CHARLEMAGNE

 

CHAPITRE X. — SECONDE PÉRIODE DE LA GUERRE DE SAXE - CONQUÊTE DÉFINITIVE DE LA PANNONIE ET DE LA MARCHE D’ESPAGNE - RESTAURATION DE L’EMPIRE.

794-800

 

 

FANATISÉS sans doute par quelques chefs dont l’histoire n’a pas recueilli les noms des bandes nombreuses et chaque jour grossissantes de Saxons se préparaient, depuis l’attentat impuni de Rustrengen, à un suprême effort pour secouer le joug de la France. Ils s’étaient placés sur la défensive en un lieu montagneux appelé Sintfeld, dans la région du haut Weser. C’est là qu’ils attendirent le choc de leur terrible ennemi au commencement de l’automne 794.

Charles avait divisé en deux corps son armée, dont on ignore le point de formation. A la tête du premier, il partit de Francfort à l’issue du concile, et marcha droit au nord pour attaquer de front les positions des rebelles. Le second corps, commandé par son fils aîné, le prince royal Charles, qu’on appelait Charles le Jeune, prit sa route sur la rive gauche du Rhin, passa le fleuve à Cologne et se dirigea vers l’ouest, afin de prendre à dos les troupes de Sintfeld. Mais celles-ci comprirent vite la folie de leurs espérances. Sans risquer la bataille, elles se rendirent à discrétion, jurèrent fidélité et remirent des otages. La saison n’étant pas favorable pour entreprendre des opérations militaires sérieuses, Charlemagne se contenta de ces gages de paix, dont assurément il ne s’exagérait pas la valeur. Il ne s’éloigna guère d’ailleurs du pays ennemi, et vint hiverner à Aix-la-Chapelle[1].

Au printemps, l’attitude des Saxons était indécise. Ils évitaient soigneusement toute espèce d’actes d’hostilité, désireux, à ce qu’il semble, d’inspirer au souverain assez de confiance pour qu’il abandonnât la surveillance de leur frontière. Le roi, en effet, qui avait des sujets de guerre du côté de la Pannonie, annonça, en convoquant le Champ de mai, l’intention de porter ses armes dans cette lointaine contrée. Cette déclaration n’était vraisemblablement qu’un piége, d’autant plus que l’assemblée nationale se tenait sur la rive germanique du Rhin, au palais de Kuffenstein, en face de Mayence. Néanmoins les Saxons, croyant irrévocable le projet de l’expédition étrangère, refusèrent pour la plupart de répondre au ban royal. Mais aussitôt ils virent l’armée se répandre dans leur propre pays. Quelques contingents de Westphalie se rangèrent alors sous l’étendard Frank, et Charles lança ses scares dans toutes les directions, avec la consigne impitoyable de dévaster la contrée jusqu’à son entier épuisement. Il arriva ainsi, au milieu des ruines, des incendies et des massacres, jusqu’aux marais du bas Weser et du bas Elbe, où il accula les révoltés. De son quartier de Bardenwik (dans le Bardengau), il envoya l’ordre aux Slaves Obotrites, ses vassaux, de prendre les Saxons à revers, et lui-même essaya d’opérer sa jonction avec ces troupes de renfort en s’ouvrant un passage jusqu’à Hluini (Lunebourg). Mais là il apprit que les Obotrites avaient été taillés en pièces par les Saxons transelbains, et que leur duc, Wiltzan, était resté parmi les morts. Il s’en vengea en faisant peser sur toute la Saxe une occupation militaire d’une dureté excessive, et qui ne tarda pas à mettre de nouveau les vaincus à sa merci. Maître enfin de la situation, il n’exerça pas de représailles sanglantes. Le souvenir du profond ébranlement qu’avait causé, dix ans auparavant, l’exécution des insurgés de Werden l’avait déterminé à changer de tactique. Ne pouvant dompter autrement la nationalité saxonne, il voulait la dissoudre et transformer violemment le génie de ce peuple, en le fondant avec des éléments étrangers. Déjà, à la suite de la précédente campagne, il avait entraîné en France des masses considérables d’otages, que les Annales de Fulda[2] estiment à un tiers des troupes désarmées à Sintfeld. Il continua cette fois d’appliquer, et plus rigoureusement encore, le même système. Des milliers d’Angariens et d’Ostphaliens, hommes, femmes, enfants, se virent arrachés, sans espoir de retour, à leur pays natal, pour être disséminés en divers points du centre et du midi de l’Europe[3]. Ainsi les rois des Babyloniens et des Perses transportaient les Juifs sur le Tigre, les Chalcidiens au bord du golfe Persique. Ainsi Probus avait transplanté des colonies de Franks et de Frisons jusque sur les rivages du Pont-Euxin[4].

L’année suivante, pendant que ses trois fils guerroyaient aux frontières de l’empire, Charles le Jeune et Louis au-delà des Pyrénées, Pépin chez les Avares, le roi parcourut encore en personne la Saxe, son champ de bataille à lui, où il ne laissait jamais à nul autre le péril et l’honneur de commander. Il atteignit l’Elbe sans rencontrer aucune résistance, essuyant seulement dans les marais du Nord quelques escarmouches, dont il profita pour faire une nouvelle levée de captifs. Peu à peu il obtenait ainsi de la famille, seul corps constitué dans la Germanie païenne, les garanties que la nation, manquant de solidarité, n’avait jamais pu lui donner. Grâce à une pareille méthode de conquête et même de contrainte morale, il ne devait bientôt plus se trouver, dans les cantons où se recrutaient les bandes insurrectionnelles, un seul guerrier qui n’eût quelqu’un de ses proches, quelque existence qui lui était chère, livrée à la merci du roi frank et répondant sur sa tête de la soumission de la patrie germanique. En même temps, les vides causés par cette dépopulation périodique étaient aussitôt comblés par des colonies de guerriers méridionaux, installés comme bénéficiers militaires sur les domaines des exilés : centres nouveaux et permanents d’influence romane, éléments éprouvés, destinés à former les cadres, si l’on peut ainsi parler, des paroisses naissantes et des troupes indigènes aux ordres des officiers royaux.

Au printemps de 797, Charlemagne put jouir des résultats obtenus par sa politique nouvelle. Dans une course rapide depuis le Rhin jusqu’à la mer du Nord, même en traversant les plus sauvages retraites du Holstein, il n’eut pas à tirer l’épée. Serments et otages lui furent spontanément offerts. Le régime de terreur inauguré après Werden avait décidément fait son temps : il était condamné par une expérience tristement convaincante, et l’intérêt politique s’unissait, au bout de douze années, aux voix les plus autorisées de l’Église pour réclamer des tempéraments au capitulaire draconien de 785. Le roi, au retour, se hâta d’édicter les mesures de clémence reconnues nécessaires, et le nouveau capitulaire[5], rendu à Aix le 28 octobre, dans une assemblée solennelle où avaient été convoqués des Saxons de tous les cantons westphaliens, angariens et ostphaliens, modifia dans un sens plus chrétien l’économie du système administratif précédemment en vigueur. Ce document ne reproduit pas les condamnations capitales appliquées aux fautes purement morales, et notamment à la violation des lois ecclésiastiques en matière de jeûne, d’abstinence, de sépulture, etc. En général, le Saxon y est soumis aux mêmes lois que le Frank. Les articles les plus importants, et qui d’ailleurs n’ont rien d’exceptionnel, concernent l’administration de la justice. Elle y est décentralisée. Afin de relever le crédit des tribunaux de canton, composés d’un jury indigène, le doublement de l’amende est prononcé contre le plaideur qui, en ayant appelé au plaid royal, aura vu sa sentence confirmée par cette juridiction supérieure. Il est dérogé en un seul point à la loi saxonne. Le roi ne se réserve qu’un privilège, la plus belle prérogative de la souveraineté, le droit de grâce. L’article 10 lui laisse la faculté, quand un malfaiteur aura encouru la peine de mort d’après le code indigène, de commuer cette peine en celle de la déportation, et de transférer le coupable avec sa famille loin de sa patrie, dans une autre région de l’empire, de sorte qu’il soit comme mort pour la Saxe.

Il eût été singulièrement imprudent de compter sur un capitulaire pour transformer et adoucir en un jour l’esprit si opiniâtrement rebelle des Saxons. Une de leurs tribus, du reste, la plus septentrionale, celle que, dans l’idiome national, on appelait les Northalbings[6] (habitants du nord de l’Elbe), n’avait pas donné de gages de soumission et ne s’était pas fait représenter à l’assemblée d’Aix. Il était donc nécessaire de surveiller les hommes du Nord, et Charlemagne, à cet effet, décida d’hiverner cette année au cœur même de la Saxe. Il fit élever, au bord du Weser, des baraquements pour ses troupes, et le lieu conserva le nom de sa première destination. C’est le Héristal saxon (Heer-Stell, c’est-à-dire quartiers de l’armée). C’est là qu’il tint sa cour, sous la tente, comme il l’eût fait dans ses palais du Rhin ou à Rome, recevant des ambassades d’Espagne et de Pannonie, mandant auprès de lui ses fils pour lui rendre compte des expéditions de la campagne précédente et recevoir ses instructions au sujet des opérations nouvelles qu’ils devaient préparer ; consacrant enfin ses laborieux loisirs à l’examen des questions diplomatiques et militaires du monde entier.

Tout au commencement du printemps, avant la tenue du Champ de mai, une terrible nouvelle lui arriva. Les Northalbings s’étaient révoltés et avaient égorgé les officiers royaux établis parmi eux pour y rendre la justice. Parmi les victimes du massacre se trouvait un ambassadeur de la cour carolingienne, Gottschalk, tombé par hasard au pouvoir des insurgés, en revenant de remplir une mission de son maître auprès de Siegfrid, roi des Danois. Bien que la disette des fourrages rendît en cette saison la mobilisation des troupes extrêmement difficile, Charles ne voulut pas différer d’un jour le châtiment des rebelles. II entra en campagne sur-le-champ. Parti de Minden à marches forcées, il se jeta sur les populations d’entre le Weser et l’Elbe, qui commençaient à suivre l’exemple de leurs voisins du Nord, et porta le fer et le feu sur tous les points de la Wigmodie, d’où il enleva seize cents otages. Pendant ce temps, les Obotrites attaquaient, de leur côté, les Saxons transelbains, et leur chef Thrasicon vengeait rudement sur les rebelles le meurtre de son prédécesseur Wiltzan. Quatre mille ennemis périrent dès la première rencontre, au rapport d’un témoin oculaire, le Frank Eberwin, qui commandait l’aile droite de ces précieux auxiliaires[7].

A la suite du Champ de mai de 799, tenu à Lippenheim, près du Rhin, l’armée franke passa de nouveau ce fleuve pour s’enfoncer en Saxe. Charles avait hâte d’en finir avec les dernières convulsions de la barbarie germanique qui agitaient encore de temps à autre cette contrée. Le foyer de la révolte était enfin concentré à la frontière nord, au delà de l’Elbe. Le roi s’avança dans cette direction ; mais il n’alla que jusqu’à Paderborn. Des complications d’une gravité inouïe réclamaient son intervention au midi de l’empire et surtout en Italie. La papauté, aux prises avec des factions redoutables, avait besoin du secours de son patrice. En présence de cet intérêt supérieur, force lui était d’ajourner la pacification définitive de ses provinces septentrionales. Il se contenta d’envoyer son fils Charles vers l’Elbe, avec une partie de l’armée, pour recevoir la soumission de quelques Saxons Northalbings et régler certaines difficultés qui s’étaient élevées entre les Obotrites et les Vélétabes[8]. Lui-même, pendant ce temps, fit la dédicace de la basilique qu’il avait construite à Paderborn, et le pape fugitif étant venu jusque-là conférer avec lui, comme on le verra plus loin, il reprit le chemin du Midi avec son auguste visiteur, laissant les affaires de la Saxe dans le meilleur état[9].

L’état général de l’Europe permettait enfin à son dominateur de déposer l’épée.

Au sud et à l’est de l’empire, la situation était plus prospère encore qu’au delà du Rhin. Au cours de la seconde période de la guerre de Saxe, les troupes chrétiennes avaient remporté sur les musulmans d’Espagne et sur les Tartares de la Pannonie des avantages considérables et dont les résultats solides assuraient désormais, de ces deux côtés, la paix du monde civilisé. Les barbares eux-mêmes, par leurs dissensions intestines, avaient provoqué l’intervention des Franks et facilité leur rapide triomphe.

II

L’émir de Cordoue, Hescham, fils d’Abd-el-Raman, était mort en 796, laissant une succession âprement disputée. Son fils unique, Hakem, eut pour rivaux ses propres oncles, Soliman et Abd-Allah, frères aînés d’Hescham, supplantés par lui à la mort de leur père. A la faveur de l’anarchie, les valis du Nord s’affranchirent de nouveau du joug de Cordoue, et, au printemps de 797, Charlemagne, avant de rentrer en Saxe, vit arriver à Aix-la-Chapelle le cheik Zéid[10], qui, s’étant emparé du gouvernement de Barcelone, venait se placer dans le vasselage et sous la protection du roi frank. Celui-ci saisit avec empressement cette occasion de relever son influence au midi des Pyrénées. Tout concourait d’ailleurs à lui en procurer les moyens. Quelques mois après qu’il eut reçu l’hommage de Zéid, à la suite de la rapide campagne qu’il fit cette année-là au delà du Rhin, un autre solliciteur musulman se présenta devant lui. C’était le prétendant Abd-Allah lui-même. Charles était trop politique pour éprouver le moindre scrupule à soutenir l’oncle dans ses entreprises spoliatrices contre son neveu. Il lui promit de l’aider au moyen d’une diversion dans le Nord, en arrachant les provinces situées en deçà de l’Ébre à la domination de l’émir Hakem. Quel que fût le résultat de la guerre civile, la France devait ainsi travailler pour elle-même et profiter seule de ses conquêtes.

Le jeune roi Louis d’Aquitaine était alors à Aix-la-Chapelle. Son père le renvoya dans ses États, et, pendant qu’Abd-Allah s’en allait faire la guerre de partisan dans les montagnes de Tolède, les troupes d’Aquitaine commandées par le comte Guillaume, l’illustre vaincu de Villedaigne, opéraient victorieusement la diversion promise dans la Marche d’Espagne. Franchissant la chaîne des Pyrénées par les deux extrémités à la fois, elles forcèrent l’entrée ou reçurent la soumission de presque toutes les places qui, depuis cinq ans, avaient échappé à la souveraineté franke : Pampelune, Girone, Huesca, Lérida[11], etc. Hakem, accouru avec des forces considérables après le départ des envahisseurs, obtint, il est vrai, des succès éphémères et poussa même jusqu’aux portes de Narbonne. Mais il lui fallait faire face, avant tout, aux rebelles de l’intérieur, qui menaçaient sa couronne. Sa prompte retraite marqua la perte définitive des provinces du nord de l’Èbre pour le khalifat de Cordoue.

La chrétienté, dans sa lutte contre les musulmans d’Espagne, avait pour avant-garde les libres et vaillantes populations de la Galice et des Asturies, qui, sous la conduite de leur roi Alphonse II, combattaient alors avec autant de bonheur que d’héroïsme pour la délivrance du sol national. Alphonse, quoiqu’il ne dût sa couronne qu’à sa naissance et au dévouement de ses sujets, se proclamait lui-même le fidèle[12] de Charlemagne et lui faisait hommage de ses succès. En 798, s’étant rendu maître de Lisbonne, il en envoya les dépouilles opimes au chef politique de la chrétienté. Ces présents de conquérant, emblèmes de la victoire, consistaient en sept captifs sarrasins et autant de cuirasses et de mulets[13]. Ses ambassadeurs, qui étaient allés jusqu’au Héristal saxon, assistèrent, à leur retour, à l’assemblée des grands d’Aquitaine réunie à Toulouse, et y jurèrent alliance avec le roi Louis. Ils s’y rencontrèrent avec un vali des Pyrénées, Bahloul, empressé à acheter, par une soumission volontaire, les bonnes grâces des puissants voisins dont il prévoyait le triomphe imminent. En effet, les armées de Louis n’eurent qu’à mettre le pied dans la Marche d’Espagne pour s’y voir partout acclamées. Cette prise de possession fut définitive, et aucun retour de fortune ne devait dans la suite renverser l’autorité des comtes franco-aquitains qui furent, depuis 798, préposés à la défense et au gouvernement de la contrée.

Un an après, les îles Baléares, pour se soustraire aux pillages des pirates sarrasins, se donnaient spontanément à Charlemagne[14].

A cette époque, la puissance franke n’éprouvait plus de résistance sur aucun point du continent. Charles, dans sa ville d’Aix, vraie capitale du monde, recevait de toutes parts des messages et des trophées de victoire de ses lieutenants. C’est là que Wido[15], comte de la Marche de Bretagne, lui apporta en 799 les armes des tierns armoricains un instant révoltés et qu’il avait fait rentrer dans l’obéissance[16]. Trois ans auparavant, à propos d’un événement bien plus considérable, la capitale rhénane avait été témoin d’un vrai triomphe, semblable à ceux de Rome antique, décerné à Pépin d’Italie, destructeur de l’empire des Avares.

III

Ce jeune prince, en effet, avant même d’atteindre sa vingtième année, avait exercé seul le commandement nominal, et avait recueilli toute la gloire des dernières opérations militaires dirigées contre la Pannonie.

La campagne de 791, bien qu’elle eût laissé sans modification apparente la situation respective des peuples belligérants, avait eu cependant pour résultat de faire naître ou de réveiller, au sein de la confédération hunnique, des germes de discorde qui amenèrent une rapide décadence. Dès 795, une des factions rivales qui se disputaient l’empire implora l’appui de l’ennemi national, de Charlemagne lui-même. Le chef de cette faction, le kan Thudun, envoya à Aix des messagers, chargés de présents, offrir au roi des Franks de se donner à lui avec sa nation et d’embrasser la foi chrétienne. Les messagers, très honorablement accueillis et traités, reçurent eux-mêmes le baptême, et rapportèrent à leur maître l’assurance d’un prochain concours[17].

Charles transmit à Pépin d’Italie l’ordre de faire avancer des troupes par la Carinthie. Mais la dissolution intérieure de la nation ennemie allait plus vite que les préparatifs militaires de ses agresseurs. Le corps franco-italien n’était pas encore en mouvement, qu’une révolution générale avait déjà éclaté chez les Avares, et que les deux chefs suprêmes de la confédération, le Chakan (Chaganus) et l’Ouïghour (Iugurrus), avaient été égorgés par leurs sujets. Un lieutenant de Pépin, Herric, duc de Frioul, entrant en campagne sur ces entrefaites, vint soutenir l’insurrection des Slaves méridionaux, longtemps tributaires des Avares, et à qui les derniers événements avaient permis de reconquérir leur indépendance. Il fut tué malheureusement dès le premier engagement, en commandant l’assaut de la place de Tarsacoz, sur la côte liburnienne, et l’on ne sait pas même si son armée continua les hostilités[18].

En même temps Pépin, avec le gros des forces d’Italie et de Bavière, pénétrait en Pannonie par l’ouest, culbutait les hordes hunniques au delà de la Theiss, et enlevait l’une après l’autre les neuf enceintes du Ring. Le riche trésor des Huns, fruit de leurs pillages séculaires dans l’empire romain, tomba d’un seul coup entre les mains du jeune vainqueur. A l’automne, il fit son entrée triomphale à Aix, traînant après lui des troupeaux de captifs et de longues files de chariots chargés de son prodigieux butin. Charlemagne avait enfin de quoi payer, sans compter, le dévouement de ses guerriers. Il leur distribua l’or à pleines mains. Jamais la nation franke ne s’était trouvée en possession d’autant de numéraire et de métaux précieux. On vit se produire alors, en l’espace de quelques années, une profonde révolution économique, attestée par de nombreux documents contemporains. Le pouvoir de l’argent, grâce à l’affluence soudaine des valeurs métalliques, diminua d’un tiers, de sorte que la monnaie de compte appelée livre (libra argentea), qui valait auparavant 844 francs de notre monnaie, d’après les calculs du savant B. Guérard[19], ne représenta plus dès lors, dans le commerce des objets de consommation, qu’une valeur actuelle de 563 francs environ.

Une large part des dépouilles des Huns fut attribuée au saint-siège. Rome, relevée enfin à son rang de dominatrice du monde par l’épée de son patrice, commençait à recouvrer sur les barbares ses propres richesses, dont ils l’avaient dépouillée aux jours de son abaissement. Le pape Léon III consacra cette royale aumône des Franks à la restauration de la basilique de Latran, et, comme témoignage de sa reconnaissance, il y fit exécuter la curieuse mosaïque, encore conservée de notre temps, où Charlemagne est figuré recevant de la main de saint Pierre l’étendard bleu aux roses rouges, labarum du nouvel empire.

La prise du Ring fut le coup de mort de la puissance des Avares. Il semble, comme dit Michelet, que ce peuple thésauriseur ait perdu son âme avec l’or qu’il couvait comme le dragon des poésies scandinaves.

Le kan Thudun et une foule de ses partisans étaient, venus dans le cortége de Pépin se faire baptiser à Aix. Mais cette race inférieure n’avait aucun germe de vertu sociale que la religion même pût développer. Elle continua de s’agiter et de s’abaisser encore dans les convulsions d’une incurable anarchie. L’entreprise de rénovation chrétienne y aboutit, en l’espace de trois ans à peine, à un déplorable échec. En 799, Thudun était retourné à ses idoles, et il essaya de secouer le joug de la domination des Franks, comme il avait abandonné leur foi. Vain effort. Au premier symptôme de soulèvement, le duc frank de Bavière, Gerold, marcha contre les rebelles. Il mourut, il est vrai, sur le champ de bataille dès le début de la campagne ; mais la défaite des Avares n’en fut ni moins prompte ni moins complète. Les Slaves achevèrent d’exterminer en peu d’années les débris de ce peuple terrible, qui avait trop justifié, dans toute l’Europe orientale, son nom de fléau de Dieu. Éginhard nous trace un lugubre tableau de la désolation où se trouvait de son temps toute la contrée qui avait servi de repaire aux hordes d’Attila : La Pannonie, maintenant vide d’habitants, le lieu où était le palais du chakan (le Ring) transformé en un désert où l’on ne voit plus même trace d’habitation humaine, attestent combien de batailles furent livrées, combien de sang répandu dans cette guerre de huit années. La noblesse entière des Huns a péri ; toute leur gloire s’est anéantie ; tous leurs trésors accumulés durant tant de siècles sont devenus la proie des vainqueurs[20].

Les frontières pacifiées de tous côtés, l’ordre et la prospérité régnant au sein de la nation dominatrice et rayonnant sur les peuples vassaux, teille était, en 799, ]’œuvre politique déjà accomplie par Charlemagne, et qui allait être bientôt couronnée et consolidée par la restauration de l’empire.

IV

Au milieu de l’harmonie universelle, un point cependant était encore profondément troublé, et c’était précisément la tète de la chrétienté, Rome.

Le pape Adrien était mort, peu après la reprise de la guerre de Saxe, le 25 décembre 795. Charles, qui n’avait pas de meilleur ami, le pleura, dit Éginhard, comme s’il eût perdu le frère ou le fils le plus cher ; car il était très facile à contracter des amitiés et très constant à les conserver, et il entourait d’une pieuse sollicitude ceux à qui l’attachaient des liens de cette nature[21].

Il composa lui-même l’épitaphe en vers latins qu’on peut lire encore aujourd’hui, à Home, sur la tombe de ce pontife. Moi, Charles, y dit-il, j’ai écrit ces vers en pleurant un père bien-aimé... Je veux unir sur ta tombe nos noms et nos titres, Charles et Adrien, moi le roi, toi le père !... Ô excellent père, souviens-toi de moi, et obtiens que ton fils te retrouve un jour dans le céleste royaume du Christ ![22]

Immédiatement après les funérailles d’Adrien, le 26 décembre, le collège sacerdotal, évêques et prêtres, lui donna à l’unanimité pour successeur Léon, fils d’Azuppius, défenseur intrépide des droits ecclésiastiques, plein de zèle contre les ennemis de la foi, mais en même temps patient, pieux, charitable et droit justicier[23]. Les grands et le peuple de Home ratifièrent d’une seule voix, et comme par une inspiration de Dieu, le choix des électeurs ecclésiastiques. Ni la cour d’Orient, ni aucune autre puissance étrangère ne fut consultée sur cette élection à une magistrature que les événements avaient rendue indépendante et souveraine dans l’ordre politique, comme elle l’était par essence dans l’ordre religieux. Ainsi acheva de disparaître l’ombre d’autorité que la vaine formalité de la confirmation des votes populaires avait laissée jusque-là aux successeurs de Constantin dans l’antique cité impériale.

Sacré le 27 décembre, le nouveau pape s’empressa de notifier son avènement à Charles, patrice des Romains, son coadjuteur civil. A ce titre, il lui fit porter par ses légats les clefs de la Confession de saint Pierre et l’étendard de la ville, et le pria d’envoyer un grand de sa cour recevoir le serment d’obéissance et de fidélité des habitants. L’abbé de Saint-Riquier, Angilbert, confident intime de Charlemagne et l’un des membres les plus brillants de l’académie palatine, où il portait le nom d’Homère, fut l’ambassadeur choisi pour aller saluer le pape Léon et lui offrir en même temps la part destinée à l’Église romaine dans les dépouilles du Ring : don de joyeux avènement, dont on a raconté plus haut l’emploi.

Dans les lettres de créance confiées à Angilbert, on retrouve l’exposé du programme politique du grand roi Frank, tel qu’il est formulé à chaque page de sa correspondance avec le saint-siège, et qu’il allait bientôt servir de base aux constitutions de l’empire restauré : Nous avons prescrit à Angilbert, écrit-il au souverain pontife, de concerter avec vous, en notre nom, toutes les mesures qui vous paraîtront propres à procurer l’exaltation de la sainte Église de Dieu et à affermir votre autorité et notre patriciat ; car le pacte que j’avais conclu avec le très bienheureux prédécesseur de Votre Paternité, je désire le continuer avec Votre Béatitude, dans le même accord inviolable de foi et de charité... C’est à nous de défendre en tous lieux, avec le secours de la miséricorde divine, la sainte Église du Christ, en repoussant au dehors les attaques des infidèles et en propageant au dedans la vérité catholique ; comme c’est à vous, très saint Père, d’aider nos armées, en élevant, ainsi que Moïse, vos mains vers le ciel, afin que, par votre intercession, Dieu, notre guide, donne partout la victoire au peuple chrétien sur les ennemis de son saint nom, et que Notre-Seigneur Jésus-Christ soit glorifié dans tout l’univers[24].

Bien que Charlemagne n’ait jamais prétendu, on l’a déjà dit, exercer sur l’Église le protectorat césarien que beaucoup d’historiens lui prêtent, il n’en est pas moins vrai qu’il était porté par caractère et qu’il se croyait, en outre, autorisé, par sa grande situation dans la chrétienté, à se considérer comme revêtu d’une sorte de juridiction pastorale. Il voulait être en tout, par le zèle comme par la puissance, le premier des fidèles. C’était, dit le moine de Saint-Gall, un évêque pour la prédication et un philosophe pour la science[25]. La fin de la lettre à Léon III est, en effet, conçue dans un ton d’admonition où se révèle bien cette tendance de son esprit. II recommande au pape l’observation scrupuleuse des canons, l’engage à ne donner dans sa conduite et dans ses paroles que des exemples et des conseils d’édification, afin, ajoute-t-il, que vous fassiez briller la lumière aux yeux des hommes, et que, trouvant vos œuvres bonnes, ils glorifient votre Père qui est aux cieux.

Les mêmes conseils font l’objet d’une note particulière remise à Angilbert. Répète-lui souvent, lit-on dans ce curieux document, à combien peu d’années se borne la dignité dont il jouit dans le temps, et combien sera durable la récompense réservée dans l’éternité à celui qui aura bien rempli cette tâche. Persuade-lui de détruire l’hérésie simoniaque qui souille en tant de lieux le corps de l’Église, et parle-lui de toutes les choses dont tu te souviens que nous avons maintes fois gémi ensemble. Que le Seigneur te guide et te conduise ; qu’il dirige en toute bonté le cœur de Léon pour le disposer à faire tout ce qui servira la sainte Église et le rendre pour nous un bon père et un utile intercesseur, afin que le Seigneur Jésus-Christ nous fasse prospérer dans l’exécution de sa volonté et daigne conduire au repos éternel ce qui reste du cours de notre vie. Voyage heureusement, profite dans la vérité et reviens avec joie, mon petit Homère[26].

Deux années s’écoulèrent après l’ambassade d’Angilbert, pendant lesquelles Charlemagne, tout occupé de ses expéditions de Saxe, de Pannonie et d’Espagne, dut laisser le nouveau pontife seul aux prises avec les difficultés de son gouvernement. La royauté élective des papes excitait toujours les mêmes convoitises dans la noblesse romaine, et la rivalité des factions déçues dans leurs espérances préparait des orages à chaque changement de règne. Une conspiration s’ourdit contre Léon parmi les fonctionnaires civils le plus en crédit sous Adrien, et qui regrettaient l’amoindrissement de leur influence. A la tête du complot se trouvaient deux neveux du dernier pape, le primicier Pascal et le sacellaire Campulus. Le but des mécontents était de se débarrasser du souverain pontife par un meurtre, et d’élever à sa place quelqu’un qui Mt mieux disposé à satisfaire leur ambition. Le 25 avril 799, Léon, se rendant, suivant la coutume, aux grandes litanies de saint Marc, où il devait officier pontificalement en l’église Saint-Georges, vit venir à lui Pascal et Campulus en habit laïque. Ils se prosternèrent hypocritement devant lui, en disant : Pardonnez-nous de n’avoir point de chasubles ; nous sommes souffrants, et nous ne pourrons peut-être assister à toute la cérémonie. Léon agréa leur excuse et s’entretint familièrement avec eux, sans soupçonner leur perfidie. Tout à coup, en face du monastère des Saints-Étienne-et-Sylvestre, une troupe de sicaires, embusquée dans le voisinage, fondit sur le cortège et renversa le pontife, que Pascal tenait par la tête et Campulus par les pieds. Le peuple s’était enfui ; les monstres foulèrent aux pieds l’auguste vieillard, le dépouillèrent de ses vêtements, lui crevèrent les yeux, lui arrachèrent la langue, le frappèrent à coups de bâtons, et le jetèrent baigné dans son sang devant l’autel des Saints-Étienne-et-Sylvestre. Léon vivait encore. Durant la nuit, Pascal, Campulus et Maurus de Nepi, leur complice, le firent transporter par leurs satellites au monastère de Saint-Érasme et le jetèrent dans un cachot, à la porte duquel ils placèrent des gardes... Mais le cubiculaire Albinus, avec d’autres fidèles craignant Dieu, pénétra dans le monastère, ouvrit les portes de la prison, et, tous ensemble, ils conduisirent le pontife dans la basilique Vaticane. Cependant les sicaires, maîtres de Rome, étaient dans la consternation ; leur triomphe ne les consolait pas. Ils vivaient dans une appréhension continuelle, se défiant les uns des autres et prêts à s’entr’égorger. Ne sachant rien trouver à faire de mieux, ils pillèrent et démolirent la maison du cubiculaire Albinus avec diverses autres propriétés appartenant à l’Église ou à des particuliers connus pour leur attachement au pape[27].

A la nouvelle de l’attentat, le duc frank de Spolète, Winigis, accourut à Rome avec sa petite armée, pourvut à la sécurité du pontife et l’emmena avec lui. Charlemagne allait quitter Aix-la-Chapelle pour rentrer dans la Saxe, qu’il voulait achever de dompter par un grand déploiement de forces, quand un courrier l’informa de la révolution romaine. Il ne put suspendre l’expédition projetée, pour laquelle il avait appelé des renforts ales provinces les plus éloignées de son empire. Toutefois, comme il était nécessaire d’aviser en hâte aux mesures de répression, il fit prier le pape de venir en conférer avec lui en Saxe même, et il s’en alla établir, en l’attendant, ses quartiers à Paderborn, ainsi qu’on l’a déjà raconté plus haut.

Léon, qui, par une guérison providentielle, avait recouvré la parole et la vue, saisit avec empressement l’occasion de prendre possession en personne, au nom du Christ, des nouvelles conquêtes du catholicisme au delà du Rhin. Jamais pape n’avait franchi ce fleuve, antique frontière de la civilisation. Lorsque, au commencement de l’été 799, Léon traversa les clairières de la Westphalie, les populations à peine converties qui se pressaient sur son passage durent contempler, avec une sorte de religieuse terreur, ce pacifique dominateur du monde dont Charlemagne n’était que le lieutenant, ce dépositaire d’une puissance qui dirigeait toutes les armées de l’Occident, et qui, en l’espace de moins de trente ans, avait si profondément changé la face de la patrie saxonne. La plupart de ces témoins, en effet, avaient assisté dans leur enfance, sous ces mêmes forêts, au bord de ces mêmes fontaines, aux sinistres mystères des anciens dieux. Le camp de Charlemagne leur offrit le spectacle d’une cérémonie religieuse et militaire d’un caractère bien différent, et dont un poème du temps, attribué, mais sans preuve, à Alcuin, nous trace ainsi le tableau grandiose : Instruit par ses courriers de l’approche du pape, Charles dépêche au-devant de lui, pour le saluer, son fils Pépin, à la tête d’une troupe de cent mille hommes. Le pasteur apostolique, en voyant se répandre dans la plaine cette innombrable escorte, lève ses mains au ciel et prie avec ferveur pour le peuple Frank. Trois fois la foule se prosterne devant le pontife pour recevoir sa bénédiction. Le pape Léon attire alors Pépin dans ses bras et le tient tendrement embrassé. Puis ils cheminent côte à côte vers le quartier royal. Cependant le pieux roi Charles avait fait mettre tout le reste de l’armée sous les armes : Volons, leur cria-t-il, à la rencontre du souverain pontife ! Et toute la troupe se lance sur ses traces comme pour une charge de cavalerie : les trompettes jettent leurs fanfares éclatantes, le sol tremble, les armes étincellent, et les bannières déroulent au vent leurs plis éclatants. Le désir d’entendre la voix du pape transporte les guerriers, et fait circuler une brûlante ardeur dans la moelle de leurs os... Au sortir du camp on s’arrête. Le clergé se range, en trois chœurs distincts, sous l’étendard sacré de la croix, et le roi dispose les gens de guerre en un cercle immense dont la ligne épaisse figure les remparts d’une ville. Lui-même, se tenant au centre, domine de toute la tête ces masses profondes.

Le pape arrive, admirant cette multitude où toutes les nations étaient représentées, observant la variété des langues, des costumes et des armements. Charles, accouru jusqu’à lui, se prosterne à ses pieds avec respect, puis l’embrasse tendrement. Ils s’acheminent alors côte à côte, la main dans la main, en conversant familièrement, au milieu de la foule agenouillée, qui, à trois reprises encore, courbe son front sous la main bénissante du pontife. Les prêtres, debout à la porte de la basilique, faisaient entendre des cantiques de louange. Léon, après avoir célébré pontificalement la messe, fut conduit par son hôte au palais, où un splendide festin était préparé[28]...

Le pape passa tout l’été auprès du roi frank. La faction rebelle qui continuait de dominer à Rome conçut cependant l’étrange illusion de se rendre Charlemagne favorable. Elle envoya des émissaires vers lui pour combattre les dépositions de Léon et l’accuser lui-même de crimes imaginaires. Le plaid des prélats et des leudes franks réuni pour écouter leurs explications en comprit sans peine l’imposture. Charles donna une escorte d’honneur au souverain pontife, qui fit sa rentrée triomphale dans la capitale le 29 novembre, au milieu d’un concours joyeux de clergé et de peuple. Ses adversaires n’osaient plus lever la tête. Les seigneurs franks qui l’avaient accompagné, au nombre de dix, deux archevêques, cinq évêques et trois comtes laïques, firent durant plus d’une semaine, comme délégués du patrice de Rome, une minutieuse enquête sur l’attentat du 25 avril, et envoyèrent en France les accusés, dont la culpabilité fut reconnue.

C’était à Rome même que Charlemagne avait résolu d’aller étudier les causes de la révolution et en juger en dernier ressort les auteurs. Mais, avant de s’éloigner de ses États, il lui restait bien des mesures à prendre pour en assurer la tranquillité durant une absence qu’il prévoyait devoir être longue. Dès le commencement du printemps suivant (800), à la mi-mars, il quitta son palais d’Aix-la-Chapelle. Aucune grande expédition n’étant décidée pour cette année-là, il se dirigea vers la Neustrie, dont les côtes étaient inquiétées depuis quelque temps par des pirates venus de l’archipel danois. Ce dernier repaire du paganisme odinique, épargné par l’épée des Franks, commençait, en effet, à prendre sa terrible revanche de la conquête chrétienne de la Germanie. Les forbans de toutes races, repoussés jusque sur les plages glacées du Nord par les progrès incessants de la civilisation dans la patrie teutonique, avaient trouvé libre et s’étaient arrogé l’empire des mers. Leurs flottilles ravageuses, maîtresses de l’océan Gallique, fondaient déjà, par de hardis coups de main, la sinistre réputation qui allait s’attacher bientôt au nom des Normands ! Il arriva, raconte à ce sujet le moine de Saint-Gall, que Charles vint, sans y être attendu, dans une ville maritime. Comme il se mettait à table, voici que des barques de pirates normands parurent en vue du port. Les uns les prenaient pour des marchands juifs, les autres pour des Africains ou encore pour des Bretons. Mais le sage roi, à la structure et à l’agilité de ces embarcations, reconnut que ce n’étaient pas des bâtiments de commerce, mais des navires de guerre : Ces vaisseaux, s’écria-t-il, sont remplis, non de marchandises, mais d’implacables ennemis ! A ces mots tous les assistants s’élancent à l’envi pour attaquer les navires. Mais ce fut en vain ; car les Normands, comprenant que celui qu’ils avaient coutume d’appeler Charles au Marteau (Karolus Martellus) était là, et tremblant d’affronter ce héros, se dérobèrent avec une rapidité inouïe non  seulement aux coups, mais aux regards de ceux qui les poursuivaient... Or le religieux Charles, se levant de table, s’appuya sur une fenêtre et y resta longtemps à rêver, le visage inondé de larmes. Comme nul de ses grands n’osait l’interroger : Savez-vous, leur dit-il, ô mes fidèles, pourquoi je pleure ? Je ne crains pas que ces gens-là me puissent nuire par leurs vaines menaces ; mais je suis profondément affligé que, de mon vivant, ils aient osé insulter ce rivage, et-je vois avec douleur quel mal ils feront à mes descendants et à leurs sujets[29].

Il était impossible de donner la chasse à ces insaisissables écumeurs de mer. Charles dut se borner à des mesures défensives. Il fit construire une flotte pour surveiller la côte, et établit des garnisons à l’embouchure des fleuves. Il alla ensuite célébrer les fêtes de Pâques (19 avril) au monastère de Saint-Riquier, et de là se rendit, par Rouen, à Tours[30], auprès de son ami et conseiller Alcuin, retiré de la cour depuis quatre ans, et devenu abbé de Saint-Martin.

De douloureux devoirs le retinrent plusieurs mois à Tours. Liutgarde, sa jeune femme, y fut prise d’une maladie mortelle, qui l’emporta le 4 juin[31]. Belle, douce et généreuse, mêlée comme une compagne et presque comme une sœur aux travaux et aux jeux des filles d’Hildegarde, elle avait, dans ses sept années de règne, effacé les mauvais souvenirs laissés par Fastrade. Mais aucun gage de cette union heureuse ne resta au puissant roi des Franks, et, bientôt oubliée comme les autres, Liutgarde devait, à quelques mois de là, être remplacée à son tour par une cinquième épouse, du nom de Mathalgarde[32].

Ayant ainsi parcouru toutes les provinces de son gouvernement direct, puisque au delà de la Loire commençait le royaume d’Aquitaine, Charlemagne vint tenir, au milieu d’août, l’assemblée nationale à Mayence, et l’informa de son projet de voyage en Italie. Il sentait quelle rude tâche allait lui incomber, comme patrice, en présence de l’effervescence des esprits à Rome. Il eût vivement souhaité d’avoir en cette circonstance auprès de lui un sage conseiller comme Alcuin, qui avait toujours inspiré sa politique avec autant de grandeur que de générosité. Mais en vain fit-il un nouvel appel à son vieux maître, le pressant de quitter les toits enfumés de Tours pour les palais dorés des bords du Tibre. Les infirmités mettaient l’illustre docteur hors d’état d’accomplir un tel voyage. Charles dut partir sans lui, emmenant une armée dont il partageait le commandement avec son fils Pépin.

Après un séjour d’une semaine à Ravenne, et pendant que Pépin marchait en force contre Bénévent, où le duc Grimoald affectait l’indépendance, Charlemagne suivit sa route vers l’État pontifical. Il arriva le 23 novembre aux portes de la Ville éternelle. Le pape était venu au-devant de lui jusqu’à Nomentum (Mentana), où ils eurent ensemble une première conférence. Le lendemain, le glorieux patrice fit son entrée solennelle au milieu des cantiques et des hymnes d’allégresse[33]. Mais il se déroba vite aux démonstrations de la joie populaire pour se livrer tout entier à la méditation de l’œuvre de justice qui l’avait amené.

Le 1er décembre, il convoqua une assemblée générale des chefs de la cité, et somma les accusateurs du souverain pontife de prouver les imputations qu’ils avaient dirigées contre lui. Toute l’assistance n’eut qu’une voix pour protester de sa soumission au pape. Nous ne sommes pas assez téméraires, s’écrièrent les prélats, pour nous constituer juges du siége apostolique, chef sacré de toutes les Églises. C’est à lui qu’il appartient de nous juger tous, et lui n’est le justiciable de personne. Plusieurs séances eurent lieu pour l’audition des témoins à charge, qui ne se présentèrent pas. Enfin Léon, tenant à la main le livre des Évangiles, monta à la chaire devant tout le peuple, et jura qu’il était innocent des crimes que ses ennemis lui avaient imputés[34]. Cette justification était inutile, et les émeutiers s’étaient condamnés eux-mêmes par leur silence. Charles avait ramené de France Campulus, Pascal et leurs complices, déférés à son tribunal patricial : leur perfidie était désormais éclatante ; ils n’essayèrent pas même de se disculper. Jugés selon la loi romaine, ils furent condamnés à mort. Mais le pape, ému de compassion, arrêta les rigueurs du bras séculier, et obtint que la peine capitale encourue par ses bourreaux fût commuée en un exil perpétuel[35].

La grande assemblée qui siégea durant la première quinzaine de décembre dans la basilique Vaticane pour l’instruction de cette affaire, ne bornait pas son rôle à celui d’un jury criminel. Elle préparait, de concert avec le souverain pontife, mais à l’insu du roi frank, un acte politique qui devait asseoir sur des bases solides et durables la paix si heureusement rendue à Home et au monde chrétien. Justement en ces jours, dit la chronique de Moissac, une ambassade venue de Constantinople apporta la nouvelle que les Grecs avaient déposé leur empereur, et remis aux mains d’une femme le sceptre des Césars. On disait qu’Irène, nouvelle Athalie, après avoir fait crever les yeux à son propre fils, l’avait relégué dans un cloître pour régner à sa place. C’était donc la déchéance du titre d’empereur, tombé aux mains débiles d’une femme. Le pape Léon concerta avec les prélats et les patriciens de Rome les mesures à prendre en une telle occurrence. L’avis unanime fut que Charles, roi des Franks, devait être proclamé empereur. C’était lui, en effet, dont les armes et la puissance protégeaient Rome, la capitale de l’empire. En Italie, en Gaule, en Germanie, tout lui obéissait. Dieu lui-même, en donnant à Charles, pour la défense de son peuple contre les infidèles, un pouvoir sans précédent, indiquait ainsi sa volonté de faire revivre le titre impérial dans la personne de ce prince. Il paraissait juste que le nom fût attaché à la charge, et tel était le vœu de tout le peuple chrétien[36].

Ainsi se retrouvent de nouveau formulées en cour de Rome, et en des termes identiques, les mêmes considérations qui, un demi-siècle plus tôt, avaient fait élever au trône la dynastie carolingienne.

Charlemagne, dont les dispositions avaient sans doute été sondées discrètement et trouvées peu favorables à un tel changement, n’en connut pas la résolution définitive et les préparatifs. Le jour de Noël, en se rendant à la messe pontificale, il ne soupçonnait pas encore les desseins du pape à son égard, et il assura ensuite, au dire d’Éginhard, que, s’il en avait été instruit, il n’aurait pas paru à l’église, malgré la solennité de la fête. Or, peu d’instants après, pendant qu’il était prosterné en oraison devant la Confession de saint Pierre, le pape s’approcha de lui et lui mit une couronne sur la tête, et une immense acclamation s’éleva de tous les points de la basilique : A Charles Auguste, couronné par Dieu, grand et pacifique empereur, vie et victoire ! Puis, ajoute le chroniqueur, le pontife s’inclina devant lui, et il quitta le nom de patrice pour celui d’Empereur et d’Auguste[37].

 

 

 



[1] Eginh., Annal., ann. 794.

[2] D. Bouquet, t. V, p. 158.

[3] Chron. Moissiac., ann. 795.

[4] Michelet, Hist. de France, t. I.

[5] Capitulare Saxonicum, ap. Migne, Patrolog. lat., t. XCVII, col. 199-204.

[6] Poet. Sax., Gesta Caroli Magni, ann. 798.

[7] Eginh., Annal., ann. 799.

[8] Eginh., Annal., ann. 799.

[9] Eginh., Annal., ann. 799.

[10] Zatto, Zaddo, dans les chroniques romanes.

[11] Eginh., Annal., ann. 796 ; Astronom., Vita Ludovici Pii.

[12] Proprius Karoli. Eginh., Vita Karoli Magni.

[13] Eginh., Annal., ann. 798.

[14] Eginh., Annal., ann. 798.

[15] Les historiens modernes désignent souvent ce personnage sous le nom de Gui, forme romane de Wido.

[16] Eginh., Annal., ann. 799.

[17] Eginh., Annal., ann. 795.

[18] Eginh., Vita Karoli Magni.

[19] Polyptyque d’Irminon, Prolégomènes, p. 140 et 158.

[20] Eginh., Vita Karoli Magni, cap. XIII.

[21] Eginh., Vita Karoli Magni, cap. XIX.

[22] Epitaphium Adriani I, papœ, ap. D. Bouquet, t. V, p. 412. Peut-être cette épitaphe fut-elle compose par Alcuin, au nom de Charlemagne.

[23] Anast., Lib. Pontific., ap. Darras, Hist. génér. de l’Eglise, t. XVIII, ch. I, n° 1.

[24] Caroli Magni Epist. VIII, ap. Migne, Patrolog. lat., t. XCVIII, col. 908.

[25] Monach. Sangall., de Gestis Caroli Magni.

[26] On sait qu’Angilbert avait pris, dans l’Académie palatine, le surnom d’Homère.

[27] Extrait du Lib. Pontific., d’Anastase, cité ap. Darras, Hist. génér. de l’Église, t. XVIII, ch. I, n° 2.

[28] De Carolo Magno et Leonis papæ ad eumdem adventu, Poema, D. Bouquet, t. V, p. 388 et suiv.

[29] Monach. Sangall., de Gestis Caroli Magni.

[30] Eginh., Annal., ann. 800.

[31] Annal. Mettens., ann. 800.

[32] Eginh., Vita Karoli Magni, cap. XVIII.

[33] Eginh., Annal., ann. 800.

[34] Anast., Lib. Pontific., cité ap. Darras, Hist. génér. de l’Église, t. XVIII, ch. I, n° 6.

[35] Id., ibid., n° 8.

[36] Chron. Moissiac., ann. 800.

[37] Eginh., Annal., ann. 800.