez autrui, il poussait la précaution jusqu'à diner à part, une demi-heure auparavant, avec ce que lui préparait son cuisinier particulier. Sitôt qu'on lui eût annoncé la présence des envoyés piémontais, il se leva de table, où il ne reparut plus, et passa avec eux en conférence une moitié de la nuit.

Cette conférence est restée fameuse. En se séparant, les trois interlocuteurs eurent l'imprudence de laisser traîner dans la cheminée de la chambre une carte de l'Etat pontifical qui fut recueillie et sur laquelle on put constater, avec stupéfaction, quelques jours après, que l'armée piémontaise suivait exactement les lignes tracées par eux à la main. Napoléon dit en se levant, pour terminer : Ah ! ce sera un morceau dur à faire avaler à beaucoup de Français !Mais Votre Majesté compte-t-elle pour rien l'éternelle gratitude des Italiens ? répliqua Cialdini. — Enfin, reprit l'Empereur, le sort en est jeté ; faites, mais faites vite !

L'authenticité de cette dernière parole est parfois contestée. Qu'elle ait été dans la pensée de celui auquel on l'attribue, les faits subséquents le démontrent ; mais fut-elle vraiment formulée en ces termes précis qui, rappelant trop bien Judas, auraient dû faire frissonner l'Empereur ? Une chose certaine, c'est qu'elle fut répétée aussitôt après, non dans les journaux, dont les uns n'étaient pas libres, les autres appartenaient à la Révolution, mais dans l'entourage des deux souverains, et en particulier dans celui de Victor-Emmanuel qui, sur ce point, avait presque autant d'intérêt à parler que la cour des Tuileries en avait à se taire[1].

Il reste encore, après tant d'années, des amis fidèles à la mémoire d'un Empereur si bon, si généreux, qui ne peuvent se résigner à le trouver non seulement nébuleux et faible, mais positivement fourbe.

Qu'ils lisent la lettre de M. de Cavour, en date du 12 septembre, huit jours après l'entrevue de Chambéry, lettre qui se trouve au quatrième volume de sa correspondance publiée à Turin ; et qu'ils continuent à se persuader, s'ils le peuvent, que l'Empereur a été calomnié :

Il va de soi, écrit le terrible révélateur posthume des trahisons faites en commun avec Napoléon III, il va de soi que le gouvernement français tient absolument à éviter l'apparence d'être notre complice dans cette entreprise.

Comme Garibaldi parle sans cesse de marcher sur Rome, de lancer ses bandes sur Venise ou Nice, je suis forcé de précipiter l'exécution du projet que Farini a communiqué à Napoléon à Chambéry. L'Empereur a fort goûté notre plan, en a pesé les chances de réussite ; il a même délimité le terrain des opérations de notre armée. Ce moyen de paralyser les conspirations légitimistes et cléricales et d'en finir avec les menaces de Lamoricière lui a beaucoup plu.

Maintenant, si le gouvernement français fait ostensiblement semblant de nous désapprouver, c'est que M. Thouvenel, bien qu'il connaisse les vues secrètes de l'Empereur, croit nécessaire de séparer d'une façon tout à fait marquée la politique officielle de la France de celle que les circonstances nous imposent.

 

Etonné autant que personne de la pleine autorisation qui lui était donnée, et craignant qu'elle ne lui fût retirée, le commandant en chef des troupes piémontaises ne perdit pas une minute pour mettre le fait accompli du côté des ambitions de son maitre. Il sauta à cheval dès le matin du 5, et entre sa conférence avec l'Empereur et l'entrée de ses troupes sur le territoire pontifical, il s'écoula juste le temps de faire le trajet en utilisant le premier chemin de fer qui se rencontra après la traversée des Alpes.

Soixante-dix mille hommes l'attendaient, tout prêts à marcher s'il rapportait l'autorisation désirée, et déjà le général Fanti, chef d'un autre corps d'armée, avait signifié, le 7, à Lamoricière, que si les troupes pontificales s'avisaient d'employer la force pour comprimer un soulèvement quelconque dans les Marches ou l'Ombrie, lui, Fanti, occuperait aussitôt ces deux provinces afin de garantir aux populations la liberté d'exprimer leurs vœux.

C'était dire assez clairement qu'on comptait sur une insurrection. L'Empereur la désirait plus que personne. Ses conseillers ordinaires s'inquiétaient de le voir seul dans le voisinage de cette Italie qui le fascinait et loin de tous ceux qui auraient pu le préserver des grosses incorrections diplomatiques ; aussi M. Thouvenel insistait-il pour venir le rejoindre. L'Empereur lui répondit de façon à le tranquilliser et à s'épargner à lui-même l'ennui de ses remontrances probables : J'aurais été charmé de vous voir à Marseille, mais je crois que les questions sont si claires qu'elles n'ont pas besoin d'un long examen. Je désire écrire ceci au roi de Piémont : si, comme l'a dit M. Farini, vos troupes n'entrent dans les Etats du Pape qu'après une insurrection et pour y rétablir l'ordre, je n'ai rien à dire ; mais si, pendant que mes soldats sont à Rome, vous attaquez le territoire de l'Eglise je suis forcé de retirer mon ministre de Turin et de me placer en antagoniste. Et M. Thouvenel télégraphia à Rome cette résolution d'apparence si claire.

L'insurrection ne vint pas ; on s'en passa. Le 10 septembre la frontière pontificale fut franchie par quatre armées piémontaises à la fois, tandis que l'Empereur, après avoir rendu 'la sécurité à ceux qu'il s'agissait d'endormir, se dérobait pour quelques jours et allait disparaitre derrière la Méditerranée, afin de laisser au brigandage le temps de s'accomplir en son absence.

La proclamation que lança Victor-Emmanuel à cette occasion mérite d'être conservée ; c'est un chef-d'œuvre du genre vertueux dans lequel excellait M. de Cavour :

Soldats, vous entrez dans les Marches et l'Ombrie pour restaurer l'ordre civil dans les villes désolées, pour donner aux peuples la liberté d'exprimer leurs vœux. Vous n'avez pas à combattre des armées puissantes, mais seulement à délivrer de malheureuses provinces italiennes de la présence de compagnies d'aventuriers étrangers. Vous n'allez pas venger des injures faites à moi ou à l'Italie, mais bien empêcher que les haines populaires ne se déchaînent contre les oppresseurs.

Vous enseignerez par votre exemple le pardon des offenses et la tolérance chrétienne à ceux qui comparent l'amour de la patrie italienne à l'islamisme. En paix avec toutes les grandes puissances, éloigné de toute provocation, j'entends faire disparaître du centre de l'Italie une cause continuelle de trouble et de discorde ; je veux respecter le Siège du Chef de l'Eglise, à qui je suis toujours prêt à donner, d'accord avec les puissances alliées et amies, toutes les garanties d'indépendance et de sécurité que ses aveugles conseillers ont espérées en vain du fanatisme de la méchante secte qui conspire contre son autorité et contre la liberté de la nation.

Soldats ! on m'accuse d'ambition. Oui, j'ai celle de restaurer les principes d'ordre moral en Italie, et de préserver l'Europe de dangers continuels de révolutions et de guerres.

L'Empereur, pendant ce temps, continuait tranquillement son voyage. A Avignon, où il passa une nuit, l'archevêque, Mgr Debeley, prélat de caractère ferme et de grand air, l'attendait, crosse en main et mitre en tête, sur le seuil de la cathédrale ; il laissa percer dans son allocution de bienvenue une poignante angoisse. L'Impératrice, à droite du souverain, écoutait affaissée et comme effacée. L'Empereur resta imperturbable et fit une réponse vague. Monseigneur, toutes les fois que j'entre dans une église, je demande à Dieu d'éclairer et de fortifier ma foi. Le lendemain, pour donner satisfaction aux uns et le change aux autres, il fit afficher un décret tendant à la restauration du palais des Papes et affectant à cette œuvre quatre millions qui n'y furent jamais appliqués. Ensuite il partit pour Marseille et s'y embarqua pour Alger.

Lamoricière s'attendait, surtout depuis le message de Fanti, à une insurrection fomentée par l'argent garibaldien, d'autant que l'on avait annoncé cette insurrection pour le 8 ; mais il ne s'attendait nullement à une invasion. Il avait en conséquence dispersé ses troupes, afin de n'être pris au dépourvu nulle part. Lorsque l'idée lui vint de la possibilité d'une agression du dehors, il consulta le cardinal Antonelli, premier ministre de Pie IX, et celui-ci fit part de ses inquiétudes au duc de Gramont, ambassadeur de France, dont la parole était appuyée de la présence d'une armée française. L'ambassadeur tranquillisa pleinement et à plusieurs reprises le cardinal, en l'invitant à rassurer Lamoricière, qui a consigné le fait dans son rapport sur les opérations. Si l'ambassadeur s'était proposé de pousser Lamoricière dans les pièges de Cialdini, il n'eût pas agi différemment ; mais il était de bonne foi : il ignorait encore ce qui s'était tramé à Chambéry.

Dès que l'invasion cessa d'être douteuse, Lamoricière, surpris, se hâta de concentrer ses garnisons disséminées. Sa résolution fut rapide et digne de son coup d'œil exercé. Trop inférieur en forces pour faire face de tous côtés à la fois, il résolut de se jeter dans Ancône, la seule ville fortifiée de l'Etat romain. Là il comptait pouvoir tenir une quinzaine de jours ; c'était tout ce qu'il fallait pour donner à la France et aux autres nations civilisées le temps d'accourir. Mais Ancône était loin, il fallait y arriver avant Cialdini qui marchait dans la même direction.

Le duc de Gramont télégraphia au vice-consul de France Ancône, en langage clair et non chiffré, la dépêche suivante :

L'Empereur a écrit de Marseille au roi de Sardaigne que, si les troupes piémontaises pénètrent sur le territoire pontifical, il sera forcé de s'y opposer. Des ordres ont été donnés pour embarquer des troupes à Toulon ; ces renforts vont arriver incessamment. L'Empereur ne tolérera pas la coupable agression du gouvernement sarde. Comme vice-consul de France, vous devez régler votre conduite en conséquence.

M. de Courcy, le vice-consul auquel s'adressait cette dépêche, accourut avec elle chez M. de Quatrebardes, gouverneur civil d'Ancône ; puis, en regrettant de ne pouvoir la porter lui-même à cause de son grand âge, il se hâta de l'envoyer à Cialdini par un agent du consulat. Tout le monde était persuadé que les Piémontais allaient s'arrêter net, à la vue de ce papier au bas duquel était la signature de la France. Cialdini le lut et le mit dans sa poche en disant : J'en sais plus long que vous, je sors d'avec l'Empereur. Et comme l'employé réclamait un reçu, il le signa sans difficulté en disant : Vous mettrez cela avec les autres papiers diplomatiques. Puis il continua sa marche en avant[2].

Ici il nous faut citer une des lettres révélées dans le Secret de l'Empereur, par le fils de M. Thouvenel. Le 16 octobre M. de Gramont écrivait au ministre des affaires étrangères :

Laissez-moi vous raconter sans commentaires ce qui vient de se passer au Vatican... Le Pape a reçu le général Lamoricière qui a répété à Sa Sainteté les propres paroles du général Cialdini, savoir : On assure chez cous que l'empereur Napoléon nous désapprouve ; c'est complètement faux. Il approuve tout ce que nous faisons ; c'est concerté avec lui. C'est à moi-même qu'il a parlé, et il m'a .dit en nie quittant : Allez et faites vite ! Il a même corrigé lui-même mon plan de campagne.

 

On comprend bien que, devant des assertions aussi nettes et des témoignages aussi irrécusables, le duc de Gramont ne pouvait plus, quelle que fût sa bonne volonté, garder la moindre illusion sur le fond des choses. Il n'aurait pas non plus gardé sa place, s'il avait eu plus de caractère. Aussi écrit-il à M. Thouvenel avec une sincérité consternée :

Je dois avouer que je croyais à ce que j'écrivais ; que je pensais que l'Empereur empêcherait les Piémontais de s'avancer ; que je pense encore qu'il le pouvait, sans coup férir, et que, s'il l'avait fait, il en serait sorti une solution qui l'aurait honoré et glorifié : la Confédération italienne ! Aujourd'hui, je ne sais plus ce qu'il adviendra, mais nous regretterons plus d'une fois d'avoir eu foi dans les mots au lieu de parler par des actes. J'ai positivement été trompé par le langage de l'Empereur...

On se demande, après cela, comment le duc de Gramont put ne pas donner sa démission et dégager ainsi, devant l'histoire, sa part de responsabilité d'une politique qui se Misait en dehors de lui et malgré lui, qui passait tout entière par dessus sa tète. En effet, en rassurant le Pape par ordre supérieur, en affirmant à Lamoricière que les Piémontais ne l'attaqueraient point, qu'il s'alarmait à tort, qu'il prenait des précautions inutiles, M. de Gramont avait commis un véritable guet-apens ; il avait de ses mains tendu un piège pour y faire tomber un ami.

De Paris MM. Thouvenel et Billault, ne comprenant plus rien aux nouvelles d'Italie, envoyaient télégrammes sur télégrammes à l'Empereur qui les avait laissés sans instructions. Voici le texte de l'un d'eux :

La résolution attribuée au gouvernement sarde — l'invasion des Marches — est d'une gravité extrême. Elle atteint le principe même de notre occupation à Rome et constitue la violation la plus flagrante et la moins justifiable des droits de la souveraineté. Je supplie l'Empereur de considérer que l'Europe ne comprendra pas qu'un attentat pareil puisse avoir lieu sans notre assentiment et que nos rapports avec toutes les puissances du continent, y compris la Russie, en seront altérés.

L'Empereur répondit enfin de Marseille en chargeant M. Thouvenel de répéter au roi de Sardaigne : Intervention à la suite d'une insurrection et pour rétablir l'ordre !

Ce langage plein de sous-entendus et de faux-fuyants bouleversa le ministre, qui écrivit au duc de Gramont :

Je n'ai jamais, je crois, éprouvé dans ma vie une pareille indignation. Une si complète violation de tous les droits, colorée de sophismes si impudents, dépasse ce que je pouvais imaginer.... Je vais tenter une nouvelle démarche auprès de l'Empereur. Une députation des Marches est déjà partie pour aller implorer la protection de Victor-Emmanuel. Ne serait-ce pas une conséquence de la concession beaucoup trop large faite par l'Empereur à M. Farini ? Ou aurait créé le désordre pour avoir le droit de créer l'ordre...

Chaque jour qui s'écoule sans apporter au général de Goyon l'ordre de leur barrer le passage, fait éclater plus vivement le rôle de compère assumé par Napoléon III. M. de Gramont écrit encore à M. Thouvenel, le 15 septembre :

Vous me dites que l'Empereur a jugé sévèrement les faits, mais cette opinion n'est pas, ici ni ailleurs, partagée par tout le monde. On discute la valeur et l'étendue du sens qu'il faut donner aux expressions de Sa Majesté : Je serai forcé de m'y opposer, de me placer en antagoniste. On se demande si les troupes de l'Empereur veut marcher contre les Piémontais pour les forcer à rétrograder. Tout le monde, depuis le Pape et les cardinaux, jusqu'aux chefs de toutes les missions accréditées à Rome, me font cette même question. Le Pape m'a dit qu'elle vous avait été posée par le Nonce et que vous n'aviez pas cru pouvoir y répondre nettement. Les Piémontais soutiennent qu'ils sont d'accord avec nous pour ce qui concerne les Marches et l'Ombrie et qu'ils agissent en conséquence. Leurs parlementaires l'ont positivement affirmé aux officiers pontificaux avec lesquels ils ont été en rapport, entre autres, au général Schmidt. Cela s'est vu surtout au sujet d'Orvieto, qui a été évacué par les Piémontais après avoir été pris, sous prétexte que cette ville était trop près de Rome, et placée dans le cercle ou rayon réservé par l'Empereur. Ils ont donné la même raison pour ne pas attaquer une petite ville de la Comarca...

 

Pendant que les ministres et les ambassadeurs de Napoléon III échangeaient ce que Cialdini appelait si dédaigneusement des papiers diplomatiques, Cialdini lui-même et Lamoricière échangeaient des coups de canon. Ne pouvant attendre la complète concentration (le ses troupes, sous peine d'être coupé de la route d'Ancône, le commandant en chef des forces pontificales se mit en marche sur cette route avec une poignée d'hommes : cinq mille six cents en tout. Il y rencontra le général en chef sarde qui en avait quarante-cinq mille. Il ne craignit pas de l'attaquer.

Malgré l'excessive disproportion des forces, on se battit, le 18 septembre, de 10 heures du matin jusqu'à 4 heures du soir. Mais les pontificaux, outre qu'ils voyaient presque tous le feu pour la première fois, manquaient de cohésion. Il se trouvait en outre parmi eux de terribles éléments de désordre, entre autres certains agents que le Piémont avait réussi à glisser dans leurs rangs avec la consigne de semer la défiance contre le commandement, de crier au moment opportun. Sauve qui peut ! et, s'ils en trouvaient l'occasion, de tiret sur les chefs. Un de ces misérables, nommé Biambilla, saisissant le moment où le général pontifical marquis de Pimodan s'élançait contre une colonne piémontaise, le tua d'un coup de fusil dans le dos[3]. Les Suisses, qui formaient la réserve, lâchèrent pied ; aussitôt plusieurs bataillons italiens les imitèrent et la cavalerie entière tourna bride.

Les Franco-belges ainsi que des bataillons irlandais et quelques Autrichiens, rachetèrent par leur héroïsme la honte de leurs compagnons d'armes. Ils tinrent tant qu'ils eurent des munitions et se sacrifièrent pour protéger la retraite. Ils furent tous tués, ou presque tous. Lamoricière accomplit avec son escorte seulement et une centaine d'hommes le projet qu'il avait voulu exécuter avec toutes ses troupes. Il atteignit à 5 heures Ancône, qu'une escadre piémontaise bombardait déjà[4].

Rien ne lui semblait perdu : tout en organisant la défense avec les débris qui lui restaient, il calculait le temps qu'il faudrait au général de Goyon pour arriver à son secours, et cherchait à l'horizon sur la mer, chaque matin, la fumée des vapeurs de la flotte autrichienne. La confiance de son état-major égalait la sienne ; il croyait, comme tout le monde, à une rupture formelle et déjà accomplie entre la France et le Piémont. Avant de s'enfermer dans la ville assiégée, il avait eu connaissance d'une dépêche de M. Thouvenel, adressée à M. de Talleyrand, ministre de France à Turin, et ainsi conçue :

L'Empereur a décidé que vous quittassiez immédiatement Turin, afin de témoigner ainsi de sa ferme volonté de décliner toute solidarité avec des actes que ses conseils, dictés par l'intérêt de l'Italie, n'ont malheureusement pu prévenir.

Le texte, remarquable par son incorrection grammaticale autant que par sa vigueur et sa précision, fit immédiatement le tour des journaux et des chancelleries de l'Europe. Il n'a jamais été contesté, et les commentateurs qui, sur le moment, auraient hésité à lui attribuer une portée décisive, eussent été honnis. Et pourtant il ne signifiait rien. La question n'est pas même encore tranchée de savoir s'il émanait réellement de l'Empereur ou de ses ministres. On a prétendu que ce fut M. Thouvenel qui le rédigea, interprétant les sentiments de son maitre, qui d'Alger, ne pouvait lui envoyer des instructions immédiates, car le télégraphe s'arrêtait alors à Marseille. M. Thouvenel, d'après le témoignage déjà cité de M. de Cavour, n'ignorait point l'existence d'une pensée politique secrète, mais jamais il ne l'eut crue si différente de la pensée officielle.

L'Empereur, moins tranquille et moins glorieux qu'il ne voulait le paraitre, n'avait pu supporter longtemps le spectacle oiseux des fantasias arabes et des grandes réceptions. Il ne resta que trois jours en Algérie et se rembarqua pour la France. Battu par la tempête, il vint échouer à Port-Vendres. Ce fut à Tarascon qu'il connut le coup de Castelfidardo. Il en apprit les détails avec plus de chagrin que de plaisir. Il eût certainement préféré que tout se fût terminé sans effusion de sang ; toutefois, l'humiliation de Lamoricière et de ses compagnons, dont un bon nombre appartenaient aux grandes familles légitimistes de France, ne lui déplaisait point. Il accorda, en présence du maréchal Pélissier, quelques paroles de pitié méprisante à cet imbécile d'ancien ministre de Cavaignac, qui était allé là-bas terminer sottement une carrière brillante. — Sire, répondit le rude maréchal, j'aimerais mieux être dans la peau de Lamoricière que dans celle de Goyon. Goyon n assisté l'arme au bras à l'égorgement d'une poignée de braves qui, après tout, sont des Français ; c'est lui qui est à plaindre ! L'Empereur garda le silence, quoiqu'il sentit bien que le reproche remontait jusqu'à lui, puisque c'était lui qui donnait la consigne à Goyon.

La plupart des cours de l'Europe, dupées par les apparences, unirent leurs protestations à celles de Napoléon III et prirent parti d'avance contre les spoliateurs dans le conflit qui paraissait ouvert. M. de Schleinitz écrivait, le 13 septembre, au nom du gouvernement prussien, à M. Brassier de Saint-Simon :

Tous les arguments de cette pièce — Mémorandum justificatif du roi de Sardaigne du 12 septembre — aboutissent au principe du droit absolu des nationalités. Certes nous sommes loin de contester la haute valeur de l'idée nationale. Elle est le mobile essentiel et hautement avoué de notre propre politique, qui en Allemagne aura toujours pour but le développement et la réunion, dans une organisation plus puissante et plus efficace, des forces nationales... Mais nous ne saurions admettre, avec le mémorandum sarde, que tout doive céder aux exigences des aspirations nationales... Cette maxime est diamétralement opposée au droit des gens...

Appelés à nous prononcer sur de tels actes et de tels principes, nous ne pouvons que les l'éprouver profondément et sincèrement, et nous croyons remplir un devoir rigoureux en exprimant de la manière la plus explicite et la plus formelle notre désapprobation et des principes et de l'application qu'on a cru pouvoir en taire.

Je vous invite, Monsieur le comte, à donner lecture de la présente dépêche à M. le comte de Cavour et à lui en laisser copie...

 

Les cours de Bavière, d'Espagne et de Russie allèrent plus loin et, à l'exemple de la France, retirèrent leurs ambassadeurs. Le tsar Alexandre II, par l'organe du prince Gortschakoff, s'exprima ainsi :

Au milieu de la paix la plus profonde, sans avoir reçu aucune provocation, sans faire même une déclaration de guerre, le gouvernement sarde a donné à ses troupes l'ordre de franchir les frontières des Etats romains ; il a pactisé ouvertement avec la Révolution par la présence des troupes piémontaises et par celle des hauts fonctionnaires qui ont été mis à la tête de l'insurrection sans cesser d'être au service de Victor-Emmanuel...

La nécessité où il — le gouvernement sarde — prétend se trouver de combattre l'anarchie ne le justifie pas, puisqu'il ne fait que marcher avec la Révolution pour recueillir son héritage et non pour arrêter ses progrès et réparer ses iniquités. Des prétextes de ce genre ne sont pas admissibles... C'est une question qui se rattache directement à ces lois éternelles sans lesquelles ni l'ordre, ni la paix, ni la sécurité ne peuvent exister en Europe.

S. M. l'Empereur juge qu'il est impossible que sa légation puisse résider plus longtemps dans un lieu où elle peut avoir à être témoin d'actes que sa conscience et ses convictions réprouvent. S. M. se voit donc forcée de mettre fin aux fonctions quo vous remplissez à la cour de Sardaigne.

Les divers ambassadeurs ou chargés d'affaires, en quittant Turin, furent accompagnés des plus chaudes et des plus cordiales démonstrations de la part de ceux pour lesquels ils étaient persuadés que leur départ était une déclaration de guerre collective. M. de Talleyrand s'y trompa comme les autres. Cavour le comblait d'attentions, en s'efforçant de prendre un air désolé, ce à quoi il réussissait mal. Rentré chez lui, le rusé meneur ne pouvait s'empêcher de dire avec un peu de honte à son ami M. Massimo d'Azeglio, ces paroles que l'amiral Persano nous a conservées : N'importe, si nous faisions pour nous-mêmes ce que nous faisons pour l'Italie, nous serions de vrais brigands : se facessimo per noi quel cite facciamo per l'Italia, saremmo gran balossi[5].

L'étonnement général fut à sou comble lorsqu'on apprit que Napoléon III se rendait à Varsovie, où il devait rencontrer les empereurs d'Autriche et de Russie et le roi de Prusse, et que le but de cette visite n'était nullement de solliciter leur neutralité dans sa prochaine campagne contre la Sardaigne et la Révolution, ni de leur proposer une participation quelconque dans la répression des brigandages internationaux. Bien au contraire, il leur présenta un mémorandum par lequel il s'engageait à abandonner la Sardaigne à la juste indignation de l'Autriche dans une éventualité assurément fort peu probable, et à laquelle personne ne s'attendait : le cas où Venise serait attaquée ; mais il présupposait, ajoutait-il, que les puissances allemandes se renfermeraient, elles aussi, dans une attitude d'abstention, et ne fourniraient aucun prétexte à une agression italienne contre l'Autriche. Ainsi, non seulement il laissait le champ libre aux Piémontais, mais il allait au devant de la répression que l'Europe pouvait être tentée d'accomplir sans lui ; il la désarmait par ses cajoleries, en même temps qu'il la contenait par la terreur de ses armes.

Napoléon III cherchant à se faire pardonner par le roi de Prusse cette unité italienne qui allait être le point de départ de l'unité allemande ! Nous doutons que l'histoire nous présente un autre tableau d'une ironie plus vengeresse et plus instructive.

L'entrevue de Varsovie eut lieu le 25 septembre. Pendant ce temps le bombardement d'Ancône continuait. Une brèche ayant été ouverte dans les remparts par l'artillerie piémontaise, Lamoricière se rendit le 29. A quoi eût pu servir du reste une défense plus longue ? Le brigandage concerté à Chambéry était consommé.

L'œuvre révolutionnaire accomplie, Victor-Emmanuel ne négligea rien pour lui donner au moins l'apparence d'une sanction, par le vote des populations annexées. Sur ce dernier acte de la comédie nul n'est mieux en état de nous renseigner que celui qui en fut le principal agent, Carlotti, ami et chef de la police politique, dans les Romagnes et les Deux-Siciles. Carlotti, que nous avons déjà cité, dit dans ses Mémoires :

Nous nous étions fait remettre les registres des paroisses pour dresser la liste des électeurs. Nous préparâmes tous les bulletins, pour les élections des parlements locaux, comme plus tard pour le vote de l'annexion. Un petit nombre d'électeurs se présentèrent pour y prendre part ; mais, au moment de la clôture des urnes, nous y jetions les bulletins, naturellement dans le sens piémontais, de ceux qui s'étaient abstenus ; non pas tous pourtant, cela va sans dire ; nous en laissions un certain nombre suivant la population du collège. Il fallait bien sauver les apparences, du moins vis-à-vis de l'étranger, car sur les lieux, on savait à quoi s'en tenir.

Qu'on ne se récrie pas ; je n'exagère rien, tout cela est de la plus scrupuleuse exactitude. Eh ! mon Dieu ! en France, où le peuple est habitué au fonctionnement électoral, où la formation du bureau est à peu près sérieuse, de semblables altérations de scrutins n'ont pas été rares et ne le sont pas encore. On s'explique donc sans peine la facilité avec laquelle ont pu réussir de telles manœuvres dans des pays tout neufs à l'exercice du suffrage universel, et dont l'indifférence et l'abstention servaient merveilleusement la fraude en faisant disparaitre tout contrôle. Nous nous y prenions du reste de façon à rendre parfaitement illusoires les garanties de publicité et les moyens de surveillance. Dès avant l'ouverture du vote, des carabiniers encombraient les salles du scrutin et leurs abords. C'était toujours parmi eux que se choisissaient le président du bureau et les scrutateurs. Nous n'étions donc pas gênés de ce côté là. Dans certains collèges, cette introduction eu masse, dans l'urne, des bulletins des absents — nous appelions cela compléter le vote — se fit avec si peu d'attention que le dépouillement du scrutin donna plus de votants que d'électeurs inscrits. On en l'ut quitte pour une rectification au procès-verbal.

Nous nous reprocherions de ne pas citer encore cette anecdote du même Carlotti :

A mon retour de Rome, Farini me chargea, en sa qualité de ministre de l'intérieur, d'aller préparer la réception du roi, qui devait visiter officiellement ses nouvelles provinces. Je partis quelques jours avant la cour, avec cinquante carabiniers habillés à la française. Je crois fort inutile d'entrer dans les détails de ce voyage, on a pu les lire tout au long dans les journaux de l'époque, dont les récits sont à peu près exacts, si l'on tient compte de l'illusion théâtrale. Et qu'on ne s'imagine pas que ces derniers mots ne fassent allusion qu'à nous-mêmes, humbles, mais utiles comparses, qui figurions le peuple dans ces représentations officielles ; les principaux rôles eux-mêmes étaient parfois tenus par des personnages qui n'étaient rien moins qu'officiels. Ainsi, à Bologne, l'archevêque, Mgr Viale-Prelà, s'étant obstinément refusé à laisser chanter le Te Deum qu'on lui demandait et ayant pris, pour couper court aux dispositions plus modérées du chapitre, le parti énergique de suspendre tous les membres à divinis, trois aumôniers de régiments et douze élèves du séminaire de la Sapienza prirent la place du clergé épiscopal, et, précédés de bannières pontificales qu'on s'était fait livrer par la sacristie, ils vinrent recevoir le roi sous le porche de la cathédrale de San-Pétronio.

L'indignation de Pie IX, longtemps contenue, éclata enfin. Dans une audience donnée à des Français, il déclara sans détour qu'il ne pouvait plus souffrit' la politique de Napoléon pas plus envers le Saint-Siège qu'envers les autres princes victimes, comme lui, de ses menées tortueuses. Il s'écria :

Votre Empereur est un menteur, un fourbe ; je ne crois plus à sa parole. Qu'il me laisse tranquille avec toutes ses propositions de réformes, avec tous ses encouragements à mes ennemis et ses excitations révolutionnaires habilement déguisées sous forme de conseils à mon gouvernement. Que peut-il sur le Pape ? Rien. Sur Mastaï, tout. Eh bien ! j'irai me réfugier dans le tombeau des Apôtres. Là il me fera prendre sous ma tiare pontificale ; mais il saura ce que c'est que de toucher à cette tiare. Pour lui le jour de la justice viendra. Dites-lui de ma part que je n'ai pas d'autre réponse à lui faire, si ce n'est que l'épée de Dieu est prête à le frapper par la main des hommes, non plus par la mienne !

L'Empereur connut cette foudroyante apostrophe[6]. S'il fut ému de cette malédiction d'un vieillard, d'un père, il n'en montra rien, non plus que d'une autre menace à lui adressée, plus diplomatiquement, par une longue lettre de Pie IX, le jour de Noël 1860 ; cette lettre se terminait ainsi : Malgré la pensée de miséricorde de la grande fête de ce jour, je n'en répète pas moins : Væ hominibus illis per quos scandalum evenit !

Cependant tout n'était pas encore terminé dans les Deux-Siciles. Victor-Emmanuel fit son entrée à Naples le 7 novembre, accompagné de Garibaldi. Mais François II continuait à se défendre bravement. Capoue ne se rendit qu'après quarante-deux jours de siège. Gaète, où le jeune Roi combattait en personne, pouvait tenir plus longtemps encore. Il y avait là douze mille hommes qui avaient résisté à toutes les séductions de l'or piémontais et de la phraséologie révolutionnaire au bout de laquelle se trouvait la perte de la nationalité napolitaine, et la citadelle passait pour une des plus fortes de l'Europe. M. (le Gramont écrivait de Rome, le 6 octobre, à M. Thouvenel :

Je vous envoie des nouvelles de Naples : le roi de Sardaigne va s'y rendre. C'est la même comédie que pour les Marches et l'Ombrie, car, d'après ce qui se passe, Garibaldi tombe chaque jour et le roi François II reprend l'avantage : il remonterait sans doute sur son trône sans l'intervention piémontaise.

L'Empereur approuve-t-il l'agression de Victor-Emmanuel contre le roi de Naples ?...

De tout cela il ressort un fait curieux : c'est au nom du principe .de non-intervention, ou plutôt sous le bénéfice de ce principe, que le Piémont aura pris au Pape ses provinces et au roi de Naples son royaume. Je ne pense pas que l'Europe le permette, cela me semble impossible...

 

L'Europe, nous l'avons vu, c'était à ce moment-là l'Empereur des Français, et lui tout seul. Il parut avoir honte un instant d'accabler un jeune roi et une jeune reine auxquels on n'avait rien à reprocher et que leur courage rendait sympathiques à leurs plus cruels ennemis. Deux lettres de M. de Gramont à M. Thouvenel sont caractéristiques à ce propos. La première est du 13 octobre :

Il parait avéré aujourd'hui que les troupes du roi de Naples battaient les Garibaldiens au Volturno si Villamarina n'avait pas fait marcher les Piémontais au secours des chemises rouges...

Quant au sentiment des populations, toutes les nouvelles de Naples s'accordent pour représenter ce pays comme décidément rebelle à l'annexion piémontaise et fort peu soucieux de l'unité italienne. On chasse les autorités révolutionnaires, on rétablit les armes de François II. Les Piémontais, avertis par les autorités chassées, envoient des colonnes assez fortes qui, après quelques fusillades, mettent les habitants en déroute et emmènent pour les juger et les fusiller les soi-disants ennemis du mouvement qui leur sont dénoncés. A peine les Piémontais partis, les habitants reviennent ; ils prennent ceux qui ont appelé les Piémontais et les mettent à mort. Ce qu'il y a de plus curieux, c'est que ces choses se passent dans des localités qui sont censées avoir voté à l'unanimité pour Victor-Emmanuel.

La seconde lettre est datée du 3 novembre :

Nous assistons aux derniers efforts de ce malheureux roi de Naples ; il va périr dans quelques heures, victime de l'acte le plus odieux qu'il soit possible de concevoir. Vous ne pouvez vous imaginer tout ce qu'il y a de pénible à se voir, bon gré malgré, mêlé aux souffrances de cette agonie, refusant un bout de corde au noyé qui s'enfonce sous l'eau, ou plutôt la balançant au-dessus de sa tète, trop, courte pour qu'il puisse la saisir. Excusez-moi si je vous parle à cœur ouvert ; ce n'est pas au ministre que j'écris, c'est à mon ami, à mon ancien collègue qui, je le sais instinctivement, pense comme moi...

 

Napoléon III avait longtemps refusé au général Cialdini, qui dirigeait les travaux du siège par terre, l'autorisation de se faire aider par son collègue l'amiral Persano, qui commandait la flotte piémontaise. Il voulait que la mer demeura libre. Une escadre française commandée par l'amiral Le Barbier de Tinan, resta donc pendant quatre mois devant Gaëte, afin d'en empêcher le blocus. Mais lorsqu'il vit que cet obstacle aux assiégeants allait devenir le salut de François II, il se laissa persuader par l'Angleterre que la présence des Français en un pareil moment était contraire au fameux principe de non-intervention. L'amiral Le Barbier de Tinan reçut ordre de s'éloigner, et Persano qui, lui, parait-il, n'intervenait point, eut toute facilité de croiser ses bombes et sa mitraille avec celles de Cialdini sur la tête de François II et de ses fidèles Napolitains.

Accablé par le nombre, le malheureux Roi capitula le 19 lévrier 1861 ; moins malheureux toutefois que ses vainqueurs ; puisque seul des trois il n'avait rien à se reprocher et pouvait s'éloigner la tête haute. La félonie du roi de Sardaigne le rendait méprisable chez toutes les nations civilisées ; quant à l'Empereur, si la conscience publique fut moins sévère pour lui, ce fut uniquement parce qu'on n'a connu que plus tard tout l'odieux de sa participation aux infamies de Castelfidardo et de Gaëte.

P` Un dernier emprunt à la correspondance du ministre des affaires étrangères à Paris et de l'ambassadeur de France à Rome sera la confirmation et comme le résumé de tout ce que nous venons de raconter. Ces deux intermédiaires désolés, mais faibles et finalement résignés, des turpitudes diplomatiques d'une année funeste, avaient assez de courage pour se l'enseigner franchement l'un l'autre, mais pas assez pour encourir une disgrâce en éclairant complètement leur maitre. M. de Gramont écrit à M. Thouvenel :

Je vous préviens, pour votre information personnelle, que Villa-marina, à Naples, a déclaré à plusieurs de ses collègues du corps diplomatique, que rentrée des Piémontais, malgré le rappel de M. de Talleyrand, se taisait d'accord avec l'Empereur... Convenez que ma position n'est pas commode !

Je ne vous cacherai pas non plus que notre armée se sent profondément humiliée d'avoir à tolérer l'arme au bras un voisinage de ce genre ; mon avis est qu'il y aurait de l'imprudence à lui faire subir trop longtemps une pareille épreuve. Il ne faut pas nous faire d'illusion, jamais nous n'avons été jugés aussi sévèrement que nous le sommes aujourd'hui. Peut-être ne voyez-vous pas cela à Paris aussi clairement qu'on peut le voir du dehors, mais la vérité est qu'il n'y a personne qui ne soit entièrement convaincu de notre complicité avec les Piémontais. Le rappel de Talleyrand n'a fait aucun effet ; -c'était prévu, cela devait faire partie de la mise en scène. Je ne puis -vous peindre à quel point je souffre pour l'Empereur et pour moi-même de cette atmosphère de mépris et de répulsion qui commence t monter autour de nous... Si nous devons continuer, j'en serai réduit à me cacher, car il n'y a pas moyen de se soumettre à ce que suis exposé à voir et à entendre...

 

Une préoccupation professionnelle et en quelque sorte personnelle, ajoutait à l'embarras et à l'exaspération de M. de Gramont. Il se trouvait ridicule d'être si peu informé, lui qui aurait dû l'être avant tout le monde à Rome, et ne pouvait se faire à cette pensée que Napoléon III agissait en dehors de lui et entretenait avec la cour de Turin des relations occultes.

J'apprends avec tristesse, écrivait-il encore, que le comte Vimercati sert d'intermédiaire entre l'Empereur et le roi de Sardaigne. Rien n'est plus fâcheux et plus dangereux. Mais, je le connais de longue date, et je parle avec la certitude de ne pas me tromper...

Voici une anecdote qui vous intéressera. La comtesse Alfieri, qui est une nièce du comte de Cavour, aurait écrit à une de ses compatriotes et amies, actuellement à Rome, que son oncle, ne s'alarmait en aucune façon de la rupture des relations diplomatiques avec la. France, du rappel de M. de Talleyrand ; qu'au contraire il y gagnait en réalité de n'avoir plus entre l'Empereur et lui des intermédiaires gênants, comme Talleyrand et Thouvenel ; qu'il était toujours sûr de s'entendre avec l'Empereur parce qu'il le tenait par un lien que l'Empereur ne pouvait rompre, etc., etc.

(Vient ensuite une monstruosité que ma plume se refuse à écrire.)

M. Thouvenel, désolé, lui aussi, mais déjà en quête d'excuses et d'accommodements, lui répond :

L'Empereur s'était persuadé que ses menaces suffiraient ; le fait a trompé ses prévisions... Sa Majesté, toutefois, ne juge pas qu'il lui soit possible de procéder à une intervention militaire dans l'Ombrie et dans les Marches.

Et, curieux quoique navré, il ajoute en post-scriptum :

Quel est donc ce lien avec M. de Cavour que l'Empereur ne saurait rompre ? Monstruosité est quelquefois bonne à connaître pour se diriger. Que votre plume fasse donc un effort.

Par malheur pour la postérité, avide de connaître les petites causes des grands évènements, l'effort de plume que M. Thouvenel demandait au duc, celui-ci ne jugea pas à propos de le faire, ou du moins il n'en existe pas de trace dans la suite de la correspondance et la monstruosité reste une énigme...

A moins que, quittant la correspondance de Thouvenel, on ne cherche la solution dans celle de Cavour.

Je vous avertis, écrivait celui-ci, le 20 janvier 1856, au chevalier Cibrario, que j'enrôle dans la file de la diplomatie la très belle comtesse Di..., en l'invitant à coqueter et à séduire, s'il le faut, l'Empereur... Je cherche à stimuler le patriotisme de notre très belle comtesse...[7]

Cinq jours après la capitulation de François II (18 février 1861), un Parlement italien se réunissait pour la première fois à Turin. Le traité de Zurich était réduit à néant, puisque l'unité se trouvait de fait substituée à la fédération. Le 11 mars le fait fut consacré par la langue officielle : Victor-Emmanuel II prit le titre de roi d'Italie. Il aurait dû, comme tel, s'intituler Victor-Emmanuel Ier ; mais il préféra rester dans la série des rois de Sardaigne et dispenser ainsi les chancelleries d'un acte de reconnaissance formelle qui répugnait à la plupart d'entre elles.

De toutes les puissances, l'Angleterre fut la première à reconnaître le nouveau royaume ; après Napoléon III, c'était elle qui avait le plus contribué à le former, quoique sans dépenser dans ce but un homme ni un écu. Les Etats-Unis, le Maroc, le Portugal, la Belgique et la Turquie le reconnurent aussi en 1861. Quant à l'Empereur des Français, il était fort embarrassé. L'unité italienne s'était créée en apparence malgré lui ; il avait protesté maintes fois contre les actes de piraterie de ses auteurs, jusqu'à rompre avec eux ses relations diplomatiques ; comment s'y prendrait-il pour les amnistier et proclamer son alliance avec eux ? La mort inopinée de Cavour lui fournit une occasion d'attendrissement ; il en profita.

L'habile homme d'Etat piémontais, grand homme assurément si l'on pouvait être grand sans être honnête, fut enlevé le 6 juin 1861 par une courte maladie. Les Italiens le regrettèrent ; c'est naturel ; mettons-nous à leur place, supposons-nous livrés comme eux aux aspirations nationales, au désir ardent de ressaisir dans le monde une part d'influence et de grandeur pour une patrie qui jadis le gouverna : nous serons éblouis par le résultat et peut-être, nous aussi, nous éviterons, comme le firent quelques-uns des meilleurs d'entre eux, de regarder de trop près aux moyens employés. Lorsque le nouveau royaume fut proclamé, une foule passionnée entourait le palais Madame, à Turin, où se trouvaient réunis les députés de toute la péninsule, moins Rome et Venise. Le vieux Manzoni, malgré son fige et ses sentiments de justice et de piété bien connus, était venu à la cérémonie. on le vit sortir du palais en s'appuyant au bras de Cavour. Les applaudissements éclatèrent : Voilà pour vous ! dit en souriant le ministre au poète ; mais aussitôt Manzoni, retirant vivement son bras, se mit lui-même à battre des mains en montrant Cavour, et, comme le tonnerre d'acclamations redoublait : Eh bien ! monsieur le comte, voyez-vous maintenant pour qui sont les applaudissements ?

La morale éternelle, qui est au-dessus des intérêts et des passions, réprouvera toujours les parjures et les brigandages à main armée d'où est sortie cette unité italienne, car il est impossible de donner d'autres noms au complot de Plombières, puis à l'envahissement en pleine paix du royaume des Deux-Siciles et de l'Ombrie. Frédéric II de Prusse ne fit pas mieux lorsqu'il envahit la Silésie sous prétexte de sauvegarder les droits de Marie-Thérèse à qui il la volait. Mais en laissant de côté les questions morales, si l'on ne considère que la petitesse des moyens jointe à la grandeur des résultats, Cavour est le plus grand homme d'Etat des temps modernes.

C'est lui qui fut le premier auteur des transformations que notre époque à vues s'accomplir dans la carte de l'Europe. Son continuateur Bismarck n'aurait probablement osé en concevoir même l'idée si Cavour n'eût pris l'initiative. L'un et l'autre, dans tous les cas, se fussent agités dans le vide s'ils n'eussent rencontré un levier étranger possédant la force qui manquait à leurs souverains respectifs. Ce levier était Napoléon III. Ils se l'asservirent tous deux par la flatterie et Bismarck le brisa dès qu'il se sentit assez fort pour s'en passer ; mais c'est Cavour qui, par une intuition de génie, devina le parti qu'on en pouvait tirer ; c'est Cavour qui lança l'Empire français dans la voie du suicide au profit d'autrui.

Seulement, pour revenir à notre sujet qui est Napoléon III, comment le qualifier, lui, le complice responsable, le principal créateur de l'unité italienne, lui qui n'était pas italien, mais français !

Quand on se mêle de diriger une nation, surtout si l'on s'est imposé à elle et si l'on n'a pas l'excuse de régner sans l'avoir désiré, au moins faudrait-il comprendre les principes les plus élémentaires de la politique internationale, celui-ci, par exemple, que si l'on a le bonheur d'avoir à sa frontière des états faibles parce qu'ils sont petits et divisés, le premier devoir est de ne pas s'en faire des rivaux redoutables en les grossissant par l'unification. Les anciens rois de France, qui ne furent pas tous des esprits supérieurs, étaient restés unanimes sur ce point. Tous s'étaient appliqués, comme de concert, à donner à leur empire, depuis les Alpes jusqu'aux embouchures du Rhin, cette prudente ceinture de voisins faibles. L'ambition du premier Bonaparte, qui, se croyant éternel, s'imaginait ne détruire qu'à son propre profit, et ensuite les stupides rêveries du second, qui cependant n'était pas un idiot, ont détruit à plaisir, en quelques années, ce travail de huit siècles. Il y a là un phénomène qui déconcerte l'historien.

Le fils de M. Thouvenel, dans les additions dont il a annoté la correspondance paternelle, nous a conservé un tableau de la séance du conseil des ministres où fut décidé l'acte du suicide de la France.

Sur les ordres précis de l'Empereur, M. Thouvenel — non sans avoir passé plusieurs nuits blanches avant de sauter le fossé, comme il en fait confidence à M. de Gramont, le 16 juin 1861 —, M. Thouvenel avait préparé le rapport destiné à justifier devant l'opinion publique la reprise des relations diplomatiques avec l'Italie. L'Empereur, qui connaissait les sentiments de l'Impératrice et qui craignait ses récriminations, avait demandé à son ministre des affaires étrangères d'apporter à chaque conseil ce rapport dans son portefeuille, mais de n'en donner lecture que sur une invitation directe de sa part. Le temps s'écoulait, et le rapport ne sortait pas de sa cachette. Enfin, un matin, l'Empereur dit à M. Thouvenel : Monsieur le Ministre, veuillez, je vous prie, renseigner le Conseil sur l'état de nos relations avec l'Italie. M. Thouvenel tira de son portefeuille et commença à lire le rapport concerté avec Napoléon III, qui concluait à la reprise des relations. L'Impératrice, selon son habitude, assistait au conseil des ministres. Au milieu de la lecture, Sa Majesté se leva brusquement avec : des signes de la plus violente agitation. Des larmes même jaillirent de ses yeux, puis elle quitta le salon, laissant les ministres stupéfaits. L'Empereur, après un assez long et pénible silence, dit alors avec son impassibilité habituelle, au maréchal Vaillant, ministre de sa maison : Mon cher maréchal, veuillez suivre l'Impératrice, et occupez-vous d'Elle. Puis, le conseil poursuivit ses travaux. Et la dépêche suivante fut envoyée, le 15 juin, par le ministre au chargé d'affaires de France à Turin, car la France n'avait plus auprès de Victor-Emmanuel qu'un simple chargé d'affaires, depuis la comédie du rappel de M. de Talleyrand :

Le roi Victor-Emmanuel s'est adressé à l'Empereur pour lui demander de le reconnaître comme roi d'Italie... L'Empereur est disposé à accéder aux vœux du Roi, d'autant plus que notre abstention, dans les circonstances présentes, pourrait être mal interprétée... Toutefois, il ne faut pas que cette reconnaissance reçoive une signification inexacte... Le gouvernement de l'Empereur n'a caché en aucune circonstance son opinion sur les évènements qui ont éclaté l'année dernière dans la Péninsule. La reconnaissance de l'état de choses qui en est résulté ne pourrait donc en être la garantie, de même qu'elle ne saurait impliquer l'approbation rétrospective d'une politique au sujet de laquelle nous nous sommes constamment réservé une entière liberté d'appréciation. Encore moins, l'Italie serait-elle fondée à y trouver un encouragement à des entreprises de nature à compromettre la paix générale. D'autre part, nous n'entendons nullement affaiblir la valeur des protestations formulées par la cour de Rome, etc.

 

L'ambassadeur de France à Rome, en fait d'abnégation, ne le céda pas à son chef. Il tâcha de se consoler par une réflexion politico-philosophique. Je crois, écrivit-il à M. Thouvenel, que l'unité italienne sera une combinaison anti-française ; mais comme je suis convaincu qu'elle ne durera pas, je n'ai pas une répugnance absolue à en consentir l'épreuve transitoire.

Quant au nouveau roi d'Italie, s'il eût gardé quelque chose des vertus de ses aïeux les ducs de Savoie, il eût grandement souffert, dans son honneur et sa fierté, de toutes les réserves et désapprobations dont on le flétrissait diplomatiquement. Mais il aspirait à l'impunité, non à l'estime. Comme tout autre galant homme surpris à dévaliser une maison et à s'annexer un porte-monnaie, il disait simplement : Qu'on m'appelle du nom qu'on voudra, cela m'est égal, pourvu qu'on me laisse faire.

La Prusse et la Russie ne consentirent à reconnaitre l'honnête opération comme définitive qu'une année et demie après qu'elle se fut accomplie ; encore ne cédèrent-elles que par condescendance pour Napoléon III, qui le leur demandait comme un service personnel. L'Espagne et la Bavière se firent prier pendant cinq ans ; l'Autriche ne céda qu'après sa défaite de Sadowa.

Les répugnances trahies au Conseil par l'Impératrice attestent en elle plus de flair politique et plus d'honneur que n'en avait son mari ; mais ces révoltes du bon sens n'étaient, chez elle, qu'intermittentes, et presque toute la cour était gagnée à l'illusion italienne, tant par l'ascendant du prince Napoléon et de la Franc-Maçonnerie, que par le désir de plaire au maitre. Ce malheureux Empereur, dans sa toute puissance, trouvait autour de lui fort peu d'hommes de caractère. M. Fould, ministre des finances, disait un jour au maréchal Randon : Nous ne sommes, au Conseil des ministres, que deux défenseurs du Pape : vous, qui êtes protestant et moi qui suis israélite. — C'est exact et le Pape serait bien mal inspiré de chercher à nous convertir, répondit le maréchal — qui ne se convertit pas moins à la fin de sa vie — : il affaiblirait notre crédit en faveur de sa cause.

Au point de vue des intérêts français, on ne saurait trop redire aux lecteurs âgés de moins de cinquante ou soixante ans que tous les journaux et tous les hommes politiques qui prônent aujourd'hui la laïcisation et accablent de leurs insultes la mémoire de Napoléon III prônèrent avec le même zèle la politique chère à son cœur, sur la question italienne et la question allemande. Les catholiques seuls s'y opposèrent avec ensemble. Sauf quelques rares courtisans, il n'y eut pas d'aveugles parmi les catholiques ; mais il y eut des clairvoyants dans les rangs des non catholiques. On aime à se rappeler l'indépendance dont firent preuve, vis-à-vis des Sociétés secrètes et des aberrations du souverain, MM. Thiers, Guizot, Proudhon, Lamartine.

Lamartine, qui n'était certes pas un incrédule, mais qui se tenait alors pratiquement en dehors de toute religion, écrivait à son ami Dargaud, le 9 janvier 1861 : Vous savez ma pensée sur l'unité italienne, prélude de l'unité allemande, deux stupidités et deux trahisons... Dans deux ans, sauve qui peut !...

Le grand poète orateur ne se trompait que sur la date.

M. Proudhon était prophète aussi dans sa brochure : La Fédération et l'unité en Italie.

Je comprends à merveille l'insistance avec laquelle l'Angleterre poursuit la formation de l'unité italienne, et je ne lui en veux pas ; je comprends également que Anglais, Belges, Autrichiens, Russes même applaudissent à cette politique, et je ne les en blâme point. Chaque peuple a le droit de rechercher ce qui sert le mieux ses intérêts ; et si la France, la première puissance militaire de l'Europe, la plus favorisée par sa position, inquiète ses voisins par le progrès de ses armes et l'influence de sa politique, pourquoi leur ferais-je un crime de chercher à l'amoindrir et de l'entourer d'un cercle de fer ? Ce que je ne comprends pas, c'est l'attitude de la presse française. Il est manifeste que la constitution de l'Italie en une puissance unitaire, avec une armée de trois cent mille hommes, amoindrirait l'empire français de toutes les façons.

Politiquement, le conseil amphictyonique de l'Europe, jusqu'à présent composé des représentants de cinq puissances, va s'augmenter d'une sixième, dont la voix naturellement nous sera contraire. Nous sommes trop voisins de l'Italie, nous avons trop de ressemblance avec elle, nous lui avons rendu de trop grands services pour qu'elle nous aime. L'ingratitude, en politique, est le premier des droits et des devoirs.

Stratégiquement, pendant que l'Espagnol nous menace à dos ; l'Angleterre, la Belgique, la Hollande de front ; l'Autriche et la Russie de flanc ; l'Italie va nous tirer aux jambes et nous pousser la baïonnette dans le ventre, du seul côté par lequel nous pouvions nous croire à l'abri. La coalition contre la France compte désormais un 'membre de plus. La parenté n'y fait rien : souvenez-vous de Joachim Murat et de sa femme Caroline.

Socialement, au point de vue de la religion et des idées, notre influence diminue, d'une part de tout ce qu'aura perdu notre puissance politique et militaire ; en second lieu, de tout l'avantage que nous assurait le titre de première puissance catholique, protectrice du Saint-Siège, soit que le Pape, dépouillé de ses Etats, se rallie à Victor-Emmanuel, soit qu'il s'exile de l'Italie. Protestants et anglicans le comprennent, et par avance s'en réjouissent ; ce n'est pas pour la gloire d'une thèse de théologie qu'ils combattent le pouvoir temporel.

Enfin, on entendra bientôt la prédiction de M. Thiers à la tribune : Aujourd'hui que l'Italie a besoin de nous, qu'elle ne peut exister sans nous, oh ! oui, elle nous sera fidèle, mais sa fidélité aura tout juste la durée de sa faiblesse.

Comme pour clore par une justification d'ensemble l'œuvre révolutionnaire maintenant accomplie, Napoléon III avait écrit à Pie IX en janvier 1861 :

TRÈS SAINT-PÈRE,

La lettre de Votre Sainteté en date du 25 décembre me donne l'occasion de lui exprimer toute ma pensée. J'ai toujours regardé comme indispensable au bonheur des peuples catholiques l'accord des souverains avec le chef de la religion, car, lorsque cet accord existe, tout s'aplanit, et les questions d'amour-propre ou de droit strict disparaissent devant une entente amicale et des concessions réciproques. Mais lorsque de malheureuses circonstances ont fait naître la défiance et presque l'hostilité entre des pouvoirs créés par Dieu pour vivre dans la concorde, tout devient difficile. Les moindres divergences d'appréciation dégénèrent en embarras graves et en causes incessantes d'antagonisme. Ce qui se passe depuis dix-huit mois en est la preuve évidente.

Dès que les évènements exploités par les partis ont pu faire douter de mes sentiments à Votre Sainteté, l'esprit de défiance a remplacé l'ancienne harmonie, et, à Rome comme à Paris, tout ce qui vient d'un des deux pays est suspect dans l'autre.

Cependant, au milieu des embarras créés par des conjonctures graves, ma conduite a toujours été nette dans les actes, pure dans les intentions.

Quand il y a bientôt deux ans, je partis pour la guerre d'Italie, je déclarai à Votre Sainteté que j'entreprenais cette guerre avec deux sentiments profondément enracinés dans mon cœur : l'indépendance de l'Italie et le maintien de l'autorité temporelle du Saint-Père ; que je ne me faisais pas illusion sur la difficulté de concilier les intérêts de ces cieux causes ; que je réunirais tous m'es efforts pour y parvenir. Je suis resté fidèle à cette promesse, autant que les intérêts de la France me le permettaient. Les faits parlent d'eux-mêmes.

A la paix de Villafranca, j'ai souhaité que le Pape fût à la tête de la Confédération italienne, afin d'accroitre sa puissance et son influence morale. Lorsque la révolution s'est développée contre mes désirs, j'ai proposé aux puissances catholiques de garantir au Saint-Père le reste de ses Etats. Quoique Rome fût devenue le centre de réunion de tous les ennemis de mon gouvernement, je n'en ai pas moins maintenu mes troupes à Rome. La sûreté de Votre Sainteté a été plus menacée, j'ai augmenté la force du corps d'occupation.

De quelle manière, cependant, ma conduite a-t-elle été appréciée ? On m'a signalé comme l'adversaire du Saint-Siège on a ameuté contre moi les esprits les plus exaltés du clergé de France, on est allé jusqu'à solliciter l'archevêque de Paris de donner sa démission de grand-aumônier, on a voulu faire des évêques et de leurs subordonnés une administration étrangère, recrutant des hommes et de l'argent en dépit des lois du pays. Enfin Rome s'est faite un foyer de conspiration contre mon gouvernement, et cependant j'ai autorisé l'homme qui avait le plus ouvertement agi en qualité de partisan de la République à devenir le chef de l'armée du Saint-Père.

Tant de démonstrations hostiles n'ont rien changé à ma ligne de conduite. J'ai fait tout ce qui dépendait de moi pour maintenir l'autorité du Pape, sans compromettre les intérêts de la France. On trouve néanmoins que je n'en ai pas fait assez. Je le conçois, mais je réponds : malgré ma juste vénération pour le chef de l'Eglise, jamais mes troupes, à moins que l'honneur de la France ne soit engagé, ne deviendront un instrument d'oppression contre les peuples étrangers. Et puis, après avoir fait la guerre avec le Piémont pour la délivrance de l'Italie, il m'était absolument impossible, le lendemain, de tourner mes armes contre lui, quelque blême sévère qui pût d'ailleurs s'attacher à ses résolutions.

Dans l'état actuel des choses, je regrette vivement que nos rapports ne soient plus animés de cet esprit de conciliation qui m'aurait permis d'accepter les propositions de Votre Sainteté. Si elle engage l'archevêque de Paris à continuer ses fonctions, je ne doute pas que ce prélat, recommandable à tant de titres, ne se conforme à sa volonté. Si néanmoins il persiste à se retirer, je chercherai parmi les évêques celui qui me paraitra le mieux satisfaire aux exigences religieuses et aux convenances politiques.

Je fais des vœux bien sincères pour que le malaise et l'incertitude dans lesquels nous sommes aient bientôt un terme, et qu'ainsi je retrouve toute la confiance et toute l'amitié de Votre Sainteté.,

NAPOLÉON.

 

Sans être persuadé par ces apologies intéressées, Pie IX tint cependant compte du mélange de faiblesse et de demi-sincérité qu'elles trahissaient. Dépositaire du patrimoine ecclésiastique et n'ayant pour le défendre que des armes spirituelles, il lança l'excommunication majeure contre les spoliateurs mais sans les désigner par leurs noms. Voici les termes de la sentence :

Nous déclarons que tous ceux qui ont pris part à la rébellion, à l'usurpation, à l'occupation et à l'invasion criminelle des provinces susdites de nos Etats, dont Nous Nous sommes plaints dans l'allocution du 20 juin et du 26 septembre de l'année dernière, de même leurs commettants, fauteurs, aides, conseillers, adhérents ou autres quelconques ayant procuré, sous quelque prétexte et de quelque manière que ce soit, l'exécution des choses susdites, ou les ayant exécutées par eux-mêmes, ont encouru l'excommunication majeure et autres censures et peines ecclésiastiques portées par les saints canons et les constitutions apostoliques, par les décrets des conciles généraux, et notamment du concile de Trente (Sess. XXII, chap. XI, De la réforme), et au besoin, nous les excommunions et anathématisons de nouveau.

Il n'était pas possible d'en douter, Napoléon III se trouvait atteint, au moins comme fauteur, aide, conseiller, ayant concouru à l'exécution. Lui-même laissa voir son inquiétude, par le soin jaloux qu'il prit de supprimer la bulle, autant qu'il dépendait de lui. L'insertion d'une bulle précédente avait coûté la vie à l'Univers ; aucun journal catholique n'eût donc osé publier celle-ci. Le public complaisant s'imagina pourtant en avoir connaissance. Le Siècle et l'Opinion nationale, compères ordinaires beaucoup plus qu'opposants du gouvernement, se chargèrent d'amuser .les cabarets aux dépens du texte inconnu ; ils le remplacèrent par un autre, forgé de toutes pièces dans les ateliers maçonniques, et où les extravagances les plus réjouissantes, mêlées à des phrases odieuses, furent présentées sous la signature fausse de Pie IX. Les évêques voulurent rétablir la vérité, mais un décret, on s'en souvient, avait interdit à leurs communications l'accès des journaux.

Ce qu'il aurait fallu prévenir, c'était non la divulgation mais l'existence de l'anathème. Napoléon III, comme son oncle Napoléon Ier, fut atteint, au faite de sa puissance, par cette foudre que les sages affectent de mépriser, cette foudre que lance un vieillard sans armée : telum imbelle sine ictu. On s'en égaya fort mais à partir du jour où ils furent touchés, ni à l'oncle ni au neveu plus rien ne réussit. Le Pape pense-t-il faire tomber les armes des mains de mes soldats ? demanda Napoléon Ier ; et il n'était qu'il trois ans de distance des tempêtes de neige qui allaient joncher de ces armes les steppes moscovites. Dites de ma part à Napoléon III que l'épée de Dieu est prête à le frapper par la main des hommes, non par la mienne ! s'écria Pie IX ; et quelques mois à peine après cette menaçante apostrophe, montait sur un trône secondaire un homme qui devait, dix ans plus tard, recevoir sur un champ de bataille l'épée de Napoléon III, et lui prendre sa couronne impériale.

 

 

 



[1] Le fait suivant, raconté par Mme la maréchale Randon, ne permet plus aucun doute. C'était peu de semaines après l'entrevue de Chambéry, et le maréchal Randon était alors ministre de la guerre :

Il fut invité à déjeuner à la maison du Diable, située sur les bords si pittoresques du lac du Bourget ; il s'y trouva avec un aide de camp de Victor-Emmanuel, le général Savoiroux. D'ordinaire silencieux, le maréchal s'animait lorsqu'une question l'intéressait vivement. La conversation roula sur les évènements politiques. Prenant la parole, le maréchal se montra justement sévère pour le roi de Sardaigne. Il taxait de félonie la conduite du souverain qui, au mépris du droit des gens et de l'équité, envahissait sans déclaration de guerre le patrimoine d'un autre souverain que sa faiblesse et son caractère devaient faire doublement respecter. Votre Excellence est bien sévère pour nous, dit le général Savoiroux, lorsqu'il put prendre la parole ; nous sommes peut-être moins coupables qu'elle ne paraît le penser ; qu'elle me permette de lui rappeler qu'on nous avait dit : Allez et faites vite ! (La Conversion d'un maréchal de France, p. 73.)

La maréchale Randon ajoute qu'elle ne sait si le maréchal ignorait cette triste parole ou s'il affectait, par dignité, de l'ignorer.

Mais on possède un témoignage encore plus autorisé, en quelque sorte officiel ; nous le trouvons dans la correspondance de M. Thouvenel ; le 6 octobre M. de Gramont lui écrivait :

Voici quelques détails pour vous seul que je vous envoie confidentiellement.

Lorsque le corps d'armée cerné à Lorette a dû capituler, l'officier envoyé en parlementaire était un Français, M. de R., qui est rentré en France, il y a trois jours. Il a raconté de la sorte son entrevue avec Cialdini : Comment, lui a-t-il dit, pouvez-vous vous avancer aussi loin ? La France qui garde le Pape et qui vous a blâmés ouvertement, ne le permettra pas !La France ! répondit le général, l'Empereur, ah ! par exemple ! Mais vous croyez donc que nous aurions été assez fous pour nous engager de la sorte sans être sûrs d'être approuvés ? Non seulement l'Empereur ne s'oppose pas à notre marche, mais il l'approuve, je vous en donne ma parole d'honneur ; il me l'a dit lui-même à Chambéry, et quand M. Farini et moi l'avons quitté, voici ses dernières paroles Bonne chance et faites vite ! Ses vœux nous accompagnent, et c'est pour lui obéir que nous faisons vite. Cialdini a répété mot pour mot la même chose au prince de Ligne qui était prisonnier et qu'il avait invité à sa table. Il aurait seulement ajouté pendant le dîner : Ah ! vous croyez les articles du Moniteur et les dépêches de Thouvenel, vous autres ; mais voilà longtemps cependant que vous devez voir que tout se décide entre Cavour et l'Empereur ; l'Empereur est plus Italien que Français, il va plus vite que nous-mêmes ! Le prince de Ligne a répété cela textuellement au Pape, au cardinal Antonelli, à Mgr de Mérode, et publiquement le soir, dans un salon, devant près de cinquante personnes.

Le comte Lévis de Mirepoix, qui est venu ici pour l'enterrement de M. de Pimodan, a eu une attitude parfaite, bien qu'il appartienne à l'opposition. Il est venu me voir pour régler quelques questions de détails relativement à la sépulture, et il m'a confirmé mot pour mot le récit du prince de Ligne, comme l'ayant entendu aussi. Vous devez vous figurer l'effet que produit ici la phrase : Bonne chance et faites vite !

[2] M. de Quatrebarbes, Souvenirs d'Ancône.

[3] Ce Biambilla avait été introduit à Rome dans l'armée pontificale par Carlotti, ami intime de Cavour, investi alors des fonctions de chef de la police dans les Romagnes et les deux Siciles. Désabusé plus tard, Carlotti a écrit des Mémoires qui ont été imprimés à Florence par les soins du directeur du Contemporaneo, Quant à Biambilla, arrivé au camp piémontais, il fut nommé maréchal des logis dans les carabiniers et il était eu garni-ton à Milan au moment on Carlotti faisait connaitre ses exploits.

Nous devons ajouter toutefois que, en dépit des affirmations si précises de Carlotti, quelques écrivains soutiennent que Pimodan fut frappé par devant, d'une balle piémontaise.

[4] Cialdini eut l'indignité de dire dans son bulletin de victoire que Lamoricière s'était enfui du champ de bataille. Il reçut quelques jours après le billet suivant dont il négligea d'accuser réception

Vous dites que vous avez lait fuir un général français ; vous connaissant comme je vous connais, je vous sais parfaitement incapable de pareille chose ; mais votre mensonge acquiert d'autant plus de gravité et de ridicule qu'il s'adresse à un général qui est la bravoure même. Je ne veux pas achever cette rectification ici, je me réserve de le faire avec ma botte, si jamais je vous rencontre comme en Crimée. Signé : Maréchal PÉLISSIER.

[5] Diario privato de l'amiral Persano, p. 125.

[6] Elle était contenue dans une lettre que l'abbé Cabanis, un des témoins auriculaires, adressait à M. de Lourdoueix, directeur de la Gazette de France, lettre qui fut interceptée, ouverte au cabinet noir et communiquée à Napoléon III en personne.

[7] L'éditeur du Secret de l'Empereur pense également, d'après les plus sérieux indices, qu'il s'agit d'une intrigue politico-galante qui avait pour héroïne une noble étrangère à laquelle on a attribué, depuis, le rôle d'agent secret du comte de Cavour. Les Mémoires du comte de Vieil-Castel, toujours à consulter quand il s'agit de la chronique scandaleuse de l'époque, renferment sur ce sujet des indications qui coïncident parfaitement, quant aux dates, avec l'hypothèse dont il s'agit.

Ce serait donc une intrigue galante nouée par Cavour qui aurait perdu Napoléon III. Rien n'est plus conforme aux faiblesses humaines. Toutefois nous avouons que cette explication d'un phénomène autrement inexplicable ne nous satisfait qu'a moitié, car si la passion a pu produire l'aveuglement chez l'Empereur elle n'a pas duré dix ans ; or l'aveuglement n'a cessé qu'avec le règne.