772-774
QUAND, à la fin de l’année 771, Charlemagne, selon l’expression des Annales de Metz, prit heureusement en mains le gouvernement de toute la monarchie franke, les États réunis sous son sceptre et soumis à la législation de ses capitulaires comprenaient dans son entier la France des temps modernes. Le royaume carolingien était arrivé enfin à confondre ses limites avec celles de la vieille Gaule. Du Rhin aux Pyrénées et des Alpes à l’Océan, l’ère de la conquête militaire était close et l’union politique des races était fondée par l’épée. Il appartenait au nouveau règne de l’affermir. Malgré les grands résultats obtenus, et même pour assurer ces résultats, la guerre s’imposait encore au vaillant fils de Pépin. La mission des Carolingiens fut, en effet, de combattre sans relâche pour la paix future de la chrétienté. Le peuple gallo-frank était l’armée de la civilisation : c’est dans les camps et par la discipline que devait s’opérer d’abord le mélange de ses éléments divers et se former son individualité nationale. En somme, le seul progrès réalisé depuis la chute des Mérovingiens, progrès immense, il est vrai, dans ses conséquences, c’était la réunion en un solide faisceau de toutes les forces de la civilisation. Mais la civilisation avait toujours en présence les mêmes ennemis, moins accablés qu’irrités par leurs revers successifs. La double barbarie germanique et musulmane n’avait pas cessé de menacer le repos et les destinées du monde occidental. Heureusement ces deux puissances formidables ne pouvaient, quant à présent, agir de concert. L’islamisme, en proie à ses luttes intestines, se trouvait momentanément hors de cause. Le califat ommiade de Cordoue, loin d’être en mesure d’inquiéter la Gaule, avait assez à faire de se défendre contre la dynastie abbasside, triomphante dans tout l’Orient. Néanmoins il y avait à la fois honte et danger pour le petit-fils de Charles-Martel, pour le monarque qui s’intitulait très chrétien, à souffrir en deçà des mers, aux portes mêmes de ses États, la domination des disciples du Coran. Du côté de la Germanie, le péril se dressait immédiat et multiple. A part l’Allemanie et la Bavière, qui vivaient en quelque sorte dans la sphère morale de la France, toutes les autres branches de la famille teutonique, aux divers degrés de culture où elles étaient arrivées, s’inspiraient d’un même principe ou plutôt d’un même instinct : la haine de Rome et la haine des Franks, propagateurs de l’influence romaine. Des rives de l’Oder à celles du Pô, chez les Saxons sauvages et chez les rusés Langobards, l’esprit germanique suivait ainsi sa pente, au rebours des lois du développement des sociétés modernes. ll fallait, dans l’intérêt du monde, dompter cette force hostile, la plier à la direction de l’idée chrétienne, et, partout où elle s’y montrerait obstinément rebelle, il fallait la supprimer. Pour les Langobards, qui n’étaient entrés dans le sein de la catholicité qu’afin de la déchirer plus à l’aise, l’heure de la crise suprême était proche. En ce temps-là même Desiderius, par une politique tout à la fois perfide et provocatrice, semblait vouloir hâter et justifier d’avance l’arrêt sévère qui allait bientôt effacer son royaume du nombre des États indépendants. Sans cesse en butte aux tracasseries, aux violences de cet homme fatal, le pape Étienne III mourut à la peine après trois ans et demi de pontificat (1er février 772). Adrien Ier, noble romain, lui succéda huit jours après (9 février). Le roi langobard, dit Anastase, s’empressa d’envoyer des ambassadeurs exprimer au nouveau pape son intention de vivre avec lui dans une étroite alliance. Moi aussi, je veux, répondit le très bienheureux pontife, conserver la paix avec tous les chrétiens ; je serai constamment fidèle aux traités conclus avec votre roi Desiderius, et je m’attacherai à maintenir l’alliance entre les Romains, les Franks et les Langobards. Un tel programme ne faisait pas le compte de l’insidieux monarque. La France d’abord y était de trop. Quant aux traités pris pour base des rapports entre les deux cours italiennes, le seul dont il eût à cœur l’exécution ne figurait justement point dans les archives de Latran. C’était cette prétendue convention verbale, aux termes de laquelle Christophe et Sergius se seraient engagés, au nom du saint-siège, à payer d’une indemnité considérable son concours au renversement de l’antipape Constantin. On sait de reste si ce concours, qui avait abouti à la tentative d’intrusion du moine Philippe, méritait la reconnaissance de la papauté restaurée. Dans tous les cas, les négociateurs avaient toujours nié la clause pécuniaire. Leurs dénégations à ce sujet et le refus d’Étienne III de ratifier le marché de condottiere invoqué par Desiderius, avaient poussé ce dernier aux atroces représailles qu’on a racontées plus haut. La violence ne lui ayant rapporté aucun profit, il voulait essayer de la ruse vis-à-vis d’Adrien. De là ces doucereuses avances. Le premier point à gagner pour lui, c’était d’empêcher l’intervention de Charlemagne dans les affaires d’Italie, soit en lui créant d’assez graves embarras dans son propre royaume, soit, par quelque tortueuse pratique, en le brouillant avec le pape. Il savait qu’il aurait bon marché de la république romaine quand elle serait réduite à ses seules ressources. Aussi, le récent affront fait à sa fille ajoutant le stimulant de la vengeance personnelle aux calculs de l’intérêt politique, s’attachait-il avec passion et sans mystère à tous les projets de démembrement de la trop puissante monarchie transalpine. La cour de Pavie était le rendez-vous naturel, le centre de ralliement et le foyer d’intrigues de tous les ennemis du trône carolingien. Hunald, le vieux duc dépossédé d’Aquitaine, échappé à la surveillance évidemment peu rigoureuse de son jeune vainqueur, y était déjà réfugié, lorsque la veuve et les fils de Carloman, avec leur cortége d’exilés volontaires, y vinrent à leur tour chercher asile. Qu’une circonstance adroitement exploitée permît d’exciter en faveur de ces princes déchus ou le patriotisme vivace et turbulent des Aquitains, ou la fierté ombrageuse des leudes de Neustrie, Charlemagne, semblait-il, aurait bien assez à faire de se défendre contre les deux tiers peut-être de ses sujets, et force lui serait d’abandonner l’État pontifical à la merci de son ambitieux voisin. Desiderius, qui ne recevait d’informations que des réfugiés et des conspirateurs, connaissait mal l’esprit et les ressources de la France unifiée, de même que le caractère de son jeune roi. Il connaissait mal aussi le nouveau pape ; car il n’attendait rien moins de son aveuglement, en retour de banales assurances d’amitié, qu’une collaboration active à la réussite d’un plan dont le saint-siège eût été la première victime. Ce que Desiderius demandait, en effet, à Adrien par ses premières ambassades, c’était le sacre des fils de Carloman, et il avait tout mis en œuvre, la feinte et la trahison, pour l’attirer à une entrevue, ou, pour mieux dire, à un guet-apens, d’où il se flattait de ne le laisser sortir qu’après avoir fait conférer de gré ou de force l’onction royale aux deux innocents prétendants. Le cubiculaire Paul Afiarta, l’agent encore non démasqué des conspirations langobardes autour du gouvernement papal, répondait du succès de l’entreprise. Comme le souverain pontife, instruit par l’expérience de son prédécesseur, n’était pas homme à se livrer sans garantie entre les mains de Desiderius, et qu’il opposait à toutes les séductions la résistante fermeté du diamant, Paul jurait de l’amener quand même à l’entrevue, dût-il l’y traîner la corde au cou. Le procédé, en effet, n’avait pas de quoi effaroucher sa scélératesse. On découvrit justement sur ces entrefaites à Rome qu’il venait d’en user de même avec l’infortuné Sergius, et qu’il l’avait fait étrangler dans la prison où ce défenseur courageux et méconnu des droits du saint -siège languissait depuis deux ans. Peu à peu ses coupables intelligences avec Desiderius furent mises au jour dans le temps même qu’il était auprès de son patron, sous prétexte de remplir une mission qu’il avait eu l’art de se faire confier par Adrien. Celui-ci prit aussitôt en grand secret des mesures pour faire arrêter inopinément le traître dès qu’il aurait remis le pied sur le territoire pontifical. L’arrestation eut lieu à Rimini. Mais, par un déplorable excès de zèle, l’archevêque de Ravenne, investi sous l’autorité du pape du gouvernement civil de l’exarchat, outrepassa les ordres qu’il avait reçus, et, au lieu de renvoyer le prisonnier au tribunal du préfet de Rome, il le fit comparaître devant le consulaire de sa ville épiscopale. La sentence ne pouvait être douteuse : le jugement, instruit à Rome, avait prouvé le crime du cubiculaire, qui fit, d’ailleurs, des aveux complets. La peine capitale fut donc prononcée et appliquée tout aussitôt, pendant que le pape, ignorant cette procédure sommaire, s’efforçait de faire commuer le châtiment à intervenir en un exil perpétuel. Les tardives excuses de l’archevêque n’obtinrent du pontife attristé que cette sévère réponse : Vous demeurez responsable de cette mort dans votre conscience et devant Dieu. Dès qu’Afiarta manifestait un repentir sincère, il fallait songer à son âme et lui laisser le temps de faire pénitence. Telle était ma pensée en vous envoyant mon sacellaire Grégoire, chargé de ramener le prisonnier à Rome[1]. — Notre civilisation a vieilli de onze siècles sans produire aucun autre gouvernement qui, dans l’administration de la justice, se soit inspiré de sentiments aussi magnanimes ! Cependant Desiderius ne s’en était pas tenu aux expédients trop lents de sa diplomatie officielle ou occulte. Les droits des fils de Carloman, seul motif d’abord invoqué, n’ayant point suffi pour déterminer le pape à une entrevue, le roi avait voulu l’intéresser plus directement à cette démarche. En conséquence, moins de deux mois après les premiers pourparlers si pacifiques, il envahit subitement les possessions pontificales, et, comme nantissement de sa fameuse créance d’indemnité, mit sous séquestre les places de Fenza, Ferrare et Comacchio, comprises dans la donation de Pépin. Bientôt l’exarchat tout entier fut livré à la dévastation. A Blera, quand survinrent les troupes langobardes, tous les habitants, hommes, femmes, vieillards et enfants, étaient occupés aux travaux de la moisson. Les soldats de Desiderius massacrèrent tout, pillèrent la ville déserte et y mirent le feu[2]. Le flot dévastateur s’avança rapidement jusqu’aux limites du duché de Rome. Une telle violation du droit des gens, après tant d’autres preuves de duplicité, n’était certes pas faite pour diminuer les légitimes défiances du souverain pontife au sujet de la conférence. Toutefois, il n’en repoussait pas l’idée d’une manière absolue. Il se bornait à réclamer quelques garanties indispensables et propres à sauvegarder non pas même la sûreté de sa personne, mais la dignité de son rôle : Que votre maître, disait-il aux négociateurs langobards, commence seulement par donner en ma personne satisfaction au bienheureux Pierre. Si vous me jurez en son nom, devant le Dieu tout-puissant qui nous voit et nous jugera un jour, que Desiderius est prêt à remettre en mes mains les villes et territoires qu’il vient d’envahir, dites-lui que je consens à avoir avec lui une entrevue, soit à Pavie, soit. à Pérouse ou même à Rome, dans le lieu enfin qui lui conviendra. S’il doute de ma parole, dites-lui que je l’autorise à réoccuper toutes les provinces usurpées dans le cas où, après qu’il me les aurait fait rendre, je refuserais de m’aboucher avec lui. Mais s’il ne fait d’abord cette restitution, il ne verra jamais ma face. Je vais lui envoyer de nouveaux délégués entre les mains desquels il remettra les cités et les forteresses appartenant au saint-siège, et, cette remise effectuée, j’irai le trouver en personne au lieu qu’il fixera[3]. Desiderius accueillit la députation porteuse de cette réponse avec un torrent d’injures et de menaces. Ce qu’il voulait du pape, ce n’était pas des raisons, mais des concessions. Aussi, coupant court à des pourparlers où les faux-fuyants n’étaient plus possibles, il déclara brutalement sa résolution d’aller à Rome même dicter ses volontés à Adrien. Déjà l’armée d’invasion était tout organisée. Le roi, qui la commandait avec son fils Adelgis, avait à son quartier la veuve de Carloman accompagnée de son conseiller le duc Otker et des deux petits orphelins, dont le sacre était le prétexte et devait être le couronnement de cette levée de boucliers. Ainsi les arrière-pensées de Desiderius se démasquaient : il s’agissait avant tout d’une revanche contre la France, et, en assiégeant Rome, c’était Charlemagne qu’il attaquait. A l’annonce de cette marche, raconte Anastase, le très saint pontife et son peuple, fondant en larmes, implorent le secours du Ciel. On prend en hâte toutes les mesures nécessaires à la défense ; les portes de la ville sont fermées et les remparts soigneusement fortifiés. Appelant aux armes les milices de Toscane, de Campanie et du duché de Pérouse, le pape leur fait jurer de défendre la ville sainte jusqu’à la mort. Comme les deux basiliques de Saint-Pierre et de Saint-Paul, situées en dehors de l’enceinte fortifiée, devaient se trouver à la merci de l’ennemi, on les démeubla : tout ce qu’elles avaient de précieux, ornements et vases sacrés, fut emporté à l’intérieur de la ville. Ensuite on barricada en dedans les portes des deux églises, afin que l’assaillant ne pût s’y introduire sans effraction et sans encourir, par conséquent, les anathèmes canoniques. Dès le premier moment d’angoisse, des nonces étaient partis par la voie de mer, portant au très excellent Charles, roi des Franks et patrice des Romains, des lettres apostoliques, où le pape conjurait Sa royale Excellence de marcher sur les traces de son père Pépin, d’illustre mémoire, en secourant les provinces de Ravenne et de Rome, et en délivrant le saint- siège de la tyrannie langobarde[4]. II On était alors au printemps de 773. Le saint-siège, persécuté depuis un an pour la cause de son patrice, lui avait déjà adressé, au début du conflit, un appel demeuré sans réponse. Il fallait un intérêt puissant pour que Charlemagne fit ainsi attendre le pape. Mais il s’était alors trouvé aux prises avec un adversaire bien plus redoutable que les Langobards, non seulement pour la France, mais pour l’Église elle-même. Car, par une coïncidence qui peut-être n’était pas fortuite, c’est juste au moment où Desiderius envahissait l’exarchat, que le jeune héros carolingien se vit forcé de consacrer toutes les ressources de son empire à réprimer les agressions de la Saxe. Les Saxons[5], dont le nom et l’influence embrassaient à cette époque presque toute la Germanie païenne, habitaient un territoire immense, au nord et à l’ouest de la contrée que nous appelons Allemagne. Depuis la lisière du Rhin, où leurs avant-postes, étagés sur la Lippe, la Ruhr et la Sieg, confinaient les marches austrasiennes, jusqu’aux frontières des Slaves par delà le cours de l’Elbe, leurs tribus étaient répandues sur ce sol ingrat et sauvage d’où s’étaient élancés, trois siècles auparavant, les barbares destructeurs de l’empire. Les Frisons les bornaient ou plutôt les appuyaient vers la mer du Nord. Quoique soumis à des chefs distincts, les deux peuples présentaient une grande affinité de race. La langue, la religion, les mœurs étaient les mêmes. La Frise, comme le pays des Danois, formait en quelque sorte, à l’arrière-garde de la Saxe, la réserve de la barbarie teutonique et scandinave : coalition formidable, toujours prête à se ruer sur l’ennemi commun, la civilisation chrétienne. Entre le peuple de pirates que la chrétienté connut, au siècle suivant, sous la vague désignation d’hommes du Nord (North-man, Normand), et leurs frères de la tribu des poignardeurs (Sacksen, de sachs, poignard, coutelas), la différence ne consistait que dans la position géographique. Originaires de la Scandinavie, les Saxons, dans leurs légendes fabuleuses, expliquaient par un crime odieux leur établissement continental et leur nom significatif. Suivant cette tradition, les fondateurs de la tribu, fils d’aventuriers germains enrôlés dans les armées d’Alexandre, seraient revenus un jour aborder à l’embouchure de l’Elbe. Trompant les habitants du littoral, les perfides navigateurs, au dire de la légende, s’étaient engagés à se présenter désarmés à une entrevue pour y conclure un traité de paix. Mais à peine arrivés en force au rendez-vous, ils tirent de sous leurs vêtements leur arme nationale, le coutelas (sachs), qui y était caché, égorgent leurs imprudents alliés, et se rendent maîtres de la contrée. Tel est l’exploit qu’ils plaçaient avec orgueil en tête de leur histoire. Quel que soit le fondement de ce récit, qui peint du moins leur caractère, faibles et encore peu nombreux lors des grandes invasions germaniques, on ne les voit pas jouer de rôle dans la chute de l’empire, ni participer à ses dépouilles. Ils ne profitèrent qu’indirectement du triomphe de leur race, en s’étendant peu à peu au sud du Weser, dans les régions abandonnées par la confédération franke. Leur puissance se manifeste cependant dès le milieu du Ve siècle, où une de leurs colonies passe dans la Bretagne insulaire et y fonde le royaume de Kent. Cent vingt-cinq ans plus tard, Grégoire de Tours signale l’entrée dans la Gaule méridionale d’une bande saxonne, qui avait marché avec les Langobards à la conquête de l’Italie. Battus par Mummolus, ces aventuriers pénétrèrent cependant en Arvernie, où, dit le chroniqueur, ils répandirent des pièces de cuivre gravées, qu’on reçut pour de l’or, tant elles étaient bien colorées par je ne sais quel procédé[6]. Ainsi c’est comme faux monnayeurs que ces barbares commencèrent à s’initier aux arts de la civilisation. Du reste, ce que les prôneurs complaisants des vertus teutoniques appellent la corruption romaine n’avait pas d’influence dégradante à exercer sur les Saxons. Dans leur sauvage patrie, asile inviolable, jusqu’au VIIIe siècle, de l’antique organisation sociale et religieuse de la Germanie, les mœurs présentaient encore le tableau repoussant dont Tacite, malgré son optimisme, n’a pu nous dissimuler les tristes détails. Le guerrier partageait son temps entre la paresse et l’orgie : le jeu poussé jusqu’à la frénésie, les grossières voluptés de la table, les transports ou la torpeur de l’ivresse étaient ses seules distractions, suivies de longues heures d’un sommeil abrutissant ou d’une rêverie morne et stupide au fond de sa hutte enfumée. Vie purement animale, sans autre éducation que le développement des instincts de la nature, où l’âme prenait à peine conscience d’elle-même, où l’hébétement précoce des sentiments moraux et l’atrophié des facultés intellectuelles laissaient le champ libre à la fureur des passions et aux suggestions d’une monstrueuse ignorance. Tel était le Germain primitif, tel était encore le Saxon de l’époque carolingienne[7]. Au moment de la conquête chrétienne, la population, comme dans les temps antiques, était divisée en trois ordres, en trois castes immuables : les nobles (Edelingen) les hommes libres (Freiligen) et les colons ou lètes (Lassen)[8]. Ces derniers seuls s’occupaient de la culture du sol. D’une condition supérieure à celle des esclaves romains, les lètes avaient un foyer à eux, qu’ils gouvernaient selon leur gré, tenus seulement envers leurs maîtres à une redevance annuelle et fixe, consistant en grains, en bétail et en effets d’habillement. Les femmes et les enfants remplissaient tous les offices de la domesticité auprès des hommes libres. Quant à ceux-ci, une fois en âge de porter les armes, ils auraient rougi de labourer la terre et d’attendre la croissance incertaine d’une moisson, tandis qu’ils pouvaient, d’un hardi coup de main, s’enrichir des dépouilles d’un ennemi vaincu. C’était à leurs yeux lâcheté ou sottise de gagner à la sueur de son front ce qu’on obtient tout aussi bien au prix du sang. D’ailleurs les troupeaux leur fournissant le lait, le fromage et la viande, l’agriculture leur était peu utile, et la propriété foncière ne s’était pas encore constituée parmi eux. Ils se partageaient la terre proportionnellement au nombre et à la qualité de ceux qu’elle devait nourrir, et tous les domaines étaient successivement occupés par toutes les familles. Les chefs de canton assignaient à chacune d’elles sa part du sol commun, et la forçaient l’année suivante d’aller s’établir ailleurs. Aussi, obligés de changer tous les ans de guérets, ne se donnaient-ils pas la peine de tirer parti de la fécondité naturelle et de l’étendue de leurs domaines éphémères : chez eux pas d’irrigation artificielle, pas de vergers, pas de jardins : ils ne demandaient à la terre nourricière que la moisson indispensable. Les habitations de ces guerriers presque nomades formaient des agglomérations capricieuses dans les libres espaces des prairies ou sous l’abri protecteur des grands bois sombres, où l’écureuil courait les arbres sept lieues sans descendre[9]. Ils avaient l’horreur des villes et des enceintes fortifiées, monuments de servitude, avaient dit leurs pères, barrières faites pour briser l’élan du courage humain, comme la cage étouffe l’ardeur naturelle des fauves[10]. Un retranchement muni de palissades (pfahlen) enveloppait seulement, par delà les marches vagues, le territoire de chacune des trois confédérations du peuple saxon. Ceux qui avaient franchi les premiers le Weser et occupé le campement primitif des Franks, se trouvant limités par le retranchement occidental (west-pfahl), s’appelaient pour cette raison Westphaliens. Au contraire, les tribus restées à l’extrémité orientale formaient le groupe ostphalien. Le cours du Weser arrosait la région du milieu ou Angrie (Angria), dont les habitants sont appelés par nos historiens Angriens ou Angrivares. Jaloux de leur indépendance barbare, les Saxons n’avaient pas et n’auraient pu souffrir de gouvernement central permanent. Les confédérations dont on vient de parler étaient elles-mêmes des corps politiques trop vastes pour entrer dans un système administratif général. Seul, le canton ou gau, groupe de familles analogue au pagus de la Gaule franke, avait son organisation et ses magistrats. Un péril commun amenait l’association passagère de plusieurs cantons ; mais il ne fallait rien moins qu’un intérêt national du premier ordre pour éveiller entre toutes les parties de la Saxe le sentiment de la solidarité et les déterminer à se donner un chef unique et suprême. Cette sorte de centralisation de l’autorité, dont on ne connaît pas d’exemples certains pour les temps antérieurs, devint souvent nécessaire lorsque la puissance franke, consolidée sur le sol roman, se fut retournée tout entière contre ses adversaires du Nord. L’institution paraît même avoir été déjà régularisée à l’époque des Carolingiens. Alors, chaque année, les députés des cantons se réunissaient au cœur du pays, dans la plaine de Marklo, près du Weser, pour délibérer sur les intérêts généraux, et élire, quand il y avait lieu, le grand conducteur du peuple (Herethog)[11]. Dans cette lutte, où la vieille Germanie stationnaire soutint, après les avoir longtemps provoquées, les représailles terribles des Franks, et finit par subir le joug de ses propres enfants, qu’elle avait jadis envoyés pour détruire Rome, et qui, eux-mêmes conquis par Rome, par la Rome chrétienne, combattaient maintenant sous sa bannière, ce serait se tromper gravement que d’attribuer le rôle d’agresseurs aux champions de la civilisation. Après comme avant la chute de l’empire, les bandes teutoniques n’avaient pas cessé de venir butiner en toutes occasions favorables sur la rive gauche du Rhin. Sous ce rapport, le royaume frank d’Austrasie ne fut pas mieux traité que ne l’avait été la Gaule romaine, et les soldats mérovingiens, comme les anciens légionnaires de l’empire, mais avec plus de succès, se bornèrent à la défensive. Les récits héroïques des Nebelungen sont d’accord avec les témoignages précis des chroniques, quand ils peignent cette vieille hostilité des Saxons contre les Franks. Les Saxons, raconte la tradition épique, étaient toujours prêts à rassembler une armée de pillards pour passer le Rhin, harceler les burgs et la plaine, fracasser les casques et les boucliers des ennemis et remporter des charges de butin. Ils ne se montraient disposés à renoncer à ces incursions que moyennant de riches présents[12]. Le vieux poète national des Allemands, ménageant l’orgueil de ses compatriotes en même temps qu’il signale un des traits de leur caractère qui les honore le moins, commet ici une réticence à laquelle l’histoire a suppléé. C’est que si, dès les temps les plus reculés, les ravageurs d’outre-Rhin avaient un penchant naturel à se faire acheter chèrement des traités de paix qu’ils violaient sans scrupule, en fait, le sort des batailles fut toujours contraire à cette prétention. Invariablement refoulés et poursuivis jusque dans leurs sauvages retraites après chaque tentative d’invasion, on les voit, dès le VIe siècle, tributaires des Franks. En vain, dans la suite, profitent-ils de toutes les occasions pour secouer le joug, ils n’y réussissent jamais complètement, même au plus fort de l’anarchie mérovingienne. Charles-Martel leur fait rudement expier leurs révoltes ; en trois campagnes il les décime et les réduit à merci. L’absorption de la Saxe serait dès ce moment consommée, si l’invasion arabe n’appelait ailleurs l’épée du terrible aïeul de Charlemagne. Pépin le Bref, lui aussi, retenu par les intérêts de la Gaule méridionale, ne tira d’autre avantage de ses victoire sur les Saxons que d’augmenter de trois cents chevaux le tribut annuel de cinq cents têtes de bétail qu’ils fournissaient depuis le règne de Clovis. Jusque-là cependant les Saxons pouvaient se dire libres : ils étaient seuls maîtres de leur territoire. La domination romane n’y avait laissé aucun vestige de ses rapides passages : elle n’y avait point exécuté de ces grands travaux qui assurent les conséquences de la victoire et domptent les provinces les plus rebelles en paralysant l’esprit d’insurrection. Il eût fallu ouvrir de larges voies à travers les impénétrables forêts de la Saxe, jeter des chaussées sur les ravins et les vastes marécages, et garnir les clairières de ces camps permanents qui rendent toujours présentes à la population subjuguée la pensée et la terreur du maître. Dans les autres contrées de la Germanie déjà soumises par les premiers Carolingiens, ils avaient trouvé et utilisé les prodigieux travaux d’art dus aux légions romaines. De leur côté, les missionnaires, pionniers de la civilisation moderne, avaient fait bien plus que les escadrons victorieux d’Austrasie pour extirper la barbarie en Souabe, en Bavière et en Thuringe. Mais dans la patrie d’Arminius, Rome impériale n’avait laissé d’autre monument que l’ossuaire des légions de Varus, et home catholique n’avait pas mieux réussi à entamer cette indomptable population. En vain Pépin le Bref lui avait imposé, comme condition de paix, de recevoir les prédicateurs de l’Évangile. Aucun chrétien n’avait encore pu franchir l’enceinte des pfahls saxons. C’est par l’épée qu’il fallait y ouvrir un passage aux pacifiques envoyés du saint-siège. La patrie d’Arminius est aussi celle de Luther. Au reste, le sentiment instinctif de l’indépendance nationale n’inspirait pas seul l’intraitable résistance de ce peuple à la propagande chrétienne. Le paganisme germanique était là dans sa vraie patrie. Les Ases eux-mêmes, au dire de la tradition fabuleuse, avaient, à l’origine des temps, initié les Saxons aux mystères de Woden, de Dunar et de Saxnot[13]. En communication perpétuelle avec les îles danoises, sanctuaire de la mythologie des Eddas, la Saxe gardait à ces dogmes farouches sa foi naïve et fanatique. Les guerriers bravaient avec confiance et avec joie les horreurs du champ de bataille, afin de mériter d’être emportés après leur mort par les Walkyries, les vierges ailées du carnage, dans la halle des élus (Walhalla), cette résidence féerique des dieux supérieurs, bâtie au milieu de la forêt de lumière (Glanz-Wald), et où Woden, le père des élus (Walvater), admettait aux jouissances de son immortalité les héros tombés en combattant. S’asseoir chaque jour à la table des festins célestes pour s’y repaître de la chair du sanglier Jahrimir, qui chaque jour, après le banquet, revenait à la vie pour être bouilli de nouveau dans le chaudron du divin cuisinier Andhrimir ; puiser sans cesse dans des tonneaux toujours pleins la liqueur enivrante de l’hydromel, rehausser la volupté de l’orgie par des chants belliqueux, se ruer ensuite à des mêlées furieuses, porter et recevoir les coups de la hache d’armes et répandre son sang, un sang intarissable, par des blessures que chaque nuit devait guérir : tel était encore, huit cents ans après Jésus-Christ, l’idéal de la vie future pour les Saxons[14]. Chez eux, la guerre était donc l’acte saint par excellence. La paix avait aussi ses cérémonies religieuses, où ils célébraient un culte public. Leur principal sanctuaire était une forêt sacrée au lieu d’Heresburg, près du Weser. Là se dressait, à ciel ouvert, un tronc en forme de colonne appelé l’Irmensul, la colonne du monde. Il semble désormais prouvé que cette grossière idole n’était pas, comme on l’a dit souvent, une statue érigée en l’honneur d’Arminius, le vainqueur de Rome. L’Irmensul, dont le culte remontait bien plus haut que ces souvenirs historiques, représentait plutôt le frêne Ygdrassil, l’arbre géant qui, dans l’Edda scandinave, symbolise la vie universelle, poussant sa triple racine jusqu’aux entrailles de la terre et couvrant de son vaste feuillage la création tout entière[15]. Des monceaux d’or et d’argent, prémices du pillage, étaient entassés autour de l’idole. Au-devant se trouvait un autel, où les sacrificateurs offraient à Woden la dîme des captifs. Ces immolations n’étaient pas les plus horribles : il y avait des hommes et des femmes qu’on tenait pour magiciens et qui passaient pour se nourrir de chair humaine : sur ce bruit, on se saisissait d’eux, on les brûlait, on les mettait en morceaux, on les mangeait... Il y avait des cannibales parmi les Saxons[16]. Au printemps de l’année 772, au milieu d’une de ces cérémonies religieuses qui préludaient à la tenue de la diète saxonne, une voix s’éleva tout à coup du sein de la foule recueillie, proclamant l’inanité et annonçant la fin imminente des rites du vieux paganisme national. L’homme qui fit entendre cette prédiction étrange s’exprimait dans la langue de ses auditeurs. Il était, en effet, de leur race, mais il appartenait à la nation anglaise. C’était le missionnaire Liafwin (saint Libuin ou Lifouin), disciple de saint Boniface. Il avait entrepris de conquérir à la foi chrétienne ses frères du continent. Revêtu de ses ornements sacerdotaux, il franchit l’enceinte sacrée, et, bravant les cris et les menaces : Si vous n’abandonnez vos superstitions, dit-il, je vous annonce un malheur que vous n’attendez pas ; car le Roi des cieux a ordonné qu’un prince fort, prudent, infatigable, viendrait non de loin, niais de près, tomber sur vous comme un torrent, afin d’amollir la férocité de vos cœurs et de faire courber vos fronts orgueilleux. D’un seul effort il envahira cette contrée, la dévastera par le fer et le feu, et emmènera vos femmes et vos enfants en esclavage[17]. Les clameurs furieuses couvrent sa voix, les armes touchent déjà sa poitrine, quand un des anciens de la tribu arrête par ces paroles les bras des meurtriers : Écoutez-moi, vous qui êtes les plus sages. Il nous vient souvent des ambassadeurs des nations voisines, Danois, Slaves, Frisons. Nous les avons toujours reçus paisiblement, nous avons écouté leurs propositions et nous les avons congédiés avec des présents. En voici un qui se dit ambassadeur d’un Dieu. Pourquoi le repousser et vouloir le faire mourir ? Craignez la colère de celui qui l’envoie. La foule hésitante laisse le missionnaire s’éloigner ; mais, comme pour braver la vengeance de ce Dieu et de ce prince dont on les menace, les Saxons marchent en armes contre la petite chrétienté que Liafwin avait fondée à Deventer, sur l’Yssel, près des confins de la Frise et de la Westphalie, livrent son église aux flammes et massacrent tous les fidèles. Le sang de ces martyrs ne devait pas tarder à retomber sur la tête de leurs assassins. Charlemagne se trouvait alors sur le Rhin, et il avait célébré la fête de Pâques dans l’antique villa de ses pères, à Héristal. Il convoqua aussitôt le Champ de mai à Worms. Depuis longtemps il avait conçu et il méditait le dessein d’assurer définitivement la frontière septentrionale de son empire en soumettant la Saxe, comme tout le reste de la Germanie, aux lois de l’Évangile. Deux ans auparavant, il avait recherché dans de longues conférences avec saint Sturm, évêque de Fulda, les moyens de réaliser pacifiquement cette conquête[18]. A l’annonce du nouveau crime des Saxons, il se décida pour le plus prompt et le plus sûr des moyens de propagande : la guerre. Il tira son épée contre ce dernier repaire de la barbarie, résolu de ne la remettre au fourreau qu’après que l’œuvre civilisatrice serait accomplie. Toutefois il ne voulait pas seulement vaincre, mais éclairer. Ayant donc pris conseil des serviteurs de Dieu et invoqué le nom du Sauveur, il adjoignit à ses troupes tous les prêtres, abbés, docteurs et ministres de la foi les plus capables de faire accepter, par ce peuple le joug suave et léger du Christ. Du premier coup, le théâtre de la lutte fut porté jusqu’au cœur du pays ennemi. L’armée franke, ayant passé le Rhin près de Mayence, traversa la Westphalie au pas de course et descendit dans le bassin du Weser jusqu’à la Diemel, un de ses affluents. C’est là que le rempart naturel d’une croupe montagneuse, l’Eggebirge, fortifiée encore par la citadelle d’Heresburg, défendait l’entrée du mystérieux sanctuaire de l’Irmensul. La forteresse est prise d’assaut ; les soldats s’enfoncent dans la forêt et passent trois jours à détruire l’idole tutélaire de la Germanie païenne, à piller les immenses trésors enfouis à ses pieds et à incendier le bois sacré. Un ciel d’été, sans nuage, pesait sur les ardents ouvriers de cette ruine et commençait à leur faire endurer les tourments de la soif. Soudain le lit desséché d’un torrent, — sans doute la fontaine intermittente de Bullerborn, — se remplit d’une eau vive, et, tout joyeux, ils saluent ce secours comme un miracle du Dieu dont ils viennent de venger la cause[19]. Le roi dirigea alors sa marche vers le Nord ; mais les Saxons n’osèrent nulle part lui tenir tête. Arrivé au bord du Weser, il rencontra leurs députés, qui lui livrèrent douze otages et se soumirent à toutes ses conditions. Il se contenta de leurs promesses et se retira sans prendre d’autre garantie, persuadé que la rude leçon qu’il venait de leur donner les maintiendrait dans le devoir et protégerait, au sein de ce pays terrifié, la prédication évangélique. Il revint se reposer de cette laborieuse campagne à Héristal et y demeura jusqu’à Noël. Puis, se rapprochant du centre de son royaume, il alla s’établir, pour y passer l’hiver, à Thionville. C’est là que les légats d’Adrien vinrent lui apprendre le péril du saint-siège. III Au retour de l’expédition de Saxe, de fausses rumeurs lui avaient fait croire que le conflit italien était apaisé. L’adroit Langobard avait, en effet, réussi à répandre le bruit en deçà des monts qu’il avait opéré toutes les restitutions réclamées par le pape. Charles pensait donc n’avoir pas de suite à donner à la demande de secours qu’il avait reçue d’Adrien l’année précédente, quand l’ambassade partie de Home au moment de la mise de cette ville en état de siège arriva tout à coup à Thionville, après avoir traversé à franc étrier toute la Gaule depuis Marseille. Il n’y avait pas un instant à perdre pour sauver la capitale de la papauté. Néanmoins, avant d’engager une lutte dont l’issue n’était pas douteuse, mais où, assuré de vaincre. il se voyait d’avance obligé de pousser jusqu’au bout les conséquences de la victoire et d’en finir avec cette monarchie langobarde, cause perpétuelle des troubles de l’Occident chrétien, Charles voulut épuiser toutes les voies d’accommodement. Dédaignant, du reste, son injure personnelle et l’appui donné, à Pavie, aux partisans de la restauration du trône de Carloman, il envoya proposer à Desiderius une transaction sur la question même des possessions pontificales séquestrées. Assez fort pour montrer de la condescendance sans être soupçonné d’hésitation, il essaya de calmer l’ambition du Langobard en désintéressant sa cupidité. Il lui offrit donc, en retour de l’abandon des places usurpées, la somme de 14.000 sous d’or (environ 1.260.000 francs de notre monnaie), montant de la prétendue créance dont ces places formaient le gage[20]. Telles étaient les propositions que trois illustres personnages de la cour de France vinrent apporter à son camp au moment où il allait mettre le pied dans le duché de Home. Il était trop tard. Desiderius, plus aveugle encore qu’ambitieux, considéra que ce serait folie de céder à prix d’argent les riches provinces qu’il venait d’annexer à son royaume. Il refusa l’indemnité qui avait servi de prétexte à la guerre. L’incident eut du moins l’avantage d’arrêter l’invasion du duché. Il se replia aussitôt vers les Alpes au-devant de l’armée franke, car il ne doutait pas du résultat de sa réponse. Mais l’exemple de son prédécesseur ne l’avait pas éclairé. Il se flattait de barrer le passage, dans les défilés des montagnes, aux bataillons carolingiens. Toute la belle saison avait été employée à ces négociations inutiles. Mais Charles ne recula pas devant les difficultés d’une marche d’automne à travers les neiges des Alpes. Il publia le ban de guerre, et le mallum national, réuni à Genève, dans la Bourgogne transjurane, approuva l’entrée en campagne immédiate. Charles divisa l’armée expéditionnaire en deux corps, dont l’un, sous les ordres de son oncle, le comte Bernard, fils naturel de Charles-Martel, se dirigea sur l’Italie par le Valais et le mont Joux (grand Saint-Bernard), tandis qu’à la tête de l’autre le jeune roi descendit en Savoie pour franchir les gorges du mont Cenis, premier théâtre de ses débuts, dix-huit ans plus tôt, dans la carrière militaire. C’est là encore que les Langobards, comme au temps d’Aistulf, avaient concentré tous leurs moyens de résistance. Leur tactique était toujours la même : des entassements de rochers, des palissades, des abatis d’arbres coupaient les défilés. L’armée que Desiderius commandait en personne se tenait derrière ces ouvrages, comptant sur la rigueur de l’hiver pour empêcher les assaillants de renouveler cette fois la manœuvre de Pépin et de tenter l’escalade des hauts sommets couverts de neige. Les Franks, en effet, après avoir sondé les obstacles, bivouaquèrent sans les attaquer et en donnant des signes d’hésitation et d’inquiétude. Charles, comme s’il eût reconnu l’inutilité de ses efforts, parlementa. Deux fois ses hérauts parurent aux avant-postes ennemis, renouvelant au roi Desiderius, gonflé de ce premier succès, leurs offres d’indemnité qu’il n’eut garde d’accepter. Tout cela n’était qu’une feinte. Pendant ce temps, le corps de Bernard, ayant débouché sans obstacle dans le val d’Aoste, opérait le long de la Doire un mouvement tournant dans la direction de Suse. Encore quelques jours à peine, et les Langobards, acculés à leurs propres retranchements, prisonniers entre les flancs escarpés des glaciers, allaient être réduits ou à capituler en masse ou à se faire écraser sous le tir croisé des projectiles ennemis. Ils virent à temps le péril ; mais, n’osant risquer la bataille en rase campagne, ils se débandèrent comme des vaincus et coururent chercher un abri derrière les remparts des villes. Desiderius rallia à grand’peine quelques débris, avec lesquels il se jeta dans sa capitale consternée et livrée ainsi sans combat à tous les hasards et à toutes les misères d’un siège. Adelgis, qui avait donné le signal de la déroute, entraîna jusque dans Vérone une autre troupe de fuyards, parmi lesquels se trouvaient Gerberge et ses enfants[21]. Cette dispersion subite de toute une armée, dont les exemples étaient fréquents chez les Langobards et toujours attribués par les historiens romains à la panique et à la couardise naturelle de leurs voisins, trouve son explication suffisante dans l’état social de cette monarchie, confédération indisciplinée de duchés rivaux et presque indépendants. Beaucoup des membres de cette aristocratie jalouse redoutaient à l’égal d’un échec personnel, et bien plus qu’un revers national, l’accroissement d’autorité qu’une victoire aurait donné à leur roi électif. Ce sentiment détermina cette fois, comme toujours, des désertions nombreuses. Des corps entiers de milices provinciales, témoins de la défection de leurs ducs, rentrèrent aussi dans leurs foyers[22]. Les troupes frankes arrivèrent bientôt sous les murs de Pavie. A leur approche, raconte le moine de Saint-Gall, le roi Desiderius avec le duc Otker montèrent sur une tour très élevée, d’où la vue pouvait embrasser toute la campagne. D’abord parurent des engins de guerre qu’eussent enviés Darius et César. Desiderius demanda à Otker : Charles est-il dans cette foule immense ? — Pas encore, répondit celui-ci. Apercevant ensuite les milices populaires rassemblées de tous les points de notre vaste empire, le Langobard finit par dire : A coup sûr, Charles s’avance triomphant au milieu de ces masses profondes. — Non, pas encore, pas encore. Le roi, se troublant, murmurait : Que pourrons-nous donc faire, s’il vient avec des forces plus considérables ? — Vous ne comprendrez ce qu’est Charles, disait Otker, que lorsqu’il paraîtra. Pour ce qu’il aviendra alors de nous, je l’ignore. Pendant qu’ils échangeaient ces réflexions arrivait la garde royale, qui ne connut jamais le repos. Desiderius était stupéfait : Pour le coup, voilà Charles ? interrogea-t-il. — Pas encore. Ensuite défilent en un brillant cortége les évêques, les abbés, les clercs de la chapelle palatine, puis les comtes. A cet aspect, Desiderius, ne pouvant plus supporter la lumière du jour et sentant le froid de la mort, éclate en sanglots et balbutie péniblement : Descendons, cachons-nous dans les entrailles de la terre, loin de la face et de la fureur d’un si terrible ennemi. Otker, tremblant aussi, lui qui connaissait bien la puissance formidable de Charles et qui avait vécu près de lui en des temps meilleurs, dit : Quand vous verrez la campagne se hérisser comme d’une moisson de lances, quand les flots assombris du Pô et du Tesin, ne réfléchissant plus que le fer des armes, auront jeté autour des remparts de nouveaux torrents d’hommes couverts de fer, alors vous reconnaîtrez que Charles est proche. Il n’avait pas achevé ces paroles que soudain le couchant se voila d’un nuage ténébreux : on eût dit qu’un ouragan, déchaîné par Borée, obscurcissait la lumière du ciel. A mesure que le roi avançait, la lueur des épées projeta sur la ville un jour plus sinistre que la nuit même. Charles fut bientôt en vue, géant de fer : sur la tête un casque de fer, des gantelets de fer aux mains, la poitrine et les épaules enveloppées d’une cuirasse de fer. Sa main gauche brandissait une lance de fer, tandis que la droite était étendue sur le fer de son invincible épée. Son cheval même avait la couleur et la force du fer. Le fer couvrait les chemins et la plaine ; partout les rayons de soleil rencontraient l’éclat du fer. De la cité s’élevait une clameur confuse. Que de fer, hélas ! que de fer ! — Roi, cria Otker à son hôte, voici celui que vos regards cherchaient depuis si longtemps. Et en prononçant ces mots, il tomba évanoui[23]. Dans ce tableau trop célèbre pour qu’on ait pu le passer ici sous silence, si les sentiments exprimés sont naturels et ‘vrais, rien ne saurait être plus faux que les détails. Ainsi se formait pièce à pièce, presque du vivant de Charlemagne, la légende de son règne, amplifications littéraires élaborées dans les couvents, chansons héroïques écloses parmi le peuple : toutes œuvres d’une inspiration commune et spontanée, monument de foi naïve et d’admiration puissante, d’où allaient sortir les cycles variés de notre grande épopée nationale. En réalité, à la fin du ville siècle, les armées n’avaient point, on le verra plus tard, l’accoutrement si minutieusement décrit par le moine romancier, ou plutôt par l’auteur inconnu de la cantilène militaire dont le récit qu’on vient de lire semble n’être qu’une traduction. Il y avait loin, sous ce rapport, des assiégeants de Pavie aux guerriers bardés de fer de la période féodale. C’est par une coïncidence curieuse sans doute, mais fortuite, que le chroniqueur des temps de Charles le Gros, préoccupé surtout des effets de style, a vu dans son imagination et a fidèlement dépeint l’armure chevaleresque telle que la portèrent les barons de saint Louis. L’erreur du chroniqueur monastique est particulièrement grave, quand il célèbre la puissance des engins de guerre amenés devant Pavie : sans parler même de l’impossibilité qu’il y aurait eu à transporter à travers les Alpes, en décembre, des forteresses mobiles comme celles qu’il semble indiquer, on sait, et les opérations dirigées contre la capitale langobarde suffiraient d’ailleurs à en fournir la preuve, que les légions romaines n’avaient rien eu à envier au matériel de siège de l’époque carolingienne. L’art de la balistique n’existait plus. Quand on ne pouvait prendre les places d’assaut, on n’avait encore d’autre ressource que de les enfermer dans un étroit blocus pour les réduire par la famine. C’est justement à ce dernier parti que Charlemagne dut se résigner. Desiderius, sachant qu’il n’avait aucune capitulation à attendre d’un ennemi qu’il avait si obstinément provoqué, était résolu à pousser la résistance jusqu’à la dernière extrémité. De son côté, Charles établit ses quartiers autour des remparts, de manière à témoigner sa ferme résolution d’attendre aussi longtemps qu’il serait nécessaire la fin des ressources de la défense. Dès le premier jour, au rapport du moine de Saint-Gall, voyant l’impossibilité de forcer l’entrée de la ville, il aurait dit aux chefs de son armée : Commençons par faire une chose mémorable, afin qu’on ne nous accuse pas d’avoir passé ce jour dans l’oisiveté. Hâtons-nous de construire ici un oratoire où, si l’on ne nous ouvre bientôt les portes, nous puissions au moins assister au service divin[24]. A peine avait-il donné cet ordre que les ouvriers qui le suivaient partout se mettent en devoir de se procurer la chaux, les pierres, le bois et les autres matériaux. Dans l’espace de huit jours, si l’on en croit le récit de ce chroniqueur toujours enclin à l’exagération et à l’emphase, une basilique était achevée, avec ses murs, ses toits, ses lambris décorés de peintures. On eût juré, en la voyant, que ce travail n’avait pas coûté moins d’une année. La guerre proprement dite étant achevée, et le séjour en Italie n’offrant plus aucun danger, le roi fit venir auprès de lui sa femme, Hildegarde, et ses deux petits enfants. Toutes les places du royaume avaient déjà fait leur soumission sans coup férir. Vérone seule, grâce à la présence du prince royal Adelgis, semblait disposée à disputer son indépendance. Le duc Otker, témoin de la terreur de Desiderius, s’était jeté à travers les lignes d’investissement de Pavie pour aller rejoindre Gerberge et chercher, dans l’entourage d’Adelgis, plus de confiance et un commandement plus résolu. Charlemagne se hâta de détacher de son armée de siège quelques troupes d’élite avec lesquelles il courut abattre ce second boulevard de la résistance, plus inquiétant que Pavie, puisque l’Adige mettait directement Vérone en communication, par l’Adriatique, avec l’empire grec. Adelgis, surpris plus tôt sans doute qu’il n’avait espéré, n’essaya pas de soutenir un siège. A l’approche des Franks, il s’enfuit même de la ville ; et, comme le cours du fleuve était déjà gardé, il ne parvint qu’à grand’peine à gagner, par terre, les côtes de la Ligurie. Il arriva néanmoins sain et sauf à Pise, oit il s’embarqua pour Constantinople[25]. L’alliance était naturelle, et la cause devenait commune, après de si longues rivalités, entre les deux puissances langobarde et byzantine, victimes l’une et l’autre de la même catastrophe pour avoir violé les droits du saint-siège et méconnu les destinées de l’Italie. Vérone, abandonnée à elle-même, se rendit sur-le-champ. Gerberge et les compagnons de son exil, qui n’avaient pu partager les périls de la fuite d’Adelgis, durent se remettre à la discrétion du vainqueur, et dès lors on ne retrouve plus leur trace dans l’histoire[26]. Le siège ou plutôt le blocus de Pavie durait depuis six mois sans péripéties, lorsque arriva la semaine sainte. Charlemagne résolut d’aller célébrer les fêtes de Poques dans la capitale de la catholicité. Il se mit en route, dit Anastase, avec un cortége d’évêques, d’abbés, de juges, de ducs et de comtes. Une troupe de cavaliers le suivait. Il traversa la province de Toscane à grandes journées, et le samedi saint il était aux portes de la basilique vaticane. La surprise, la joie du très bienheureux pape Adrien, en apprenant la prochaine arrivée du héros frank, ne peuvent se décrire. Il envoya au-devant de lui le corps de la milice romaine jusqu’à Novi, à une distance de trente milles. Toutes les corporations populaires (scholæ) de la cité, sous la conduite de leurs tribuns (magistri), vinrent aussi à un mille de Rome se présenter au roi, en portant des palmes et en faisant retentir l’air d’hymnes d’allégresse et d’acclamations triomphales. Elles étaient suivies du clergé et des fidèles des diverses paroisses, que guidaient les croix processionnelles, réservées aux réceptions officielles des patrices. A l’aspect des croix, Charlemagne descendit de cheval, ainsi que toute son escorte, et fit à pied le reste du chemin. Le souverain pontife, entouré de son sénat sacerdotal, attendait le roi au haut du portique de Saint-Pierre. Charlemagne voulut monter à genoux les degrés de la basilique, en les baisant l’un après l’autre. Ce fut ainsi qu’il arriva près du bienheureux pape. Ils se saluèrent en s’embrassant, et le roi très chrétien, Charles, tenant la main droite du pontife, entra dans le temple vénérable de saint Pierre, prince des apôtres, pendant que le clergé, les religieux et la foule entière chantaient ces paroles prophétiques : Benedictus qui venit in nomine Domini. Après leur roi, les abbés, ducs, juges et comtes franks se prosternèrent devant l’autel de la Confession de saint Pierre, louant Dieu et proclamant à haute voix qu’ils devaient uniquement à l’intervention du Prince des apôtres leur victoire sur les Langobards. Le très saint pape et le très excellent roi se jurèrent mutuellement alliance et fidélité sur le corps du Prince des apôtres. Ils firent ensuite leur entrée solennelle à Rome et se rendirent à la basilique du Sauveur, au Latran, où ils passèrent ensemble la journée du samedi saint[27]. C’était la première fois qu’un roi frank, qu’un fils de ces barbares destructeurs de son ancien empire, paraissait dans la Ville éternelle. On vient de voir comment il s’y présentait. On put mesurer alors quelle révolution était en train de s’accomplir dans le monde occidental, et quel chemin la famille carolingienne avait fait faire aux jeunes nations à peine entrées dans la civilisation chrétienne, quand on vit l’héroïque héritier de la gloire de Charles-Martel et de Pépin, déjà illustre lui-même, à trente-deux ans, par trois grandes campagnes victorieuses, assister comme le plus humble fils de l’Église à toutes les cérémonies pascales, suivre, confondu dans la foule, les stations aux principaux sanctuaires, telles que le rituel romain les règle encore de nos jours en cette solennité ; puis, le lendemain, revêtu du laticlave et des insignes du patriciat, s’acquitter des devoirs de cette charge conformément aux vieilles constitutions impériales, en siégeant au tribunal pour juger les causes des citoyens dont la protection lui était confiée. L’homme que les traditions de sa famille avaient préparé à un tel rôle et qui y apportait tant de zèle et de tact n’était, certes, à aucun degré le représentant des idées et des intérêts dont la Saxe, type fidèle de l’esprit germanique, s’inspirait encore à la même époque : c’est le monde latin qui pouvait saluer en Charlemagne son libérateur et son guide ; la Germanie, involontairement subjuguée ou obstinément rebelle à sa domination, n’avait plus le droit de le revendiquer. Le mercredi après Pâques, le jeune roi, qui était logé dans les dépendances du Vatican, y eut avec le pape une conférence politique. Il s’agissait, maintenant pie la puissance langobarde était abattue, de mettre enfin à exécution la donation de Quierzy, rédigée vingt ans auparavant, au nom du roi Pépin et de ses fils, associés à sa royauté et à son patriciat. Charlemagne se fit lire la teneur de l’acte dont il se trouvait ainsi personnellement garant. Mais il ne se contenta pas de le ratifier. Il dicta à son chancelier Ithier, et confirma de son seing, une donation nouvelle, beaucoup plus ample que la première, et qui assurait au saint-siège, outre l’exarchat et la Pentapole, les provinces de Parme, de Mantoue, de Venise et d’Istrie, les duchés de Spolète et de Bénévent et l’île de Corse. Le diplôme royal, signé sur l’autel de Saint-Pierre par tous les évêques, abbés, ducs et comtes de la suite de Charlemagne fut dressé en trois expéditions, dont l’une destinée aux archives de la chancellerie franke, une autre déposée à demeure sur le tombeau du Prince des apôtres, et la dernière insérée comme un texte public dans l’Évangéliaire, placé sur la Confession même, et que l’on faisait baiser aux pèlerins[28]. Parmi les territoires nouveaux réunis par cet acte aux États de l’Église, il n’y avait guère que les provinces de Mantoue et de Parme sur lesquelles la dernière campagne eût donné à Charlemagne un droit de conquête. On verra comment la domination langobarde se perpétua encore quelque temps, même après la destruction du royaume, dans le duché de Bénévent. Quant à celui de Spolète, à l’île de Corse, à la Vénétie et à l’Istrie, l’acte de Charlemagne ne constituait pas, à proprement parler, une cession. Il ne faisait que confirmer une situation déjà légalement existante ces cités s’étant d’elles-mêmes placées, depuis un demi-siècle, sous l’autorité du saint-siège, afin de se soustraire au joug des empereurs et des rois de Pavie. L’incorporation du duché de Spolète à la république pontificale, objet constant des vœux des habitants et déjà tentée plusieurs fois sans succès, avait enfin eu lieu d’une manière définitive, quelques mois auparavant, au moment où l’approche des armées frankes avait attiré vers les Alpes toutes les forces de Desiderius. A la faveur de cette diversion, les habitants de Spolète et de Rieti s’étaient empressés de prêter serment de fidélité entre les mains du pape Adrien, et s’étaient fait couper la barbe et les cheveux à la mode romaine[29]. Puis ils avaient élu un duc national, le noble Hildebrand, que le pape avait ratifié. Semblable accord, aussi spontanément conclu, avait antérieurement rattaché au saint-siège les peuples de la Vénétie et de l’Istrie. Ces exemples prouvent assez que la dépendance de la Corse avait une origine identique, bien que l’absence d’un titre positif à ce sujet ait donné prétexte à nombre d’auteurs de nier l’authenticité de la donation de 774[30]. La tendance des populations italiennes au fédéralisme a déjà été signalée plus haut. Il n’avait fallu rien moins que les mesures les plus vexatoires du gouvernement de Pavie pour retenir dans l’obéissance les turbulentes cités de ses duchés. Les habitants de race latine reconnaissaient comme seul pouvoir national et légitime, dans toute l’étendue de la Péninsule, la papauté ; leurs aspirations, leurs actes formels de soumission arrivaient de toutes parts au trône pontifical, justement autorisé, dès lors, à tenir pour un abus de la force l’exercice de la souveraineté langobarde dans les contrées qui s’étaient ainsi prononcées. Voilà pourquoi les historiens du temps, ceux de France aussi bien que ceux de Rome, sont unanimes à qualifier de restitutions les remises de territoires faites au saint-siège sous les auspices de Pépin et de son fils. Celui-ci, loin de faire une libéralité, n’eut donc qu’à proclamer le retour au gouvernement de leur choix des cités que son épée venait de délivrer de la tyrannie étrangère. Les fameuses donations de Quierzy et du Vatican sont œuvres de patrices romains, protecteurs de l’indépendance italienne, et non pas de rois franks conquérants et dispensateurs du sol italien. Dans le court séjour de Charlemagne à Rome, sa grande âme se manifesta tout entière à l’œil clairvoyant d’Adrien, et le pontife eut en quelque sorte la vision prophétique de la destinée de son hôte. Il pressentit en lui le législateur, le conquérant et le restaurateur de l’unité politique des nations occidentales. Pour en marquer l’augure, il lui offrit le recueil des Canons de l’Église, dont il souhaitait que l’esprit servît de base à la réforme des vieux codes barbares, et sur la première page de ce livre il exprima ses sentiments affectueux et ses espérances magnifiques dans une épître en vers acrostiches, où il le proclame le digne fils d’une race prédestinée, le favori du Prince des apôtres, le champion privilégié de l’Église, appelé, en récompense de son dévouement, à dominer toutes les nations barbares, et sûr d’avoir toujours saint Pierre et saint Paul pour protecteurs dans les dangers de la guerre[31]. Mais ce n’était pas seulement pour les œuvres de l’épée que le pape saluait dans le jeune roi des Franks un collaborateur de saint Pierre, c’était aussi pour l’organisation et le gouvernement temporel de la chrétienté. La pensée, la forme même de cette association des deux glaives, telle qu’elle fut réalisée quinze ans plus tard, se trouve déjà nettement indiquée dans une lettre qu’il lui écrivit en 776, et où il disait : Comme au temps du bienheureux Sylvestre, la sainte Église de Dieu, catholique, apostolique et romaine fut élevée et exaltée par la munificence du très pieux empereur Constantin le Grand, d’heureuse mémoire, qui l’a rendue puissante dans ces contrés d’Hespérie (Italie), ainsi, en ces temps heureux qui sont les vôtres et les miens, l’Église de Dieu et de saint Pierre sera élevée plus haut que jamais, afin que les nations qui auront vu ces choses s’écrient : Seigneur, sauvez le roi et exaucez-nous au jour où nous vous invoquerons ; car voici qu’un nouveau Constantin, empereur très chrétien, a paru parmi nous[32]. Au retour de Charles devant Pavie, la ville tenait encore ; mais, décimée par les maladies et la misère, la population était à bout d’énergie. Nul espoir de salut ne lui restait. En vain Desiderius et surtout Hunald voulaient prolonger la résistance aussi longtemps que les mains exténuées des défenseurs pourraient soutenir une arme. La cause de ces ambitieux n’était pas celle du peuple. Le vieux duc d’Aquitaine périt même, victime de son exaltation aveugle et de la fureur des habitants, qui, pour le punir d’avoir exploité leur patriotisme au profit de ses propres intérêts, le lapidèrent[33]. Sans tenir compte de l’autorité de leur roi, les chefs langobards entrèrent en pourparlers, et Charles accorda à la place une capitulation honorable digne de son héroïque défense. Desiderius fut livré au vainqueur par ses sujets avec toute sa famille ; mais il eut la vie sauve. Emmenés en France, lui, sa femme Ansa et une de leurs filles qui restait encore à leur foyer (Desiderata peut-être), tous trois choisirent le genre de vie qui convenait à leur grande infortune : instruits de la fragilité des choses humaines, ils finirent dans l’obscurité, c’est-à-dire dans la paix du cloître[34]. La chute de Desiderius marqua la fin du royaume langobard. Il avait duré deux cent six ans. Toutefois la monarchie seule fut supprimée, et Charlemagne conserva à l’État son autonomie, en ajoutant à ses titres de roi des Franks et patrice des Romains celui de roi des Langobards (mai ou juin 774). On n’avait vu encore, dans l’histoire des Franks, aucun exemple de cette sorte de conquête purement politique. Tous les peuples assujettis à Clovis et à ses successeurs avaient été jusque-là incorporés au peuple victorieux : Saliens, Ripuaires, Burgundes, Allemans et Aquitains, vivaient confondus, sans distinction d’origine et sous les mêmes lois, dans l’unité de la France homogène. Mais Charlemagne rompait en tout avec les traditions barbares. Loin d’humilier les vaincus, il les flatta plutôt en acceptant leur couronne et en respectant non seulement leurs biens, mais aussi leur organisation gouvernementale et administrative. Il se présenta à eux comme le successeur légitime du roi Desiderius et se contenta, selon l’usage de cette monarchie élective, de réclamer le serment des gouverneurs des provinces. Cette conduite généreuse parait avoir été inspirée au jeune roi par le pape Adrien, qui, dans une lettre adressée à Charles avant la reddition de Pavie, l’appelait déjà roi des Franks et des Langobards[35]. Un seul duc langobard refusa d’adhérer à la révolution et d’accepter l’investiture du nouveau pouvoir. Ce fut Arigis, gendre de Desiderius et duc de Bénévent. Retiré dans son lointain gouvernement, qui comprenait presque toute cette portion de l’Italie méridionale dont s’est formé, dans les temps modernes, le royaume de Naples, il revendiqua pour lui-même l’héritage politique de son beau-père. Il prit le titre de prince, se posa en représentant des traditions et des espérances nationales, et devint le chef du parti, rapidement grossi, de tous les opposants à la domination franke. Ainsi l’influence langobarde profitait maintenant de cette situation de quasi-indépendance du duché de Bénévent, qui avait causé tant d’ombrage et tant d’embarras au royaume. Rien n’était fait pour la pacification de l’Italie et pour la sécurité de la république romaine, tant que l’ancien foyer d’intrigues, qu’il aurait fallu éteindre, se trouvait seulement transporté de Pavie à Bénévent. Charles en eut-il le pressentiment ? Non peut-être. Il semble qu’il conservait encore beaucoup des généreuses illusions de la jeunesse, et qu’il était trop enclin à se reposer, sans arrière-pensée et sans précaution suffisante, sur les serments que dictent l’ambition ou la peur. Ce fut justement un péril amené par un semblable excès de confiance qui le força de quitter brusquement la Péninsule, dès le milieu de l’été, avant d’avoir pu se rendre à Bénévent. Un soulèvement général venait d’éclater dans la Saxe, où les conditions de paix n’avaient reçu d’autre sanction que la foi jurée par les vaincus. |
[1] Anast., Lib. Pontific., cité ap. Darras, Hist. génér. de l’Église, t. XVII, ch. VI, p. 448-454.
[2] Anast., Lib. Pontific., cité ap. Darras, Hist. génér. de l’Église, t. XVII, ch. VI, p. 454.
[3] Anast., Lib. Pontific., cité ap. Darras, Hist. génér. de l’Église, t. XVII, ch. VI, p. 455.
[4] Anast., Lib. Pontific., cité ap. Darras. Hist. génér de l’Église, t. XVII, ch. VI, p. 456.
[5] Vid. Ozanam, la Civilis. chrét. chez les Francs, ch. VI, et les sources citées par cet auteur.
[6] Gregor. Turon., Hist. Franc.
[7] Tacite, Germania, cap. XV ; Ozanam, la Civilisation chrétienne chez les Francs, ch. VI.
[8] Nithard, Hist., ch. IV.
[9] Michelet, Hist. de France, t. I.
[10] Tacite, Hist., lib. IV, cap. LXIV.
[11] Ozanam, l. c. Zeller, Hist. d’Allemagne, t. I, ch. VII.
[12] Ap. Zeller, l. c., p. 426 et 427.
[13] Max Wirth, Deutsche Geschichte im Zeitalter germanischer Staatenbildung, ch. XVIII.
[14] Max Wirth, Deutsche Geschichte im Zeitalter germanischer Staatenbildung, ch. XVIII.
[15] Max Wirth, Deutsche Geschichte im Zeitalter germanischer Staatenbildung, ch. XVIII. — Ozanam, la Civilisation chrétienne chez les Francs, ch. VI, p. 227.
[16] Ozanam, la Civilisation chrétienne chez les Francs, ch. VI, p. 227.
[17] Vita Libuini, ap. Pertz, Monum. German., lib. II.
[18] S. Eigil. abbat. Fuldens, Vita S. Sturmii.
[19] Annales Eginh., ann. 772.
[20] Anast., Lib. Pontific., cité ap. Darras, Hist. génér. de l’Église, t. XVII, ch. VI, p. 457.
[21] Chron. Moissiac. et Annales Metiens., ann. 773.
[22] Anast., Lib. Pontific., cité ap. Darras, Hist. génér. de l’Église, t. XVII, ch. VI, p. 458 ; H. Leo, Geschichte von Italien.
[23] Monach. Sangall., Gest. Carol. Magn., lib. II.
[24] Monach. Sangall., Gest. Carol. Magn., lib. II.
[25] Theophan., Chronographia, ap. D. Bouquet, t. V, p. 189.
[26] Plusieurs historiens modernes, entre autres Chateaubriand (Analyse raisonnée de l’hist. de France, p. 24) et Darras (Hist. génér. de l’Église, t. XVII, ch. VI, p. 526), veulent reconnaître un des fils de Carloman dans Siagrius (saint Siacre), moine de Saint-Pons de Nice, devenu en 777 évêque de cette ville, et dont les actes ont été publiés par les Bollandistes (Acta SS., t. V, maii). Cette opinion est inadmissible. En effet, Carloman, mort en 771, à 21 ans, aurait eu à peine lui-même, en 777, l’âge exigé pour l’épiscopat, et l’aîné de ses fils ne pouvait être encore à cette époque qu’un tout petit enfant.
[27] Anast., Lib. Pontific., cité ap. Darras, Hist. génér. de l’Église, t. XVII, ch. VI, p. 459.
[28] Anast., Lib. Pontifie., cité ap. Darras, Hist. génér. de l’Église, t. XVII, ch. VI, p. 460.
[29] Anast., Lib. Pontific., cité ap. Darras, Hist. génér. de l’Église, t. XVII, ch. VI, p. 458.
[30] Voyez cette thèse développée ap. Gosselin, Pouvoir temporel du pape au moyen âge, p. 253.
[31] Ap. D. Bouquet, t. V, p. 403.
[32] Adrian. I, papœ, Epist., ap. D. Bouquet, t. V, p. 550.
[33] Sigebert. Gemblacens. Chron., ap. D. Bouquet, t. V, p. 376.
[34] Flodoard, de Adrian. I, papa, ap. D. Bouquet, t. V, p. 403.
[35] Adrian. I, papœ, Epist., ap. D. Bouquet, t. V, p. 544.