POLITIQUEMENT la cérémonie dont la basilique de Saint-Pierre fut témoin le jour de Noël de l’an 800 ne changeait rien à l’état de l’Europe. Elle ne fit que consacrer par un titre nouveau la situation à laquelle un demi-siècle de gouvernement et de victoires avait élevé la dynastie carolingienne. Dans l’esprit et dans la langue de la société romane, des deux côtés des Alpes, le pouvoir, tel que Charlemagne l’avait fait et l’exerçait, magistrature suprême réunissant la plénitude de l’autorité politique, militaire et judiciaire, ce genre de pouvoir avait un nom spécial et traditionnel : c’était ce que les anciens Romains avaient appelé imperium. Au milieu de la confusion de l’âge barbare et sous l’influence des idées chrétiennes, la conception antique de l’empire s’était idéalisée : à cinq siècles de distance, les peuples le comprenaient comme une institution tutélaire, gardienne de la paix des nations. Du reste, la manière dont la royauté s’était établie dans le monde moderne n’avait pas peu contribué à relever encore la supériorité idéale de l’empire. Les chefs des barbares, fondateurs de dynasties royales dans les contrées romanes, s’étaient partout présentés comme les lieutenants de l’empereur ; ils s’étaient fait accréditer, en quelque sorte, par lui auprès de leurs nouveaux sujets, en lui demandant l’investiture de leurs conquêtes et leur admission dans la hiérarchie de ses officiers. Voilà pourquoi, au dire de la chronique de Moissac, citée plus haut, les peuples ne comprenaient plus que Charlemagne conservât le titre subalterne de roi, après avoir réuni sous son sceptre toutes les provinces, toutes les capitales de l’ancien empire. On trouvait raisonnable et même nécessaire que celui qui était le maître, l’empereur de plusieurs nations, prît aussi le nom de César et d’Auguste. Déjà les lettrés, interprètes fidèles de l’opinion publique, s’étaient habitués à désigner par le seul mot qui, dans la langue littéraire, en exprimât toute l’étendue, la domination du grand roi frank. En 799, avant le voyage de Charles à Rome, Alcuin terminait une épître adressée à son disciple couronné par ce souhait qui ne visait point, à coup sûr, un changement dans la constitution politique de l’Europe : Que Dieu, dans sa clémence, te donne le salut et un empire glorieux ![1] La pensée qui inspirait ces vers était la même qui faisait dire à un autre poète de l’académie palatine, l’évêque Théodulf : Dieu a soumis à tes lois tous les royaumes d’Europe ; qu’il y courbe tout l’univers. La flatterie s’adressait au passé, non à l’avenir. Charlemagne n’eût pas goûté les allusions à une restauration de l’empire romain, et il n’en eût certes pas encouragé l’espérance. Sa surprise et son mécontentement, quand il fut couronné par Léon III devant la Confession de saint Pierre, étaient évidemment sincères. Non seulement c’est rapetisser son caractère que d’y voir, avec tant d’historiens modernes, une misérable feinte destinée à tromper la foule ; c’est encore et surtout, ce nous semble, méconnaître l’idée politique qui l’avait guidé jusque-là. La tendance traditionnelle des princes carolingiens et l’originalité de leur rôle consistaient justement à réagir contre l’engouement des rois de la première race pour les formes gouvernementales et administratives de l’antiquité. Charlemagne devait donc se garder de tout ce qui pouvait sembler le ramener à ces errements, condamnés par une expérience irrévocable. De là sa froideur devant l’enthousiasme et les manifestations des Romains, peuple au génie théâtral ; de là sa longue hésitation à introduire dans la réalité des faits l’esprit de sa dignité nouvelle. Ce n’est qu’au mois de mars 802 qu’il promulgua, dans quelques articles du Capitulaire d’Aix-la-Chapelle, les préceptes qui inaugurèrent la constitution de l’empire. Il lui avait fallu plus d’un an pour bien saisir et s’approprier le plan du souverain pontife. Mais cette méditation ne laissa subsister chez lui ni doute ni scrupule. Il n’avait pas, en effet, à répudier son passé en épousant l’idée de Léon III. L’organisme politique et social dont la papauté avait eu seule l’initiative ne pouvait avoir, et n’avait, en réalité rien de commun avec la monarchie universelle des anciens Césars, si ce n’est le nom de l’institution et sa base territoriale. Dans l’ordre moral, la contradiction était manifeste. Le but que l’orgueil et la rapacité du peuple romain avaient poursuivi jadis et un instant réalisé, c’était le nivellement du monde et la soumission pareille des nations les plus diverses à la législation et à la fiscalité de la métropole. Tout au contraire, dans le saint-empire, type sans précédent et créé par les papes, l’unité cherchée est celle des consciences : la primauté, la souveraineté vraie y appartient à un pouvoir spirituel, le saint-siège. La mission du peuple dominateur et de son chef n’est pas de conquérir des provinces, mais des âmes ; respectant la diversité des mœurs et des lois locales, l’empereur exercera moins une magistrature civile qu’un apostolat ; ou plutôt la puissance universelle qui lui est reconnue sera au service, non d’un intérêt personnel ou même national, mais de l’idée catholique dont l’inspiration lui viendra de Rome. Aussi la cérémonie religieuse du sacre fut-elle non seulement la confirmation, mais la source unique de la dignité impériale. Et c’est là le caractère propre de l’empire d’Occident. A Constantinople, les empereurs se faisaient sacrer par le patriarche, mais après avoir été élus. Ce sacre était une bénédiction destinée à ratifier un droit antérieur et un fait accompli, comme le sacre des rois en France depuis Pépin. Mais nul en Occident ne fut jamais empereur avant d’avoir été sacré par un pape. Telle fut la règle incontestée, même après que le germanisme eut pénétré et faussé le mécanisme du saint-empire. Les Césars allemands du moyen âge, au plus fort de leur lutte avec l’Église, des excommuniés comme Henri IV de Franconie et Louis V de Bavière, demandèrent l’investiture à des antipapes plutôt que d’essayer de s’affranchir de l’institution canonique : tant ils sentaient que le titre impérial était sans autorité, et même qu’il ne leur appartenait pas, s’ils ne pouvaient se prévaloir d’une délégation du saint-siège ! Tel est le principe nouveau en vertu duquel Charles édicta désormais des préceptes moraux comme ceux qui suivent : Le sérénissime et très chrétien empereur Charles ordonne : ... II. Que tout homme de son royaume, clerc ou laïque, chacun selon sa profession, qui lui aurait précédemment juré fidélité à titre de roi, lui fasse maintenant hommage à titre de César. Ceux qui n’auraient encore fait aucune promesse y seront obligés à partir de l’âge de douze ans. Et qu’on publie, de manière à ce que chacun le comprenne bien, quelle est la grandeur de ce serment et tout ce qu’il embrasse. Car il ne faut point croire, comme plusieurs l’ont pensé jusqu’ici, que la fidélité due au seigneur empereur consiste seulement à ne pas attenter à sa vie, à ne pas introduire l’ennemi dans ses États et à ne se rendre complice d’aucune infidélité, soit en y consentant, soit en ne la dénonçant point. Mais que tous sachent quelles sont les conséquences du serment prêté. Les voici : III. Que chacun veille à se conserver dans le service de Dieu, selon son intelligence et selon ses forces ; car le seigneur empereur ne peut pas s’occuper de la conduite de chacun en particulier... V. Que nul n’ose faire aucune violence, aucune fraude, aucun tort aux saintes églises de Dieu, aux veuves, aux orphelins ni à ceux qui sont en pèlerinage ; car le seigneur empereur est établi pour être, après Dieu et les saints, leur gardien et leur défenseur[2]... II Quand Charlemagne fut proclamé empereur, il y avait trente et un ans qu’il gouvernait la plus vaste monarchie du monde ; il y en avait quarante-six qu’il portait les armes pour la défense de l’Église et le progrès de la civilisation. Déjà au seuil de la vieillesse et près d’atteindre sa cinquante-neuvième année, ni la vigueur de son corps ni celle de son génie n’avaient fléchi un instant au milieu de l’activité dévorante dont le récit de ses travaux politiques et militaires nous a montré le tableau. Voici son portrait tel que nous l’a transmis son secrétaire Éginhard : Il était gros, robuste, d’une taille élevée, mais bien proportionnée, car elle n’avait pas plus de sept fois la longueur de son pied. Il avait le sommet de la tète arrondi, les yeux grands et vifs, le nez un peu long, une belle chevelure blanche, une physionomie avenante et agréable. Aussi respirait-il dans toute sa personne, soit qu’il fût assis ou debout, un air de grandeur et de dignité ; et quoiqu’il eût le cou gros et court et le ventre proéminent, la juste proportion du reste de ses membres cachait ces défauts. Sa démarche était ferme, et tout son extérieur présentait quelque chose de mâle : seulement la voix, toute claire qu’elle était, paraissait trop grêle pour sa taille[3]. Ce portrait, dont la source garantit l’authenticité, n’est pas précisément celui du Charlemagne légendaire, haut de huit pieds, au teint brun et roux, au front et à la face gigantesques, bizarre produit de l’imagination du faux Turpin, popularisé par les trouvères qu’il a inspirés. On n’y voit pas, notamment, cette barbe griffaine et fleurie, que la tradition poétique a inspirée à l’iconographie sérieuse, malgré le témoignage des monuments contemporains ; car la mosaïque du Vatican, exécutée en 796, nous représente le héros à l’âge de cinquante-quatre ans, avec un menton rasé, et portant seulement de longues moustaches, à la manière des Franks du temps de la conquête. Le costume national des Franks était également celui qu’il préféra toute sa vie. Bien différent des rois mérovingiens, qui avaient mis un si puéril orgueil à se revêtir du costume, et en quelque sorte de la livrée du Bas-Empire, Charles, au dire d’Éginhard, dédaignait les vêtements des autres peuples et ne voulut jamais en adopter aucun. Deux fois seulement, dans ses séjours à Rome, à la prière des papes Adrien et Léon, il consentit à mettre la longue tunique, la chlamyde et la chaussure romaines[4]. A l’ordinaire, il s’habillait comme ses pères et à peu près comme les gens du peuple. Il portait, sur la peau, une chemise de lin. Son caleçon était de même étoffe, ainsi que ses bas, et ces deux pièces étaient retenues par des bandelettes entrelacées en croix. Une tunique bordée de franges de soie couvrait la chemise. Il ajoutait, en hiver, pour se garantir du froid, un justaucorps de peau de loutre, et se chaussait, suivant la saison, de sandales ou de brodequins. A sa ceinture brillait un baudrier d’or, supportant le fourreau de la terrible épée que les poètes ont nommée Joyeuse. En tout temps, il jetait sur ses épaules le manteau frank, blanc ou bleu de saphir, sorte de dalmatique, composée de deux pans tombant par devant et par derrière jusqu’aux pieds, et échancrés sur les côtés de façon à laisser voir la jambe à partir du genou. Ce grand manteau, aussi embarrassant que majestueux, avait été généralement abandonné par les Franks depuis leur établissement en Gaule, et remplacé par la saie écourtée et de couleurs variées en usage dans le pays. Charles tolérait l’innovation, trouvant la saie gauloise plus commode à la guerre. Mais il ne voulut jamais s’en servir lui-même : A quoi, disait-il, sont bons ces petits manteaux ? Je ne puis m’en couvrir au lit, et, à cheval, ils ne me défendent ni de la pluie ni du vent[5]. Aux grandes fêtes religieuses et dans les cérémonies d’apparat, telles que la tenue des assemblées nationales et la réception des ambassadeurs, il ne variait ni la matière ni la forme de son costume ; mais il aimait à éblouir les regards par l’éclat des broderies et des pierres précieuses. Il en rehaussait toutes les parties de son sévère habillement depuis le diadème jusqu’aux brodequins, et sur les deux vastes pans de son manteau s’épanouissaient, en capricieux enlacements, des rinceaux et des fleurs d’or. Il tenait à la main droite, en guise de sceptre, un bâton de pommier, aux nœuds symétriques, terminé par une pomme d’or ou d’argent richement ciselée. Toujours grave, même dans le choix de ses ornements, il ne pouvait souffrir chez des hommes le goût des parures féminines. Les grands de son entourage, cependant, ne savaient point se garantir de cette coquetterie naturelle aux barbares, et le séjour d’Italie, surtout, leur offrait en cela des tentations irrésistibles. Le moine de Saint-Gall rapporte à ce sujet une anecdote caractéristique. Charlemagne, après la prise de Pavie, se trouvait à Aquilée. Un dimanche, à la messe, il vit tous ses courtisans étaler des vêtements neufs et brillants, achetés à des marchands vénitiens. La soie, la pourpre de Tyr, les fourrures légères et les étoffes artistement piquées, garnies de bordure d’écorce de cèdre ou de plumes chatoyantes de paon et d’oiseaux de Phénicie, emprisonnaient les membres robustes de ces hommes de guerre. Charlemagne, feignant de ne pas remarquer ce luxe insolite, leur dit à la sortie de : Ne nous laissons pas engourdir dans un repos qui nous mènerait à la paresse. Au lieu de rentrer au logis, allons chasser jusqu’à ce soir. Une telle invitation était un ordre. Il fallut partir sans retard. Or la journée était brumeuse, il tombait une pluie fine et pénétrante, qui eut bientôt percé et fané les riches atours des chasseurs. Ils coururent ainsi les bois tout le reste du jour, trempés sous leurs légers accoutrements, déchirés aux broussailles, éclaboussés par la boue et par le sang des animaux tués. Car il n’était pas possible de ne pas prendre la chasse au sérieux, et chacun sentait l’intérêt qu’il avait à faire preuve de courage et d’adresse devant le maître. Au retour, Charlemagne, poursuivant froidement ce jeu ironique, les retint à passer la soirée au palais, et les fit approcher d’un grand feu sans quitter leurs vêtements, disant qu’ils sècheraient mieux sur leur corps. La soie, les broderies, les ornements de plumes, plissés et tirés par la chaleur, craquaient de toutes parts quand ils allèrent se déshabiller. Pour comble, le roi leur avait dit de revenir le lendemain dans le même costume. Ils parurent à ce rendez-vous tout honteux et dans le plus ridicule équipage. Charles prit le justaucorps de peau de brebis qui l’avait couvert la veille, et dit au serviteur de sa chambre : Va-t’en frotter dans tes mains notre habit de chasse, et rapporte-le vite. Montrant alors à ses invités ce vêtement encore solide et propre : Insensés, s’écria- t-il, quel est maintenant le plus précieux et le plus utile de nos habits ? Est-ce le mien que je n’ai acheté qu’un sou, ou les vôtres qui vous ont coûté des livres pesant d’argent ?[6] La leçon avait été dure. Produisit-elle son effet ? Il est bien permis d’en douter. Les hommes ont un maître plus tyrannique et mieux obéi que ne le fut jamais Charlemagne : c’est l’orgueil. La chasse, la grande chasse à cheval, image de la guerre, était son passe-temps favori. Du reste, son activité prodigieuse avait besoin de se dépenser en toutes sortes d’exercices violents, et il se reposait de la chasse par la natation, où, dit Éginhard, personne ne le surpassa jamais. Il ne dédaignait pas plus ce genre de supériorité qu’aucun autre, et il aimait à en avoir de nombreux témoins. Il invitait non seulement ses fils, mais ses gardes et ses courtisans, à partager son divertissement, que l’hiver même n’interrompait pas. Car, lorsque les eaux du Rhin étaient trop refroidies, il allait se plonger dans les sources thermales. C’est la fontaine minérale d’Aix-la-Chapelle qui valut à cette ville les préférences du grand roi et sa splendeur éphémère de capitale de l’Occident, et non pas sa situation stratégique, qui n’était en rien préférable à celle des autres vieilles cités rhénanes, telles que Trèves, Cologne, Mayence, etc. Du reste, il n’était pas dans les mœurs du temps, ni dans les goûts de Charlemagne, de faire d’une résidence particulière et fixe le siége du gouvernement et le séjour de la famille royale. Sa cour, si l’on peut déjà donner ce nom à l’ensemble des services palatins, et sa famille même le suivaient partout. Il avait conservé de la tradition des peuples barbares, voués aux migrations perpétuelles, cette habitude de conduire femme et enfants à sa suite, en tous lieux, à travers les pays conquis et sur les champs de bataille. Qu’il campe devant Pavie bloquée, qu’il hiverne à Paderborn, sous les neiges de la Saxe, il ne peut se passer de se retrouver chaque jour dans ce cercle de famille, qu’il adorait. On ne saurait croire quelle large place la vie de famille et les soins domestiques occupaient dans l’existence, toujours empreinte d’une noble simplicité, de ce conquérant et de ce législateur du monde. Au sortir des mœurs païennes que les derniers Mérovingiens avaient fait revivre dans leurs palais, Charlemagne rendit à la femme, au foyer domestique et à la tête du gouvernement de la maison, la place d’honneur que la religion lui assigne. On sait de quelles attentions respectueuses il entourait sa mère. Même après qu’il se vit obligé de décliner sa tutelle politique, il lui conserva sa grande situation de reine, et la maison princière de Bertrade égalait presque en éclat celle de son puissant fils. Les épouses de Charles furent ses compagnes dans le sens chrétien du mot. Associées, avec trop peu de ménagement, il est vrai, aux fatigues militaires du héros, elles présidaient aussi avec lui les fêtes où il célébrait ses triomphes, et les plus solennelles cérémonies politiques. Les chroniqueurs signalent leur présence partout, dans les revues militaires, dans les assemblées nationales, dans les réceptions d’ambassadeurs étrangers. On voit souvent leur nom figurer au bas des actes de la chancellerie, et un capitulaire place sous les ordres de la reine les intendants du domaine royal[7]. On a critiqué, et à bon droit, le nombre de ces reines. On n’en compte pas moins de neuf. Mais un blâme bien plus grave, s’il était justifié, s’attache à la nature des liens que Charlemagne contracta avec quelques-unes d’entre elles. Certes, il est impossible de fournir des preuves à l’appui de la validité de ces neuf mariages ; mais l’affirmation opposée est au moins aussi téméraire. Éginhard, dont le témoignage, à coup sûr très considérable, est toujours cité sur ce point, qualifie positivement de concubines quatre des femmes de son maître. Mais il place dans le nombre Himiltrude, mère de Pépin le Bossu et de Rothaïde. Or, la naissance de Pépin se rapportant à une époque où le pape Étienne III déclarait Charles valablement marié aux yeux de l’Église, on a expliqué plus haut comment il est raisonnable d’admettre qu’Himiltrude était cette première épouse légitime dont la lettre pontificale tait le nom. Himiltrude, dans ce cas, eût été victime d’un préjugé conforme à l’ancien droit des Franks, qui établissait la légitimité des épouses d’après leur extraction et qui, peu soucieux du principe de la monogamie, ne considérait comme légitime que la femme d’une condition égale à celle du mari : la seule, en effet, à qui la religion d’Odin permettait le mariage solennel. Si Charlemagne, dans l’adolescence et avant d’avoir recueilli la monarchie paternelle, n’avait épousé qu’une femme de condition relativement inférieure, combien plus de raisons devaient le déterminer à une semblable conduite quand, devenu empereur, mais déjà entré dans la vieillesse, il se maria encore quatre fois, après la mort de Liutgarde, avec Mathalgarde, Gerswinde, Regina et Adelinde, qui devaient toutes lui donner des enfants : la première, une fille, Rothilde ; la seconde, une fille aussi, Adeltrude ; les deux dernières, des fils : Regina, Drogo et Hugo ; Adelinde, Théoderic[8]. Il faudrait des preuves, que l’on n’a pas encore produites, pour enlever le caractère licite à ces unions vraisemblablement morganatiques. Quoi qu’il en soit de cette question délicate, des cinq enfants nés pendant l’empire il en est deux dont l’histoire ne nous a conservé que les noms : la fille de Gerswinde et le fils d’Adelinde. Les trois autres se consacrèrent à la vie religieuse sous le règne de leur frère Louis le Pieux. Nous avons vu les trois aînés des princes royaux associés dès l’enfance aux expéditions et même au gouvernement de leur père. Quant à ses filles, Charles leur fit donner une éducation à la fois romaine et franke. Élevées avec leurs frères à l’école palatine, elles avaient des maîtres de grammaire, d’astronomie et de chant, et parcoururent, en la plus docte compagnie du temps, le cercle entier des études libérales. Mais on avait pris soin aussi de les former aux arts domestiques, et elles maniaient avec autant d’activité que d’adresse l’aiguille et le fuseau. A l’époque du couronnement impérial, les trois filles d’Hildegarde, Rothrude, Bertrade et Gisèle, étaient dans tout l’épanouissement de leur beauté ; Rothaïde, fille d’Himiltrude, qui vivait avec elles, atteignait déjà l’âge mûr ; et elles avaient encore deux sœurs adolescentes, Théodrade et Hiltrude, filles de Fastrade. Les poètes de la cour ont célébré à l’envi cette belle famille. L’un d’eux nous la montre dans une des grandes chasses dont la forêt d’Ardenne, qui s’étendait alors jusqu’aux portes d’Aix-la-Chapelle, était souvent le théâtre : Ici un coursier caparaçonné, couvert d’or et de métaux précieux, s’enorgueillit d’avoir été choisi pour porter le grand roi. Debout, il secoue sa tête fière et veut courir à travers les hautes montagnes. Enfin paraît, avec un cortége de courtisans, le roi Charles, le vénérable phare de l’Europe. Il arrive, et son visage souriant étincelle de mille feux ; car un cercle d’or précieux entoure sa noble tête : il domine toute la foule de ses hautes épaules. De jeunes serfs portent de longs épieux armés d’un fer aigu, et des filets de lin qui se replient quatre fois sur eux-mêmes ; ils conduisent des chiens avides attachés par le cou, molosses à la dent furieuse, dressés à saisir la proie. Mais voici que le roi Charles a quitté le porche sacré de la haute basilique : bientôt les ducs et les premiers d’entre les comtes ont levé leur camp. A la voix du clairon s’ouvrent les portes de la grande ville ; les cors résonnent, un grand bruit se fait au seuil du palais, et la jeunesse s’élance vers la rive du fleuve, précipitant sa course. C’est alors que, longtemps attendue, la reine sort de son royal appartement, entourée d’une nombreuse cohorte, la belle Liutgarde, que le roi Charles a nommée son épouse. Son cou brillant semble emprunter à la rose son tendre coloris ; l’écarlate a moins d’éclat que sa chevelure qu’il tient enlacée ; des bandelettes de pourpre ceignent ses blanches tempes ; des fils d’or retiennent les pans de sa chlamyde ; des pierres précieuses ornent sa tête, que couronne un diadème de clair métal ; le lin de sa robe a deux fois été trempé dans la pourpre ; sur ses épaules descendent des colliers qui brillent des feux les plus variés. Les rangs s’ouvrent, et, menant après elle une suite de belles filles, la reine s’avance entre les grands sur un cheval au port superbe. Autour d’elle s’agite une foule de brillants cavaliers. Une autre troupe de cette magnifique jeunesse attend au dehors la royale lignée. S’ouvrant un difficile passage à travers cette élégante cohue, voici le jeune Charles, qui, par sa tenue, par son visage, ressemble à son père, dont il porte le nom glorieux. Suivant sa coutume, il presse les flancs d’un coursier fougueux. Après lui se montre Pépin, qui, sous le nom de son aïeul, renouvelle les grandes actions de son propre père, guerrier plein de cœur, héros sous les armes ; monté sur un cheval de haute taille, il se porte au milieu de ses serviteurs, dont il doit conduire l’épaisse phalange. L’éclat de son visage est relevé par l’étincelant métal qui couronne son front. Avec un grand fracas retentit la
voix rauque des cors ; les chiens à la gorge avide remplissent les airs de
leurs aboiements ; le bruit monte jusqu’aux cieux étoilés. Bientôt parait le
resplendissant bataillon des jeunes filles. Avant toutes les autres, Rothrude
arrive sur un coursier au pied rapide et s’élance à la tête de l’aimable
cohorte. Dans ses cheveux d’un blond pâle s’entrelace un bandeau violet, que
décorent plusieurs rangs de perles. Une couronne d’or, chargée de pierres
précieuses, entoure sa tête ; une agrafe attache son riche vêtement. Près d’elle,
dans ce troupeau de vierges, voici Berthe[9], suivie de ses nombreuses compagnes : sa voix, son cœur
viril, sa manière d’être, son visage radieux, tout en elle est à l’image de
son père... Vient ensuite la blanche Gisèle,
parée d’une robe couleur de pourpre, dont la mauve sauvage forme le souple
tissu. Son visage, sa chevelure brillent des plus lumineux reflets ; les
teintes de la rose animent son cou de marbre ; ses mains ont la blancheur de
l’argent ; son front a l’éclat de l’or ; le feu de ses regards fait pâlir les
rayons de Phébus. Joyeuse, elle monte sur un cheval au pied rapide, qui broie
de ses dents impatientes son mors couvert d’écume. A sa droite, de jeunes
cavaliers ; à sa gauche, une foule confuse de jeunes filles ; tout alentour
bondissent les coursiers frémissants. La vierge pudique, dotée de tant de
biens, est descendue de son palais, bâti sur la haute colline, pour suivre
dans la plaine les traces du roi son père. Voici Rothaïde, ornée de riches
métaux, qui court se placer d’un air triomphant au-devant de sa troupe. Sur
sa poitrine, sur son cou, dans ses cheveux, brillent les pierres les plus
diverses ; un manteau de soie couvre ses blanches épaules ; sur son front
radieux repose une couronne ornée de perles ; une épingle d’or, surmontée d’une
perle, rapproche les deux côtés de sa chevelure. Elle ira, la belle vierge,
portée par un coursier superbe, chercher dans ses retraites le cerf au poil
hérissé. Cependant arrive Théodrade, non moins brillante que ses aînées. De
son front gracieux descend une chevelure dont l’or envierait l’éclat ; des
émeraudes étrangères ornent son beau cou... Autour
de cette vierge illustre, qui aime à porter le cothurne de Sophocle, s’agite
un bataillon pressé de jeunes filles, et derrière elle se déroule un long cortége
de grands. Assise sur un cheval blanc aux vives allures, la pieuse fille du
roi Charles va pénétrer dans la forêt, ayant quitté le palais de son père.
Enfin, au dernier rang (mais c’est le
sort qui lui a donné cette place), paraît
Hiltrude ; et les vieillards ferment la marche. Sur les bords du fleuve arrive de tous côtés une noble foule, qui, passionnée pour la chasse, vient se presser autour du roi. Bientôt tombent les chaînes de fer qui contenaient l’ardeur des chiens rapaces[10]... D’autres vers, de l’évêque Théodulf, nous représentent le grand roi assis à table et recevant les caresses et les présents des charmantes princesses qu’il idolâtrait. Ce qui le charmait chez l’une, c’était la douceur de sa voix ; chez l’autre, la fraîcheur de son sourire ; chez celle-ci, la grâce de sa démarche ; chez celle-là, sa mutinerie. Elles se pressent autour de lui ; les unes le couronnent de fleurs, les autres le servent. Bertrade apporte des roses, Rothrude des violettes, et Gisèle des lis ; Rothaïde lui offre les trésors de Pomone, Hiltrude ceux de Cérès, et Théodrade ceux de Bacchus[11]. A peindre de tels tableaux d’intérieur, les flatteurs de Charles étaient assurés de toucher à sa fibre la plus sensible le cœur du puissant roi. Il avait, en effet, pour ses filles une tendresse malheureusement excessive et dont il eut lieu de se repentir. Pour ne pas se séparer d’elles, il ne consentit jamais à les marier. Rothrude, seule, fut fiancée dans son enfance, comme on l’a vu, à l’empereur Constantin. Les vicissitudes de la politique, qui avaient amené ce projet d’union, le firent aussi rompre. Offa, roi de Mercie, un des admirateurs et des plus fidèles alliés du roi frank, demanda pour son fils Ethelwold la main de Bertrade ; mais le père ne put se décider à la voir s’éloigner. Si favorisé en toute autre chose, observe Éginhard, il éprouva dans ses filles la malignité de la mauvaise fortune ; mais il dissimula ce chagrin, et se conduisit comme si jamais elles n’eussent fait naître de soupçons injurieux et qu’aucun bruit ne s’en fût répandu[12]. Ce témoignage d’un familier de la cour est assez significatif. D’autres récits contemporains donnent d’ailleurs des détails qui ne laissent aucun doute sur la nature et l’étendue des chagrins domestiques qui attristèrent la vieillesse de Charlemagne. Le tableau de fantaisie tracé par Théodulf, et que l’on vient de rapporter, est loin de donner une idée exacte de la sévère ordonnance des repas du palais. Ce n’étaient pas ses filles, mais ses grands officiers, des rois dit le moine de Saint-Gall, toujours enclin à l’emphase, qui servaient l’empereur. Toutefois le service en lui-même n’avait rien de luxueux ; il se composait de quatre mets, dont un rôti. Charles préférait ce dernier à tout le reste ; car les trésors de Pomone ne suffisaient pas, quoi qu’en dise le poète, à son robuste estomac. D’ailleurs il était extrêmement sobre dans le boire comme dans le manger. Il avait surtout l’horreur de l’ivrognerie, vice national des Germains. Une gravité presque monacale présidait à ces festins de la plus puissante cour qui fut jamais. Après la bénédiction prononcée par le chapelain, un clerc placé sur une estrade lisait à haute voix tantôt les vieilles chroniques des Franks et leurs épopées barbares, plus souvent les ouvrages de saint Augustin, particulièrement goûtés de Charlemagne. Le livre De la Cité de Dieu faisait surtout ses délices. Jamais le murmure des conversations particulières ne devait couvrir la voix du lecteur, religieusement écouté par le maître. Le repas royal terminé, ses vassaux, les chefs des nations, mangeaient à leur tour dans la même salle. Tous les officiers et serviteurs du palais se succédaient ainsi à table suivant l’ordre hiérarchique, et cette série de services, réglée par une étiquette rigoureuse, durait souvent jusqu’au milieu de la nuit[13]. Une telle affluence de personnes de toutes conditions, dans des résidences qui n’étaient que des espèces de campements passagers, donnait à la cour carolingienne une étrange physionomie. Ni palais ni châteaux, dans le sens ordinaire de ces mots, les maisons de Charlemagne devaient ressembler beaucoup aux métairies mérovingiennes : vastes logis de bois ornés de portiques, élevés au centre des principaux domaines du fisc. Des bâtiments de moindre importance les entouraient et servaient à héberger les officiers ; et plus loin se groupaient, à la lisière des forêts ou au bord des cours d’eau, les modestes chaumières des fiscalins, attachés au domaine comme artisans forestiers ou colons. La police était bien difficile à faire dans cette population nomade qui formait la cour et qui s’abattait tout d’un coup, au commencement de l’hiver, soit à Worms, soit à Attigny, soit à Thionville, et surtout à Aix[14], où Charlemagne prit l’habitude d’hiverner, toutes les fois qu’il le put, depuis 796. Les règlements sévères édictés par le roi pour maintenir l’ordre et la décence autour de lui montrent à combien d’abus il avait à remédier. On le voit obligé d’interdire son toit, qui, paraît-il, leur servait souvent d’asile, aux voleurs, aux homicides, aux adultères, fuyant les recherches de la justice, et aux femmes de mauvaise vie[15]. III On peut apprécier toute la distance qui sépare la royauté barbare et l’empire chrétien de Charlemagne, en comparant à la truste des anciens chefs franks, batailleuse et amie des festins, le cortége de savants, de lettrés, de poètes, dont le fils de Pépin aima toute sa vie à s’entourer et qui formait ce qu’on a appelé l’académie palatine. Ses relations avec Rome avaient promptement développé chez lui le goût des lettres et des arts. A chacun de ses voyages en Italie, il en ramena quelques-uns de ces savants professeurs qui firent de la France, au IXe siècle, le foyer de la vie intellectuelle de l’Europe. Passionné pour la science, dit Éginhard, il eut toujours en vénération et comblait de toutes sortes d’honneurs ceux qui l’enseignaient[16]. Aussi quiconque, en pays étranger, avait acquis du renom par son enseignement s’empressait de venir chercher à la cour de Charles, et dans les grands établissements scolaires fondés sous ses auspices, la consécration et la récompense de ses talents. Il avait, pour découvrir le mérite et pour l’utiliser, un instinct merveilleux. Un jour deux Hyberniens débarquent d’un navire marchand sur une plage neustrienne. A la foule qui s’étonne de les voir sans pacotille, ils disent : Ce que nous avons à vendre, c’est la science. Qui veut en acquérir ? Le vulgaire les prit pour des insensés ; mais l’empereur, instruit de l’événement, voulut voir ces deux marchands extraordinaires, les interrogea, et, reconnaissant qu’ils avaient dit vrai, les traita avec beaucoup de distinction. Tous deux illustrèrent bientôt les chaires des écoles impériales[17]. On parlera plus loin de ces écoles et des études qu’y dirigeaient les maîtres des sept arts. Mais il ne faut pas confondre, dans le palais, l’école proprement dite, ouverte à des étudiants nombreux et de toutes conditions, qui y suivaient des cours réguliers, et l’académie, réunion d’élite, composée, il est vrai, des maîtres de l’école et de ses élèves les plus distingués, mais où les formes méthodiques de l’enseignement étaient remplacées par des conférences, par des lectures de petits poèmes, par des discussions ingénieuses ou des controverses philosophiques : sortes de tournois de l’esprit, dont Alcuin nous donne de curieux spécimens dans ses ouvrages. Alcuin lui-même était le principal personnage de cette académie, où il prenait le nom de Flaccus. La plupart des membres avaient également emprunté des surnoms à l’antiquité sacrée ou classique. Le roi Charles avait pris celui de David ; l’archichapelain Angilbert s’appelait Homère ; Adalhard, petit-fils de Charles-Martel, Augustin ; l’historien Éginhard, Beséel ; Wala, frère d’Adalhard, Arsène. Les princesses de la cour faisaient aussi partie de la docte assemblée, où la reine Liutgarde devenait Ava, Rothrude Colombe, Gisèle Délie, etc. Cette institution, dont bien des exercices nous paraissent aujourd’hui puérils, eut cependant une influence salutaire et un mérite incontestable. Elle entretint à la cour et propagea au dehors le goût de l’instruction. Au contact de ces esprits supérieurs, Charlemagne s’était senti pris d’une ambition irréalisable. Si on secondait votre zèle, lui disait Alcuin, peut-être verrait-on s’élever en France une Athènes nouvelle, bien plus brillante que l’ancienne, l’Athènes du Christ[18]. Il eût voulu, en effet, faire de ses peuples enfants une nation d’Athéniens. Il rêvait de transformer le monde parla régénération des études, et de faire rayonner jusqu’aux extrémités de son vaste empire le foyer de lumière qui brillait à la cour. Ah ! s’écriait-il un jour, irrité des lenteurs et des obstacles de son œuvre civilisatrice, que n’ai-je douze docteurs comme saint Jérôme et saint Augustin ! A quoi Alcuin ne put s’empêcher de répondre : Vous en demandez douze, quand Dieu lui-même, le créateur de toutes choses, n’en a eu que deux ![19] L’idéal de la perfection tourmentait le héros, et lui donnait de ces impatiences enfantines. Impuissant à hâter selon l’ardeur de ses désirs le progrès de l’humanité, il ne cessa du moins de travailler à sa propre culture. Il avait suivi, étant enfant, les leçons de l’école palatine. Il se remit à l’étude quand il fut roi. Il étudia la grammaire, qui embrassait alors toute la littérature, avec Pierre de Pise, la rhétorique et la dialectique avec Alcuin. L’astronomie surtout le captiva[20]. Il se familiarisa avec les langues savantes, non seulement le latin, mais même le grec, au point de pouvoir corriger des exemplaires fautifs de la Bible des Septante. Il ne dédaignait pas cependant l’idiome national des Franks, et souhaitait de lui voir occuper une place dans la civilisation européenne. Dans ce but, il en composa lui-même une grammaire, qui fut plus tard retouchée et complétée par le moine Ottfrid de Wissembourg[21]. Il donna aussi aux mois et aux vents des noms empruntés à la langue vulgaire de ses sujets septentrionaux. Janvier fut Wintarmanoth (mois d’hiver) ; février, Hornungmanoth (mois de boue) ; mars, Lentzinmanoth (mois de printemps) ; avril, Ostarmanoth (mois de Pâques) ; mai, Winnemanoth (mois de délices) ; juin, Brachmanoth (mois des défrichements) ; juillet, Heuvimanoth (mois des foins) ; août, Aranmanoth (mois des moissons) ; septembre, Witumanoth (mois des vents) ; octobre, Windumemanoth (mois des vendanges) ; novembre, Herbitsmanoth (mois d’automne) ; décembre, Heilagmanoth (mois saint). Le même procédé de composition lui servit à distinguer les vents, d’après les douze points de l’horizon : vent d’est, Ostroniwint ; d’est-sud, Ostsundroniwint ; de sud-est, Sundostraniwint ; du sud, Sundroniwint ; de sud-ouest, Sundwestroniwint ; d’ouest-sud, Westsundroniwint ; d’ouest, Westroniwint ; d’ouest-nord, Westnordroniwint ; de nord-ouest, Nordwestroniwint ; de nord, Nordroniwint ; de nord-est, Nordostroniwint ; d’est-nord, Ostnordroniwint. Enfin, indépendamment de ces vocables d’utilité quotidienne, nécessaires pour assurer la viabilité d’une langue, il voulait que la sienne eût des traditions littéraires. Il prescrivit, en conséquence, de recueillir les anciens poèmes barbares conservés dans la mémoire du peuple, ces cantilènes héroïques qui furent comme le canevas des grandes épopées du moyen âge[22]. La science philologique doit regretter sans doute qu’un si curieux document ait péri tout entier. Mais notre France n’y a rien perdu. Sa floraison littéraire ne devait pas être produite par des germes tudesques. Charlemagne lui-même contribua plus que personne à donner à la civilisation moderne une direction romane. Il fit pour les idiomes comme pour les lois : il respecta en tous lieux la tradition établie ; mais il mit au-dessus de tous les codes particuliers les ordonnances générales des Capitulaires, et au-dessus de tous les idiomes des peuples incultes la langue universelle de l’Église, et aussi le grec, qui avait servi à écrire tant de monuments de la foi chrétienne. Et ces deux nobles langues, avec l’hébreu peut-être, furent assurément les seules représentées dans cette bibliothèque du palais que Charlemagne trouva déjà fondée par son père[23], à l’aide des dons des papes, et qu’il enrichit d’une grande quantité de livres venus, pour la plupart sans doute, de la même source[24]. Est-il besoin de discuter, après tout ce qui précède, l’étrange opinion suivant laquelle le grand empereur, restaurateur des lettres, n’aurait pas même su écrire, et se serait exercé jusque dans l’âge mûr, sans y réussir convenablement, dans l’art élémentaire de tracer et d’assembler les vingt-trois caractères de l’alphabet latin ? Tout ce qu’Éginhard a pu vouloir dire, dans la phrase si souvent citée[25] qui a donné matière à cette controverse, c’est que son illustre maître, avide d’exceller en tout, cultiva aussi la calligraphie, et que cette fantaisie le posséda même tellement, qu’il plaçait des tablettes sous son chevet, pour s’y exercer dans ses moments d’insomnie. Mais, malgré toute son application, il paraît qu’il ne put, à son grand regret, assouplir assez sa main, habituée à de plus rudes travaux, pour rivaliser avec les scribes de profession, et dessiner comme eux ces lettres historiées dont on ornait les riches manuscrits. Évidemment l’absence d’un talent aussi spécial ne saurait être considérée comme une lacune dans un esprit cultivé. Si Charlemagne ne put devenir un miniaturiste, il n’en avait pas moins le goût et le sentiment des arts. C’est encore à l’Italie qu’il rapportait sur ce point son idéal. Il se proposait d’élever à Aix-la-Chapelle une basilique plus magnifique que tous les ouvrages des Romains. Mais pour la décoration de ce somptueux monument il ne sut rien trouver de mieux que les ouvrages de ces mêmes Romains : c’est de Home et de Ravenne qu’il fit venir des marbres sculptés. Nul doute aussi qu’il eut recours à l’habileté des artistes italiens pour la fabrication des portes d’airain, des candélabres, des serrureries merveilleuses, dont il orna avec profusion l’église de sa résidence préférée[26]. Le palais qu’il y fit construire devait être conçu dans le même goût et décoré de la même manière, si l’on en juge par les meubles en métaux précieux, sculptés et ciselés, qui figurent dans ses munificences testamentaires. On a parlé ailleurs de ses idées grandioses en matière de travaux publics. L’échec de ses deux grandes entreprises, le canal du Danube au Rhin, envasé avant son achèvement (793), et le pont de Mayence, qui, n’ayant pu être construit qu’en bois, fut dévoré par un incendie, œuvres immenses auxquelles il avait fait concourir des ouvriers de l’Europe entière[27], prouve combien ses conceptions étaient en avance sur les ressources de son temps. |
[1]
Det tibi perpetuam clemens in sæcla salutem
Et decus imperii, David amate, Deus.
Alcuin, Epist. LXXXIV. — David était le surnom de Charlemagne dans l’Académie palatine.
[2] Capitulare Aquense, 802 ; ap. D. Bouquet, t. V, p. 658.
[3] Éginhard, Vita Karoli Magni, cap. XXII.
[4] Éginhard, Vita Karoli Magni, cap. XXIII.
[5] Monach. Sangall., de Gestis Caroli Magni.
[6] Monach. Sangall., de Gestis Caroli Magni.
[7] Capitul. de Villis, Baluze, t. I, p. 331.
[8] Éginhard, Vita Karoli Magni, cap. XVIII.
[9] Bertrade.
[10] Versus de Carolo Magno ; D. Bouquet, t. V, p. 390.
[11] Theodulfi Aurelian. Episcopi carmina, IV, AD CAROLUM REGEM ; ap. D. Bouquet, t. V, p. 418.
[12] Éginhard, Vita Karoli Magni, cap. XIX.
[13] Monach. Sangall., de Gestis Caroli Magni, lib. I.
[14] Voici la liste complète (par ordre alphabétique) des localités signalées par les chroniqueurs contemporains comme ayant servi de séjour à Charlemagne dans ses expéditions, pendant ses quarante-six ans de règne : Aix-la-Chapelle : 768, 788, 794, 795, 796, 798, 799, 800, 801, 802, 803, 804, 807, 808, 809, 810, 811, 812, 813 ; — Attigny : 771, 785 ; — Chasseneuil : 778 ; — Compiègne : 779 ; — Corbeny : 771 ; — Douzy : 777 ; — Duren : 769, 775 ; — -Francfort-sur-le-Mein : 794 ; — Héristall : 771, 772, 773, 776, 777, 778, 779, 783, 784 ; — Ingelheim : 788 ; — Liége : 770 ; — Mayence : 770 ; — Nimègue : 777 ; — Paderborn : 777 ; — Quierzy : 781, 782 ; — Regensburg (Ratisbonne) : 791, 792 ; — Salis : 790 ; — Schelestadt : 775 ; — Thionville : 773, 774, 782, 783, 805, 808 ; — Worms : 780.
[15] Capitulare de Ministerialibus palatinis ; ap. D. Bouquet, t. V, p. 637.
[16] Éginhard, Vita Karoli Magni, cap. XXV.
[17] Warnkœnig et Gérard, Hist. des Carol., t. I, p. 368.
[18] Alcuin, Opera, t. I, p. 102, cité ap. Hauréan, Charlemagne et sa cour, p. 203.
[19] Monach. Sangall., de Gestis Caroli Magni, lib. I, cap. IX.
[20] Éginhard, Vita Karoli Magni, cap. XXV.
[21] Éginhard, Vita Karoli Magni, cap. XXIX.
[22] Éginhard, Vita Karoli Magni, cap. XXIX.
[23] Le pape Paul 1er écrivait en 758 au roi Pépin : ...Direximus etiam excellentissimæ Præcellentiæ Vestræ et libros quantos reperire potuimus, id est Antiphonale et Responsale, insimul Artem grammaticam Aristotelis, Dionysii Areopagitæ libros, Geometriam, Orthographiam, Grammaticam ; omnes græco alogio scriptores, necnon et horologium nocturnum. (D. Bouquet, t. V, p. 513.)
[24] Similiter et de libris, quorum magnam in bibliotheca sua copiam congregavit, statuit, etc. Testament de Charlemagne, ap. Éginhard, Vita Karoli Magni, cap. XXIIII.
[25] Tentabat et scribere, tabulasque et codicillos ad hoc in lectulo sub cervicalibus circumferre solebat, ut cum vacuum tempus esset manum effigiandis literis assuefaceret : sed parum successit labor præposterus ac sero inchoatus. (Éginhard, Vita Karoti Magni, cap. XXV.)
[26] Éginhard, Vita Karoli Magni, cap. XVII ; Monach. Sangall, de Gestis Caroli Magni, lib. I.
[27] Monach. Sangall., de Gestis Caroli Magni, lib. I, cap. XXII.