CHARLEMAGNE

 

CHAPITRE XIII. — FIN DES GUERRES DE CONQUÊTE - PARTAGE DE L’EMPIRE ENTRE LES TROIS FILS DE CHARLEMAGNE.

801-807

 

 

BIEN des intérêts de la plus haute gravité nécessitaient la présence de Charlemagne à Rome, après une absence qui avait duré près de treize ans. Il y passa tout l’hiver qui suivit son couronnement, occupé, disent les chroniques, à régler toutes les affaires non seulement publiques, mais aussi ecclésiastiques et même privées de la ville, du saint-siège et de l’Italie entière. Telle était la fonction de l’empereur.

Son rôle de chef politique de la chrétienté, d’évêque du dehors, ne se bornait pas aux limites des États occidentaux. Il avait le même domaine que la juridiction du souverain pontife : l’univers. C’est ainsi déjà qu’il avait compris son patriciat. Vrai et digne successeur de Constantin le Grand, depuis longtemps il avait remplacé en Orient les souverains dégénérés de Byzance comme protecteur de tous les fidèles du Christ tombés sous le joug des musulmans. Il tenait à cet effet des rapports suivis avec l’Afrique et l’Égypte, aussi bien qu’avec la Syrie, et il faisait passer à Carthage, à Alexandrie, à Jérusalem surtout, de fréquentes et riches aumônes[1]. En signe de reconnaissance, le patriarche de la ville sainte, qui lui avait envoyé, dès 799, sa bénédiction et des reliques prises au lieu de la résurrection du Sauveur, lui expédia, à Home même et peu de jours avant son couronnement, des dons qui étaient comme l’augure de la dignité du nouvel empereur : l’étendard et les clefs du Saint-Sépulcre[2]. C’était aussi un emblème, qui ne tarda pas à être réalisé, de la domination franke sur les lieux saints.

Charlemagne, en effet, n’avait pas dédaigné, à l’exemple de son père, de nouer des relations diplomatiques avec les califes, maîtres de la Palestine. Justement le trône des Abbassides était alors occupé par un prince capable d’apprécier le héros de l’Occident. Haroun-al-Raschild (Aaron le Juste), malgré l’éloignement, malgré la différence des religions, éprouvait pour Charles la même sympathique admiration que les petits rois catholiques de Mercie et des Asturies. Il préférait son amitié à celle de tous les monarques de la terre[3]. L’empereur, ayant quitté Rome après Pâques, le 24 avril 801, apprit en regagnant la France, à Pavie, qu’une ambassade musulmane venait de débarquer à Pise. Il se la fit présenter entre Verceil et Ivrée. Aux envoyés du souverain de Bagdad s’en était joint un d’Ibrahim, émir édrissite de Fez, chargé de lui rendre compte des mesures prises, à sa demande, dans l’intérêt des chrétiens d’Afrique. Les députés d’Haroun lui annoncèrent que leur maître, ratifiant le don du patriarche de Jérusalem, soumettait à la puissance de l’empereur frank la terre du salut, témoin de la résurrection du Christ et qui gardait son tombeau[4]. Que puis-je donc faire qui soit digne d’un si grand prince ? avait dit Haroun aux envoyés de Charlemagne. Si je lui donnais la terre promise à Abraham et que Josué a vue, il ne pourrait, à cause de l’éloignement, en assurer lui-même la défense. Je veux néanmoins lui faire ce présent. Je lui cède donc la souveraineté de ce pays, et je le gouvernerai comme son lieutenant. Toutes les fois qu’il le jugera convenable, qu’il m’envoie ses commissaires (ses missi), et il me trouvera administrateur fidèle des revenus de la contrée[5].

Les messagers du calife firent savoir à Charlemagne que, des trois ambassadeurs partis d’Aix-la-Chapelle pour Bagdad quatre ans auparavant et à qui la cession de la Palestine avait été faite, deux étaient morts en route : les seigneurs franks Landfrid et Sigismond. Quant au troisième, le juif Isaac, fils d’une race qui brave impunément les fatigues des voyages et la diversité des climats, il amenait les riches présents du calife. Mais il avait été arrêté par la mer. Charles dépêcha à sa rencontre un de ses principaux officiers, le chancelier Erchembald, avec mission d’équiper les navires nécessaires pour recevoir les merveilles confiées à la garde du juif. C’étaient des parfums, des épices, des drogues médicinales et même des animaux inconnus à l’Europe : des singes et un éléphant. Ce dernier, qui s’appelait Abul-Abbas (père de la dévastation), obtint le plus vif succès de curiosité. Le débarquement ne s’étant opéré qu’en octobre sur la côte de Gênes, à Port-Vendres, on ne put, à cause des neiges, lui faire traverser les Alpes, et il hiverna dans la ville de Verceil, que Charles avait quittée dès la fin de juin. Ce fut seulement le 20 juillet 802 qu’Isaac amena sa ménagerie au palais d’Aix-la-Chapelle. Mais Abul-Abbas, entouré de toutes sortes de soins, ne supporta cependant pas longtemps les brouillards germaniques, et huit ans après il était mort[6].

La même politique qui portait l’empereur à rechercher l’alliance du mahométisme au delà de la Méditerranée le lui faisait combattre sans répit sur le continent. Les hostilités avaient repris dans la Marche d’Espagne, où les walis arabes, soumis à la souveraineté franke, affectaient de ne reconnaître cette souveraineté que de nom. Le roi Louis, profitant en 800 du séjour de son père à Tours, était venu le prier de pousser son inspection jusque dans la Gaule méridionale. Mais Charles, pressé de se rendre en Italie, n’avait pas répondu à cet appel. Il s’était borné à lui donner ses instructions touchant la conduite à tenir au delà des Pyrénées, comptant d’ailleurs sur la vaillante épée du duc Wilhelm pour maintenir dans le devoir ou y faire rentrer les vassaux musulmans. Par malheur, le gouvernement aquitain avait à compter aussi avec l’insubordination de ses sujets vascons. Le comte franc de Fezensac, nommé Burgondion, étant mort, la population s’insurgea contre un autre Franc, Liutard, qui lui fut donné pour successeur. Telle était l’exaspération des révoltés, qu’ils firent périr les hommes du nouveau comte les uns .par le fer, les autres par le feu[7]. Louis, qui était prêt à passer dans la Marche, fut obligé d’abord de châtier Fezensac. Les coupables, dit une chronique, contraints de se présenter au jugement du roi, subirent la peine que méritait leur attentat, et plusieurs furent brûlés vifs, selon la loi du talion[8]. Cet exemple jeta la terreur dans la Vasconie, et l’armée put franchir les monts sans craindre d’agitation sur ses derrières (801).

Déjà l’année précédente Louis, à la tête d’une faible troupe, avait essayé d’imposer à ses vassaux, les walis de Barcelone, de Lérida et de Huesca, des garnisons aquitaines ; mais toutes les portes s’étaient fermées devant lui. Zéid, le gouverneur de Barcelone, était venu au-devant de lui, renouvelant ses protestations de dévouement, mais sans vouloir lui livrer sa ville. N’étant pas en forces pour pénétrer quand même dans la place, Louis avait fait tomber sa vengeance sur Lérida, qui, prise d’assaut, fut entièrement détruite. Huesca avait tenu bon ; mais la campagne environnante, couverte de luxuriantes moissons, avait été entièrement ravagée.

C’est contre Barcelone qu’était dirigée l’expédition de 801, où furent convoqués les contingents de la Provence et de la Bourgogne avec ceux de l’Aquitaine. Le roi resta à Roussillon, à la tète d’un corps de réserve. Une puissante avant-garde, commandée par le vaillant duc d’Aquitaine, alla se placer en observation entre Lérida et Tarragone, afin de couper les communications de Cordoue avec la place assiégée et d’isoler la défense. Rostang, comte de Girone, était chargé des opérations du siège. Une armée envoyée par Hakem au secours des Barcelonais se fit tailler en pièces dans les Asturies, par Wilhelm, qui, délivré d’appréhensions de ce côté, vint réunir ses troupes à celles de Rostang, sous les murs de la place. La famine fit bientôt d’horribles ravages dans Barcelone, étroitement bloquée. Les défenseurs en vinrent à se disputer, pour les dévorer, les vieux cuirs ouvragés qui décoraient les portes de certaines maisons. Mais leur énergie résista longtemps aux plus cruelles souffrances. En faisant appel à l’émir, ils s’étaient privés de toute chance de retour en grâce auprès de leur souverain chrétien. Quand ils eurent perdu l’espoir d’être secourus par les musulmans, ils ne songèrent plus qu’à mourir les armes à la main. Quelques-uns, pour se dérober aux horreurs de la faim, se donnèrent volontairement la mort en se précipitant du haut des remparts. Mais toutes les offres de capitulation furent repoussées.

Cependant, comme la chute de ce boulevard de l’islamisme ne pouvait plus longtemps se faire attendre, les lieutenants de Louis mandèrent le jeune roi au camp pour lui procurer l’honneur de ce triomphe. Accouru en hâte de Roussillon, il assista encore durant six semaines à l’agonie de Barcelone.

Zéid, trop compromis vis-à-vis des Franks, entretenait dans l’âme de ses compagnons un héroïsme fanatique. Il leur faisait attendre de jour en jour des renforts qu’il se décida enfin à aller chercher lui-même. Sorti furtivement de la ville, il fut pris en essayant de traverser le camp chrétien. Louis le fit amener devant les remparts afin de convaincre les défenseurs de la vanité de leur espoir. Zéid consentit même à haranguer les assiégés pour les inviter à cesser une résistance inutile ; mais le duc Wilhelm s’aperçut qu’il faisait de la main des signes qui contredisaient ce conseil. On emmena le prisonnier, que Louis envoya à Aix-la-Chapelle devant le tribunal de son père, qui venait de rentrer de Rome. Les assiégés avaient compté que l’approche de l’hiver forcerait l’ennemi à la retraite. Ils virent avec terreur l’armée d’Aquitaine élever des baraquements pour continuer le blocus, malgré les rigueurs de la saison. Ils renoncèrent dès lors à une résistance sans espoir. Ils ouvrirent aux Franks leur ville à moitié démantelée, et livrèrent le nouveau gouverneur qu’ils avaient élu à la place de Zéid à condition qu’on leur laissât la retraite libre.

Louis, que les contemporains ont nommé le Pieux, passa ce jour de victoire en actions de grâces, remettant au lendemain la prise de possession de la ville, dont il se contenta de faire garder les issues. Au lever du soleil, il y fit son entrée solennelle au milieu du clergé de sa chapelle et au chant des hymnes sacrées, et il se rendit tout d’abord à l’église Sainte-Croix pour remercier Dieu du brillant succès des armes chrétiennes[9].

L’empereur n’avait pas vu sans inquiétude le séjour de Louis se prolonger sur cette terre d’Espagne si funeste à sa gloire. Il avait envoyé le prince Charles avec des troupes de renfort au secours de son frère. Charles était déjà à Lyon quand il rencontra les messagers qui portaient à Aix-la-Chapelle la nouvelle de la chute de Barcelone. Lui-même n’eut plus dès lors qu’à regagner, pour l’hivernage, la résidence paternelle.

Le jour même où Zéid comparut devant l’empereur à Aix-la-Chapelle, un autre captif y arrivait d’Italie. C’était Roselme, gouverneur de Chieti, tombé avec sa ville au pouvoir de Pépin. La guerre, reprise à la fin de l’été précédent (800) contre le duc toujours rebelle de Bénévent, continuait sans grand déploiement de forces et sans batailles rangées. Un an après la prise de Chieti, les Franks enlevaient encore, coup sur coup, aux partisans bénéventins les deux places d’Ortona et de Nocera. Mais ils eurent dans le même temps à déplorer une perte grave. Le duc de Spolète, Winigis, lieutenant actif du roi Pépin, fut surpris malade à Luceria et fait prisonnier par Grimoald, qui le relâcha, il est vrai, en 803, on ne sait en quelle circonstance. Sans doute les hostilités se trouvèrent suspendues à cette époque par suite du rapprochement qui s’opérait entre l’empire frank et le gouvernement de Byzance, fauteur perpétuel des troubles de l’Italie méridionale.

II

L’élévation de Charlemagne à l’empire avait mis le comble à la colère et à l’inquiétude des Grecs. C’était la rupture du dernier lien qui retînt l’Occident dans la sphère de la métropole du Bosphore. Déchus de toute autorité sur les nouveaux États de l’Europe, les successeurs de Constantin avaient du moins conservé jusque-là une supériorité d’honneur sur les chefs politiques de ces États, et la monarchie franke, durant deux siècles et demi, n’avait fait nulle difficulté elle-même de reconnaître cette supériorité. Les Carolingiens, les premiers, avaient émancipé leur couronne ; mais le patriciat dont ils se contentèrent d’abord, titre subordonné à celui d’empereur, rassurait encore la vanité byzantine. La révolution accomplie par l’initiative du pape, le jour de Noël 800, fut un coup de foudre pour la cour grecque. Elle n’y vit pas seulement le partage de ses prérogatives séculaires et son exclusion de la politique européenne, elle pressentit sa déchéance complète. L’empire impliquait une domination universelle. Qui donc pouvait empêcher Charlemagne de réaliser ce programme avec son peuple intrépide, auquel aucun autre n’avait jamais pu résister ? On avait tout à craindre de l’ambition de ce peuple, dont un proverbe grec disait : Ayez le Frank pour ami, mais non pour voisin[10].

Irène se garda bien de révéler, par des récriminations superflues, l’anxiété profonde de son gouvernement. Cette fière princesse croyait sans doute ne pouvoir se plaindre sans s’avilir, n’étant pas en état de se venger[11]. Depuis la déposition de son fils, elle avait fait de grands efforts pour nouer une alliance solide avec Charlemagne. Deux ambassades étaient venues de sa part trouver le héros, l’une en 798, à Aix-la-Chapelle, l’autre en 799, à Paderborn, afin, pensent quelques historiens, d’obtenir de lui le respect des possessions grecques de la Calabre et de la Sicile[12]. Malgré les embarras que les intrigues gréco-langobardes lui causaient à Bénévent, Charles avait accueilli favorablement les avances pacifiques de l’impératrice, et, comme gage de ses bonnes dispositions, il lui avait renvoyé Sisinnius, frère du patriarche Taraise, fait prisonnier dans la défaite d’Adelgis.

La restauration de l’empire d’Occident n’interrompit point ces relations amicales ; mais, si l’on en croit le chroniqueur Théophane, elle en aurait changé l’objet. Cet historien, en effet, attribue à Charlemagne, après son couronnement, le projet d’un mariage avec Irène, dans le but de rétablir l’unité de l’empire romain. Il prétend que le pape aurait approuvé, peut-être même suggéré cette idée bizarre, et que c’est pour la faire agréer de l’impératrice que Jessé, évêque d’Amiens, et le comte Helmgaud furent envoyés en 802 à Constantinople, accompagnés par des nonces pontificaux. Les historiens occidentaux ne parlent pas de ce projet de mariage, qui évidemment n’est qu’une fable, accréditée alors à Constantinople pour saper la popularité d’Irène, dont un parti puissant conspirait la perte. Quoi qu’il en soit des préliminaires, les négociateurs franks arrivèrent juste à temps pour être témoins du succès de cette conspiration, qui plaça sur le trône un misérable intrigant, Nicéphore le Logothète.

Le nouvel empereur continua les négociations commencées et dont le but réel était de fixer les limites des deux empires. Trois députés grecs accompagnèrent à cet effet Jessé et Helmgaud, et vinrent trouver Charles à son palais de Salz, en Thuringe, où le traité fut enfin conclu vers le milieu de l’été 803[13], entraînant, connue on l’a dit, la soumission temporaire du duc de Bénévent.

Il fallut un sentiment bien profond de son impuissance pour déterminer Nicéphore à ratifier l’acte de la chancellerie franke énumérant les concessions auxquelles ses plénipotentiaires avaient dû souscrire. Cet acte, en effet, stipulait la réunion au royaume italique de l’Esclavonie, contenant l’ancienne Pannonie entre la Drave et la Save, de la Croatie, de la Liburnie, de la Dalmatie et de l’Istrie. Mais, par une inconséquence étonnante, Charlemagne avait laissé les Grecs maîtres de l’Adriatique, en leur abandonnant les îles qui bordent la Dalmatie[14]. Le successeur d’Irène, qui n’était pas homme à modifier dans le sens de la droiture la politique traditionnelle de Byzance, entrevit dans cette clause un moyen d’infirmer les autres. Il eut moins de scrupule alors à donner une signature qui n’engageait que son honneur.

Bientôt, en effet, ses croisières vinrent parcourir, avec des allures suspectes, les eaux de la Dalmatie, travaillant sous main à rallier au Bas-Empire les populations du littoral. L’archipel vénitien fut surtout le théâtre de ses intrigues, facilitées par les factions qui déchiraient la république naissante. Le duc ou doge Johannes et son fils Mauritius, oppresseurs sanguinaires, étaient acquis à la cause byzantine ; presque tout le patriciat, au contraire, tenait pour l’alliance franke. Le chef de ce parti était le patriarche de Grado, dont le doge se débarrassa vers cette époque en l’assassinant. Il ne put empêcher cependant l’élévation au siège patriarcal de Fortunatus, parent de la victime. Mais la faction ducale, sans doute avec l’aide des Grecs, chassa de la cité le nouvel élu et ses partisans. Les exilés, réfugiés à Trévise, se donnèrent un duc, le tribun Obelerius, qui vint faire hommage de son pouvoir à Charlemagne : Il n’eut pas besoin d’ailleurs d’une intervention armée de son puissant suzerain. La tyrannie de Johannes et de Mauritius provoqua sur ces entrefaites une révolution à Malamocco, qui était alors le siège du gouvernement vénitien. Ils furent déposés et chassés à leur tour, et pendant qu’ils allaient chercher un asile à Constantinople auprès d’un patron incapable de les restaurer, Obelerius, Fortunatus et leurs amis rentraient triomphants à Malamocco (804)[15].

Mais si Nicéphore n’était pas en mesure d’empêcher l’installation du nouveau pouvoir, il ne lui était que trop aisé d’en faire perdre le bénéfice à la France, en entretenant des divisions dans les provinces qui lui échappaient. C’est sans doute dans le but de déjouer des manœuvres de cette nature que le pape Léon vint trouver Charlemagne à la fin de cette même année 804. Telles étaient encore à cette époque, en Italie, les moyens d’action ou du moins d’intimidation de la ligue gréco-langobarde, que le pape ne pouvait, paraît-il, traverser avec sécurité ses propres États ou ceux de Pépin. Si l’on en croit l’annaliste de Metz, Léon jugea prudent de dissimuler le motif et le but de son voyage. Le bruit s’était répandu naguère qu’on avait découvert à Mantoue l’éponge présentée par un soldat romain à Jésus-Christ en croix, et que cette éponge gardait l’empreinte de quelques gouttes du sang du Rédempteur. L’empereur lui ayant demandé des renseignements à ce sujet, Léon, dit l’annaliste, saisit cette occasion de sortir de Rome. Il se dirigea d’abord en Lombardie, comme pour procéder aux informations canoniques ; mais, continuant son chemin, il s’empressa de passer en France. L’empereur chassait dans la forêt des Ardennes, lorsqu’au milieu de novembre on lui annonça l’approche de l’auguste visiteur. Il dépêcha au-devant de lui son fils Charles jusqu’à Saint-Maurice d’Agaune, et lui-même vint attendre le pontife à Reims. Ils allèrent ensuite à Quierzy célébrer les fêtes de Noël, puis à Aix-la-Chapelle, où le pape reçut, pendant huit jours, une somptueuse hospitalité. Cette conférence dut rouler bien moins sur la relique de Mantoue, dont l’authenticité n’avait pas été établie, que sur la situation politique de la Péninsule. Le Bas- Empire n’avait fait, il est vrai, aucune démonstration nouvelle dans le nord du royaume italique ; mais l’état des esprits dans le Frioul faisait tout craindre des Langobards, travaillés par les émissaires byzantins, et Charlemagne crut devoir donner à Léon une forte escorte pour le reconduire jusqu’à sa cité de Ravenne.

III

L’empereur poursuivait alors, dans les régions septentrionales de son gouvernement direct, de grands travaux qui détournaient forcément son attention des affaires d’Italie. Quand il reçut la visite du pape, à la fin de l’année 804, il venait précisément d’achever, après trente-trois ans de luttes, l’assimilation de la Saxe.

Depuis la ‘campagne inachevée de 799, la barbarie agonisante, refoulée définitivement dans les cantons marécageux du bas Elbe et du bas Weser, y avait encore causé par intervalles des agitations menaçantes au sein de la Nordliude. En 802, Charlemagne avait dû envoyer des troupes ravager le pays de ces sauvages Transelbains[16]. Deux ans après, toutes les autres parties de l’empire étant calmes, il s’en alla chercher dans leur dernier repaire, jusque sur les grèves de la mer du Nord, les réfractaires de la civilisation. Ses scares fouillèrent la Wigmodie, le Holstein et le Rosogau, portant partout la dévastation et la mort. Afin de ne pas laisser d’ennemis derrière lui, il entraîna à sa suite, pour les répartir sur les divers points de la Gaule, tous les Saxons, hommes, femmes et enfants, qui habitaient au nord de l’Elbe, et donna leur pays à ses fidèles vassaux, les Slaves-Obotrites[17]. Quant aux forteresses ou castella, Charles en éleva dans les parties du territoire conquis qui demandaient à être gardées ou protégées. Outre celles qui furent disséminées dans l’intérieur du pays, il construisit sur les bords de la Saale et de l’Elbe, qui lui servait de limites, les castella de Hall et de Magdebourg. Il y eut un pont sur l’Elbe, fortifié des deux côtés, et au delà de ce fleuve il forma, comme avant-poste, le castrum de Hesfeld sur la Stoer[18].

Les conditions de l’incorporation définitive de la Saxe avaient été réglées dès l’année précédente à l’assemblée de Salz, où Charlemagne avait convoqué toute la noblesse de ce pays. Les Saxons avaient promis de renoncer à tout ce qui subsistait encore chez eux du culte et des rites païens, de rester soumis à jamais à la foi catholique, d’obéir aux évêques et aux prêtres chargés de leur enseigner les dogmes sacrés et de diriger leur vie dans les voies agréables à Dieu. Ils s’engageaient à offrir aux églises la dîme fixée par la loi divine ; mais ils furent dispensés, comme tous les autres sujets franks, de payer au roi ni cens ni tribut. Charles leur accorda enfin tous les honneurs d’une nation libre et leur permit de vivre selon leurs lois, sous la surveillance des juges de son choix et de ses missi, de façon à ne faire avec les Franks qu’un seul peuple, régi tout entier par un même gouvernement[19].

Ainsi se trouva réalisé, au lendemain de la restauration de l’empire d’Occident, le rêve que les plus hardis des anciens empereurs, Auguste, Marc-Aurèle, Probus, avaient à peine osé concevoir : la Germanie tout entière était enfin réduite en province romaine. L’empire nouveau, dont le centre était encore à Rome, l’empire des idées et des races romanes eut désormais pour frontière septentrionale la rivière de l’Eyder, au delà de laquelle s’ouvrait la Marche danoise. C’est le souvenir de son propre assujettissement que la Germanie prit soin plus tard de consigner dans cette inscription, qui décorait la porte de la ville de Rendsburg :

EYDORA, ROMANI TERMINUS IMPERII

Charlemagne avait étendu jusque-là, en effet, la domination de ce qu’on a appelé depuis le romanisme. Les huit évêchés saxons, fondés sous ses auspices, à Brème, Osnabrück, Paderborn, Munster, Verden Hildesheim et Halberstadt, et chacune de leurs nombreuses églises paroissiales étaient autant de centres de rayonnement et d’influence pour des idées et des institutions dont le type était à Rome.

Les Normands de l’archipel danois, gardiens farouches des traditions odiniques, qui n’avaient cessé depuis trente ans de soutenir, d’exciter les rebelles saxons et de leur fournir un asile après chaque défaite, virent, avec autant de colère que de terreur, les bannières impériales flotter à leur frontière. Leur chef, Gottfrid, s’était avancé avec une flotte et avec toute sa cavalerie jusqu’à l’extrémité de son territoire, à Sliesthorp (Sleswig). Il n’eut pas cependant la folle audace de se mesurer avec Charlemagne. La crainte l’arrêta là. L’empereur l’ayant fait sommer de lui remettre les déserteurs northalbings, il promit par ses ambassadeurs tout ce qu’on voulut ; mais il s’empressa de rétrograder sans exécuter ses promesses, et sans se rendre en personne à l’entrevue que le terrible vainqueur, lui avait assignée[20]. Celui-ci dédaigna d’attaquer ce chétif rival. Ce n’était pas sur terre que les Normands l’inquiétaient, et leur marine était insaisissable.

Lorsqu’à quelques mois de là, au commencement de 805, il eut reçu la visite du souverain pontife, Charlemagne le reconduisit jusqu’à la frontière du Frioul, traversant lui-même la Bavière pour aller s’occuper des intérêts religieux de la Pannonie, sa récente conquête. Le catholicisme avait déjà fait de grands progrès parmi les Avares, grâce au dévouement d’Arnon, archevêque de Salzburg, et d’un missionnaire nommé Ingo. On raconte qu’en arrivant dans ces contrées Ingo affecta d’inviter à sa table les esclaves qu’il avait convertis, et qu’il les faisait servir dans de la vaisselle dorée, tandis que les seigneurs du pays, encore païens, s’étant présentés aussi à sa porte, s’y virent apporter du pain et de la viande dans des vases de bois. Pourquoi nous traite-t-on ainsi ? demandèrent-ils étonnés. — Parce que, répondit le missionnaire, vous qui n’avez point lavé vos corps dans la fontaine sacrée, vous n’êtes pas dignes de vous mêler à ceux qui sont régénérés. C’est bien assez qu’on vous jette dehors votre pâture comme à des chiens. Il paraît que le procédé produisit un effet salutaire sur ces grossières natures ; car aussitôt, ajoute le biographe d’Ingo, ils s’empressèrent de réclamer le baptême et voulurent être instruits dans la foi ; d’où la religion chrétienne reçut un grand accroissement[21].

Malheureusement, le succès de la prédication chrétienne ne remédia pas aux dissensions intestines qui précipitaient la décadence de la race hunnique. Elle était irrévocablement tombée au dernier rang des nations. En 805, le chakan, un des convertis d’Ingo qui lui avait donné au baptême le nom de Théodore, vint prier l’empereur d’accorder à son peuple un asile entre le Danube et la Save, dans la région de la Pannonie inférieure, comprise depuis Haimburg jusqu’à Zagrab, parce qu’ils ne pouvaient plus rester dans leurs premières demeures (entre le Danube et la Theiss), cause des incursions perpétuelles des Slaves de Bohême. L’empereur le reçut avec bonté, lui accorda ses demandes et lui permit de s’en aller. Mais, à peine rentré parmi les siens, Théodore mourut. Son successeur sollicita et obtint de Charlemagne la confirmation des honneurs attachés à l’antique dignité de chakan[22].

Les tribus bohémiennes n’attendirent pas longtemps le châtiment de leurs hostilités contre les vassaux des Franks. Lorsque les Huns s’établirent en deçà du Danube, leurs agresseurs, au lieu d’avoir, comme ils l’avaient espéré, la faculté de se répandre dans la région abandonnée au sud de la Theiss, se virent, au contraire, refoulés jusqu’au nord de leur propre pays par une invasion formidable. Charles le Jeune, traversant la forêt Hercynienne, vint fondre tout à coup sur eux. Deux autres armées, une de Baïvares et l’autre de Saxons, accouraient de leur côté à marches forcées et opérèrent leur jonction avec le prince, au pied de l’Erzgebirge, sur les bords de l’Egger, tandis qu’un quatrième corps, composé de troupes navales, remontait l’Elbe en bateau jusqu’à Magdebourg, portant le ravage parmi les Vélétabes et les autres tribus slaves alliées aux Bohémiens. La triple armée, commandée par Charles, livra une grande bataille à Camburg. Les Bohémiens furent taillés en pièces, et leur chef Bechon[23], l’auteur de toutes les entreprises contre les Huns, resta parmi les morts. Le prince de la tribu des Lennes (Linones) fit sa soumission et livra ses deux fils en otage, et le jeune vainqueur revint, au bout de quelques semaines, faire hommage de son triomphe à son père, qui faisait, dans la forêt des Vosges, sa chasse habituelle d’automne[24].

IV

Sauf dans la sauvage région du bas Elbe, où il s’était rendu l’année précédente et où il reparut encore une fois à la tête de ses troupes d’élite, Charlemagne, depuis son couronnement, ne conduisait plus d’expéditions en personne. La Saxe soumise, l’unité de l’empire était faite, et la guerre, désormais portée chez des races nouvelles, changeait de caractère comme de but. Il s’agissait de comprimer de turbulents voisins, mais non plus de les conquérir et de les civiliser. Les jeunes et vaillants fils de l’empereur s’acquittaient, comme on l’a vu, de cette tâche. Chacun avait sa ligne de frontières à défendre : ils étaient les lieutenants militaires de leur père et, sous le rapport des attributions, leur rôle à tous trois était absolument semblable, aussi bien pour Charles, qui n’avait encore aucun titre officiel, que pour ses deux frères, qui avaient été proclamés rois dès le berceau. L’empereur s’était réservé, dans toute l’étendue de la monarchie, la direction gouvernementale et administrative.

Se sentant vieillir, quoiqu’il n’éprouvât encore aucune des incommodités de l’âge, il voulut régler le partage de sa succession politique, afin de prévenir entre ses fils le retour des sanglantes tragédies qui avaient décimé la famille mérovingienne, et que la postérité du grand empereur devait, hélas ! aussi connaître dès la seconde génération.

Au printemps de 806, il tint donc une assemblée des premiers d’entre les Franks, pour établir la paix entre ses fils et diviser le royaume en trois portions, afin que chacun d’eux connût d’avance la part qu’il aurait à gouverner s’il survivait à son père. La charte de ce partage fut confirmée par le serment des grands, puis portée par Éginhard à la ratification du pape Léon, qui la signa de sa main[25].

Le royaume assigné à Louis dans cet acte comprend toute l’Aquitaine et la Vasconie, moins le pays de Touraine (palus Turonicus), la cité de Nevers et les pays du Nivernais, de l’Avallonnais, de l’Auxois, du Chalonnais, du Mâconnais, du Lyonnais, de la Savoie, de Maurienne, de Tarentaise, du mont Cenis, le val de Suse jusqu’à Cluses, et enfin tous les territoires situés vers le midi, depuis la ligne des monts italiques jusqu’à la mer et aux Espagnes. — A Pépin étaient attribuées : l’Italie langobarde, la Bavière, telle que Tassilon l’avait possédée, sauf les deux villes d’Ingolstadt et de Lutrahof dépendant du Northgau (au nord du Danube), lesquelles n’avaient été concédées à Tassilon qu’à titre de bénéfice ; la partie de l’Alemanie comprise entre la rive méridionale du Danube et le cours du Rhin, et toute la région située à l’est du haut Rhin, jusqu’aux Alpes au Midi, avec le duché de Coire et le pays de Thurgau. — Restait pour Charles : la France, la Bourgogne, sauf la part de Louis, l’Alemanie, sauf la part de Pépin, l’Austrasie, la Neustrie, la Thuringe, la Saxe, la Frise et le Northgau démembré du duché de Bavière.

Tout est prévu dans ce partage, si différent de ceux des Mérovingiens, et où les affinités de mœurs entre les populations, les convenances géographiques et politiques sont étudiées et respectées[26]. Charlemagne prend soin d’y indiquer, pour le cas où la perfidie des Grecs mettrait le royaume de Pépin en péril, que ses deux frères pourront lui porter secours, Charles par le val d’Aoste, et Louis par le val de Suse. Le passage de Coire mettait en communication la Lombardie, siège du gouvernement italique, avec les provinces germaniques qui s’y rattachaient. Une triple ligne de démarcation est, en outre, tracée à travers les royaumes précédemment formés, afin de fixer le lot qui y reviendrait à chacun des frères survivants, si l’un d’eux mourait sans postérité. La prévoyance de l’empereur s’étend jusqu’à régler le droit successoral de ses petits-fils nés ou à naître.

Quant à ses filles, il se préoccupe enfin, tardivement il est vrai, de la fausse situation où les a réduites son aveugle tendresse. Il ordonne qu’après sa mort chacune d’elles puisse choisir le frère sous la protection et tutelle de qui elle voudra se placer, à moins qu’elle ne préfère embrasser la vie religieuse ou contracter mariage. Dans ce dernier cas, il défend aux frères de contrarier une telle inclination, pourvu que l’offre soit raisonnable et l’époux digne de sa fiancée. Il ne faut pas oublier que, les filles de Fastrade étant entrées dans le cloître, la plus jeune des princesses dont l’avenir est ici en question avait environ vingt-cinq ans, et l’aînée pas moins de trente-cinq[27].

M. Henri Martin signale, comme une lacune étonnante dans la charte de partage, que Charlemagne ne décide rien quant à la dignité impériale et à la transmission de la souveraineté de la ville de Rome[28]. Rien de plus naturel cependant que cette omission, puisque, ainsi qu’on l’a démontré plus haut, la souveraineté des États romains appartenait tout entière au pape-roi, et que de lui seul aussi dépendait la désignation de l’empereur, qui n’était que son vicaire temporel dans le gouvernement de la chrétienté. Du reste, loin d’oublier de parler des rapports de ses enfants avec le saint-siège, Charles en fit l’objet d’un article spécial, dont voici la teneur :

XV. Par-dessus tout, nous voulons et ordonnons que les trois frères pourvoient concurremment à la défense de l’Église de saint Pierre, et que, suivant en ceci l’exemple qu’ils ont reçu de notre aïeul Charles, de notre père le roi Pépin d’heureuse mémoire, et de nous-même, ils la protégent contre ses ennemis avec l’aide de Dieu, et la maintiennent en possession de tous ses droits, autant qu’il dépendra d’eux. De même, pour les églises qu’ils auront dans leurs propres royaumes, qu’ils respectent leurs honneurs et privilèges et qu’ils laissent les pasteurs maîtres d’en administrer les patrimoines.

Il était impossible de marquer d’une manière plus explicite l’indépendance du pouvoir temporel du saint-siège, puisque la situation de l’Église romaine est justement placée en opposition avec celle des évêchés ordinaires, compris dans les divisions de la monarchie.

C’était vers le milieu de l’hiver qu’avait été réunie à Thionville l’assemblée extraordinaire qui ratifia l’acte de partage. L’empereur s’en alla ensuite célébrer dans son palais de Nimègue le saint jeûne de carême et la très  sainte fête de Pâques ; puis il revint à Aix-la-Chapelle, où il passa l’été[29], dirigeant de là des opérations militaires qui s’exécutaient à la fois à toutes les frontières de l’empire.

La plus menacée de ces frontières était celle du nord-est. La campagne de l’année précédente avait jeté l’alarme chez toutes les peuplades de race slave partout limitrophes des marches des États franks. Les Slaves étaient maintenant, sur l’Elbe, des voisins aussi turbulents que, quarante ans auparavant, les Saxons le long du Rhin. Mais la cohésion était encore moins grande, heureusement, entre leurs diverses tribus. Le nouveau roi Charles le Jeune partit, dès le commencement du printemps, guerroyer contre celle des Serbes, établie entre la Saale et l’Elbe. On ignore quels avaient été les actes de provocation de ces barbares ; mais leur châtiment fut prompt et sévère. En quelques semaines tout le pays fut saccagé : le principal duc des Serbes, nommé Milidiwich, périt dans une défaite des siens ; tous les autres chefs s’empressèrent de faire leur soumission et de livrer des otages. C’était toujours la même mobilité des races barbares, dont la guerre de Saxe nous a fourni tant d’exemples. Charles obligea les vaincus à bâtir de leurs propres mains, et sous la surveillance de ses armées, les forteresses destinées à les maintenir dans la sujétion. L’un de ces burgs fut élevé au nord de l’Elbe, près de Magdebourg ; l’autre, à l’est de la Saale, à côté de Hall.

Le jeune vainqueur prit à peine le temps de venir à Aix-la-Chapelle rendre compte de ses travaux à son père. Trois nouvelles armées, parties comme l’année précédente d’Alemanie, de Bavière et de Bourgogne, étaient déjà en marche, convergeant vers la Bohême. Il y courut prendre le commandement général, et, après avoir saccagé la contrée, il ramena ses troupes à peu près intactes[30].

Le roi Louis, de son côté, venait d’obtenir sans coup férir un important succès dans la partie de sa province espagnole la plus rebelle jusque-là au joug des Franks. Les habitants de Pampelune et de toute la Navarre se donnèrent spontanément à lui, et il se trouva ainsi maître de tous les passages des Pyrénées. Jamais pays n’eut des vicissitudes politiques plus variables que la Marche d’Espagne à cette époque. Au lendemain de la prise de Barcelone, elle était retombée presque tout entière sous le joug musulman. Hakem n’avait eu qu’à se montrer à la tête d’une armée pour obtenir la reddition de presque toutes les places importantes du nord de l’Èbre. Il s’était emparé notamment de Tarragone, de Huesca et de Pampelune. Le wali de Tarragone, Bahlul, un des rares musulmans fidèles au suzerain d’Aquitaine, avait en vain essayé d’arrêter la marche de l’émir. Battu à Tortose et fait prisonnier, il avait eu la tête tranchée (804). Mais des troubles intérieurs rappelèrent bientôt Hakem à Cordoue. Sa conquête lui échappa dès qu’il eut franchi l’Èbre[31]. Il se fit alors un revirement général vers le gouvernement frank, plus fort pour défendre ses sujets, plus prompt à punir leurs rébellions : ces considérations entraînèrent les Navarrais à adopter le même régime politique que les Catalans.

Les Arabes, à l’exemple des barbares du Nord, forcés partout de reculer sur la terre ferme devant les bataillons franks, s’étaient mis à tenter la fortune sur mer. C’est à cette époque que l’on voit commencer, peu après les incursions normandes, la grande piraterie maure, qui allait infester durant mille ans la Méditerranée. Une lettre du pape Léon Ill signale leur apparition pour la première fois, en 806, dans les parages d’Italie, et prie l’empereur de défendre contre eux la Corse, rattachée, comme on sait, au patrimoine de saint Pierre, afin, dit le souverain pontife, que la donation que vous avez faite à l’Église demeure ferme et stable[32]. Le roi Pépin reçut aussitôt l’ordre d’appareiller vers l’île avec quelques vaisseaux ; mais les Sarrasins prirent la fuite à son approche. Il y eut à peine une légère escarmouche, dans laquelle périt le Frank Hadumar, comte de la cité de Gènes, qui s’était imprudemment lancé à la poursuite d’une des embarcations ennemies[33].

V

L’année 807 s’ouvrit au milieu d’une paix générale du continent. L’empereur tint l’assemblée de printemps à Ingelheim, avec les évêques, comtes et autres fidèles. Il leur recommanda de faire bonne justice dans ses États, et leur permit de retourner chez eux ; car il n’y eut pas d’expédition cette année-là[34].

Libre de préoccupations militaires, Charlemagne put faire à loisir les honneurs de sa résidence d’Aix-la-Chapelle à une ambassade orientale. Elle avait pour chef un député d’Haroun-al-Raschid, nommé Abd-Allah, auquel le patriarche de Jérusalem avait adjoint deux moines. L’un de ces moines, Georges, abbé du monastère du Mont-des-Oliviers, était Germain de naissance et s’appelait, avant d’entrer dans le cloître, Engelbald. Le Frank Radbert, envoyé en 802 par l’empereur au calife et qui revenait avec ces Orientaux, ne revit pas sa patrie. Il mourut en route. Les rudes compagnons de guerre de Charles ne pouvaient pas résister aux fatigues de ces lointains voyages.

Les présents adressés par le calife à son puissant allié étaient si riches et si nombreux, qu’il semblait qu’on eût vidé l’Orient pour emplir l’Occident. On y voyait des tentes de lin teintes d’éblouissantes couleurs, des tapisseries somptueuses, des vêtements de soie, des parfums[35], etc. Mais ce qui fit surtout l’admiration de la cour d’Aix-la-Chapelle, ce fut une horloge en bronze doré, chef-d’œuvre d’art mécanique, dit l’annaliste de Metz, qui en fait une pompeuse description.

La cour d’Aix ne laissa pas de présenter aussi à ces étrangers, aux musulmans en particulier, des spectacles faits pour leur donner une grande idée de leur hôte. Ils étaient arrivés pour la fête de Pâques. Charles leur permit d’assister aux cérémonies de ce jour dans sa basilique. Transportés de joie, dit le moine de Saint-Gall, ils préférèrent à toutes les richesses de l’Orient le bonheur de ne pas quitter l’empereur. Leurs yeux se reportaient sans cesse sur le monarque, vêtu avec une incomparable magnificence. Dans l’excès d’une joie enfantine, ils éclataient de rire, battaient des mains et répétaient : Nous n’avions vu encore que des hommes de terre, aujourd’hui nous en voyons d’or. Ils s’approchaient des grands et admiraient la nouveauté de leurs costumes et de leurs armes. Ils furent également invités, en ce très saint jour, au dîner d’apparat du puissant empereur, avec les plus grands personnages de la France et de l’Europe. Mais l’étonnement de tout ce qu’ils voyaient ne leur laissa pas le loisir de manger, ils se levèrent de table presque à jeun.

Le lendemain, une chasse au buffle et à l’aurochs, sous les vieilles forêts du Rhin, les rendit témoins de l’adresse et de la vaillance du prince dont ils avaient contemplé la veille la majesté imposante. Ils y virent aussi les exploits de ces vigoureux chiens de Germanie, capables de se mesurer avec toutes les bêtes fauves, et dont la réputation s’était répandue jusqu’à Bagdad. Le calife en avait demandé à Charles pour chasser les lions et les tigres. L’empereur lui envoya une meute qui ne tarda pas à soutenir avec éclat l’honneur de sa race dans une rencontre avec les plus redoutables hôtes des déserts d’Arabie. Il y joignit, entre autres productions rares des diverses contrées de son empire, des chevaux et des mulets d’Espagne, ainsi que des draps blancs et bleus, que les fabriques de Frise excellaient alors à façonner.

 

 

 



[1] Éginhard, Vita Karoti Magni, cap. XXVII.

[2] Éginhard, Annal., ann. 799 et 800.

[3] Éginhard, Vita Karoli Magni, cap. XVI.

[4] Éginhard, Vita Karoli Magni et Annal., ann. 801.

[5] Monach. Sangall., de Gestis Caroli Magni.

[6] Éginhard, Annal., ann. 801, 802, 810.

[7] Astronom., Vita Ludovici Pii.

[8] Astronom., Vita Ludovici Pii.

[9] Astronom., Vita Ludovici Pii.

[10] Éginhard, Vita Karoli Magni, cap. XVI.

[11] Lebeau, Hist. du Bas-Empire, liv. LXVI, § 57.

[12] Lebeau, Hist. du Bas-Empire, liv. LXVI, § 57.

[13] Éginhard, Annal., ann. 803.

[14] Éginhard, Annal. ; Lebeau, Hist. du Bas-Empire, liv. LXVII, § 6.

[15] Lebeau, Hist. du Bas-Empire, liv. LXVII, § 7.

[16] Annal. Mettens., ann. 802.

[17] Éginhard, Annal., ann. 802.

[18] Mignet, Introduction de la Germanie dans la société civilisée, p. 122.

[19] Poet. Saxon, Gesta Caroli Magni, ann. 803.

[20] Éginhard, Annal., ann. 804.

[21] Pagi, Critica ad ann. 804 ; cité ap. Sismondi, Hist. des Français, t. II.

[22] Éginhard, Annal., ann. 805.

[23] Ou Lechon.

[24] Éginhard, Annal., ann. 805.

[25] Annal. Mettens., ann. 806.

[26] Henri Martin, Hist. de France, t. II, p. 350.

[27] Charta divisionis Imperii, D. Bouquet, t. V, p. 771-773.

[28] Henri Martin, Hist. de France, t. II, p. 350.

[29] Éginhard, Annal., ann. 806.

[30] Éginhard, Annal., Chron. Moissiac., ann. 806.

[31] Éginhard, Annal., ann. 806.

[32] Leonis III, papœ, Epist., ap. D. Bouquet, t. V, p. 599.

[33] Éginhard, Annal., ann. 806.

[34] Éginhard, Annal., ann. 806.

[35] Monach. Sangall., de Gestis Caroli Magni.