Il y avait parmi les chefs de l’armée chrétienne un homme dont l’humeur naturellement altière et chagrine ne pouvait manquer d’être froissée par l’élection de Godefroi, et qui devait chercher à contrecarrer l’autorité du rival qui lui avait été préféré. C’était Raimond de Saint-Gilles. Il avait d’autant plus sujet de s’irriter qu’une partie des princes, à ce qu’il parait, avaient d’abord pensé à lui offrir la couronne, tenant compte non pas, sans doute, de ses aptitudes gouvernementales, que la roideur de son caractère rendait plus que suspectes, mais de la vieille illustration de son nom, et surtout du vœu qu’il avait fait de consacrer le reste de ses jours à combattre les infidèles. Mais il était profondément antipathique à tons les croisés, nobles ou roturiers ; et ceux de son entourage, interprètes de l’opinion générale, l’avaient, dans l’enquête, noirci comme à plaisir[1]. Il se trouva encore qu’il eut, comme précédemment à Antioche, un moyen trop facile sinon de réformer à son profit, du moins de paralyser gravement dans l’exécution la décision de ses collègues. C’est à lui que le gouverneur musulman de Jérusalem, Iftikar-Eddaula, obligé de capituler après quelques jours d’une résistance sans espoir dans la forteresse de David, avait rendu cette citadelle. Or c’était le plus important des postes militaires de la cité : Godefroi la réclama, et le comte, sous prétexte que c’était sa conquête personnelle, refusa de s’en dessaisir. Mais le duc de Lorraine, malgré sa douceur et sa modestie ordinaires, n’entendait pas partager avec un autre l’exercice d’une prérogative dont toute la responsabilité reposait sur lui seul. Il déclara qu’il voulait tout ou rien, et qu’il ne lui convenait pas de passer pour chef d’une capitale dont la citadelle ne serait pas en son pouvoir[2]. Le duc de Normandie, le comte de Flandre se prononcèrent en sa faveur, ainsi que la plupart des barons. Ceux même qui an fond inclinaient à soutenir les prétentions du comte de Toulouse, c’est-à-dire les vassaux de Provence, s’unirent aux adversaires de leur suzerain, afin de le déterminer à partir plus tôt et à les emmener dans leur patrie. L’orgueilleux vieillard, exaspéré, dut céder une fois de pins sous cette pression de l’hostilité publique. Ne voulant pas cependant avoir l’air de reconnaîtra le droit de Godefroi, il remit la forteresse, comme en séquestre, entre les maints d’un prélat de ses amis, l’évêque d’Albar, lequel, volontairement ou par ordre supérieur, la livra aussitôt au légitime propriétaire, le baron du Saint-Sépulcre. Le premier emploi que fit ce prince de son autorité fut d’organiser dans son nouvel État l’administration religieuse. Jérusalem avait perdu naguère son patriarche, le vénérable Siméon, celui qui avait, en 1094, inspiré à Pierre l’Ermite l’idée de la croisade européenne. Peu avant le siége de la ville sainte, il en était sorti pour aller chercher dans l’île de Chypre le prix d’une exorbitante rançon, que l’émir Iftikar avait exigée des chrétiens retenus par lui en otage. Il était mort en accomplissant cette œuvre de dévouement, sans avoir vu la délivrance de son troupeau. Le clergé latin n’offrant point alors de sujet reconnu digne d’occuper le pins auguste siége métropolitain de l’Orient, on se contenta d’instituer un chancelier de la sainte Église de Jérusalem, gardien des saintes reliques et dépositaire des aumônes des fidèles[3]. Ce fut Arnoul de Rohes, chapelain du duc de Normandie, homme habile à manier la parole, mais que Guillaume de Tyr accuse de n’avoir réussi à obtenir cette charge du suffrage populaire que par de basses intrigues[4]. Il montra en effet, dès le début, un attachement un peu âpre pour les avantages temporels de sa situation, et voulut se faire rendre, comme bien de l’Église de Jérusalem, les richesses immenses[5] trouvées par Tancrède dans la mosquée d’Omar. Mais le fougueux Sicilien invoqua la décision du conseil, en vertu de laquelle chacun devait posséder les dépouilles que le sort de la guerre aurait mises entre ses mains. Le roi et ses compagnons, appelés à se prononcer sur ce débat, épargnèrent adroitement les deux intérêts, légitimes à leurs yeux, que représentaient les rivaux : ils déterminèrent Tancrède à payer au saint sépulcre la somme de sept cents marcs d’argent, comme dîme du butin, et firent agréer cette offrande par Arnoul, qui avait d’abord fait valoir des droits à une restitution intégrale. Ce conflit calmé, Godefroi, de concert avec le prélat, s’occupa activement de purifier les sanctuaires et d’y rétablir les cérémonies du culte catholique. A l’image des cathédrales d’Occident, la basilique du Calvaire eut un chapitre de vingt chanoines prébendés[6]. Il fonda aussi une collégiale dans le temple, rendu à sa destination primitive. Enfin les religieux qui composaient sa chapelle particulière obtinrent de sa munificence un moutier, avec une riche dotation, dans la vallée de Josaphat[7]. Pour la première fois la cité de David entendit le son des cloches d’airain appelant au chœur les clercs réguliers, et les fidèles à la prière publique. Un événement qui inaugura d’une façon éclatante la restauration du culte, et qui dut causer une bien douce joie à Godefroi, ce fut la découverte de la vraie croix, que les chrétiens de Jérusalem avaient réussi à dérober aux outrages des infidèles en la cachant, dans une chasse d’argent, sous le pavé de l’église du Saint-Sépulcre. On la transféra au temple en chantant des hymnes sacrés. Tout le peuple, dit une vieille chronique, alloit après, qui pleuroit de pitié aussi tendrement comme s’ils vissent (eussent vu) Jésus-Christ encore pendre en la croix. Moult se tinrent tous à (pour) reconfortés de ce grand trésor que notre Sire leur avoit découvert et montré[8]. Pendant que retentissaient sur les sommets de Sion et du Golgotha les chants de triomphe et d’allégresse, un long cri de désespoir parcourait les États musulmans, Persans, Arabes et Égyptiens étaient également plongés dans la consternation : les imans prêchaient partout aux sectateurs du Prophète la mortification et le jeûne pour apaiser le courroux d’Allah, et les poètes racontaient dans des élégies lugubres le deuil d’El-Kods (Jérusalem) et l’extermination de ses défenseurs. Le calife de Bagdad fondait en larmes, dans son palais lointain, à ces accents de détresse du poète Modaffer-Abou-Verdi : Nos pleurs se sont mêlés à notre sang, et pas une partie de nous-mêmes n’a été épargnée par les nouveaux coups de l’ennemi. ... En Syrie, il ne reste plus d’autre asile à nos frères que le dos de leurs dromadaires ou les entrailles des vautours ! ... Et les cheiks des Arabes, les héros de la Perse pourraient se résigner tranquillement à tant de honte ! Si le sentiment de la religion ne les émeut pas, que le soin de leur propre honneur les touche, et l’amour de ce qu’ils ont de plus cher au monde ![9] Le péril commun rapprocha les deux grandes fractions, jusque-là mortellement divisées, de l’islamisme : les Turcs, farouches champions de l’orthodoxie, n’hésitèrent pas à se jeter dans les bras des Alides schismatiques, et coururent s’enrôler sous la bannière du calife fatimite du Caire ; le vizir Afdhal, le conquérant de Jérusalem en 1098, commandait l’expédition, qui s’avança rapidement des bords du Nil jusqu’aux frontières méridionales de la Judée. A la nouvelle de cette marche, un corps de troupes que Godefroi avait envoyé dans le nord de son royaume, sous les ordres de son frère Eustache et de Tancrède, prendre possession de Naplouse et du territoire de Gabaon, se porta à la rencontre de l’ennemi. Le soir du 10 août, un message arriva au roi, de la part de ces princes, annonçant que le vizir était déjà près de Gaza, et qu’il se dirigeait avec des hordes innombrables sur Jérusalem. Godefroi, qui avait à peine vingt Inde hommes disponibles, résolut aussitôt de prendre l’offensive et de risquer en une seule bataille le tort de la chrétienté d’Orient, plutôt que de se laisser emprisonner de nouveau dans les remparts d’une citadelle. Il avait vu à Antioche combien les souffrances et les ennuis d’un siége usaient l’énergie des soldats’ français et exerçaient sur leur moral une influence désastreuse. Sur-le-champ les hérauts parcoururent Jérusalem, publiant pour le lendemain matin le ban de guerre du seigneur roi[10]. Le 11, dès la pointe du jour, les cloches sonnaient à pleines volées, les trompettes appelaient aux armes les combattants dans chaque quartier ; la foule envahissait les églises, assistait au saint sacrifice, se confessait et se pressait devant tons les autels pour y recevoir le pain des forts. C’est ainsi qu’ils s’en allèrent à la bataille portant en eux-mêmes le corps et l’esprit du Dieu victorieux[11]. Godefroi chevauchait à leur tête, accompagné du chancelier Arnoul, qui élevait en ses mains le bois de la vraie croix. Pierre l’Ermite avait été laissé dans la ville avec les vieillards, les femmes, les enfants, pour faire des prières publiques et demander au Sauveur le triomphe de son peuple. Cependant le comte de Toulouse, s’obstinant à nier la souveraineté de l’ancien duc de Lorraine, n’avait point obéi à l’ordre de départ : Godefroi dut lui envoyer une seconde injonction, et même recourir aux menaces, pour l’obliger à amener ses bataillons sous l’étendard du saint sépulcre. Peut-être l’orgueilleux Raimond aurait-il continué de braver une autorité dont il connaissait la faiblesse, si ses vassaux ne l’eussent, en quelque sorte, entraîné de force à la suite de l’armée chrétienne. Heureusement, en face des Sarrasins, ce bizarre vieillard oubliait ses accès d’humeur querelleuse et altière, et déployait toujours la vaillance impétueuse qui avait jadis illustré sa jeunesse aux côtés dm Cid. Il rejoignit le premier corps près de Ramla. L’émir de cette ville, allié des croisés, marcha aussi avec le baronnage de Godefroi. La colonne ainsi renforcée poursuivit sa route vers Gaza. En approchant d’en cours d’eau qui se jette dans la mer au nord d’Ascalon, elle rencontra d’immenses troupeaux de bêtes de somme et de gros bétail. Une centaine de cavaliers musulmans qui les gardaient prirent la fuite ; mais on fit deux prisonniers, de qui on apprit que l’armée égyptienne était campée à une petite distance, sous les murs mêmes d’Ascalon. Le jour était sur sou déclin : Godefroi commanda la halte, et fit bivouaquer là ses troupes. Soupçonnant, à bon droit, que ce rassemblement insolite d’animaux domestiques était un stratagème du vizir pour tenter l’avidité des chrétiens et les engager à une chasse désordonnée, il menaça de couper le nez et les oreilles[12] à quiconque s’écarterait des rangs. On passa la nuit sous les armes. Au lever du soleil, le roi assigna à chaque corps sa place de bataille. Il se mit lui-même à l’aile droite, appuya au rivage de la mer les Provençaux, qui formèrent l’aile gauche, et groupa au centre les contingents franco-normands. Après la célébration solennelle de la messe, l’armée franchit le cours d’eau et entra dans la grande plaine d’Ascalon. Une mâle ardeur et mue confiance sereine brillaient sur toua les visages. L’émir de Ramla ne pouvait comprendre ces sentiments calmes et joyeux chez des hommes qui allaient lutter un contre dix ; il ne put s’empêcher de manifester son étonnement au roi. Pourquoi cette allégresse, demanda-t-il, et comment ces gens-là courent-ils au-devant de la mort comme à un festin ? — Ils se réjouissent précisément, répondit le prince, à la pensée d’une mort qui est le passage à une vie meilleure. Heureux qui est jugé digne de mourir pour le nom et l’amour du Christ : une couronne de gloire l’attend dans les cieux ![13] Le musulman, pénétré d’admiration, jura d’embrasser une religion qui inspirait de tels héroïsmes. Il sollicita, en effet, et obtint le baptême après qu’il eut assisté, en cette journée même, au merveilleux triomphe des soldats de la croix. La vaste plaine qui allait en être le théâtre est bornée à l’orient par de hautes collines, et s’étend vers l’occident jusqu’à la mer. Sur la côte s’élevait la ville d’Ascalon. A l’extrémité de la plaine, vers le midi, était rassemblée l’armée d’Égypte, adossée à des montagnes de sable[14]. L’armée franchit au galop des destriers et au pas de course des fantassins l’espace qui la séparait de l’ennemi. Les troupeaux dispersés au bord de la rivière prirent d’instinct l’allure des chevaux de bataille et s’élancèrent, eux aussi, en rangs pressés à la suite des bataillons. En voyant s’avancer, au milieu d’un tourbillon de poussière, cette masse confuse, les musulmans commencèrent à trembler. On leur avait dit que les croisés étaient réduits à une poignée d’hommes, qui n’oserait pas même attendre l’attaque du vizir derrière les remparts de Jérusalem. Se trouvant tout à coup en présence d’une multitude remplie d’ardeur et d’assurance, ils crurent qu’il était arrivé à Godefroi des renforts d’Occident : leur élan se glaça, et ils restèrent sur la défensive. Afdhal changea alors la tactique des généraux musulmans : il déploya sur son front de bataille des lignes d’infanterie. C’étaient des Éthiopiens, appelés par les Occidentaux Azoparts, hommes au visage noir et hideux, dont les hurlements féroces, mêlés au vacarme assourdissant de leurs tam-tams, causèrent d’abord un certain effroi, d’ailleurs promptement dominé, parmi les Francs. Godefroi les fit charger par les troupes de Tancrède et des deux Robert. Lui-même il courut se placer, avec deux mille cavaliers et trois mille sergents à pied, devant les portes d’Ascalon, afin d’empêcher la garnison de sortir et de prendre à dos les chrétiens. En même temps les Provençaux, solidement établis dans des vergers près de la mer, coupaient les communications des Égyptiens avec leur flotte mouillée aux abords de la ville. Les Éthiopiens reçurent sans mollir le choc des Franco-Normands. Le genou droit fixé en terre, ils décochaient de bas en haut leurs grands arcs d’une puissance prodigieuse. Armés aussi de fléaux de fer, dont le boulet était hérissé de pointes aiguës, ils en martelaient la tête des chevaux, les écus et les armures des chevaliers[15]. Ils étaient inébranlables comme un roc, et ils se laissèrent hacher sur place. Quand les longues lances et les lourdes épées des Francs eurent ouvert dans leurs rangs pressés une trouée sanglante, la cavalerie musulmane, qui avait d’abord abrité son tir derrière ce rempart humain, fut à son tour entamée. Le duc de Normandie se fraya un passage jusqu’à l’émir qui portait l’étendard d’Afdhal, l’abattit et revint sain et sauf avec ce glorieux trophée. Cependant le résultat de la lutte resta indécis la plus grande partie de la journée. La disproportion du nombre était considérable entre les deux partis ; et, dans la mêlée, plus les Français pénétraient au cœur des troupes ennemies, plus ils couraient de risques et semblaient près d’être enveloppés par elles. Chaque tronçon séparé de ce corps colossal formait encore un imposant noyau de résistance, et il fallut vingt victoires partielles pour assurer aux croisés le succès définitif. A la fin, culbutés les une sur les autres, les escadrons turcs, persans, syriens, arabes, égyptiens, tournèrent bride sur toute lu Pigne. Godefroi alors entra dans la mêlée avec sa division de réserve. Son mouvement, impétueux et habilement calculé, acheva la déroute et ferma au fuyards, la retraite du côté de la plaine[16]. Très peu réussirent à réchapper dans le désert, où ils ne tardèrent pas à succomber à la fatigue et à la faim. La plupart furent repoussés vers la mer, sous les coups des Provençaux, qui les sabraient sans pitié. Les survivants essayèrent de gagner à la nage leurs vaisseaux ; mais il s’en noya, dit-on, plus de trois mille. Enfin d’autres débris, acculés aux murs d’Ascalon, se précipitèrent par une porte pie la garnison leur ouvrit ; mais, dans le pêle-mêle, deux mille hommes furent étouffés ou foulés aux pieds. A peine le camp ennemi était- il balayé que les chrétiens s’y répandaient en désordre pour chercher du butin. Les uns enlevaient la pourpre précieuse ; d’autres, des vêtements, des vases d’argent et d’or ; d’autres emmenaient des mulets, des chevaux, des chameaux, des dromadaires et des ânes très robustes : tous, oubliant en ce moment le combat, prenaient ce qui s’offrait à leurs yeux[17]. Les fuyards profitèrent de ce désarroi pour se rallier et faire un retour offensif. Un instant ils parurent près de ressaisir l’avantage. Godefroi seul prévint, à force de fermeté et de sang-froid, un irréparable désastre. Il s’élança au milieu de ses hommes débandés en criant : Traînards rebelles et incorrigibles, quel est votre aveuglement de vous porter au pillage, malgré ma défense, avant d’avoir taillé en pièces, avec l’aide de Dieu, tous vos Remis ? Aux armes ! car ils se relèvent, et les voilà sur le point de prendre une cruelle revanche ![18] En un clin d’œil il reconstitua ses bataillons et brisa le nouveau front de bataille qui lui était opposé. Il vainquit une seconde foie, et ce dernier carnage fut horrible ! La flotte avait gagné le large, et la porte d’Ascalon était refermée. Les musulmans, rompus et dispersés, n’avaient aucun moyen d’éviter la mort. Ils se glissèrent en foule dans les jardins qui environnaient la ville, grimpant sur les palmiers, les oliviers et les figuiers, et essayant de se cacher dans l’épaisseur du feuillage ; mais l’infanterie les traquait partout, et les abattait à coups de flèches comme les chasseurs abattent les oiseaux[19]. Le sol fut jonché de cadavres. Afdhal assistait, du haut des tours d’Ascalon, à cette extermination de ses soldats. Il ne se crut bientôt plus en sûreté dans la ville, et il s’enfuit sur sa flotte, qui fit voile, sans tarder, vers l’Égypte. Ainsi se fondit en une seule rencontre cette formidable coalition de toutes les puissances musulmanes. Ce qui procura le triomphe si rapide et si complet des armées chrétiennes, ce fut la tactique hardie de Godefroi, qui n’hésita pas à venir attaquer, et qui étonna et troubla dès l’abord, par son audace, un ennemi quinze fois supérieur en nombre. Malheureusement il fut trop mal secondé par les autres princes pour tirer de la victoire tout le parti qu’on en devait attendre. Tout le monde s’empressa, le camp une fois pillé de revenir à Jérusalem ; et le roi n’eut plus auprès de lui que ses propres vassaux, environ deux mille hommes. Néanmoins les Ascalonites paraissaient ai consternés de la grande révolution accomplie en cette journée, qu’il espéra les soumettre sans coup férir, en leur offrant une capitulation. Ses propositions allaient être acceptées, quand Raimond de Saint-Gilles, toujours envieux, trouva le moyen de lui ravir cette conquête, que, selon son habitude, il avait convoitée pour lui-même, sans avoir l’habileté ou la force de s’en rendre maître. Il fit passer la nuit aux habitants un message secret, où il leur disait : Courage ! ne vous laissez point effrayer par les menaces du duc Godefroi, et ne lui livrez a point votre ville ; car tous nos princes ont résolu, après avoir terminé cette guerre, de retourner dans leur terre natale, et il ne reste avec le duc, sous vos murs, qu’une poignée de combattants[20]. Le lendemain matin, les Sarrasins couvraient la crête de leurs remparts en lançant des projectiles. En même temps le roi ne trouva plus dans son camp que sept cents chevaliers : Raimond lui avait débauché les autres. Il se vit ainsi réduit à l’humiliation d’une retraite. Semblable trahison lui ferma encore, quelques jours plus tard, les portes de la ville maritime d’Arsouf, située à douze milles au nord de Ramla, qu’il assiégea en regagnant sa capitale. Raimond, qui le précédait de plusieurs étapes, n’ayant pu prendre cette place avant lui, s’était retiré en donnant à là garnison infidèle les mêmes avis et les mêmes conseils qui avaient empêché la reddition d’Ascalon. En apprenant cette odieuse machination, le roi ressentit une colère terrible, et en appela aux armes contre le Toulousain félon. Celui-ci revenait déjà au-devant de lui, désireux aussi de laver dans le sang les échecs multipliés de son ambition. On allait en venir aux mains, lorsque Robert de Flandre et les autres princes s’interposèrent, réprimandant sévèrement les deux rivaux, et réussirent, non sans de grands efforts, à les apaiser et à rétablir la concorde[21]. Les habitants d’Arsouf, voyant leurs ennemis réconciliés et se sentant incapables de résister à leurs forces réunies, firent d’eux-mêmes leur soumission au roi de Jérusalem. Ils lui payèrent tribut et lui donnèrent des garanties de leur fidélité. Godefroi, de son côté, leur laissa comme otage un de ses meilleurs chevaliers, Gérard d’Avesnes. Après quoi il reprit le chemin de la ville sainte. La bataille d’Ascalon, en achevant d’affranchir la Palestine des invasions étrangères, avait terminé la croisade. Après quatre ans de travaux et de périls inouïs dans l’histoire du monde, les croisés avaient accompli leur vœu, et ils avaient hâte de revoir la terre natale. Ils firent part de leur dessein au roi, qui leur donna congé sur la plage même d’Arsouf. Il baisa tendrement chacun de ses compagnons, demeura longtemps dans leurs bras, versant des larmes, les suppliant de se souvenir toujours de lui et de ceux qui devaient partager son exil, et de leur envoyer des renforts pour résister aux nations infidèles[22]. Godefroi vit ainsi partir ses plus anciens et fidèles amis : son frère Eustache et les deux Robert. Dix mille pèlerins environ les suivirent outre-mer. Il ne demeura pour la garde des lieux saints que trois cents chevaliers et deux cents sergents à pied. A peine eût-on trouvé, en outre, quelques milliers de Français dans les autres principautés féodales fondées en Mésopotamie et en Syrie. Qu’était donc devenu le reste de ces six cent mille croisés fournis par les différents royaumes d’Europe ? Leurs ossements, semés sur toutes les routes, depuis Jérusalem jusqu’aux frontières de l’empire germanique, marquaient les étapes glorieuses ou néfastes de ce douloureux voyage, en attendant que Dieu les admette, en récompense de leurs vertus ou de leurs expiations, aux splendeurs de la Jérusalem céleste ! Il n’y eut que deux barons, Tancrède par dévouement, le comte de Toulouse par ambition et par inquiétude d’esprit, qui firent vœu de consacrer leur vie à combattre les infidèles, et se fixèrent dans les États de Godefroi ; mais Tancrède seul s’attacha à son service. Raimond rechercha plutôt l’appui de l’empereur de Constantinople, au nom de qui il gouverna les villes maritimes de Laodicée et de Tortose. |
[1] Guillaume de Tyr, liv. IX, ch. II.
[2] Guillaume de Tyr, liv. IX, ch. III.
[3] Albert d’Aix, liv. VI.
[4] Guillaume de Tyr, liv. IX, ch. IV.
[5] Il y avait, en or, la charge de six chameaux.
[6] Albert d’Aix, liv. VI.
[7] Guillaume de Tyr, liv. IX, ch. IX.
[8] L’Estoire d’Éracles, liv. IX, ch. IV.
[9] César Cantu, Histoire universelle, 11e époque, t. X, ch. II.
[10] Robert le Moine, liv. IX.
[11] Robert le Moine, liv. IX.
[12] Albert d’Aix, liv. VI.
[13] Albert d’Aix, liv. VI.
[14] Michaud, Histoire des Croisades, liv. IV, t. I, p. 474.
[15] Albert d’Aix, liv. VI.
[16] Albert d’Aix, liv. VI.
[17] Albert d’Aix, liv. VI.
[18] Albert d’Aix, liv. VI.
[19] Albert d’Aix, liv. VI.
[20] Albert d’Aix, liv. VI.
[21] Albert d’Aix, liv. VI.
[22] Albert d’Aix, liv. VI.