La ville de Jérusalem, que les chrétiens d’Occident venaient disputer à l’islamisme, ne conservait de l’antique capitale du royaume de Juda que le nom. Depuis que le sang du Messie y avait coulé, la vengeance divine n’avait pas cessé de la poursuivre, et moins de dix ans après ce grand forfait, Titus, accomplissant à son insu la menace des prophètes, l’avait prise et rasée du sol. Au commencement du second siècle, l’empereur Adrien (Ælius Adrianus) déblaya ses ruines et la rebâtit ; mais ce fut pour mieux effacer le souvenir de son passé. Il en fit une ville païenne où il éleva des temples aux divinités de l’Olympe, et qu’il appela Ælia Capitolina. Dans le monde entier la gloire de la cité de David fut dès lors si complètement oubliée, qu’au concile de Nicée son patriarche était qualifié évêque d’Ælia[1]. Mais Constantin fit disparaître les traces de cette longue profanation et restaura magnifiquement la foi chrétienne aux lieux où elle avait pris naissance. Malheureusement ses successeurs furent impuissants à défendre ce dépôt sacré. En 636, le calife Omar conquit Jérusalem et la détacha pour jamais de l’empire grec. Depuis quatre siècles et demi, elle avait subi tour à tour le joug de toutes les dynasties arabes et turques ; les califats de Bagdad et du Caire se l’étaient plusieurs fois arrachée l’un à l’autre comme une proie sanglante, et elle avait supporté presque sans relâche les maux de la guerre et ceux de la persécution. Iftikar-Eddaula la gouvernait alors pour le compte du calife Mostaali. Complètement transfigurée par ses divers maîtres païens ou barbares, elle n’occupait plus même son emplacement primitif sur les deux’ sommets de Sion et de Moriah, dont, au temps de la nationalité juive, le premier était couronné par le palais des rois et le second par le temple de Salomon. La nouvelle enceinte, celle d’Adrien, était tracée plus au nord ; Sion en était exclue, et par contre elle renfermait le Golgotha, situé hors des murs à l’époque de la Passion. Mystérieuse destinée ! le Golgotha, où fut cimentée la nouvelle alliance, substitué à Sion, qui personnifiait en quelque sorte les traditions de l’ancienne loi ! La ville, dit un explorateur moderne de la Terre-Sainte, formait alors comme aujourd’hui un carré plus long que large, d’une lieue de circuit. Elle renfermait dans son étendue quatre collines : à l’orient le Moriah, où la mosquée d’Omar avait été bâtie à la place du temple de Salomon ; au midi et au couchant l’Acra, qui occupait toute la largeur de la ville ; au septentrion le Bezetha, ou la ville neuve ; au nord-ouest le Golgotha, ou le Calvaire, que les Grecs regardaient comme le centre du monde, et sur lequel s’élevait l’église de la Résurrection[2]. C’est précisément en face de cette montagne sacrée, dans la vallée d’Ephraïm, que Godefroi de Bouillon établit ses quartiers pour le siége. Cette position était sans doute la plus favorable pour diriger l’ensemble des opérations militaires contre la place, car elle avait été également choisie par Titus lors de ses premières attaques[3]. D’ailleurs le rempart n’était guère accessible qu’au nord et au nord-ouest. Sur les autres côtés, la base rocheuse de la ville était entourée par deux profondes vallées, celle d’Annon, au midi, et, à l’est, celle de Josaphat, où coulait le torrent de Cédron. A droite du duc de Lorraine, vis-à-vis de la porte de Jaffa, se plaça son frère Eustache ; et après lui les Provençaux, formant l’aile droite de l’armée, s’étendirent jusque sur le sommet de Sion, devant les ruines de l’ancien palais des rois. A gauche le camp des Lorrains, décrivant une sorte de fer à cheval autour du Calvaire, s’arrêtait à peu près à la hauteur de la porte de Damas, sur la ligne septentrionale des murailles. Ensuite se succédaient, sans interruption, les Italo-Normands de Tancrède ; puis les troupes des deux Robert, faisant face, les premiers à la porte de Damas, les autres à la porte d’Hérode. Quatre portes, celle des Maugrabins au sud, la porte Dorée, celles de Cédai. et de Saint-Étienne au levant, restaient ainsi en dehors des travaux d’investissement[4]. L’armée chrétienne ne comptait plus, en tout, que vingt mille combattants à pied et quinze cents cavaliers. La garnison de Jérusalem, au contraire, se composait de quarante mille hommes, animés d’une ardeur farouche et prêts à mourir jusqu’au dernier pour conserver à l’islamisme cette ville, que les musulmans eux-mêmes appelaient la Sainte, El Cods. Depuis la prise d’Antioche, ils y avaient accumulé des provisions et des armes, et ils travaillaient avec une prodigieuse activité à réparer et à renforcer tous les ouvrages de défense. Ils avaient d’abord résolu de détruire le saint sépulcre, afin d’enlever tout prétexte aux pèlerinages des Latins ; mais, redoutant les représailles, ils n’osèrent pas exécuter ce dessein sacrilège, et ils se bornèrent à exercer sur les habitants chrétiens d’effroyables vexations. Enfin, après les avoir dépouillés de tout, ils les expulsèrent en masse, à l’exception des femmes, des vieillards et des enfants, retenus en otages[5]. Les malheureux exilés, traqués depuis lors dans les montagnes voisines, au milieu d’une population hostile, s’étaient précipités dans les bras des croisés, dont leurs récits excitaient le zèle et la colère. Au bout de cinq jours employés à organiser le campement, il ne fut plus possible de contenir la fougue impatiente des assiégeants, et les chefs durent les conduire à l’assaut, sans machines et sans échelles, dans le même appareil où ils auraient livré bataille en rase campagne. Néanmoins la confiance et l’ardeur étaient si grandes, que rien ne résista à leur premier élan : ils renversèrent l’avant-mur et, malgré les projectiles, tentèrent durant plus de cinq heures l’escalade des remparts. S’ils avaient été aidés des engins ordinaires, nul doute que ce jour-là même ils n’eussent achevé leur conquête[6] ; mais leur audace, qui jeta la consternation dans les rangs ennemis, se brisa impuissante contre des murailles infranchissables, et force leur fut de rentrer sous les tentes pour s’y livrer aux préparatifs lents et laborieux d’un assaut en règle. La contrée environnante, aride et rocailleuse, ne paraissait pas pouvoir fournir le bois nécessaire à la construction des tours roulantes et des mangonneaux. Heureusement un Syrien indiqua, à une distance de deux lieues environ, une forêt dont les plus beaux arbres furent aussitôt abattus et amenés au camp. Chaque prince fit exécuter dans son quartier un système de machines pour la sape et l’escalade des murailles. Godefroi, Tancrède et les deux Robert mirent à la tête de leurs chantiers un ingénieur commun, homme habile et actif, nommé Gaston de Béart[7] ; mais les ouvriers employés sous sa direction furent payés sur la caisse des aumônes générales, car il ne restait pas un seigneur assez riche, à part le comte de Toulouse, pour fournir de sa propre bourse un salaire aux hommes qu’il occupait[8]. Pendant que Gaston de Béart présidait aux travaux d’art, les barons couraient le pays avec des détachements de pèlerins, à la recherche des branchages que d’autres artisans tressaient en claies solides et revêtaient de peaux d’animaux, pour former l’enveloppe des machines. La création d’un matériel de siége ne demanda pas moins de quatre semaines. Mais, bien avant qu’il fût achevé, l’armée se trouva en proie au fléau de la soif. Les musulmans avaient comblé ou empoisonné toutes les citernes du voisinage ; les chaleurs étouffantes du mois de juin, en même temps qu’elles accablaient les travailleurs, mettaient les ruisseaux à sec, et la fontaine de Siloë, la plus proche du camp, laissait à peine échapper, à intervalles de plus en plus rares, un mince filet d’eau mauvaise au goût. Il fallait courir à plusieurs lieues pour trouver des sources ; encore la foule qui s’y précipitait les avait bientôt taries. On s’en disputait souvent l’approche les armes à la main. Hommes et bêtes roulaient pêle-mêle dans le courant, et en un instant le changeaient en un bourbier. Les outres remplies de cette boisson trouble et malsaine, conquise au prix de tant de fatigues, se vendaient dans le camp au poids de l’or ; et ceux qui achetaient le droit d’y porter leurs lèvres avides avalaient souvent des insectes venimeux et des sangsues, dont la piqûre intérieure les faisait mourir au milieu de douleurs atroces. On vit des chevaux rejeter immédiatement par les naseaux l’eau fétide qu’on leur mesurait encore avec une extrême parcimonie. Privés également de Murages, les animaux erraient de tous côtés, fouillant la poussière brûlante, demandant vainement au sol les fraîches émanations que la nuit ramène dans les climats tempérés. Ils périssaient en grand nombre, et leurs cadavres, frappés d’une putréfaction rapide, répandaient au loin des miasmes pestilentiels qui semaient la mort parmi les pèlerins[9]. Les historiens assurent que la sécheresse fit alors autant de ravages que la famine devant Antioche. Pendant que ces calamités diminuaient le nombre et ralentissaient le zèle des assiégeants, leurs ennemis recevaient chaque jour du dehors des renforts et des approvisionnements de toute nature, et faisaient exécuter par les chrétiens, leurs esclaves, de puissants ouvrages de défense : les remparts se hérissaient de machines destinées à démonter celles des croisés ou à en paralyser le jeu. Une flottille génoise aborda sur ces entrefaites au port de Joppé[10]. L’équipage apporta, à travers mille périls, au camp des Provençaux des vivres et un grand assortiment d’outils pour les travaux d’art ; mais il n’en résulta aucun soulagement à la misère générale. Cependant, au milieu de cette affreuse détresse, le moral des troupes se soutenait beaucoup mieux qu’il n’avait fait au siége d’Antioche, et leur attitude ferme et résolue donnait le change aux musulmans, qui n’osèrent tenter une sortie, quand il semblait qu’ils n’eussent qu’à attaquer pour vaincre. Les croisés conservaient, en effet, une inébranlable confiance dans leur succès définitif et prochain. Au terme d’une si difficile entreprise, ils n’imaginaient pas que Dieu pût frustrer leurs légitimes espérances. Aussi, à l’époque où la situation semblait le plus compromise, le conseil se réunit pour délibérer sur la manière dont la ville sainte serait gouvernée après la conquête. Les princes, raconte le croisé Raimond d’Agilers, demandèrent que l’un d’eux fût nommé roi et chargé de la garde de Jérusalem, de peur que, si elle demeurait à tous en commun, elle ne fût gardée par personne, et que tous, au contraire, concourussent à la détruire. Mais les évêques s’élevèrent contre la prétention de nommer un successeur à David ; ils invoquèrent cette parole des prophètes : Lorsque le Saint des saints sera venu, toute onction cessera. Or ce temps, disaient-ils, était évidemment arrivé ; il n’y avait donc qu’à placer à Jérusalem un simple administrateur des revenus de ce domaine ecclésiastique. Leur opposition fit ajourner une élection quelque peu prématurée, et l’on passa à l’examen d’affaires plus urgentes. L’ensemble des ouvrages d’attaque étant terminé, jour fut pris pour un assaut général, et l’on décida de faire auparavant une procession solennelle autour de la ville, afin d’attirer la bénédiction du Ciel et de préparer les combattants à la gloire du martyre, en ranimant parmi eux l’esprit de concorde et de charité. Après trois jours de jeûnes et de prières, le vendredi 8 juillet, la procession s’organisa dans la vallée d’Éphraïm, au quartier de Godefroi, le principal chef. Elle se dirigea d’abord à travers les campements de l’aile gauche de l’armée, en suivant la ligne septentrionale des remparts. Le clergé, revêtu de ses ornements pontificaux, portait les reliques des saints, et les bataillons en armes le suivaient en psalmodiant des chants sacrés. On fit halte sur le mont des Oliviers, situé au nord-est de la ville, au delà de la vallée de Josaphat. Là Pierre l’Ermite et Arnoul de Rohes, chapelain du duc de Normandie, adressèrent à la foule émue de chaleureuses exhortations. Ils prêchèrent avec tant d’âme l’union et le pardon des injures, que Tancrède et Raimond, profondément divisés depuis le temps du siége d’Archas, se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et se donnèrent le baiser de paix[11]. A leur exemple, tous les autres pèlerins qui avaient eu des querelles se réconcilièrent, et ce spectacle inattendu provoqua dans l’assistance un concert d’acclamations entrecoupées par des sanglots de joie. Les croisés descendent alors vers le midi, dans la vallée de Josaphat, la traversent et montent sur la colline de Sion, pour revenir au point de départ, en parcourant le camp des Provençaux. Cependant les musulmans, du haut de leurs murailles, huaient et tournaient en dérision les cérémonies pieuses ; ils dressaient des croix en l’air et les couvraient de crachats et d’ordures, à la vue des chrétiens transportés de douleur et d’indignation. Quand le cortége passait trop près de l’enceinte fortifiée, ils l’accablaient de flèches, et beaucoup de fidèles tombèrent dans les rangs de la procession, frappés à mort. Les autres juraient de venger les victimes par l’immolation de tous leurs ennemis. L’attitude de la garnison en cette journée provoqua peut-être, comme représailles, plus d’une des épouvantables scènes de carnage qui devaient bientôt accompagner dans Jérusalem la victoire des Occidentaux. Dès lors on se prépara de part et d’autre avec un redoublement de zèle et de fureur à la lutte suprême. L’assaut était fixé par le conseil des princes au jeudi suivant, 14 juillet. Iftikar-Eddaula avait accumulé tous ses moyens de défense sur la partie de l’enceinte qui faisait face aux lignes des assiégeants, c’est-à-dire à l’ouest et au nord, depuis la porte de Sion jusqu’à celle d’Hérode. Mais, dans la nuit du 13 au 14, le duc de Lorraine déjoua les plans de l’émir, en transportant son matériel d’attaque sur un point que les musulmans avaient négligé de fortifier, au nord- est, entre les portes d’Hérode et de Saint-Étienne. Un tel déplacement était une opération gigantesque, car il fallut démonter et voiturer pièce à pièce toutes les machines du corps d’armée[12]. Ce ne fut cependant que l’affaire d’une nuit ; le lendemain matin Égyptiens et chrétiens virent avec une égale stupéfaction les nouveaux ouvrages dressés et prêts à fonctionner à l’entrée de la vallée de Josaphat. Par une coïncidence bizarre et où n’entrait certainement aucune réminiscence historique, œ changement de position de Godefroi correspondait assez exactement à celui de Titus, qui était venu, lui aussi, s’établir au même angle de la ville, quand ses soldats pénétrèrent dans les galeries du temple. A peine les Lorrains étaient-ils installés, que l’attaque commença de tous les côtés à la fois. Les pierriers se mirent à battre la base des murailles pour y faire brèche, pendant que les mangonneaux, lançant une pluie de projectiles plus légers, semaient la mort dans les rangs des soldats placés sur la crête des remparts et des tours. L’extrémité du faubourg de Bezetha, inopinément assaillie par Godefroi, ne fut pas longtemps avant de se garnir d’engins meurtriers, dont le jeu habile et rapide tint en échec pendant quelque temps la vaillance des hommes d’armes et les calculs des ingénieurs français. Non seulement les musulmans ripostaient à toue les coups, mais ils avaient trouvé un moyen de protéger la muraille contre le choc des pierres, en y suspendant extérieurement des sacs de paille et d’étoupe. En même temps ils lançaient contre les machines des flèches et des crochets de fer entourés de matière enflammée. Le duc Godefroi se saisit d’un de ces javelots brûlants, l’ajusta à son arbalète et l’enfonça dans l’appareil de blindage, qui tomba bientôt consumé[13]. Mais cet obstacle écarté, il fallut encore de longs et pénibles efforts pour combler le fossé extérieur et fournir un passage aux tours roulantes jusqu’au pied des remparts. A la fin le terrain, suffisamment aplani, permit d’aborder la barbacane. Godefroi y fit alors pousser un bélier énorme, à tête de fer, manœuvré par une double rangée de soldats qui faisaient la tortue au-dessus de leurs têtes avec leurs boucliers ou des claies d’osier couvertes de cuir. Au bout d’un instant, un large pan de mur s’écroula, puis un autre à côté : la brèche était faite dans la première enceinte. Le bélier fut aussitôt approché de la seconde ; mais il en pleuvait une telle quantité de torches, d’huile et de poix enflammées, qu’il prit feu, malgré toutes les précautions ; et quand on eut réussi à l’éteindre, il n’était plus en état de fonctionner. Alors entra par la brèche de la barbacane la grande tour roulante du duc de Lorraine. C’était une construction en charpente carrée et à deux étages, au sommet de laquelle brillait une croix d’or. En bas, dans une sorte de cage en planches étaient enfermés les ouvriers qui en dirigeaient la marche. Le duc, avec son frère Eustache et quelques preux chevaliers, occupait, à découvert, la plate-forme supérieure, élevée à la hauteur des murailles et qui pouvait y être reliée par un pont volant. Ce pont tenait à la machine, et quand il ne servait pas, il se rabattait par une charnière devant la tour, à laquelle il faisait une double paroi dans sa partie la plus exposée. Enfin la chambre intermédiaire contenait une réserve de chevaliers sous les ordres des deux frères Ludolphe et Engelbert de Tournay[14]. La forteresse de bois se trouva embarrassée dans sa marche par le bélier, qui lui avait d’abord frayé le chemin et dont les agrès étaient réduits en cendre. Il eût été aussi difficile que périlleux de chercher à éloigner du rempart cet engin désemparé, sous les projectiles et les flots d’huile bouillante répandus par l’ennemi. Ce furent alors les propres soldats de Godefroi qui achevèrent de l’incendier. Mais quand ils eurent réussi à déblayer le terrain, la nuit était venue, et il fut impossible, dans l’obscurité, de profiter des avantages d’une position si laborieusement conquise. La lutte cessa de part et d’autre, sans faire place au repos : l’inaction fut plus pénible encore aux soldats que les fatigues de la bataille. Assiégeants et assiégés passèrent la nuit à leur poste de combat, tourmentés d’une égale angoisse, les uns craignant la destruction de leurs machines, les autres une escalade et une irruption par surprise dans la ville. Chacun s’employa sans relâche à réparer et à renforcer ses moyens d’attaque ou de résistance. Dès l’aube, les chrétiens et les Sarrasins étaient sous les armes. Ces derniers avaient monté cinq mangonneaux pour battre la seule tour de Godefroi[15], et la tourmente se déchaîna en avant de Bezetha plus terrible que la veille. Le duc, debout sur la plate-forme, l’arbalète toujours tendue, faisait voler de toutes parts ses carreaux, dont chacun tuait un homme. Les projectiles sifflaient tout autour de lui, sans qu’il parût s’en apercevoir. Un archer auprès de lui eut la tète fracassée d’un éclat de rocher ; sa cervelle jaillit sur Godefroi, qui, impassible, continua, à la même place, de tirer au rempart. Des pierriers et des mangonneaux, établis des deux côtés et en arrière de sa machine, tonnaient contre le parapet d’enceinte et en balayaient les défenseurs. Jusqu’à midi la victoire resta indécise. Alors les pierres lancées par les chrétiens commencèrent à disloquer les pièces des musulmans, et le tir de la place se ralentit. Tout à coup deux magiciennes se dressèrent devant la tour du duc, faisant force gestes et contorsions bizarres, comme pour conjurer la puissance des engins des assaillants. Une volée de pierres emporta presque aussitôt leurs membres horriblement déchirés, et la tour ne continua pas moins d’approcher. De longs crocs, suspendus par des câbles, s’arc-boutaient au mur menacé pour la tenir à distance. De l’intérieur même de la tour on coupa les câbles à l’aide de faux emmanchées dans de grandes perches, et les derniers obstacles furent renversés. C’en était fait de la défense de Jérusalem. On raconte qu’en ce moment même un cavalier inconnu parut au sommet du mont des Oliviers, agitant un bouclier éblouissant et donnant en quelque sorte le signal de l’assaut. Godefroi et ses compagnons le saluent comme un messager céleste[16] et s’empressent d’obéir au commandement qu’il semble apporter d’en haut. Le pont de la tour roulante s’abat sur la crête du rempart. Le duc de Lorraine s’y élance, l’épée à la main, suivi de son frère Eustache, de son cousin Baudouin de Bourcq, et du reste de son vasselage ; il occupe les tours voisines, chasse, culbute, pourfend les Sarrasins, et les poursuit à travers les rues de la ville. Il pouvait être alors trois heures de l’après-midi. Les chroniqueurs remarquent que la ville sainte tomba aux mains des chrétiens le même jour et à la même heure où Jésus-Christ avait rendu le dernier soupir[17]. Cependant les autres tours roulantes du quartier septentrional abordèrent aussi successivement la muraille et y versèrent leurs intrépides contingents de Flamands, de Normands et d’Italiens, pendant que d’autres chevaliers y appliquaient leurs échelles, et que les barons de Lorraine ouvraient du 2 Id., ibid. CHAPITRE XII 287 dedans la porte Saint-Étienne à la foule des soldats. Telle fut sur ce point la cohue, que six cents hommes furent étouffés en entrant. Du Calvaire à la vallée de Josaphat retentissait le cri de victoire : Dieu le veut ! Dieu le veut ! Chevaliers et sergents parcouraient les rues et les places, frappant de la lance, de l’épée, de la hache, de la masse. Ni l’âge ni le sexe n’étaient épargnés. Pas un seul infidèle ne devait échapper à cette effroyable boucherie. On rencontrait des rues où les cadavres amoncelés formaient de véritables barricades. Il fallait, pour passer, fouler aux pieds ces corps humains encore palpitante : les soldats, enivrés par le carnage, passaient quand même ; le sang coulait à pleins ruisseaux. La moitié de la ville était déjà envahie, que les fortifications du midi tenaient encore contre le comte de Toulouse ; mais, en se voyant pris par derrière, les infidèles, ralliés sur ce point autour de l’émir Iftikar, renoncent à la résistance et se réfugient dans la citadelle de David. Les Provençaux font irruption à leur tour, et massacrent dans leur course les bandes éperdues qui se sauvaient dans l’Acre devant les bataillons français. Dix mille individus avaient cherché un abri dans la mosquée d’Omar, bâtie, comme on l’a dit, au sommet du mont Motiah, sur l’emplacement de l’ancien temple de Salomon. Tancrède en force l’entrée et les fait égorger jusqu’au dernier. Un témoin oculaire rapporte, détail horrible ! que dans le parvis les chevaux eurent du sang jusqu’au poitrail[18]. Les atrocités commises autrefois en ce même lieu par les Romains de Titus furent encore dépassée ce jour-là. Vingt mille cadavres jonchaient les rues, et la bataille continuait encore dans les maisons : c’était l’heure tant désirée du pillage. Les chefs avaient décidé que tout soldat, quelle que fût sa condition, demeurerait maître absolu de la maison dont il se serait emparé ; aussi voyait-on chacun marquer son droit de premier occupant en suspendant à la porte de son nouveau logis, suivant qu’il était chevalier, écuyer ou simple sergent, une bannière armoriée, un écu, une arme roturière ou même un chapeau[19]. Pendant que vilains et barons rivalisaient d’ardeur à poursuivre leur œuvre d’extermination dans les lieux mêmes où le Rédempteur avait pardonné à ses bourreaux, Godefroi seul se conduisait en chevalier et en chrétien. Il avait remis son épée au fourreau dès qu’il avait vu la victoire assurée, et, manquant de l’autorité nécessaire pour arrêter le carnage gratuit où se complaisaient ses compagnons d’armes, il en avait fui le hideux spectacle. Nu-pieds, revêtu d’une cotte de laine comme un simple pèlerin, il faisait ses stations sur la voie douloureuse où s’était accompli le mystère de la rédemption. Trois des officiers de sa cour féodale le suivaient : Baudri, Adelbold et Stabulon. Arrivé devant le saint sépulcre, il y resta de longues heures en oraison, dévotement prosterné la face contre terre, chantant les louanges de Dieu et lui rendant grâces pour avoir été jugé digne de voir ce qu’il avait toujours si ardemment désiré[20]. Ce noble exemple rappela enfin les autres chefs au sentiment de leur devoir. Ils dépouillèrent aussi leurs armures ensanglantées, et, pénétrés soudain de cette ferveur native que n’étouffait jamais tout à fait, dans les âmes de ce temps-là, l’emportement des passions les plus farouches, ils s’acheminèrent, foule gémissante et recueillie, vers le sommet du Calvaire. On eût dit une procession d’austères et pieux anachorètes. Par un contraste bizarre, qui se montre pourtant à chaque page dans les récits de cette curieuse épopée, ils avaient, avec le harnais de bataille, déposé leur férocité et leurs grossiers appétits d’hommes de guerre. Tout le peuple avait subi en un instant la même métamorphose : il se livrait, comme ses seigneurs, aux manifestations de la foi la plus ardente. Les uns confessaient à haute voix les actions qu’ils déploraient et faisaient vœu de n’en plus commettre de semblables : d’autres répandaient tout ce qu’ils possédaient en libéralités aux vieillards, aux infirmes et aux indigents, estimant comme la plus grande richesse de jouir enfin de ce jour bienheureux[21]. Il est triste d’être obligé d’ajouter que ce brusque retour aux idées de charité évangélique interrompit, mais n’arrêta pas le carnage, et que, durant plusieurs jours encore après que la fureur du combat était tombée, sous de vils prétextes d’intérêt politique, la majorité des pèlerins immola froidement des vaincus sans défense[22]. Mais la religion éclairée du duc de Lorraine et la modération dont il avait fait preuve dès le premier moment sont une garantie suffisante qu’il n’eut aucune part de complicité dans ces barbares exécutions. Les cadavres — il y en avait, dit-on, soixante-dix mille ! — entassés sur les places publiques, dans les rues, dans le parvis du temple, dans les maisons particulières, enfin dans tous les coins de la ville, commencèrent bientôt à répandre des exhalaisons pestilentielles, et il fallut s’occuper de déblayer à la hâte ce hideux charnier. On y employa les survivants des Sarrasins et les pauvres de l’armée, qui se chargèrent de les aider moyennant de fortes récompenses. Au bout de huit jours, Jérusalem avait pris la physionomie vivante et variée d’une cité tranquille. On n’eût pas deviné, en la parcourant, que sa population venait de se renouveler entièrement, et que tons ses habitants de la semaine précédente, à part un petit groupe de chrétiens indigènes, avaient été passés au fil de l’épée. Les conquérants y étaient installés, chacun dans une maison à lui, et y exerçaient, pour suffire aux besoins de chaque jour, les arts et les trafics de la vie civile. Les marchés étaient ouverts ; on y voyait étalés les produits du pillage : des meubles, des étoffes, des vivres et des denrées de toute nature. L’émigration européenne, après avoir erré pendant trois ans, se fixait enfin et se sentait chez elle. Le neuvième jour après la conquête, le dimanche 24 juillet, les barons se réunirent pour procéder à l’élection d’un roi. Ayant imploré les lumières du Saint-Esprit, ils se mirent en devoir d’examiner les titres des principaux d’entre eux au gouvernement de la cité sainte. Une discussion de cette nature ne laissait pas de présenter beaucoup de difficultés dans une assemblée de chevaliers fiers et susceptibles, dont chacun eût été sans doute prompt à relever, l’épée à la main, les appréciations désavantageuses portées par l’un de ses pairs sur son caractère ou sur sa conduite. Pour mieux connaître la vérité et pour la placer au-dessus des controverses passionnées, on s’avisa d’un expédient ingénieux qui prouverait que la féodalité, s’il est permis de la juger à un point de vue et dans un langage tout modernes, était, quoique fort peu égalitaire, suffisamment parlementaire et libérale, du moins à ses heures et dans le règlement de ses intérêts propres. On forma un comité d’hommes sages et expérimentés, devant qui comparurent successivement les serviteurs des grands feudataires. Ces témoins intimes durent prêter serment de dire tout ce qu’ils savaient, en bien ou en mal, des mœurs et des penchants de leurs maîtres. L’enquête, qui fit connaître sur les concurrents bien des vices secrets, fut tout à l’honneur de Godefroi de Bouillon. L’excellence de sa noblesse, sa valeur comme chevalier, sa douceur et sa patience modestes, enfin la pureté de sa vie le recommandaient, dit un de ses compagnons d’armes[23], à la préférence des juges. Il fut proclamé à l’unanimité. Ce n’était pas cependant que tous les témoignages recueillis à son sujet fussent exempts de critique. Parmi ses familiers il se trouva un détracteur, un seul, il est vrai, mais qui développa avec beaucoup d’insistance, et non sans une pointe de raillerie amère, un grief d’ailleurs assez étrange. C’était le maître d’hôtel de la maison &aide. Il déposa gravement que Godefroi avait l’habitude ennuyeuse, quand il était à l’église, de n’en pouvoir sortir, même après la célébration des offices divins ; qu’il allait demandant aux prêtres et aux personnes instruites des explications sans fin sur les peintures et les verrières, au grand déplaisir de ses amis ; si bien que les repas, toujours servis à heure fixe, se refroidissaient sur la table et perdaient leur bon goût[24]. Une tache aussi légère dans la réputation du duc de Lorraine ne l’empêcha pas de recueillir tous les suffrages. Du reste, dès avant la décision du conseil, il était déjà l’élu de la foule, dans les rassemblements populaires où se discutaient les mérites respectifs des candidats au trône ; on se plaisait à rappeler les actes nombreux de bravoure et de générosité par lesquels le duc s’était signalé durant l’expédition ; on citait des révélations merveilleuses, des songes prophétiques qui prouvaient que, plus de dix ans même avant la croisade, Dieu l’avait choisi pour en être le chef. En effet, des gens dignes de foi racontaient qu’il leur avait été montré en rêve à différentes époques, tantôt sur le mont Sinaï, recevant d’un messager divin la mission de conduire, comme Moïse, le peuple pèlerin ; tantôt assis sur le trône même du soleil, environné des oiseaux du ciel, image de ce même peuple ; tantôt montant la nuit avec une lampe et par une échelle mystérieuse à la Jérusalem céleste : d’où il résultait clairement qu’il était le roi prédestiné de la Palestine[25]. Lui seul refusait de croire à ses titres, et il fallut faire violence à son humilité pour l’entraîner au saint sépulcre recevoir la consécration de sa dignité nouvelle ; mais il ne consentit pas à prendre le titre de roi : il se contenta de celui de baron et d’avoué (défenseur) du saint sépulcre, protestant qu’il ne ceindrait jamais une couronne d’or dans le lieu où le Sauveur en avait porté une d’épines[26]. |
[1] Concile de Nicée : Episcopus Æliæ ab omnibus honoretur.
[2] Michaud, Histoire des croisades, t. I, liv. IV, p. 407.
[3] Josèphe, Histoire, liv. V.
[4] Albert d’Aix, fin du liv. V.
[5] Guillaume de Tyr, liv. VII, ch. XXIII.
[6] Guillaume de Tyr, liv. VIII, ch. VI.
[7] Guillaume de Tyr, liv. VIII, ch. X.
[8] Guillaume de Tyr, liv. VIII, ch. VII.
[9] Raimond d’Agilers.
[10] Aujourd’hui Jaffa.
[11] Albert d’Aix, liv. VI.
[12] Raimond d’Agilers ; et Guillaume de Tyr, liv. VIII, ch. XII.
[13] Albert d’Aix, liv. VI ; Guillaume de Tyr, liv. VIII, ch. XIII.
[14] Albert d’Aix, liv. VI.
[15] Albert d’Aix, liv. VI.
[16] Guillaume de Tyr, liv. VIII, ch. XVI.
[17] Guillaume de Tyr, liv. VIII, ch. XVI.
[18] Robert le Moine, ch. IX.
[19] L’Estoire d’Eracles, liv. VIII, ch. XX.
[20] Albert d’Aix, liv. VI.
[21] Guillaume de Tyr, liv. VIII, ch. XXI.
[22] Albert d’Aix raconte, liv. VI, que, trois jours après leur établissement dans la ville, les croisés massacrèrent les captifs qu’ils avaient épargnés sous promesse de rançon, estimant que ce serait un dangereux appoint de force pour l’ennemi en cas de retour offensif. On n’épargna ni femmes ni enfants.
[23] Foucher de Chartres, ch. XVIII.
[24] Guillaume de Tyr, liv. IX, ch. II.
[25] Ces visions et ces prophéties sont racontées tout au long et commentées par Albert d’Aix, livre VI.
[26] Guillaume de Tyr, liv. IX, ch. IX.