HISTOIRE DE NAPOLEON III

TOME PREMIER

 

CHAPITRE VI. — COUP D'ÉTAT & PLÉBISCITE.

 

 

Le 26 novembre, le général Magnan, commandant en chef de l'armée de Paris, réunit à son hôtel vingt-six généraux. Messieurs, leur dit-il, puis-je compter sur votre discrétion ? autrement je n'aurais rien à vous dire. Tous l'engagèrent à parler sans crainte. — Vous me donnez chacun votre parole d'honneur ?Nous vous la donnons. — Eh bien, reprit-il, il se peut que, d'ici à peu de temps, votre général ait besoin de vous. Il s'agit de sauver la France, ni plus ni moins. Mais, quoi qu'il arrive, ma responsabilité vous couvrira ; c'est moi qui porterai, s'il y a lieu, ma tête sur l'échafaud. Vous, si quelqu'un vous demandait compte de vos actes, il vous suffira de montrer les ordres reçus de moi, votre chef. Vous avez compris ? Parlons d'autre chose, mais que chacun se tienne prêt et, en attendant, retienne sa langue.

L'attente dura six jours. C'était beaucoup pour un secret partagé entre vingt-six personnes. Mais ces vingt-six personnes étaient vingt-six généraux, chefs d'une armée rompue à la discipline. Le secret fut gardé.

Afin d'empêcher le rassemblement de la garde nationale, le général de Lawœstine, qui la commandait, imagina un stratagème des plus efficaces et des moins compliqués : il s'arrangea pour qu'elle n'eût pas de tambours.

La garde nationale était alors partagée en douze légions, correspondant aux douze arrondissements de Paris, et les tambours étaient gardés par la légion à laquelle ils appartenaient. Le général donna simplement l'ordre, le 30 novembre, de porter tous les tambours à Vincennes, afin de les échanger contre d'autres, d'un nouveau modèle. Le lendemain donc, lei décembre, tous les tapins de la garde nationale se réunirent devant l'hôtel de leur état-major, place Vendôme ; de là ils s'en allèrent à Vincennes, mais pour en revenir les mains vicies : les modèles nouveaux n'étaient pas prêts. Ils retournèrent le lendemain, et encore le surlendemain. Ainsi, dans la garde nationale, le 2 décembre, à Paris, non seulement on chercha vainement les tambours, mais il ne se trouva personne pour battre le rappel[1].

Il y eut, le 1er décembre, grande soirée à l'Elysée, si bien que nul n'aurait pu deviner ce qui se préparait. Sur les dix heures du soir, le Prince Président, adossé paisiblement à une cheminée, fit signe à un colonel d'état-major de la garde nationale, sur lequel il savait pouvoir compter et lui dit, de l'air le plus naturel du monde :

Colonel Vieyra, êtes-vous assez fort pour ne rien laisser paraître d'une vive émotion sur votre visage.

Mon Prince, je le crois.

Eh bien, colonel, c'est pour cette nuit... Vous êtes maître de vous, votre visage n'a rien dit. Pouvez-vous m'affirmer que demain on ne battra pas le rappel ?

Oui, Prince... d'autant que nos tambours sont au raccommodage... Ah ! c'est donc pour cela... ?

 Allez, colonel, trouver Saint-Arnaud qui vous attend... Non, pas encore, suivez-moi.

Et, sans affectation, Louis-Napoléon prit le bras d'un ambassadeur qui passait ; tandis que le colonel allait saluer des dames de sa connaissance, qu'il venait d'apercevoir.

Pour comble de prudence, les conspirateurs s'étaient dispersés chacun de leur côté dans cette soirée du ter décembre. M. de Morny se montra à l'Opéra-Comique, à peu de distance du général Cavaignac, dont le prochain mariage avec Mlle Odier faisait le sujet de toutes les conversations. Une dame dit à brûle-pourpoint à M. de Morny : — On parle aussi d'un coup de balai qui va être donné à l'Assemblée ; qu'en pensez-vous ?

Je n'en pense rien, Madame, mais soyez sûre que, le cas échéant, je tâcherais de me mettre du côté du manche.

La dame répéta le mot ; on en rit autour d'elle et on s'endormit dans un redoublement de sécurité[2].

Vers minuit, tous les complices du coup d'Etat se trouvèrent à l'Elysée. Louis-Napoléon s'enferma dans son cabinet avec Saint-Arnaud, Morny et de Maupas. Ce dernier, jeune préfet, dont l'audace avait séduit le Prince, allait être chargé de la préfecture de police et Morny du ministère de l'intérieur. Les intimes, tous mis au courant, se tenaient dans un salon voisin ; c'étaient le lieutenant-colonel Fleury, Persigny, Mocquard, les colonels Lepic, de Béville, Vieyra, Ney, le marquis de Toulongeon. Après une demi-heure, Saint-Arnaud s'avança et appela le colonel de Béville : Portez ceci au Moniteur, dit-il ; M. de Saint-Georges, directeur de l'imprimerie, vous attend. A une heure les autres furent congédiés : Il est bien entendu, Messieurs, leur dit M. de Morny, que chacun de nous y laisse sa peau ?Parfaitement, répondirent-ils ; à quoi M. Mocquard ajouta : La mienne est déjà bien usée et je n'ai pas grand'chose à perdre. — Bien, allez vous reposer, Messieurs, et tâchez de dormir : on aura besoin de vous demain. Le général Magnan n'était pas avec les autres. Il avait demandé qu'on ne le prévint qu'au moment d'agir, assurant qu'il serait prêt. Mais il fut à cheval au point du jour.

Comme Saint-Arnaud l'avait annoncé, M. de Saint-Georges attendait à l'Imprimerie nationale. A peine entré, M. de Béville fit remiser le fiacre qui l'avait amené et enfermer le cocher dans une salle basse. On donna à boire à celui-ci ; on lui mit une bourse dans la main. Il but et s'endormit. On verrouilla la porte de la salle basse.

La grande porte de l'imprimerie était à peine refermée qu'elle se rouvrit, donna passage à des hommes armés qui entrèrent en silence, puis se referma. C'était une compagnie de gendarmerie mobile, presque entièrement composée d'anciens gardes municipaux ayant au cœur la rancune des capitulations de février 1848.

Les armes furent chargées, toujours en silence, et des factionnaires posés dans les ateliers, dans les corridors, aux portes de communication, aux fenêtres, partout ; deux à la porte de la rue. Le capitaine qui les commandait demanda quelle consigne il devait donner à ses hommes. Rien de plus simple, dit M. de Béville : quiconque essaiera de sortir ou d'ouvrir une croisée, fusillé !

Des ouvriers typographes avaient été requis pour un travail de nuit. On plaça chacun d'eux entre deux gendarmes, avec défense de prononcer une parole, puis on distribua dans l'atelier les pièces à imprimer, coupées en très petits morceaux, de façon que pas un compositeur ne pût lire une phrase entière. Le directeur leur donna une heure pour composer le tout. Les divers tronçons furent apportés au colonel de Béville qui les rapprocha et corrigea les épreuves. Le tirage se fit avec les mêmes précautions, chaque presse entre deux soldats. Quelque diligence qu'on y mit, le travail dura deux heures, les gendarmes surveillant les ouvriers, Béville surveillant Saint-Georges.

Quand ce fut fini, on mit en liberté le cocher, on attela le fiacre et, à quatre heures du matin, Béville et Saint-Georges se rendirent à la préfecture de police avec les ballots d'imprimés. Le préfet Maupas les félicita, et des bandes d'afficheurs, embauchés d'avance, partirent dans toutes les directions, emportant les décrets et les proclamations[3].

Une des mesures les plus épineuses du plan consistait dans l'occupation, par les troupes du Prince Président, du palais de l'Assemblée nationale. La garde de ce palais se composait d'un bataillon d'infanterie de ligne et d'une batterie d'artillerie, casernés dans les dépendances, et qu'on changeait tous les jours. Ces troupes obéissaient au lieutenant-colonel Niol, commandant militaire de l'Assemblée, lequel ne dépendait que de l'Assemblée elle-même. On ne songea pas à gagner le colonel Niol ; son caractère bien connu ne permettait pas d'espérer de lui un acte qu'il eût considéré comme une trahison. D'autre part, si l'on savait à quoi s'en tenir sur la fermeté du Président Dupin, et si l'on ne prévoyait pas d'obstacle de ce côté-là, on redoutait l'énergie des deux questeurs, M. Baze et le général Leflô, qui étaient, comme M. Dupin, logés dans le palais. Il fallait absolument s'emparer d'eux par surprise, ainsi que du commandant militaire ; sans quoi ils pouvaient fermer les grilles, résister, tirer le canon, et alors le succès de l'entreprise devenait incertain.

Un colonel d'infanterie, initié à la conspiration, M. Espinasse, qui commandait le 42e de ligne, caserné dans des baraquements sur l'esplanade des Invalides, se chargea d'exécuter la surprise du palais.

Un bataillon de son régiment avait été désigné pour prendre la garde de l'Assemblée, le ter décembre. Le commandant de ce bataillon ne fut informé de rien : il prit, comme à l'ordinaire, sa consigne du lieutenant-colonel Niol. Vers minuit, le général Leflô rentra clans ses appartements, non sans s'être assuré, ainsi qu'il le faisait tous les soirs depuis quelque temps, que les factionnaires étaient placés conformément aux prescriptions habituelles. Dans la nuit, le chef du bataillon de garde, faisant une ronde, remarqua des allées et venues. Le capitaine adjudant-major avait été mandé hors du palais par le colonel Espinasse, sans motif de lui connu. Inquiet, il se mit à la recherche du lieutenant-colonel Niol et ne trouva son appartement que vers cinq heures. Niol se leva à la hâte. Il était trop tard. Le capitaine adjudant-major avait ouvert la porte de la rue de l'Université au colonel Espinasse, qui avait déjà pénétré dans le palais avec les deux autres bataillons de son régiment.

Le chef de bataillon de garde, sortant de chez M. Niol, aperçoit son colonel à la tête des soldats, dans l'allée qui conduit à l'hôtel de la présidence : Mon colonel, que venez-vous faire ici ?Prendre le commandement et exécuter les ordres du Prince. — Ah ! vous me déshonorez, colonel ! Et ce disant, le loyal officier arracha ses épaulettes, brisa son épée et la jeta aux pieds d'Espinasse. Il maintint sa démission, malgré le succès et la glorification de ce qu'il n'avait pu empêcher. On regrette que son nom ne nous ait pas été conservé.

Espinasse le fit écarter par ses grenadiers, et, guidé par un agent de police de service, se dirigea rapidement vers l'appartement du commandant militaire du palais. Le lieutenant-colonel Niol n'avait pas achevé de se vêtir. On sauta sur son épée : Vous faites bien de la prendre, dit-il à Espinasse, car je vous l'aurais passée au travers du corps ! Il fut arrêté.

Tout ceci s'était accompli avec une rapidité extrême. Les deux bataillons du 42e amenés par le colonel relevèrent tous les postes et occupèrent les issues du palais. L'artillerie de garde se retira sans faire mine de résister. Ainsi s'accomplit ce premier coup de main. Persigny, qui en avait assuré l'exécution, courut en porter la bonne nouvelle à l'Elysée[4].

On remarquera que le 42e de ligne était le même régiment qui, à Boulogne, avait arrêté Louis-Napoléon. Il était digne de se trouver sous le commandement supérieur du général, bientôt maréchal Magnan. L'opinion chez les rares personnes qui gardèrent leur sang-froid au milieu de ce tumulte, fut toutefois plus indulgente au régiment qu'au général ; car dans le régiment tout avait changé, soldats et officiers ; il ne restait que le numéro.

Avec Espinasse étaient entrés deux commissaires de police chargés d'arrêter les questeurs. L'un d'eux, nommé Primorin, soutenu par plusieurs agents et par une compagnie du 42e, sonne discrètement à la porte des appartements de M. Baze. Une femme de chambre vient ouvrir. On l'écarte, on se précipite à l'intérieur, on pénètre dans la chambre à coucher de M. Baze. Le questeur, réveillé en sursaut, passait une robe de chambre. On se jette sur lui. Il crie : C'est une trahison, je suis député, je suis inviolable ! Le commissaire crie plus fort : Je sais ce que je fais, j'ai des ordres, habillez-vous et suivez-moi ! Madame Baze, demi-nue, court à une fenêtre et appelle au secours. Les agents la saisissent à bras-le-corps, referment la fenêtre et entrainent le questeur jusqu'au poste de la rue de Bourgogne. Là seulement il achève de s'habiller sous l'œil des agents. Avant le jour il était emmené sous escorte, et écroué à la prison de Mazas.

M. Bartoglio était le commissaire chargé d'arrêter le général Leflô. Il pénètre chez lui. Tout dormait. La première personne qui se réveille est le jeune fils du général, âgé de huit ans. Où est votre père ? lui demande M. Bertoglio, conduisez-moi à lui, j'ai à lui faire une communication urgente. L'enfant, sans défiance, le conduit à la chambre du général. Une demi-douzaine d'agents y font irruption à la suite du commissaire. Le général saute à bas de son lit et, comme il était très énergique, une lutte s'engage. Madame Leflô, malade, cherchait à défendre son mari ; le petit garçon sanglotait et se reprochait d'avoir livré son père. Enfin le général se calma, revêtit son uniforme et suivit les agents. Au bas de son escalier il rencontra un officier supérieur du 42e qu'il connaissait et qu'il somma, au nom de la loi, de le délivrer. Celui-ci lui fit une réponse brutale qui caractérise l'état d'esprit de l'armée dans cette journée du 2 décembre. Je suis représentant et je suis votre chef après tout, disait le général. — Laissez-moi tranquille, répliqua l'officier : des généraux avocats et des avocats généraux, nous en avons assez !

Ce que nous venons d'esquisser chez cieux représentants, se passait de même, à quelques détails près, et à la même heure, chez une vingtaine d'autres et chez quatre fois le même. nombre de citoyens non représentants. Nous né retracerons pas chacune de ces scènes, l'une ressemble à l'autre. On fit au général Changarnier, tant on le redoutait, l'honneur de l'aborder, lui tout seul, avec quinze agents que dirigeait un commissaire, et trente soldats de la garde républicaine que commandait un capitaine. M. Thiers, arrêté dans son lit, se leva tout en discutant avec les agents. Savez-vous, monsieur Hubault — c'était le nom du commissaire —, savez-vous que vous violez la Constitution ?J'exécute les ordres du gouvernement, monsieur Thiers, comme j'exécutais les vôtres quand vous étiez au ministère. — Quoi ! c'est M. de Thorigny qui me fait arrêter !Non, je crois que depuis ce matin c'est M. de Morny qui est ministre de l'intérieur. — Morny ? Ah ! vous m'en direz tant... Je n'ai plus qu'à obéir. Le général Cavaignac céda de même, dès qu'il eut compris, mais en silence et avec sa dignité habituelle. Le général Bedeau se constitua prisonnier en plaisantant. Le commissaire Huhault, jeune, en le réveillant le tenait déjà. Général, je vous arrête, je suis envoyé pour cela, j'ai des ordres pénibles à exécuter, mais formels. — Quels ordres ? je suis inviolable, vous n'avez pas le droit... — Hors le cas de flagrant délit, mon général. — Alors, dit Bedeau, flagrant délit de sommeil. Charras voulut se servir de ses pistolets ; il avait négligé de les charger. Lamoricière essaya de lutter, puis dehors, du fiacre qui l'entrainait, il voulut faire appel aux passants, qui commençaient à circuler. On le menaça de lui mettre un bâillon :

En se rencontrant à Mazas, les prisonniers continuaient les uns à s'indigner, les autres à plaisanter, d'autres à garder un silence morne, chacun selon son caractère. Des adversaires politiques intraitables la veille, se réconcilièrent ; Lamoricière serra la main du montagnard Lagrange. Un colonel que Victor Hugo désigne par son nom dans l'Histoire d'un crime, avait eu l'impudence de se mettre au cou sa croix de commandeur, peut-être afin de rassurer sa conscience ébranlée, pendant qu'il assistait à l'écrou des généraux et des représentants. Regardez-moi donc en face, vous ! lui dit Charras. Le colonel détourna le visage et s'en alla.

Quand le jour parut, le coup d'Etat était accompli. La brigade Ripert gardait le Palais-Bourbon, la brigade Cotte garnissait la place de la Concorde, la brigade Canrobert l'avenue Marigny, la brigade Dulac le jardin des Tuileries, la brigade Forey le quai d'Orsay. La garde nationale n'avait rien su ; le colonel Vieyra venait de lui être donné comme chef d'état-major.

A l'Elysée, le Prince était debout. Eperonné, botté, mais simplement vêtu d'une robe de chambre, il prenait son café en fumant des cigarettes. A chaque instant des estafettes arrivaient. L'Elysée se remplissait de monde ; des journalistes, des députés, tous les généraux que leur service n'appelait pas dehors, défilèrent dans la matinée pour faire leur cour. Ils emportaient cette impression que le Prince était un homme résolu, prêt à tout, mais qui, pour le moment, ne croyait pas qu'il existât le moindre sujet de s'inquiéter

Le roi Jérôme, prévenu directement, vint aussi se mettre à la disposition de son neveu. Le frère du vainqueur d'Austerlitz, avec son masque napoléonien et sa belle prestance, se présentant au milieu du salon rempli de monde, produisit une grande impression. Il nous sembla, raconte le général Fleury, voir l'Empereur des grands jours descendre de son cadre, tant la ressemblance était frappante.

Le fils de Jérôme, le prince Napoléon, ne l'accompagnait point ; il avait cru devoir s'abstenir, afin de pouvoir désavouer le coup d'Etat, s'il ne réussissait pas ; sauf à en profiter s'il réussissait.

Dans les rues, sur les quais et les boulevards, les ouvriers, se rendant à leur travail, remarquaient trois larges affiches blanches tapissant les kiosques et les murailles. Malgré une pluie fine qui s'était mise à tomber, ils s'arrêtaient, faisaient cercle, et voici ce qu'ils lisaient :

Proclamation du Président de la République.

APPEL AU PEUPLE

Français !

La situation actuelle ne peut durer plus longtemps. Chaque jour qui s'écoule aggrave les dangers du pays. L'Assemblée, qui devait être le plus ferme appui de l'ordre, est devenue un foyer de complots. Le patriotisme de trois cents de ses membres n'a pu arrêter ses fatales tendances. Au lieu de faire des lois dans l'intérêt général, elle forge des armes pour la guerre civile ; elle attente au pouvoir que je tiens directement du peuple ; elle encourage toutes.les mauvaises passions ; elle compromet le repos de la France : je l'ai dissoute, et je laisse le peuple entier juge entre elle et moi.

La Constitution, vous le savez, avait été faite dans le but d'affaiblir d'avance le pouvoir que vous alliez me confier. Six millions de suffrages furent une éclatante protestation contre elle et cependant je l'ai fidèlement observée. Les provocations, les calomnies, les outrages m'ont trouvé insensible. Mais aujourd'hui que le pacte fondamental n'est plus respecté de ceux-là même qui l'invoquent sans cesse, et que les hommes qui ont déjà perdu deux monarchies veulent me lier les mains, afin de renverser la République, mon devoir est de déjouer leurs perfides projets, de maintenir la République, et de sauver le pays en invoquant le jugement du seul souverain que je reconnaisse en France, le peuple.

Je fais donc un appel loyal à la nation tout entière, et je vous dis : Si vous voulez continuer cet état de malaise qui nous dégrade et compromet notre avenir, choisissez un autre à ma place : car je ne veux plus d'un pouvoir qui est impuissant à faire le bien, me rend responsable d'actes que je ne puis empêcher et m'enchaîne au gouvernail quand je vois le vaisseau courir vers l'abîme.

Si, au contraire, vous avez encore confiance en moi, donnez-moi les moyens d'accomplir la grande mission que je tiens de vous.

Cette mission consiste à fermer l'ère des révolutions en satisfaisant les besoins légitimes du peuple et en le protégeant contre les passions subversives. Elle consiste surtout à créer des institutions qui survivent aux hommes et qui soient enfin des fondations sur lesquelles on puisse asseoir quelque chose de durable.

Persuadé que l'instabilité du pouvoir, que la prépondérance d'une seule Assemblée sont des causes permanentes de trouble et de discorde, je soumets à vos suffrages les bases fondamentales suivantes d'une Constitution que les Assemblées développeront plus tard :

1° Un chef responsable nommé pour dix ans ;

2° Des ministres dépendant du pouvoir exécutif seul ;

3° Un Conseil d'Etat formé des hommes les plus distingués, préparant les lois et en soutenant la discussion devant le Corps législatif ;

4° Un Corps législatif discutant et votant les lois, nommé par le suffrage universel, sans scrutin de liste qui fausse l'élection ;

5° Une seconde Assemblée formée de toutes les illustrations du pays, pouvoir pondérateur, gardien du pacte fondamental et des libertés publiques.

Ce système créé par le premier consul au commencement du siècle, a déjà donné à la France le repos et la prospérité ; il les lui garantirait encore.

Telle est ma conviction profonde ; si vous la partagez, déclarez-le par vos suffrages. Si, au contraire, vous préférez un gouvernement monarchique ou républicain, emprunté à je ne sais quel passé ou à quel avenir chimérique, répondez négativement.

Ainsi donc, pour la première fois depuis 1804, vous voterez en connaissance de cause, en sachant bien pour qui et pour quoi.

Si je n'obtiens pas la majorité de vos suffrages, alors je provoquerai la réunion d'une nouvelle Assemblée, et je lui remettrai le mandat que j'ai reçu de vous.

Mais si vous croyez que la cause dont mon nom est le symbole, c'est-à-dire la France régénérée par la Révolution de 811 et organisée par l'Empereur, est toujours la vôtre, proclamez-le en consacrant les pouvoirs que je vous demande.

Alors la France et l'Europe seront préservées de l'anarchie, les obstacles s'aplaniront, les rivalités auront disparu, car tous respecteront, dans l'arrêt du peuple, le décret de la Providence.

Fait au palais de l'Elysée, le 2 décembre 1851.

Louis-Napoléon BONAPARTE.

 

Proclamation du Président de la République à l'armée Soldats !

Soyez fiers de votre mission, vous sauverez la patrie, car je compte sur vous, non pour violer les lois, mais pour faire respecter la première loi du pays, la souveraineté nationale, dont je suis le légitime représentant.

Depuis longtemps vous souffriez comme moi des obstacles qui s'opposaient et au bien que je voulais vous faire et aux démonstrations de votre sympathie en ma faveur. Ces obstacles sont brisés, L'Assemblée a essayé d'attenter à l'autorité que je tiens de la Nation entière, elle a cessé d'exister.

Je fais un loyal appel au peuple et à l'armée, et je lui dis : Ou donnez-moi les moyens d'assurer votre prospérité, ou choisissez un autre à ma place.

En 1830 comme en 1848, on vous a traités en vaincus. Après avoir flétri votre désintéressement héroïque, on a dédaigné de consulter vos sympathies et vos vœux, et cependant vous êtes l'élite de la nation. Aujourd'hui, en ce moment solennel, je veux que l'armée fasse entendre sa voix.

Votez donc librement non comme citoyens, mais comme soldats ; n'oubliez pas que l'obéissance passive aux ordres du chef du gouvernement est le devoir rigoureux de l'armée, depuis le général jusqu'au soldat. C'est à moi, responsable de mes actions devant le peuple et devant la postérité, de prendre les mesures qui me semblent indispensables pour le bien public.

Quant à vous, restez inébranlables dans les règles de la discipline et de l'honneur. Aidez, par votre attitude imposante, le pays à manifester sa volonté dans le calme et la réflexion. Soyez prêts à réprimer toute tentative contre le libre exercice de la souveraineté du peuple.

Soldats, je ne vous parle pas des souvenirs que mon nom rappelle. Ils sont gravés dans vos cœurs. Nous sommes unis par des liens indissolubles. Votre histoire est la mienne. Il y a entre nous dans le passé communauté de gloire et de malheur. Il y aura dans l'avenir communauté de sentiments et de résolutions pour le repos et la grandeur de la France.

Fait au palais de l'Elysée, le 2 décembre 1851.

Louis-Napoléon BONAPARTE.

 

Au nom du Peuple français

Le Président de la République décrète

ARTICLE 1er. — L'Assemblée nationale est dissoute.

ART. 2. — Le suffrage universel est rétabli. La loi du 31 mai est abrogée.

ART. 3. — Le peuple français est convoqué dans ses comices à partir du 14 décembre jusqu'au 21 décembre suivant.

ART. 4. — L'état de siège est décrété dans l'étendue de la 1re division militaire.

ART. 5. — Le Conseil d'Etat est dissous.

ART. 6. — Le ministre de l'intérieur est chargé de l'exécution du présent décret.

Fait au palais de l'Elysée, le 2 décembre 1851.

Louis-Napoléon BONAPARTE.

Le ministre de l'Intérieur,

DE MORNY.

A part quelques hommes sensés, qui déploraient qu'on nit fût venu à de pareilles extrémités, ou qui levaient les épaules en arrivant au passage où le Président affirmait n'avoir qu'un but : maintenir la République, la plupart des liseurs de ces affiches ou bien s'éloignaient sans dire mot, ou bien exprimaient une vive approbation. Le sentiment de la légalité violée ne touche guère le peuple ; celui de la force lui est infiniment plus accessible et la force, pour lui, tant qu'elle dure, est immaculée. On peut dire que la première impression des masses, à Paris, se résuma dans ce propos, réel ou apocryphe, attribué au député Lagrange, un de ceux qui venaient d'être conduits à Mazas : Bien joué ! Les bourgeois voulaient coffrer le Prince, c'est lui qui les coffre !

Louis-Napoléon sortit cieux fois dans la journée. Il fut accueilli par les acclamations des soldats. La ville paraissait indifférente.

Il n'est pas besoin d'ajouter qu'aucun journal capable d'exprimer un blâme ne fut autorisé à paraître. Le Constitutionnel, La Perte, Le Pays, feuilles qui depuis longtemps appelaient de tous leurs vœux ce qui venait de s'accomplir, eurent seuls la parole.

Dans la journée du décembre, les représentants restés libres voulurent faire leur devoir. Une consigne mal donnée ou mal comprise, dit M. Granier de Cassagnac dans son histoire apologétique du coup d'Etat, permit à environ soixante d'entre eux de pénétrer individuellement dans le palais de l'Assemblée par une petite porte rue de Bourgogne, en face de la rue de Lille. Ces députés se réunirent dans la salle des conférences et y devinrent bientôt bruyants. Sur l'avis de leur présence, parvenu au ministère de l'intérieur, ordre fut donné de les expulser immédiatement. Le commandant Saucerotte, de la garde municipale, chargé d'exécuter cet ordre, l'appuya d'une allocution pleine d'esprit. Le président de l'Assemblée, M. Dupin, appelé par ses collègues, leur fit aussi son petit discours en ces termes : Messieurs, nous avons pour nous le droit, mais nous ne sommes pas les plus forts. J'ai bien l'honneur de vous saluer.

Et M. Dupin s'esquiva le premier. C'est ainsi qu'il donnait l'exemple du courage civique. Le Prince n'avait pas jugé utile de l'arrêter. On eut, quelques années après, l'explication de cette indulgence, lorsque M. Dupin fut nommé sénateur et procureur général à la Cour de cassation.

Chassés du Palais-Bourbon, les représentants se réunirent chez M. Daru, vice-président de l'Assemblée. Expulsés de nouveau, ils trouvèrent un refuge à la mairie du Xe arrondissement, sur la rive gauche de la Seine, non loin du carrefour de la Croix-Rouge. Là, leur nombre grossissant, ils se trouvèrent trois cents et formèrent un bureau, sous la présidence de M. Vitet, qui ouvrit la séance.

Sur la motion de Berryer, ils déclarèrent le Prince déchu de la présidence, les directeurs des maisons d'arrêt frappés de forfaiture s'ils n'élargissaient pas les représentants, l'Assemblée en permanence. Le commandement de la force armée fut donné au général Oudinot, le vainqueur de Rome, avec un membre de la gauche, M. Tamisier, pour chef d'état-major. Tous signèrent ces décrets, mais, comme cela était inévitable, non sans perdre beaucoup de temps en contestations. La séance dura deux heures.

M. Berryer ouvrit une fenêtre et jeta à la foule amassée dans la rue les graves décisions qu'on venait de prendre. La foule resta froide. Un rassemblement de jeunes gens des écoles, qui s'était mis en marche pour prêter main-forte à l'Assemblée, fut dispersé avant d'arriver à la mairie du Xe arrondissement. Et déjà la police, suivie d'un bataillon d'infanterie, sommait les représentants de se disperser. Ils résistent. Le général Oudinot somme, de son côté, le commandant du bataillon de se retirer. Le commandant répond qu'il a une consigne. Les consignes, c'est moi qui les donne, s'écrie Oudinot. — Vous ?Oui, moi. Il n'y a plus d'autre pouvoir en France que celui de l'Assemblée ; elle m'a délégué le commandement de l'armée et de la garde nationale. Le général Forey entre pendant cette altercation ; il a derrière lui une brigade ; on lui parle, à lui aussi, de l'autorité suprême du général Oudinot. — Oudinot général en chef ? Connais pas, réplique Forey ; je ne suis pas un parlementaire, moi, et pour abréger, je vous déclare tous prisonniers ; allons, et plus vite que cela ; en marche ! Oudinot, Tamisier, les vice-présidents Vitet et Benoist-d'Azy sont enlevés par la troupe. Les autres suivent. On les emmène à la caserne du quai d'Orsay. Des cris nombreux de Vive l'Assemblée ! Vive la République ! sortent du milieu de la foule qui se range sur leur passage ; mais personne ne tente de les délivrer.

Ils furent dirigés, pendant la nuit, sur le Mont-Valérien, Mazas et Vincennes. L'appel nominal, fait à la caserne du quai d'Orsay, constata la présence de deux cent vingt représentants, presque tous de la Droite. Outre ceux que nous avons nommés déjà, les principaux étaient MM. Albert de Luynes, Audren de Kerdrel, Odilon Barrot, Barthélemy Saint-Hilaire, Bauchard, Bocher, de Broglie, Buffet, amiral Cécile, Coquerel, de Dampierre, Desèze, Dufaure, Duvergier de Hauranne, de Falloux, d'Avrincourt, de Kératry, Léo de la Borde, général Lauriston, de Luppé, Armand de Melun et son frère Anatele, de Montebello, Alfred Nettement, Piscatory, Raudot, de Rességuier, Henri de Riancey, de Talhouët, Thuriot, de la Rozière, de Tocqueville, de Vatimesnil, de Vogüé. Il y avait aussi des membres de la gauche ou du centre gauche : MM. Antony Thouret, Marc Dufraisse, Pascal Duprat, Grévy, Passy, de Rémusat, Sainte-Beuve, etc.

Dix-neuf autres membres de la gauche, dont Victor Hugo, Schœlcher, Mathieu (de la Drôme), Joigneaux, Jules Favre, Eugène Sue, de Flotte, signèrent un appel à la résistance armée et réussirent à en faire afficher quelques exemplaires ; mais ces placards furent aussitôt déchirés.

La haute Cour de Justice essaya aussi de se constituer pour rédiger un acte d'accusation contre le violateur de la

Constitution. Elle se sépara sans bruit à la première sommation ; ses membres n'éprouvèrent aucun dommage de leur velléité d'indépendance et on put les voir au grand complet, un peu plus tard, prêtant serment de fidélité au Prince Président.

Dans la journée du 3, les dispositions populaires parurent se modifier. La résistance armée s'organisa. Le quartier Saint-Antoine vit une première barricade construite avec des voitures renversées. Des représentants, tous de la gauche, s'y transportèrent afin d'activer le combat. L'un d'eux, M. Alphonse Baudin, jeune médecin de Nantua (Ain), fit appel à un groupe d'ouvriers qui regardaient immobiles.

— Est-ce que vous croyez, répondit l'un de ses auditeurs, que nous allons nous faire tuer pour vous conserver vos vingt-cinq francs par jour ? — Demeurez là encore un instant, mon ami, répliqua Baudin avec un sourire amer, et vous allez, voir comment on meurt pour vingt-cinq francs ! Il monta sur la barricade, ainsi qu'un jeune ouvrier qui tenait un fusil en main. Tous deux tombèrent foudroyés[5].

Deux proclamations furent affichées. L'une de M. de Maupas, prévenait que tout rassemblement serait immédiatement dissipé par la force et que tout cri séditieux, toute lecture en public, tout affichage d'écrit n'émanant pas d'une autorité régulièrement constituée étaient rigoureusement interdits. La seconde proclamation, signée Saint-Arnaud, était encore plus éloquente. : Tout individu pris construisant ou défendant une barricade, ou les armes à la main, sera fusillé.

La nuit fut même assez calme pour permettre de transférer à Ham MM. Changarnier, Cavaignac, Lamoricière, Bedeau, Leflô, Charras, Baze et Royer (du Nord). Par une coïncidence curieuse, ou par un raffinement de coquetterie dans la vengeance, on mit Cavaignac dans la chambre qu'avait occupée Louis-Napoléon Bonaparte. La permutation entre eux était maintenant complète : Napoléon avait remplacé Cavaignac à la tète du pouvoir exécutif ; Cavaignac remplaçait Napoléon en prison. Le public, qui s'amuse de tout, eut la cruauté d'en rire.

Ce fut la troisième journée, c'est-à-dire le 4, qui fut la plus meurtrière des journées de décembre 1851. Pour en finir d'un coup, Morny fit décider que les troupes se retireraient hors d'un certain rayon déterminé par le général Magnan ; elles évacuèrent ainsi un large périmètre, formé des quartiers du Temple, Saint-Martin et Saint-Denis. Ce qu'il y avait de plus turbulent dans Paris se hâta d'accourir dans ces quartiers ; spontanément l'insurrection s'y concentra ; c'était précisément ce qu'on avait désiré. De nombreuses barricades s'élevèrent sans difficultés. La foule applaudissait et aidait ; des gardes nationaux apportaient leurs armes. Les bruits les plus étranges circulaient sur les boulevards. On parlait tantôt de l'évasion des généraux d'Afrique ; tantôt de l'arrivée prochaine de Neumayer, le général disgracié après Satory, qui s'était prononcé pour l'Assemblée et accourait à la tête de ses troupes. D'autres rumeurs, non moins fausses mais également bien accueillies, contribuaient à exalter les têtes : le Prince avait enlevé vingt millions à la Banque de France et les avait répartis entre ses complices ; on citait les chiffres et les noms propres.

M. de Maupas, à la police, ne paraissait rien moins que rassuré. Il télégraphiait à M. de Morny, à 1 heure 15 de l'après-midi, que la mairie du Ve arrondissement était au pouvoir des insurgés, qu'en certaines rues les barricades allaient jusqu'au deuxième étage, qu'on tirait des fenêtres, que laisser faire davantage serait un acte de haute imprudence. Mais M. de Morny avait poussé de sa personne une reconnaissance vers les quartiers en ébullition. Rentrant au ministère de l'intérieur et trouvant tout le monde pâle, inquiet, quelques-uns même disposés à gagner la porte, il rassura par sa chaleureuse gaîté : Comment ! hier vous vouliez des barricades, on vous en fait et vous n'êtes pas contents ![6]

Mais, aussitôt après, il mandait, par dépêche, au général Magnan : Voilà le moment de fermer les clubs des boulevards ; frappez fort de ce côté.

Je veille avait répondu d'avance Magnan ; les troupes seront à leur poste de combat à midi, pas avant ; je veux leur donner du repos, et surtout donner à l'insurrection le temps de se développer, si elle l'ose ; c'est le seul moyen d'en finir avec elle je ne Veux ni fatiguer mes soldats, ni surtout les laisser s'énerver dans de longues attentes.

Les barricades s'étaient donc élevées sans qu'on fit rien pour s'y opposer. Mais un peu avant deux heures, Magnan donna le signal.

La division Carrelet, débouchant de la place Vendôme et de la Madeleine, la division Levasseur arrivant par l'Hôtel-de-Ville, la brigade Courtigis par la barrière du Trône et la rue Saint-Antoine, convergent sur le foyer de l'émeute et l'enlacent de toutes parts, tandis que la brigade Canrobert remonte par les boulevards et prend position aux portes Saint-Denis et Saint-Martin. Ce mouvement stratégique est irrésistible ; les barricades sont tournées et tombent l'une après l'autre ; mais le succès est assombri par un douloureux épisode.

Sur le boulevard Bonne-Nouvelle, une avant-garde de lanciers et de fantassins reçoit plusieurs coups de fusil des fenêtres. Ils ripostent. Le général de Cotte, attiré par le bruit, accourt avec un bataillon du 72e. Quoi qu'on n'aperçoive aucune barricade, ses soldats font feu, surexcités qu'ils sont par l'assaut de la barricade de la rue Saint-Denis, où vient de tomber leur lieutenant-colonel. La brigade Canrobert, débouchant au pas de course, imite les soldats du général de Cotte, tire au hasard, effondre à coups de canon la porte de l'hôtel Sallandrouze, et abat une foule de curieux inoffensifs qui bientôt jonchent les trottoirs et le seuil des portes. La confusion, la terreur, la colère sont à leur comble ; les spectateurs qui n'ont pas été atteints fuient, affolés, dans toutes les directions ; les fantassins, non moins affolés, les poursuivent, pénètrent dans les maisons, voient partout des ennemis. La fusillade insensée dura plusieurs minutes. Le général Canrobert se jeta au milieu, avec un clairon, pour la faire cesser ; une balle tua le clairon.

L'armée perdit en tout près de 200 hommes, tant tués que blessés et la population civile le double'. Mais le triomphe du coup d'Etat cessa d'être douteux. Vers minuit la ville avait presque repris sa physionomie ordinaire.

Un décret compléta le ministère du coup d'Etat. Outre Saint-Arnaud et Morny, les ministres furent MM. Fould pour les finances, Magne pour les travaux publics, Rouher pour la justice, Fortoul pour l'instruction publique et les cultes, Ducos pour la marine et les colonies, Turgot pour les affaires étrangères.

Les tentatives de résistance en province ne furent pas uniquement politiques, comme à Paris, mais se compliquèrent d'incendies, de meurtres, de pillages, d'actes de débauche qui rappelaient la Jacquerie et qui servirent merveilleusement le coup d'Etat. Le socialisme avait donc de bien puissantes racines déjà, puisque vingt départements environ remuèrent en même temps, et quelques-uns plus pour le partage des terres et l'extermination des riches que pour le salut de la République. Clamecy, La Palisse, Neuvy-sur-Loire, Béziers, Forcalquier, Brignolles, tombèrent momentanément sous le joug d'un terrorisme qui rappelait 1793 et furent déshonorés par de lâches attentats. Cette explosion d'aveugles passions laissa entrevoir ce qu'aurait pu être l'échéance de 1852 si on l'eût attendue et si le socialisme avait eu le loisir de s'organiser pour se lever à jour fixe. La plupart des hommes paisibles, même ceux que l'acte présidentiel avait le plus choqués, convinrent que cet acte était peut-être nécessaire et qu'il avait sauvé la société. Grâce à la fermeté des agents civils et militaires, aidés par le concours spontané de beaucoup de citoyens, le calme fut à peu près rétabli partout au bout d'une semaine[7].

Le 8, le Président annonça aux Français, par une courte proclamation, sa complète victoire :

Français, les troubles sont apaisés. Quelle que soit la décision du peuple, la société est sauvée. La première partie de ma tâche est accomplie. L'appel à la Nation pour terminer les luttes des partis ne faisait, je le savais, courir aucun risque sérieux à la tranquillité publique. Pourquoi le Peuple se serait-il soulevé contre moi ? Si je ne possède pas votre confiance, si vos idées ont changé, il n'est pas besoin de faire couler un sang précieux ; il suffit de déposer dans l'urne un vote contraire. Je respecterai toujours l'arrêt du peuple. Mais tant que la Nation n'aura pas parlé, je ne reculerai devant aucun effort, devant aucun sacrifice, pour déjouer les tentatives des factieux. Cette tâche, d'ailleurs, m'est rendue facile. D'un côté, l'on a vu combien il était insensé de lutter contre une armée unie par les liens de la discipline, animée par le sentiment de l'honneur militaire et par le dévouement à la Patrie. D'un autre côté, l'attitude calma des habitants de Paris, la réprobation dont ils flétrissaient l'émeute, ont témoigné assez hautement pour qui se prononçait la capitale.

Dans ces quartiers populeux où naguère l'insurrection se recrutait si vite parmi des ouvriers dociles à ses entraînements, l'anarchie cette fois n'a pu rencontrer qu'une répugnance profonde pour ses détestables excitations. Grâces en soient rendues à l'intelligente et patriotique population de Paris ! Qu'elle se persuade de plus en plus que mon unique ambition est d'assurer le repos et la prospérité de la France. Qu'elle continue à prêter son concours à l'autorité, et bientôt le pays pourra accomplir dans le calme l'acte solennel qui doit inaugurer une ère nouvelle pour la République.

Afin d'accentuer davantage le caractère conservateur qu'il entendait donner à son gouvernement, le Prince rendit le Panthéon au culte catholique, soumit au régime de l'autorisation préalable l'industrie de cabaretier, cafetier, maître-d'hôtel, et prescrivit aux administrations d'observer, autant que possible, la loi de 1816 qui interdisait les travaux de l'Etat et des communes le dimanche. Des mesures rigoureuses furent prises contre les sociétés secrètes, mesures auxquelles toutefois la Franc-Maçonnerie échappa, grâce aux relations qu'elle possédait dans l'entourage présidentiel. Des arrestations nombreuses furent opérées un peu partout. Des Commissions mixtes, composées de magistrats, de militaires et de citoyens qui acceptèrent bénévolement d'en faire partie, jugèrent sommairement les individus les plus compromis et condamnèrent à la transportation à Lambessa (Algérie) ou à l'exil plusieurs milliers de socialistes, ou simplement de républicains. Elles prononçaient sans débats contradictoires, sans audition de témoins, sans défense des prévenus ; le gouvernement employait ainsi, pour terrasser la Révolution, les moyens révolutionnaires. Parmi les exilés se trouvèrent Victor Hugo, Colfavru, Gambon, Esquiros, Schœlcher, Charras, Bancel, Théodore Bac et une soixantaine d'autres représentants, membres de la Gauche. Dans le parti conservateur les principaux exilés, outre les généraux Bedeau, Leflô, Lamoricière et Changarnier, furent MM. Thiers, Baze, de Rémusat, Duvergier de Hauranne, Creton, Chambolle et Jules de Lasteyrie.

En même temps une Commission, dite consultative, était créée pour rallier des partisans et se rattacher, bon gré mal gré, des noms connus. On ne les consulta pas tous avant de les inscrire. C'étaient, pour ne citer que les parlementaires, Baroche, Billault, Bineau, de Caulaincourt, de Chasseloup-Laubat, Théodore Ducos, l'amiral Cécile, Fortoul, de Gasparin, de Grouchy, Ladoucette, le vicomte Lemercier, de Montalembert, de Ségur d'Aguesseau, de Thorigny, Vaïsse. Ils n'acceptèrent pas tous. Un d'entre eux, Léon Faucher, ne put pas trouver un journal pour mentionner son refus. Un autre mit sur sa carte : le comte Beugnot, qui n'est pas de la Commission consultative.

Cette série de mesures ne pouvait guères se faire accepter qu'à la condition de n'être point discutée. Le Prince se donna la satisfaction d'entrer en passant dans l'enceinte de l'Assemblée nationale. Il toucha du bout de sa cravache la tribune du haut de laquelle il avait été si souvent invectivé et dit. avec dédain : Enlevez-moi ça ! L'arrêt de mort physique et matériel du parlementarisme suivait de près l'arrêt de mort moral. Mais le silence de la tribune ne suffisait pas. Celui de la presse avait plus d'importance encore. Il était en outre indispensable au succès du plébiscite, qui devait avoir lieu le O. La plupart des journaux d'opposition furent donc supprimés. Ceux de droite et des centres : La Gazette de France, L'Union, L'Univers, L'Ami de la religion, le Journal des Débats, La Presse, ne purent continuer leur publication qu'en se bornant à enregistrer des faits divers et des documents officiels. A gauche, le seul autorisé à reparaitre fut Le Siècle, journal compère plutôt que journal opposant. Ses articles se rédigeaient souvent dans le cabinet du ministère de l'Intérieur. Mais on lui donna bientôt une certaine latitude contre la religion, et lorsque se rouvrit la question romaine, il put tout se permettre de ce côté, pourvu qu'il s'abstint d'attaquer l'Empire. Le Siècle dut à ce privilège la clientèle immédiate de tous les cabarets de France ; il devint ainsi une puissance.

Au jour marqué pour que la nation ratifiât ou désapprouvât ce qui venait de s'accomplir, le résultat ne pouvait être douteux pour personne. Aucun homme politique un peu connu n'osa se prononcer publiquement ; seul, M. de Montalembert, consulté, répondit par une lettre publiée dans L'Univers ; il disait en substance : Il n'y a que trois partis à prendre : Voter oui, voter non ou s'abstenir. Voter non, c'est faire le jeu du socialisme ; s'abstenir, c'est s'annuler ; je voterai oui.

Mais jamais peut-être les consultations des hommes les plus autorisés n'avaient pesé si peu. Le grand courant bonapartiste, encore accéléré par le succès, devait tout entraîner.

Le scrutin eut lieu sans incidents, par bulletins secrets et 'non par registre public comme au 10 décembre 1848. Il donna 7.439.216 oui, contre 640.737 non. Il y eut 36.880 bulletins annulés ; les abstentions ne dépassèrent pas 1.500.000.

Dans ces chiffres sont compris deux résultats partiels qu'il -est intéressant de noter à part ; le vote de la capitale : 132.981 oui et 80.691 non ; 3.021 parisiens s'étaient abstenus ; le vote de l'armée : 303.290 oui et 37.359 non ; 3.626 abstentions. Pour l'armée de mer : 15.979 oui, 5.128 non, 486 abstentions[8].

Le résultat général du plébiscite fut présenté solennellement à Louis-Napoléon par la Commission chargée du recensement des suffrages. M. Basoche, qui la présidait, félicita chaleureusement l'élu du 10 décembre, désormais président pour dix ans et investi d'une puissance sans limite dont il n'userait que pour rétablir en France le principe d'autorité, trop ébranlé depuis soixante ans par nos continuelles agitations. Le mot de République ne se trouvait nulle part dans le discours de M. Baroche ; il ne manqua pas moins complètement dans la réponse du Prince, que nous empruntons au Moniteur :

MESSIEURS,

La France a répondu à l'appel loyal que je lui avais fait. Elle a compris que je n'étais sorti de la légalité que pour rentrer dans le droit. Plus de sept millions de suffrages viennent de m'absoudre en justifiant un acte qui n'avait d'autre but que d'épargner à la France et à l'Europe peut-être des années de troubles et de malheurs. (Vives marques d'assentiment.)

Je vous remercie d'avoir constaté officiellement combien cette manifestation était nationale et spontanée.

Si je me félicite de cette immense adhésion, ce n'est pas par orgueil, mais parce qu'elle me donne la force de parler et d'agir ainsi qu'il convient au chef d'une grande nation comme la nôtre. (Bravos répétés.)

Je comprends toute la grandeur de ma mission nouvelle, je na m'abuse pas sur ses graves difficultés. Mais avec un cœur droit, avec le concours de tous les hommes de bien qui, ainsi que vous, m'éclaireront de leurs lumières et me soutiendront de leur patriotisme, avec le dévouement éprouvé de notre vaillante armée, enfin avec cette protection que demain je prierai solennellement le Ciel de m'accorder encore (sensation prolongée), j'espère me rendre digne de la confiance que le peuple continue de mettre en moi. (Vive approbation.) J'espère assurer les destinées de la France en fondant des institutions qui répondent à la fois et aux instincts démocratiques de la nation et à ce désir exprimé universellement d'avoir-désormais un pouvoir fort et respecté. (Adhésion chaleureuse.) En effet, donner satisfaction aux exigences du moment en créant un système qui constitue l'autorité sans blesser l'égalité, sans fermer-aucune voie d'amélioration, c'est jeter les véritables bases du seul édifice capable de supporter plus tard une liberté sage et bienfaisante.

(Des cris de : Vive Napoléon ! Vive le Président ! se font entendre..., etc.)

On remarqua surtout la phrase où le prince disait être sorti de la légalité pour rentrer dans le droit. Cette opposition de mots aussi habile que hardie lui avait été suggérée, dit-on, par Mgr Menjaud, évêque de Nancy, dont il fit son grand aumônier. Tous les assistants, en l'entendant, s'entre-regardèrent comme frappés d'admiration.

Trouver une formule concise qui ait l'air de résumer une situation, c'est, en France, une garantie de succès ; il importe peu qu'elle soit fausse, pourvu qu'elle sonne clair ; chacun s'imagine alors la comprendre, chacun va répétant : C'est vrai, s'il est sorti de la légalité, c'était pour rentrer dans le droit ! et bien peu s'avisent de se demande. de quelle légalité il est sorti et dans quel droit il est rentré.

Certes, légalité et droit ne sont pas toujours ce qu'ils devraient être, deux choses synonymes, car la loi, qui émane des hommes et qui porte l'empreinte de leurs passions, n'est que trop souvent en contradiction avec le droit qui émane de Dieu ; mais enfin, quand on est soi-même le gardien de la légalité et qu'on lui a prêté serment, quand on n'existe même que par elle, en sortir par la surprise et la violence est un de ces actes qu'on peut espérer faire pardonner à force de bienfaits, et même faire oublier avec le temps ; où trouver, en effet, des dynasties absolument pures de compression à l'origine ?

Mais nulle invocation au droit ne peut justifier de tels actes.

Dans quel droit d'ailleurs prétendait rentrer celui qui était ainsi violemment sorti de la légalité ? En dehors du droit de la force, il est vraiment difficile de lui en trouver. Le peuple l'avait absous, disait-il, absous et acclamé, et c'était là le droit sur lequel il prétendait fonder, comme s'il était possible d'asseoir un édifice durable sur le terrain mobile des caprices populaires ; pour fonder, d'ailleurs, il faut inculquer dans les âmes le culte de la loi, or, quand on a brisé toutes les lois existantes, on peut bien en faire d'autres, mais ce qu'on ne peut pas, du moins pas de si tôt, c'est de les rendre sacrées. Ainsi finit ce mois de décembre 1851 qui enterra la deuxième République.

Muets en France, les républicains colportèrent par le monde leurs clameurs indignées et cependant illogiques. Effectivement, pour ceux qui croient à la justice éternelle, supérieure aux verdicts des hommes, le guet-apens étant indéniable et la violation de serment flagrante, le 2 Décembre ne saurait être justifié, et les catholiques qui y applaudissent sans réserve sont des imprudents qui infirment d'avance leur propre droit de réclamer lorsqu'ils seront, à leur tour, victimes de Napoléon le conspirateur. Mais ceux qui mettent la volonté populaire au-dessus de tout, et qui professent que d'elle seule émane tout droit, toute justice, sur quoi s'appuieraient-ils pour élever une protestation légitime ? Le 2 Décembre n'a-t-il pas été le fidèle interprète de la volonté populaire ? La réponse faite, le 20, par le peuple souverain, le peuple impeccable, le peuple infaillible, ne permet là-dessus aucune hésitation aux hommes de bonne foi.

 

 

 



[1] Le général de Lawœstine fut, un peu plus tard, nommé gouverneur des Invalides.

[2] Les anecdotes ne sont pas le moindre intérêt de l'histoire : elles peignent les caractères et les situations. On nous permettra donc de citer ici, malgré sa longueur, un passage du baron Haussmann :

C'était un lundi, jour de réception ouverte à l'Elysée. Je m'y présentai. le soir, tard, sans penser à mal, pour saluer et remercier le Prince. Les groupes d'hommes politiques, bien connus, que je traversais, dans le premier salon, où je reçus les compliments de nombre de personnes, me parurent occupés surtout de l'élection d'un représentant à Paris (M. Devinck), qui venait d'avoir lieu. Le Prince Président était au milieu du second salon, modérément entouré. Dès qu'il m'aperçut, faisant vers moi quelques pas, d'un air visiblement satisfait : — Madame Haussmann, me dit-il en souriant, est-elle très contrariée de retourner à Bordeaux ? — Bien loin de là, monseigneur, répondis-je, elle en est ravie, et, pour ma part, j'en suis d'autant plus heureux que je ne m'attendais pas le moins du monde à cela. — Je ne puis pas, reprit-il, vous dire ici maintenant pourquoi je vous y envoie ; mais je désire que vous vous y tendiez immédiatement. Allez, demain matin, de très bonne heure, d'aussi bonne heure que possible, trouver le ministre de l'intérieur, pour prendre ses instructions, et partez de suite.

Comme je le regardais, sans oser exprimer l'étonnement que me causait cet ordre aussi précis qu'inattendu : — Allez même avant le jour chez le ministre, continua le Prince à. mi-voix : ce sera mieux encore. — Et il me serra la main de la façon que je connaissais bien : celle des grandes circonstances !

Je commençais à comprendre. Il s'agissait de choses graves ; mais desquelles ?

Revenu dans le premier salon, j'allai droit à M. de Royer, procureur général près la Cour d'appel de Paris, que j'avais déjà salué, pour lui demander si M. de Thorigny, son ancien premier avocat général, devenu mon ministre de l'intérieur, par je ne sais encore quelle aventure, et que, depuis un mois, je n'avais pas eu l'occasion de connaitre, était parmi les visiteurs du Prince. — Oui, me répondit-il, le voilà prés de la cheminée. — Me feriez-vous l'honneur de me présenter à lui ? — Très volontiers.

Aussitôt dit, aussitôt fait.

M. de Thorigny, me supposant l'intention de le remercier, me dit : — C'est au Prince même que vous devez votre nouveau poste. Dans un projet de mouvement, laissé par mon prédécesseur, vous deviez aller à Lyon. Mais, le Prince a jugé que vous lui rendriez de meilleurs services à Bordeaux. — Son Altesse Impériale a daigné me l'expliquer elle-même, et m'a bien recommandé d'aller, demain matin, de très bonne heure, prendre les instructions spéciales que vous avez à me donner, afin de pouvoir partir sans retard. — Mais, je n'en ai aucune ! s'écria le malheureux ministre. — Je vis, à sa stupéfaction, qu'il n'était pas dans l'affaire. Mais alors, pourquoi le Prince m'adressait-il à lui ? — Monsieur le ministre, dis-je en me retirant, l'ordre du Prince est si formel, que je ne puis manquer d'y obéir. Son Altesse Impériale va, je le présume, vous faire connaitre, dans un instant, de quelle mission urgente je devrai m'acquitter à Bordeaux. — Et je le laissai bouche béante.

En sortant, je tombai sur M. Frémy, qui revenait de l'Opéra-Comique, où M. et Mme Léon Faucher passaient la soirée. Il m'offrit d'y retourner avec moi, parce que, disait-il, mon ancien chef désirait beaucoup m'entretenir. Je m'en excusai. A peine avais-je le temps d'aller me reposer quelques heures, après avoir pris mes dispositions pour le lendemain matin.

Dès cinq heures, j'étais en voiture. De la rue de Caumartin, où j'avais pris gite, dans un hôtel quelconque, à la rue de Grenelle-Saint-Germain, où le ministère de l'intérieur était encore, je croisai, notamment sur la place de la Concorde, des corps de troupes en mouvement. L'agitation causée, la veille, par l'élection du chocolatier Devinck ne suffisait pas à m'expliquer ce déploiement de forces. Il faisait nuit noire. Rue de Grenelle, la grande porte du ministère était ouverte ; dans la cour, brillamment éclairée, stationnait un bataillon d'infanterie de piquet, l'arme au pied. — Oh ! oh ! pensai-je.

Je franchis le perron du milieu. Dans le vestibule, tous les huissiers, inquiets, effarés, s'empressaient autour de moi : — Ah ! monsieur Haussmann ! C'est vous ! — J'étais un visage connu — Vous venez pour parler au ministre ? me demanda l'un d'eux, ancien valet de chambre de M. le comte Duchâtel. Précisément, répondis-je. — Mais, auquel ? — Comment ! auquel ?... Vous pensez bien que ce n'est pas à celui de la marine. — Est-ce M. de Thorigny que vous désirez voir, ou M. le comte de Morny ?... Tout s'expliquait par ce nom inattendu.

Sans hésiter un instant : — Annoncez-moi, dis-je, à M. le comte de Morny.

Les portes du cabinet du ministre s'ouvrirent, et M. de Morny, que je n'avais jamais vu précédemment, vint à moi, les mains tendues, me demandant avec la meilleure grâce et la plus grande tranquillité : — Monsieur Haussmann, vous êtes avec nous ? — Je ne sais pas au juste ce dont il s'agit, monsieur le Comte, répondis-je ; mais j'appartiens au Prince : disposez de moi sans réserve.

En aucun temps, M. de Morny n'oublia cette réponse, aussi nette que laconique. Ma visite était, du reste, la première qu'il recevait.

Il m'expliqua, — sans me voir sourciller même, — le coup d'Etat, résolu de suite après la réception de l'Elysée ; me fit lire la proclamation du Prince, qu'on affichait dans Paris, et résuma les mesures déjà prises. Au moment où nous parlions, on avait dû s'assurer de la personne de chacun des membres les plus hostiles de l'Assemblée dissoute. — Je ne bronchai pas. — Enfin, il me dit ce qu'on attendait de moi dans la Gironde.

Le parlementarisme, que je n'aimais guère, comptait, comme je ne pouvais l'ignorer, de nombreux adhérents parmi les classes supérieures de Bordeaux. Le Prince y craignait quelque manifestation imprudente, provoquée par les partis légitimiste et orléaniste, qui, sous l'administration de mon prédécesseur, avaient acquis une influence prépondérante dans presque tout le département, et contre lesquels on ne pouvait pas compter sur l'action énergique du général commandant supérieur d'Arbouville, neveu de M. le comte Molé. — C'est pourquoi le Prince ne s'était pas contenté de me donner, dans la circonstance présente, les pouvoirs exceptionnels qu'il allait conférer à tous les préfets : il m'avait investi, par décret spécial, d'un mandat presque illimité, avec la qualité de commissaire extraordinaire da gouvernement.

Je savais, du coup, ce dont il s'agissait.

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J'étais un impérialiste de naissance et de conviction.

Démocrate et très libéral, mais non moins autoritaire, j'avais, et j'ai toujours eu l'intime et profond sentiment qu'en France la seule forme pratique de la démocratie est l'empire.

Notre pays, le plus un du monde entier, a besoin d'un gouvernement qui le soit. Il faut qu'une seule main, ferme au dedans, afin d'avoir le droit de l'être au dehors, dirige ses affaires. Les intérêts qui s'y meuvent exigent la stabilité du pouvoir exécutif dans son expression suprême : l'hérédité ; mais, sous la réserve des droits inaliénables, imprescriptibles, de la Souveraineté du Peuple, dont la Constitution, directement émanée d'un acte de sa volonté, doit consacrer formellement l'exercice. Il convient, de plus, pour la dignité même de la nation, que le titre porté par son représentant, par son délégué, le mette de pair avec les plus grands monarques.

Telles furent, de tout temps, et telles sont encore mes croyances. Je ne prétends les imposer à personne : ce serait de ma part, une inconséquence très choquante. On m'a toujours vu soumis, au contraire, et je nie soumettrai, jusqu'à la fin, à toutes les formes de gouvernement légitimées par le vote du pays.

Mais, je le confesse, j'ai l'horreur du régime parlementaire, qui met le gouvernement dans une assemblée mobile, imposant au choix d'un chef d'État nominal des ministres sans cesse renouvelés ; agitée par la compétition de partis se disputant le pouvoir, afin d'en distribuer les faveurs, sinon l'exploitation, entre leurs affidés, au lieu de se montrer animés de la noble ambition de servir utilement la Patrie, sans autre intérêt que le développement de sa grandeur et de sa puissance. (Mémoires de M. le baron Haussmann).

— On peut objecter à cette profession de foi si nette et si loyale que l'hérédité et la Souveraineté du peuple sont difficilement conciliables : que le peuple, s'il est souverain, a toujours le droit de révoquer son mandataire ; que le chef de la nation, après avoir use de la souveraineté populaire pour se hisser au pouvoir, ne peut s'y maintenir et laisser la place à ses héritiers qu'en rejetant l'échelle et en la brisant ; qu'alors la Souveraineté populaire n'est plus qu'un mot vide de sens et un mensonge.

Mais ce livre n'est pas un traité de philosophie politique, c'est une histoire.

[3] Victor Hugo, Histoire d'un crime, tome I, p. 25.

[4] Eugène Ténot, Paris en décembre 1851, p. 113.

[5] Il y a d'autres versions sur la mort de Baudin ; nous choisissons celle donnée par M. Eugène Ténot, qui était en situation d'être bien informé (Paris en décembre 1851, p. 194).

La maison devant laquelle est tombé Baudin porte aujourd'hui une inscription rappelant qu'il a été tué glorieusement en défendant la loi et la République.

On aurait pu ajouter qu'avant de les défendre il avait commencé par les attaquer, car ce même Baudin, mort pour la défense des lois et de l'inviolabilité parlementaire, était le 15 mai 1848 avec les envahisseurs de l'Assemblée nationale, et ce n'était certainement pas pour défendre les lois ni l'inviolabilité du Parlement issu du suffrage universel.

[6] Textuel, d'après le docteur Véron, Mémoires d'un bourgeois de Paris.

[7] La troisième République a voté, depuis, aux insurgés du 2 Décembre, une sorte de récompense nationale sous le titre d'indemnité aux victimes. On aurait été mal venu à faire, en province, sur le moment, une proposition semblable ; nous faisons appel à cet égard aux souvenirs des contemporains.

[8] On ne lira pas sans intérêt le récit que fait le général du Barail, dans ses Souvenirs, d'une conversation entre Napoléon III et le maréchal de Mac-Mahon sur le coup d'Etat. Nous soupçonnons seulement le général, très bonapartiste, ou l'Empereur lui-même, d'avoir légèrement accentué, à la fin, les excitations attribuées à MM. Thiers et Molé.

L'Empereur accomplissait son voyage en Algérie. Il arrivait de Tlemcen à Oran, et, par une belle soirée du mois de juin, il prenait le café, en fumant sa cigarette, en compagnie du maréchal, du colonel Castelnau et du colonel Gresley, directeur général des affaires indigènes, sur la terrasse du palais du gouvernement d'Oran, à Châteauneuf, ce magnifique spécimen de l'art architectural militaire des Espagnols au dix-huitième siècle. Sous la voûte étoilée, caressés par les brises maritimes, ayant sous leurs yeux le plus magnifique panorama : d'un côté l'infini de la montagne et de l'autre l'infini de la mer, les quatre hommes causaient, et les hasards de la conversation avaient amené l'Empereur à parler du devoir. Oh ! le devoir, dit le maréchal, un soldat sait toujours où il est. Puis l'œil perdu, comme dans la rêverie d'un souvenir, il ajouta :

Une fois, cependant, j'ai ignoré véritablement de quel côté il se trouvait.

Comment cela et à quel propos ? demanda l'Empereur.

Eh ! mon Dieu, Sire, au coup d'Etat. J'étais ici, dans ce palais. Je commandais provisoirement la division d'Oran. en l'absence du général Pélissier, qui remplissait par intérim les fonctions de gouverneur général. Un soir de décembre, le courrier d'Alger m'apporta les instructions du gouverneur. Il s'agissait de faire reconnaitre le coup d'Etat par les différentes troupes stationnées dans ma province. J'appelai mon chef d'état-major, le colonel de Beaufort, l'ancien aide de camp du duc d'Aumale, et je lui dis : Voilà des instructions du gouverneur général. Vous n'avez qu'à les transmettre aux généraux, chefs de corps et chefs de service de la province. Elles sont précises et détaillées : je n'ai rien à y ajouter.

Quant à la garnison d'Oran, vous ferez établir ici, en bas, sur cette petite place qui se trouve entre votre maison et la porte d'entrée du fort. des tables avec des registres, et vous donnerez des ordres pour qu'à partir de huit heures du matin, tous les corps de troupes et les employés de tous les services militaires viennent, successivement et sans interruption, déposer leur vote en signant sur les registres. A droite, un registre pour les oui. A gauche, un registre pour les non. C'est compris ?

Parfaitement, mon général ; mais vous-même, permettez-moi de vous demander comment vous voterez ?

Vous n'avez pas besoin de le savoir. Je voterai non, mais il est inutile de le dire. Il faut laisser chacun libre de voter comme il l'entend.

Le lendemain matin, à huit heures, j'étais ici, sur cette terrasse où nous sommes, appuyé sur cette balustrade que voilà, dominant de haut les tables et les registres, et très curieux de savoir quel usage allait faire la troupe du droit politique qui venait de lui être accordé. Je vis d'abord arriver le régiment d'infanterie. Parmi ses hommes, les uns votèrent oui, les autres votèrent non, mais manifestement, les oui étaient plus nombreux que les non. Puis vinrent les zouaves. Ils votèrent presque tous oui. Après les zouaves, les cavaliers du 2e chasseurs d'Afrique. Ils votèrent tous oui. Après le 2e chasseurs d'Afrique, le détachement du génie. On y vota non en grande majorité. Ensuite l'artillerie. Il y avait autant de non que de oui. Survinrent les zéphirs. Ils votèrent tous non. Enfin, les disciplinaires et les pionniers fermèrent la marche. lis votèrent également tous non.

Quand la cérémonie fut terminée, je vis accourir toute la racaille d'Oran, précédée de drapeaux et hurlant des chants démagogiques. Elle venait féliciter de leur indépendance et de leur courage les hommes qui avaient voté non. Alors, je me dis :

Comment ! toi, un bon soldat et un brave homme, tu irais voter avec ce qu'il y a de plus mauvais dans l'armée ! Tu mériterais les félicitations de cette-populace ! Ce n'est pas possible. Je commençai par faire chasser les manifestants, et enfin, contre mon sentiment intime, je descendis pour signer sur le registre des oui.

L'Empereur avait écouté, sans mot dire, cette confidence assez originale, exposée avec cet entrain et cette verve dont le Maréchal était coutumier ; car il n'y avait pas d'homme plus spirituel et plus primesautier que lui, quand il n'était pas-glacé par la présence t'es hommes politiques. Napoléon répondit lentement, selon son habitude :

Je vous comprends parfaitement, et ce que vous venez de me dire ne m'étonne pas. Moi-même, je vous assure, je ne songeais pas du tout à faire ce, coup d'Etat, qui m'a été en quelque sorte imposé par l'opinion publique. Tous. les hommes politiques de l'époque venaient successivement me le conseiller. Chaque matin, je voyais arriver M. Thiers, qui me faisait part de ses doléances : Prince, me dit-il, cela ne peut pas durer plus longtemps. Il faut faire un coup d'Etat. Et, au fond de sa pensée, les princes d'Orléans devaient profiter du conseil qu'il me donnait. Après M. Thiers, je voyais arriver le comte Molé, qui me tenait le même langage. Seulement lui, c'était au comte de Chambard qu'il, pensait.

Alors, arrivait M. Odilon Barrot, réclamant. lui aussi, un coup d'Etat pour fortifier les institutions républicaines. Que vouliez-vous que je fisse ? J'étais bien forcé de suivre un conseil qui m'était donné par tout le monde. Je me suis donc décidé au coup d'Etat. Seulement, au lieu de l'exécuter pour un prétendant quelconque, et d'envenimer ainsi les divisions dont souffrait le pays, j'ai mis tout le monde d'accord en faisant un coup d'Etat à mon profit. Et vous voyez que j'ai eu raison, puisque l'immense majorité de la nation m'a approuvé.

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