CONSIDÉRÉE à la lumière des grands faits racontés dans cette histoire, la politique carolingienne présente un caractère aussi constant que précis. Ce fut dans ses origines et à travers tous ses développements une politique essentiellement chrétienne, et, on doit le reconnaître aussi, romane, que celle qui trouva son couronnement dans la création du saint-empire, appelé alors l’empire des Romains et des Franks. On vient de voir le héros, ou plutôt l’homme, dans le cadre de sa vie privée. Examinons maintenant quelle forme de gouvernement il avait appropriée à sa vaste domination, et au moyen de quel organisme administratif il réglait les infinis détails de la vie publique chez les vingt peuples soumis à ses lois. Charlemagne, qui se proclamait, dans tous ses protocoles, investi de l’autorité par la grâce de Dieu, fut, dans le sens à la fois le plus étendu et le plus précis du mot, un souverain de droit divin. Il n’en pouvait être autrement, du reste, de l’exercice de cette fonction quasi-pontificale de l’empire, telle que nous l’avons expliquée. Or le fait de l’empire avait précédé le titre, et Charlemagne, patrice de l’Église romaine, était déjà tellement pénétré de la dignité de cette charge et de ses obligations, qu’il eut peine à comprendre Futilité d’un nouveau couronnement. Ne l’a-t-on pas vu, en effet, à l’assemblée politico-religieuse de Francfort, en 794, et en tant d’autres circonstances, présider à l’examen des questions les plus épineuses de discipline ecclésiastique et de dogme ? Le tableau des institutions de l’empire, que nous allons rapidement esquisser, s’applique donc à toute la durée de son règne. C’est une grave erreur de quelques historiens de chercher, dans la périodicité et la régularité des assemblées dites nationales à cette époque, la preuve d’un gouvernement représentatif. L’assemblée n’était dans aucune mesure dépositaire du pouvoir public, ce n’était qu’une chambre consultative. Il y avait un pouvoir unique, absolu et essentiellement personnel : celui de l’empereur. Un chroniqueur contemporain, membre lui-même de la famille carolingienne, Adalhard, abbé de Corbie, nous a laissé de précieux renseignements à ce sujet[1]. L’usage était de tenir par an deux assemblées générales. La première, réunie au printemps, précédait ordinairement l’entrée des armées en campagne. C’était l’ancien mallum ou Champ de mars des Franks, que Pépin le Bref avait reculé jusqu’après les fêtes de Pâques, au mois de mai, pour en faciliter la fréquentation aux évêques, à qui il donna une si grande place dans les conseils de l’État. Si cette assemblée du printemps avait succédé au mallum frank, elle n’en conservait certes pas la physionomie. Au lieu de gens de guerre délibérant tumultueusement sur les chances et les moyens d’exécution d’une entreprise, et marquant leur assentiment par le choc des épées sur les boucliers, on voit se réunir, à l’appel du roi Charles, un sénat des plus grands personnages de l’empire (majores), tant ecclésiastiques que laïques : les plus considérables (seniores, les seigneurs), pour prendre et arrêter les décisions ; les moins considérables (minores), pour recevoir ces décisions et quelquefois en délibérer aussi, et les confirmer, non par un consentement formel, mais par leur opinion et l’adhésion de leur intelligence. Ainsi l’assemblée n’était rien moins que nationale. Elle comprenait non pas les délégués de la nation, mais des prélats, des gouverneurs de provinces, de grands bénéficiers de la couronne, tous agents du pouvoir royal, et qui seuls avaient voix délibérative. Une sorte de chambre basse, si l’on peut ainsi parler, se composait encore d’officiers royaux et d’ecclésiastiques d’un .rang moins élevé dans la hiérarchie, mais qui ne faisaient pas moins partie de cette hiérarchie. Les sujets de l’empire avaient bien là, si l’on veut, des représentants de leurs intérêts ; mais ils n’y avaient point de mandataires. Souvent même les classes privilégiées, qui seules avaient entrée à l’assemblée, ne devaient y compter que bien peu de membres comparativement à leur nombre dans l’étendue de ce vaste empire. On ne saurait, en effet, supposer des réunions générales des dignitaires nommés plus haut dans les lieux excentriques où le hasard de ses campagnes forçait le plus souvent Charles à faire ses convocations. Sur les trente-cinq assemblées expressément mentionnées dans les chroniques de 770 à 813, on en voit dix-huit sur les bords du Rhin, onze au cœur de la Saxe, deux en Bavière (à Regensburg), trois dans les parties les plus septentrionales de la France moderne, à Valenciennes, à Thionville et à Boulogne, et une seule sur un point à peu près central, à Genève. La seconde des assemblées annuelles se tenait à l’automne, après les expéditions. C’est là que le roi recevait des officiers du fisc et des bénéficiers du domaine les dons en nature et les redevances diverses qui formaient alors tout le revenu de l’État. Les grands seuls, les seniores, prenaient part aux délibérations de la session d’automne. On n’y arrêtait, du reste, de résolution que sur les affaires qui ne pouvaient souffrir de retard, et ordinairement on se contentait d’une étude préparatoire des objets qui devaient être traités dans la session de printemps. Les mesures décidées étaient tenues si secrètes qu’avant l’assemblée générale suivante on ne les connaissait pas plus que si personne ne s’en fût occupé... — Quant aux conseillers, soit laïques, soit ecclésiastiques, on avait soin de les choisir tels que d’abord ils fussent remplis de la crainte de Dieu, et animés, en outre, d’une fidélité inébranlable, au point de ne rien mettre au-dessus des intérêts du roi et du royaume, si ce n’est la vie éternelle. Ils avaient pour maxime, comme le roi lui-même, de ne jamais confier sans leur consentement réciproque, à quelqu’un de leur entourage ou à qui que ce fût, ce qu’ils pouvaient s’être dit familièrement les uns aux autres, soit sur les affaires générales du royaume, soit sur tel ou tel individu en particulier. On voit combien nous sommes loin du mallum primitif. En cela, comme en tout le reste, Charlemagne a rompu avec les traditions barbares. Le type des assemblées telles qu’il les organisa n’a rien de germanique ; il faut le chercher dans les anciennes institutions administratives de l’empire romain, et plutôt encore dans les conciles de l’Église. Si vaste était le champ de l’action impériale, que les assemblées générales, présidées par l’empereur, empruntaient aux conciles non seulement la forme, mais aussi la matière de leurs délibérations. Réunissant des attributions religieuses, judiciaires et politiques, on trouve la trace de ce caractère composite dans les noms que les contemporains leur donnaient. On les appelait à peu près indifféremment : synode (synodus), assises ou plaid (placitum), ou bien convention nationale (conventus). Toutes ces désignations convenaient, en effet, à des assemblées comme celle de Francfort, par exemple, qui, outre ses travaux administratifs, eut à connaître, comme tribunal suprême, de l’accusation de haute trahison portée contre l’évêque de Verdun, et trancha des questions de dogme en rendant des décisions sur l’hérésie adoptianiste et le culte des images. Pour embrasser des objets aussi divers, sans confusion et avec plus de compétence, la section délibérante, celle des seniores, se partageait pour la discussion des affaires en comités spéciaux. A l’ordinaire, les deux ordres du clergé et de l’aristocratie laïque délibéraient séparément. Ils ne se réunissaient en assemblée plénière que pour l’examen des affaires mixtes. D’ailleurs, réunis ou séparés, ils ne possédaient dans aucun cas ce que nous appelons l’initiative parlementaire. Toute proposition émanait du chef de l’État, et il dépendait de son bon plaisir de donner force de loi aux décisions de l’assemblée ou de n’en pas tenir compte. Pendant que leurs supérieurs délibéraient en comités, et en attendant d’être admis à opiner à leur tour, les minores ne restaient pas oisifs. Charles se promenait familièrement au milieu d’eux et les interrogeait sur l’état et sur les besoins de leurs provinces respectives. Il profitait de ce concours d’hommes de tous pays pour leur inculquer et pour répandre par eux, jusqu’aux extrémités de l’empire, l’esprit de son gouvernement. L’empereur, nous l’avons dit, avait seul l’initiative des lois. Il les proposait sous forme d’articles (capitula). Ces capitula, renvoyés après examen et avec amendement, s’il y avait lieu, par l’assemblée nationale à la sanction définitive du prince, étaient réunis en ordonnances qui en ont pris le nom de Capitulaires. C’est dans les capitulaires qu’il faut chercher, sinon toute la législation de l’empire, du moins son véritable esprit. Il nous reste soixante-cinq capitulaires de Charlemagne, comprenant ensemble onze cent cinquante et un capitula ou articles, que Guizot, dans son Histoire de la civilisation[2], a divisés et groupés comme il suit : quatre-vingt-sept de législation morale, relatifs aux devoirs de la conscience de même qu’au développement intellectuel de l’homme ; quatre-vingt-cinq de législation religieuse, concernant les affaires ecclésiastiques et les rapports du clergé avec les fidèles ; trois cent cinq de législation canonique, portant règlements en matière de discipline et de foi, et qui figurent dans les collections des conciles ; deux cent soixante-treize de législation politique, embrassant les diverses branches de l’administration ; cent trente de législation pénale, que cette désignation définit assez ; cent dix de législation civile ; soixante-treize de législation domestique, et enfin douze de législation de circonstance. Ainsi les deux cinquièmes des prescriptions édictées par Charlemagne s’adressent aux besoins religieux et moraux de l’humanité. Il ne faut pas l’accuser cependant d’avoir négligé les intérêts de la vie civile. Mais sur ce terrain même il se garda d’innover. Il laissa à chacun de ses peuples sa vieille loi nationale, se bornant à l’améliorer en certains points de détail et à la mettre en harmonie avec les préceptes chrétiens. Quant aux règlements d’ordre purement matériel, il n’y changea rien. Les lois civiles qui sont de son inspiration personnelle ont presque exclusivement pour but de remplacer la partie la plus défectueuse des codes barbares, celle qui touche au mariage et aux droits et devoirs respectifs des époux[3]. Si les assemblées dont on vient de tracer le tableau ne
constituaient pas une représentation nationale ; si les grands personnages
qui les composaient n’y formaient pas un corps aristocratique, agissant
directement et dans son propre intérêt sur la conduite du gouvernement ; si,
en un mot, la vieille institution du mallum germanique avait dépouillé le
double caractère que nous lui avons vu successivement, avant et après la
révolution de 613, quelle était donc son utilité, quel était son rôle dans la
monarchie absolue de Charlemagne ? Voici, sur cette question, l’opinion d’un
bon juge : Je n’y vois, dit Guizot, que l’œuvre transitoire, la sagesse personnelle d’un grand
homme, qui se sert de ce moyen pour établir dans son empire quelque unité,
quelque ordre, pour exercer le pouvoir avec connaissance et efficacité...
Est-ce à dire que ces assemblées fussent vaines ;
qu’il y faille voir de purs instruments d’un pouvoir despotique, des réunions
étrangères au peuple et sans influence sur le gouvernement ? Je suis loin de
le penser. Il serait plus absurde encore d’attribuer au vine siècle notre
science et nos inventions en fait de despotisme, que de prétendre y retrouver
nos institutions et nos garanties en fait de liberté. Ce n’était point contre
les libertés publiques que le gouvernement de Charlemagne avait à lutter ; ce
n’était point du pouvoir de Charlemagne que les libertés publiques avaient à
se défendre... La dissolution de toute
société un peu étendue, le combat désordonné des forces individuelles, la
domination arbitraire des hommes puissants dans leur territoire, c’était là
le mal qui travaillait la liberté et le pouvoir, le peuple et le roi. La
nécessité de l’époque n’était donc point que les rapports de la nation et du
gouvernement fussent bien réglés et garantis, mais qu’il y eût un
gouvernement et une nation, car l’un et l’autre périssaient. C’est là ce
qu’entreprit Charlemagne ; c’est à ce dessein que servaient les assemblées...
Isolés dans leurs districts et sur leurs domaines,
ces ducs, ces comtes, ces grands bénéficiers, si pesants pour la population
qui les entourait, n’eussent été pour Charlemagne que des étrangers ou des
ennemis. Fréquemment rassemblés auprès de lui, tombant alors dans la sphère
de son ascendant personnel, ils étaient ses conseillers, ses alliés,
devenaient bientôt ses agents et reportaient dans les provinces, après
l’avoir acceptée pour leur propre compte, sa domination, qui valait mieux que
la leur[4]. En un mot, la fonction des membres de l’assemblée n’était pas de représenter les idées du peuple ou celles de leurs classes privilégiées dans les conseils du gouvernement, mais bien plutôt de transmettre dans les diverses parties de l’empire la pensée propre et l’impulsion spontanée du chef de l’État. Tous, nous l’avons dit, avaient des charges publiques qui faisaient d’eux les représentants officiels et permanents du pouvoir central dans les provinces. Comte ou vicaire, bénéficier du domaine, avoué ou vidame des églises, évêque même et abbé, chacun, à un titre quelconque, mais à un titre certain, appartenait à la hiérarchie des dignitaires ou des fonctionnaires de l’empire. Trois grands officiers formaient le conseil ordinaire de Charlemagne et présidaient, sous sa direction, à toutes les branches des services administratifs ; c’étaient l’archichapelain, le comte du palais et le chancelier. L’archichapelain, qu’on appelait encore apocrisiaire, secrétaire, conseiller intime, n’était plus seulement le chef des clercs de la chapelle palatine ; ses attributions, rapidement accrues, embrassaient toutes les affaires ecclésiastiques et par conséquent l’enseignement. Le comte du palais, gouverneur de la maison de l’empereur, centralisait d’une façon analogue les affaires séculières. C’est de lui que relevait toute l’administration proprement dite, civile, militaire et financière, ainsi que la justice laïque. Le chancelier, chef des notaires, avait remplacé le grand référendaire de la cour mérovingienne. Dépositaire du sceau royal, il avait pour mission de rédiger les actes émanés du prince, diplômes ou chartes, de recevoir les requêtes et d’y répondre. De telles fonctions ne pouvaient être confiées qu’à un clerc ; aussi voit-on souvent la charge de chancelier réunie dans les mêmes mains que celle d’archichapelain sous le règne de Charlemagne. La chancellerie, du reste, n’avait ni juridiction propre, ni représentants directs hors du palais. Elle formait, si l’on peut ainsi parler, le secrétariat général des deux autres grands offices, dont chacun répondait, jusqu’au fond des provinces, à une vaste organisation dont nous allons esquisser le tableau. II Rien d’étonnant à ce que les constitutions impériales nous montrent l’archichapelain membre de droit et président, en l’absence de Charlemagne, des assemblées nationales[5]. Le clergé était le premier corps de l’État, et les affaires religieuses formaient le principal objet de l’administration. On a vu la part prépondérante de la législation ecclésiastique dans les Capitulaires. Faut-il en conclure, avec un grand nombre d’historiens modernes, que l’Église était alors gouvernée par le pouvoir temporel ; qu’elle vivait et agissait sous son autorité[6] ? Non certes, et le prince à qui on t 2 392 CHARLEMAGNE attribue cette usurpation a pris soin, dans ses actes de juridiction ecclésiastique, de bien préciser la nature et les limites de cette juridiction. Il se proclame lui-même, en tête d’un de ces actes[7], défenseur dévoué de la sainte Église, auxiliaire en toute chose du siége apostolique ; il écrit au pape Léon III : C’est notre devoir, sous le bon plaisir de la miséricorde divine, de protéger partout la sainte Église du Christ, en la défendant au dehors par les armes..., en l’affermissant au dedans par la profession de la foi catholique[8]. Donc Charlemagne ne gouverne pas l’Église ; il y veille seulement, en vertu d’une délégation pontificale, à l’observation des règles de la foi et de la discipline. Bien plus, il soumet son pouvoir civil à l’autorité des canons, et voilà justement l’origine de ces quatre cent soixante-dix-sept articles des Capitulaires qui ont pris place également dans les collections conciliaires. Ces décisions d’intérêt purement religieux ou moral, auxquelles Charles donnait force de loi dans l’empire, n’étaient que des canons d’anciennes assemblées synodales ou des décrets des papes rappelés à la mémoire des fidèles, de peur, lit-on dans un de ces Capitulaires, que le loup d’enfer ne dévore ceux qu’il trouvera transgressant les règles canoniques et les traditions des saints conciles[9]. Ces réserves faites, il est juste de constater qu’une réforme profonde, à la fois disciplinaire et scientifique, s’opéra dans le clergé d’Occident sous l’impulsion de Charlemagne. L’anarchie était grande dans l’Église, comme dans la société civile, à la fin de la dynastie mérovingienne. On a vu comment elle cessa avec Pépin le Bref, dont le règne de seize ans compte quatorze conciles provinciaux et vit naître la règle de saint Chrodegang, évêque de Metz, pour l’institut des chanoines. Les conciles tenus dans les États de Charlemagne et pendant son règne furent au nombre de trente-trois. Ce fut le tour des ordres monastiques de se retremper, après le clergé séculier, dans la rigueur des observances primitives ; et l’honneur de cette réforme appartient à un ami particulier de l’empereur, son condisciple à l’école palatine, grand seigneur d’origine aquitaine, dont le nom goth, Wittiza, fut éclipsé par celui qu’il avait adopté dans le cloître : c’est l’illustre saint Benoît d’Aniane. Le retour à la discipline cléricale devait resserrer les liens de la hiérarchie, fort relâchés au milieu du vue siècle. Le pouvoir civil veilla à ce que chaque siége épiscopal, c’est-à-dire chaque chef-lieu de civitas dans les anciennes provinces romaines, eût toujours un évêque[10]. On a vu aussi comment Charlemagne, à mesure qu’il soumettait la Saxe, y avait organisé la circonscription diocésaine, de concert avec le saint-siège. L’évêque était le chef de tout le clergé, aussi bien régulier que séculier, dans son diocèse[11]. Mais qui choisissait les évêques ? Les Mérovingiens avaient souvent usurpé cette prérogative. Charles-Martel continua cette tradition funeste ; mais elle cessa avec lui. Pépin le Bref, en prescrivant par le capitulaire de Vernon (755)[12] qu’il y eût toujours un évêque dans chaque civitas, prouve assez qu’il ne s’attribuait pas le droit de pourvoir à la vacance des siéges. Son fils ne le revendiqua pas plus que lui. Les anecdotes du moine de Saint-Gall, d’où l’on a inféré le contraire, perdent toute autorité devant des textes de loi précis comme celui-ci : Nous approuvons que les évêques soient élus selon les statuts canoniques, par le choix du clergé et du peuple, dans le diocèse même, sans aucune acception de personnes ni de présents, par le seul mérite de leur vie et de leur sagesse[13]... L’épiscopat simoniaque et courtisan de l’époque précédente, trop servilement soumis au pouvoir civil, avait, par une conséquence logique, travaillé à affaiblir l’autorité de ses supérieurs spirituels. La juridiction des métropolitains, intermédiaires entre les évêques et le pape, avait été généralement méconnue et était tombée en oubli. Charlemagne la restaura et rappela aux suffragants leurs devoirs de subordination[14]. Vingt-deux siéges métropolitains centralisaient ainsi, sur toute la surface de l’empire, les affaires ecclésiastiques ; c’étaient ceux d’Aix, Arles, Auch, Besançon, Bordeaux, Bourges, Cologne, Embrun, Fréjus, Grado (ou Aquilée), Lyon, Mayence, Milan, Narbonne Reims, Rouen, Salzbourg, Sens, Tarentaise, Tours, Trèves et Vienne[15]. Si considérable et si assidue que fût la participation de l’épiscopat au gouvernement, il n’y avait pas cependant de prélats de cour. Les papes étaient sévères sur la question de résidence des évêques[16], et le prince frank était si loin de provoquer ou seulement de tolérer la désobéissance, qu’on le voit solliciter de l’autorité ecclésiastique, au concile de Francfort, l’autorisation de garder auprès de lui l’évêque de Cologne, Hildbold, élevé aux fonctions d’archichapelain. Dès son avènement, en 769, il avait interdit la profession des armes à tous ceux qui étaient engagés dans les ordres. Toutefois les évêques ne se décidèrent pas aisément à déférer à cette loi. Ils craignaient, s’ils ne rendaient pas le service militaire pour les dotations accordées à leurs évêchés par la couronne, que ces domaines ne fussent envahis par les guerriers de profession, et qu’un nouveau gouvernement n’imitât en cela l’exemple de Charles-Martel. Aussi, une requête ayant été présentée à l’empereur en 802, au nom du peuple[17], afin d’obtenir la mise en vigueur du décret de 769, les pétitionnaires eurent grand soin de protester qu’ils n’avaient pas dessein d’usurper les biens ecclésiastiques, et qu’ils voulaient, au contraire, en faire toujours respecter l’inviolabilité. Cette démarche donna lieu à un capitulaire défendant l’entrée des camps à tout prêtre qui n’y aurait pas à remplir des fonctions spirituelles. Quant au clergé des paroisses, il n’est pas oublié non plus dans la législation. On y trouve des dispositions nombreuses et minutieuses[18] sur la conduite des prêtres attachés aux églises rurales, qu’on ne pouvait, comme ceux des villes, soumettre aux règlements tracés par saint Chrodegang. La dîme, dont l’institution régulière remonte à Pépin et à Charlemagne, commençait à assurer la subsistance et la dignité de ce clergé inférieur. L’empereur concéda, en outre, à chaque église une métairie franche de toute espèce de charges et impôts. L’évêque avait le devoir civil de visiter, une fois l’an, toutes les paroisses de son diocèse[19], et de se tenir ainsi constamment en rapport avec ses subordonnés aussi bien réguliers que séculiers. Les synodes provinciaux réunissaient périodiquement les évêques autour de leur métropolitain. Enfin l’administration de tous les chefs de diocèse, assimilée en cela à celle des comtes, était contrôlée par les inspecteurs royaux, les missi dominici, dont il sera question plus loin. Une des charges essentielles du ministère pastoral sous Charlemagne, c’était l’enseignement. Théodulf établit dans son diocèse d’Orléans l’instruction primaire gratuite et universelle[20], en prescrivant à tous les curés des bourgs et des campagnes de tenir école pour les enfants de leurs paroissiens, sans autre rémunération que les dons volontaires des parents. Nul doute que cet exemple hardi n’ait trouvé bien d’autres imitateurs. Toutefois le principe de la généralisation des écoles rurales ne se trouve pas dans les lois de l’État. Mais Charlemagne eut la gloire de fonder, ou du moins de restaurer et d’organiser ce qu’on pourrait appeler l’enseignement secondaire. En 787, au retour de son troisième voyage à Rome, d’où il ramenait d’habiles professeurs de musique, de grammaire et d’arithmétique, il adressa la circulaire suivante à tous les métropolitains et, par leur intermédiaire, à tous les évêques et abbés : Charles, par la grâce de Dieu, roi des Franks et des Langobards, patrice des Romains, au nom de Dieu tout-puissant, salut. Sache votre dévotion agréable à
Dieu qu’après en avoir délibéré avec nos fidèles, nous avons estimé que les évêchés
et les monastères qui, par la grâce du Christ, ont été rangés sous notre
gouvernement, outre l’ordre de vie régulière et la pratique de notre sainte
religion, doivent aussi mettre leur zèle à l’étude des lettres et les
enseigner à ceux qui, Dieu aidant, peuvent apprendre, chacun selon sa
capacité. Ainsi, pendant que la règle bien observée soutient l’honnêteté des
mœurs, le soin d’apprendre et d’enseigner mettra l’ordre dans le langage,
afin que ceux qui veulent plaire à Dieu en vivant bien, ne négligent pas de
lui plaire en parlant bien. Il est écrit : Tu seras justifié ou condamné par
tes paroles. Quoique, en effet, il soit beaucoup mieux de bien agir que de
savoir, cependant il faut savoir avant d’agir. Chacun doit donc apprendre la
loi qu’il veut accomplir, de façon que l’âme comprenne d’autant plus
l’étendue de ses devoirs que la langue se sera acquittée sans erreur des
louanges de Dieu. Car, ‘si tous les hommes doivent éviter l’erreur
volontaire, combien plus doivent s’en garder, selon leur pouvoir, ceux qui ne
sont appelés qu’au service de la vérité ! Or, dans ces dernières années,
comme on nous écrivait de plusieurs monastères, pour nous faire savoir que
les frères qui les habitent multipliaient à l’envi leurs saintes prières pour
nous, dans la plupart de ces écrits nous avons reconnu un sens droit et un
discours inculte. Ce qu’une sincère dévotion dictait fidèlement à la pensée,
un langage inexpérimenté ne pouvait l’exprimer au dehors, à cause de la
négligence qu’on porte aux études. C’est pourquoi nous avons commencé à
craindre que si la science manquait dans la manière d’écrire, de même il n’y
eût beaucoup moins d’intelligence qu’il en faut dans l’interprétation des
saintes Écritures. Bien que les erreurs de mots soient dangereuses, nous
savons tous que les erreurs de sens le sont beaucoup plus. C’est pourquoi
nous vous exhortons, non seulement à ne pas négliger l’étude des lettres,
mais encore, avec une humble intention bénie de Dieu, à rivaliser de zèle
pour apprendre, afin que vous puissiez pénétrer plus facilement et plus
sûrement les mystères des saintes Écritures. Or, comme il y a dans les livres
sacrés des figures, des tropes et d’autres ornements semblables, il n’est
douteux pour personne que chacun, en les lisant, ne saisisse d’autant plus
vite le sens spirituel qu’il s’y trouve mieux préparé par l’enseignement des
lettres. Il faut choisir pour ce ministère des hommes qui aient la volonté,
le pouvoir d’apprendre et le désir d’instruire les autres : et que cela soit
fait seulement dans l’intention pieuse qui inspire nos ordres... Ne négligez point d’envoyer copie de cette lettre à tous
les évêques vos suffragants et dans tous les monastères, si vous voulez jouir
de nos bonnes grâces. Au lecteur, salut[21]. C’est de cette époque que datent tant d’écoles qui arrivèrent rapidement à une grande célébrité : en France celles de Fontenelle ou Saint-Vandrille, Ferrières, Saint-Denis, Corbie, Saint-Germain, Saint-Benoît-sur-Loire, Aniane, sans compter celle qu’Alcuin dirigea lui-même, quelques années plus tard, dans son abbaye de Tours ; en Belgique, celles de Saint-Amand, Saint-Bertin, Liége, Lobbes, Prum ; celle d’Utrecht dans les Pays-Bas ; en Allemagne, celles de Fulda, de Saint-Gall, de Reichenau, etc. Une charte de 804 nous montre même des écoles grecques et latines à Osnabrück[22]. Presque tous ceux qui se distinguèrent dans ce professorat de province avaient été les élèves d’Alcuin à l’école palatine, qui, dans la pensée de Charlemagne, devait être l’école type, l’école normale, si l’on peut ainsi parler, de tout l’empire. L’école palatine, dont l’organisation fut une des gloires de la seconde dynastie, avait pris naissance sous la première, et s’était confondue avec la chapelle des Mérovingiens. On sait que la chapelle, à l’origine, était une châsse portative renfermant la chape de saint Martin, patron du royaume des Franks ; on donnait toute la pompe possible à la célébration du service religieux dans le sanctuaire qui contenait cette relique vénérée, et l’on y réunissait les chantres les plus habiles. Les premiers Franks, comme tous les peuples voisins de l’état barbare, avaient la passion de la musique. L’étude de cette science amena graduellement celle de toutes les autres ; car pour chanter avec perfection les textes sacrés, il fallut en bien connaître le sens. C’est ainsi que le chapelain devint, pour les disciples confiés à ses soins, un maître de grammaire et de littérature. Ses leçons, ainsi élargies, ne profitèrent pas seulement aux clercs. Les jeunes leudes recommandés au roi et qui le servaient en qualité de domestici furent, eux aussi, écoliers de la chapelle. Les fils de Clovis étaient trop avides de reproduire dans leur gouvernement les traditions impériales pour négliger la culture romaine. Plusieurs d’entre eux ne se piquaient-ils pas de composer des œuvres littéraires et des traités didactiques dans la langue de Virgile ou de Cicéron ? A un point de vue plus pratique, ils avaient besoin, d’ailleurs, d’agents instruits et diserts pour l’administration et la diplomatie. Les hommes d’origine romane, à qui leur supériorité, sous ce rapport, valut d’abord un si grand crédit, ne tardèrent pas à trouver des émules parmi les fils des Franks, et l’on a vu que l’éducation séculière reçue par saint Arnulf à la cour de Metz l’avait rendu propre à occuper plus tard les plus hauts emplois ecclésiastiques. Réorganisée déjà par Clotaire II, l’école palatine entra définitivement dans les voies du progrès sous Pépin le Bref. Il fallut alors dédoubler l’office du chapelain, et l’enseignement littéraire et scientifique y fut confié à des professeurs spéciaux. Alcuin fut le plus illustre de ces maîtres. On a vu comment il s’attacha au roi Charles, en 781. Retourné peu après dans sa patrie, il était revenu en 788, et depuis lors il appartenait à la France. Il avait déjà trouvé dans les chaires palatines le grammairien Pierre de Pise et Paul Warnefrid, poète, linguiste et historien. Ces deux derniers étaient Langobards ; la prise de Pavie en 774 les avait faits sujets du roi frank. Charles les emmena avec lui et les combla d’honneurs, mais sans jamais pouvoir leur faire oublier leur patrie italienne, où tous deux retournèrent au bout de quelques années. Un Goth d’Espagne ou de Septimanie, Théodulf le poète, venu à la cour vers le temps où fut publiée la circulaire citée plus haut, y montra des talents qui le firent bientôt élever au siége épiscopal d’Orléans. On ne saurait dire quelle fut la matière spéciale de l’enseignement de chacun de ces régents illustres. Mais, à coup sûr, il y eut dans l’école palatine un plan régulier d’études, dont on trouve le cadre dans les ouvrages d’Alcuin[23], et qu’il ne faut pas confondre avec les simples conférences, les conversations ingénieuses ou frivoles, distraction des beaux esprits de l’académie. Ce qu’on apprenait à la cour, comme dans toutes les écoles épiscopales et monastiques d’alors, c’était l’ensemble des connaissances humaines et divines, la philosophie et la théologie. La philosophie, encyclopédie des sciences profanes, embrassait les sept arts libéraux, répartis en deux groupes, le trivium et le quadrivium. Le trivium comprenait la grammaire (répondant à ce que nous appellerions aujourd’hui les humanités), la rhétorique et la dialectique. Au quadrivium appartenaient les cours d’arithmétique, de musique, de géométrie et d’astronomie. La philosophie tout entière était considérée comme la préparation à la théologie, car l’idée religieuse domine et pénètre dans toutes ses parties cet enseignement. Mais l’école du palais, de même que celles des évêchés et des abbayes, n’en était pas moins ouverte, et très largement ouverte, aux laïques désireux de s’instruire. Il n’était pas même besoin de justifier d’une naissance illustre pour y être admis. L’intelligence et le travail étaient les seuls titres auxquels on eût égard. L’histoire nous montre des fils de meuniers assis sur les mêmes bancs et recevant les mêmes leçons que les membres de la famille impériale[24]. Une anecdote caractéristique, rapportée par le moine de Saint-Gall, fait voir comment Charlemagne savait encourager et récompenser le mérite. Un jour il voulut prendre connaissance des cahiers des écoliers. Ceux de moyenne et de basse condition lui présentèrent des compositions soignées et qui passaient toute espérance. Les fils des grands, au contraire, n’eurent à produire que des travaux dénués de valeur. S’adressant alors aux premiers : Je vous loue, mes enfants, dit l’empereur, de votre zèle à remplir mes intentions et à soigner vos propres intérêts. Continuez, et c’est pour vous que seront les riches évêchés et les magnifiques abbayes, et je vous tiendrai toujours pour gens considérables à mes yeux. Tournant ensuite un visage irrité vers les élèves négligents : Quant à vous, fils des principaux de la nation, vous, enfants délicats et gracieux, vous avez négligé mes ordres et le soin de votre avancement, pour vous abandonner aux jeux et à la mollesse. Mais, par le Roi des cieux, que d’autres vous admirent ; je ne fais, moi, nul cas de votre naissance et de votre beauté. Sachez et retenez bien que, si vous ne vous hâtez de réparer votre négligence passée, vous n’obtiendrez jamais rien de Charles[25]. Au souci que l’empereur avait de l’instruction de la jeunesse laïque, on voit quel progrès dut faire, sous son règne, le recrutement du personnel administratif. III Avant d’expliquer la hiérarchie de ce personnel dans les provinces, il reste à faire connaître les principaux emplois secondaires de la cour. Le chambellan était le premier des officiers palatins après le comte du palais. Il était même, préférablement à celui-ci, membre de l’assemblée nationale[26]. Chargé à l’ordinaire de la garde-robe et du mobilier du roi, on l’enlevait souvent à ses pacifiques fonctions pour lui confier d’importantes missions diplomatiques ou militaires. Ainsi le chambellan Adelgis avait commandé en chef, en 782, dans la Saxe, à la désastreuse affaire de Sunthal, où son imprudence causa la perte de l’armée. Neuf ans plus tard, un autre titulaire de la même charge s’illustrait, comme lieutenant de Charlemagne, dans la première expédition de Pannonie. A un rang peu inférieur, venaient le sénéchal (maître d’hôtel du roi), le bouteiller (échanson et surveillant des caves), le connétable (intendant des écuries et de la vénerie). La considération spéciale qui s’attachait, chez les peuples germaniques, à la domesticité personnelle, explique seule l’attrait de ces fonctions, en apparence si modestes, pour les plus grands personnages et l’influence réelle dont elles les investissaient. Bien que le sénéchal ne fût que le premier des cuisiniers (princeps coquorum), on voit le sénéchal Eggihard nommé avant Roland dans la liste des principales victimes du désastre de Roncevaux[27]. Les chroniques donnent même le titre de duc au sénéchal Audulf, vainqueur des Bretons en 786. Le bouteiller Évrard, de concert avec deux évêques, remplit en 781 une ambassade importante, au nom du roi Charles et du pape Adrien, auprès de Tassilon de Bavière. Le noble Aquitain Wittiza, qui devint plus tard saint Benoît d’Aniane, avait d’abord été bouteiller de Charlemagne. On rencontre deux connétables à la tête des armées : Geilon, qui partagea avec Adelgis la responsabilité de la défaite de Sunthal et y périt comme lui, et le comte Burkard, que nous verrons, en 807, remporter une victoire navale sur les pirates, dans les eaux de la Corse et de la Sardaigne. Au-dessous de ces chefs considérables des services domestiques, se rangeait une foule de subalternes de tous degrés, quelques-uns même de condition servile, désignés sous le nom de ministeriales palatini, et qui, dans le récit des guerres de Charlemagne, se trouvent confondus, sans aucune mention individuelle, parmi les obscurs combattants. Le comte du palais était, on l’a dit, le chef des fonctionnaires du même titre qui commandaient dans les provinces. Lors de l’invasion franke, la Gaule romaine avait déjà des comtes dont la circonscription administrative était la civitas, qui fut aussi la base de la division diocésaine. Les nouveaux maîtres du sol conservèrent cet état de choses, qui offrait d’ailleurs beaucoup d’analogie avec leurs habitudes germaniques ; car, au delà du Rhin, le territoire était également partagé en cantons ou gazes, dont le chef, appelé graf, avait, autant que les différences de civilisation permettent un tel rapprochement, des attributions semblables à celles du cornes romain. C’est ainsi qu’à l’époque carolingienne on voit les États de la monarchie franke divisés en districts administratifs, dont le premier magistrat, placé au même rang que l’évêque dans la hiérarchie civile, est nommé indifféremment comte ou graf et, sur les frontières, comte de marche ou mark-graf (marquis), centralisant les pouvoirs administratifs, militaires et judiciaires, dans toute l’étendue du comté. Le comte était le mandataire général et direct de l’empereur. Charlemagne, en effet, supprima les ducs ou gouverneurs supérieurs de provinces qui avaient eu sur les comtes de leur ressort une juridiction de même ordre que celle des archevêques sur leurs suffragants. Outre son vicaire ou suppléant, le comte avait sous lui des officiers subalternes nommés centeniers et dizainiers, titres correspondant à des divisions territoriales du comté : la centaine et la dizaine. Ils étaient ses lieutenants à la guerre, et pendant la paix présidaient les tribunaux inférieurs, percevaient les revenus du fisc et veillaient en toute chose à l’exécution des ordres de l’empereur. On a peine à comprendre comment, en un temps de conquêtes et d’activité législative comme le règne de Charlemagne, le zèle de ces agents pouvait suffire à toutes les fonctions que nous allons rapidement passer en revue. Presque chaque année, au commencement du printemps, le
comte recevait une circulaire conçue à peu près en ces termes : Au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit, Charles,
Auguste sérénissime, couronné de Dieu, grand et pacifique empereur, et aussi,
par la miséricorde divine, roi des Franks et des Langobards, à N... Sache que nous avons fixé, cette année, notre assemblée
générale au pays de..., en un endroit appelé...
En conséquence, nous t’ordonnons de t’y rendre,
accompagné de tous tes hommes bien armés et équipés, prêt à marcher où il
nous plaira de t’envoyer, et complètement approvisionné pour la guerre, en
armes, ustensiles, vivres et vêtements... Nous
ordonnons que tu apportes dans tes chariots des outils de toute espèce, tels
que coins et doloires, haches, pioches, pelles, etc. Il faudra avoir des vivres pour une durée de trois mois
après l’assemblée, des munitions et des vêtements pour six. Nous te
recommandons expressément, pour que tu le fasses observer aux autres, de te
rendre en bon ordre au lieu désigné, par le chemin le plus court, sans rien prendre
aux habitants que l’herbe, le bois et l’eau dont tu auras besoin... Et prends garde d’y mettre aucune négligence, si tu veux
conserver nos bonnes grâces[28]. A la réception du ban royal, le comte devait s’occuper de lever le contingent de sa circonscription. Était soumis, au moins dans une certaine mesure, au service militaire tout laïque libre et propriétaire. L’étendue de la propriété foncière était la base de l’obligation. C’était la terre cultivée qui devait son défenseur à la patrie. Cette base, du reste variable suivant les besoins, fut ordinairement de quatre manses[29]. Le propriétaire ou bénéficier de quatre manses partait de sa personne. Celui qui avait plus, outre son propre service, devait fournir à l’armée autant de soldats de son vasselage, équipés et entretenus à ses frais, qu’il possédait de fois les quatre manses réglementaires. Quant à ceux qui étaient moins riches, ils se réunissaient entre eux jusqu’à concurrence de quatre manses de propriété foncière, et contribuaient, proportionnellement à leur apport, aux frais de celui qui devait représenter le groupe sous les drapeaux. Ainsi se formait, si l’on peut ainsi parler, le tableau des mobilisables. Mais tous n’étaient pas mobilisés à chaque campagne. La proportion du contingent d’une province était réglée sur la distance à parcourir. Pour aller combattre en Espagne, par exemple, le comte saxon ne levait dans sa circonscription qu’un soldat sur six inscrits, de sorte qu’il n’y avait alors qu’un homme pour vingt-quatre manses. Tout le contingent saxon, au contraire, était astreint à la défense de sa frontière quand l’ennemi était un peuple limitrophe, comme les Slaves Vélétabes, tandis qu’il se trouvait réduit à un tiers seulement lorsque le but de l’expédition était à une distance moyenne, notamment en Bohême[30]. Quel que fût le chiffre du contingent, le comte, avec ses centeniers et dizainiers, avait la charge de l’enrôler, de le commander dans les batailles et de pourvoir à sa subsistance. En principe, les propriétaires d’alodes et les vassaux du roi marchaient seuls sous la bannière du comte. Par un reste des traditions du compagnonnage germanique, Charlemagne avait laissé aux grands seigneurs terriens le gouvernement de leurs domaines. Soumis au pouvoir royal comme bénéficiers, les seigneurs laïques ou ecclésiastiques formaient une catégorie à part de fonctionnaires provinciaux, ayant les mêmes droits et les mêmes devoirs que les comtes. Les terres seigneuriales se trouvaient ainsi distraites idéalement du comté, non seulement pour les choses militaires, mais pour l’administration de la justice. Quand le pouvoir central fut trop faible, ainsi qu’il arriva dès le IXe siècle, pour maintenir ses propres agents dans la subordination, les comtes et leurs officiers s’attribuèrent, comme bénéficiers, les territoires qu’ils avaient reçu mission d’administrer. Le bénéfice, quel qu’en fût l’origine, devint, sous l’influence des mêmes causes, irrévocable et héréditaire, et ce fractionnement de la souveraineté constitua le système féodal. Pour en revenir aux règlements en vigueur sous Charlemagne, les Capitulaires donnent au comte le commandement des hommes d’un seigneur, dans le cas seulement où ce seigneur serait dispensé de faire la campagne[31]. En temps de paix, le premier devoir, l’occupation ordinaire du comte et de ses subalternes était de rendre la justice. Leur compétence comme juges avait, du reste, les mêmes limites que leur juridiction militaire, les procès des vassaux allant au tribunal seigneurial et ceux des ecclésiastiques à l’officialité diocésaine. A l’origine, et jusqu’à la fin du VIIIe siècle, tous les hommes libres avaient l’obligation d’assister au plaid de leur district. Une fois réunis, ils déléguaient leur pouvoir judiciaire à un certain nombre d’entre eux, qui, sous le nom de rachimbourgs[32], formaient le tribunal et rendaient les sentences. La mission du comte ou du centenier se bornait alors à convoquer ce mallum local, à le présider et à faire exécuter ses décisions. Peu à peu, cependant, le progrès des habitudes sédentaires avait fait déserter les plaids de comté ou de centaine par ceux qui n’y avaient pas d’intérêt personnel. Les officiers royaux n’en faisaient pas moins de convocations fréquentes, afin de grossir le chiffre des amendes qui frappaient les absents[33]. Charlemagne remédia à tous ces abus. D’abord il limita à trois par an le nombre des plaids locaux où tous les hommes libres du ressort devaient se rendre. Les autres, fixés à un par mois, ne furent obligatoires que pour les parties intéressées au litige[34]. Ensuite le peuple, dans les rangs duquel les rachimbourgs avaient été autrefois recrutés par voie d’élection, ne venant plus aux séances ordinaires des tribunaux, il créa à la place de cet ancien jury un corps de magistrats locaux et permanents appelés scabini (échevins), à la nomination du pouvoir central, et qui devaient toujours, au nombre de sept au moins, servir d’assesseurs au comte ou à ses subalternes[35]. Ainsi disparut la dernière institution démocratique des Franks. Le pouvoir judiciaire cessa d’être un droit du peuple pour devenir une prérogative de la souveraineté. Le peuple, dès longtemps dégoûté des obligations que la liberté primitive lui imposait et qu’il avait lui-même désertées, ne songea pas à se plaindre de l’innovation :’ il y trouvait double avantage ; car les tribunaux, placés désormais exclusivement sous la direction et la surveillance des officiers royaux, lui offraient des garanties bien supérieures de savoir et d’impartialité. Sur la conduite des juges, les Capitulaires sont pleins de prescriptions aussi sages que sévères. Et certes, il fallait à ces hommes spéciaux une préparation sérieuse et une incessante application, puisque les lois n’étaient pas alors territoriales, mais personnelles ; en sorte qu’un Saxon ou un Langobard, fût-il jugé par un plaid séant à Tours ou à Bordeaux, ne pouvait l’être que suivant le code de son pays d’origine. Charlemagne, en tolérant les juridictions seigneuriales,
n’avait pas prétendu ériger de petites souverainetés rivales ou indépendantes
de la sienne. Elles étaient soumises au contrôle du comte. Si quelqu’un de nos vassaux, lit-on dans le
capitulaire de 779, ne rend pas justice à ses
hommes, que le comte du ressort et notre missus s’établissent dans sa
maison et vivent à ses dépens, jusqu’à ce qu’il ait rendu justice... Le seigneur qui n’aura pas traduit au tribunal du comte
les voleurs réfugiés sur sa terre, perdra son bénéfice, et s’il n’a pas de
bénéfice, il paiera l’amende[36]. L’administration financière du comte et de ses subordonnés était alors très peu étendue, quoique assez compliquée. L’impôt direct n’existait plus. Les revenus de l’État, qui allaient se mêler avec ceux du domaine particulier de la couronne dans les coffres de la chambre du trésor[37], avaient des sources fort diverses, mais dont la plupart échappaient à la manutention des officiers provinciaux ordinaires. Il y faut compter tout d’abord les tributs payés par les princes vassaux et par certains peuples vaincus, qui n’avaient pas été incorporés à la monarchie[38] tels que les Slaves et les Avares. Les membres de l’assemblée nationale y apportaient, comme on l’a vu, à la session d’automne, des dons annuels fournis par leur région. Ceux-là seulement qui n’étaient vassaux ni d’un seigneur laïque, ni d’une église, faisaient passer cette sorte de dons par les mains du comte. Il n’avait donc à administrer et à faire percevoir par des agents à lui que les impôts indirects, les péages et tonlieux, c’est-à-dire les droits d’octroi, de douanes, de navigation, de pontonage, etc. En résumé, trois sortes de juridictions, en matière civile, s’exerçaient d’une manière permanente dans toutes les provinces de l’empire : 1° celle de l’évêque, qui, indépendamment de ses attributions spéciales comme pontife de la religion de l’État, était chef de tout l’enseignement public dans son diocèse, juge suprême d’un tribunal dont la compétence personnelle s’étendait à tous les clercs et la compétence réelle à tous les procès touchant de près ou de loin aux sacrements ou aux cérémonies du culte, administrateur général des domaines publics affectés à l’entretien des établissements ecclésiastiques, et, en outre, seul autorisé à régler la perception et l’emploi d’un impôt, la dîme ; 2° celle du comte, investi dans un district déterminé de tous les pouvoirs militaires, judiciaires et de police, sauf les réserves faites en faveur des deux autres juridictions ; 3° enfin celle des seigneurs terriens, exerçant dans leurs domaines, sous le contrôle du comte, mais sans l’intervention de ses agents, des attributions analogues aux siennes. Au-dessus de ces juridictions locales et pour servir de lien commun entre elles et le pouvoir souverain, Charlemagne plaça les inspecteurs régionaux connus sous le nom de Missi dominici (proprement : envoyés du maître). L’institution des missi, en France, date de l’époque mérovingienne ; mais c’est l’empereur qui la régularisa[39]. Les missi associés deux à deux, un prélat et un grand laïque, faisaient quatre tournées par an, en janvier, avril, juillet et octobre, et leurs attributions embrassaient toutes les matières de l’administration aussi bien ecclésiastique que séculière. Ils étaient les mandataires généraux de l’autorité impériale et avaient la haute main sur tous ses agents. C’étaient eux qui recevaient le serment de fidélité prêté par chacun des sujets, qui vérifiaient l’administration des bénéfices et faisaient le recensement de leurs colons, qui inspectaient les écoles et les abbayes[40], etc. Mais leur principale fonction était judiciaire. Non seulement ils surveillaient les tribunaux de district et en nommaient ou changeaient les scabini, mais ils tenaient encore un plaid spécial, véritable cour d’appel des juridictions inférieures, par où les causes ordinaires devaient passer avant d’être portées, en dernier ressort, à la cour suprême du palais[41]. Les plaids des missi étaient en quelque sorte des assemblées provinciales d’État. Les évêques, les abbés, les comtes, les seigneurs, les avoués des églises, les vicaires et centeniers, tous ceux, en un mot, qui avaient une part d’administration, soit spirituelle, soit temporelle, étaient obligés d’y assister en personne ou par représentants[42]. Tels furent les principes généraux et les rouages de l’administration de Charlemagne, perfectionnés surtout dans les années qui suivirent la restauration de l’empire. |
[1] Adalhard, de Ordine palatii. Tous les renseignements qui suivent sont empruntés à ce document et au commentaire qu’en a donné Guizot dans ses Essais sur l’hist. de France, IVe Essai.
[2] XXIe leçon.
[3] Guizot, Hist. de la civilisation en France, XXIe leçon.
[4] Guizot, Essais sur l’hist. de France, IVe essai.
[5] Adalhard, de Ordine palatii.
[6] Guizot, Hist. de la civilisation en France, XXVIe leçon. On retrouve la même opinion chez G. Waitz, Deutsche Verfassungsgeschichte ; Warnkœnig et Gérard, Hist. des Carolingiens, etc.
[7] Capitul. de 769.
[8] Cité par Ozanam, Hist. de la civilisation chrét. chez les Francs, p. 238.
[9] Capital. de 804. Cf. ceux de 769 et 779.
[10] Capitul. de 755 et de 779.
[11] Capitul. de 779 et de 802.
[12] Pertz, Monumenta Germaniæ historica, Leges, t. I, p. 24.
[13] Capitul. de 803.
[14] Capitul. de 779.
[15] Éginhard, Vita Caroli Magni, cap. XXXIII. Éginhard ajoute à cette liste Rome et Ravenne. Mais on a démontré que ces deux métropoles formaient l’État pontifical, principauté indépendante, placée sous le protectorat et non sous l’autorité gouvernementale de l’empereur.
[16] Vid. Adriani I, papœ, Epist. ad Carolum, ap. Migne, Patrolog. lat., t. XCVIII, col. 82.
[17] Petitio populi ad imperatorem, Baluze, t. I, p. 405.
[18] Notamment dans les Capitul. de 779 et de 785.
[19] Capitul. de 769.
[20] Theodulfi Capitut., § 20, cité ap. Warnkœnig et Gérard, Hist. des Carolingiens, t. I, p. 363.
[21] Carol. Magn., Epistola ad Baugulfum, abbatem Fuldens., de Litterarum studiis. D. Bouquet, t. V, p. 621.
[22] Baluze, t. I, p. 419.
[23] Fr. Monnier, Alcuin et Charlemagne, Ire partie, ch. III, §§ 4-19.
[24] Monach. Sangall., de Gestis Caroli Magni, lib. I.
[25] Monach. Sangall., de Gestis Caroli Magni, lib. I.
[26] Adalhard, de Ordine palatii.
[27] Éginhard, Annal., ann. 778.
[28] Encyclica de Placito generali habendo. (Pertz, t. III, p. 143.)
[29] Lehuërou, Hist. des institutions carolingiennes, liv. II, ch. VI, p. 432.
[30] Lehuërou, Hist. des institutions carolingiennes, liv. II, ch. VI, p. 432.
[31] Lehuërou, Hist. des institutions carolingiennes, liv. II, ch. VI, p. 432.
[32] Lex salica, t. LX, de Rachimburgiis.
[33] Cet ancien abus est signalé dans un Capitulaire de Louis le Pieux, donné en l’année 829. (Baluze, t. I, p. 671.)
[34] Warnkœnig et Gérard, Hist. des Carol., t. I, p. 335 et suiv.
[35] Warnkœnig et Gérard, Hist. des Carol. Lehuërou, l. c., ch. V, p. 382.
[36] Guizot, Essais sur l’hist. de France, IVe essai.
[37] Waitz, Deutsche Verfassungsgeschichte, t. IV, p. 7.
[38] Waitz, Deutsche Verfassungsgeschichte, t. IV, p. 88 et suiv.
[39] Waitz, Deutsche Verfassungsgeschichte, t. III, p. 371 et suiv.
[40] Capitula Missis dominicis data, Baluze, t. I, p. 363 et suiv., et passim.
[41] Capitul. de 812.
[42] Warnkœnig et Gérard, Hist. des Carol., t. I, p. 342.